L`estime sociale Ou les figures de l`estime

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Ces dernières années, des auteurs comme G. Brennan et P. Pettit
(2004), J. Elster (1999), A. Honneth (2000), L. Boltanski et L. Thévenot
(1991) ont contribué à développer la thématique de l’estime sociale.
Cependant leurs compréhensions du phénomène divergent sur de
nombreux points et leurs analyses donnent souvent l’impression d’être
inconciliables. Une lecture attentive montre cependant que leurs thèses
partagent plusieurs éléments communs qui permettent, comme nous
nous proposons de le faire dans cet article, d’établir une ontologie
cohérente de l’estime sociale. Précisons encore que cette cohérence
repose sur le vocabulaire de sens commun afférent à l’estime, dont les
moralistes français ont contribué à développer la richesse. En effet,
Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld ou La Bruyère, bien qu’ils
n’utilisent pas l’expression telle qu’elle, rendent le concept d’estime
sociale par les mots « honneur », « respect », « gloire », « grandeur »,
« dignité », « distinction », « renommée », « considération », ou encore
« estime publique ». Notre manière de procéder dans ces pages
consistera donc à examiner ce vocabulaire et à l’analyser en nous
aidant des théories développées par les chercheurs susmentionnés.
L’estime sociale
Ou les figures de l’estime
Frédéric Minner
Working Paper n° 3 / 2009
Frédéric Minner est licencié en sociologie de l’Université de Genève.
ISBN : 2-940386-05-2978-2-940386-07-9
DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE
1
L’estime sociale
Ou les figures de l’estime
Frédéric Minner
Working Paper n° 3 / 2009
2
3
Table des matières
Table des matières
3
1
Introduction
4
2
La nature de l’estime sociale
5
2.1
Deux modalités de la comparaison : présence et interaction
10
4
Les formes relationnelles de l’estime sociale
14
5
La reconnaissance sociale et l’éthique des vertus
18
L’estime sociale
Ou les figures de l’estime
Citation conseillée : Minner, Frédéric. L’estime sociale, ou les figures de l’estime
(2009). Genève : Université de Genève.
ISBN : 2-940386-05-2978-2-940386-07-9
6
3
6
Frédéric Minner
Définition de l’estime
5.1
La formule de la relation pentadique
18
5.2
Éthique attractive et éthique impérative
20
5.3
Étude de cas
21
5.4
Les concepts éthiques épais
25
5.5
La reconnaissance sociale
27
5.6
La formule de la relation pentadique, bis
30
Les figures de l’estime
31
6.1
Les vertus cardinales de l’estime
6.2
La dignité et l’intégrité
31
33
6.3
La gloire et l’excellence
37
6.4
L’honneur et le courage
40
6.5
La grandeur et la magnanimité
44
7
Conclusion
53
8
Bibliographie
54
4
5
On dit souvent que les trois passions présidant à l’existence
humaine sont le désir de propriété, le désir du pouvoir, et le
désir du prestige, de statut ou d’estime (Paul Ricoeur in
L’homme faillible). Les effets du premier désir sont décrits par
l’économie standard, les effets du second par la science politique
– et bien sûr ils sont enregistrés dans les annales de l’histoire.
Mais les effets du désir pour l’estime ont échappé à la sagacité
des chercheurs en sciences sociales. C’est presque comme s’il
existait un complot afin de ne pas rapporter ou attester le fait
que nous sommes, et avons toujours été, une espèce avide
d’honneur.
Geoffrey Brennan, Philip Pettit, The Economy of esteem
1 Introduction
Ces dernières années, des auteurs comme G. Brennan et P. Pettit (2004),
J. Elster (1999), A. Honneth (2000), L. Boltanski et L. Thévenot (1991) ont
contribué à développer la thématique de l’estime sociale. Cependant leurs
compréhensions du phénomène divergent sur de nombreux points et leurs
analyses donnent souvent l’impression d’être inconciliables. Une lecture
attentive montre cependant que leurs thèses partagent plusieurs éléments
communs qui permettent, comme nous nous proposons de le faire dans cet
article, d’établir une ontologie cohérente de l’estime sociale. Précisons
encore que cette cohérence repose sur le vocabulaire de sens commun
afférent à l’estime, dont les moralistes français ont contribué à développer
la richesse1. En effet, Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld ou La Bruyère,
bien qu’ils n’utilisent pas l’expression telle qu’elle, rendent le concept
d’estime sociale par les mots « honneur », « respect », « gloire »,
« grandeur », « dignité », « distinction », « renommée », « considération »,
ou encore « estime publique ». Notre manière de procéder dans ces pages
consistera donc à examiner ce vocabulaire et à l’analyser en nous aidant des
théories développées par les chercheurs susmentionnés.
l’individu en quête d’estime se compare et est comparé à un autre individu,
par un public, relativement à des idéaux moraux. Ces idéaux sont indexés à
des statuts sociaux – ce que nous illustrons au moyen d’exemples tirés
d’une étude sociologique menée aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Le
fait que les individus cherchent à être positivement estimés, relativement à
ces idéaux afférents à leurs statuts sociaux, assimile la quête de l’estime des
autres à une quête de reconnaissance. Remarquons encore que les relations
pentadiques, d’où l’estime tire son origine, se traduisent dans des formes
sociales caractéristiques qui permettent de dégager les quatre figures
principales de l’estime : la dignité, la gloire, l’honneur et la grandeur,
auxquels sont respectivement associés quatre idéaux : l’intégrité,
l’excellence, le courage et la magnanimité qu’un individu en quête d’estime
cherche à personnifier par ses manières d’être. Nous posons ainsi que
l’estime sociale consiste en un phénomène agrégeant des états mentaux, des
relations, des formes sociales, et des comportements éthiques.2
2 La nature de l’estime sociale
Comme le montre l’épigraphe à notre article, Brennan et Pettit postulent
que l’espèce humaine est une espèce avide d’honneur : les êtres humains
tendent à rechercher l’estime de leurs pairs et à éviter leur mésestime. Ces
auteurs ajoutent que
« […] L’évidence fait valoir, jusqu’à un certain point, que l’estime, de
manière inconditionnelle ou intrinsèque, a prise sur nous […] – l’estime
étant quelque chose que la nature a disposé dans l’être humain afin qu’il
la trouve attractive, peut-être pour des raisons de fitness biologique. Nous
nous préoccupons souvent de l’estime lorsqu’il y a peu ou rien à gagner
[…]. Nous nous préoccupons de notre rang vis-à-vis de gens que nous ne
serons probablement pas conduits à voir – disons ceux qui viendront après
nous – et vis-à-vis de gens qui savent si peu à notre sujet que leur opinion
ne peut guère nourrir l’image […] que nous avons de nous-mêmes.
(Brennan, Pettit, 2004, p.29)
L’estime sociale consiste en une attitude évaluative, comparative et
directive dépendante de relations établies par l’interaction ou par la mise en
présence d’un individu dans le contexte social d’un autre. Au sens le plus
fort pris par l’estime, ces relations ont la forme de relations pentadiques où
2
1
Elster (1999) préconise ces auteurs pour qui veut comprendre les mécanismes de
l’estime.
Nous souhaitons vivement remercier Stéphane Augsburger, Antoine Läng et Emma
Tieffenbach, qui, par leurs remarques éclairées, ont grandement contribué à améliorer
le contenu de ces pages.
6
7
Restant prudents sur la généalogie évolutionniste du phénomène, les
auteurs n’en déclarent pas moins que l’estime est une capacité naturelle de
l’être humain qu’il est disposé à trouver attractive de manière
inconditionnelle, « jusqu’à un certain point ». De fait, certains sujets sociaux
se soucient de leur réputation auprès d’individus qu’ils ne connaîtront
jamais, comme ceux de générations futures. Cet intérêt irrationnel pour
l’opinion d’un public futur semble donc indiquer que l’estime est attractive
de manière intrinsèque et compte pour être une fin en soi. On ne peut
néanmoins nier qu’un sujet puisse, dans certaines circonstances, chercher
l’estime des autres à des fins purement utilitaires, comme dans le cas où
celle-ci permet d’accéder à des statuts conférant du pouvoir sur autrui.
Toutefois, dans le cas de l’exercice du pouvoir, l’histoire montre que tous
les grands tyrans ont su instaurer autour d’eux un véritable culte de la
personnalité, comme Mao Zedong, pour ne citer que lui. Dans notre article,
nous nous en tiendrons ainsi à l’hypothèse que l’estime possède une valeur
intrinsèque aux yeux de l’humain, sans chercher à explorer les rapports que
sa quête entretient avec celles du pouvoir ou de la richesse.
2.1 Définition de l’estime
L’estime sociale est une attitude évaluative consistant à approuver ou
désapprouver la ou les manières d’être au monde d’un individu. Comme
objets de l’estime, ces manières d’être sont les actes, les pensées, les traits
de caractère et les apparences physiques de cet individu – c’est-à-dire que
tout composant relevant soit de son vécu culturel, soit de son héritage
génétique, est susceptible d’être évalué comparativement à un référent
axiologique. Afin d’éviter toute confusion, précisons que le concept
d’estime est utilisé dans le sens technique suivant : estimer quelqu’un ou
quelque chose signifie évaluer positivement ou négativement cette personne
ou cette chose. Ce concept est donc neutre : il retrace le fait qu’estimer un
objet signifie simplement lui conférer une valeur positive ou négative
(Brennan, Pettit, 2004). Ainsi, si une manière d’être au monde d’un individu
est estimée par rapport à un référent et que cette manière d’être est
conforme à celui-ci, alors l’estime est positive ; dans le cas inverse, l’estime
est négative. Ajoutons que les référents à partir desquels sont déterminées
les valences positives ou négatives de l’estime ressortissent à trois types : ils
consistent en des standards, des normes ou des idéaux (Brennan, Pettit,
2004).
La propriété de ces référents axiologiques est d’orienter ce que doit être
une manière d’être comparativement à eux. En effet, les mécanismes de
l’estime ne se bornent pas aux seuls jugements de valeur ; ils indiquent
également la direction de ce qui est à faire préférentiellement ou
impérativement. Sans nous préoccuper de leur provenance culturelle, nous
pouvons donner quelques exemples d’impératifs que l’on peut rencontrer
dans le monde : premièrement, les impératifs portant sur ce qu’il est adéquat
de faire : manger avec des baguettes ; arriver à l’heure à un rendezvous ; ouvrir les portes aux dames ; deuxièmement, ceux qui portent sur les
manières de penser : ne pas convoiter la femme de son voisin ; se réjouir de
la réussite d’autrui ; ne pas croire en une théorie hétérodoxe ;
troisièmement, il y a ceux qui visent le paraître : se coiffer à la dernière
mode ; scarifier son visage ; porter de faux ongles ; et finalement, ceux qui
portent sur ce qu’il est adéquat d’être : être poli, probe, subtil ; ou de n’être
pas : stupide, avare, hypocrite. Pour résumer : l’estime sociale a pour cible
les caractéristiques comportementales, psychologiques et physiques d’un
agent qu’elle contribue à façonner culturellement, en indiquant la direction à
suivre, afin d’acquérir du prestige ou d’éviter le déshonneur. Cette
conception de l’estime comme attitude est redevable à G. Brennan et P.
Pettit qui considèrent que trois caractéristiques fondamentales la
caractérisent :
« (1) C’est une attitude évaluative
Parce qu’elle implique de classer une personne sous un aspect ou un
autre.
(2) C’est une attitude comparative
Parce que dans la plupart des cas, l’intensité de l’estime ne dépend pas
seulement du classement absolu, mais aussi de la manière dont une
personne se compare avec les individus pertinents dans le classement en
cause.
(3) C’est une attitude directive
8
9
Parce qu’un classement par rang a lieu dans des domaines où il est
supposé que les agents peuvent agir sur leur performance ; par exemple,
ils peuvent généralement investir plus d’efforts pour améliorer le rang
qu’ils reçoivent dans la classification. » (Brennan, Pettit, 2004, p.15)
L’estime consiste donc en une attitude évaluative, comparative et
directive. Partant de cette triple assertion, nous proposons de nous pencher
plus attentivement sur la manière dont ces trois attitudes varient selon un
certain nombre de relations typiques liant les sujets sociaux entre eux.
La première thèse soutient qu’estimer une personne implique de la
classer. Or il existe deux manières d’effectuer un classement d’après un
jugement évaluatif. En effet, lorsque nous jugeons la conduite d’un individu
– sous un aspect ou un autre – nous le classons soit sur une échelle, du
moins bon au meilleur, soit dans une catégorie, celui qui a réussi contre
celui qui a échoué. Le classement peut donc s’effectuer selon une
distribution par gradation ou selon une répartition binaire où les individus
sont classés d’après le succès ou l’échec de l’action entreprise. Ce dernier
point nous conduit à la thèse (2). Brennan et Pettit s’accordent pour dire que
l’intensité de l’estime dont jouit un individu ne dépend pas que de son
classement absolu, mais dépend aussi de la comparaison qu’il effectue entre
lui et un ou des autres. Ajoutons que dans d’autres cas, cette intensité
dépend de la manière dont l’individu est comparé à un référent axiologique
et à lui seul. Pour illustrer le premier point, pensons à n’importe quel
système de compétition où chacun se compare aux autres et se voit attribuer
un rang, sur l’échelle hiérarchique, en fonction de la qualité de sa
performance, comparativement à celles des autres. Le fait que l’estime ne
dépende pas seulement du classement absolu, mais aussi de la comparaison
à autrui, se reconnaît dans la gloire moindre que retirerait l’un des joueurs
de tennis les mieux classés au monde, s’il venait à remporter un tournoi de
seconde zone, comparativement à la gloire qu’il retirerait s’il remportait un
tournoi du grand chelem. Pour le second point, l’estime ne dépend pas de la
comparaison à autrui, mais de la comparaison des manières d’être du sujet à
un référent seulement – comme lorsque le sujet est comparé à un idéal de
vertu. Ainsi, un individu peut-il être estimé positivement car, entre autres
exemples, il est poli, pieux, sincère, etc. C’est pourquoi ces conduites ne
nécessitent pas toujours la comparaison à autrui, même si, par principe, cette
comparaison est toujours possible. La personne est donc polie ou impolie,
pieuse ou impie, sincère ou hypocrite, etc. selon qu’elle a accompli ou
négligé les actions conférant de l’estime, comparativement à l’idéal de vertu
en cause, et seulement par rapport à lui. En regard de ces arguments, la
thèse (3) de Brennan et Pettit doit être légèrement modifiée. En effet,
puisqu’un individu est susceptible d’acquérir de l’estime en parfaisant ses
performances ou en accomplissant la chose estimée, il s’ensuit qu’il peut
améliorer son rang en s’élevant d’un rang moins estimé à un rang plus
estimé ou d’un rang auquel une estime neutre, ou négative, est associée, à
un rang positivement estimé. C’est-à-dire que, dans le premier cas, les rangs
sont évalués le long d’une échelle produisant une hiérarchisation par
gradation ; et que, dans le second cas, ils sont distribués d’après une logique
de tiers exclu faisant qu’à un rang estimé correspond un rang non estimé. Il
existe cependant une troisième modalité par laquelle l’estime est directive,
qui consiste, pour un individu, à agir avec précaution afin de ne pas perdre
son rang, sans possibilité pour lui d’accroître l’estime que les autres lui
portent. Dans ce cas de figure, le rang ne peut être amélioré, mais ne peut
être que perdu sans possibilité de le recouvrer :
« Dans certaines sociétés, il existe une présomption en faveur de
l’honneur. Quoiqu'il puisse se perdre du fait d’un comportement honteux,
l’individu n’a pas à l’acquérir par ses actions – en fait, il ne le peut – […]
l’honneur ne peut être perdu que par l'insuccès de son détenteur à le
protéger. » (Elster, 1999, p.207-208)
C’est le cas, par exemple, de la vertu de modestie sexuelle, qui constitue
l’honneur conféré a priori aux femmes des cultures dites « de l’honneur ».
Dans ce type de culture, le déshonneur d’une femme ayant manqué à cette
vertu peut correspondre au fait de parler à des inconnus, de parler trop
longtemps à des commerçants, de flirter avec un homme, d’être l’objet de
rumeur mettant en doute sa vertu, d’avoir des relations sexuelles illicites, ou
encore, d’avoir subi un viol. Une femme déshonorée pour l’une ou l’autre
des raisons susdites est susceptible d’être battue, mise au ban de la société,
ou mise à mort par sa communauté et sa famille, dont l’honneur lui-même
atteint doit être rétabli. Ainsi, tant que la femme agit « vertueusement », elle
reste estimée, mais si elle agit avec « vice », son déshonneur est irrévocable,
sa faute, suivie par les conséquences susdites, est considérée comme
irréparable. On le comprend, de façon à éviter le déshonneur, la vertu de
modestie sexuelle doit être cultivée : une femme se doit d’éviter les
circonstances compromettantes. Ainsi, l’estime publique imprime-t-elle une
direction au comportement, non au sens précédent d’améliorer son rang,
mais au sens d’en éviter la perte.
10
11
3 Deux modalités de la comparaison : présence et
interaction
Lorsque nous comparons des choses entre elles, deux possibilités nous
sont offertes : la première consiste à comparer des choses existantes et la
seconde à comparer des choses qui interagissent. Ces choses peuvent être
des objets non sociaux, comme des roches minérales présentant des qualités
différentes – du quartz par rapport à du granit, par exemple –, ou, des objets
sociaux, comme des personnes dotées d’un statut social. Ce sont bien
entendu les comparaisons sociales qui nous intéressent. Ainsi, pour la
comparaison d’objets existants, les mérites de Jules César peuvent être
comparés à ceux d’Alexandre le Grand :
« […] Étant venu à Gadès, [César] remarqua, près du temple d’Hercule,
une statue d’Alexandre le Grand : il se mit alors à gémir et, comme
écoeuré de son inaction, en pensant qu’il n’avait encore rien fait de
mémorable à l’âge où Alexandre avait déjà soumis toute la terre, il
demanda tout de suite un congé pour saisir le plus tôt possible, à Rome,
les occasions de se signaler. »3 (Suétone, p.38, [1975], 2004)
Puisqu’ils ne sont pas contemporains l’un de l’autre, et n’ont pu pour
cela interagir, c’est du simple fait de l’existence passée d’Alexandre, que
César, à la poursuite de la gloire, prend son illustre prédécesseur comme
modèle de référence et se plaint de ne s’être pas encore hissé à sa hauteur.
En ce qui concerne des objets en interaction, Garry Kasparov et Anatoli
Karpov peuvent être comparés, puisque c’est en battant ce dernier à
Moscou, le 9 novembre 1985, que Kasparov a été sacré champion du monde
du jeu d’échecs. C’est leur interaction qui a permis au premier de
l’emporter sur le second. Remarquons que ces deux types de comparaison
opèrent d’après des dépendances : la réaction de dépit de César dépend de
l’existence d’Alexandre comme référent à quoi se comparer, tandis que le
sacre de champion du monde de Kasparov dépend de son interaction avec
son adversaire auquel il est comparé, d’après les standards du championnat
3
On sait que les faits relatés par Suétone doivent être considérés avec prudence.
Cependant, aux yeux des historiens de l’Antiquité, Suétone passe pour très bien
rapporter la mentalité de l’époque – ce qui justifie le fait d’utiliser cette anecdote
comme paradigme d’exemple.
du monde d’échecs. Ces remarques nous conduisent à défendre la thèse
selon laquelle l’estime est une propriété sociale qui dépend, d’une part, de
relations de mise en présence – i.e. de relations établies sur la base de
l’existence d’individus mis dans un même contexte social – et d’autre part,
d’interactions connectant ces individus les uns aux autres. Ce sont ces
relations qui, grâce à l’effectuation par l’esprit de comparaisons sociales,
sous-tendent la manière dont les individus sont évalués. Afin d’examiner
plus en détail ce dernier postulat, nous reprenons la thèse de Pettit (1996,
2005) qui soutient que la capacité de penser est une propriété socialement
dépendante, et nous appliquons sa méthode d’analyse à l’estime sociale.
Ainsi,
« Le principal élément qui doit être toujours conservé de manière à fonder
la posture du holisme social est le postulat selon lequel les individus ne
sont pas entièrement indépendants (free-standing). Ils dépendent des uns
et des autres pour la possession de propriétés qui sont centrales à l’être
humain. » (Pettit, 2005, p.117)
Au sens où nombre de propriétés caractérisant l’être humain sont
dépendantes d’autres êtres humains, l’individu n’est pas un atome
parfaitement indépendant de ses pairs ; il est bien un homo sociologicus
inclus dans des réseaux de dépendance. Cette dépendance, nous dit Pettit,
est instituée lors d’interactions entre individus ou en vertu de la présence
d’autrui dans le contexte social de la personne :
« Pour jouir [d’une propriété dépendante], je puis dépendre de la présence
des autres, au sens de dépendre de leur existence – en particulier de leurs
actions dans mon contexte social –, ou dans le sens de dépendre du fait
d’interagir avec eux […] » (Pettit, 2005, p.118)
N’importe laquelle des propriétés faisant d’un individu un homo
sociologicus est ainsi tributaire de la présence d’autrui et/ou d’interactions
avec autrui. Pour une propriété comme l’estime sociale on peut dire
trivialement que, sans la présence d’un public, elle ne peut émerger.
Personne n’est en effet à même de se couvrir de gloire, de jouir d’un grand
honneur ou d’être un grand du monde si nul public n’a vent de ses manières
d’être. L’estime reçue est ainsi dépendante de ceux qui l’accordent. La
12
13
question que soulève cette idée de la dépendance à autrui est celle de sa
forme :
« […], ici la distinction saillante se fait entre une dépendance de forme
causale et une dépendance de forme non causale : par la première s’exerce
l’influence active d’autrui, par la seconde ce n’est pas le cas. Je dépends
causalement de la présence des autres pour la possession d’une vaste
étendue de choses : disons, pour la capacité à parler le français, puisque
j’ai appris (pick up) cette langue de mes parents, pairs et enseignants. Je
dépends de façon non causale d’autrui pour la possession de toutes
qualités impliquant une référence comparative ou indexicale cachée à une
communauté plus large : ce n’est qu’en vertu de la présence des autres
que je peux être dit grand ou riche ou couronné de succès, par exemple,
même lorsque personne d’autre que moi n’est causalement responsable du
fait que j’ai développé ces traits. » (Pettit, 2005, p.117-118)
La dépendance causale implique qu’un individu exerce une influence
active sur un autre individu lors d’une interaction : par exemple, un
professeur d’histoire, qui enseigne à ses élèves que Caligula était un
empereur romain cruel et vil, provoque chez ses élèves la croyance que
Caligula était un empereur romain cruel et vil ; tandis que la dépendance
non causale s’institue en vertu de l’indexation de la personne à une
communauté où tous les individus présents sont comparables relativement à
un attribut propre à ce contexte social. Pettit en donne l’exemple suivant :
« Le gain de poids de Tom fait de lui la personne la plus lourde ici ». (Pettit,
1996, p. 170). Ainsi, si des personnes, qui ne se connaissent pas, sont
réunies dans une pièce et que Tom y pénètre, alors, comparativement aux
autres, sa récente prise de poids fait de lui le plus lourd de tous. Ce
qualificatif lui est ainsi attribué de manière non causale par la simple
comparaison aux autres qui n’ont aucune responsabilité dans cette prise de
poids – lui seul en connaît les raisons ; leur présence est purement
accidentelle, le hasard aurait pu faire que des personnes plus lourdes que
Tom soient présentes dans la salle. Ainsi, dans un autre contexte, si Tom
était effectivement mis en présence de gens plus lourds que lui, la
comparaison produirait le résultat inverse : Tom serait le plus léger de la
pièce. Cet exemple montre le rôle capital que joue l’attitude de comparaison
sociale dans la dépendance non causale : c’est bien par elle qu’une relation,
conférant à Tom et ses pairs un rang sur une échelle de poids, est établie.
Pour appliquer la thèse des dépendances non causales à l’estime, nous
allons utiliser un exemple tiré de Pettit : « l’abdication de la reine fait de son
fils, le prince, le monarque légitime. » (Pettit, 1996, p.170) : X est le fils de
la reine et, comme tel, le prince du royaume. Or, lorsque la reine abdique,
du fait de l’arrière-plan institutionnel et des règles constitutives, par
exemple, de la monarchie européenne, le prince, comme candidat légitime
voué à régner sur le royaume, accède au statut de roi – statut d’un prestige
plus grand que celui de prince. Ce sont donc les règles constitutives de la
monarchie qui permettent au prince d’accéder à ce statut plus prestigieux :
le prince « ne fait rien »4 pour être désigné roi, la reine abdique et, de facto,
le statut du prince est modifié. Toutefois, comme le précise Pettit, la
causalité n’est pas absente de cette modification de statut : « Le conséquent
[ i.e. le prince devient le roi] est réalisé de manière survenante5 sur la
réalisation de l’antécédent [i.e. l’abdication de la reine], étant donné les
conditions d’arrière-plan. » (Pettit, 1996, p.170). Selon cette analyse, des
faits institutionnels surviennent sur des faits bruts : l’événement
« abdication de la reine » cause l’événement « le prince devient roi » sur
lesquels la dépendance non causale, mettant en relation ces deux individus
par leur indexation au contexte institutionnel de la monarchie, opère. C’est
ainsi grâce à cette dépendance par survenance que le prince accède à un
prestige plus grand.
Un second exemple de dépendance non causale, pour l’estime, est celui
déjà mentionné de César comparant ses réalisations à celle d’Alexandre : X,
un stratège de l’Antiquité, compare l’excellence de ses réalisations à celles
de Y, un autre stratège de l’Antiquité, ayant vécu 250 ans avant lui, et X
perçoit que sa gloire est moindre que celle de Y, sans qu’ils n’aient interagi
l’un avec l’autre. On voit que pour que la comparaison opère, les deux
termes de la relation sont indexés à un même genre de groupe social – une
armée de l’Antiquité – et occupent le même rang sur sa structure
relationnelle, puisque César et Alexandre étaient tous deux généraux. Cet
exemple est riche d’enseignements car il montre que les comparaisons
peuvent opérer, sans continuité historique, d’un contexte spatio-temporel à
un autre : seul est requis que l’agent identifie, par analogie, une homologie
structurelle et idéelle.
4
Pour éviter les complications, nous considérons que le prince n’a aucune
responsabilité dans cette abdication : il n’a pas comploté contre sa mère. Toutefois, si
l’analyse de Pettit est exacte, quand le prince aurait pris part à un complot pour
accéder au pouvoir, cette accession n’en resterait pas moins possible en vertu des
mêmes dépendances non causales qui le mettent en relation avec la reine.
5
Notre italique.
14
15
Enfin, pour les dépendances causales, la victoire de Kasparov sur
Karpov indique que l’estime peut dépendre d’interactions. Il faut néanmoins
garder à l’esprit que celles-ci sont indissociables des dépendances non
causales. Ainsi, c’est en vertu de leur indexation à la même communauté de
référence – le cercle des joueurs d’échec professionnels – que X et Y, deux
grands-maîtres, partagent les mêmes standards et idéaux de performance et
que, au cours d’un match, X peut, en interagissant avec Y, se montrer
supérieur à lui et ainsi accéder à la gloire.
4 Les formes relationnelles de l’estime sociale
L’estime sociale est donc une propriété sociale dépendante causalement
d’interactions et/ou dépendante non causalement de mises en présence, et
ces dépendances sont instituées par comparaison sociale. Notre question
porte, à présent, sur le nombre de termes à mettre en relation pour que la
comparaison opère de manière accorder de l’estime à des sujets sociaux. Les
divers exemples présentés jusque-là montrent que, très souvent, quatre
termes sont requis : deux sujets sociaux, comparés à un référent
axiologique, et un public effectuant la comparaison.6 Toutefois, pour
compléter le tableau, encore faut-il ajouter un cinquième terme : la personne
en quête d’estime, spectatrice de sa propre conduite. En effet, l’estime
positive ou négative accordée par un public dépend intimement du désir
sincère ou hypocrite qu’a cette personne d’agir conformément à la morale.
De fait, comme le dit Smith, pour être admirée, cette personne doit aimer
être digne d’éloge et non pas aimer l’éloge seul, sans quoi le public est
susceptible de ne pas lui accorder son estime ou de ne la lui accorder que
partiellement. L’estime fluctue ainsi selon que cette personne témoigne ou
ne témoigne pas d’un souci authentique de s’appréhender comme
moralement intègre :
« Ceux qui sont disposés à diminuer le mérite de sa conduite l’imputeront
principalement, ou entièrement, au seul amour de l’éloge, ou à ce qu’ils
appellent la seule vanité. Ceux qui sont disposés à lui être plus favorable
6
Dans cette phrase, sujet social doit s’entendre dans un sens très large de manière à
admettre que des collectifs homogènes soient comparables au même titre que des
individus ; de même, le public peut être constitué d’un individu comme de dix mille.
imputeront sa conduite principalement, ou entièrement, au désir d’être
digne d’éloge, à l’amour de ce qui est véritablement honorable et noble
dans la conduite humaine ; au désir non seulement d’obtenir, mais aussi
de mériter, l’approbation et l’applaudissement de ses frères. » (Smith,
1999, p.190)
On comprend ainsi que l’estime sociale requière qu’au désir d’estime des
autres soit associé un désir d’estime de soi, et que cette association établisse
l’estime comme un phénomène pentadique. Toutefois, ces cinq termes sontils toujours requis pour que l’estime déploie ses mécanismes ? Non, car il
arrive que trois ou quatre termes suffisent. Nous postulons néanmoins que
l’estime, dans son sens le plus fort, procède bien de relations pentadiques7,
et que ce n’est que dans un sens plus faible qu’elle procède de relations
triadiques ou tétradiques. Afin d’établir ce point, il est nécessaire de passer
en revue les diverses relations du désir d’estime de soi et du désir d’estime
des autres.
Comme le dit Elster, c’est « un truisme [connu] que dans toute société
certaines actions, réalisations, possessions, ou traits de caractère sont
valorisés ou vus comme ‘bons’ » (Elster, 1999, p.203), et c’est un truisme
supplémentaire d’avancer que « les membres d’une société peuvent […]
vouloir être bons. » (Elster, 1999, p.203) Ainsi, pour l’estime de soi, c’est-àdire l’image qu’un individu se fait de lui-même, une relation triadique par
laquelle un sujet social se compare à un objet du bien prend cette forme :
7
« Une relation triadique constitue la gloire dans sa forme la plus généralisée (fullblown form) ». (Elster, 1999, p.203). Elster ne considère pas le bien en cause comme
étant un terme de la relation, il ne conçoit donc pas l’estime comme impliquant,
« dans un sens faible », une relation tétradique, et « dans un sens fort », une relation
pentadique. Nous ne souscrivons pas à cette conception des relations qui ne lient que
des êtres humains entre eux : les objets, qu’ils soient idéels ou matériels, doivent être
aussi inclus dans la relation. Ainsi, en logique des relations : « On définit le degré
d’une relation comme le nombre des variables d’individus qu’elle met en jeu. Outre
les relations dyadiques, on peut en effet concevoir des relations polyadiques :
- à trois termes (triadiques) : R (x, y, z)
exemple affectif : x est jaloux de y relativement à z,
exemple mathématique : x est entre y et z,
exemple de la vie quotidienne : x donne l’objet y à z.
- à quatre termes (tétradiques) : R (x, y, z, t)
en mathématiques : x est proportionnel à : A/B = C/D,
dans la vie quotidienne : x achète l’objet y au prix z à t. » (Vernant, 2001, p.248)
16
17
X veut être bon sous son propre regard.8
Dans ce cas, le sujet évalue, afin de déterminer sa valeur, son propre
comportement en le comparant à un bien qu’il désire personnifier.
En sus d’une relation triadique, l’estime de soi s’exprime dans deux
relations tétradiques :
La première relation signifie que X souhaite que Z juge de sa valeur
comparativement à un objet du bien, la deuxième signifie que X souhaite
que Z juge de sa valeur en le comparant à ce qu’il fut dans le passé, tandis
que la troisième signifie que X souhaite que Z juge de sa valeur en le
comparant à Y.
Finalement, une fois ces deux désirs associés, la relation pentadique
définissant l’estime sociale s’écrit :
X veut être bon comparativement à lui-même sous son propre regard.9
X veut être bon comparativement à Y sous son propre regard.
La première relation signifie que X détermine sa valeur en se comparant
à ce qu’il fut par le passé, alors que la seconde veut dire que X la détermine
en se comparant à Y.
Pour le désir d’estime des autres, les relations sont les mêmes, à
l’exception près que c’est sous le regard d’un public Z que X agit et non
sous son propre regard. De fait, la relation triadique s’écrit :
X veut être bon sous le regard de Z.10
Et les relations tétradiques s’écrivent :
X veut être bon comparativement à lui-même sous le regard de Z.
X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z.
8
Qu’on peut réécrire : X regarde « X être bon ».
X regarde « X être bon comparativement à ce qu’il fut ».
10
Z regarde « X être bon ».
X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z et sous son
propre regard.11
Ce dernier cas correspond au sens le plus fort que puisse revêtir l’estime
: un sujet veut établir par intégrité sa valeur comparativement à un pair sous
le regard d’un public. Il importe de distinguer cette relation des relations
triadiques et tétradiques du désir d’estime des autres. Dans la relation
triadique, un public observe un sujet relativement à un bien, mais ne le
compare pas à un tiers ; dans la première relation tétradique, le public
compare le sujet à lui-même ; et dans la deuxième relation tétradique, le
public compare le sujet à un tiers. Dans ces trois cas, comme le dit Smith,
l’estime du public est mal assurée, en vertu de l’incertitude entourant les
motivations du sujet dont on ne sait pas s’il agit de manière intègre. On
comprend donc que pour que les mécanismes de l’estime déploient tous
leurs effets, il est nécessaire que ces cinq éléments – deux individus, un
bien, un public extérieur et un public intérieur – soient réunis. Remarquons
toutefois qu’il peut arriver que le public extérieur ne se distingue pas du
rival à qui le sujet est comparé, comme lors d’un duel d’honneur ou d’une
partie de tennis de table privée. Dans ce cas, « l’opposition et l’audience
coïncident » (Elster, 1999, p.203), et les mécanismes de l’estime se
déploient si tous jouent le jeu. Toutefois, aucun témoin ne peut garantir que
les règles soient respectées et que les rivaux coopèrent pleinement : il n’y a
pas d’arbitre, en cas de conflit, c’est la parole de l’un contre la parole de
l’autre. C’est pourquoi une relation pentadique de ce type n’est pas
archétypique de l’estime. De fait, pour qu’un pongiste acquière le titre de
champion du monde en battant son rival de toujours, il faut que sa victoire
intervienne à la finale du championnat du monde et non lors d’un match
9
11
Z et X regardent « X être bon comparativement à Y ».
18
19
d’entraînement en privé. De même, c’est la présence du public qui garantit
son honneur à un chevalier prenant part à des joutes si sa conduite est brave,
contrairement à un duel privé où rien ne le garantit. Il faut donc que le
public soit composé de l’adversaire et d’une ou plusieurs autres personnes.
Notre analyse de ces relations dérive de celle qu’Elster a produite pour
traiter la gloire : « [Un] membre d’une société peut, premièrement,
simplement vouloir être bon (une propriété monadique). Deuxièmement, [il]
peut vouloir être meilleur que les autres (une relation dyadique). Finalement
[il] peut vouloir être vu meilleur que (tous) les autres (une relation
triadique). » (Elster, 1999, p.203). Cependant, on remarque qu’un sujet peut
désirer autre chose qu’être meilleur que Y. Il peut aussi désirer lui être
supérieur, ou égal, mais aussi, davantage qu'« être vu » par un public, il peut
désirer « être reconnu » par lui. En effet, l’objectif d’une personne en quête
de gloire n’est pas simplement d’être vue, mais est d’acquérir plutôt une
réputation d’excellence qui la place au-dessus de ses pairs : c’est donc la
reconnaissance que cette personne poursuit. Pour ces deux raisons, nous
préférons dire, d’une part, que X se compare à Y, de manière à traduire que
X peut souhaiter être meilleur, supérieur, ou égal en courage ou en mérite à
Y, et d’autre part, que X agit sous le regard d’un public, afin d’inclure l’idée
de reconnaissance dans celle d’observation.
5 La reconnaissance sociale et l’éthique des vertus
5.1 La formule de la relation pentadique
L’estime sociale, au sens le plus fort de l’acquisition d’une réputation,
peut être définie par une formule relationnelle à cinq termes : X veut être
bon comparativement à Y sous le regard de Z et sous son propre regard.
Notre tâche consiste, sur ce point, à expliciter ce que signifient les
expressions « être bon » et « sous le regard de ».
Brennan et Pettit font la distinction suivante entre l’estime et la
réputation :
« […] à notre sens, la réputation est distincte de l’estime. L’estime peut
revenir à quelqu’un qui n’est pas réidentifiable – quelqu’un qui n’a pas un
visage ou un nom reconnaissable – tandis que la réputation présuppose la
réidentification. » (Brennan, Pettit, 2004, p.3)
L’estime requiert qu’une personne soit identifiée comme étant un objet
d’évaluation, tandis que la réputation présuppose que cette personne évaluée
une première fois soit identifiable une seconde fois. D’où l’on infère que la
réputation procède de l’estime, par le truchement de la réidentification de la
personne déjà évaluée. Si la réidentification porte au contraire sur une
personne qui n’est pas un objet d’estime – comme dans le cas où X
reconnaît Y, un inconnu, car il le croise souvent dans la rue –, cette
reconnaissance ne produit pas de réputation. La réputation s’attache donc à
des personnes reconnues comme objets d’estime. C’est pourquoi si une
personne cherche a être appréciée par un public, elle désire être reconnue
comme moralement bonne. Nous avons ainsi un premier élément de réponse
aux questions de savoir ce que « être bon » et « sous le regard de »
signifient dans notre formule : est bonne la personne qui présente des
qualités morales estimées et qui est reconnue par un public comme les
personnifiant. Plus précisément, la personne en quête de bonne réputation
vise la reconnaissance de ses mérites éthiques par ses pairs, c’est-à-dire la
reconnaissance de sa vertu.
Cette reconnaissance de la vertu du sujet est primordiale, car elle est
susceptible de provoquer des modifications dans le statut social du sujet de
plusieurs façons : en lui permettant de se maintenir à son rang, comme
lorsque des contrats de travail sont reconduits sur la base des mérites de
l’employé ; en lui permettant de changer de statut, comme lorsqu’un
employé accède, lors d’une promotion, à un poste plus important dans son
entreprise ; ou en lui donnant accès à un rang supérieur dans la hiérarchie de
ses pairs, comme lorsqu’un joueur de tennis remporte un tournoi. Ces
modifications du statut montrent que quête d’estime et quête de statut social
sont indissociables, et que, sous cet aspect, l’une est descriptible en termes
de l’autre et inversement.
Insister sur l’idée de quête est ici indispensable. En effet, qui dit quête
dit efforts soutenus pour la mener à bien : des pans entiers de vie incluant
revers et fortunes peuvent lui être consacrés. De ce point de vue, il n’est pas
vain de supposer que tout sujet social se soit un jour posé la question
socratique « Comment devrait-on vivre ? » (Williams, 2007, p.1), ou pour
l’exprimer d’un point de vue sociologique et à la troisième personne :
« Quelle existence un sujet social trouve-t-il attrayante ? ». On trouve le
20
21
début d’une réponse à cette question dans le récit du jeune César à Gadès
racontant le dépit du futur dictateur devant la statue d’Alexandre : César
désire ardemment devenir le primus inter pares de la nation romaine sur le
modèle du conquérant grec. Suétone relate cet épisode pour montrer que les
désirs de grandeur de César étaient anciens et profondément ancrés dans son
caractère : ils expliquent l’existence même de César. Ces traits permettent
de mieux cerner les motifs à l’origine des nombreux efforts fournis par
César durant sa vie pour accéder au sommet de la république et établir la
dictature à Rome. Nous retenons de cet épisode hypothétique l’idée
primordiale que, pour qu’un désir de reconnaissance, visant ici la grandeur,
se matérialise, l’agent doit fournir des efforts soutenus.
5.2 Éthique attractive et éthique impérative
D’après Brennan et Pettit, les référents axiologiques à partir desquels un
sujet est évalué sont donc « des standards, des normes ou des idéaux
moraux ». Or la quête de reconnaissance, comme nous l’avons établi, veut
que la cible de l’estime soit la personne qui, selon le succès ou l’échec de
ses tentatives de personnification de ces idéaux, est jugée vertueuse ou
vicieuse. Notre objet d’analyse ultime est donc la personne et non ses
actions : nous nous intéressons prioritairement aux qualités morales de la
personne et secondairement à son observance de normes ou de standards. Ce
point est important à souligner ; il n’est pas inutile de recourir à la
distinction entre « éthique attractive » et « éthique impérative » introduite
par Sidgwick12 et explicitée par Ogien :
« Dans la version ‘pauvre’, l’éthique impérative est celle qui s’intéresse à
ce qu’il faut faire […] ou aux états de choses qu’il faut promouvoir […]
[En contraste, dans sa version ‘pauvre’] […] l’éthique attractive est celle
qui s’intéresse essentiellement à la personne et, accessoirement, aux actes
ou aux conséquences. Sa question principale est : ‘Quel genre de
personne dois-je être ?’ et non : ‘Que dois-je faire ?’ ou ‘Quels états de
choses sont préférables ?’ » (Ogien, 2004, p.604)
Trois genres de conceptions morales se dégagent de cette division entre
l’attractif et l’impératif « selon qu’elles se focalisent sur la personne,
l’action ou les états de choses » (Ogien, 2004, p.604) :
12
The methods of ethics
« Les conceptions qui se focalisent sur la personne et qu’on appelle
couramment ‘éthiques des vertus’ sont plutôt du côté attractif ; les
conceptions qui se focalisent sur l’action (déontologiques) ou les états de
choses (conséquentialistes) sont plutôt du côté impératif. » (Ogien, 2004,
p.604)
Ces distinctions peuvent être reprises avec profit pour l’analyse
sociologique, car elles permettent d’établir des stratégies explicatives
différenciées et non exclusives permettant de rendre intelligibles les
comportements moraux et l’organisation d’un collectif, ou d’une société,
sous la contrainte logique que la déontologie et le conséquentialisme restent
subsumés sous l’éthique des vertus. Ainsi, le repérage d’impératifs « il faut
faire X », d’objectifs à atteindre « il faut promouvoir cet état de choses », et
des vertus associées aux statuts sociaux « quelles sont les vertus que les
sujets personnifient ? » devraient permettre d’obtenir une image complète
de l’existence morale de ce collectif.
5.3 Étude de cas
Cette subsumption du déontologique et du conséquentialisme sous
l’éthique des vertus peut être illustrée à l’aide de données empiriques
récoltées au cours d’une étude de terrain consacrée à la formation en milieu
médical13 – étude menée en équipe14 sous la direction de Mathilde Bourrier.
Il s’agissait pour nous d’observer une situation d’apprentissage où un
médecin interne, instruit par un chef de clinique ou de salle, apprenait la
technique anesthésique du bloc axillaire15. Cet apprentissage a pour
particularité et intérêt de se faire sur un patient éveillé.
13
Aux Hôpitaux Universitaires de Genève, dans un service de chirurgie et
d’anesthésie ambulatoires.
14
Équipe incluant Mathilde Bourrier, Sami Coll, Victoria Pais Demarco, Maxime
Rebourg et nous-même.
15
Cette technique anesthésique vise à endormir le membre supérieur du patient au
moyen d’une longue aiguille, reliée à un stimulateur électrique, que l’anesthésiste
plante dans le bras du patient afin de rechercher les nerfs à anesthésier. Ce geste
d’anesthésie locale permet d’effectuer une intervention chirurgicale au niveau du bras
sans avoir recours à une anesthésie générale.
22
23
Les données auxquelles nous recourons consistent, premièrement, en un
extrait d’entretien semi-directif figurant un médecin chef de clinique, et,
deuxièmement, en un extrait de notes de terrain figurant un médecin chef de
salle et une interne en pleine action, lors du geste, en salle d’anesthésie.
1er extrait : l’entretien
À la question « Quelles sont les difficultés que vous pouvez rencontrer
lorsque vous enseignez le geste à un interne ? », le chef de clinique
interviewé répond « le manque de réceptivité de l’apprenant », puis explique
que la réflexion avant d’agir est primordiale dans cette profession, et qu’un
interne doit en faire preuve :
« Il y a des gens qu’on ressent réceptifs, dans le sens d’intellectuellement
alertes, qui sont impliqués dans ce qu’ils veulent faire. Puis qui ont du
bon sens, on se rend compte que les gens ont de la réflexion, réfléchissent
avant de faire quelque chose. Peu importe s’ils réfléchissent comme moi,
pourvu qu’ils réfléchissent ; et s’ils trouvent pas la même solution que
j’aurais trouvée moi, peu importe, ce qui compte c’est le résultat. Et puis
qu’il y a eu une réflexion, même si elle est fausse. Au moins il y a eu
réflexion. »
Ainsi, si nous analysons cet extrait de discours en des termes d’éthique
attractive, l’on constate que notre médecin énonce deux impératifs – le
premier est conséquentialiste, le second catégorique – et que, dans le même
temps, il cite une vertu matérialisée par ces impératifs :
(1) Impératif conséquentialiste : il faut réfléchir avant d’agir, afin
d’atteindre un résultat positif pour le patient (ce qui compte c’est le
résultat)16.
(2) Impératif catégorique : il faut réfléchir, que l’aboutissement de la
réflexion ait de bonnes ou de mauvaises conséquences, qu’importe, il y a eu
réflexion.
16
Remarquez que ce médecin – comme ses collègues d’ailleurs – tolère que les
moyens instrumentaux pour atteindre ce résultat diffèrent.
(3) Vertu : la raison
Ainsi un interne doit être une personne raisonnée : premièrement, afin
que sa réflexion permette d’obtenir les meilleurs résultats ici et maintenant
pour la santé du patient ; et deuxièmement, parce que, peu importe le
résultat actuel de sa réflexion, seuls comptent les résultats hypothétiques
que la réflexion peut produire dans l’absolu.17
2e extrait : les notes de terrain
Cet extrait montre de quelle façon, dans l’action, un chef de salle infère
du comportement d’une interne qui a violé des normes associées à la
pratique du geste anesthésique que cette apprenante ne possède pas encore
l’une des vertus indiquant qu’un jeune médecin est formé : l’autonomie. La
scène rapportée a lieu immédiatement après la fin du geste. La sociologue,
qui observait la scène, pose au médecin formateur, une fois le bloc terminé,
la question « Comment ça s’est passé ? » :
Jean (le médecin instructeur) est vraiment fâché contre Sophie (l’interne).
Il me dit qu'elle a parlé avec la patiente je ne sais pas combien de temps,
et qu’elle n'a pas été capable de préparer l'oxygène au cas où une urgence
« Un cas particulier de motivation non conséquentialiste est le principe […] du
kantisme de tous les jours, l’impératif catégorique : fait ce qui serait le mieux si tous
faisaient de même. En un sens, ce principe est lié à des conséquences, puisque l’agent
accomplit ce qui ferait advenir le meilleur résultat si tout le monde faisait de même.
Ce ne sont pas les conséquences de son action, cependant, mais d’un ensemble
hypothétique d’actions accomplies par lui et les autres. Dans un cas donné, agir
d’après le principe pourrait avoir des conséquences désastreuses pour tous, si les
autres ne suivent pas l’exemple. » (Elster, 2007, p.82). Dans ce service, on peut
imaginer que si tous les médecins, à l’exception d’un seul, cessaient de suivre la
norme imposant de réfléchir avant d’effectuer le geste médical, alors les erreurs de
jugements que pourrait commettre ce « dernier des médecins » ne sauraient être
détectées par ses confrères. Ainsi comme tous seraient dans l’erreur, les conséquences
pour les patients pourraient être dramatiques. C’est pour éviter ce genre de désastres
que les médecins anesthésistes, que nous avons observés, obéissent à une norme de
coopération commandant d’appeler impérativement un confrère dès qu’un problème
qu’ils n’arrivent pas à résoudre seuls se pose de façon à être plusieurs à réfléchir pour
le solutionner.
17
24
25
se présentait, ni le pansement, ni le stimulateur, etc. « Elle n'est pas
autonome, elle avait le temps ». Il va regarder le plateau de médicaments
pour vérifier qu’elle a fait tout ce qu'elle devait faire. C’est en ordre.
« Elle a surconfiance. Il faut insister pour qu'elle comprenne. » Il
m'explique qu'elle fait ce qu'elle veut. « C'est de son âge », ironise-t-il.
désapprobation, typiques des mécanismes de l’estime, s’expriment, entre
autres, par des émotions et qu’en retour celles-ci permettent, pour la cible de
l’estime (et/ou un observateur tiers), d’identifier les raisons les ayant
provoquées.
5.4 Les concepts éthiques épais
On voit que Sophie, par son inaction, a violé plusieurs impératifs liés à la
préparation de l’outillage indispensable pour effectuer le geste anesthésique
:
Avant le geste, il faut préparer le masque à oxygène, afin d’assurer la
sécurité du patient.
…, il faut préparer les pansements qui seront utilisés pendant le bloc.
…, il faut préparer le neurostimulateur qui permet de rechercher les nerfs
dans le bras.
Jean, dans un premier temps, manifeste de la colère, indiquant qu’il a
reconnu que le comportement de Sophie était une infraction aux règles.
Ensuite, il infère à partir de ses actes qu’elle n’est pas une personne
autonome : par son ironie et la remarque sur le jeune âge de son interne, il
exprime du mépris pour elle.18 Sachant que les internes sont autorisés à
pratiquer sans supervision le jour où leurs instructeurs référents (comme
l’est Jean qui est chef de salle) leur reconnaissent suffisamment
d’autonomie, on saisit les enjeux de reconnaissance qui se cristallisent
autour de cette notion, en contexte.
Grâce à cette observation, l’on voit comment, au cours d’une interaction,
un individu infère à partir du comportement d’un autre individu que ce
dernier est une personne moralement faible. Par ailleurs, les sentiments
hostiles que Jean éprouve et exprime à l’égard du comportement de Sophie
qui enfreint des règles – la colère – et à l’égard de son moi qui n’est pas
vertueux – le mépris19– montrent que les attitudes d’approbation ou de
18
La colère est une émotion qui porte sur les actions jugées fautives des individus,
alors que le mépris est une émotion visant typiquement la personne même. (Elster,
2007, p.178)
19
Honneth place la notion de mépris au cœur de sa théorie de la lutte pour la
reconnaissance. Pour lui, le mépris traduit l’expérience vécue par des personnes
Quelles conclusions tirer de cette analyse ? Il importe de remarquer que
les actions accomplies par l’individu, dans son contexte social, sont
considérées comme témoignant de sa moralité et comme la personnifiant :
l’action exprime une vertu et, simultanément, l’identifie. Ainsi, une
personne peut-être jugée autonome, si et seulement si, elle agit en personne
autonome et est identifiée comme telle. Dans notre cas, puisque Sophie n’a
préparé ni le masque à oxygène ni le reste, Jean juge que son comportement
est un échec sous la description « ceci est une action autonome témoignant
qu’un médecin anesthésiste est formé ». Cet exemple montre qu’un
jugement portant sur un comportement en société suppose une solide
intrication du factuel et de l’évaluatif. C’est pourquoi Williams dit des
vertus qu’elles appartiennent à la classe des « concepts éthiques épais » :
« [Les concepts éthiques épais]20 tels que la tricherie et la promesse et la
brutalité et le courage paraissent exprimer une union du fait et de la
valeur. La manière dont ces notions sont appliquées est déterminée par ce
qu’est le monde (par exemple, par la façon dont quelqu’un s’est
comporté), et aussi, dans le même temps, leur application habituellement
implique une certaine évaluation de la situation, des personnes ou des
actions. Plus encore, ils fournissent habituellement (quoique pas
sujettes à des dénis de reconnaissance. Toutefois, il n’en parle jamais comme d’une
émotion morale, mais reste sur l’idée que le mépris « signale le refus ou la privation
de reconnaissance » (Honneth, 2000, p.162). Il faut néanmoins maintenir la différence
entre le mépris comme attitude de déconsidération ou d’hostilité envers autrui
(accompagnant des émotions comme la haine, le ressentiment, la malice, la
Schadenfreude, etc.) et le mépris comme émotion morale traduisant la désapprobation
du caractère de la personne. En effet, dans ce dernier cas, le mépris, s’il est justifié
par de bonnes raisons, n’implique pas un déni de reconnaissance, mais signifie que la
personne méprisable est reconnue comme ne personnifiant pas les qualités qu’elle est
supposée ou prétend incarner.
20
En anglais, des thick ethical concept qui s’opposent à des thin ethical concept
comme bien, mal, juste, inique, etc.
26
27
nécessairement de manière directe) des raisons pour l’action. » (Williams,
2007, p.129-130)
Ces concepts éthiques épais, comme le montre les exemples cités par
Williams, incluent des vertus (courage) comme des vices (tricherie,
brutalité), ou des comportements non attribuables au caractère d’un agent
(promesse)21. Tous ces concepts sont ainsi dans leur « […] application […]
à la fois guidés par le monde et des guides pour l’action » (Williams, 2007,
p.141). Comme telle, la vertu peut être définie comme « […] une
disposition du caractère à choisir ou rejeter des actions, parce qu’elles sont
d’un certain genre éthiquement pertinent. » (Williams, 2007, p.8-9).
Toutefois, cette définition est insatisfaisante dans le cadre de notre
discussion. En effet, comme la vertu est la cible ultime de l’estime et de la
reconnaissance, en sus d’être sensible au regard d’un public, elle devrait
mobiliser d’autres facultés de cognition sociale, comme celle de la
comparaison sociale essentielle à l’estime. Or, tel est bien le cas : cette
dernière faculté est mise au service de la détection d’équilibre de moyennes
comportementales – c’est-à-dire de la détection de standards
comportementaux par la comparaison des comportements entre eux. Afin de
l’établir, nous recourons à la définition de la vertu d’Aristote22 :
« […] La vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant
en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et
comme la déterminerait l’homme prudent. Mais c’est une médiété entre
deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut […] » (Aristote, Éthique à
Nicomaque II, 5, 1106 b 35 - a 5)
Cette définition recoupe partiellement celle de Williams. Toutefois, la
thèse essentielle de la vertu comme médiété n’est pas incluse dans la
définition de Williams. Or c’est cette thèse précisément qui permet de faire
le lien entre la vertu et l’estime sociale au sens d’attitude comparative. En
effet, une médiété est une moyenne entre deux extrêmes. Aristote nous dit
qu’elle est une moyenne entre deux vices : ainsi le courage a pour vice
supérieur la témérité et pour vice inférieur la lâcheté. Sans besoin de
développer, dans ces pages, la notion de vice, tenons-nous en à l’idée que la
21
Une promesse n’en a pas moins des conditions factuelles et morales de réussite et
échouer à la tenir suscite généralement la désapprobation du public.
22
Les discussions actuelles en éthique des vertus sont filles d’Aristote.
médiété est aussi relative à la vertu même : en effet, on peut agir avec plus
ou moins de prudence, de tempérance, de modestie, de rigueur,
d’excellence, de magnanimité, de courage ou d’intégrité, etc. Ce dernier
point est capital pour saisir tout l’intérêt d’introduire des concepts éthiques
dans une théorie de l’estime sociale. Par exemple, pour l’excellence comme
médiété, un individu peut être jugé excellent par un public en fonction de la
constance de son comportement relativement à la moyenne de ses
comportements passés – ceux-ci traduisant sa plus ou moins grande vertu ;
mais de même, un individu peut être jugé plus ou moins excellent par
rapport à d’autres individus, faisant que le comportement plus ou moins
vertueux d’une personne sera dépendant du comportement des autres : la
moyenne comportementale s’établira donc par la comparaison sociale.
Ainsi, admettons qu’un musicien veuille exceller dans son art et se montrer
meilleur aujourd’hui qu’hier : sa plus ou moins grande excellence sera donc
dépendante de la comparaison de son comportement actuel à ses
comportements passés. Mais comme l’excellence s’établit également par
rapport à autrui, si ce musicien désire se montrer meilleur que ses pairs, il
devra adapter son comportement au leur, de manière à accroître le niveau de
sa performance en fonction du leur : la moyenne de l’excellence dépendra
donc de la comparaison sociale et du comportement des rivaux23.
Cette courte démonstration indique donc que la vertu n’est pas
indépendante socialement, mais qu’en sus du regard d’un public, elle
requiert que l’agent et son public exercent leurs facultés de comparaison
sociale et d’inférence statistique de moyennes comportementales.
5.5 La reconnaissance sociale
À ce point de notre exposé, nous pouvons donner une définition
satisfaisante de la reconnaissance sociale : la reconnaissance sociale
consiste dans la reconnaissance par un public des mérites éthiques d’un
agent.24 Ses objets sont ainsi les concepts éthiques épais afférents à un
23
Plus encore : les rivaux, s’ils désirent maintenir leur rang dans la hiérarchie,
devront à leur tour adapter leur performance, faisant que notre musicien devra lui
aussi réadapter le sien, etc. jusqu’à ce qu’un équilibre soit atteint. Ce sont Brennan et
Pettit qui ont isolé, dans leur « modèle de la performance », cet effet de
multiplication. (Brennan, Pettit, 2004, p.96-98).
24
Nous ne pouvons parler de reconnaissance sociale sans évoquer Honneth qui
distingue trois types de reconnaissance : l’amour, le droit, et l’estime sociale. Il donne
de la reconnaissance une définition axée sur les interactions entre sujets reposant sur
les attentes et exigences normatives qu’ils nourrissent de manière réciproque et qui
28
certain statut social que l’agent vise ou auquel il désire se maintenir. Pour
fondent la façon dont ils appréhendent leur propre identité : « les sujets ne peuvent
parvenir à une relation pratique avec eux-mêmes que s’ils apprennent à se
comprendre à partir de la perspective normative de leurs partenaires d’interaction, qui
leur adressent un certain nombre d’exigences sociales. » (Honneth, 2000, p.113).
Cette définition est insatisfaisante, puisque, comme nous l’avons avancé, la
reconnaissance ne repose pas seulement sur des interactions, mais d’abord et avant
tout sur des mises en présence. Ceci montre qu’on ne peut préjuger de la réciprocité
de la reconnaissance. En outre, remarquons que l’amour et la responsabilité morale,
dans le traitement qu’en fait Honneth, satisfont la définition des concepts éthiques
épais, et que, pour les qualités ciblées par l’estime, il commet la même erreur que
Brennan et Pettit en pensant que l’estime ne procède que par gradation, alors qu’elle
procède également par des logiques de tiers exclu. Par ailleurs, l’usage qu’Honneth
fait du concept occidental de « dignité humaine » est particulièrement curieux car il
ne le rattache pas à l’estime sociale. Il semble pourtant naturel de penser que la
« dignité humaine » est l’honneur conféré a priori à tout être vivant appartenant à
l’espèce humaine. Ceci est à mettre en relation avec l’honneur conféré a priori aux
femmes des cultures de l’honneur dont parle Elster. Dans ce sens, la dignité humaine
ne peut s’acquérir, mais peut probablement se perdre, comme lorsqu'un individu, par
exemple, un tueur en série, se montre inhumain par la violence hors norme de ses
actes. Dans le contexte d’un pays occidental souscrivant à cet idéal, ce type de
comportements est généralement puni par l’emprisonnement à perpétuité, voire par la
peine capitale. Il semble donc bien que les droits d’un tel individu, relatifs à
l’exercice de sa responsabilité morale dans la cité, lui soient confiscables à vie, s'il est
jugé haïssable pour des motifs éthiques traduits en normes juridiques. Dans ce cas, on
ne voit pas ce qui distingue la reconnaissance juridique de la reconnaissance par
l’estime, si l’honneur de ce condamné est perdu à jamais et que son exclusion de la
cité est prononcée. Au demeurant, le fait que l’amour soit le concept permettant la
reconnaissance dans le cercle proche de la famille ou des amis, même s’il se fonde sur
l’émotion du même nom, repose, d’après la définition de la reconnaissance
d’Honneth, également sur des interactions fondées sur des exigences et des attentes
normatives mutuelles. Comme telles, ces interactions sont susceptibles de décevoir
ces attentes et exigences ; elles ont donc des conditions de réussite et d’échec. En
effet, une mère peut être jugée peu aimante et indigne en ne personnifiant pas
suffisamment l’amour maternel ; un fils peut être jugé ingrat, en ne personnifiant pas
suffisamment l’amour filial ; un ami peut être haï, en agissant en traître en couchant
avec la femme de son meilleur ami. La confusion d’Honneth semble provenir du fait,
qu’au contraire d’Aristote (Éthique à Nicomaque, livre VIII), il ne conçoit pas
l’amour comme une vertu qui se cultive et qu’une action descriptible en termes de
cette vertu n’est pas toujours motivée par l’émotion du même nom : les relations
amicales, amoureuses, familiales, dans toutes sociétés, étant toujours menacées par la
possibilité de rupture, doivent s’entretenir de manières diverses, même si une passion
comme l’amour les sous-tend. Bref, si l’on peut distinguer conceptuellement l’amour
comme émotion de l’amour comme vertu, nous ne voyons pas en quoi la
reconnaissance par l’amour diffère de la reconnaissance par l’estime.
29
que la reconnaissance opère, le public juge que le sujet personnifie bien les
concepts éthiques associés au statut selon un double mouvement :
premièrement, il faut que l’agent les possède ; deuxièmement, il faut qu’il
les applique correctement. Par exemple, un interne formé pouvant accéder
au statut de chef de clinique est un interne, qui, en fin de stage, est considéré
comme autonome ; un médecin anesthésiste qui appelle en cas de problèmes
lors d’un geste anesthésique est jugé fiable, ce qui, toutes choses égales par
ailleurs, lui assure la reconduite annuelle de son contrat d’engagement à
l’hôpital. Ainsi, désirer être reconnu socialement consiste à désirer posséder
les vertus constitutives du statut social en cause : la reconnaissance sociale
est donc indissociable d’un savoir éthique en société. C’est en ce sens que
l’on peut décrire la reconnaissance sociale comme un processus de
reconnaissance axiologique25, correspondant à l’identification et à
l’évaluation d’une action décrite sous un concept éthique épais – action
reflétant le caractère vertueux de la personne – tout en incluant une
référence indexicale à une communauté, sous la forme d’un statut social,
dont dépend la vertu en cause. Toutefois, le tableau est incomplet : nous
venons de voir que la vertu mobilise des facultés de cognition sociale. De
fait, pour que la reconnaissance opère, encore faut-il que le public soit en
mesure, tout comme l’agent, d’établir le comportement statistiquement
moyen. Plus encore, il faut qu’ils soient en mesure de détecter des formes
sociales26, parmi lesquelles l’appartenance, l’inclusion et l’exclusion,
25
Par opposition à la reconnaissance épistémique : ceci est un arbre que je reconnais
être un chêne, par exemple.
26
« […] Les entités ou les propriétés naturelles ne sont pas nécessairement des entités
ou des propriétés physiques reconnues (picked out) par les lois des sciences
physiques ; elles peuvent également être des formes sociales universelles qui
caractérisent des formes de vie primaire qui sont elles-mêmes couplées à des
mécanismes cognitifs d’attention et d’action spécifiques à des domaines tels que des
‘formats’ relationnels basiques (coopération, dominance, parenté, compétition) […],
des patterns d’actions (combattre, partager, se réconcilier, jouer) […], des situations
(collecte de nourriture, luttes politiques), et même des obligations et des règles
prescriptives […]. Ces formes sociales, riches sur le plan inductif, facilement
saisissables par des êtres compétents, rendent le comportement d’autrui prévisible et
convertissent le monde social en un lieu ordonné. […] Les formes sociales sont
basées sur les lois écologiques de la coopération, la subordination, la compétition et la
rivalité. […] La saisie de ces formes sociales […] dépend de mécanismes de
perception et de cognition appropriés, principalement le suivi du regard, l’émotion et
la détection intentionnelle, et le monitoring d’action. […] Elles font partie du monde
sensori-moteur de relations à la fois verticales (dominance) et horizontales
(affiliation) qui prennent corps entre les membres d’un groupe et que les primates
partagent avec les êtres humains. En d’autres termes, les formes sociales […] sont,
30
31
l’égalité, l’inégalité, la dominance, la hiérarchie, la rivalité, l’offense, le
défi, la compétition et les équilibres à somme nulle, ou encore, la
concurrence et les équilibres à somme non nulle. En effet, la dignité, la
gloire, l’honneur et la grandeur surviennent tous sur des formes sociales
spécifiques à leur genre. Ceci pourrait signifier que la détection de ces
formes sociales par les sujets sociaux grâce à leur appareillage cognitif est
essentielle dans les mécanismes de reconnaissance sociale, voire qu’ils sont
précisément ce que social signifie dans cette expression.
5.6 La formule de la relation pentadique, bis
Consécutivement aux arguments présentés jusqu’alors, nous pouvons
modifier la formule de la relation pentadique trouvée ci-dessus, afin de la
rendre opérationnelle pour continuer notre analyse des formes de l’estime.
Ainsi, en transformant
X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z et sous son
propre regard.
Nous trouvons la nouvelle formule suivante,
X désire être reconnu vertueux par un public et/ou un rival, et désire
se reconnaître vertueux du fait de ses manières d’être vertueuses,
comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut
social.
Il ne faut pas se laisser abuser par l’apparente circularité de la formule :
on verra ci-dessous que le terme vertueux dénote des références différentes
qui brisent la circularité de la définition.
pour ainsi dire, les unités organisationnelles de l’analyse grammaticale de la totalité
sociale […]. » (Kaufmann, Clément, 2007/2, p. 5-6). La thèse des formes sociales
trouve son origine chez Simmel (1999).
6 Les figures de l’estime
6.1 Les vertus cardinales de l’estime
Les individus impliqués dans un système social valorisent un certain
nombre de concepts épais traduisibles dans des comportements qui sont les
seuls à donner de l’honneur. À ceux-ci sont associées des vertus qui
indiquent à un individu en quête d’estime la direction à suivre. Toute la
question est donc de déterminer lesquelles.
Selon nous, quatre vertus élémentaires sont propres à l’estime. En effet,
à chacune de ses incarnations est associée, de manière nécessaire, une vertu
cardinale. Pour l’honneur comme dignité, cette vertu est l’intégrité, c’est-àdire l’accomplissement par l’individu des exigences morales afférentes à
son rang ; pour la gloire, ce que les individus valorisent est l’excellence, ou
dit autrement, le fait d’être le meilleur ; pour l’honneur comme respect, c’est
le courage de demander raison d’une offense au péril de sa vie ; et pour la
grandeur, c’est le fait de montrer sa supériorité sur autrui en exerçant sa
magnanimité. Une vertu cardinale est une vertu faîtière à laquelle d’autres
vertus sont subordonnées : de la sorte, un médecin anesthésiste, en
personnifiant, par ses actions, les concepts de fiabilité, de raison, et
d’autonomie exprime son intégrité. Ses actions décrites par ces concepts
sont ainsi redescriptibles en termes d’intégrité.
La possibilité de faire une telle redescription montre que les actions des
sujets sociaux peuvent être décrites en termes de vertu, sans que les sujets
ne possèdent eux-mêmes un terme précis pour les désigner : c’est à la façon
dont ils sélectionnent leurs actions que l’on comprend qu’ils possèdent la
vertu en cause. Plus précisément :
« Si quelqu’un a une certaine vertu, alors cela affecte sa délibération. […]
Un point important est que le terme vertu lui-même n’apparaît
habituellement pas dans le contenu de la délibération. Quelqu’un qui
possède une vertu particulière accomplit des actions parce qu’elles
tombent sous certaines descriptions et en évite d’autres parce qu’elles
tombent sous d’autres descriptions. Cette personne est décrite en termes
de vertu, et telles sont ses actions : ainsi il ou elle est une personne juste
ou courageuse qui accomplit des choses justes ou courageuses. Mais – et
c’est là le point le plus important – il est rarement le cas que la description
32
33
qui s’applique à l’agent et à son action est la même que la description par
laquelle il choisit son action. » (Williams, 2007, p.10)
Si l’on considère la personne magnanime, dont Aristote donne la
définition suivante : « Est magnanime celui qui se juge lui-même digne de
grandes choses et qui en est réellement digne […] » (Aristote, Éthique à
Nicomaque IV, 7, 1123 b 1-35), il n’y a pas de nécessité à ce qu’apparaisse,
dans la délibération de cet individu, une prémisse incluant le mot
magnanimité. Par exemple, sans être un lecteur d’Aristote, un joueur de
tennis professionnel désireux de remporter un tournoi pensera indispensable
de développer ses aptitudes – vitesse, précision, puissance, intelligence
tactique, sang-froid, patience, etc. – par un entraînement intensif. En outre,
au cours de la partie, son souci principal sera d’optimiser ses coups de
manière à prendre l’avantage sur son adversaire pour le battre. Ainsi, même
si tous ses efforts tombent adéquatement sous la description de la
magnanimité, ce joueur n’a nullement besoin de connaître ce concept pour
établir sa supériorité. On notera toutefois qu’il pourrait former une pensée
où figurerait le mot grand. Il pourrait, de fait, désirer appartenir au cercle
des plus grands joueurs du tennis mondial, où l’expression « le(s) plus
grand(s) X », assez commune en français, traduirait la magnanimité ; malgré
tout, ce mot n’est que peu susceptible d’apparaître dans le cours de l’action
qui présente ainsi une certaine opacité éthique pour l’individu.
Ce dernier argument nous permet de répondre à une objection que nous
avons quelquefois rencontrée en discutant, avec des confrères, du bien fondé
d’introduire dans une théorie de l’estime un vocabulaire « désuet » et
« précieux » qui soit, au mieux, un cadavre de l’histoire morale occidentale,
ou au pire, une survivance de l’idéologie de l’Ancien régime. Pour notre
part, nous estimons que la pertinence descriptive d’un concept ne se mesure
pas aux goûts du jour. Ce n’est pas parce qu’un système de pensée est
désavoué pour des raisons idéologiques qu’il n’est pas susceptible de
produire des vérités. On peut aller plus loin et avancer que, par sa critique
même, le système porteur de désaveu a détruit ce savoir, mais que, malgré
cette perte, ces vérités y persistent sous des formes plus ou moins
reconnaissables. Cette réflexion procède de l’argument de la destruction du
savoir éthique de Williams qui postule que par l’adoption d’une posture
réflexive, des sujets peuvent détruire leurs connaissances de concepts
éthiques traditionnels27 :
27
Typiquement lors de luttes idéologiques violentes comme dans les cas de
révolutions politiques.
« Si nous acceptons qu’il puisse y avoir un savoir au niveau
hypertraditionnel ou non réflexif ; si nous acceptons la vérité patente que
la réflexion de manière caractéristique perturbe, désarçonne, ou remplace
ces concepts traditionnels ; et si nous convenons que, au moins telles que
sont les choses, le niveau réflexif n’est pas en position de nous procurer
un savoir que nous n’avions pas avant – alors nous avons atteint la
conclusion non socratique notoire que, en éthique, la réflexion peut
détruire le savoir. » (Williams, 2007, p.148)
L’expérience de pensée de la société hypertraditionnelle présuppose une
société parfaitement homogène où aucune alternative dans le domaine des
concepts épais n’est disponible : il n’y a donc pas d’interrogation possible
sur les pratiques éthiques, c’est-à-dire pas de réflexivité. Au contraire, une
société où des modes de comportements moraux alternatifs sont disponibles
est une société non homogène capable de réflexivité. Or, par cette
réflexivité, les concepts traditionnels peuvent être remplacés par de
nouveaux concepts qui détruisent ainsi le savoir éthique précédent : ce
nouvel ordre social est donc susceptible d’avoir perdu un ensemble de
connaissances éthiques connues dans l’ordre ancien.28 Ainsi, sans expliquer
les raisons pour lesquelles l’éthique des vertus a subi une éclipse entre le
XVIIIe siècle et le milieu du XXe, nous pouvons néanmoins asserter que nos
sociétés post-modernes, supposées avoir, entre autres, aboli la morale de
l’Ancien régime, regorgent de concepts éthiques épais et que l’amour des
grands hommes y reste très vivace.
6.2 La dignité et l’intégrité
L’honneur, au sens de dignité, résulte de la mise en concordance des
manières d’être de l’individu avec les concepts épais relatifs à son statut, et
à son observance des normes associées à celui-ci. C’est parce qu’il agit avec
intégrité29, c’est-à-dire avec rectitude morale, que le sujet est honorable.
28
On peut se demander si le niveau réflexif implique vraiment qu’un nouveau savoir
éthique est indisponible. On peut penser qu’au contraire un enrichissement des
connaissances éthiques peut se produire, comme dans le cas où un anthropologue
apprend à connaître les comportements moraux de la société qu’il observe, et que ces
comportements sont inconnus de sa propre société.
29
Honneth parle également d’intégrité, mais en l’identifiant à la santé mental du sujet
social et non à une vertu : « […] l’étude globale des différentes formes de mépris
34
35
Dans ce sens, un agent qui agit avec dignité est un agent qui vise la vertu.
Si, au contraire, ses manières d’être sont imparfaites, elles sont dégradantes,
voire déshonorantes, et indignes du statut social auquel il prétend. Sur la
composante relationnelle, la relation triadique, traduisant la régulation et
l’estime de soi s’exprime dans la formule suivante :
X désire se reconnaître vertueux, du fait de ses manières d’être
intègres, comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut
social.
Par exemple, un médecin obéissant à l’impératif catégorique « exerce
toujours ta raison » et comparant son comportement actuel à celle-ci, pour
déterminer s’il en est digne, personnifie l’intégrité de sa profession.
Et pour les relations pentadiques :
X désire être reconnu vertueux par un public et/ou un rival, et désire se
reconnaître vertueux du fait de ses manières d’être intègres,
comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut social.
l’appliquer à ce village, on peut imaginer que, si sur une année entière cette
personne est la seule de tous les villageois à s’être rendue diligemment, tous
les dimanches à la messe, alors elle sera qualifiée de personne la plus pieuse
du village en vertu du manque de diligence des autres.
Dans le cas de l’interaction, nous pouvons reprendre l’exemple des
joueurs d’échecs. Ainsi, lorsque deux grands maîtres s’affrontent pour le
titre de champion du monde, leur interaction se fait en vertu de leur
appartenance à l’élite de la communauté des joueurs d’échecs. Comme tels,
ils cultivent les concepts épais afférents à leur statut, parmi lesquels,
l’innovation, la pugnacité, la patience, l’intelligence stratégique et tactique
qui contribuent à établir leur dignité de joueurs. La dignité de l’individu
s’établit donc sur la base de son appartenance à une communauté et de ses
interactions avec ses pairs.
L’élément commun et fondamental à ces deux cas est précisément
l’appartenance de l’individu à une communauté : sa dignité provient de son
statut de membre du groupe. Aidons-nous d’un schéma afin d’expliciter
cette idée :
Figure 1 : Présence 1
Vertu = l’intégrité
La dignité a pour caractéristique de s’établir par des mises en
présence ou des interactions. Elle est par ailleurs redescriptible en termes
des trois autres vertus cardinales susmentionnées, à l’exception près que
tout homme digne n’est pas obligatoirement glorieux ou magnanime : on
peut être digne sans exceller ou sans se montrer drastiquement supérieur à
autrui. Commençons par illustrer la relation pentadique dans un contexte de
seule mise en présence. Si, dans un village catholique, où l’observance des
préceptes religieux a beaucoup d’importance pour les villageois, une
personne pieuse se rend à la messe tous les dimanches, lit les textes sacrés,
prie, etc., elle sera tenue par ses pairs pour être vertueuse. Toutefois, si nous
reprenons la logique sous-jacente à l’histoire de Tom et de son poids pour
[permet de tirer] des conclusions quant à ce qui doit contribuer à la santé ‘psychique’,
à l’intégrité de l’être humain. » (Honneth, 2000, p.168). En sus d’intégrité psychique,
on remarquera qu’il parle également d’intégrité sociale et physique (Honneth, 2000,
p.159).
P (public)
Dedans
Dehors
X --------- Y --------- Z
U, V, W
Ce schéma indique que les manières d’être d’un ou plusieurs agents sont
comparées à l’idéal de vertu de la communauté à laquelle ils appartiennent.
C’est par leur présence dans cette communauté que les individus acquièrent
le statut social auquel est associé le référent en cause. De surcroît, ce
36
37
schéma indique que ces agents sont susceptibles de s’auto-évaluer et/ou de
s’évaluer entre eux comparativement à cet idéal. Le point remarquable est
que, si l’agent agit avec intégrité, il est jugé favorablement par le public
et/ou ses rivaux, tandis que s’il agit malhonnêtement, il est jugé
défavorablement. De fait, s’il est digne des idéaux relatifs à son statut,
l’agent est intégré à sa communauté, – il est dedans (ce sont X, Y et Z) ; au
contraire, s’il s’en montre indigne, l’individu est susceptible d’être exclu ou
expulsé de celle-ci – il est dehors (U, V, W). Ces mécanismes d’inclusion et
d’exclusion montrent bien la relation fondamentale que l’homo sociologicus
noue avec sa communauté d’appartenance : en vertu de son indexation à son
groupe social, le membre du groupe doit, pour s’y maintenir ou s’y élever,
agir avec dignité. Remarquez que pour qu’un membre soit susceptible d’être
expulsé ou exclu du groupe, deux cas de figure se présentent : pour
l’expulsion, soit le membre a commis bon nombre d’écarts de conduite qui
révèlent la déficience de son caractère moral – si l’alcoolisme est considéré,
dans certaines communautés, comme un « vice », c’est que l’alcoolique est
tenu pour avoir déjà bu et pour continuer de boire –, soit il a commis une
« faute grave » qui ne peut être réparée – une femme d’une culture de
l’honneur déflorée avant le mariage est déshonorée irrémédiablement. Il
existe également une forme d’exclusion consistant à ne pas admettre une
personne dans le groupe, car elle ne possède pas la vertu élective – comme
dans une société eugénique ou la pureté de la race est un concept épais30
biologiquement distribué – ou personnifie le « vice » opposé – comme dans
des communautés où l’homosexualité est tenue pour être un « vice »
interdisant aux homosexuels d’accéder aux avantages dont peuvent, en
principe, jouir les hétérosexuels31.
accomplissant pas, ou digne en acquérant une vertu élective ou en
s’abstenant d’accomplir les « vices » opposés
Pour la distinguer des autres formes d’honneur, l’estime sous la forme de
la dignité consiste donc minimalement en une attitude évaluative, car elle
implique de classer un individu dans une catégorie ; une attitude
comparative, car la dignité de l’individu dépend de la manière dont il est
comparé à un idéal d’intégrité sans nécessité d’interactions, mais en
nécessitant minimalement l’indexation de l’individu à une communauté ; et
une attitude directive puisque l’individu est susceptible de se montrer digne
en accomplissant les idéaux d’intégrité en cause, plutôt qu’indigne en ne les
X désire être reconnu, par un ou des rivaux et un public, comme
meilleur que son ou ses rivaux du fait de son excellence, et se reconnaître
comme tel, comparativement à…
6.3 La gloire et l’excellence
Pour la gloire, le bon correspond à la vertu d’excellence, c’est-à-dire au
fait d’être le meilleur comparativement à autrui en regard d’un concept
épais. Les formules relationnelles qui lui sont associées se présentent ainsi :
Relation tétradique :
X désire se reconnaître être meilleur, du fait de son excellence,
comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut social.
Par exemple, un musicien de jazz qui, soucieux de son estime de soi, se
compare à lui-même en réécoutant l’enregistrement de l’un de ses solos
pour identifier les défauts de son phrasé afin de les corriger.
Relation pentadique :
Par exemple, le marathon implique que les coureurs s’affrontent les uns
les autres et qu’un classement gradué s’établisse du fait que la poursuite de
l’excellence, traduite par des concepts épais comme l’endurance, le
ménagement, et la vitesse de course, est placée au centre de la compétition.
30
Au sens, par exemple, de ne pas fréquenter ou copuler avec des sous-hommes.
Typiquement, l’exclusion d’un individu peut être finalisée par son
emprisonnement. Par ailleurs, une stratégie pour un homosexuel, vivant dans un
environnement homophobe, afin de donner « l’apparence de la vertu », et de n’être
pas exclu de sa communauté, est le refuge dans le mariage hétérosexuel.
31
La gloire est ainsi une propriété dépendante de systèmes sociaux où la
comparaison à la performance d’autrui prédomine :
38
39
« [Les individus] qui sont en compétition pour atteindre le premier rang
sont des rivaux qui s’affrontent tout en gardant un œil les uns sur les
autres, autant que sur le public. Les antécédents cognitifs de l’émotion
connaissent un minimum de trois niveaux : je crois que [mon rival] croit
que les autres me croient supérieur. » (Elster, 1999, p.204)
Les compétiteurs visent donc intentionnellement à faire mieux qu’autrui
en se comparant les uns aux autres, tout en se préoccupant d’acquérir
l’estime du public. Les relations sont ainsi orientées vers autrui et font que
leur performance s’influencent mutuellement. Cette dépendance à autrui
s’ancre dans l’interaction32, dont il existe deux modes de réalisation : des
interactions immédiates ou médiates33. Dans le cas des interactions
immédiates, les compétiteurs s’affrontent simultanément : le standard
d’excellence s’établit dans l’instant. Le marathon figure comme un
paradigme de ce type d’actions réciproques. En effet, le gagnant est celui
qui a couru sur les quarante kilomètres de course plus rapidement que ses
rivaux. Or, la vitesse de course des coureurs dépend, tout ou en partie, de la
vitesse des autres compétiteurs : il n’est pas rare de voir des coureurs se
retourner en pleine course afin de « garder un œil » sur les adversaires qui
les talonnent. Tous contribuent ainsi à fixer le standard de performance.34
Contrairement aux interactions immédiates, les interactions médiates
impliquent que les compétiteurs ne s’affrontent pas simultanément, mais
successivement. Dans ce type de système,
Une compétition de ski35 comme le slalom géant illustre parfaitement ce
cas de figure : les concurrents effectuent les uns après les autres une
première descente, à l’issue de laquelle un premier classement est établi.
Puis intervient un second passage où la performance précédente de leurs
adversaires détermine leur nouvelle performance, assurant ainsi la
réciprocité des actions. Remarquez encore que les compétitions sportives se
disputent bien souvent en des championnats impliquant la répétition des
épreuves : les adversaires se mesurent donc sur une saison entière ; ils ont
de multiples occasions de se comparer et partagent ainsi une histoire
commune.
Au-delà de ces deux exemples tirés du sport, il est intéressant de voir
que, dans bon nombre de systèmes sociaux privilégiant l’excellence, les
interactions médiates et immédiates sont intimement mêlées. Typiquement,
la recherche scientifique implique que les scientifiques désireux de gloire,
dans leur domaine de recherche, participent à des conférences, rencontrent
d’autres chercheurs, discutent de leurs résultats comme de ceux des autres,
lisent les articles de leurs pairs, correspondent avec leurs collègues, etc.
Figure 2 : Interaction 1
X
P
« […] chaque compétiteur est jugé séparément. A la fin, l’individu qui est
déclaré gagnant est celui qui a établi le plus grand score. Les participants
ne combattent jamais les uns contre les autres. » (Elster, 1999, p.204)
Y
Vertu = l’excellence
32
Réalisée sur la base de la présence des autres.
Par médiates, nous entendons des interactions différées dans le temps – X fait ceci
à destination de Y au temps t1 et Y répond cela au temps t3, t2 étant passé entre deux.
Un cas particulier d’interaction différée est celui des interactions réalisées par le
média d’une personne tierce – X demande à Z de dire ceci à Y (t1) et Y demande à Z
de répondre cela à X (t3).
34
Si un coureur cherche à battre le record du monde, la performance des autres
coureurs n’est pas essentielle. Cependant, ce cas de figure correspondrait à une
interaction médiate : il s’agit de faire mieux qu’un rival qui a couru dans le passé.
Z
33
Ce schéma traduit le fait que la gloire est une propriété appartenant à des
systèmes d’interactions, dont les structures relationnelles sont celles de
35
Elster prend comme exemple le patinage artistique.
40
41
phénomènes à somme nulle36 : il n’y a dans la gloire pas d’égaux, les rangs
sont rivaux et mutuellement exclusifs – i.e. il ne peut y avoir qu’un seul
médaillé d’or lors d’un marathon ou d’une compétition de ski. Cette
compétition produit un classement par rang, sur une échelle, qui hiérarchise
les agents du moins bon au meilleur et leur confère un certain statut, le tout
sous le regard attentif d’un public P. Les agents représentés par X, Y, et Z,
dépendent les uns des autres, par le fait qu’ils comparent leurs performances
entre elles – comme le symbolisent les flèches orientées de manière
réciproque – d’après les normes et les idéaux d’excellence du système de
compétition auquel ils prennent part ; ils adaptent de surcroît leur
comportement en fonction des performances de leurs rivaux, dont ils
subissent l’influence.
Ainsi, dans ce cas, la définition minimale du concept de gloire est la
suivante : la gloire est une attitude évaluative, car elle implique de classer
un individu sur une échelle ; une attitude comparative car elle dépend de la
manière dont l’individu est comparé à un idéal d’excellence et à autrui en
requérant de manière exclusive d’interagir avec lui ; une attitude directive,
puisqu’un individu est susceptible d’être glorieux en améliorant ses
performances en accomplissant l’idéal d’excellence en cause.
« Bien plus, il peut n’y avoir aucune certitude de gagner ; quelque risque
de perdre est nécessaire si le comportement doit conférer de l’honneur. »
(Elster, 1999, p.204)
Par exemple, dans la France de Montaigne, il n’y a pour un maître
d’escrime pas d’honneur à infliger, lors d’un duel, une défaite – par blessure
ou par mort – à un novice qui ne sait comment tenir correctement son arme
– celui-ci n’ayant aucune chance de vaincre, le maître, assuré de la victoire,
ne sortirait pas grandi du duel, mais au contraire diminué37 :
« L’honneur des combats consiste en la jalousie du courage, non de la
science ; et pourtant ai-je vu quelqu’un de mes amis, renommé pour grand
maître en cet exercice, choisir en ses querelles des armes qui lui ôtassent
le moyen de cet avantage, et lesquelles dépendaient entièrement de la
fortune et de l’assurance, afin qu’on n’attribuât sa victoire plutôt à son
escrime qu’à sa valeur. » (Montaigne cité par Elster, 1999, p.223)
Ces dernières remarques permettent de formuler l’argument selon lequel
un affrontement ayant pour enjeu l’honneur des deux parties n’est pas un
phénomène à somme nulle :
6.4 L’honneur et le courage
Dans le cas de l’honneur au sens de respect, le bon correspond à la vertu
du courage consistant à rester ferme en face d’un danger. Cependant, le
courage ne suffit pas pour que l’on puisse parler de l’honneur comme étant
une propriété d’un système d’interaction. Encore faut-il ajouter que le
danger provient de l’agression réelle ou potentielle d’un rival – agression
vécue comme une offense. L’honneur est ainsi une propriété possédée par
un agent dont il a été reconnu publiquement qu’il faisait « preuve de
courage en essayant d’infliger un dommage à quelqu’un qui essaye (ou
pourrait essayer) de [lui] faire la même chose » (Elster, 1999, p.205)
Par ailleurs, un élément indispensable pour acquérir de l’honneur grâce à
son comportement est le fait de s’exposer au risque de perdre
l’affrontement :
36
« L’honneur, […] contrairement à la gloire, n’est pas un phénomène à somme
nulle. » (Elster, 1999, p.205), d’où l’on infère que la gloire en est un.
« L’honneur ne requiert pas le succès de l’entreprise. […] l’honneur n’est
pas un phénomène à somme nulle. » (Elster, 1999, p.205)
La victoire ne constitue pas une fin en soi, seul importe le fait de relever
le défi au mépris de sa propre vie38. C’est pourquoi un escrimeur novice,
qu’un expert insulte, doit demander réparation de l’offense, même si le
combat paraît déséquilibré. Ainsi, pour être respecté, il s’agit d’affirmer sa
bravoure en risquant la défaite plutôt que de fuir devant le danger : la
finalité est la seule participation au duel, qu’importe le résultat.
37
En tuant ou blessant son disciple, le maître aurait montré plus d’intérêt pour sa
survie que d’intérêt pour sa réputation.
38
Cette analyse mettant le risque au cœur de la notion d’honneur, ne doit pas faire
perdre de vue que l’honneur se lave aussi dans le sang et ne correspond pas toujours à
un jeu à somme nulle. Les homicides liés à l’honneur qui n’ont pas la structure de
duels ou de vendetta attestent du contraire. Néanmoins, ces homicides, même s’ils
n’ont pas la forme usuelle, gardent une structure analogue à celle-ci : une personne en
insulte une autre qui doit répliquer sous peine d’être déshonorée.
42
43
Venons-en à présent aux relations types qui sont les conditions de
l’honneur. Les relations triadiques ou tétradiques par autoréférences
n’existent pas. En effet, dans ce cas, le courage39 étant nécessairement
orienté vers l’offenseur implique une relation pentadique où l’adversaire
constitue le public extérieur. Cet argument permet de supposer que l’estime
de soi, quand il s’agit d’honneur, dépend complètement de l’estime sociale.
Ainsi cette relation est exprimée comme suit :
Figure 3 : Interaction 2
Vertu = le courage
=
X
X désire être reconnu, comme restant ferme face au danger, par son
adversaire, et se reconnaître comme tel, du fait de son courage,
comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut social.
Par exemple, au Moyen Âge, en France, certains chevaliers errants
pratiquaient des duels privés, sans témoins oculaires.
Quant à la relation pentadique où le public extérieur ne se limite pas au
seul adversaire mais compte des témoins tiers :
X désire être reconnu comme restant ferme face au danger, par son
adversaire et un public, et se reconnaître comme tel, du fait de son courage,
comparativement à…
Par exemple, pour deux gentilshommes, du temps de Montaigne,
l’honneur se conquérait lors de duels à l’épée ayant pour témoins
l’adversaire et le public – le courage, outre de rester ferme face au risque,
s’établissait aussi grâce à des concepts épais comme l’honnêteté, l’usage de
moyens loyaux, la clémence, le désintérêt, etc.
P
La quête du respect réclame ainsi que deux agents rivaux, se sentant
offensés, interagissent en se mettant au défi de risquer un dommage sérieux
pour l’un et pour l’autre40. Au contraire de la gloire, les actions des agents
ne sont pas comparées les unes aux autres. Elles sont comparées,
indépendamment de celles de leur adversaire – ce que symbolisent les
flèches noires pleines bidirectionnelles liant X et Y à la vertu –, à des
normes que la conduite des agents ne contribue pas à fixer : il y a les actions
courageuses et celles qui ne le sont pas ex ante.41 Toutefois, si ces actions ne
sont pas comparées les unes aux autres, les capacités de réplique des
adversaires le sont et doivent être adaptées en cas de trop grand écart.
Comme en témoigne Montaigne, avant l’engagement du duel, les
adversaires, même si leur maîtrise des armes diffère, doivent être à égalité –
ce que symbolise le « = ». On peut imaginer qu’au contraire, si le duel avait
lieu entre des adversaires de même niveau, rien ne justifierait que l’un d’eux
se munisse d’une arme le diminuant techniquement.
40
39
Au contraire du courage de surmonter sa peur de la foule pour un agoraphobe.
Y
Dans des cultures de l’honneur, où la pratique de la vendetta est répandue, le
dommage peut porter sur la famille de l’un des rivaux : les parties risquent la vie de
leurs proches, comme la perte d’un fils, d’un cousin.
41
« En s’exposant au risque de mort en présence d’une tierce partie, un individu
gagne en stature aux yeux de l’observateur. […] l’action doit être à la fois courageuse
ex ante et reconnue comme telle ex post par une partie capable de conférer de
l’honneur. » (Elster, 1999, p.205)
44
45
Ainsi, c’est dans l’interaction que X et Y voient leurs actions comparées
à l’exercice de la vertu du courage comme réponse à une offense, sous le
regard du public. L’honneur consiste donc en un jeu à somme non nulle où
le simple fait de participer au duel et de s’y montrer brave confère aux deux
parties, gagnante et perdante, de l’estime : les adversaires sont ex ante des
égaux face au risque et ex post des égaux en valeur. Par contre, si durant le
duel, l’une des parties s’est montrée lâche, alors elle en est déshonorée. La
logique de l’honneur implique donc que l’agent vertueux garde ou acquière
la réputation d’être respectable et que l’agent vil la perde ou ne l’acquiert
pas. Nous avons ainsi à faire à une logique binaire : l’agent, qui, par
comparaison aux référents, s’en montre digne, est inclus dans le système
social dont il est membre, alors que celui qui s’en montre indigne se trouve
en dehors de celui-ci, soit qu’il en soit exclu – s’il n’a pas encore acquis la
réputation d’être respectable ou s’il l’a irrémédiablement perdue –, soit qu’il
en soit expulsé – si sa réputation d’être brave lui est prise. Cette logique fait
que dans une société où l’honneur est une notion centrale certains membres
de cette société sont respectés et d’autres méprisés, et que ces derniers sont
susceptibles d’être ostracisés. De fait, dans le sud des États-Unis au XIXe
siècle :
« Un garçon qui esquivait une pierre plutôt que de la laisser l’atteindre
pour ensuite répondre d’une manière similaire courait le risque d’être
ostracisé par ses camarades ». (Nisbett, Cohen, 1996, p.2)
Ainsi le cœur du concept de l’honneur, permettant de le distinguer des
autres formes d’estime, consiste minimalement en la comparaison d’un
individu offensé à un idéal de courage. L’honneur est donc une attitude
évaluative, car il implique de classer un individu dans une catégorie ; une
attitude comparative, car il dépend de la manière dont un individu est
comparé à un idéal de courage, en requérant d’interagir avec autrui pour que
la comparaison opère ; une attitude directive, parce qu’un individu est
susceptible d’acquérir de l’honneur ou d’éviter le déshonneur en
accomplissant l’idéal de courage en cause.
6.5 La grandeur et la magnanimité
La grandeur, comme figure d’estime, advient dès lors que des agents
reconnaissent en d’autres agents des qualités perçues comme la marque
indéniable de leur supériorité. Sur la composante relationnelle, la grandeur
est une relation hiérarchique traduisant le fait qu’un agent X dépasse Y sous
l’aspect que X est doté d’un attribut de magnanimité et que X occupe de
facto un rang supérieur à Y, sur l’échelle classificatrice, sur laquelle ils sont
comparés. Dans ce sens, l’individu qui est un grand est un individu
magnanime.
L’idée de « qualités perçues comme des marques de supériorités »
s’inspire de la thèse de la domination charismatique de Max Weber (Weber,
1995), qui voit dans un leader charismatique un individu établissant sa
supériorité (et sa domination) par l’exercice de facultés extraordinaires.
Pour notre part, nous préférons employer l’expression « aptitudes
exceptionnelles », plutôt que « facultés extraordinaires », pour distinguer
entre deux genres de supériorité : celle d’un individu dont la nature reste
commune à celle de l’humanité, par exemple, celle du président de la
république ou du parrain de la mafia, et celle d’un individu dont la nature
transcende celle du commun des mortels, par exemple, celle d’un saint ou
d’un empereur romain. Ainsi, des aptitudes peuvent être exceptionnelles,
mais différer en nature : la grandeur est susceptible d’être commune ou
transcendante. Ce point est à rapprocher de la conception positive
qu’Aristote se fait de la magnanimité qui se rapporte, soit à un petit
honneur, soit à un grand honneur – ce dernier étant, pour le philosophe, d’un
point de vue normatif, la magnanimité authentique, celle qui transforme la
nature de l’individu42.
Le concept de magnanimité, tel que nous l’utilisons, diffère, en partie, de
son acception actuelle en langue française où l’usage veut que la
magnanimité signifie, au sens premier, grandeur d’âme ou noblesse, et au
sens second, clémence ou générosité43. Selon nous, cet usage ne représente
qu’un mode d’application du concept et correspond à une vision
42
Boltanski et Thévenot (2005) voient dans la grandeur une hiérarchisation des états
– des statuts – des sujets sociaux dans une cité – un contexte social selon notre
terminologie. Nous ne pouvons qu’adhérer à cette conception héritée d’une longue
tradition de pensée comme le montrent très bien ces auteurs. En outre leur notion de
bien commun est tout à fait compatible avec l’éthique des vertus. Toutefois, nous ne
souscrivons pas à leur concept de « commune humanité », qu’il présente comme un
« axiome » à leur théorie leur faisant exclure de leurs analyses des sociétés
esclavagistes ou structurées selon des castes qui admettent l’existence de « soushommes ». Si la notion de grandeur doit être traitée rigoureusement, aucunes raisons
ne justifient de ne pas considérer l’idée que des êtres humains se pensent supérieurs
ou inférieurs en nature à d’autres êtres humains, voire à d’autres espèces animales.
43
Dictionnaire Le Petit Robert, édition papier de 2000.
46
47
ethnocentrique, c’est-à-dire limitée, des idéaux de grandeur. De façon à
montrer que l’on peut adopter une conception plus étendue du concept et
admettre qu’il ne soit pas borné à notre contexte social, nous nous appuyons
sur le travail du philologue R-A Gauthier qui analyse l’évolution historique
du concept, depuis l’Antiquité grecque jusqu’au Moyen Âge, en posant la
question suivante : « L’idéal de la grandeur, […] est-il païen ou chrétien ? ».
Gauthier répond que le concept de magnanimité est commun aux deux
époques, mais qu’il s’y exprime dans deux modalités distinctes. En effet, il
repère deux types de magnanimité : la première correspond à une attitude
directive d’engagement dans le monde qu’il s’agit de conquérir, de faire
céder à la volonté ; la seconde correspond à une attitude directive de
désengagement du monde, duquel il s’agit de s’évader en méprisant ce qui,
dans ce dernier, résiste à la volonté. Sous le premier type tombe, d’une part,
comme l’appelle Gauthier, l’idéal païen de la magnanimité des politiques :
« Pour les uns, la magnanimité […] ne rêve que de grandes actions et
grands exploits, victoires et conquêtes, honneur et gloire […] Telle est la
magnanimité d’un Achille ou d’un Ajax, d’un Alcibiade ou d’un Catalina,
d’un Philippe de Macédoine ou d’un César. » (Gauthier, 1951, p.489)
Cette magnanimité est celle des hommes d’action, qui, par l’imposition
de leur volonté dans le monde, à la manière des hommes illustres que
Gauthier cite, cherchent à réaliser de grandes choses. En miroir à cet idéal
païen, l’idéal chrétien de l’espérance se comprend comme suit :
« Il ne s’agira plus de conquérir le monde, mais de conquérir Dieu – et le
monde avec Dieu : la transposition mystique de la magnanimité des
politiques aboutit à l’identifier à l’espérance chrétienne. ». (Gauthier,
1951, p.490)
La pensée de saint Albert est d’après Gauthier très représentative de la
manière dont cette magnanimité était comprise par les théologiens du XIIIe
siècle :
« L’objet de l’espérance, dit saint Albert, c’est sans doute la béatitude ;
mais c’est la béatitude envisagée précisément comme quelque chose
d’immense, comme quelque chose d’élevé ; comme quelque chose de
grand, comme quelque chose de glorieux. […] Aussi l’espérance
chrétienne est-elle, avant tout, une extension de l’âme par où elle
s’agrandit aux proportions du Bien divin, un élan qui la dresse vers les
hauteurs, une élévation qui la hausse au-dessus d’elle-même, et saint
Albert n’hésite pas à souligner la parenté qu’elle acquiert ainsi avec la
magnanimité : ‘la substance même de l’acte d’espérance, dit-il, c’est de se
dilater avec magnanimité jusqu’aux biens éternels. » (Gauthier, 1951,
p.291)
Le chrétien magnanime est ainsi celui qui atteint la béatitude par la
conquête de Dieu dans l’espérance qu’il met en lui. Parmi les moyens de
cette conquête, entreprise sous le signe de cette espérance, on trouve la foi,
la prière, la purification, l’accomplissement du bien et la pratique des
diverses autres vertus théologales.
En sus de la magnanimité de conquête, le second type de magnanimité,
celle de désengagement du monde, est, comme Gauthier l’appelle, pour le
paganisme, la magnanimité des philosophes, et, pour le christianisme,
l’humilité. Ainsi pour la magnanimité des philosophes :
« Le mot d’ordre n’est plus d’entreprendre, mais de supporter
[l’adversité], l’idéal n’est plus d’épanouir ses facultés, mais de rentrer en
soi, de […] conquérir ainsi son autonomie et sa liberté. Le monde est
alors pour le magnanime l’ennemi face auquel il affirme sa dignité
d’homme et qu’il domine par son mépris. […] Telle est la magnanimité
de Socrate exaltée par Aristote et, après lui, avec les nuances que nous
avons dites, [celle des] Stoïciens. » (Gauthier, 1951, p.489-490)
En effet, Socrate incarne parfaitement cette grandeur d’âme du
philosophe, quand, lors de son discours sur la mort, dans l’Apologie, il
affiche son mépris du monde en déclarant ne pas craindre la mort. Or,
ajoute-t-il, c’est précisément pour cette raison qu’il est magnanime : « […]
c’est peut-être par là, juges, que je diffère encore de la plupart des hommes
et [que j’ose] me dire plus sage qu’un autre. ». (Platon, Apologie de Socrate,
29a-29e).
Suivant cette logique de détachement du monde, pour la magnanimité
chrétienne :
« Il ne s’agira […] plus de mépriser le monde, mais de se mépriser soimême – et le monde avec soi : la transposition mystique de la
48
49
magnanimité des philosophes aboutit à l’identifier avec l’humilité
chrétienne. » (Gauthier, 1951, p.490)
Gauthier trouve dans la doctrine de saint Bonaventure une très bonne
exemplification de la pensée chrétienne du XIIe siècle :
« […] l’humilité consiste […] à estimer ce qui est vraiment grand et à
mépriser ce qui est vil : [l’humilité] méprise les fausses grandeurs du
monde – qui ne sont en réalité que petitesse – et elle estime ce qui paraît
petit, mais qui est en réalité, devant Dieu, la vraie grandeur. Ainsi,
l’humble, et lui seul, mérite le nom de magnanime. » (Gauthier, 1951,
p.482)
Un moine franciscain anonyme, proche doctrinairement de saint
Bonaventure, expose cette même pensée en précisant que le mépris de
l’humble porte sur les honneurs et les dignités du monde et sur tout avantage
temporel – c’est donc bien hors du monde, dans Dieu, que se trouve selon
lui la véritable grandeur :
« L’humble […] ne craint pas de perdre les honneurs ou les dignités du
monde, ni aucun avantage temporel, puisqu’il rejette et méprise tout cela
comme de la boue ; aussi n’a-t-il aucun sujet de se laisser entraîner à une
vaine joie, ou à quoi que ce soit de vain. Il sait que Dieu est avec les
humbles, aussi s’appuie-t-il entièrement sur Dieu, et sur le prochain
uniquement dans la mesure où il est de Dieu. » (Gauthier, 1951, p.483)
Que nous enseigne la thèse de Gauthier ? Que les similitudes des modes
d’application, dans l’Antiquité grecque et romaine et dans le Moyen Âge
chrétien, des deux types de magnanimité semblent attester de leur caractère
d’universaux. Évidemment, on pourra opposer qu’il existe une plus ou
moins grande dépendance doctrinaire entre le monde antique et le monde
médiéval, dont on voit la trace par la discussion ininterrompue des thèses
des philosophes antiques par les théologiens chrétiens – trace que Gauthier
suit tout le long de son livre. On pourra néanmoins objecter qu’à d’autres
époques et dans d’autres aires géographiques, ces concepts paraissent très
bien s’appliquer : par exemple, pour la magnanimité comme
désengagement, le rituel indien du potlatch en Amérique du nord, que
Mauss décrit dans l’Essai, où des chefs de tribu, afin de maintenir leur rang
et établir leur honneur, se défient en détruisant leurs richesses44, semble
attester de la vigueur de ce modèle de magnanimité ; de même, en Inde les
sâdhus sont considérés comme les saints hommes de l’hindouisme. Pour la
magnanimité comme engagement, l’expansion de l’empire Inca, sous le
règne de l’empereur Pachacutec, au XVe siècle, ne semble pas différer, en
termes d’attitude, des conquêtes entreprises par les empereurs romains. De
même, les voyages entrepris à travers tout le Japon par le samouraï Musashi
Miyamoto, qui voulait établir la supériorité de sa technique de combat, en
provoquant en duel tout ce que le pays possédait de bretteurs aguerris,
semblent bien motivés par cette attitude d’engagement : grâce aux soixante
victoires que la légende lui attribue, il a acquit la réputation d’être le plus
grand samouraï de tous les temps (Miyamoto, [1977], 1998).
En sus de cette dimension comportementale, certains phénomènes
affectifs attestent que le concept de la grandeur est fermement ancré dans les
esprits. Ainsi, l’orgueil est une émotion qu’un sujet ressent typiquement
lorsqu’il pense qu’une ou plusieurs de ses réalisations, dans un certain
domaine, sont révélatrices de sa supériorité sur d’autres personnes ;
l’admiration est typiquement une émotion qu’un public ressent devant les
mérites d’une personne qui a excédé, par ses actes, un standard de
performance ; et le charisme wébérien est le phénomène émotionnel vécu
par un public qui observe une personne de très grand mérite exerçant des
« facultés extraordinaires ».
Si nous reprenons la formule relationnelle trouvée pour les autres formes
d’estime, le concept éthique épais de la grandeur correspond à la vertu de la
magnanimité, c’est-à-dire au fait de se montrer, par l’exercice d’aptitudes
exceptionnelles, supérieur à autrui. Ainsi, pour la relation tétradique
autoréférentielle :
44
« Nulle part le prestige individuel d’un chef et le prestige de son clan ne sont plus
liés à la dépense, et à l’exactitude à rendre usurairement les dons acceptés […] Dans
certains potlatch on doit dépenser tout ce que l’on a et ne rien garder. […] Dans un
certain nombre de cas, il ne s’agit même pas de donner et de rendre, mais de détruire
afin de ne pas vouloir même avoir l’air de désirer qu’on vous rende. On brûle des
boîtes entières d’huile d’olachen […] ou d’huile de baleine, on brûle les maisons et
des milliers de couvertures ; on brise les cuivres les plus chers, on les jette à l’eau,
pour écraser, pour ‘aplatir’ son rival. Non seulement on se fait ainsi progresser soimême, mais encore on fait progresser sa famille sur l’échelle sociale » (Mauss, 2006,
p.200-202)
50
51
X désire se reconnaître comme supérieur à lui-même, du fait de sa
magnanimité, comparativement à un concept éthique épais indexé à son
statut social.
Par exemple, le musicien dont nous avons déjà parlé en analysant la
gloire est mû par un désir d’être meilleur qui est aussi un désir d’être
supérieur à ce qu’il était dans le passé.
Et pour la relation pentadique :
X désire être reconnu comme supérieur par un public et/ou par un rival
du fait de sa magnanimité, et se reconnaître, comme tel, comparativement
à…
Ainsi, du côté des magnanimes par désengagement, citons pêle-mêle les
philosophes comme Socrate, les héros mythiques comme Arnold von
Winkelried, les ermites comme saint Antoine, les martyrs comme Jean
Moulin, etc.
Et du côté des magnanimes par engagement : les conquérants comme
Gengis Khan, les aventuriers comme Christophe Colomb, les sportifs d’élite
comme Carl Lewis, les puissants de l’économie comme Steve Jobs, etc.
Passons aux modes d’acquisition de la grandeur. Celle-ci est une qualité
qu’un agent peut venir à posséder de plusieurs façons. Il peut, en effet,
devenir un grand du monde en interagissant avec autrui, comme ce peut être
le cas lorsqu’un statut de rang supérieur est accessible grâce à l’excellence
de la conduite : si Carl Lewis fut une des gloires de l’athlétisme, c’est bien
parce que dans sa poursuite de l’excellence, il a su dominer ses adversaires,
tant dans la discipline du sprint que dans celle du saut en longueur,
affirmant par cela sa magnanimité. La seconde façon dont la magnanimité
s’acquiert par l’interaction se trouve dans les logiques de l’honneur-respect.
Par exemple, l’épisode de la résistance acharnée de la garnison du Fort
Alamo, en 1835, est devenu au Texas le symbole de la lutte héroïque pour
l’indépendance du Texas : lors de cette guerre d’indépendance, les cent
quatre-vingt-trois volontaires texans de la garnison, parmi lesquels se
trouvaient les héros Jim Bowie et Davy Crockett, refusèrent de battre en
retraite devant l’avancée de l’armée mexicaine ; ils se firent massacrer
jusqu’au dernier45.
En sus de l’acquisition de la magnanimité dans l’interaction, un individu
peut être un grand grâce à ses aptitudes morales exceptionnelles et à son
indexation à une communauté, dont l’idéal de grandeur ne s’acquiert pas
dans la rivalité, mais dans la seule comparaison à un idéal, c’est-à-dire grâce
à ses manières d’être vertueuses, permettant à cette personne d’accéder,
comme membre, à cette communauté d’ordre supérieur. Ainsi, Mère Teresa,
qui, pour sa conduite réputée parfaite et la réalisation supposée d’un
miracle46 – deux marques traditionnelles de la magnanimité des bienheureux
– est béatifiée en 2003, accède, grâce à cette béatification, à la dignité
transcendante des bienheureux catholiques47. Remarquons toutefois, que, si
la grandeur se confond avec la gloire, l’honneur et la dignité, il reste à ce
phénomène une dimension irréductible aux autres : un individu peut être
jugé grand sans besoin d’interactions et sans qu’il ait à exercer son intégrité
morale, seules étant requises la présence de cet individu et la comparaison à
autrui. Exemplifions : dans le cas de l’héritage d’un statut supérieur, par
lignage, l’individu est à sa naissance, de facto, un grand. Pensons à la
noblesse, aux dynasties d’empereurs, à des sociétés de caste ou à des
familles illustres48. Dans ce dernier cas, la détermination de la grandeur d’un
individu se fait comparativement à la présence d’un autre, qui, dans la
stratification sociale lui est inférieur comparativement à une marque de
magnanimité, par exemple, celle d’être d’ascendance divine. C’est donc
l’existence statutaire des uns et des autres qui est comparée relativement à
une échelle de grandeur.
45
L’annihilation de la garnison du fort par l’armée mexicaine confère à cet épisode
guerrier le caractère d’un jeu à somme nulle, mais comme Elster le dit d’un autre
phénomène à somme nulle – la boxe – (Elster, 1999, p.204) ce n’est pas l’excellence
au combat qui importe dans ce cas, mais bien la vertu du courage, c’est-à-dire le
mépris de la mort : la couardise du soldat est un objet de mépris pour ses pairs. Au
demeurant, on peut voir également dans l’admiration des Texans qui élevèrent les
résistants au rang de héros la glorification de leur sacrifice qui affaiblit et retarda
l’armée mexicaine et permit aux insurgés de remporter la guerre.
46
Le miracle qui lui est attribué est la guérison d’une femme atteinte d’une tumeur.
47
Le cas de la béatification est extrêmement intéressant car celle-ci consiste à
reconnaître qu’un bienheureux – potentiellement un saint – vivait parmi les hommes,
plutôt qu’elle ne consiste à faire accéder à la béatification une personne méritoire.
48
Comme celles des Rockefeller, des Kennedy ou des Rothschild.
52
53
nécessitant minimalement, pour cet individu, d’être mis en présence d’autrui
; une attitude directive, puisqu’un individu est susceptible d’acquérir de la
grandeur en améliorant ses performances, ou en accomplissant l’idéal de
magnanimité en cause, ou de maintenir son rang en évitant d’accomplir la
chose mésestimée.
Figure 4 : Présence 2
P
X
7 Conclusion
Y
Vertu = la magnanimité
Z
Ce schéma montre que X, Y et Z, comme membres d’une communauté,
ont des statuts inégaux : X est supérieur à Y qui est supérieur à Z
comparativement à un idéal de magnanimité, sous le regard d’un public.
Cette différence de grandeur peut s’établir par l’interaction ou par la simple
mise en présence. Notre schéma met l’emphase sur la dépendance non
causale : X, Y et Z sont, indépendamment de leurs actions, dans un rapport
hiérarchique constitutif de leur communauté. Ainsi, avant l’adoption d’une
nouvelle constitution par l’Assemblée Constitutive de l’Inde en 1949,
décrétant illégales les discriminations dont les intouchables faisaient l’objet,
quoique eût pu faire un membre de cette catégorie sociale, de bon ou de
mauvais, son infériorité, liée à l’impureté supposée de sa nature, restait
indiscutable aux yeux des membres des autres castes49. C’est l’inéluctabilité
de la condition positionnelle des catégories sociales dans certaines sociétés
qui permet précisément de distinguer analytiquement le concept de grandeur
des autres formes d’estime. On peut donc dire de la grandeur qu’elle est une
attitude évaluative, car elle implique de classer un individu sur une échelle ;
une attitude comparative car elle dépend de la manière dont l’individu est
comparé à un idéal de magnanimité sans nécessité d’interactions mais en
49
L’émancipation des intouchables est loin d’être finalisée en Inde, puisqu’ils sont
encore et toujours victimes de nombreuses discriminations.
Résumons dans les grandes lignes les arguments défendus dans notre
article. L’estime se présente comme une chose que l’être humain trouve
attractive en soi. Elle est un phénomène complexe impliquant des
mécanismes psychologiques, des formes sociales et des concepts éthiques.
Sous l’aspect psychologique, l’estime consiste en une attitude évaluative,
comparative et directive qui produit, entre sujets sociaux, un classement par
gradation ou par tiers exclu. Ces classements s’établissent sur la base d’une
comparaison des manières d’êtres de ces sujets à des normes, des standards
ou des concepts éthiques épais. Cette comparaison opère selon des
dépendances non causales qui font que des sujets sont mis en relation les
uns avec les autres en vertu de leur présence dans leurs contextes sociaux,
ou selon des dépendances causales établies sur la base des interactions de
ces sujets entre eux. La comparaison requiert cinq termes pour que l’estime
sociale déploie tous ses effets : X veut être bon comparativement à Y sous le
regard de Z et sous son propre regard. C’est donc d’une relation pentadique
que le phénomène de l’estime tire toute sa puissance. Le fait que X désire
être bon signifie que la cible finale de l’estime est la personne. Comme tels,
ce sont les traits de caractère de l’individu qui sont évalués par un public.
L’individu en quête d’estime est ainsi mû par un désir pour la vertu. Or les
vertus, en tant que concepts éthique épais, sont intimement dépendantes des
statuts sociaux endossés par un individu dans les systèmes sociaux dont il
est membre. En outre, par définition, la poursuite de la vertu réclame que
l’individu investisse des efforts pour la mener à bien. Ces arguments
assimilent la poursuite de l’estime à une quête de statut – c’est-à-dire à une
quête de reconnaissance. Ainsi, la formule générique de l’estime publique
est la suivante : X désire être reconnu vertueux par un public et/ou un rival,
et désire se reconnaître vertueux du fait de ses manières d’être vertueuses,
comparativement à un concept épais indexé à son statut social. Cette
formule possède quatre modes d’application qui correspondent aux formes
sociales d’où est abstraite cette relation pentadique. Celles-ci déterminent la
manière dont la comparaison opère et déterminent, de ce fait, la figure de
l’estime à laquelle l’individu peut prétendre : la dignité, la gloire, l’honneur
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et la grandeur, auxquelles correspondent respectivement et minimalement
quatre formes sociales, l’association, la compétition, l’offense et la
hiérarchie. Comme la quête de l’estime est une poursuite de la vertu et
comme chaque figure de l’estime possède des caractéristiques relationnelles
propres, il s’avère qu’à chacune des figures correspond une vertu cardinale.
Ainsi, à la dignité est associée l’intégrité ; à la gloire l’excellence ; à
l’honneur le courage ; et à la grandeur la magnanimité. Il est intéressant de
noter que ces vertus sont, selon notre analyse, des concepts éthiques épais
indissociables des relations sociales et des formes qu’elles revêtent. Cette
remarque laisse supposer que le savoir éthique en société repose, en partie,
sur des compétences de cognition sociale. Ainsi, comme nous l’avons déjà
dit, il n’est nul besoin pour un sportif d’élite, désirant accéder au panthéon
des plus grands de sa discipline, d’avoir lu Aristote et de connaître le
concept de magnanimité pour savoir quelles actions doivent être
impérativement sélectionnées afin d’agir en grand : seul suffit pour ce
sportif de savoir lesquels lui permettront d’établir sa supériorité sur ses
rivaux.
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