La Lettre du Psychiatre - vol. I - n°2 - mai-juin 2005
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DOSSIER THÉMATIQUE
Mise au point
R É S U M É
La schizophrénie, pathologie de la conscience ?
Schizophrenia, pathology of consciousness?
C.S. Peretti*, F. Ferreri*
L’étude de la conscience dans la schizophrénie présente l’ori-
ginalité d’opérer un retour sur les thèses d’un grand psychiatre
français classique, Henri Ey. En effet, cet auteur considérait la
schizophrénie comme une pathologie de la conscience, et
lorsque Henri Ey déclarait que “le fou n’a pas conscience de sa
folie”, il entendait que la maladie mentale touche à la liberté
mais aussi à l’identité de l’individu et les conséquences défici-
taires de la maladie sur le plan des habiletés sociales. On per-
çoit la grande modernité de ce type de conception, et les
approches les plus abouties de la neuropsychologie cognitive ont
permis de redonner vie à ces textes un peu trop vite oubliés.
C’est à Jean-Marie Danion que revient le mérite d’avoir
conceptualisé l’étude des troubles de la conscience dans la
schizophrénie : son modèle avance que les troubles de la
conscience autonoétique sont au centre des manifestations de
la maladie. Il s’agit d’une véritable alternative au modèle de
Nancy Andreasen, qui conçoit la schizophrénie comme une
dysmétrie cognitive. La conscience autonoétique est définie
comme une forme particulière d’état de conscience dans
laquelle la remémoration consciente d’un événement par le
sujet fait appel à la mémoire en se référant directement au vécu
d’apprentissage de l’information à laquelle il a été confronté
dans le passé. Par exemple, dans le souvenir des détails d’un
contexte précis, comme une rencontre avec une personne que
l’on ne connaît que depuis peu, nous sommes capables de nous
rappeler son nom, son métier et les circonstances de la dernière
rencontre : nous mettons alors en œuvre notre mémoire auto-
noétique. En revanche, si nous rencontrons la personne et que
nous ne nous souvenons pas de son nom, de son métier, ou de la
dernière fois que nous l’avons vue, mais que nous ressentons
seulement un sentiment de familiarité, nous ne mettons pas en
œuvre notre conscience autonoétique. Ce type d’approche expé-
rimentale dite “à la première personne, par opposition aux
approches antérieures dites “à la troisième personne”, est carac-
térisé par le fait que l’expérimentateur ne se pose plus en troi-
sième personne dans l’expérience à laquelle le sujet est soumis,
mais qu’il tente d’évaluer objectivement l’expérience subjective.
R É S U M É
R É S U M É
Mots-clés : Conscience – Schizophrénie – Modèles cognitifs
– Métamémoire.
The study of consciousness in schizophrenia is original in that it
allows to turn back to the theses of a great classical French psy-
chiatrist, Henry Ey. This author considered schizophrenia as a
pathology of consciousness, and when Henry Ey said that “the
madman is not aware of his madness”, he meant that mental
disease affects first the liberty as well as the identity of the indi-
vidual but also the consequent deficits in his social abilities. The
extreme modernity of this concept can be easily perceived and the
most successful approaches of cognitive neuropsychology have
helped to give new life to these too easily forgotten texts. Jean-
Marie Danion deserves the credit for conceptualizing the studies
of the disorders of consciousness in schizophrenia. His model
puts forward that the disorders of autonoetic consciousness are at
the core of the manifestations of the disease. This is a valid alter-
native to the model of Nancy Andreasen, who conceives schizo-
phrenia as cognitive dysmetry. Autonoetic consciouness is defi-
ned as a specific form of the state of consciousness, in which the
conscious recall of an event by the subject implies memory by
refering directly to the actual learning process of information
which he faced in the past. For instance, when we remember the
details of a precise context such as meeting a person we have
known for a short time only, we can remember the person’s name,
job, or the previous time we met. On the contrary, if we meet this
person and we remember neither the name, job or the previous
time we met but we only feel a sense of familiarity, we do not use
our autonoetic consciousness. This kind of experimental
approach called “at the first person”, by contrast with the prior
approaches called “at the third person”, is characterized by the
experimenter no longer being placed as the third person during
the experiment the subject is submitted to, but by the fact that he
tries to assess objectively subjective experiments.
Keywords: Consciousness – Schizophrenia – Cognitive models
– Metamemory.
SUMMARY
SUMMARY
* Service de psychiatrie, hôpital Saint-Antoine, Paris.
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L
a modélisation et la systématique de la mémoire,
notamment la distinction entre mémoire épisodique et
mémoire sémantique au sein de la mémoire à long
terme, représentent des avancées significatives pour comprendre
des concepts sophistiqués tels que celui de la conscience auto-
noétique, issu des travaux de Tulving (1) au Canada. Cette forme
particulière d’état de conscience est illustrée par la remémoration
consciente d’un événement, par exemple lorsqu’un individu fait
appel à sa mémoire en se référant directement au vécu d’appren-
tissage de l’information à laquelle il a été confronté dans le passé.
Lorsque l’on se rappelle des détails d’un contexte précis au cours
duquel on a échangé quelques mots avec une personne que l’on
connaît depuis peu, que l’on est capable de se rappeler son nom,
son métier et les circonstances de la dernière rencontre, on met
en œuvre sa mémoire autonoétique. En revanche, si l’on ren-
contre cette personne et que l’on ne se rappelle pas son nom, son
métier, ou la dernière fois qu’on l’a vue mais que l’on ressent
seulement un sentiment de familiarité, on ne met pas en œuvre sa
conscience autonoétique.
Du point de vue du phénoménologue et de celui du philosophe,
cette fonction semble la plus intégrée à l’appartenance au genre
humain et au statut d’être humain. Les conceptions d’un des psy-
chiatres français les plus connus, Henri Ey, sont redécouvertes
actuellement, notamment ses écrits sur la conscience, fonction
essentielle et siège de la pathologie psychotique selon cet auteur.
Il ne s’agit pas seulement d’une anosognosie du patient psycho-
tique au sujet de sa pathologie, au sens neuropathologique du mot
mais de bien plus, et lorsque Henri Ey déclare que “le fou n’a pas
conscience de sa folie”, il entend que la maladie mentale touche
à la liberté mais aussi à l’identité de l’individu et pense aux
conséquences déficitaires de la maladie au plan des habiletés
sociales. En un mot, ces conceptions supposent que les maladies
mentales constituent un pathos de la conscience. Les avancées
récentes dans le domaine de la neuropsychologie cognitive appli-
quée à la schizophrénie semblent donner un sens à cette vision de
la maladie schizophrénique en tant que maladie de la conscience.
De nouveaux modèles cognitifs de la maladie apparaissent et les
résultats des travaux expérimentaux consacrés à l’étude de ces
phénomènes de conscience sont en passe de valider la démarche
et de fournir une piste de compréhension applicable au champ
clinique.
Il semble licite d’examiner les troubles de la mémoire observés
chez les patients schizophrènes à la lumière des liens existant
entre mémoire épisodique et conscience autonoétique en ce sens
que cette forme de conscience est alimentée par l’accumulation
de souvenirs rapportés par le sujet à lui-même. Nous verrons
que cette hypothèse, formulée par Jean-Marie Danion, permet
d’envisager un modèle explicatif des perturbations cognitives
présentes dans la schizophrénie, modèle dont les retombées sont
utilisables en clinique. Cela confère une pertinence psychopatho-
logique à l’ensemble des phénomènes cognitifs recueillis chez les
schizophrènes en neuropsychologie expérimentale. Nous exami-
nerons les modèles alternatifs, comme le modèle de Nancy
Andreasen mais aussi d’autres approches de modélisation. Nous
tenterons de les confronter en proposant au lecteur une lecture
critique des modèles actuels qui souligne les forces ou faiblesses
respectives des principaux modèles. Nous mettrons l’accent sur
certains points encore non résolus ou totalement expliqués par les
modèles, ouvrant la voie à de futures approches.
L’étude de la schizophrénie en tant que pathologie de la conscience
a été abordée par plusieurs auteurs. Nous passerons en revue l’ap-
port des conceptions développées par Henri Ey (2),relevant
d’une approche phénoménologique, puis celle de Christopher
Frith (3), prise dans une vision issue de la neuropsychologie
cognitive, ou encore celle proposée par NancyAndreasen (4), qui
intègre des données de recherches récentes.
Le modèle de Henri Ey repose sur l’existence de “troubles de la
conscience” qui se superposent. Cet auteur s’est inspiré des
conceptions du neurologue anglais Hughlings Jackson et définit
la conscience comme issue de l’expérience individuelle d’un sujet
confronté à lui-même. Pour Henri Ey, il s’agit par la conscience
de vivre sa propre expérience “en la transposant dans son savoir”
mais aussi de pouvoir “disposer d’un modèle personnel de son
monde”. Ces conceptions appartiennent au champ de la phéno-
ménologie husserlienne qui conçoit l’expérience consciente par
le truchement de la superposition du vécu et du jugement. La
subjectivité appliquée à l’objectivité se décline comme un sujet
dans le champ de la conscience se rapportant au monde. Il ne
s’agit pas d’une, mais de plusieurs structures de la conscience,
organisées de manière stable et conférant au sujet sa structure :
la conscience n’est pas définie comme une émanation fonction-
nelle de l’être mais comme le structurant. Les caractéristiques de
l’être conscient, selon Henri Ey, sont au nombre de cinq :
la vie affective autorisant le vécu émotionnel, le souvenir des
sensations, l’imagination ;
l’expérience du réel à travers l’expérience perceptive, la com-
munication et la remémoration reposant sur le langage en tant
qu’expérience du champ de la conscience et fondation de la
conscience de soi, la perception supportant l’objectivité du vécu
et la mémoire en tant que structure de conscience qui actualise et
fait perdurer l’histoire du moi ;
–les superstructures du champ opérationnel de la conscience,
véritable base du vécu des sensations, des perceptions et du lan-
gage chapeautées par des structures de haut niveau, telles l’at-
tention et la réflexion, la première permettant à la fois les actes
automatiques et volontaires, dont les niveaux sont issus des capa-
cités d’analyse de son contenu, tandis que la seconde élabore des
contenus de conscience, comme la raison, qui ne définit pas la
conscience mais en dépend ;
la personnalité, qui est définie par la conscience de soi tribu-
taires des inter-relations corps-moi et de l’intersubjectivité,
construction fondée sur l’autobiographie et qui se situe au-des-
sus des autres niveaux de structure de la conscience ;
enfin, la conscience morale, qui est une conscience des valeurs
éthiques ; fondamentalement humaine, la conscience morale est
une forme supérieure de conscience. Les trois dernières formes,
superstructures dites “facultatives” dans la conception de Henri
Ey, se superposent sur un socle formé par la vie affective et l’ex-
périence du réel, l’une et l’autre faisant intervenir la perception,
la mémoire et le langage. Dans le modèle de Henri Ey, l’être
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conscient est élaboré par le biais de deux entités complémentaires :
la conscience du vécu et la conscience de soi. Cette articulation
est consubstantielle à l’être psychique qui implique un espace de
la conscience dans lequel l’expérience vécue est actualisée et un
espace dans lequel le moi est fondé sur la biographie à travers la
trajectoire existentielle.
Les expériences délirantes de dédoublement hallucinatoire témoi-
gnent, pour Henri Ey, d’une déstructuration du champ de la
conscience avec maintien d’une certaine cohérence et d’une cohé-
sion du champ d’actualisation permanente de l’expérience. Le
vécu particulier du patient manifestant des symptômes productifs
est révélateur d’une désorganisation des échanges relationnels
avec autrui, l’expérience vécue est erronée, la pensée est perçue
et identifiée comme venant de l’extérieur, parfois captée comme
celle d’un autre, le langage qui permet la communication avec les
autres a perdu son sens d’origine et la pensée du patient fait irrup-
tion dans son champ d’expérience comme un élément étranger qui
s’immisce quelquefois de manière traumatique dans ce domaine.
Les expériences délirantes de dédoublement hallucinatoire cor-
respondent aux syndromes d’automatisme mental observés dans
les états psychotiques aigus et les épisodes de décompensation
aiguë de la schizophrénie ou au cours de la psychose hallucina-
toire chronique. Les expériences de dépersonnalisation témoi-
gnent d’une confusion des informations issues du système per-
ceptif, des informations somatiques et des modifications des
“états d’âme du sujet”. La conscience apparaît alors comme
ébrieuse, soumise à l’activité fantasmatique. Ce type d’expé-
rience n’est pas spécifique de la schizophrénie, selon Henri Ey,
on peut retrouver ces expériences dans d’autres pathologies psy-
chiatriques, telles que l’hystérie ou certaines attaques de panique.
Pour Henri Ey, la déstructuration du champ de la conscience
repose sur un ensemble de processus neurobiologiques, comme
en témoigne, par exemple, l’efficacité des neuroleptiques agissant
sur ces processus. Quand il aborde le domaine de la personnalité
psychotique, encore appelée “le moi aliéné”, Henri Ey considère
que la schizophrénie va générer des délires dans lesquels l’autre
devient le moi, et qui soulignent un véritable bouleversement
structural du moi. Le patient schizophrène est un aliéné du moi,
dont le moi disparaît en tant qu’acteur de son propre monde. En
délirant et en adhérant au délire, le moi devient pour lui-même un
autre, Henri Ey déclare : “La folie est une maladie inconsciente
d’elle-même”. On pourrait ajouter “Le fou est un malade incons-
cient de son état”. Quel moi peut persister dans cette désorgani-
sation ? Seul un moi autistique peut survivre, qui consacre la dis-
solution de la subjectivité et l’impossible objectivité du monde
psychotique, et pour lequel le langage perd son rôle d’outil de
communication en même temps que disparaissent ses échanges
relationnels avec autrui. La conscience de soi est perdue, elle
devient indissociable de celle des autres et de l’environnement ;
le patient schizophrène présente une pensée proche de celle du
rêve, il devient incapable d’intégrer le monde dans un espace
logique et dans la réalité, la raison s’efface.
La thèse organodynamique défendue par Henri Ey conçoit la
conscience comme organisée autour de deux axes : le premier,
appelé “champ de la conscience”, est synchronique ; le second,
appelé “conscience de soi”, est diachronique. Les troubles de la
conscience vont pouvoir se manifester, par exemple, au niveau de
la conscience de soi sans déstructuration de la conscience. En
revanche, les anomalies du champ de la conscience se répercute-
ront sur la conscience de soi. Chez un même individu, les troubles
de la conscience pourront se manifester selon les deux axes décrits.
Les phénomènes délirants et hallucinatoires constatés chez les
patients schizophrènes sont considérés comme des défauts d’ac-
tualisation de l’expérience vécue. Cependant, ils sont observés
dans d’autres psychoses non schizophréniques et ne constituent pas
le centre de la maladie schizophrénique. En résumé, Henri Ey
considère que ce qui fonde la schizophrénie est un trouble de la
conscience de soi. Le moi aliéné est vécu par le schizophrène à tra-
vers une expérience délirante et surtout un parcours existentiel déli-
rant qui puise dans l’autisme les sources du délire. Cette manière
de vivre dans l’autisme et le délire chaotique, impénétrable et her-
métique qui le caractérise, peuplé d’abstractions et d’incohérences,
nourrissent le trouble de la conscience de soi du patient schizophrène.
Le modèle conçu par Henri Ey repose uniquement sur la clinique
et il présente l’inconvénient de n’être pas vérifiable par une
méthode expérimentale.
LES MODÈLES
Le modèle neuropsychologique de Christopher Frith
ou la schizophrénie, pathologie de la métareprésentation
Les conceptions élaborées au début des années 1990 par
Christopher Frith (3) sont directement issues du champ de la
neuropsychologie. Cet auteur conçoit la séméiologie et la
clinique comme des manifestations secondaires à des méca-
nismes cognitifs déficitaires qui sont les témoins du mauvais
fonctionnement de certaines régions du cerveau. Les mécanismes
cognitifs impliqués dans les manifestations pathologiques
seraient liés à une altération de la métareprésentation.
Pour Frith, la clinique de la schizophrénie se conçoit autour de
trois regroupements syndromiques :
les troubles du langage et de la communication ;
– les hallucinations et les délires ;
– les troubles du comportement associant l’inadaptation ou l’in-
cohérence comportementale, les stéréotypies et les persévérations,
la symptomatologie négative conçue comme un appauvrissement
de la pensée, du discours, de l’action mais aussi des interactions
sociales, enfin l’émoussement émotionnel.
La symptomatologie négative est, selon Christopher Frith, secon-
daire à un déficit de l’action volontaire qui se manifesterait chez
le patient schizophrène par une incapacité à initier volontaire-
ment des actions par opposition à des actions automatiques rou-
tinières déclenchées par un stimulus. Les comportements patho-
logiques, les stéréotypies, les persévérations, les incohérences
témoigneraient d’une incapacité de contrôle. Le patient schizo-
phrène n’est plus capable de générer des affects congruents
responsables de retrait et d’incommunicabilité. Le déficit de
spontanéité, le défaut d’initiation de l’action volontaire seraient
liés à un mauvais fonctionnement du système attentionnel de
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supervision imaginé par Tim Shallice (5). Il ne serait en effet plus
capable d’inhiber les réponses inadéquates, générant des persé-
vérations, ou encore il ne pourrait plus bloquer les réponses à des
stimuli non pertinents, responsables de l’incohérence et de la
chute des performances attentionnelles.
Quelles régions cérébrales seraient atteintes par la maladie qui
pourraient rendre compte de ces anomalies cognitives ? Pour
expliquer les incapacités à initier et à dérouler un plan d’action,
le cortex cingulaire antérieur, l’aire motrice supplémentaire et le
cortex dorsolatéropréfrontal seraient impliqués (6, 7). Le mau-
vais contrôle et les défauts dans la réalisation de l’action impli-
queraient les noyaux gris centraux, essentiellement le striatum.
Les phénomènes hallucinatoires et délirants sont interprétés par
Christopher Frith comme des phénomènes secondaires à un défi-
cit touchant le mécanisme du self-monitoring pour les hallucina-
tions, et à une altération des processus de déduction et d’infé-
rence pour les phénomènes délirants. En effet, le découplage de
l’intention qui précède l’action et de la réalisation de cette der-
nière explique que le patient schizophrène ne soit plus capable
d’identifier qu’il a été à l’origine de l’action qui se réalise, la per-
cevant alors comme étrangère à sa volonté. Les phénomènes hal-
lucinatoires intrapsychiques pourraient également être liés au
mauvais fonctionnement du mécanisme de self-monitoring.
Les phénomènes délirants peuvent relever soit d’un défaut per-
ceptif traité dans un système logique fonctionnant normalement,
soit du traitement d’une information correctement perçue mais
prise en compte dans un système logique anormal. Le défaut du
monitoring de l’intention de l’action serait responsable du fait
que le patient schizophrène est incapable d’identifier qu’il est à
l’origine des pensées perçues comme intrusives ou imposées. Il
perd de vue qu’il avait l’intention de réaliser tel ou tel acte et
attribue ses pensées à autrui, développant un délire d’influence.
Pour expliquer le délire de persécution, Frith suppose que les
lésions du cortex préfrontal orbitofrontal et cingulaire antérieur
sont responsables d’une copie de réafférence contenant un mes-
sage envoyé au système effecteur et un autre au centre de
contrôle, ce qui permettrait au comparateur d’appréhender l’in-
tention d’action et l’action réalisée. Cette capacité à faire la dif-
férence entre des informations générées par l’individu et celles
provenant d’autrui ou de l’environnement serait perdue par le
schizophrène. Les régions antérieures du cerveau ne communi-
queraient plus avec les régions postérieures, responsables de la
perception, sous la forme de l’envoi d’une copie de réafférence
censée informer le sujet qu’il a lui-même généré ses perceptions.
Les régions responsables du déroulement de l’action et de son
contrôle sont également le siège de lésions entraînant un déficit
de l’action volontaire et l’apparition de symptômes négatifs.
Christopher Frith envisage les troubles du langage et de la
communication selon trois dimensions cognitives :
– l’axe des troubles de l’action volontaire ;
– l’axe des altérations du self-monitoring ;
– les anomalies de la conscience des autres, appelées encore
“déficit du monitoring de l’intention d’autrui”.
Les troubles de l’action volontaire se manifestent par l’apparition
de stéréotypies verbales, une utilisation décalée et inappropriée
du langage, responsable d’asyntaxie, de discordance verbale, de
néologismes et d’affects discordants ; elles entraînent un appau-
vrissement de l’action, du discours produit quantitativement et
qualitativement, et des échanges au plan de l’expression faciale
ou des intonations vocales.
Les patients schizophrènes présentent un discours désorganisé et
décalé par rapport au but à atteindre. Le déficit dans la capacité
de planification du message contenu dans le discours comporte
des anomalies perçues et corrigées seulement a posteriori par les
patients ; il est secondaire à une altération du self-monitoring.
Le déficit d’inférences appliquées aux informations en prove-
nance de l’autre comme l’identification de ses intentions, l’igno-
rance du patient à propos de ce que l’interlocuteur connaît de son
discours sont responsables chez le patient schizophrène de son
incapacité à l’abstraction comme dans l’élucidation du sens d’un
proverbe, d’une métaphore. Le déficit du monitoring des inten-
tions d’autrui va générer le délire de référence et les idées déli-
rantes de persécution. Les lésions cérébrales supposées à l’origine
de ce déficit seraient situées au niveau d’une boucle neuronale
cortico-sous-corticale à efférences préfrontales.
Le trouble de la conscience de soi dans la schizophrénie que nous
avons décrit peut être rattaché, selon Christopher Frith, à un défi-
cit de la métareprésentation, considéré par ce même auteur
comme un trouble cognitif de haut niveau. Il s’agit de “la repré-
sentation d’une représentation”, qui explique la capacité à se
représenter soi-même. Cette conception appliquée à la schizo-
phrénie avait été précédée par des conceptions qui considéraient
le patient schizophrène comme incapable de faire preuve d’in-
trospection, notamment de décrire ses expériences intérieures,
thèse défendue par Russell Hurlburt en 1990 (8).
Un déficit de mentalisation, terme emprunté aux travaux d’Uta
Frith chez les autistes (9), serait à l’œuvre chez le patient schi-
zophrène. Cette fonction serait à l’origine de notre connais-
sance de la différence des pensées des autres par rapport aux
nôtres et surtout de notre possibilité d’inférer les intentions
d’autrui pour analyser leur comportement et en prévoir les
développements.
Les mécanismes de représentation sont de deux types : pri-
maires, ayant trait à l’état physique et matériel de notre envi-
ronnement, et secondaires, ayant trait aux états mentaux
comme les intentions ou les désirs. La représentation d’une
représentation est à l’œuvre lorsqu’un sujet déclare, par
exemple : “il réalise qu’elle est partie”, sachant “qu’elle est
partie” est une représentation et “qu’il réalise qu’elle est partie”
est un énoncé de pensée comportant obligatoirement une méta-
représentation.
Les symptômes négatifs de la schizophrénie résulteraient de la
perte de conscience de ses buts propres, illustrant l’échec voli-
tionnel, responsable de l’incohérence du comportement. La
symptomatologie productive des patients schizophrènes serait
liée à une perte de conscience de leurs intentions. Enfin, la
perte de conscience des intentions et des croyances d’autrui
provoquerait le déficit de communication, le délire de réfé-
rence et le délire de persécution.
Les patients schizophrènes seraient capables de juger que les
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autres ont des pensées différentes des leurs mais développe-
raient des inférences fausses comme, par exemple, l’idée que
l’autre tente de communiquer alors qu’il n’en a pas l’intention,
cela les conduisant à présenter des idées de référence. Des infé-
rences erronées seront, par exemple, à l’origine de la croyance
en telle ou telle intention d’autrui (volonté de dissimuler ses
intentions ou éventuellement de nuire, dans la conviction
délirante de persécution). Si le patient n’est conscient que
d’une partie de la métareprésentation comme, par exemple,
uniquement de son contenu, l’inférence générée secondaire-
ment sera erronée. “Les voisins m’ont dit que tu es négligé”
sera à l’origine d’une production hallucinatoire auditive du
type : “tu es négligé”, à contenu persécutif. Si le contenu lui-
même est déformé ou erroné, le patient va croire ou entendre :
“Les voisins m’ont dit que tu es mauvais”.
Les lésions cérébrales qui sont supposées être à l’origine de ces
difficultés métareprésentatives seraient situées au niveau du
sulcus temporal supérieur (10, 11), impliqué dans la perception
de la direction du regard et dans la perception des émotions sur
l’expression faciale, du cortex orbitofrontal (12) impliqué dans
les interactions sociales, et de l’amygdale, responsable des sen-
timents et des émotions, de la prise de risque et de la récom-
pense (13). On pourrait assez facilement en déduire que les
patients schizophrènes vont développer des émotions et des
sentiments pathologiques, mais aussi un déficit de motivation
consécutif au défaut d’identification de la récompense, enfin
à des comportements à risque liés à une incapacité d’identifi-
cation du danger.
Pour certains auteurs, comme Perner (14), la mémoire épiso-
dique nécessiterait une métareprésentation en ce sens qu’elle
suppose l’implication du sujet comme, par exemple, dans : “Je
me souviens le lui avoir dit”. Elle serait dès lors potentielle-
ment faussée si la métareprésentation est altérée.
Le modèle de Frith s’appuie sur un abord expérimental de la
conscience, notamment fondé sur des études impliquant la
métareprésentation, par exemple, dans le domaine de la cogni-
tion sociale (les fameux “social skills” de Green). La critique
essentielle que l’on peut adresser à ce modèle est qu’il privilé-
gie le domaine de l’action, définissant par voie de conséquence
des limites exclusivement liées à ce champ.
LA SCHIZOPHRÉNIE, DYSMÉTRIE COGNITIVE :
LE MODÈLE DE NANCY ANDREASEN
L’approche proposée par Frith ne permet pas de répondre à la
question de savoir si le trouble de la conscience peut être localisé
plus précisément entre les anomalies lésionnelles du système ner-
veux central et la clinique psychopathologique. Le modèle
avancé par Nancy Andreasen (figure 1) suggère que c’est à
l’interface des anomalies lésionnelles et des troubles cognitifs
que se situe le trouble de la conscience qui caractérise la schizo-
phrénie. Cet auteur ne se soucie pas tant d’identifier les symp-
tômes (phénoménologie) qu’il ne s’intéresse aux processus sous-
jacents responsables de la symptomatologie (lathoménologie).
L’hétérogénéité clinique de la maladie serait néanmoins expli-
cable par la présence d’un trouble cognitif commun. Les lésions
responsables du mauvais fonctionnement de la circuiterie neuro-
nale provoqueraient un état de dysconnectivité neuronale. Celle-
ci expliquerait le syndrome dissociatif décrit par Eugène Bleuler.
La schizophrénie serait alors consécutive à une schizencéphalie
et non plus à une partition de l’esprit. Le dysfonctionnement
cognitif fondamental primaire unique serait lié à l’association de
facteurs étiologiques et physiopathologiques distincts. Ce dys-
Figure 1. Le modèle de Nancy Andreasen.
Phénoménologie Étiologie
Facteurs multiples convergents
PhysiopathologieLathoménologie
ADN Virus Toxines Nutrition Souffrance
néonatale
Expression
génique Expressions
psychologiques
Symptômes de la schizophrénie
Hallucinations Délire Discours
désorganisés
Signes
négatifs Comportement
désorganisé
Attention Mémoire Langage ÉmotionFonctions exécutives
Développement cérébral
(de la conception à l'âge adulte)
Rupture anatomique et fonctionnelle dans la
connectivité et la communication neuronales
Neurogenèse Migration Synaptogenèse Pruning Apoptose Modifications
dépendant
de l’activité
Atteinte d'une (ou plusieurs) fonctions
cognitives de 2e ordre
Atteinte d'un processus cognitif fondamental
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