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On dit souvent que les trois passions présidant à l’existence
humaine sont le désir de propriété, le désir du pouvoir, et le
désir du prestige, de statut ou d’estime (Paul Ricoeur in
L’homme faillible). Les effets du premier désir sont décrits par
l’économie standard, les effets du second par la science politique
– et bien sûr ils sont enregistrés dans les annales de l’histoire.
Mais les effets du désir pour l’estime ont échappé à la sagacité
des chercheurs en sciences sociales. C’est presque comme s’il
existait un complot afin de ne pas rapporter ou attester le fait
que nous sommes, et avons toujours été, une espèce avide
d’honneur.
Geoffrey Brennan, Philip Pettit, The Economy of esteem
1 Introduction
Ces dernières années, des auteurs comme G. Brennan et P. Pettit (2004),
J. Elster (1999), A. Honneth (2000), L. Boltanski et L. Thévenot (1991) ont
contribué à développer la thématique de l’estime sociale. Cependant leurs
compréhensions du phénomène divergent sur de nombreux points et leurs
analyses donnent souvent l’impression d’être inconciliables. Une lecture
attentive montre cependant que leurs thèses partagent plusieurs éléments
communs qui permettent, comme nous nous proposons de le faire dans cet
article, d’établir une ontologie cohérente de l’estime sociale. Précisons
encore que cette cohérence repose sur le vocabulaire de sens commun
afférent à l’estime, dont les moralistes français ont contribué à développer
la richesse1. En effet, Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld ou La Bruyère,
bien qu’ils n’utilisent pas l’expression telle qu’elle, rendent le concept
d’estime sociale par les mots « honneur », « respect », « gloire »,
« grandeur », « dignité », « distinction », « renommée », « considération »,
ou encore « estime publique ». Notre manière de procéder dans ces pages
consistera donc à examiner ce vocabulaire et à l’analyser en nous aidant des
théories développées par les chercheurs susmentionnés.
L’estime sociale consiste en une attitude évaluative, comparative et
directive dépendante de relations établies par l’interaction ou par la mise en
présence d’un individu dans le contexte social d’un autre. Au sens le plus
fort pris par l’estime, ces relations ont la forme de relations pentadiques où
1 Elster (1999) préconise ces auteurs pour qui veut comprendre les mécanismes de
l’estime.
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l’individu en quête d’estime se compare et est comparé à un autre individu,
par un public, relativement à des idéaux moraux. Ces idéaux sont indexés à
des statuts sociaux – ce que nous illustrons au moyen d’exemples tirés
d’une étude sociologique menée aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Le
fait que les individus cherchent à être positivement estimés, relativement à
ces idéaux afférents à leurs statuts sociaux, assimile la quête de l’estime des
autres à une quête de reconnaissance. Remarquons encore que les relations
pentadiques, d’où l’estime tire son origine, se traduisent dans des formes
sociales caractéristiques qui permettent de dégager les quatre figures
principales de l’estime : la dignité, la gloire, l’honneur et la grandeur,
auxquels sont respectivement associés quatre idéaux : l’intégrité,
l’excellence, le courage et la magnanimité qu’un individu en quête d’estime
cherche à personnifier par ses manières d’être. Nous posons ainsi que
l’estime sociale consiste en un phénomène agrégeant des états mentaux, des
relations, des formes sociales, et des comportements éthiques.2
2 La nature de l’estime sociale
Comme le montre l’épigraphe à notre article, Brennan et Pettit postulent
que l’espèce humaine est une espèce avide d’honneur : les êtres humains
tendent à rechercher l’estime de leurs pairs et à éviter leur mésestime. Ces
auteurs ajoutent que
« […] L’évidence fait valoir, jusqu’à un certain point, que l’estime, de
manière inconditionnelle ou intrinsèque, a prise sur nous […] – l’estime
étant quelque chose que la nature a disposé dans l’être humain afin qu’il
la trouve attractive, peut-être pour des raisons de fitness biologique. Nous
nous préoccupons souvent de l’estime lorsqu’il y a peu ou rien à gagner
[…]. Nous nous préoccupons de notre rang vis-à-vis de gens que nous ne
serons probablement pas conduits à voir – disons ceux qui viendront après
nous – et vis-à-vis de gens qui savent si peu à notre sujet que leur opinion
ne peut guère nourrir l’image […] que nous avons de nous-mêmes.
(Brennan, Pettit, 2004, p.29)
2 Nous souhaitons vivement remercier Stéphane Augsburger, Antoine Läng et Emma
Tieffenbach, qui, par leurs remarques éclairées, ont grandement contribué à améliorer
le contenu de ces pages.