Entre histoire et sociologie, la question du politique
Il est devenu aujourdhui presque banal de considérer avec
Fernand Braudel quhistoire et sociologie constituent «une seule
aventure de lesprit, non pas lenvers et lendroit dune même
étoffe, mais cette étoffe même, dans toute l’épaisseur de ses fils »
[6, p. 105]. Reste quen pratique le dialogue entre les deux disci-
plines a étéet est, encore aujourdhui, difficile, voire parfois
conflictuel [32]. Et cela dautant plus que lon sintéresse àla
vie politique. Lhistoire politique a, en effet, connu en France
un destin particulièrement contrasté. Par ailleurs, la rencontre
entre historiens et sociologues se fera souvent au prix dun
oubli : celui de lhistoricitépropre àlactivitépolitique. On peut
alors comprendre que, dans un tel contexte intellectuel, la
«sociologie historique du politique »soit une entreprise de
connaissance peu aiséepuisquelle entend faire converger ces
deux tempéraments de recherche sur un objet aux frontières et à
lidentitécontestées.
L’histoire politique en France : une discipline fondatrice
Aux sources du métier dhistorien en France, se trouve une
école historique que lon dit «méthodique »qui accorde une
place considérable àlhistoire politique et diplomatique. Cest
autour de la Revue historique, fondée en 1876 par Gabriel Monod
et Gustave Fagniez, que sorganise ce courant qui va dominer
durablement lenseignement et la recherche en histoire.
Le travail de lhistorien.Pour les historiens méthodiques,
lactivitéde lhistorien se décompose en plusieurs étapes stricte-
ment hiérarchisées. Il sagit tout dabord, pour lhistorien, de
rassembler les documents écrits qui serviront àson récit histo-
rique. Lheuristique le renseignera sur les moyens dy parvenir.
Il convient ensuite de mettre àl’épreuve ses documents aux
moyens de méthodes critiques (critiques de provenance, dinter-
prétation, de sincéritéet dexactitude) que Charles-Victor
Langlois et Charles Seignobos codifieront soigneusement en
1897 dans leur Introduction aux études historiques [30]. S’étant
ainsi assuréde la fiabilitéde ses sources, lhistorien peut envi-
sager den dégager le sens : la tâche est considéréecomme
simple. Si lhistorien doit faire preuve d’« imagination »[45,
p. 188], il doit surtout se faire linterprète fidèle des faits isolés
SOCIOLOGIE HISTORIQUE DU POLITIQUE6
par la méthode critique. Car, «lhistoire nest que la mise en
œuvre de documents »[30, p. 275] sélectionnésdefaçon perti-
nente et épurés par la méthode «critique ». Reste enfin àétablir
des relations entre les faits ainsi vérifiés, cela sous la forme dun
récit chronologique àla fois impersonnel et neutre. L’école
méthodique entend ainsi imposer une recherche scientifique
refusant toute spéculation philosophique (que ce soit celle de
la théologie de lhistoire àla manière de Bossuet ou celle de la
philosophie de lhistoire selon Hegel ou Comte) et visant à
lobjectivitéabsolue dans le domaine de lhistoire [8].
«Politique dabord ».Comme le feront remarquer ses détrac-
teurs, la méthode critique favorise deux genres historiques :
«dune part lhistoire événementielle ou historisante, vouéeau
récitatif politique et biographique, dautre part lhistoire-tableau
qui range les faits dans un questionnaire universel oùdominent
le politique et linstitutionnel…»[9, p. 428]. Le primat accordéà
l’événementiel politique que Lucien Febvre dénoncera, en
1935, par une formule sarcastique «Politique dabord »—se
comprend pourtant assez aisément. Disposant «dun stock de
documents limité» [30, p. 275], lhistoire prônéeparl’école
«méthodique »privilégie les traces écrites et les témoignages
volontaires de lhistoire politique nationale : chartes, décrets,
lois, chroniques, correspondances. Cest àlensemble fini des
documents entreposés dans les fonds darchives publiques (qui
font, àla même époque, lobjet dun classement auquel les histo-
riens méthodiques contribuent) et sur les rayonnages des
grandes bibliothèques que sadresse prioritairement l’école
«méthodique ». Cette sacralisation de l’« archive »qui se fait
alors au détriment des autres sources historiques (témoignages
oraux, vestiges archéologiques) favorise une très forte inégalité
face àlhistoire : seuls les acteurs historiques les plus impor-
tants, principalement les acteurs institutionnels ou étatiques,
laissent des traces suffisantes pour appartenir au territoire de
lhistorien «méthodique ». Cette frilositédocumentaire et la
primautéaccordéeipso facto aux sources de lhistoire politique
sont considérées comme la condition dune histoire scientifique.
Fustel de Coulanges le reconnaît lorsquil écrit dans les premières
pages de La Monarchie franque (Hachette, 1888, p. 1) : «Lhistoire
est une science : elle nimagine pas ; elle voit seulement ; et pour
quelle puisse voir juste, il lui faut des documents certains. »
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