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singularité pour réduire leurs acteurs — lorsqu’ils étaient défavorables au bloc occi-
dental — à une « cinquième colonne » au service du bloc communiste. Cela n’a ce-
pendant pas empêché un savoir spécifique sur ces conflits de se développer à l’ombre
du paradigme dominant de la dissuasion nucléaire. Or ce savoir stratégique périphéri-
que, que ce soit sous la forme de la « contre-insurrection », de la « guerre révolution-
naire », « antisubversive », de « faible intensité » ou de « contre-guérilla » dans les
espaces coloniaux et postcoloniaux — savoirs eux-mêmes inspirés de la « pacifica-
tion » à la française ou de la « police impériale » (imperial policing) britannique, tou-
tes deux bien antérieures à la guerre froide —, nous apprend trois choses importantes.
Premièrement, ces savoirs (et les savoir-faire qui en découlent) structurent forte-
ment les discours stratégiques contemporains sur les « guerres asymétriques » ou ce
que le général Rupert Smith appelle la « guerre parmi les populations ». Ainsi, on peut
noter que le terme de « guerre dans la foule », lancé en 1956 par le colonel Jean Némo
pour décrire le type d’opérations dans lesquelles l’armée française était engagée en
Algérie (après l’Indochine), a précédé de cinquante ans celle de « guerre parmi les po-
pulations ». Par ailleurs, les références aux auteurs britanniques de la contre-
insurrection coloniale (Thompson, Kitson) ou français de la « guerre révolutionnaire »
(Lacheroy, Trinquier, Galuga…) et de la pacification coloniale (Lyautey, Gallieni)
sont pléthore dans les textes doctrinaux contemporains traitant de l’engagement des
militaires dans les « nouveaux conflits ».
Deuxièmement, il ne s’agit pas d’un savoir stratégique et doctrinal homogène et
consolidé, mais d’un ensemble disparate d’éléments hétérogènes qu’il faut à chaque
fois replacer dans leur contexte d’origine. Cependant, une de leurs caractéristiques
communes, outre le fait qu’ils se définissent par leur non-conformité aux normes de la
« guerre classique », est de souvent placer les populations au centre de leurs analyses
— et non pas le front linéaire séparant l’ami de l’ennemi, comme dans les guerres
clausewitziennes. Il s’agit de la « population à l’intérieur » de l’État en guerre à
l’extérieur (on parlera alors de « front intérieur »), mais aussi et surtout de
la population du territoire occupé par les militaires (dans ce cas, on a souvent parlé de
« guerre en surface »). L’enjeu est alors d’identifier, d’isoler et de « neutraliser »
l’ennemi se cachant au sein de la population ; ce qui suppose de la connaître, de la
contrôler et si possible d’obtenir son allégeance ou son obéissance. En ce sens, ces
engagements se distinguent des guerres clausewitziennes (ou « trinitaires », selon
l’expression de l’historien israélien Martin van Creveld
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), fondées sur la distinction
claire entre gouvernement, forces armées et populations. Ils voient en effet s’opérer
une interpénétration des facteurs politiques, des facteurs militaires et des enjeux liés à
la gestion des populations. On considérera alors souvent que la population est le « cen-
tre de gravité » des forces armées engagées dans ces conflits.
Enfin, troisièmement, dans la mesure où un des enjeux de ces conflits est la délégi-
timation de l’adversaire aux yeux des populations, le respect de l’ennemi auquel on se
mesure — caractérisant théoriquement les « guerres classiques » — cède la place à la
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Martin
VAN
C
REVELD
, The Transformation of War, Free Press, New York, 1991 (traduction fran-
çaise : La Transformation de la guerre, Le Rocher, Monaco, 1998).