INTRODUCTION
De nos jours encore la philosophie de Hegel fascine et
déroute. Elle est certes connue et, cependant, ce nest pas
pour autant qu’on cesse de se demander, à la manière dEric
Weil, « ce que Hegel fut, ce quil a voulu dire, ce quil a
dit en fait. On la tiré de tous lestés — tant et si bien
que sa réputation en a souffert et que certains se sont lais
s décourager au point de renoncer à toute compréhension.
Comme on les comprend ! On est athée au nom de Hegel ;
et c’est de Hegel qu’on attend le renouvellement de toute
la pensée théologique. On est révolutionnaire et on l’invo
que ; on est traditionaliste ou libéral et on se tient derrière
lui. On voit en lui le plus grand représentant de lidéalisme
et on le considère comme un grand vainqueur de tout sub
jectivisme. On l’a traité dhomme du xvme scle, de méca
niste, dabsolutiste et on l’a condamné comme romantique,
plein de vues mystiques, obsédé par lidée d’un « esprit des
peuples » agissant derrière les coulisses de l’histoire et aux
ordres dun autre Esprit, plus aberrant encore, lEsprit uni
versel. Ses disciples ont été persécutés comme démocrates,
magogues, révolutionnaires dangereux par ce même Etat
prussien dont, selon une tradition, il aurait été le philosophe
officiel. Stahl, le penseur du conservatisme allemand, de type
protestant, ne se conçoit pas sans lui ; Marx na jamais essa
de cacher ce quil lui devait ; les libéraux, nationaux ou au
tres lui ont emprunté plus d’un de leurs arguments » \ 1
1. Eric We il, Hegel ; dans « Essais et conférences » tome I, pp. 128-
129, col. « Recherches en sciences humaines », Plon, Paris, 1970.
8INTRODUCTION
On pourrait, certes, prolonger la liste de ces apories. De
telles opinions ne sont ni rares, ni dépourvues d’un certain
fondement. Parfois elles sont comme dans le passage
cité — ouvertement dénoncées, dautres fois elles se dissi
mulent à peine sous des interprétations ou des conclusions
trop hâtives pour être vraies.
Lintuition non dépourvue, dailleurs, de fondement
réel dans la pensée hégélienne qui affirme la nécessité
de dépasser Hegel pour lui être file a donné naissance à
deux courants historiques, connus sous le nom de la gauche
et de la droite liennes. Les études historiques ont dé
montré cependant que leur base ne trouve pas entièrement
et principalement leur origine dans la philosophie de Hegel,
mais ailleurs. « Ce qui caractérise dit justement Karl
Lôwith la division de lécole hégélienne en une « droite »
de vieux hégéliens et une « gauche » de jeunes liens,
cest le fait qu’elle ne correspondait à aucune différence
purement philosophique, mais à des différences politiques
et religieuses. Dans sa forme, elle tire son origine de la di
vision politique du parlement français, et dans son fond, de
la diversité des opinions en matière de christologie » 2.
Ainsi le système de Hegel na contribué quen partie à la
division. Ses racines ont ti la sève dopinions politiques et
religieuses, souvent inconciliables avec la pensée hégélienne
elle-même. Pourtant les disciples, regroupés dans les deux
écoles évoquées ci-dessus, nont pas cessé de se réclamer
de leur Maître. Son système leur a été utile, en dépit des
fins quils se sont fixées, et qui nont pas été toujours com
patibles avec lélaboration hégélienne elle-même.
Un tel phénomène nest cependant pas une exception sans
précédent. Les hommes de toute époque ont souvent cher
ché à s’aider, dans leurs entreprises, dinstruments forgés
ailleurs sans se préoccuper outre mesure de la cohérence
avec la source ils les ont puisés. Il faut, en même temps,
remarquer quun système se prête facilement à servir dins
trument pour des fins térogènes ou même opposées.
2. Karl Lôwith, De Hegel à Nietzsche, trad. franç. par Remi Laureil-
lard, p. 75, Gallimard, Paris 1969.
INTRODUCTION 9
Cet état de choses ne sexplique pas entièrement par la
mauvaise volonté, la facilité ou les interprétations erronées,
inadéquates ou, tout simplement, incomplètes, car on peut
également constater que les commentaires relativement justes
ne justifient pas nécessairement Vinstrumentalisation d’un
système cohérent. Dans tous les cas, il y reste toujours un
élément irréductible à Vusage qu'on en fait. Plus encore,
il semble que, paradoxalement, les systèmes moraux, reli
gieux ou philosophiques sont susceptibles de jouer un rôle
fonctionnel précisément, parce qu'ils sont irréductibles à leur
utilisation dans d'autres domaines.
La présente étude a un « lieu », une situation. En me
concentrant sur la compréhension de la Science de la Logi
que, je me laisserai guider par elle-même. Je nadopterai
donc dattitude polémique ni avec la pensée hégélienne, ni
avec celle de ses successeurs ou commentateurs. Ce ne sera
pas non plus et immédiatement une sorte délaboration per
sonnelle qui puiserait uniquement son inspiration dans le
système lien.
Le but de ce travail est plus modeste et, pourtant, non
dépourvu, à mon sens, dintérêt. Je voudrais ressaisir le
contenu entier de la Science de la Logique dans sa propre
perspective, y redécouvrir sa spécifici et détecter lélément
fondamental dans lequel, par ailleurs, je pense aperce
voir cette irréductibilité que je viens dévoquer de lauto-
déploiement de cette onto-logique. Bref, je voudrais, quitte
à être apparemment répétitif, mettre en lumière « ce qu'il
{Hegel) a dit en fait » et pour quelles raisons il l'a dit.
Pour quune telle entreprise ait une chance de réussir
ou, du moins, pour limiter les erreurs dinterprétation — il
me faut rester le plus près possible du texte de Hegel. Or
celui-ci présente demblée une compénétration daspects on
tologiques et proprement logiques. Déjà le commencement
de la Logique dont la seule détermination consiste à
nêtre pas déterminé positivement nest pas admissible
sans le concours de la pensée. Celle-ci ne serait, à son tour,
qu’une pensée purement formelle si lêtre pur, comme com
mencement logique, nétait pas son contenu propre. Le mou
vement de lauto-réalisation de ce contenu ne serait pas
10 INTRODUCTION
concevable sans lactivité de la pensée conceptualisante.
Plus encore, lêtre pur est déjà le concept universel, c’est-à-
dire luniindissociable de la pensée et du contenu, bien que
sous forme de luniversalité simple ou non-déployée. Cela
vaut aussi pour les développements ultérieurs. Au fond, le
déploiement de lêtre et de l’essence ne met pas entre pa
renthèses le développement du concept. Au contraire, la
« Logique objective » le déploie, en se déployant. A lin
verse, le concept traduit le progrès accompli et, par l’analyse
et du résultat advenu et de la forme sous laquelle il se pré
sente, « indique » le déploiement à faire de cette unité
synthétique dont il constitue la partie immanente. Cest
exactement cette auto-détermination concomitante de la
pensée logique et de son contenu ontologique ou du
rationnel et du réel qui est la spécificifondamentale de
la vie de Hegel réalisée dans la Science de la Logique ;
c’est également cela qui lui assure sa place propre en regard
de la philosophie antérieure. C’est aussi cette réflexion si
multanée sur ce qui se passe et sur la façon selon laquelle
cela s’effectue et se traduit qui constitue le nerf de la dia
lectique, entendue comme auto-mouvement du contenu, le
quel est, dès le début, de nature relationnelle. Toute la
Science de la Logique en témoigne, mais à titre dexemple,
pris un peu au hasard citons un passage de la préface
à L'Etre de 1812 : « Quels quaient été les résultats auxquels
on est parvenu à dautres égards en ce qui concerne le
contenu et la forme de la science, reste que la science logi
que, qui constitue la métaphysique proprement dite ou la
pensée spéculative (souligné par moi);, s’est vue jusquà prér-
sent encore très gligée » 3.
Or, Hegel ne veut pas faire de lépistémologie mais de la
philosophie. La logique entendue comme système des règles
de penser nest pas encore la philosophie, car il lui manque
3. W.L. t. I p. VII (1812), S.L. t. I, p. 5 (éd. 1812). (Les renvois
à la Wissenschaft der Logik de 1812 — W.L. 1812 — se réfèrent au
Faksimiledruck nach der Erstausgabe von 1812, Vandenhoeck und
Ruprecht in Gôttingen, 1966. Suit — entre parenthèses — le renvoi
à la traduction française de P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Science
de la Logique, Premier tome Premier livre. LEtre. Edition 1812,
Aubier-Montaigne, Paris, 1972).
INTRODUCTION 11
le contenu réel. Par contre, le contenu ne peut être saisi
que par une perception, laquelle pour être vraiment phi
losophie ne peut pas se limiter à des représentations sen
sibles ou même intellectuelles. Il faut aller jusquau concept
qui seul peut saisir spéculativement la réalité. Cela signifie
que lontologie ne peut faire aucun pas en avant dans la
connaissance de son objet sans le concept. A linverse, celui-
ci nest que la notion formelle qui ne peut jamais acquérir
de contenu ontologique s’il ne lui est pas, dune certaine
manière, donné, ou, plus exactement, sil nest pas, dentrée
de jeu, unité synthétique.
Ainsi logique et ontologie, prises séparément, rendent évi
dentes non seulement leur insuffisance propre mais aussi, et
cela par leur insuffisance même, leur indissociabilité. « (...)
Il s’ensuit conclut Hegel au commencement dun texte
consacré au problème de la nature du commencement logi
que le devoir dunifier la méthode avec le contenu, la
forme avec le principe. Ainsi le principe doit être également
le commencement et ce qui est le prius pour le penser doit
être aussi le premier dans le mouvement du penser » 4.
Cela revient à dire que ni lontologie, ou la logique ob
jective, ni la logique subjective ne peuvent être figées dans
des domaines séparés et autonomes. Au contraire, elles se
meuvent ensemble et, par là, effectuent de plus en plus
pleinement leur unité, de telle sorte que lacquisition dune
nouvelle détermination, soit au niveau de l’être, soit à celui
de lessence, équivaut à l’accroissement de la connaissance
non seulement de lobjet mais aussi essentiellement du
concept même, ou ce qui revient au même que la
connaissance propre à la Science de la Logique ne néglige,
à aucun moment, ni le contenu mobile, ni la flexion sur
ce qui advient dans lauto-mouvement du contenu. Plus
4. W.L. t. I, p. 52 (56) : (Les renvois au texte ^llema,nd. de la Wissens-
chaft der Logiken ab W.L. se réfèrent à lédition de G. Lasson,
tonies 56 et 57, Leipzig 1923. Suit entre parenthèses la référence
à la traduction française de S. Jankélévitch Science de la Logique,
tomes I et II, Paris 1947-1949.
Pour la « Doctrine de lEssence » cependant on se re à la traduction
récente de P.-J. Labarrière et G. Jarczyk ; Science de la Logique.
Premier tome Deuxième livre. La Doctrine de lEssence, Paris 1976).
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