adoptent le découpage de la réalité qu’ils trouvent tout fait dans le langage : «dialectique »,
qui se rattache à διαλέγειν,διαλέγεσθαι, signifie en même temps «dialogue »et «distribution »;
une dialectique comme celle de Platon était à la fois une conversation oùl’on cherchait à
se mettre d’accord sur le sens d’un mot et une répartition des choses selon les indications
du langage. Mais tôt ou tard ce système d’idées calquées sur les mots devait céder la place
à une connaissance exacte représentée par des signes plus précis : la science se constitue-
rait alors en prenant explicitement pour objet la matière, pour moyen l’expérimentation, pour
idéal la mathématique ; l’intelligence arriverait ainsi au complet approfondissement de la
matérialité et par conséquent aussi d’elle-même. Tôt ou tard aussi se développerait une phi-
losophie qui s’aranchirait à son tour du mot, mais cette fois pour aller en sens inverse de
la mathématique et pour accentuer, de la connaissance primitive et sociale, l’intuitif au lieu
de l’intellectuel. Entre l’intuition et l’intelligence ainsi intensifiées le langage devait pourtant
demeurer. Il reste, en eet, ce qu’il a toujours été. Il a beau s’être chargé de plus de science
et de plus de philosophie ; il n’en continue pas moins à accomplir sa fonction. L’intelligence,
qui se confondait d’abord avec lui et qui participait de son imprécision, s’est précisée en
science : elle s’est emparée de la matière. L’intuition, qui lui faisait sentir son influence, vou-
drait s’élargir en philosophie et devenir coextensive à l’esprit. Entre elles cependant, entre
ces deux formes de la pensée solitaire subsiste la pensée en commun, qui fut d’abord toute
la pensée humaine. C’est elle que le langage continue à exprimer. Il s’est lesté de science,
je le veux bien ; mais l’esprit scientifique exige que tout soit remis en question à tout ins-
tant, et le langage a besoin de stabilité. Il est ouvert à la philosophie : mais l’esprit phi-
losophique sympathise avec la rénovation et la réinvention sans fin qui sont au fond des
choses, et les mots ont un sens défini, une valeur conventionnelle relativement fixe ; ils ne
peuvent exprimer le nouveau que comme un réarrangement de l’ancien. On appelle couram-
ment et peut-être imprudemment «raison »cette logique conservatrice qui régit la pensée en
commun : conversation ressemble beaucoup à conservation. Elle est là chez elle. Et elle y
exerce une autorité légitime. Théoriquement, en eet, la conversation ne devrait porter que
sur les choses de la vie sociale. Et l’objet essentiel de la société est d’insérer une certaine
fixité dans la mobilité universelle. Autant de sociétés, autant d’îlots consolidés, çà et là, dans
l’océan du devenir. Cette consolidation est d’autant plus parfaite que l’activité sociale est plus
intelligente. L’intelligence générale, faculté d’arranger «raisonnablement »les concepts et de
manier convenablement les mots, doit donc concourir à la vie sociale, comme l’intelligence,
au sens plus étroit, fonction mathématique de l’esprit, préside à la connaissance de la
matière. C’est à la première surtout que l’on pense quand on dit d’un homme qu’il est intel-
ligent. On entend par là qu’il a de l’habileté et de la facilité à marier ensemble les concepts
usuels pour en tirer des conclusions probables. On ne peut d’ailleurs que lui en savoir gré,
tant qu’il s’en tient aux choses de la vie courante, pour laquelle les concepts ont été faits.
Mais on n’admettrait pas qu’un homme simplement intelligent se mêlât de trancher les ques-
tions scientifiques, alors que l’intelligence précisée en science devient esprit mathématique,
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