Le Monde 2015_11, De l’usage de la « guerre » en politique De l’usage de la « guerre » en politique Soudain, la guerre a fait irruption dans nos vies. Le mot est sur toutes les lèvres, à l’Assemblée nationale comme dans les studios de télévision. Il est sur tous les petits écrans que nous consultons à longueur de journée. Il est, désormais, dans nos têtes. Dès le soir des attaques du 13 novembre, et avant même que le bilan n’atteigne 129 morts, le président François Hollande a parlé d’un « acte de guerre ». Il est allé plus loin les jours suivants, utilisant pour la première fois le mot « armée » pour qualifier les auteurs des attentats, l’organisation Etat islamique (EI) : une « armée terroriste », une « armée djihadiste ». Evitant l’expression « armée islamiste », qui aurait donné une dimension religieuse à cette « guerre » – même si, littéralement, djihad veut dire « guerre sainte ». « La France est en guerre », a de nouveau martelé le président de la République le 16 novembre, devant les parlementaires réunis en Congrès à Versailles. Lire aussi : « Nous sommes dans un état mal descriptible entre la guerre et la paix » La guerre, la France la connaît bien, depuis des siècles. La célébration, en 2014, du centenaire du début de la première guerre mondiale, la première aussi à massacrer les gens par millions, a donné lieu à d’émouvantes et sincères cérémonies auxquelles ont très largement participé les Français. Les anniversaires des dates marquantes de la seconde guerre mondiale sont d’autant plus suivis que de nombreux survivants sont encore parmi nous et en entretiennent la mémoire orale. C’est essentiellement cela, la guerre, dans l’imaginaire collectif : des conflits armés entre Etats, à l’appui de revendications territoriales ou de velléités de conquête, avec un début (déclaration de guerre) et une fin (armistice). Clausewitz, le grand théoricien prussien de la guerre, la définissait au XIXe siècle comme la continuation de la politique d’Etat par d’autres moyens – en l’occurrence la violence. L’émergence de la « guerre asymétrique » Plus enfouies dans la mémoire française, bien que plus récentes, les guerres coloniales et les guerres d’indépendance sont perçues comme des guerres de contre-insurrection plutôt que comme des guerres interétatiques ; l’ennemi aspirait, précisément, à devenir un Etat, mais n’en avait pas encore le statut. Ce fut même parfois des guerres censurées, comme lorsqu’il fallait parler pudiquement des « événements d’Algérie » : officiellement, ce n’était pas une guerre. Ce type de conflits a consacré l’émergence de la « guerre asymétrique », dans laquelle les adversaires ne sont pas de même nature. Et un nouveau type de rapport de forces : l’asymétrie ne garantit pas nécessairement la victoire de ceux qui ont la supériorité des forces conventionnelles, comme l’ont prouvé, au détriment de deux superpuissances, la guerre du Vietnam, que les Etats-Unis ont perdue, et la guerre d’Afghanistan, pays dont les Soviétiques ont fini par se retirer. Consciente de la nécessité d’éviter la répétition de l’horreur des deux guerres mondiales, la communauté internationale s’est organisée à partir de 1945 en créant l’ONU ; le multilatéralisme est devenu la règle pour gérer les relations internationales, et l’arme nucléaire, utilisée par les Américains à Hiroshima et Nagasaki, a imposé la dissuasion comme technique de limitation des affrontements militaires. La guerre n’a pas disparu complètement, mais c’est un affrontement sans violence généralisée qui oppose les deux blocs issus de la seconde guerre mondiale : cette guerre-là est contrôlée, froide. L’Europe, elle, s’est préservée de nouveaux désastres en construisant, sous l’impulsion de la France et de l’Allemagne, une union institutionnelle. La guerre froide prendra fin pacifiquement, symbolisée par un mur que le peuple abat, à Berlin. L’empire soviétique s’écroule, presque paisiblement, sous le poids de sa propre incompétence, deux ans plus tard, en 1991. Pour les Français, le XXe siècle s’achève sur les guerres des Balkans, barbares et meurtrières, mais localisées et sans incidence sur le sol français. Elles témoignent de l’affirmation d’une nouvelle justification d’interventionnisme, la guerre d’ingérence, qui va déboucher sur le débat juridique de « la responsabilité de protéger ». Accent mis sur la paix Pendant la dernière décennie du XXe siècle, pas moins de huit interventions militaires menées au nom de la communauté internationale affichent un objectif humanitaire, qui l’emporte largement sur la justification sécuritaire (Somalie, Haïti, BosnieHerzégovine, Rwanda, Sierra Leone, Kosovo, Timor oriental, RDC), comme le souligne un excellent ouvrage collectif sur cette question, Justifier la guerre ?, dirigé par Pierre Hassner et Gilles Andréani (Presses de Sciences Po, 2013). A l’aube du XXIe siècle, l’Europe aborde donc un monde où la guerre interétatique est de plus en plus rare. Mieux : on « euphémise » la notion de conflit, remarque Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique à Paris. L’accent n’est plus mis sur la guerre mais sur la paix, qu’il faut « imposer », puis « maintenir », dans le jargon des institutions internationales. On ne parle pas de guerre, on est dans la « gestion de crises », dans la « prévention de conflits » ou, à défaut, la « résolution de conflits ». Cette construction intellectuelle, politique et juridique de l’aprèsguerre froide bascule, le 11 septembre 2001, dans les ruines des Twin Towers du World Trade Center de New York, pulvérisées par Al-Qaida. Pour déloger les talibans, sponsors d’Al-Qaida, de leur base en Afghanistan, les Etats-Unis de George W. Bush se parent des couleurs du multilatéralisme, invoquant le droit à la légitime défense, individuelle et collective, prévu par l’article 51 de la Charte des Nations unies. Ils mobilisent les alliés de l’OTAN en vertu de l’article 5 du traité de Washington. « On observe alors, se souvient Camille Grand, un glissement juridique vers le domaine de la guerre. » Et pas seulement juridique : « Il s’agissait de mobiliser contre le terrorisme des moyens militaires pour des tâches qui, jusque-là, relevaient de la police et des services de renseignement », donc de forces civiles. Nouvel ordre juridique Sous couvert de « coalition », c’est bien, en réalité, la puissance américaine elle-même qui mène cette guerre en Afghanistan. Et, cette fois, le sécuritaire a pris le dessus sur l’humanitaire. La preuve : le mot « guerre » a refait surface. Le président Bush proclame la « guerre globale contre la terreur », qui a même son acronyme, GWOT (Global War on Terror). L’Amérique se sent en guerre, orne ses rues et ses maisons de bannières étoilées, fait corps avec ses troupes. La guerre à l’extérieur se double d’une offensive juridique visant à protéger le pays et sa population du terrorisme : c’est le Patriot Act, arsenal législatif sécuritaire adopté par le Congrès dans la foulée des attentats, et qui restreint les libertés publiques. Le « glissement juridique » évoqué plus haut fait naître de nouveaux concepts, comme celui de « combattant ennemi », qui permet d’échapper aux conventions de Genève sur les prisonniers de guerre. La CIA commet de sérieuses entorses au droit international en acheminant secrètement dans des pays alliés des suspects interpellés en Afghanistan, qui vont être interrogés dans des prisons secrètes sous-traitées à ces pays. La création la plus spectaculaire de ce nouvel ordre juridique de la guerre antiterroriste est le camp de Guantanamo, ouvert en janvier 2002, où les suspects, détenus sans jugement, subissent des interrogatoires pour lesquels une forme de torture est autorisée et qui, malgré les engagements pris par le président Barack Obama, n’est toujours pas fermé à ce jour. L’invasion puis l’occupation de l’Irak par l’armée américaine et quelques pays alliés, à partir de 2003, poussent cette logique encore plus loin. La justification initiale, qui est de lever la menace – imaginaire – d’armes de destruction massive abritées par le régime de Saddam Hussein, se transforme en un objectif de changement de régime. Les Etats-Unis font la guerre, cette fois-ci, sous couvert de promotion de la démocratie – guerre qui se solde par un fiasco total, et dont le monde arabo-musulman et l’Europe paient encore les conséquences. Ennemi invisible Férocement combattue, la nébuleuse Al-Qaida a essaimé. Aujourd’hui, c’est l’EI qui, se nourrissant du chaos créé par la désintégration des Etats au Moyen-Orient, menace les pays occidentaux et les régimes arabes sunnites. Conçu au XXe siècle pour faire face aux guerres interétatiques, l’ordre juridique international est dépassé. Et la manière dont les Etats belligérants tentent de s’adapter à ce nouveau type de guerres asymétriques entre en conflit avec le retour de la morale dans la vie internationale de l’après-guerre froide, illustré notamment par la montée de l’exigence d’une justice internationale. C’est dans ce contexte d’évolution profonde de la notion de guerre et de son environnement juridique qu’intervient la « guerre » de François Hollande. D’autres facteurs ont accéléré cette mutation : la transformation de la menace, le terrorisme de masse, la prolifération, la cyber-sécurité. La mondialisation est indubitablement, pour Philippe Moreau Defarges, de Sciences Po, « la cause majeure » des guerres asymétriques actuelles. « Elle a créé des frustrations à l’échelle planétaire quand, à un autre niveau, elle facilite les échanges d’armes, de matériaux dangereux, et les flux de capitaux », dit-il. Les prouesses technologiques permettent de mener des campagnes d’assassinats ciblés de chefs de groupes terroristes depuis des drones aériens, une technique dont le président Obama a fait un large usage. Le politologue Pierre Hassner, cité par Bruno Tertrais dans son livre La Guerre (« Que sais-je ? », PUF, 2014), fait remarquer que la violence politique de ce début de siècle voit s’opposer deux figures emblématiques qui sont l’inverse l’une de l’autre : le pilote de drone armé et l’auteur d’un attentat suicide. Il reste aux Français, encore sous le choc des attaques du 13 novembre, à déterminer si c’est bien cette guerre-là qu’ils veulent, avec toutes les conséquences qu’elle risque de comporter, à l’intérieur et à l’extérieur. Une guerre du XXIe siècle, livrée contre un ennemi invisible, qui ne reconnaît ni droit ni règles. Lire aussi : Comment l’interventionnisme Paris s’est converti à