Rien de précis, au contraire, dans la conversation, qui est la source ordinaire de la
« critique ». D'où viennent les idées qui s'y échangent ? Quelle est la portée des mots ? Il ne
faut pas croire que la vie sociale soit une habitude acquise et transmise. L'homme est organisé
pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi
possède les moyens tout faits d'atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu'il faut pour
les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc
beau être conventionnel, le langage n'est pas une convention, et il est aussi naturel à l'homme
de parler que de marcher. Or, quelle est la fonction primitive du langage ? C'est d'établir une
communication en vue d'une coopération. Le langage transmet des ordres ou des
avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c'est l'appel à l'action immédiate ;
dans le second, c'est le signalement de la chose ou de quelqu'une de ses propriétés, en vue de
l'action future. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la fonction est industrielle,
commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées
dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il signale
sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le
disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses
diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la
même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera
le même mot. Telles sont les origines du mot et de l'idée. L'un et l'autre ont sans doute évolué.
Ils ne sont plus aussi grossièrement utilitaires. Ils restent utilitaires cependant. La pensée
sociale ne peut pas ne pas conserver sa structure originelle. Est-elle intelligence ou intuition ?
Je veux bien que l'intuition y fasse filtrer sa lumière : il n'y a pas de pensée sans esprit de
finesse, et l'esprit de finesse est le reflet de l'intuition dans l'intelligence. Je veux bien aussi
que cette part si modique d'intuition se soit élargie, qu'elle ait donné naissance à la poésie,
puis à la prose, et converti en instruments d'art les mots qui n'étaient d'abord que des signaux :
par les Grecs surtout s'est accompli ce miracle. Il n'en est pas moins vrai que pensée et
langage, originellement destinés à organiser le travail des hommes dans l'espace, sont
d'essence intellectuelle. Mais c'est nécessairement de l'intellectualité vague, – adaptation très
générale de l'esprit à la matière que la société doit utiliser. Que la philosophie s'en soit d'abord
contentée et qu'elle ait commencé par être dialectique pure, rien de plus naturel. Elle ne
disposait pas d'autre chose. Un Platon, un Aristote adoptent le découpage de la réalité qu'ils
trouvent tout fait dans le langage : « dialectique », qui se rattache à dialegein, dialegesthai,
signifie en même temps « dialogue » et « distribution » ; une dialectique comme celle de
Platon était à la fois une conversation où l'on cherchait à se mettre d'accord sur le sens d'un
mot et une répartition des choses selon les indications du langage. Mais tôt ou tard ce système
d'idées calquées sur les mots devait céder la place à une connaissance exacte représentée par
des signes plus précis : la science se constituerait alors en prenant explicitement pour objet la
matière, pour moyen l'expérimentation, pour idéal la mathématique ; l'intelligence arriverait
ainsi au complet approfondissement de la matérialité et par conséquent aussi d'elle-même. Tôt
ou tard aussi se développerait une philosophie qui s'affranchirait à son tour du mot, mais cette
fois pour aller en sens inverse de la mathématique et pour accentuer, de la connaissance
primitive et sociale, l'intuitif au lieu de l'intellectuel. Entre l'intuition et l'intelligence ainsi
intensifiées le langage devait pourtant demeurer. Il reste, en effet, ce qu'il a toujours été. Il a
beau s'être chargé de plus de science et de plus de philosophie ; il n'en continue pas moins à
accomplir sa fonction. L'intelligence, qui se confondait d'abord avec lui et qui participait de
son imprécision, s'est précisée en science : elle s'est emparée de la matière. L'intuition, qui lui
faisait sentir son influence, voudrait s'élargir en philosophie et devenir coextensive à l'esprit.
Entre elles cependant, entre ces deux formes de la pensée solitaire subsiste la pensée en
commun, qui fut d'abord toute la pensée humaine. C'est elle que le langage continue à expri-
mer. Il s'est lesté de science, je le veux bien ; mais l'esprit scientifique exige que tout soit