LE PARLER DES CLASSES DOMINANTES,
OBJET LINGUISTIQUEMENT INCORRECT ?
DIALECTOLOGIE PERCEPTIVE
ET LINGUISTIQUE POPULAIRE
Résumé : L’article porte sur des impensés ou angles morts dans les travaux de
(socio)linguistique française : d’une part, sur les plans pratique et méthodolo-
gique, le parler des classes dominantes comme non-objet de recherche ; d’autre
part, sur les plans épistémologique et théorique, la non-prise en compte des
résultats de la linguistique populaire (folk linguistique) et des paramètres per-
ceptifs dans l’étude des phénomènes langagiers.
On fait d’abord le point sur la notion de classe sociale dans la sociolinguis-
tique française et anglo-saxonne et l’on décrit l’asymétrie remarquable qui
existe entre les classes généralement choisies par les sciences sociales comme
terrain d’enquête (monde ouvrier, peuple, exclus, et dans une moindre mesure,
classes moyennes) et les appartenances réelles ou imaginaires des individus
(où se rencontrent également des classes dominantes, des élites, aristocraties
et bourgeoisies héritées ou reconstruites). On examine ensuite, dans une pers-
pective intégrationniste, les formes et la validité des résultats de la folk linguis-
tique, pratique d’analyse ancienne et très développée en France, en particulier
sur le parler des élites et des beaux quartiers. On montre en particulier que les
concepts et méthodes de la perceptual dialectology américaine, peu présents
dans les recherches françaises, permettent de traiter ce corpus et de faire des
propositions linguistiques sur les parlers de classe. On propose enfin une pre-
mière description folk linguistique du parler des classes dominantes, en insis-
tant sur quelques traits caractéristiques : prononciation « Marie-Chantal »,
lexique codé, rituels pragmatiques.
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Les obstacles épistémologiques que doit sur-
monter la science sociale sont d’abord des obs-
tacles sociaux. (Pierre Bourdieu, La distinction.
Critique sociale du jugement)
Le gosse nous inonde et l’on en met partout.
Naguère réservé aux classes qui pouvaient au
moins se permettre de crier : « Gosse de riche ! »,
le mot a été con squé aux pauvres par les classes
dirigeantes. M. de Stumpf-Quichelier dira :
« Sabine et moi allons quinze jours en Sicile et
nous envoyons les gosses à Champlâtreux chez
leur grand-mère ». (Pierre Daninos, Snobissimo)
INTRODUCTION
La question des identités langagières et discursives est cruciale pour une
science du langage qui prend en compte la réalité des échanges sociaux et les
contextes de la vie sociale. C’est le système même des rapports sociaux qui
en est structuré puisque les identités y sont mises en jeu, aux deux sens du
terme : lancées sur l’agora des échanges, mais aussi élaborées en images de
soi et de l’autre, pour soi et pour l’autre. Les locuteurs adoptent des façons
de parler en même temps qu’ils en produisent des analyses spontanées ; ils
élaborent et gèrent tout en même temps leurs images langagières. Sujets
d’observation pour les linguistes « savants », ils sont eux-mêmes linguistes
dans le cadre d’une linguistique populaire 1.
Dans cet article je propose de m’interroger sur les identités langagières de
classe 2, c’est-à-dire les manières que les locuteurs ont d’af cher et de révéler
leur appartenance à des classes sociales et leur position dans les rapports
sociaux. Je souhaite examiner tout particulièrement l’hypothèse d’un parler
des classes dominantes 3, absente des travaux sociolinguistiques français, et
qui pose d’intéressantes questions historiques, épistémologiques et empiri-
ques à la linguistique sociale.
Je décrirai d’abord le statut de la notion de classe sociale dans la sociolin-
guistique française et anglo-saxonne ainsi que l’asymétrie qui existe entre les
objets généralement choisis par les sciences sociales (classe ouvrière, peu-
ple, exclus, et dans une moindre mesure, classes moyennes) et les apparte-
nances réelles ou imaginaires des individus (où existent aussi des classes
1. J’entends par linguistique populaire, traduction courante de l’américain folk linguistics, l’en-
semble métalinguistique des remarques empiriques et analyses perceptives faites par les locuteurs
à propos de leur utilisation du langage. Bien implantée aux États-Unis (Preston, Niedzielski, 1999),
la linguistique populaire commence tout juste à être travaillée en France (Paveau, 2005, 2007, 2008,
Paveau, Rosier, 2008, Achard-Bayle, Paveau (dir.), 2008, Achard-Bayle, Lecolle (dir.), 2008).
Comme le terme de populaire est polysémique en français, et que le terme soulève régulièrement
des malentendus, je propose également le nom-adjectif français folk linguistique (je parlerai de « la
folk linguistique » et de données « folk linguistiques » par exemple), tout en conservant linguis-
tique spontanée et linguistique populaire, qui me semblent parlants.
2. Je choisis l’acception la plus marxiste du terme : je parle bien des classes de la « lutte des
classes » et des « rapports sociaux de production », comme je m’en expliquerai en 1.
3. La dénomination n’a pour l’instant qu’une valeur heuristique.
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dominantes, des élites, des bourgeoisies). J’examinerai ensuite les formes et
la validité des résultats de la folk linguistique (il existe une sociolinguistique
spontanée ancienne et très développée en France sur le parler des élites et des
beaux quartiers) et je montrerai que les concepts et méthodes de la « percep-
tual dialectology » américaine sont particulièrement bien adaptés à cet objet.
Je terminerai en proposant une première description folk linguistique du par-
ler des classes dominantes, en insistant sur quelques traits caractéristiques
(prononciation, lexique, pragmatique).
1. LA SAISIE LINGUISTIQUE DES CATÉGORIES SOCIALES
Les catégories adoptées par les linguistiques en prise avec l’humain et le
social ne sont pas immanentes mais directement informées par l’histoire des
sciences et des idéologies. C’est particulièrement vrai pour la catégorie
« classe sociale ».
1. 1. À la recherche de la classe perdue
On ne parle plus beaucoup (du tout ?) de classe sociale, en linguistique
comme ailleurs. Le terme comme la notion semblent avoir disparu… du dis-
cours des sociologues, comme le montre R. Pfefferkorn dans un ouvrage
récent (2007), qui réhabilite le « gros mot » marxiste de rapport social.
En linguistique française, et plus particulièrement en sociolinguistique, le
terme de classe est supplanté par ceux de position et de réseau. Dans La
variation sociale en français (2003), F. Gadet emploie « locuteurs favori-
sés » et « défavorisés » (p. 9), la métaphore de l’échelle (« le haut et le bas de
l’échelle sociale », p. 10 et 68) ou le terme position dans « position sociale
favorisée » par exemple (p. 16). Elle signale plus loin (chapitre IV) que la
classe (ouvrière, moyenne, supérieure) comme outil d’analyse est trop for-
melle et réductrice ; elle explique que la sociolinguistique exploite plutôt la
notion de réseau pour mieux rendre compte des différentes articulations des
relations sociales au niveau global et local, en donnant l’exemple du « réseau
ouvrier » tel qu’il est par exemple analysé par L. Milroy (1980). Le cha-
pitre IV est par ailleurs intitulé « Le diastratique », terme technique parfaite-
ment naturalisé en linguistique, mais aconnotatif et presque chirurgical,
pourrait-on dire, puisqu’il efface lui aussi les dimensions con ictuelles et/ou
politiques charriées par le mot classe.
Mais dans le cours de ce même chapitre IV, le terme de classe sociale
réapparaît quasi naturellement : le tableau récapitulant les usages sociaux du
ne de négation présente la trilogie classe ouvrière, classe moyenne, classe
supérieure, la « classe sociale » est présentée comme un critère au même
titre que l’âge ou le sexe, et l’auteur mentionne sans commentaire particulier
« la strati cation en classes sociales » (2003 : 68). On peut donc soutenir à la
lecture de F. Gadet mais aussi de L. Milroy, et d’autres encore, que la notion
de classe, soutenue de celle de rapport social, ne présente pas de différence
rédhibitoire avec celle de réseau. Classe ouvrière, réseau ouvrier ? Si l’on se
reporte aux analyses de R. Pfefferkorn qui estime que la notion de classe a
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été paradoxalement escamotée par les sociologies française et britannique
dans les années 1970-1980 (paradoxalement, car le tournant libéral a plutôt
renforcé les classes dominantes), on comprend qu’il y a autre chose dans
cette disparition et que c’est sans doute plus parce qu’elles sont marxistes
qu’inexactes que les approches en termes de classe et de rapport social ont
été progressivement écartées.
A. Rey n’hésitait pas à parler de classe en 1972 (« l’appartenance de classe
des locuteurs », trouve-t-on dans son article du numéro de Langue française
consacré à la norme, p. 14), et F. François emploie encore le terme en 1983,
proposant d’ailleurs une description ne des rapports au langage selon les
appartenances de classe :
Tout d’abord, il est sûr que la division en classes sociales s’accompagne d’une division
entre ceux qui, plus nombreux, agissent surtout sur la matière avec des gestes et ceux
qui, moins nombreux, agissent surtout sur les hommes en parlant. Même si les choses
sont un peu plus compliquées, si l’électronicien ou le chirurgien ne sont pas des « purs
parleurs », et si ce sont les « classes moyennes » qui, de ce point de vue, deviennent
majoritaires. C’est encore plus net si on considère l’écrit : il y a très peu d’hommes
pour qui écrire est l’occupation principale. (François, 1983 : 11)
On sait bien sûr que P. Bourdieu n’a jamais occulté cette dimension, en
particulier dans ses travaux sur le langage, comme le montrent Ce que parler
veut dire (1982) et l’article « Vous avez dit populaire ? » (1983) qui use abon-
damment de la terminologie du con it et de la hiérarchisation (dominants,
dominés, contrainte, opposition, hiérarchie, etc.) 4. Mais il est vrai que jus-
qu’à une date récente, le « main stream » des études sociologiques et socio-
linguistiques évite la notion, qui reparaît cependant en force sur le devant de
la scène à partir des années 2000 (de nombreux ouvrages et numéros de
revues sont consacrés aux inégalités sociales et à un questionnement nou-
veau de l’appareil théorique marxiste, voir la première partie de l’ouvrage de
R. Pfefferkorn). Et le bon sens nous dit que, à partir du moment où la société
n’apparaît pas comme un tout socialement paci é, il est plutôt pertinent
d’user d’outils d’analyse classistes.
Aux États-Unis et plus généralement dans le monde anglo-saxon, il ne
semble pas que se soit produit le même type d’effacement, même si la socio-
logie a connu les mêmes évolutions. L’ouvrage de B. Bernstein, Class, Codes
and Control, paru en 1971, a favorisé pendant une quinzaine d’années des
recherches charpentées par la catégorie de la classe (le terme et la notion de
class ne recoupant cependant pas exactement dans le monde anglo-saxon les
classes sociales à la française). Des catégories comme la communauté ou le
groupe (ethnique, culturel, sexuel, générationnel, etc.), ou la notion de
« social network » assez vite introduite (Milroy, 1980), qui pouvaient consti-
tuer des alternatives à la notion de classe, ne l’ont cependant pas effacée :
L. Milroy par exemple travaille à la fois en terme de social network et de
4. La remise en cause de la catégorie même de populaire pour caractériser un sociolecte ou des
façons de parler semble aussi participer de l’effacement de la notion de classe en linguistique. Pour
une analyse de détail, voir Gadet, 2002, Abecassis, 2003.
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class. Les termes de class dialect ou social class dialect sont d’ailleurs
employés dans la sociolinguistique américaine, même si ce n’est pas une
catégorie de premier plan, alors que le français use plutôt de sociolecte ou de
dialecte social, notions plus larges non cantonnées au social proprement dit
puisqu’elles recouvrent par exemple des parlers communautaires (la langue
des cités ou des jeunes), ethno-géographiques (les créoles par exemple) ou
géographiques (les dialectes régionaux).
1. 2. Un sociolecte en haut du pavé ?
Qu’on les appelle classes, réseaux ou groupes, ces ensembles d’individus
reliés par des modes d’être et de parler, des constantes dans la représentation
de soi, des sentiments d’appartenance et des comportements économiques,
sont très inégalement étudiés par les sciences sociales et en particulier la
(socio)linguistique : si les travaux abondent, tant en France qu’en Grande-
Bretagne ou aux États-Unis, sur la classe ouvrière ou réseau ouvrier ou classe
populaire ou milieux défavorisés ou peuple, ou working-class, etc. (la termi-
nologie est riche) 5, les études sur les classes dominantes ou « favorisées »
(bourgeoisie, grande bourgeoisie et aristocratie) sont singulièrement rares si
ce n’est inexistantes.
En France, les travaux sont rarissimes 6 : P. Bourdieu a mené dès 1963 des
enquêtes de terrain dans les « classes supérieures » françaises (1979 : 588),
dont les résultats sont présentés dans La distinction paru en 1979. Il isole
quelques marqueurs de classe sans pour autant en proposer une analyse lin-
guistique. Les sociologues M. Pinçon-Charlot et M. Charlot travaillent depuis
presque vingt ans sur les élites françaises et ont d’ailleurs acquis une noto-
riété extra-universitaire sur la question, qu’ils n’avaient pas connue quand ils
étudiaient le travail à la chaîne dans les années 1970 7 (par exemple 1989,
1996, 1997 et leur dernier ouvrage Les ghettos du Gotha paru en 2007). Ils
abordent très peu les aspects langagiers, mais remarquent par exemple la
maîtrise discursive de leurs enquêtés. Plus récemment, l’historien É. Men-
sion-Rigau publie Aristocrates et grand-bourgeois (1994), unique étude sur
les classes dominantes françaises contemporaines, qui fait une place consé-
quente aux manières de parler, surtout parce que les enquêtés les abordent
souvent eux-mêmes, comme on le verra plus loin. En Belgique existe un
ouvrage de la sociologue V. D’Alkemade, La haute, paru en 2004.
Du côté linguistique, on trouve une étude d’O. Mettas paru en 1979 sur la
prononciation parisienne, « du faubourg Saint-Germain à la Muette », comme
le dit le titre, qui analyse le sociolecte de l’aristocratie et de la haute bour-
5. La liste serait longue et fastidieuse, pour une bibliographie voir Gadet, 1992, 2003, Calvet,
Mathieu, 2003, Petitjean, Privat, 2007, Paveau, Rosier, 2008.
6. Je parle de travaux sur les élites en tant qu’élites et non d’études sur la haute fonction publi-
que ou les diplomates ou encore les évêques, qui existent en histoire par exemple, et qui concernent
des professions ou des positions de pouvoir institutionnel.
7. Leur Journal d’enquête contient des commentaires aussi intéressants que percutants sur la
réception acide de ces travaux par leurs collègues, preuve si besoin est que les objets scienti ques
possèdent une dimension idéologique et institutionnelle forte (1996).
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