La Lettre du Psychiatre - vol. I - n°2 - mai-juin 2005
DOSSIER THÉMATIQUE
Mise au point
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L
a modélisation et la systématique de la mémoire,
notamment la distinction entre mémoire épisodique et
mémoire sémantique au sein de la mémoire à long
terme, représentent des avancées significatives pour comprendre
des concepts sophistiqués tels que celui de la conscience auto-
noétique, issu des travaux de Tulving (1) au Canada. Cette forme
particulière d’état de conscience est illustrée par la remémoration
consciente d’un événement, par exemple lorsqu’un individu fait
appel à sa mémoire en se référant directement au vécu d’appren-
tissage de l’information à laquelle il a été confronté dans le passé.
Lorsque l’on se rappelle des détails d’un contexte précis au cours
duquel on a échangé quelques mots avec une personne que l’on
connaît depuis peu, que l’on est capable de se rappeler son nom,
son métier et les circonstances de la dernière rencontre, on met
en œuvre sa mémoire autonoétique. En revanche, si l’on ren-
contre cette personne et que l’on ne se rappelle pas son nom, son
métier, ou la dernière fois qu’on l’a vue mais que l’on ressent
seulement un sentiment de familiarité, on ne met pas en œuvre sa
conscience autonoétique.
Du point de vue du phénoménologue et de celui du philosophe,
cette fonction semble la plus intégrée à l’appartenance au genre
humain et au statut d’être humain. Les conceptions d’un des psy-
chiatres français les plus connus, Henri Ey, sont redécouvertes
actuellement, notamment ses écrits sur la conscience, fonction
essentielle et siège de la pathologie psychotique selon cet auteur.
Il ne s’agit pas seulement d’une anosognosie du patient psycho-
tique au sujet de sa pathologie, au sens neuropathologique du mot
mais de bien plus, et lorsque Henri Ey déclare que “le fou n’a pas
conscience de sa folie”, il entend que la maladie mentale touche
à la liberté mais aussi à l’identité de l’individu et pense aux
conséquences déficitaires de la maladie au plan des habiletés
sociales. En un mot, ces conceptions supposent que les maladies
mentales constituent un pathos de la conscience. Les avancées
récentes dans le domaine de la neuropsychologie cognitive appli-
quée à la schizophrénie semblent donner un sens à cette vision de
la maladie schizophrénique en tant que maladie de la conscience.
De nouveaux modèles cognitifs de la maladie apparaissent et les
résultats des travaux expérimentaux consacrés à l’étude de ces
phénomènes de conscience sont en passe de valider la démarche
et de fournir une piste de compréhension applicable au champ
clinique.
Il semble licite d’examiner les troubles de la mémoire observés
chez les patients schizophrènes à la lumière des liens existant
entre mémoire épisodique et conscience autonoétique en ce sens
que cette forme de conscience est alimentée par l’accumulation
de souvenirs rapportés par le sujet à lui-même. Nous verrons
que cette hypothèse, formulée par Jean-Marie Danion, permet
d’envisager un modèle explicatif des perturbations cognitives
présentes dans la schizophrénie, modèle dont les retombées sont
utilisables en clinique. Cela confère une pertinence psychopatho-
logique à l’ensemble des phénomènes cognitifs recueillis chez les
schizophrènes en neuropsychologie expérimentale. Nous exami-
nerons les modèles alternatifs, comme le modèle de Nancy
Andreasen mais aussi d’autres approches de modélisation. Nous
tenterons de les confronter en proposant au lecteur une lecture
critique des modèles actuels qui souligne les forces ou faiblesses
respectives des principaux modèles. Nous mettrons l’accent sur
certains points encore non résolus ou totalement expliqués par les
modèles, ouvrant la voie à de futures approches.
L’étude de la schizophrénie en tant que pathologie de la conscience
a été abordée par plusieurs auteurs. Nous passerons en revue l’ap-
port des conceptions développées par Henri Ey (2),relevant
d’une approche phénoménologique, puis celle de Christopher
Frith (3), prise dans une vision issue de la neuropsychologie
cognitive, ou encore celle proposée par NancyAndreasen (4), qui
intègre des données de recherches récentes.
Le modèle de Henri Ey repose sur l’existence de “troubles de la
conscience” qui se superposent. Cet auteur s’est inspiré des
conceptions du neurologue anglais Hughlings Jackson et définit
la conscience comme issue de l’expérience individuelle d’un sujet
confronté à lui-même. Pour Henri Ey, il s’agit par la conscience
de vivre sa propre expérience “en la transposant dans son savoir”
mais aussi de pouvoir “disposer d’un modèle personnel de son
monde”. Ces conceptions appartiennent au champ de la phéno-
ménologie husserlienne qui conçoit l’expérience consciente par
le truchement de la superposition du vécu et du jugement. La
subjectivité appliquée à l’objectivité se décline comme un sujet
dans le champ de la conscience se rapportant au monde. Il ne
s’agit pas d’une, mais de plusieurs structures de la conscience,
organisées de manière stable et conférant au sujet sa structure :
la conscience n’est pas définie comme une émanation fonction-
nelle de l’être mais comme le structurant. Les caractéristiques de
l’être conscient, selon Henri Ey, sont au nombre de cinq :
–la vie affective autorisant le vécu émotionnel, le souvenir des
sensations, l’imagination ;
–l’expérience du réel à travers l’expérience perceptive, la com-
munication et la remémoration reposant sur le langage en tant
qu’expérience du champ de la conscience et fondation de la
conscience de soi, la perception supportant l’objectivité du vécu
et la mémoire en tant que structure de conscience qui actualise et
fait perdurer l’histoire du moi ;
–les superstructures du champ opérationnel de la conscience,
véritable base du vécu des sensations, des perceptions et du lan-
gage chapeautées par des structures de haut niveau, telles l’at-
tention et la réflexion, la première permettant à la fois les actes
automatiques et volontaires, dont les niveaux sont issus des capa-
cités d’analyse de son contenu, tandis que la seconde élabore des
contenus de conscience, comme la raison, qui ne définit pas la
conscience mais en dépend ;
–la personnalité, qui est définie par la conscience de soi tribu-
taires des inter-relations corps-moi et de l’intersubjectivité,
construction fondée sur l’autobiographie et qui se situe au-des-
sus des autres niveaux de structure de la conscience ;
–enfin, la conscience morale, qui est une conscience des valeurs
éthiques ; fondamentalement humaine, la conscience morale est
une forme supérieure de conscience. Les trois dernières formes,
superstructures dites “facultatives” dans la conception de Henri
Ey, se superposent sur un socle formé par la vie affective et l’ex-
périence du réel, l’une et l’autre faisant intervenir la perception,
la mémoire et le langage. Dans le modèle de Henri Ey, l’être
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