Ces dernières années, des auteurs comme G. Brennan et P. Pettit (2004), J. Elster (1999), A. Honneth (2000), L. Boltanski et L. Thévenot (1991) ont contribué à développer la thématique de l’estime sociale. Cependant leurs compréhensions du phénomène divergent sur de nombreux points et leurs analyses donnent souvent l’impression d’être inconciliables. Une lecture attentive montre cependant que leurs thèses partagent plusieurs éléments communs qui permettent, comme nous nous proposons de le faire dans cet article, d’établir une ontologie cohérente de l’estime sociale. Précisons encore que cette cohérence repose sur le vocabulaire de sens commun afférent à l’estime, dont les moralistes français ont contribué à développer la richesse. En effet, Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld ou La Bruyère, bien qu’ils n’utilisent pas l’expression telle qu’elle, rendent le concept d’estime sociale par les mots « honneur », « respect », « gloire », « grandeur », « dignité », « distinction », « renommée », « considération », ou encore « estime publique ». Notre manière de procéder dans ces pages consistera donc à examiner ce vocabulaire et à l’analyser en nous aidant des théories développées par les chercheurs susmentionnés. L’estime sociale Ou les figures de l’estime Frédéric Minner Working Paper n° 3 / 2009 Frédéric Minner est licencié en sociologie de l’Université de Genève. ISBN : 2-940386-05-2978-2-940386-07-9 DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE 1 L’estime sociale Ou les figures de l’estime Frédéric Minner Working Paper n° 3 / 2009 2 3 Table des matières Table des matières 3 1 Introduction 4 2 La nature de l’estime sociale 5 2.1 Deux modalités de la comparaison : présence et interaction 10 4 Les formes relationnelles de l’estime sociale 14 5 La reconnaissance sociale et l’éthique des vertus 18 L’estime sociale Ou les figures de l’estime Citation conseillée : Minner, Frédéric. L’estime sociale, ou les figures de l’estime (2009). Genève : Université de Genève. ISBN : 2-940386-05-2978-2-940386-07-9 6 3 6 Frédéric Minner Définition de l’estime 5.1 La formule de la relation pentadique 18 5.2 Éthique attractive et éthique impérative 20 5.3 Étude de cas 21 5.4 Les concepts éthiques épais 25 5.5 La reconnaissance sociale 27 5.6 La formule de la relation pentadique, bis 30 Les figures de l’estime 31 6.1 Les vertus cardinales de l’estime 6.2 La dignité et l’intégrité 31 33 6.3 La gloire et l’excellence 37 6.4 L’honneur et le courage 40 6.5 La grandeur et la magnanimité 44 7 Conclusion 53 8 Bibliographie 54 4 5 On dit souvent que les trois passions présidant à l’existence humaine sont le désir de propriété, le désir du pouvoir, et le désir du prestige, de statut ou d’estime (Paul Ricoeur in L’homme faillible). Les effets du premier désir sont décrits par l’économie standard, les effets du second par la science politique – et bien sûr ils sont enregistrés dans les annales de l’histoire. Mais les effets du désir pour l’estime ont échappé à la sagacité des chercheurs en sciences sociales. C’est presque comme s’il existait un complot afin de ne pas rapporter ou attester le fait que nous sommes, et avons toujours été, une espèce avide d’honneur. Geoffrey Brennan, Philip Pettit, The Economy of esteem 1 Introduction Ces dernières années, des auteurs comme G. Brennan et P. Pettit (2004), J. Elster (1999), A. Honneth (2000), L. Boltanski et L. Thévenot (1991) ont contribué à développer la thématique de l’estime sociale. Cependant leurs compréhensions du phénomène divergent sur de nombreux points et leurs analyses donnent souvent l’impression d’être inconciliables. Une lecture attentive montre cependant que leurs thèses partagent plusieurs éléments communs qui permettent, comme nous nous proposons de le faire dans cet article, d’établir une ontologie cohérente de l’estime sociale. Précisons encore que cette cohérence repose sur le vocabulaire de sens commun afférent à l’estime, dont les moralistes français ont contribué à développer la richesse1. En effet, Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld ou La Bruyère, bien qu’ils n’utilisent pas l’expression telle qu’elle, rendent le concept d’estime sociale par les mots « honneur », « respect », « gloire », « grandeur », « dignité », « distinction », « renommée », « considération », ou encore « estime publique ». Notre manière de procéder dans ces pages consistera donc à examiner ce vocabulaire et à l’analyser en nous aidant des théories développées par les chercheurs susmentionnés. l’individu en quête d’estime se compare et est comparé à un autre individu, par un public, relativement à des idéaux moraux. Ces idéaux sont indexés à des statuts sociaux – ce que nous illustrons au moyen d’exemples tirés d’une étude sociologique menée aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Le fait que les individus cherchent à être positivement estimés, relativement à ces idéaux afférents à leurs statuts sociaux, assimile la quête de l’estime des autres à une quête de reconnaissance. Remarquons encore que les relations pentadiques, d’où l’estime tire son origine, se traduisent dans des formes sociales caractéristiques qui permettent de dégager les quatre figures principales de l’estime : la dignité, la gloire, l’honneur et la grandeur, auxquels sont respectivement associés quatre idéaux : l’intégrité, l’excellence, le courage et la magnanimité qu’un individu en quête d’estime cherche à personnifier par ses manières d’être. Nous posons ainsi que l’estime sociale consiste en un phénomène agrégeant des états mentaux, des relations, des formes sociales, et des comportements éthiques.2 2 La nature de l’estime sociale Comme le montre l’épigraphe à notre article, Brennan et Pettit postulent que l’espèce humaine est une espèce avide d’honneur : les êtres humains tendent à rechercher l’estime de leurs pairs et à éviter leur mésestime. Ces auteurs ajoutent que « […] L’évidence fait valoir, jusqu’à un certain point, que l’estime, de manière inconditionnelle ou intrinsèque, a prise sur nous […] – l’estime étant quelque chose que la nature a disposé dans l’être humain afin qu’il la trouve attractive, peut-être pour des raisons de fitness biologique. Nous nous préoccupons souvent de l’estime lorsqu’il y a peu ou rien à gagner […]. Nous nous préoccupons de notre rang vis-à-vis de gens que nous ne serons probablement pas conduits à voir – disons ceux qui viendront après nous – et vis-à-vis de gens qui savent si peu à notre sujet que leur opinion ne peut guère nourrir l’image […] que nous avons de nous-mêmes. (Brennan, Pettit, 2004, p.29) L’estime sociale consiste en une attitude évaluative, comparative et directive dépendante de relations établies par l’interaction ou par la mise en présence d’un individu dans le contexte social d’un autre. Au sens le plus fort pris par l’estime, ces relations ont la forme de relations pentadiques où 2 1 Elster (1999) préconise ces auteurs pour qui veut comprendre les mécanismes de l’estime. Nous souhaitons vivement remercier Stéphane Augsburger, Antoine Läng et Emma Tieffenbach, qui, par leurs remarques éclairées, ont grandement contribué à améliorer le contenu de ces pages. 6 7 Restant prudents sur la généalogie évolutionniste du phénomène, les auteurs n’en déclarent pas moins que l’estime est une capacité naturelle de l’être humain qu’il est disposé à trouver attractive de manière inconditionnelle, « jusqu’à un certain point ». De fait, certains sujets sociaux se soucient de leur réputation auprès d’individus qu’ils ne connaîtront jamais, comme ceux de générations futures. Cet intérêt irrationnel pour l’opinion d’un public futur semble donc indiquer que l’estime est attractive de manière intrinsèque et compte pour être une fin en soi. On ne peut néanmoins nier qu’un sujet puisse, dans certaines circonstances, chercher l’estime des autres à des fins purement utilitaires, comme dans le cas où celle-ci permet d’accéder à des statuts conférant du pouvoir sur autrui. Toutefois, dans le cas de l’exercice du pouvoir, l’histoire montre que tous les grands tyrans ont su instaurer autour d’eux un véritable culte de la personnalité, comme Mao Zedong, pour ne citer que lui. Dans notre article, nous nous en tiendrons ainsi à l’hypothèse que l’estime possède une valeur intrinsèque aux yeux de l’humain, sans chercher à explorer les rapports que sa quête entretient avec celles du pouvoir ou de la richesse. 2.1 Définition de l’estime L’estime sociale est une attitude évaluative consistant à approuver ou désapprouver la ou les manières d’être au monde d’un individu. Comme objets de l’estime, ces manières d’être sont les actes, les pensées, les traits de caractère et les apparences physiques de cet individu – c’est-à-dire que tout composant relevant soit de son vécu culturel, soit de son héritage génétique, est susceptible d’être évalué comparativement à un référent axiologique. Afin d’éviter toute confusion, précisons que le concept d’estime est utilisé dans le sens technique suivant : estimer quelqu’un ou quelque chose signifie évaluer positivement ou négativement cette personne ou cette chose. Ce concept est donc neutre : il retrace le fait qu’estimer un objet signifie simplement lui conférer une valeur positive ou négative (Brennan, Pettit, 2004). Ainsi, si une manière d’être au monde d’un individu est estimée par rapport à un référent et que cette manière d’être est conforme à celui-ci, alors l’estime est positive ; dans le cas inverse, l’estime est négative. Ajoutons que les référents à partir desquels sont déterminées les valences positives ou négatives de l’estime ressortissent à trois types : ils consistent en des standards, des normes ou des idéaux (Brennan, Pettit, 2004). La propriété de ces référents axiologiques est d’orienter ce que doit être une manière d’être comparativement à eux. En effet, les mécanismes de l’estime ne se bornent pas aux seuls jugements de valeur ; ils indiquent également la direction de ce qui est à faire préférentiellement ou impérativement. Sans nous préoccuper de leur provenance culturelle, nous pouvons donner quelques exemples d’impératifs que l’on peut rencontrer dans le monde : premièrement, les impératifs portant sur ce qu’il est adéquat de faire : manger avec des baguettes ; arriver à l’heure à un rendezvous ; ouvrir les portes aux dames ; deuxièmement, ceux qui portent sur les manières de penser : ne pas convoiter la femme de son voisin ; se réjouir de la réussite d’autrui ; ne pas croire en une théorie hétérodoxe ; troisièmement, il y a ceux qui visent le paraître : se coiffer à la dernière mode ; scarifier son visage ; porter de faux ongles ; et finalement, ceux qui portent sur ce qu’il est adéquat d’être : être poli, probe, subtil ; ou de n’être pas : stupide, avare, hypocrite. Pour résumer : l’estime sociale a pour cible les caractéristiques comportementales, psychologiques et physiques d’un agent qu’elle contribue à façonner culturellement, en indiquant la direction à suivre, afin d’acquérir du prestige ou d’éviter le déshonneur. Cette conception de l’estime comme attitude est redevable à G. Brennan et P. Pettit qui considèrent que trois caractéristiques fondamentales la caractérisent : « (1) C’est une attitude évaluative Parce qu’elle implique de classer une personne sous un aspect ou un autre. (2) C’est une attitude comparative Parce que dans la plupart des cas, l’intensité de l’estime ne dépend pas seulement du classement absolu, mais aussi de la manière dont une personne se compare avec les individus pertinents dans le classement en cause. (3) C’est une attitude directive 8 9 Parce qu’un classement par rang a lieu dans des domaines où il est supposé que les agents peuvent agir sur leur performance ; par exemple, ils peuvent généralement investir plus d’efforts pour améliorer le rang qu’ils reçoivent dans la classification. » (Brennan, Pettit, 2004, p.15) L’estime consiste donc en une attitude évaluative, comparative et directive. Partant de cette triple assertion, nous proposons de nous pencher plus attentivement sur la manière dont ces trois attitudes varient selon un certain nombre de relations typiques liant les sujets sociaux entre eux. La première thèse soutient qu’estimer une personne implique de la classer. Or il existe deux manières d’effectuer un classement d’après un jugement évaluatif. En effet, lorsque nous jugeons la conduite d’un individu – sous un aspect ou un autre – nous le classons soit sur une échelle, du moins bon au meilleur, soit dans une catégorie, celui qui a réussi contre celui qui a échoué. Le classement peut donc s’effectuer selon une distribution par gradation ou selon une répartition binaire où les individus sont classés d’après le succès ou l’échec de l’action entreprise. Ce dernier point nous conduit à la thèse (2). Brennan et Pettit s’accordent pour dire que l’intensité de l’estime dont jouit un individu ne dépend pas que de son classement absolu, mais dépend aussi de la comparaison qu’il effectue entre lui et un ou des autres. Ajoutons que dans d’autres cas, cette intensité dépend de la manière dont l’individu est comparé à un référent axiologique et à lui seul. Pour illustrer le premier point, pensons à n’importe quel système de compétition où chacun se compare aux autres et se voit attribuer un rang, sur l’échelle hiérarchique, en fonction de la qualité de sa performance, comparativement à celles des autres. Le fait que l’estime ne dépende pas seulement du classement absolu, mais aussi de la comparaison à autrui, se reconnaît dans la gloire moindre que retirerait l’un des joueurs de tennis les mieux classés au monde, s’il venait à remporter un tournoi de seconde zone, comparativement à la gloire qu’il retirerait s’il remportait un tournoi du grand chelem. Pour le second point, l’estime ne dépend pas de la comparaison à autrui, mais de la comparaison des manières d’être du sujet à un référent seulement – comme lorsque le sujet est comparé à un idéal de vertu. Ainsi, un individu peut-il être estimé positivement car, entre autres exemples, il est poli, pieux, sincère, etc. C’est pourquoi ces conduites ne nécessitent pas toujours la comparaison à autrui, même si, par principe, cette comparaison est toujours possible. La personne est donc polie ou impolie, pieuse ou impie, sincère ou hypocrite, etc. selon qu’elle a accompli ou négligé les actions conférant de l’estime, comparativement à l’idéal de vertu en cause, et seulement par rapport à lui. En regard de ces arguments, la thèse (3) de Brennan et Pettit doit être légèrement modifiée. En effet, puisqu’un individu est susceptible d’acquérir de l’estime en parfaisant ses performances ou en accomplissant la chose estimée, il s’ensuit qu’il peut améliorer son rang en s’élevant d’un rang moins estimé à un rang plus estimé ou d’un rang auquel une estime neutre, ou négative, est associée, à un rang positivement estimé. C’est-à-dire que, dans le premier cas, les rangs sont évalués le long d’une échelle produisant une hiérarchisation par gradation ; et que, dans le second cas, ils sont distribués d’après une logique de tiers exclu faisant qu’à un rang estimé correspond un rang non estimé. Il existe cependant une troisième modalité par laquelle l’estime est directive, qui consiste, pour un individu, à agir avec précaution afin de ne pas perdre son rang, sans possibilité pour lui d’accroître l’estime que les autres lui portent. Dans ce cas de figure, le rang ne peut être amélioré, mais ne peut être que perdu sans possibilité de le recouvrer : « Dans certaines sociétés, il existe une présomption en faveur de l’honneur. Quoiqu'il puisse se perdre du fait d’un comportement honteux, l’individu n’a pas à l’acquérir par ses actions – en fait, il ne le peut – […] l’honneur ne peut être perdu que par l'insuccès de son détenteur à le protéger. » (Elster, 1999, p.207-208) C’est le cas, par exemple, de la vertu de modestie sexuelle, qui constitue l’honneur conféré a priori aux femmes des cultures dites « de l’honneur ». Dans ce type de culture, le déshonneur d’une femme ayant manqué à cette vertu peut correspondre au fait de parler à des inconnus, de parler trop longtemps à des commerçants, de flirter avec un homme, d’être l’objet de rumeur mettant en doute sa vertu, d’avoir des relations sexuelles illicites, ou encore, d’avoir subi un viol. Une femme déshonorée pour l’une ou l’autre des raisons susdites est susceptible d’être battue, mise au ban de la société, ou mise à mort par sa communauté et sa famille, dont l’honneur lui-même atteint doit être rétabli. Ainsi, tant que la femme agit « vertueusement », elle reste estimée, mais si elle agit avec « vice », son déshonneur est irrévocable, sa faute, suivie par les conséquences susdites, est considérée comme irréparable. On le comprend, de façon à éviter le déshonneur, la vertu de modestie sexuelle doit être cultivée : une femme se doit d’éviter les circonstances compromettantes. Ainsi, l’estime publique imprime-t-elle une direction au comportement, non au sens précédent d’améliorer son rang, mais au sens d’en éviter la perte. 10 11 3 Deux modalités de la comparaison : présence et interaction Lorsque nous comparons des choses entre elles, deux possibilités nous sont offertes : la première consiste à comparer des choses existantes et la seconde à comparer des choses qui interagissent. Ces choses peuvent être des objets non sociaux, comme des roches minérales présentant des qualités différentes – du quartz par rapport à du granit, par exemple –, ou, des objets sociaux, comme des personnes dotées d’un statut social. Ce sont bien entendu les comparaisons sociales qui nous intéressent. Ainsi, pour la comparaison d’objets existants, les mérites de Jules César peuvent être comparés à ceux d’Alexandre le Grand : « […] Étant venu à Gadès, [César] remarqua, près du temple d’Hercule, une statue d’Alexandre le Grand : il se mit alors à gémir et, comme écoeuré de son inaction, en pensant qu’il n’avait encore rien fait de mémorable à l’âge où Alexandre avait déjà soumis toute la terre, il demanda tout de suite un congé pour saisir le plus tôt possible, à Rome, les occasions de se signaler. »3 (Suétone, p.38, [1975], 2004) Puisqu’ils ne sont pas contemporains l’un de l’autre, et n’ont pu pour cela interagir, c’est du simple fait de l’existence passée d’Alexandre, que César, à la poursuite de la gloire, prend son illustre prédécesseur comme modèle de référence et se plaint de ne s’être pas encore hissé à sa hauteur. En ce qui concerne des objets en interaction, Garry Kasparov et Anatoli Karpov peuvent être comparés, puisque c’est en battant ce dernier à Moscou, le 9 novembre 1985, que Kasparov a été sacré champion du monde du jeu d’échecs. C’est leur interaction qui a permis au premier de l’emporter sur le second. Remarquons que ces deux types de comparaison opèrent d’après des dépendances : la réaction de dépit de César dépend de l’existence d’Alexandre comme référent à quoi se comparer, tandis que le sacre de champion du monde de Kasparov dépend de son interaction avec son adversaire auquel il est comparé, d’après les standards du championnat 3 On sait que les faits relatés par Suétone doivent être considérés avec prudence. Cependant, aux yeux des historiens de l’Antiquité, Suétone passe pour très bien rapporter la mentalité de l’époque – ce qui justifie le fait d’utiliser cette anecdote comme paradigme d’exemple. du monde d’échecs. Ces remarques nous conduisent à défendre la thèse selon laquelle l’estime est une propriété sociale qui dépend, d’une part, de relations de mise en présence – i.e. de relations établies sur la base de l’existence d’individus mis dans un même contexte social – et d’autre part, d’interactions connectant ces individus les uns aux autres. Ce sont ces relations qui, grâce à l’effectuation par l’esprit de comparaisons sociales, sous-tendent la manière dont les individus sont évalués. Afin d’examiner plus en détail ce dernier postulat, nous reprenons la thèse de Pettit (1996, 2005) qui soutient que la capacité de penser est une propriété socialement dépendante, et nous appliquons sa méthode d’analyse à l’estime sociale. Ainsi, « Le principal élément qui doit être toujours conservé de manière à fonder la posture du holisme social est le postulat selon lequel les individus ne sont pas entièrement indépendants (free-standing). Ils dépendent des uns et des autres pour la possession de propriétés qui sont centrales à l’être humain. » (Pettit, 2005, p.117) Au sens où nombre de propriétés caractérisant l’être humain sont dépendantes d’autres êtres humains, l’individu n’est pas un atome parfaitement indépendant de ses pairs ; il est bien un homo sociologicus inclus dans des réseaux de dépendance. Cette dépendance, nous dit Pettit, est instituée lors d’interactions entre individus ou en vertu de la présence d’autrui dans le contexte social de la personne : « Pour jouir [d’une propriété dépendante], je puis dépendre de la présence des autres, au sens de dépendre de leur existence – en particulier de leurs actions dans mon contexte social –, ou dans le sens de dépendre du fait d’interagir avec eux […] » (Pettit, 2005, p.118) N’importe laquelle des propriétés faisant d’un individu un homo sociologicus est ainsi tributaire de la présence d’autrui et/ou d’interactions avec autrui. Pour une propriété comme l’estime sociale on peut dire trivialement que, sans la présence d’un public, elle ne peut émerger. Personne n’est en effet à même de se couvrir de gloire, de jouir d’un grand honneur ou d’être un grand du monde si nul public n’a vent de ses manières d’être. L’estime reçue est ainsi dépendante de ceux qui l’accordent. La 12 13 question que soulève cette idée de la dépendance à autrui est celle de sa forme : « […], ici la distinction saillante se fait entre une dépendance de forme causale et une dépendance de forme non causale : par la première s’exerce l’influence active d’autrui, par la seconde ce n’est pas le cas. Je dépends causalement de la présence des autres pour la possession d’une vaste étendue de choses : disons, pour la capacité à parler le français, puisque j’ai appris (pick up) cette langue de mes parents, pairs et enseignants. Je dépends de façon non causale d’autrui pour la possession de toutes qualités impliquant une référence comparative ou indexicale cachée à une communauté plus large : ce n’est qu’en vertu de la présence des autres que je peux être dit grand ou riche ou couronné de succès, par exemple, même lorsque personne d’autre que moi n’est causalement responsable du fait que j’ai développé ces traits. » (Pettit, 2005, p.117-118) La dépendance causale implique qu’un individu exerce une influence active sur un autre individu lors d’une interaction : par exemple, un professeur d’histoire, qui enseigne à ses élèves que Caligula était un empereur romain cruel et vil, provoque chez ses élèves la croyance que Caligula était un empereur romain cruel et vil ; tandis que la dépendance non causale s’institue en vertu de l’indexation de la personne à une communauté où tous les individus présents sont comparables relativement à un attribut propre à ce contexte social. Pettit en donne l’exemple suivant : « Le gain de poids de Tom fait de lui la personne la plus lourde ici ». (Pettit, 1996, p. 170). Ainsi, si des personnes, qui ne se connaissent pas, sont réunies dans une pièce et que Tom y pénètre, alors, comparativement aux autres, sa récente prise de poids fait de lui le plus lourd de tous. Ce qualificatif lui est ainsi attribué de manière non causale par la simple comparaison aux autres qui n’ont aucune responsabilité dans cette prise de poids – lui seul en connaît les raisons ; leur présence est purement accidentelle, le hasard aurait pu faire que des personnes plus lourdes que Tom soient présentes dans la salle. Ainsi, dans un autre contexte, si Tom était effectivement mis en présence de gens plus lourds que lui, la comparaison produirait le résultat inverse : Tom serait le plus léger de la pièce. Cet exemple montre le rôle capital que joue l’attitude de comparaison sociale dans la dépendance non causale : c’est bien par elle qu’une relation, conférant à Tom et ses pairs un rang sur une échelle de poids, est établie. Pour appliquer la thèse des dépendances non causales à l’estime, nous allons utiliser un exemple tiré de Pettit : « l’abdication de la reine fait de son fils, le prince, le monarque légitime. » (Pettit, 1996, p.170) : X est le fils de la reine et, comme tel, le prince du royaume. Or, lorsque la reine abdique, du fait de l’arrière-plan institutionnel et des règles constitutives, par exemple, de la monarchie européenne, le prince, comme candidat légitime voué à régner sur le royaume, accède au statut de roi – statut d’un prestige plus grand que celui de prince. Ce sont donc les règles constitutives de la monarchie qui permettent au prince d’accéder à ce statut plus prestigieux : le prince « ne fait rien »4 pour être désigné roi, la reine abdique et, de facto, le statut du prince est modifié. Toutefois, comme le précise Pettit, la causalité n’est pas absente de cette modification de statut : « Le conséquent [ i.e. le prince devient le roi] est réalisé de manière survenante5 sur la réalisation de l’antécédent [i.e. l’abdication de la reine], étant donné les conditions d’arrière-plan. » (Pettit, 1996, p.170). Selon cette analyse, des faits institutionnels surviennent sur des faits bruts : l’événement « abdication de la reine » cause l’événement « le prince devient roi » sur lesquels la dépendance non causale, mettant en relation ces deux individus par leur indexation au contexte institutionnel de la monarchie, opère. C’est ainsi grâce à cette dépendance par survenance que le prince accède à un prestige plus grand. Un second exemple de dépendance non causale, pour l’estime, est celui déjà mentionné de César comparant ses réalisations à celle d’Alexandre : X, un stratège de l’Antiquité, compare l’excellence de ses réalisations à celles de Y, un autre stratège de l’Antiquité, ayant vécu 250 ans avant lui, et X perçoit que sa gloire est moindre que celle de Y, sans qu’ils n’aient interagi l’un avec l’autre. On voit que pour que la comparaison opère, les deux termes de la relation sont indexés à un même genre de groupe social – une armée de l’Antiquité – et occupent le même rang sur sa structure relationnelle, puisque César et Alexandre étaient tous deux généraux. Cet exemple est riche d’enseignements car il montre que les comparaisons peuvent opérer, sans continuité historique, d’un contexte spatio-temporel à un autre : seul est requis que l’agent identifie, par analogie, une homologie structurelle et idéelle. 4 Pour éviter les complications, nous considérons que le prince n’a aucune responsabilité dans cette abdication : il n’a pas comploté contre sa mère. Toutefois, si l’analyse de Pettit est exacte, quand le prince aurait pris part à un complot pour accéder au pouvoir, cette accession n’en resterait pas moins possible en vertu des mêmes dépendances non causales qui le mettent en relation avec la reine. 5 Notre italique. 14 15 Enfin, pour les dépendances causales, la victoire de Kasparov sur Karpov indique que l’estime peut dépendre d’interactions. Il faut néanmoins garder à l’esprit que celles-ci sont indissociables des dépendances non causales. Ainsi, c’est en vertu de leur indexation à la même communauté de référence – le cercle des joueurs d’échec professionnels – que X et Y, deux grands-maîtres, partagent les mêmes standards et idéaux de performance et que, au cours d’un match, X peut, en interagissant avec Y, se montrer supérieur à lui et ainsi accéder à la gloire. 4 Les formes relationnelles de l’estime sociale L’estime sociale est donc une propriété sociale dépendante causalement d’interactions et/ou dépendante non causalement de mises en présence, et ces dépendances sont instituées par comparaison sociale. Notre question porte, à présent, sur le nombre de termes à mettre en relation pour que la comparaison opère de manière accorder de l’estime à des sujets sociaux. Les divers exemples présentés jusque-là montrent que, très souvent, quatre termes sont requis : deux sujets sociaux, comparés à un référent axiologique, et un public effectuant la comparaison.6 Toutefois, pour compléter le tableau, encore faut-il ajouter un cinquième terme : la personne en quête d’estime, spectatrice de sa propre conduite. En effet, l’estime positive ou négative accordée par un public dépend intimement du désir sincère ou hypocrite qu’a cette personne d’agir conformément à la morale. De fait, comme le dit Smith, pour être admirée, cette personne doit aimer être digne d’éloge et non pas aimer l’éloge seul, sans quoi le public est susceptible de ne pas lui accorder son estime ou de ne la lui accorder que partiellement. L’estime fluctue ainsi selon que cette personne témoigne ou ne témoigne pas d’un souci authentique de s’appréhender comme moralement intègre : « Ceux qui sont disposés à diminuer le mérite de sa conduite l’imputeront principalement, ou entièrement, au seul amour de l’éloge, ou à ce qu’ils appellent la seule vanité. Ceux qui sont disposés à lui être plus favorable 6 Dans cette phrase, sujet social doit s’entendre dans un sens très large de manière à admettre que des collectifs homogènes soient comparables au même titre que des individus ; de même, le public peut être constitué d’un individu comme de dix mille. imputeront sa conduite principalement, ou entièrement, au désir d’être digne d’éloge, à l’amour de ce qui est véritablement honorable et noble dans la conduite humaine ; au désir non seulement d’obtenir, mais aussi de mériter, l’approbation et l’applaudissement de ses frères. » (Smith, 1999, p.190) On comprend ainsi que l’estime sociale requière qu’au désir d’estime des autres soit associé un désir d’estime de soi, et que cette association établisse l’estime comme un phénomène pentadique. Toutefois, ces cinq termes sontils toujours requis pour que l’estime déploie ses mécanismes ? Non, car il arrive que trois ou quatre termes suffisent. Nous postulons néanmoins que l’estime, dans son sens le plus fort, procède bien de relations pentadiques7, et que ce n’est que dans un sens plus faible qu’elle procède de relations triadiques ou tétradiques. Afin d’établir ce point, il est nécessaire de passer en revue les diverses relations du désir d’estime de soi et du désir d’estime des autres. Comme le dit Elster, c’est « un truisme [connu] que dans toute société certaines actions, réalisations, possessions, ou traits de caractère sont valorisés ou vus comme ‘bons’ » (Elster, 1999, p.203), et c’est un truisme supplémentaire d’avancer que « les membres d’une société peuvent […] vouloir être bons. » (Elster, 1999, p.203) Ainsi, pour l’estime de soi, c’est-àdire l’image qu’un individu se fait de lui-même, une relation triadique par laquelle un sujet social se compare à un objet du bien prend cette forme : 7 « Une relation triadique constitue la gloire dans sa forme la plus généralisée (fullblown form) ». (Elster, 1999, p.203). Elster ne considère pas le bien en cause comme étant un terme de la relation, il ne conçoit donc pas l’estime comme impliquant, « dans un sens faible », une relation tétradique, et « dans un sens fort », une relation pentadique. Nous ne souscrivons pas à cette conception des relations qui ne lient que des êtres humains entre eux : les objets, qu’ils soient idéels ou matériels, doivent être aussi inclus dans la relation. Ainsi, en logique des relations : « On définit le degré d’une relation comme le nombre des variables d’individus qu’elle met en jeu. Outre les relations dyadiques, on peut en effet concevoir des relations polyadiques : - à trois termes (triadiques) : R (x, y, z) exemple affectif : x est jaloux de y relativement à z, exemple mathématique : x est entre y et z, exemple de la vie quotidienne : x donne l’objet y à z. - à quatre termes (tétradiques) : R (x, y, z, t) en mathématiques : x est proportionnel à : A/B = C/D, dans la vie quotidienne : x achète l’objet y au prix z à t. » (Vernant, 2001, p.248) 16 17 X veut être bon sous son propre regard.8 Dans ce cas, le sujet évalue, afin de déterminer sa valeur, son propre comportement en le comparant à un bien qu’il désire personnifier. En sus d’une relation triadique, l’estime de soi s’exprime dans deux relations tétradiques : La première relation signifie que X souhaite que Z juge de sa valeur comparativement à un objet du bien, la deuxième signifie que X souhaite que Z juge de sa valeur en le comparant à ce qu’il fut dans le passé, tandis que la troisième signifie que X souhaite que Z juge de sa valeur en le comparant à Y. Finalement, une fois ces deux désirs associés, la relation pentadique définissant l’estime sociale s’écrit : X veut être bon comparativement à lui-même sous son propre regard.9 X veut être bon comparativement à Y sous son propre regard. La première relation signifie que X détermine sa valeur en se comparant à ce qu’il fut par le passé, alors que la seconde veut dire que X la détermine en se comparant à Y. Pour le désir d’estime des autres, les relations sont les mêmes, à l’exception près que c’est sous le regard d’un public Z que X agit et non sous son propre regard. De fait, la relation triadique s’écrit : X veut être bon sous le regard de Z.10 Et les relations tétradiques s’écrivent : X veut être bon comparativement à lui-même sous le regard de Z. X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z. 8 Qu’on peut réécrire : X regarde « X être bon ». X regarde « X être bon comparativement à ce qu’il fut ». 10 Z regarde « X être bon ». X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z et sous son propre regard.11 Ce dernier cas correspond au sens le plus fort que puisse revêtir l’estime : un sujet veut établir par intégrité sa valeur comparativement à un pair sous le regard d’un public. Il importe de distinguer cette relation des relations triadiques et tétradiques du désir d’estime des autres. Dans la relation triadique, un public observe un sujet relativement à un bien, mais ne le compare pas à un tiers ; dans la première relation tétradique, le public compare le sujet à lui-même ; et dans la deuxième relation tétradique, le public compare le sujet à un tiers. Dans ces trois cas, comme le dit Smith, l’estime du public est mal assurée, en vertu de l’incertitude entourant les motivations du sujet dont on ne sait pas s’il agit de manière intègre. On comprend donc que pour que les mécanismes de l’estime déploient tous leurs effets, il est nécessaire que ces cinq éléments – deux individus, un bien, un public extérieur et un public intérieur – soient réunis. Remarquons toutefois qu’il peut arriver que le public extérieur ne se distingue pas du rival à qui le sujet est comparé, comme lors d’un duel d’honneur ou d’une partie de tennis de table privée. Dans ce cas, « l’opposition et l’audience coïncident » (Elster, 1999, p.203), et les mécanismes de l’estime se déploient si tous jouent le jeu. Toutefois, aucun témoin ne peut garantir que les règles soient respectées et que les rivaux coopèrent pleinement : il n’y a pas d’arbitre, en cas de conflit, c’est la parole de l’un contre la parole de l’autre. C’est pourquoi une relation pentadique de ce type n’est pas archétypique de l’estime. De fait, pour qu’un pongiste acquière le titre de champion du monde en battant son rival de toujours, il faut que sa victoire intervienne à la finale du championnat du monde et non lors d’un match 9 11 Z et X regardent « X être bon comparativement à Y ». 18 19 d’entraînement en privé. De même, c’est la présence du public qui garantit son honneur à un chevalier prenant part à des joutes si sa conduite est brave, contrairement à un duel privé où rien ne le garantit. Il faut donc que le public soit composé de l’adversaire et d’une ou plusieurs autres personnes. Notre analyse de ces relations dérive de celle qu’Elster a produite pour traiter la gloire : « [Un] membre d’une société peut, premièrement, simplement vouloir être bon (une propriété monadique). Deuxièmement, [il] peut vouloir être meilleur que les autres (une relation dyadique). Finalement [il] peut vouloir être vu meilleur que (tous) les autres (une relation triadique). » (Elster, 1999, p.203). Cependant, on remarque qu’un sujet peut désirer autre chose qu’être meilleur que Y. Il peut aussi désirer lui être supérieur, ou égal, mais aussi, davantage qu'« être vu » par un public, il peut désirer « être reconnu » par lui. En effet, l’objectif d’une personne en quête de gloire n’est pas simplement d’être vue, mais est d’acquérir plutôt une réputation d’excellence qui la place au-dessus de ses pairs : c’est donc la reconnaissance que cette personne poursuit. Pour ces deux raisons, nous préférons dire, d’une part, que X se compare à Y, de manière à traduire que X peut souhaiter être meilleur, supérieur, ou égal en courage ou en mérite à Y, et d’autre part, que X agit sous le regard d’un public, afin d’inclure l’idée de reconnaissance dans celle d’observation. 5 La reconnaissance sociale et l’éthique des vertus 5.1 La formule de la relation pentadique L’estime sociale, au sens le plus fort de l’acquisition d’une réputation, peut être définie par une formule relationnelle à cinq termes : X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z et sous son propre regard. Notre tâche consiste, sur ce point, à expliciter ce que signifient les expressions « être bon » et « sous le regard de ». Brennan et Pettit font la distinction suivante entre l’estime et la réputation : « […] à notre sens, la réputation est distincte de l’estime. L’estime peut revenir à quelqu’un qui n’est pas réidentifiable – quelqu’un qui n’a pas un visage ou un nom reconnaissable – tandis que la réputation présuppose la réidentification. » (Brennan, Pettit, 2004, p.3) L’estime requiert qu’une personne soit identifiée comme étant un objet d’évaluation, tandis que la réputation présuppose que cette personne évaluée une première fois soit identifiable une seconde fois. D’où l’on infère que la réputation procède de l’estime, par le truchement de la réidentification de la personne déjà évaluée. Si la réidentification porte au contraire sur une personne qui n’est pas un objet d’estime – comme dans le cas où X reconnaît Y, un inconnu, car il le croise souvent dans la rue –, cette reconnaissance ne produit pas de réputation. La réputation s’attache donc à des personnes reconnues comme objets d’estime. C’est pourquoi si une personne cherche a être appréciée par un public, elle désire être reconnue comme moralement bonne. Nous avons ainsi un premier élément de réponse aux questions de savoir ce que « être bon » et « sous le regard de » signifient dans notre formule : est bonne la personne qui présente des qualités morales estimées et qui est reconnue par un public comme les personnifiant. Plus précisément, la personne en quête de bonne réputation vise la reconnaissance de ses mérites éthiques par ses pairs, c’est-à-dire la reconnaissance de sa vertu. Cette reconnaissance de la vertu du sujet est primordiale, car elle est susceptible de provoquer des modifications dans le statut social du sujet de plusieurs façons : en lui permettant de se maintenir à son rang, comme lorsque des contrats de travail sont reconduits sur la base des mérites de l’employé ; en lui permettant de changer de statut, comme lorsqu’un employé accède, lors d’une promotion, à un poste plus important dans son entreprise ; ou en lui donnant accès à un rang supérieur dans la hiérarchie de ses pairs, comme lorsqu’un joueur de tennis remporte un tournoi. Ces modifications du statut montrent que quête d’estime et quête de statut social sont indissociables, et que, sous cet aspect, l’une est descriptible en termes de l’autre et inversement. Insister sur l’idée de quête est ici indispensable. En effet, qui dit quête dit efforts soutenus pour la mener à bien : des pans entiers de vie incluant revers et fortunes peuvent lui être consacrés. De ce point de vue, il n’est pas vain de supposer que tout sujet social se soit un jour posé la question socratique « Comment devrait-on vivre ? » (Williams, 2007, p.1), ou pour l’exprimer d’un point de vue sociologique et à la troisième personne : « Quelle existence un sujet social trouve-t-il attrayante ? ». On trouve le 20 21 début d’une réponse à cette question dans le récit du jeune César à Gadès racontant le dépit du futur dictateur devant la statue d’Alexandre : César désire ardemment devenir le primus inter pares de la nation romaine sur le modèle du conquérant grec. Suétone relate cet épisode pour montrer que les désirs de grandeur de César étaient anciens et profondément ancrés dans son caractère : ils expliquent l’existence même de César. Ces traits permettent de mieux cerner les motifs à l’origine des nombreux efforts fournis par César durant sa vie pour accéder au sommet de la république et établir la dictature à Rome. Nous retenons de cet épisode hypothétique l’idée primordiale que, pour qu’un désir de reconnaissance, visant ici la grandeur, se matérialise, l’agent doit fournir des efforts soutenus. 5.2 Éthique attractive et éthique impérative D’après Brennan et Pettit, les référents axiologiques à partir desquels un sujet est évalué sont donc « des standards, des normes ou des idéaux moraux ». Or la quête de reconnaissance, comme nous l’avons établi, veut que la cible de l’estime soit la personne qui, selon le succès ou l’échec de ses tentatives de personnification de ces idéaux, est jugée vertueuse ou vicieuse. Notre objet d’analyse ultime est donc la personne et non ses actions : nous nous intéressons prioritairement aux qualités morales de la personne et secondairement à son observance de normes ou de standards. Ce point est important à souligner ; il n’est pas inutile de recourir à la distinction entre « éthique attractive » et « éthique impérative » introduite par Sidgwick12 et explicitée par Ogien : « Dans la version ‘pauvre’, l’éthique impérative est celle qui s’intéresse à ce qu’il faut faire […] ou aux états de choses qu’il faut promouvoir […] [En contraste, dans sa version ‘pauvre’] […] l’éthique attractive est celle qui s’intéresse essentiellement à la personne et, accessoirement, aux actes ou aux conséquences. Sa question principale est : ‘Quel genre de personne dois-je être ?’ et non : ‘Que dois-je faire ?’ ou ‘Quels états de choses sont préférables ?’ » (Ogien, 2004, p.604) Trois genres de conceptions morales se dégagent de cette division entre l’attractif et l’impératif « selon qu’elles se focalisent sur la personne, l’action ou les états de choses » (Ogien, 2004, p.604) : 12 The methods of ethics « Les conceptions qui se focalisent sur la personne et qu’on appelle couramment ‘éthiques des vertus’ sont plutôt du côté attractif ; les conceptions qui se focalisent sur l’action (déontologiques) ou les états de choses (conséquentialistes) sont plutôt du côté impératif. » (Ogien, 2004, p.604) Ces distinctions peuvent être reprises avec profit pour l’analyse sociologique, car elles permettent d’établir des stratégies explicatives différenciées et non exclusives permettant de rendre intelligibles les comportements moraux et l’organisation d’un collectif, ou d’une société, sous la contrainte logique que la déontologie et le conséquentialisme restent subsumés sous l’éthique des vertus. Ainsi, le repérage d’impératifs « il faut faire X », d’objectifs à atteindre « il faut promouvoir cet état de choses », et des vertus associées aux statuts sociaux « quelles sont les vertus que les sujets personnifient ? » devraient permettre d’obtenir une image complète de l’existence morale de ce collectif. 5.3 Étude de cas Cette subsumption du déontologique et du conséquentialisme sous l’éthique des vertus peut être illustrée à l’aide de données empiriques récoltées au cours d’une étude de terrain consacrée à la formation en milieu médical13 – étude menée en équipe14 sous la direction de Mathilde Bourrier. Il s’agissait pour nous d’observer une situation d’apprentissage où un médecin interne, instruit par un chef de clinique ou de salle, apprenait la technique anesthésique du bloc axillaire15. Cet apprentissage a pour particularité et intérêt de se faire sur un patient éveillé. 13 Aux Hôpitaux Universitaires de Genève, dans un service de chirurgie et d’anesthésie ambulatoires. 14 Équipe incluant Mathilde Bourrier, Sami Coll, Victoria Pais Demarco, Maxime Rebourg et nous-même. 15 Cette technique anesthésique vise à endormir le membre supérieur du patient au moyen d’une longue aiguille, reliée à un stimulateur électrique, que l’anesthésiste plante dans le bras du patient afin de rechercher les nerfs à anesthésier. Ce geste d’anesthésie locale permet d’effectuer une intervention chirurgicale au niveau du bras sans avoir recours à une anesthésie générale. 22 23 Les données auxquelles nous recourons consistent, premièrement, en un extrait d’entretien semi-directif figurant un médecin chef de clinique, et, deuxièmement, en un extrait de notes de terrain figurant un médecin chef de salle et une interne en pleine action, lors du geste, en salle d’anesthésie. 1er extrait : l’entretien À la question « Quelles sont les difficultés que vous pouvez rencontrer lorsque vous enseignez le geste à un interne ? », le chef de clinique interviewé répond « le manque de réceptivité de l’apprenant », puis explique que la réflexion avant d’agir est primordiale dans cette profession, et qu’un interne doit en faire preuve : « Il y a des gens qu’on ressent réceptifs, dans le sens d’intellectuellement alertes, qui sont impliqués dans ce qu’ils veulent faire. Puis qui ont du bon sens, on se rend compte que les gens ont de la réflexion, réfléchissent avant de faire quelque chose. Peu importe s’ils réfléchissent comme moi, pourvu qu’ils réfléchissent ; et s’ils trouvent pas la même solution que j’aurais trouvée moi, peu importe, ce qui compte c’est le résultat. Et puis qu’il y a eu une réflexion, même si elle est fausse. Au moins il y a eu réflexion. » Ainsi, si nous analysons cet extrait de discours en des termes d’éthique attractive, l’on constate que notre médecin énonce deux impératifs – le premier est conséquentialiste, le second catégorique – et que, dans le même temps, il cite une vertu matérialisée par ces impératifs : (1) Impératif conséquentialiste : il faut réfléchir avant d’agir, afin d’atteindre un résultat positif pour le patient (ce qui compte c’est le résultat)16. (2) Impératif catégorique : il faut réfléchir, que l’aboutissement de la réflexion ait de bonnes ou de mauvaises conséquences, qu’importe, il y a eu réflexion. 16 Remarquez que ce médecin – comme ses collègues d’ailleurs – tolère que les moyens instrumentaux pour atteindre ce résultat diffèrent. (3) Vertu : la raison Ainsi un interne doit être une personne raisonnée : premièrement, afin que sa réflexion permette d’obtenir les meilleurs résultats ici et maintenant pour la santé du patient ; et deuxièmement, parce que, peu importe le résultat actuel de sa réflexion, seuls comptent les résultats hypothétiques que la réflexion peut produire dans l’absolu.17 2e extrait : les notes de terrain Cet extrait montre de quelle façon, dans l’action, un chef de salle infère du comportement d’une interne qui a violé des normes associées à la pratique du geste anesthésique que cette apprenante ne possède pas encore l’une des vertus indiquant qu’un jeune médecin est formé : l’autonomie. La scène rapportée a lieu immédiatement après la fin du geste. La sociologue, qui observait la scène, pose au médecin formateur, une fois le bloc terminé, la question « Comment ça s’est passé ? » : Jean (le médecin instructeur) est vraiment fâché contre Sophie (l’interne). Il me dit qu'elle a parlé avec la patiente je ne sais pas combien de temps, et qu’elle n'a pas été capable de préparer l'oxygène au cas où une urgence « Un cas particulier de motivation non conséquentialiste est le principe […] du kantisme de tous les jours, l’impératif catégorique : fait ce qui serait le mieux si tous faisaient de même. En un sens, ce principe est lié à des conséquences, puisque l’agent accomplit ce qui ferait advenir le meilleur résultat si tout le monde faisait de même. Ce ne sont pas les conséquences de son action, cependant, mais d’un ensemble hypothétique d’actions accomplies par lui et les autres. Dans un cas donné, agir d’après le principe pourrait avoir des conséquences désastreuses pour tous, si les autres ne suivent pas l’exemple. » (Elster, 2007, p.82). Dans ce service, on peut imaginer que si tous les médecins, à l’exception d’un seul, cessaient de suivre la norme imposant de réfléchir avant d’effectuer le geste médical, alors les erreurs de jugements que pourrait commettre ce « dernier des médecins » ne sauraient être détectées par ses confrères. Ainsi comme tous seraient dans l’erreur, les conséquences pour les patients pourraient être dramatiques. C’est pour éviter ce genre de désastres que les médecins anesthésistes, que nous avons observés, obéissent à une norme de coopération commandant d’appeler impérativement un confrère dès qu’un problème qu’ils n’arrivent pas à résoudre seuls se pose de façon à être plusieurs à réfléchir pour le solutionner. 17 24 25 se présentait, ni le pansement, ni le stimulateur, etc. « Elle n'est pas autonome, elle avait le temps ». Il va regarder le plateau de médicaments pour vérifier qu’elle a fait tout ce qu'elle devait faire. C’est en ordre. « Elle a surconfiance. Il faut insister pour qu'elle comprenne. » Il m'explique qu'elle fait ce qu'elle veut. « C'est de son âge », ironise-t-il. désapprobation, typiques des mécanismes de l’estime, s’expriment, entre autres, par des émotions et qu’en retour celles-ci permettent, pour la cible de l’estime (et/ou un observateur tiers), d’identifier les raisons les ayant provoquées. 5.4 Les concepts éthiques épais On voit que Sophie, par son inaction, a violé plusieurs impératifs liés à la préparation de l’outillage indispensable pour effectuer le geste anesthésique : Avant le geste, il faut préparer le masque à oxygène, afin d’assurer la sécurité du patient. …, il faut préparer les pansements qui seront utilisés pendant le bloc. …, il faut préparer le neurostimulateur qui permet de rechercher les nerfs dans le bras. Jean, dans un premier temps, manifeste de la colère, indiquant qu’il a reconnu que le comportement de Sophie était une infraction aux règles. Ensuite, il infère à partir de ses actes qu’elle n’est pas une personne autonome : par son ironie et la remarque sur le jeune âge de son interne, il exprime du mépris pour elle.18 Sachant que les internes sont autorisés à pratiquer sans supervision le jour où leurs instructeurs référents (comme l’est Jean qui est chef de salle) leur reconnaissent suffisamment d’autonomie, on saisit les enjeux de reconnaissance qui se cristallisent autour de cette notion, en contexte. Grâce à cette observation, l’on voit comment, au cours d’une interaction, un individu infère à partir du comportement d’un autre individu que ce dernier est une personne moralement faible. Par ailleurs, les sentiments hostiles que Jean éprouve et exprime à l’égard du comportement de Sophie qui enfreint des règles – la colère – et à l’égard de son moi qui n’est pas vertueux – le mépris19– montrent que les attitudes d’approbation ou de 18 La colère est une émotion qui porte sur les actions jugées fautives des individus, alors que le mépris est une émotion visant typiquement la personne même. (Elster, 2007, p.178) 19 Honneth place la notion de mépris au cœur de sa théorie de la lutte pour la reconnaissance. Pour lui, le mépris traduit l’expérience vécue par des personnes Quelles conclusions tirer de cette analyse ? Il importe de remarquer que les actions accomplies par l’individu, dans son contexte social, sont considérées comme témoignant de sa moralité et comme la personnifiant : l’action exprime une vertu et, simultanément, l’identifie. Ainsi, une personne peut-être jugée autonome, si et seulement si, elle agit en personne autonome et est identifiée comme telle. Dans notre cas, puisque Sophie n’a préparé ni le masque à oxygène ni le reste, Jean juge que son comportement est un échec sous la description « ceci est une action autonome témoignant qu’un médecin anesthésiste est formé ». Cet exemple montre qu’un jugement portant sur un comportement en société suppose une solide intrication du factuel et de l’évaluatif. C’est pourquoi Williams dit des vertus qu’elles appartiennent à la classe des « concepts éthiques épais » : « [Les concepts éthiques épais]20 tels que la tricherie et la promesse et la brutalité et le courage paraissent exprimer une union du fait et de la valeur. La manière dont ces notions sont appliquées est déterminée par ce qu’est le monde (par exemple, par la façon dont quelqu’un s’est comporté), et aussi, dans le même temps, leur application habituellement implique une certaine évaluation de la situation, des personnes ou des actions. Plus encore, ils fournissent habituellement (quoique pas sujettes à des dénis de reconnaissance. Toutefois, il n’en parle jamais comme d’une émotion morale, mais reste sur l’idée que le mépris « signale le refus ou la privation de reconnaissance » (Honneth, 2000, p.162). Il faut néanmoins maintenir la différence entre le mépris comme attitude de déconsidération ou d’hostilité envers autrui (accompagnant des émotions comme la haine, le ressentiment, la malice, la Schadenfreude, etc.) et le mépris comme émotion morale traduisant la désapprobation du caractère de la personne. En effet, dans ce dernier cas, le mépris, s’il est justifié par de bonnes raisons, n’implique pas un déni de reconnaissance, mais signifie que la personne méprisable est reconnue comme ne personnifiant pas les qualités qu’elle est supposée ou prétend incarner. 20 En anglais, des thick ethical concept qui s’opposent à des thin ethical concept comme bien, mal, juste, inique, etc. 26 27 nécessairement de manière directe) des raisons pour l’action. » (Williams, 2007, p.129-130) Ces concepts éthiques épais, comme le montre les exemples cités par Williams, incluent des vertus (courage) comme des vices (tricherie, brutalité), ou des comportements non attribuables au caractère d’un agent (promesse)21. Tous ces concepts sont ainsi dans leur « […] application […] à la fois guidés par le monde et des guides pour l’action » (Williams, 2007, p.141). Comme telle, la vertu peut être définie comme « […] une disposition du caractère à choisir ou rejeter des actions, parce qu’elles sont d’un certain genre éthiquement pertinent. » (Williams, 2007, p.8-9). Toutefois, cette définition est insatisfaisante dans le cadre de notre discussion. En effet, comme la vertu est la cible ultime de l’estime et de la reconnaissance, en sus d’être sensible au regard d’un public, elle devrait mobiliser d’autres facultés de cognition sociale, comme celle de la comparaison sociale essentielle à l’estime. Or, tel est bien le cas : cette dernière faculté est mise au service de la détection d’équilibre de moyennes comportementales – c’est-à-dire de la détection de standards comportementaux par la comparaison des comportements entre eux. Afin de l’établir, nous recourons à la définition de la vertu d’Aristote22 : « […] La vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l’homme prudent. Mais c’est une médiété entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut […] » (Aristote, Éthique à Nicomaque II, 5, 1106 b 35 - a 5) Cette définition recoupe partiellement celle de Williams. Toutefois, la thèse essentielle de la vertu comme médiété n’est pas incluse dans la définition de Williams. Or c’est cette thèse précisément qui permet de faire le lien entre la vertu et l’estime sociale au sens d’attitude comparative. En effet, une médiété est une moyenne entre deux extrêmes. Aristote nous dit qu’elle est une moyenne entre deux vices : ainsi le courage a pour vice supérieur la témérité et pour vice inférieur la lâcheté. Sans besoin de développer, dans ces pages, la notion de vice, tenons-nous en à l’idée que la 21 Une promesse n’en a pas moins des conditions factuelles et morales de réussite et échouer à la tenir suscite généralement la désapprobation du public. 22 Les discussions actuelles en éthique des vertus sont filles d’Aristote. médiété est aussi relative à la vertu même : en effet, on peut agir avec plus ou moins de prudence, de tempérance, de modestie, de rigueur, d’excellence, de magnanimité, de courage ou d’intégrité, etc. Ce dernier point est capital pour saisir tout l’intérêt d’introduire des concepts éthiques dans une théorie de l’estime sociale. Par exemple, pour l’excellence comme médiété, un individu peut être jugé excellent par un public en fonction de la constance de son comportement relativement à la moyenne de ses comportements passés – ceux-ci traduisant sa plus ou moins grande vertu ; mais de même, un individu peut être jugé plus ou moins excellent par rapport à d’autres individus, faisant que le comportement plus ou moins vertueux d’une personne sera dépendant du comportement des autres : la moyenne comportementale s’établira donc par la comparaison sociale. Ainsi, admettons qu’un musicien veuille exceller dans son art et se montrer meilleur aujourd’hui qu’hier : sa plus ou moins grande excellence sera donc dépendante de la comparaison de son comportement actuel à ses comportements passés. Mais comme l’excellence s’établit également par rapport à autrui, si ce musicien désire se montrer meilleur que ses pairs, il devra adapter son comportement au leur, de manière à accroître le niveau de sa performance en fonction du leur : la moyenne de l’excellence dépendra donc de la comparaison sociale et du comportement des rivaux23. Cette courte démonstration indique donc que la vertu n’est pas indépendante socialement, mais qu’en sus du regard d’un public, elle requiert que l’agent et son public exercent leurs facultés de comparaison sociale et d’inférence statistique de moyennes comportementales. 5.5 La reconnaissance sociale À ce point de notre exposé, nous pouvons donner une définition satisfaisante de la reconnaissance sociale : la reconnaissance sociale consiste dans la reconnaissance par un public des mérites éthiques d’un agent.24 Ses objets sont ainsi les concepts éthiques épais afférents à un 23 Plus encore : les rivaux, s’ils désirent maintenir leur rang dans la hiérarchie, devront à leur tour adapter leur performance, faisant que notre musicien devra lui aussi réadapter le sien, etc. jusqu’à ce qu’un équilibre soit atteint. Ce sont Brennan et Pettit qui ont isolé, dans leur « modèle de la performance », cet effet de multiplication. (Brennan, Pettit, 2004, p.96-98). 24 Nous ne pouvons parler de reconnaissance sociale sans évoquer Honneth qui distingue trois types de reconnaissance : l’amour, le droit, et l’estime sociale. Il donne de la reconnaissance une définition axée sur les interactions entre sujets reposant sur les attentes et exigences normatives qu’ils nourrissent de manière réciproque et qui 28 certain statut social que l’agent vise ou auquel il désire se maintenir. Pour fondent la façon dont ils appréhendent leur propre identité : « les sujets ne peuvent parvenir à une relation pratique avec eux-mêmes que s’ils apprennent à se comprendre à partir de la perspective normative de leurs partenaires d’interaction, qui leur adressent un certain nombre d’exigences sociales. » (Honneth, 2000, p.113). Cette définition est insatisfaisante, puisque, comme nous l’avons avancé, la reconnaissance ne repose pas seulement sur des interactions, mais d’abord et avant tout sur des mises en présence. Ceci montre qu’on ne peut préjuger de la réciprocité de la reconnaissance. En outre, remarquons que l’amour et la responsabilité morale, dans le traitement qu’en fait Honneth, satisfont la définition des concepts éthiques épais, et que, pour les qualités ciblées par l’estime, il commet la même erreur que Brennan et Pettit en pensant que l’estime ne procède que par gradation, alors qu’elle procède également par des logiques de tiers exclu. Par ailleurs, l’usage qu’Honneth fait du concept occidental de « dignité humaine » est particulièrement curieux car il ne le rattache pas à l’estime sociale. Il semble pourtant naturel de penser que la « dignité humaine » est l’honneur conféré a priori à tout être vivant appartenant à l’espèce humaine. Ceci est à mettre en relation avec l’honneur conféré a priori aux femmes des cultures de l’honneur dont parle Elster. Dans ce sens, la dignité humaine ne peut s’acquérir, mais peut probablement se perdre, comme lorsqu'un individu, par exemple, un tueur en série, se montre inhumain par la violence hors norme de ses actes. Dans le contexte d’un pays occidental souscrivant à cet idéal, ce type de comportements est généralement puni par l’emprisonnement à perpétuité, voire par la peine capitale. Il semble donc bien que les droits d’un tel individu, relatifs à l’exercice de sa responsabilité morale dans la cité, lui soient confiscables à vie, s'il est jugé haïssable pour des motifs éthiques traduits en normes juridiques. Dans ce cas, on ne voit pas ce qui distingue la reconnaissance juridique de la reconnaissance par l’estime, si l’honneur de ce condamné est perdu à jamais et que son exclusion de la cité est prononcée. Au demeurant, le fait que l’amour soit le concept permettant la reconnaissance dans le cercle proche de la famille ou des amis, même s’il se fonde sur l’émotion du même nom, repose, d’après la définition de la reconnaissance d’Honneth, également sur des interactions fondées sur des exigences et des attentes normatives mutuelles. Comme telles, ces interactions sont susceptibles de décevoir ces attentes et exigences ; elles ont donc des conditions de réussite et d’échec. En effet, une mère peut être jugée peu aimante et indigne en ne personnifiant pas suffisamment l’amour maternel ; un fils peut être jugé ingrat, en ne personnifiant pas suffisamment l’amour filial ; un ami peut être haï, en agissant en traître en couchant avec la femme de son meilleur ami. La confusion d’Honneth semble provenir du fait, qu’au contraire d’Aristote (Éthique à Nicomaque, livre VIII), il ne conçoit pas l’amour comme une vertu qui se cultive et qu’une action descriptible en termes de cette vertu n’est pas toujours motivée par l’émotion du même nom : les relations amicales, amoureuses, familiales, dans toutes sociétés, étant toujours menacées par la possibilité de rupture, doivent s’entretenir de manières diverses, même si une passion comme l’amour les sous-tend. Bref, si l’on peut distinguer conceptuellement l’amour comme émotion de l’amour comme vertu, nous ne voyons pas en quoi la reconnaissance par l’amour diffère de la reconnaissance par l’estime. 29 que la reconnaissance opère, le public juge que le sujet personnifie bien les concepts éthiques associés au statut selon un double mouvement : premièrement, il faut que l’agent les possède ; deuxièmement, il faut qu’il les applique correctement. Par exemple, un interne formé pouvant accéder au statut de chef de clinique est un interne, qui, en fin de stage, est considéré comme autonome ; un médecin anesthésiste qui appelle en cas de problèmes lors d’un geste anesthésique est jugé fiable, ce qui, toutes choses égales par ailleurs, lui assure la reconduite annuelle de son contrat d’engagement à l’hôpital. Ainsi, désirer être reconnu socialement consiste à désirer posséder les vertus constitutives du statut social en cause : la reconnaissance sociale est donc indissociable d’un savoir éthique en société. C’est en ce sens que l’on peut décrire la reconnaissance sociale comme un processus de reconnaissance axiologique25, correspondant à l’identification et à l’évaluation d’une action décrite sous un concept éthique épais – action reflétant le caractère vertueux de la personne – tout en incluant une référence indexicale à une communauté, sous la forme d’un statut social, dont dépend la vertu en cause. Toutefois, le tableau est incomplet : nous venons de voir que la vertu mobilise des facultés de cognition sociale. De fait, pour que la reconnaissance opère, encore faut-il que le public soit en mesure, tout comme l’agent, d’établir le comportement statistiquement moyen. Plus encore, il faut qu’ils soient en mesure de détecter des formes sociales26, parmi lesquelles l’appartenance, l’inclusion et l’exclusion, 25 Par opposition à la reconnaissance épistémique : ceci est un arbre que je reconnais être un chêne, par exemple. 26 « […] Les entités ou les propriétés naturelles ne sont pas nécessairement des entités ou des propriétés physiques reconnues (picked out) par les lois des sciences physiques ; elles peuvent également être des formes sociales universelles qui caractérisent des formes de vie primaire qui sont elles-mêmes couplées à des mécanismes cognitifs d’attention et d’action spécifiques à des domaines tels que des ‘formats’ relationnels basiques (coopération, dominance, parenté, compétition) […], des patterns d’actions (combattre, partager, se réconcilier, jouer) […], des situations (collecte de nourriture, luttes politiques), et même des obligations et des règles prescriptives […]. Ces formes sociales, riches sur le plan inductif, facilement saisissables par des êtres compétents, rendent le comportement d’autrui prévisible et convertissent le monde social en un lieu ordonné. […] Les formes sociales sont basées sur les lois écologiques de la coopération, la subordination, la compétition et la rivalité. […] La saisie de ces formes sociales […] dépend de mécanismes de perception et de cognition appropriés, principalement le suivi du regard, l’émotion et la détection intentionnelle, et le monitoring d’action. […] Elles font partie du monde sensori-moteur de relations à la fois verticales (dominance) et horizontales (affiliation) qui prennent corps entre les membres d’un groupe et que les primates partagent avec les êtres humains. En d’autres termes, les formes sociales […] sont, 30 31 l’égalité, l’inégalité, la dominance, la hiérarchie, la rivalité, l’offense, le défi, la compétition et les équilibres à somme nulle, ou encore, la concurrence et les équilibres à somme non nulle. En effet, la dignité, la gloire, l’honneur et la grandeur surviennent tous sur des formes sociales spécifiques à leur genre. Ceci pourrait signifier que la détection de ces formes sociales par les sujets sociaux grâce à leur appareillage cognitif est essentielle dans les mécanismes de reconnaissance sociale, voire qu’ils sont précisément ce que social signifie dans cette expression. 5.6 La formule de la relation pentadique, bis Consécutivement aux arguments présentés jusqu’alors, nous pouvons modifier la formule de la relation pentadique trouvée ci-dessus, afin de la rendre opérationnelle pour continuer notre analyse des formes de l’estime. Ainsi, en transformant X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z et sous son propre regard. Nous trouvons la nouvelle formule suivante, X désire être reconnu vertueux par un public et/ou un rival, et désire se reconnaître vertueux du fait de ses manières d’être vertueuses, comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut social. Il ne faut pas se laisser abuser par l’apparente circularité de la formule : on verra ci-dessous que le terme vertueux dénote des références différentes qui brisent la circularité de la définition. pour ainsi dire, les unités organisationnelles de l’analyse grammaticale de la totalité sociale […]. » (Kaufmann, Clément, 2007/2, p. 5-6). La thèse des formes sociales trouve son origine chez Simmel (1999). 6 Les figures de l’estime 6.1 Les vertus cardinales de l’estime Les individus impliqués dans un système social valorisent un certain nombre de concepts épais traduisibles dans des comportements qui sont les seuls à donner de l’honneur. À ceux-ci sont associées des vertus qui indiquent à un individu en quête d’estime la direction à suivre. Toute la question est donc de déterminer lesquelles. Selon nous, quatre vertus élémentaires sont propres à l’estime. En effet, à chacune de ses incarnations est associée, de manière nécessaire, une vertu cardinale. Pour l’honneur comme dignité, cette vertu est l’intégrité, c’est-àdire l’accomplissement par l’individu des exigences morales afférentes à son rang ; pour la gloire, ce que les individus valorisent est l’excellence, ou dit autrement, le fait d’être le meilleur ; pour l’honneur comme respect, c’est le courage de demander raison d’une offense au péril de sa vie ; et pour la grandeur, c’est le fait de montrer sa supériorité sur autrui en exerçant sa magnanimité. Une vertu cardinale est une vertu faîtière à laquelle d’autres vertus sont subordonnées : de la sorte, un médecin anesthésiste, en personnifiant, par ses actions, les concepts de fiabilité, de raison, et d’autonomie exprime son intégrité. Ses actions décrites par ces concepts sont ainsi redescriptibles en termes d’intégrité. La possibilité de faire une telle redescription montre que les actions des sujets sociaux peuvent être décrites en termes de vertu, sans que les sujets ne possèdent eux-mêmes un terme précis pour les désigner : c’est à la façon dont ils sélectionnent leurs actions que l’on comprend qu’ils possèdent la vertu en cause. Plus précisément : « Si quelqu’un a une certaine vertu, alors cela affecte sa délibération. […] Un point important est que le terme vertu lui-même n’apparaît habituellement pas dans le contenu de la délibération. Quelqu’un qui possède une vertu particulière accomplit des actions parce qu’elles tombent sous certaines descriptions et en évite d’autres parce qu’elles tombent sous d’autres descriptions. Cette personne est décrite en termes de vertu, et telles sont ses actions : ainsi il ou elle est une personne juste ou courageuse qui accomplit des choses justes ou courageuses. Mais – et c’est là le point le plus important – il est rarement le cas que la description 32 33 qui s’applique à l’agent et à son action est la même que la description par laquelle il choisit son action. » (Williams, 2007, p.10) Si l’on considère la personne magnanime, dont Aristote donne la définition suivante : « Est magnanime celui qui se juge lui-même digne de grandes choses et qui en est réellement digne […] » (Aristote, Éthique à Nicomaque IV, 7, 1123 b 1-35), il n’y a pas de nécessité à ce qu’apparaisse, dans la délibération de cet individu, une prémisse incluant le mot magnanimité. Par exemple, sans être un lecteur d’Aristote, un joueur de tennis professionnel désireux de remporter un tournoi pensera indispensable de développer ses aptitudes – vitesse, précision, puissance, intelligence tactique, sang-froid, patience, etc. – par un entraînement intensif. En outre, au cours de la partie, son souci principal sera d’optimiser ses coups de manière à prendre l’avantage sur son adversaire pour le battre. Ainsi, même si tous ses efforts tombent adéquatement sous la description de la magnanimité, ce joueur n’a nullement besoin de connaître ce concept pour établir sa supériorité. On notera toutefois qu’il pourrait former une pensée où figurerait le mot grand. Il pourrait, de fait, désirer appartenir au cercle des plus grands joueurs du tennis mondial, où l’expression « le(s) plus grand(s) X », assez commune en français, traduirait la magnanimité ; malgré tout, ce mot n’est que peu susceptible d’apparaître dans le cours de l’action qui présente ainsi une certaine opacité éthique pour l’individu. Ce dernier argument nous permet de répondre à une objection que nous avons quelquefois rencontrée en discutant, avec des confrères, du bien fondé d’introduire dans une théorie de l’estime un vocabulaire « désuet » et « précieux » qui soit, au mieux, un cadavre de l’histoire morale occidentale, ou au pire, une survivance de l’idéologie de l’Ancien régime. Pour notre part, nous estimons que la pertinence descriptive d’un concept ne se mesure pas aux goûts du jour. Ce n’est pas parce qu’un système de pensée est désavoué pour des raisons idéologiques qu’il n’est pas susceptible de produire des vérités. On peut aller plus loin et avancer que, par sa critique même, le système porteur de désaveu a détruit ce savoir, mais que, malgré cette perte, ces vérités y persistent sous des formes plus ou moins reconnaissables. Cette réflexion procède de l’argument de la destruction du savoir éthique de Williams qui postule que par l’adoption d’une posture réflexive, des sujets peuvent détruire leurs connaissances de concepts éthiques traditionnels27 : 27 Typiquement lors de luttes idéologiques violentes comme dans les cas de révolutions politiques. « Si nous acceptons qu’il puisse y avoir un savoir au niveau hypertraditionnel ou non réflexif ; si nous acceptons la vérité patente que la réflexion de manière caractéristique perturbe, désarçonne, ou remplace ces concepts traditionnels ; et si nous convenons que, au moins telles que sont les choses, le niveau réflexif n’est pas en position de nous procurer un savoir que nous n’avions pas avant – alors nous avons atteint la conclusion non socratique notoire que, en éthique, la réflexion peut détruire le savoir. » (Williams, 2007, p.148) L’expérience de pensée de la société hypertraditionnelle présuppose une société parfaitement homogène où aucune alternative dans le domaine des concepts épais n’est disponible : il n’y a donc pas d’interrogation possible sur les pratiques éthiques, c’est-à-dire pas de réflexivité. Au contraire, une société où des modes de comportements moraux alternatifs sont disponibles est une société non homogène capable de réflexivité. Or, par cette réflexivité, les concepts traditionnels peuvent être remplacés par de nouveaux concepts qui détruisent ainsi le savoir éthique précédent : ce nouvel ordre social est donc susceptible d’avoir perdu un ensemble de connaissances éthiques connues dans l’ordre ancien.28 Ainsi, sans expliquer les raisons pour lesquelles l’éthique des vertus a subi une éclipse entre le XVIIIe siècle et le milieu du XXe, nous pouvons néanmoins asserter que nos sociétés post-modernes, supposées avoir, entre autres, aboli la morale de l’Ancien régime, regorgent de concepts éthiques épais et que l’amour des grands hommes y reste très vivace. 6.2 La dignité et l’intégrité L’honneur, au sens de dignité, résulte de la mise en concordance des manières d’être de l’individu avec les concepts épais relatifs à son statut, et à son observance des normes associées à celui-ci. C’est parce qu’il agit avec intégrité29, c’est-à-dire avec rectitude morale, que le sujet est honorable. 28 On peut se demander si le niveau réflexif implique vraiment qu’un nouveau savoir éthique est indisponible. On peut penser qu’au contraire un enrichissement des connaissances éthiques peut se produire, comme dans le cas où un anthropologue apprend à connaître les comportements moraux de la société qu’il observe, et que ces comportements sont inconnus de sa propre société. 29 Honneth parle également d’intégrité, mais en l’identifiant à la santé mental du sujet social et non à une vertu : « […] l’étude globale des différentes formes de mépris 34 35 Dans ce sens, un agent qui agit avec dignité est un agent qui vise la vertu. Si, au contraire, ses manières d’être sont imparfaites, elles sont dégradantes, voire déshonorantes, et indignes du statut social auquel il prétend. Sur la composante relationnelle, la relation triadique, traduisant la régulation et l’estime de soi s’exprime dans la formule suivante : X désire se reconnaître vertueux, du fait de ses manières d’être intègres, comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut social. Par exemple, un médecin obéissant à l’impératif catégorique « exerce toujours ta raison » et comparant son comportement actuel à celle-ci, pour déterminer s’il en est digne, personnifie l’intégrité de sa profession. Et pour les relations pentadiques : X désire être reconnu vertueux par un public et/ou un rival, et désire se reconnaître vertueux du fait de ses manières d’être intègres, comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut social. l’appliquer à ce village, on peut imaginer que, si sur une année entière cette personne est la seule de tous les villageois à s’être rendue diligemment, tous les dimanches à la messe, alors elle sera qualifiée de personne la plus pieuse du village en vertu du manque de diligence des autres. Dans le cas de l’interaction, nous pouvons reprendre l’exemple des joueurs d’échecs. Ainsi, lorsque deux grands maîtres s’affrontent pour le titre de champion du monde, leur interaction se fait en vertu de leur appartenance à l’élite de la communauté des joueurs d’échecs. Comme tels, ils cultivent les concepts épais afférents à leur statut, parmi lesquels, l’innovation, la pugnacité, la patience, l’intelligence stratégique et tactique qui contribuent à établir leur dignité de joueurs. La dignité de l’individu s’établit donc sur la base de son appartenance à une communauté et de ses interactions avec ses pairs. L’élément commun et fondamental à ces deux cas est précisément l’appartenance de l’individu à une communauté : sa dignité provient de son statut de membre du groupe. Aidons-nous d’un schéma afin d’expliciter cette idée : Figure 1 : Présence 1 Vertu = l’intégrité La dignité a pour caractéristique de s’établir par des mises en présence ou des interactions. Elle est par ailleurs redescriptible en termes des trois autres vertus cardinales susmentionnées, à l’exception près que tout homme digne n’est pas obligatoirement glorieux ou magnanime : on peut être digne sans exceller ou sans se montrer drastiquement supérieur à autrui. Commençons par illustrer la relation pentadique dans un contexte de seule mise en présence. Si, dans un village catholique, où l’observance des préceptes religieux a beaucoup d’importance pour les villageois, une personne pieuse se rend à la messe tous les dimanches, lit les textes sacrés, prie, etc., elle sera tenue par ses pairs pour être vertueuse. Toutefois, si nous reprenons la logique sous-jacente à l’histoire de Tom et de son poids pour [permet de tirer] des conclusions quant à ce qui doit contribuer à la santé ‘psychique’, à l’intégrité de l’être humain. » (Honneth, 2000, p.168). En sus d’intégrité psychique, on remarquera qu’il parle également d’intégrité sociale et physique (Honneth, 2000, p.159). P (public) Dedans Dehors X --------- Y --------- Z U, V, W Ce schéma indique que les manières d’être d’un ou plusieurs agents sont comparées à l’idéal de vertu de la communauté à laquelle ils appartiennent. C’est par leur présence dans cette communauté que les individus acquièrent le statut social auquel est associé le référent en cause. De surcroît, ce 36 37 schéma indique que ces agents sont susceptibles de s’auto-évaluer et/ou de s’évaluer entre eux comparativement à cet idéal. Le point remarquable est que, si l’agent agit avec intégrité, il est jugé favorablement par le public et/ou ses rivaux, tandis que s’il agit malhonnêtement, il est jugé défavorablement. De fait, s’il est digne des idéaux relatifs à son statut, l’agent est intégré à sa communauté, – il est dedans (ce sont X, Y et Z) ; au contraire, s’il s’en montre indigne, l’individu est susceptible d’être exclu ou expulsé de celle-ci – il est dehors (U, V, W). Ces mécanismes d’inclusion et d’exclusion montrent bien la relation fondamentale que l’homo sociologicus noue avec sa communauté d’appartenance : en vertu de son indexation à son groupe social, le membre du groupe doit, pour s’y maintenir ou s’y élever, agir avec dignité. Remarquez que pour qu’un membre soit susceptible d’être expulsé ou exclu du groupe, deux cas de figure se présentent : pour l’expulsion, soit le membre a commis bon nombre d’écarts de conduite qui révèlent la déficience de son caractère moral – si l’alcoolisme est considéré, dans certaines communautés, comme un « vice », c’est que l’alcoolique est tenu pour avoir déjà bu et pour continuer de boire –, soit il a commis une « faute grave » qui ne peut être réparée – une femme d’une culture de l’honneur déflorée avant le mariage est déshonorée irrémédiablement. Il existe également une forme d’exclusion consistant à ne pas admettre une personne dans le groupe, car elle ne possède pas la vertu élective – comme dans une société eugénique ou la pureté de la race est un concept épais30 biologiquement distribué – ou personnifie le « vice » opposé – comme dans des communautés où l’homosexualité est tenue pour être un « vice » interdisant aux homosexuels d’accéder aux avantages dont peuvent, en principe, jouir les hétérosexuels31. accomplissant pas, ou digne en acquérant une vertu élective ou en s’abstenant d’accomplir les « vices » opposés Pour la distinguer des autres formes d’honneur, l’estime sous la forme de la dignité consiste donc minimalement en une attitude évaluative, car elle implique de classer un individu dans une catégorie ; une attitude comparative, car la dignité de l’individu dépend de la manière dont il est comparé à un idéal d’intégrité sans nécessité d’interactions, mais en nécessitant minimalement l’indexation de l’individu à une communauté ; et une attitude directive puisque l’individu est susceptible de se montrer digne en accomplissant les idéaux d’intégrité en cause, plutôt qu’indigne en ne les X désire être reconnu, par un ou des rivaux et un public, comme meilleur que son ou ses rivaux du fait de son excellence, et se reconnaître comme tel, comparativement à… 6.3 La gloire et l’excellence Pour la gloire, le bon correspond à la vertu d’excellence, c’est-à-dire au fait d’être le meilleur comparativement à autrui en regard d’un concept épais. Les formules relationnelles qui lui sont associées se présentent ainsi : Relation tétradique : X désire se reconnaître être meilleur, du fait de son excellence, comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut social. Par exemple, un musicien de jazz qui, soucieux de son estime de soi, se compare à lui-même en réécoutant l’enregistrement de l’un de ses solos pour identifier les défauts de son phrasé afin de les corriger. Relation pentadique : Par exemple, le marathon implique que les coureurs s’affrontent les uns les autres et qu’un classement gradué s’établisse du fait que la poursuite de l’excellence, traduite par des concepts épais comme l’endurance, le ménagement, et la vitesse de course, est placée au centre de la compétition. 30 Au sens, par exemple, de ne pas fréquenter ou copuler avec des sous-hommes. Typiquement, l’exclusion d’un individu peut être finalisée par son emprisonnement. Par ailleurs, une stratégie pour un homosexuel, vivant dans un environnement homophobe, afin de donner « l’apparence de la vertu », et de n’être pas exclu de sa communauté, est le refuge dans le mariage hétérosexuel. 31 La gloire est ainsi une propriété dépendante de systèmes sociaux où la comparaison à la performance d’autrui prédomine : 38 39 « [Les individus] qui sont en compétition pour atteindre le premier rang sont des rivaux qui s’affrontent tout en gardant un œil les uns sur les autres, autant que sur le public. Les antécédents cognitifs de l’émotion connaissent un minimum de trois niveaux : je crois que [mon rival] croit que les autres me croient supérieur. » (Elster, 1999, p.204) Les compétiteurs visent donc intentionnellement à faire mieux qu’autrui en se comparant les uns aux autres, tout en se préoccupant d’acquérir l’estime du public. Les relations sont ainsi orientées vers autrui et font que leur performance s’influencent mutuellement. Cette dépendance à autrui s’ancre dans l’interaction32, dont il existe deux modes de réalisation : des interactions immédiates ou médiates33. Dans le cas des interactions immédiates, les compétiteurs s’affrontent simultanément : le standard d’excellence s’établit dans l’instant. Le marathon figure comme un paradigme de ce type d’actions réciproques. En effet, le gagnant est celui qui a couru sur les quarante kilomètres de course plus rapidement que ses rivaux. Or, la vitesse de course des coureurs dépend, tout ou en partie, de la vitesse des autres compétiteurs : il n’est pas rare de voir des coureurs se retourner en pleine course afin de « garder un œil » sur les adversaires qui les talonnent. Tous contribuent ainsi à fixer le standard de performance.34 Contrairement aux interactions immédiates, les interactions médiates impliquent que les compétiteurs ne s’affrontent pas simultanément, mais successivement. Dans ce type de système, Une compétition de ski35 comme le slalom géant illustre parfaitement ce cas de figure : les concurrents effectuent les uns après les autres une première descente, à l’issue de laquelle un premier classement est établi. Puis intervient un second passage où la performance précédente de leurs adversaires détermine leur nouvelle performance, assurant ainsi la réciprocité des actions. Remarquez encore que les compétitions sportives se disputent bien souvent en des championnats impliquant la répétition des épreuves : les adversaires se mesurent donc sur une saison entière ; ils ont de multiples occasions de se comparer et partagent ainsi une histoire commune. Au-delà de ces deux exemples tirés du sport, il est intéressant de voir que, dans bon nombre de systèmes sociaux privilégiant l’excellence, les interactions médiates et immédiates sont intimement mêlées. Typiquement, la recherche scientifique implique que les scientifiques désireux de gloire, dans leur domaine de recherche, participent à des conférences, rencontrent d’autres chercheurs, discutent de leurs résultats comme de ceux des autres, lisent les articles de leurs pairs, correspondent avec leurs collègues, etc. Figure 2 : Interaction 1 X P « […] chaque compétiteur est jugé séparément. A la fin, l’individu qui est déclaré gagnant est celui qui a établi le plus grand score. Les participants ne combattent jamais les uns contre les autres. » (Elster, 1999, p.204) Y Vertu = l’excellence 32 Réalisée sur la base de la présence des autres. Par médiates, nous entendons des interactions différées dans le temps – X fait ceci à destination de Y au temps t1 et Y répond cela au temps t3, t2 étant passé entre deux. Un cas particulier d’interaction différée est celui des interactions réalisées par le média d’une personne tierce – X demande à Z de dire ceci à Y (t1) et Y demande à Z de répondre cela à X (t3). 34 Si un coureur cherche à battre le record du monde, la performance des autres coureurs n’est pas essentielle. Cependant, ce cas de figure correspondrait à une interaction médiate : il s’agit de faire mieux qu’un rival qui a couru dans le passé. Z 33 Ce schéma traduit le fait que la gloire est une propriété appartenant à des systèmes d’interactions, dont les structures relationnelles sont celles de 35 Elster prend comme exemple le patinage artistique. 40 41 phénomènes à somme nulle36 : il n’y a dans la gloire pas d’égaux, les rangs sont rivaux et mutuellement exclusifs – i.e. il ne peut y avoir qu’un seul médaillé d’or lors d’un marathon ou d’une compétition de ski. Cette compétition produit un classement par rang, sur une échelle, qui hiérarchise les agents du moins bon au meilleur et leur confère un certain statut, le tout sous le regard attentif d’un public P. Les agents représentés par X, Y, et Z, dépendent les uns des autres, par le fait qu’ils comparent leurs performances entre elles – comme le symbolisent les flèches orientées de manière réciproque – d’après les normes et les idéaux d’excellence du système de compétition auquel ils prennent part ; ils adaptent de surcroît leur comportement en fonction des performances de leurs rivaux, dont ils subissent l’influence. Ainsi, dans ce cas, la définition minimale du concept de gloire est la suivante : la gloire est une attitude évaluative, car elle implique de classer un individu sur une échelle ; une attitude comparative car elle dépend de la manière dont l’individu est comparé à un idéal d’excellence et à autrui en requérant de manière exclusive d’interagir avec lui ; une attitude directive, puisqu’un individu est susceptible d’être glorieux en améliorant ses performances en accomplissant l’idéal d’excellence en cause. « Bien plus, il peut n’y avoir aucune certitude de gagner ; quelque risque de perdre est nécessaire si le comportement doit conférer de l’honneur. » (Elster, 1999, p.204) Par exemple, dans la France de Montaigne, il n’y a pour un maître d’escrime pas d’honneur à infliger, lors d’un duel, une défaite – par blessure ou par mort – à un novice qui ne sait comment tenir correctement son arme – celui-ci n’ayant aucune chance de vaincre, le maître, assuré de la victoire, ne sortirait pas grandi du duel, mais au contraire diminué37 : « L’honneur des combats consiste en la jalousie du courage, non de la science ; et pourtant ai-je vu quelqu’un de mes amis, renommé pour grand maître en cet exercice, choisir en ses querelles des armes qui lui ôtassent le moyen de cet avantage, et lesquelles dépendaient entièrement de la fortune et de l’assurance, afin qu’on n’attribuât sa victoire plutôt à son escrime qu’à sa valeur. » (Montaigne cité par Elster, 1999, p.223) Ces dernières remarques permettent de formuler l’argument selon lequel un affrontement ayant pour enjeu l’honneur des deux parties n’est pas un phénomène à somme nulle : 6.4 L’honneur et le courage Dans le cas de l’honneur au sens de respect, le bon correspond à la vertu du courage consistant à rester ferme en face d’un danger. Cependant, le courage ne suffit pas pour que l’on puisse parler de l’honneur comme étant une propriété d’un système d’interaction. Encore faut-il ajouter que le danger provient de l’agression réelle ou potentielle d’un rival – agression vécue comme une offense. L’honneur est ainsi une propriété possédée par un agent dont il a été reconnu publiquement qu’il faisait « preuve de courage en essayant d’infliger un dommage à quelqu’un qui essaye (ou pourrait essayer) de [lui] faire la même chose » (Elster, 1999, p.205) Par ailleurs, un élément indispensable pour acquérir de l’honneur grâce à son comportement est le fait de s’exposer au risque de perdre l’affrontement : 36 « L’honneur, […] contrairement à la gloire, n’est pas un phénomène à somme nulle. » (Elster, 1999, p.205), d’où l’on infère que la gloire en est un. « L’honneur ne requiert pas le succès de l’entreprise. […] l’honneur n’est pas un phénomène à somme nulle. » (Elster, 1999, p.205) La victoire ne constitue pas une fin en soi, seul importe le fait de relever le défi au mépris de sa propre vie38. C’est pourquoi un escrimeur novice, qu’un expert insulte, doit demander réparation de l’offense, même si le combat paraît déséquilibré. Ainsi, pour être respecté, il s’agit d’affirmer sa bravoure en risquant la défaite plutôt que de fuir devant le danger : la finalité est la seule participation au duel, qu’importe le résultat. 37 En tuant ou blessant son disciple, le maître aurait montré plus d’intérêt pour sa survie que d’intérêt pour sa réputation. 38 Cette analyse mettant le risque au cœur de la notion d’honneur, ne doit pas faire perdre de vue que l’honneur se lave aussi dans le sang et ne correspond pas toujours à un jeu à somme nulle. Les homicides liés à l’honneur qui n’ont pas la structure de duels ou de vendetta attestent du contraire. Néanmoins, ces homicides, même s’ils n’ont pas la forme usuelle, gardent une structure analogue à celle-ci : une personne en insulte une autre qui doit répliquer sous peine d’être déshonorée. 42 43 Venons-en à présent aux relations types qui sont les conditions de l’honneur. Les relations triadiques ou tétradiques par autoréférences n’existent pas. En effet, dans ce cas, le courage39 étant nécessairement orienté vers l’offenseur implique une relation pentadique où l’adversaire constitue le public extérieur. Cet argument permet de supposer que l’estime de soi, quand il s’agit d’honneur, dépend complètement de l’estime sociale. Ainsi cette relation est exprimée comme suit : Figure 3 : Interaction 2 Vertu = le courage = X X désire être reconnu, comme restant ferme face au danger, par son adversaire, et se reconnaître comme tel, du fait de son courage, comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut social. Par exemple, au Moyen Âge, en France, certains chevaliers errants pratiquaient des duels privés, sans témoins oculaires. Quant à la relation pentadique où le public extérieur ne se limite pas au seul adversaire mais compte des témoins tiers : X désire être reconnu comme restant ferme face au danger, par son adversaire et un public, et se reconnaître comme tel, du fait de son courage, comparativement à… Par exemple, pour deux gentilshommes, du temps de Montaigne, l’honneur se conquérait lors de duels à l’épée ayant pour témoins l’adversaire et le public – le courage, outre de rester ferme face au risque, s’établissait aussi grâce à des concepts épais comme l’honnêteté, l’usage de moyens loyaux, la clémence, le désintérêt, etc. P La quête du respect réclame ainsi que deux agents rivaux, se sentant offensés, interagissent en se mettant au défi de risquer un dommage sérieux pour l’un et pour l’autre40. Au contraire de la gloire, les actions des agents ne sont pas comparées les unes aux autres. Elles sont comparées, indépendamment de celles de leur adversaire – ce que symbolisent les flèches noires pleines bidirectionnelles liant X et Y à la vertu –, à des normes que la conduite des agents ne contribue pas à fixer : il y a les actions courageuses et celles qui ne le sont pas ex ante.41 Toutefois, si ces actions ne sont pas comparées les unes aux autres, les capacités de réplique des adversaires le sont et doivent être adaptées en cas de trop grand écart. Comme en témoigne Montaigne, avant l’engagement du duel, les adversaires, même si leur maîtrise des armes diffère, doivent être à égalité – ce que symbolise le « = ». On peut imaginer qu’au contraire, si le duel avait lieu entre des adversaires de même niveau, rien ne justifierait que l’un d’eux se munisse d’une arme le diminuant techniquement. 40 39 Au contraire du courage de surmonter sa peur de la foule pour un agoraphobe. Y Dans des cultures de l’honneur, où la pratique de la vendetta est répandue, le dommage peut porter sur la famille de l’un des rivaux : les parties risquent la vie de leurs proches, comme la perte d’un fils, d’un cousin. 41 « En s’exposant au risque de mort en présence d’une tierce partie, un individu gagne en stature aux yeux de l’observateur. […] l’action doit être à la fois courageuse ex ante et reconnue comme telle ex post par une partie capable de conférer de l’honneur. » (Elster, 1999, p.205) 44 45 Ainsi, c’est dans l’interaction que X et Y voient leurs actions comparées à l’exercice de la vertu du courage comme réponse à une offense, sous le regard du public. L’honneur consiste donc en un jeu à somme non nulle où le simple fait de participer au duel et de s’y montrer brave confère aux deux parties, gagnante et perdante, de l’estime : les adversaires sont ex ante des égaux face au risque et ex post des égaux en valeur. Par contre, si durant le duel, l’une des parties s’est montrée lâche, alors elle en est déshonorée. La logique de l’honneur implique donc que l’agent vertueux garde ou acquière la réputation d’être respectable et que l’agent vil la perde ou ne l’acquiert pas. Nous avons ainsi à faire à une logique binaire : l’agent, qui, par comparaison aux référents, s’en montre digne, est inclus dans le système social dont il est membre, alors que celui qui s’en montre indigne se trouve en dehors de celui-ci, soit qu’il en soit exclu – s’il n’a pas encore acquis la réputation d’être respectable ou s’il l’a irrémédiablement perdue –, soit qu’il en soit expulsé – si sa réputation d’être brave lui est prise. Cette logique fait que dans une société où l’honneur est une notion centrale certains membres de cette société sont respectés et d’autres méprisés, et que ces derniers sont susceptibles d’être ostracisés. De fait, dans le sud des États-Unis au XIXe siècle : « Un garçon qui esquivait une pierre plutôt que de la laisser l’atteindre pour ensuite répondre d’une manière similaire courait le risque d’être ostracisé par ses camarades ». (Nisbett, Cohen, 1996, p.2) Ainsi le cœur du concept de l’honneur, permettant de le distinguer des autres formes d’estime, consiste minimalement en la comparaison d’un individu offensé à un idéal de courage. L’honneur est donc une attitude évaluative, car il implique de classer un individu dans une catégorie ; une attitude comparative, car il dépend de la manière dont un individu est comparé à un idéal de courage, en requérant d’interagir avec autrui pour que la comparaison opère ; une attitude directive, parce qu’un individu est susceptible d’acquérir de l’honneur ou d’éviter le déshonneur en accomplissant l’idéal de courage en cause. 6.5 La grandeur et la magnanimité La grandeur, comme figure d’estime, advient dès lors que des agents reconnaissent en d’autres agents des qualités perçues comme la marque indéniable de leur supériorité. Sur la composante relationnelle, la grandeur est une relation hiérarchique traduisant le fait qu’un agent X dépasse Y sous l’aspect que X est doté d’un attribut de magnanimité et que X occupe de facto un rang supérieur à Y, sur l’échelle classificatrice, sur laquelle ils sont comparés. Dans ce sens, l’individu qui est un grand est un individu magnanime. L’idée de « qualités perçues comme des marques de supériorités » s’inspire de la thèse de la domination charismatique de Max Weber (Weber, 1995), qui voit dans un leader charismatique un individu établissant sa supériorité (et sa domination) par l’exercice de facultés extraordinaires. Pour notre part, nous préférons employer l’expression « aptitudes exceptionnelles », plutôt que « facultés extraordinaires », pour distinguer entre deux genres de supériorité : celle d’un individu dont la nature reste commune à celle de l’humanité, par exemple, celle du président de la république ou du parrain de la mafia, et celle d’un individu dont la nature transcende celle du commun des mortels, par exemple, celle d’un saint ou d’un empereur romain. Ainsi, des aptitudes peuvent être exceptionnelles, mais différer en nature : la grandeur est susceptible d’être commune ou transcendante. Ce point est à rapprocher de la conception positive qu’Aristote se fait de la magnanimité qui se rapporte, soit à un petit honneur, soit à un grand honneur – ce dernier étant, pour le philosophe, d’un point de vue normatif, la magnanimité authentique, celle qui transforme la nature de l’individu42. Le concept de magnanimité, tel que nous l’utilisons, diffère, en partie, de son acception actuelle en langue française où l’usage veut que la magnanimité signifie, au sens premier, grandeur d’âme ou noblesse, et au sens second, clémence ou générosité43. Selon nous, cet usage ne représente qu’un mode d’application du concept et correspond à une vision 42 Boltanski et Thévenot (2005) voient dans la grandeur une hiérarchisation des états – des statuts – des sujets sociaux dans une cité – un contexte social selon notre terminologie. Nous ne pouvons qu’adhérer à cette conception héritée d’une longue tradition de pensée comme le montrent très bien ces auteurs. En outre leur notion de bien commun est tout à fait compatible avec l’éthique des vertus. Toutefois, nous ne souscrivons pas à leur concept de « commune humanité », qu’il présente comme un « axiome » à leur théorie leur faisant exclure de leurs analyses des sociétés esclavagistes ou structurées selon des castes qui admettent l’existence de « soushommes ». Si la notion de grandeur doit être traitée rigoureusement, aucunes raisons ne justifient de ne pas considérer l’idée que des êtres humains se pensent supérieurs ou inférieurs en nature à d’autres êtres humains, voire à d’autres espèces animales. 43 Dictionnaire Le Petit Robert, édition papier de 2000. 46 47 ethnocentrique, c’est-à-dire limitée, des idéaux de grandeur. De façon à montrer que l’on peut adopter une conception plus étendue du concept et admettre qu’il ne soit pas borné à notre contexte social, nous nous appuyons sur le travail du philologue R-A Gauthier qui analyse l’évolution historique du concept, depuis l’Antiquité grecque jusqu’au Moyen Âge, en posant la question suivante : « L’idéal de la grandeur, […] est-il païen ou chrétien ? ». Gauthier répond que le concept de magnanimité est commun aux deux époques, mais qu’il s’y exprime dans deux modalités distinctes. En effet, il repère deux types de magnanimité : la première correspond à une attitude directive d’engagement dans le monde qu’il s’agit de conquérir, de faire céder à la volonté ; la seconde correspond à une attitude directive de désengagement du monde, duquel il s’agit de s’évader en méprisant ce qui, dans ce dernier, résiste à la volonté. Sous le premier type tombe, d’une part, comme l’appelle Gauthier, l’idéal païen de la magnanimité des politiques : « Pour les uns, la magnanimité […] ne rêve que de grandes actions et grands exploits, victoires et conquêtes, honneur et gloire […] Telle est la magnanimité d’un Achille ou d’un Ajax, d’un Alcibiade ou d’un Catalina, d’un Philippe de Macédoine ou d’un César. » (Gauthier, 1951, p.489) Cette magnanimité est celle des hommes d’action, qui, par l’imposition de leur volonté dans le monde, à la manière des hommes illustres que Gauthier cite, cherchent à réaliser de grandes choses. En miroir à cet idéal païen, l’idéal chrétien de l’espérance se comprend comme suit : « Il ne s’agira plus de conquérir le monde, mais de conquérir Dieu – et le monde avec Dieu : la transposition mystique de la magnanimité des politiques aboutit à l’identifier à l’espérance chrétienne. ». (Gauthier, 1951, p.490) La pensée de saint Albert est d’après Gauthier très représentative de la manière dont cette magnanimité était comprise par les théologiens du XIIIe siècle : « L’objet de l’espérance, dit saint Albert, c’est sans doute la béatitude ; mais c’est la béatitude envisagée précisément comme quelque chose d’immense, comme quelque chose d’élevé ; comme quelque chose de grand, comme quelque chose de glorieux. […] Aussi l’espérance chrétienne est-elle, avant tout, une extension de l’âme par où elle s’agrandit aux proportions du Bien divin, un élan qui la dresse vers les hauteurs, une élévation qui la hausse au-dessus d’elle-même, et saint Albert n’hésite pas à souligner la parenté qu’elle acquiert ainsi avec la magnanimité : ‘la substance même de l’acte d’espérance, dit-il, c’est de se dilater avec magnanimité jusqu’aux biens éternels. » (Gauthier, 1951, p.291) Le chrétien magnanime est ainsi celui qui atteint la béatitude par la conquête de Dieu dans l’espérance qu’il met en lui. Parmi les moyens de cette conquête, entreprise sous le signe de cette espérance, on trouve la foi, la prière, la purification, l’accomplissement du bien et la pratique des diverses autres vertus théologales. En sus de la magnanimité de conquête, le second type de magnanimité, celle de désengagement du monde, est, comme Gauthier l’appelle, pour le paganisme, la magnanimité des philosophes, et, pour le christianisme, l’humilité. Ainsi pour la magnanimité des philosophes : « Le mot d’ordre n’est plus d’entreprendre, mais de supporter [l’adversité], l’idéal n’est plus d’épanouir ses facultés, mais de rentrer en soi, de […] conquérir ainsi son autonomie et sa liberté. Le monde est alors pour le magnanime l’ennemi face auquel il affirme sa dignité d’homme et qu’il domine par son mépris. […] Telle est la magnanimité de Socrate exaltée par Aristote et, après lui, avec les nuances que nous avons dites, [celle des] Stoïciens. » (Gauthier, 1951, p.489-490) En effet, Socrate incarne parfaitement cette grandeur d’âme du philosophe, quand, lors de son discours sur la mort, dans l’Apologie, il affiche son mépris du monde en déclarant ne pas craindre la mort. Or, ajoute-t-il, c’est précisément pour cette raison qu’il est magnanime : « […] c’est peut-être par là, juges, que je diffère encore de la plupart des hommes et [que j’ose] me dire plus sage qu’un autre. ». (Platon, Apologie de Socrate, 29a-29e). Suivant cette logique de détachement du monde, pour la magnanimité chrétienne : « Il ne s’agira […] plus de mépriser le monde, mais de se mépriser soimême – et le monde avec soi : la transposition mystique de la 48 49 magnanimité des philosophes aboutit à l’identifier avec l’humilité chrétienne. » (Gauthier, 1951, p.490) Gauthier trouve dans la doctrine de saint Bonaventure une très bonne exemplification de la pensée chrétienne du XIIe siècle : « […] l’humilité consiste […] à estimer ce qui est vraiment grand et à mépriser ce qui est vil : [l’humilité] méprise les fausses grandeurs du monde – qui ne sont en réalité que petitesse – et elle estime ce qui paraît petit, mais qui est en réalité, devant Dieu, la vraie grandeur. Ainsi, l’humble, et lui seul, mérite le nom de magnanime. » (Gauthier, 1951, p.482) Un moine franciscain anonyme, proche doctrinairement de saint Bonaventure, expose cette même pensée en précisant que le mépris de l’humble porte sur les honneurs et les dignités du monde et sur tout avantage temporel – c’est donc bien hors du monde, dans Dieu, que se trouve selon lui la véritable grandeur : « L’humble […] ne craint pas de perdre les honneurs ou les dignités du monde, ni aucun avantage temporel, puisqu’il rejette et méprise tout cela comme de la boue ; aussi n’a-t-il aucun sujet de se laisser entraîner à une vaine joie, ou à quoi que ce soit de vain. Il sait que Dieu est avec les humbles, aussi s’appuie-t-il entièrement sur Dieu, et sur le prochain uniquement dans la mesure où il est de Dieu. » (Gauthier, 1951, p.483) Que nous enseigne la thèse de Gauthier ? Que les similitudes des modes d’application, dans l’Antiquité grecque et romaine et dans le Moyen Âge chrétien, des deux types de magnanimité semblent attester de leur caractère d’universaux. Évidemment, on pourra opposer qu’il existe une plus ou moins grande dépendance doctrinaire entre le monde antique et le monde médiéval, dont on voit la trace par la discussion ininterrompue des thèses des philosophes antiques par les théologiens chrétiens – trace que Gauthier suit tout le long de son livre. On pourra néanmoins objecter qu’à d’autres époques et dans d’autres aires géographiques, ces concepts paraissent très bien s’appliquer : par exemple, pour la magnanimité comme désengagement, le rituel indien du potlatch en Amérique du nord, que Mauss décrit dans l’Essai, où des chefs de tribu, afin de maintenir leur rang et établir leur honneur, se défient en détruisant leurs richesses44, semble attester de la vigueur de ce modèle de magnanimité ; de même, en Inde les sâdhus sont considérés comme les saints hommes de l’hindouisme. Pour la magnanimité comme engagement, l’expansion de l’empire Inca, sous le règne de l’empereur Pachacutec, au XVe siècle, ne semble pas différer, en termes d’attitude, des conquêtes entreprises par les empereurs romains. De même, les voyages entrepris à travers tout le Japon par le samouraï Musashi Miyamoto, qui voulait établir la supériorité de sa technique de combat, en provoquant en duel tout ce que le pays possédait de bretteurs aguerris, semblent bien motivés par cette attitude d’engagement : grâce aux soixante victoires que la légende lui attribue, il a acquit la réputation d’être le plus grand samouraï de tous les temps (Miyamoto, [1977], 1998). En sus de cette dimension comportementale, certains phénomènes affectifs attestent que le concept de la grandeur est fermement ancré dans les esprits. Ainsi, l’orgueil est une émotion qu’un sujet ressent typiquement lorsqu’il pense qu’une ou plusieurs de ses réalisations, dans un certain domaine, sont révélatrices de sa supériorité sur d’autres personnes ; l’admiration est typiquement une émotion qu’un public ressent devant les mérites d’une personne qui a excédé, par ses actes, un standard de performance ; et le charisme wébérien est le phénomène émotionnel vécu par un public qui observe une personne de très grand mérite exerçant des « facultés extraordinaires ». Si nous reprenons la formule relationnelle trouvée pour les autres formes d’estime, le concept éthique épais de la grandeur correspond à la vertu de la magnanimité, c’est-à-dire au fait de se montrer, par l’exercice d’aptitudes exceptionnelles, supérieur à autrui. Ainsi, pour la relation tétradique autoréférentielle : 44 « Nulle part le prestige individuel d’un chef et le prestige de son clan ne sont plus liés à la dépense, et à l’exactitude à rendre usurairement les dons acceptés […] Dans certains potlatch on doit dépenser tout ce que l’on a et ne rien garder. […] Dans un certain nombre de cas, il ne s’agit même pas de donner et de rendre, mais de détruire afin de ne pas vouloir même avoir l’air de désirer qu’on vous rende. On brûle des boîtes entières d’huile d’olachen […] ou d’huile de baleine, on brûle les maisons et des milliers de couvertures ; on brise les cuivres les plus chers, on les jette à l’eau, pour écraser, pour ‘aplatir’ son rival. Non seulement on se fait ainsi progresser soimême, mais encore on fait progresser sa famille sur l’échelle sociale » (Mauss, 2006, p.200-202) 50 51 X désire se reconnaître comme supérieur à lui-même, du fait de sa magnanimité, comparativement à un concept éthique épais indexé à son statut social. Par exemple, le musicien dont nous avons déjà parlé en analysant la gloire est mû par un désir d’être meilleur qui est aussi un désir d’être supérieur à ce qu’il était dans le passé. Et pour la relation pentadique : X désire être reconnu comme supérieur par un public et/ou par un rival du fait de sa magnanimité, et se reconnaître, comme tel, comparativement à… Ainsi, du côté des magnanimes par désengagement, citons pêle-mêle les philosophes comme Socrate, les héros mythiques comme Arnold von Winkelried, les ermites comme saint Antoine, les martyrs comme Jean Moulin, etc. Et du côté des magnanimes par engagement : les conquérants comme Gengis Khan, les aventuriers comme Christophe Colomb, les sportifs d’élite comme Carl Lewis, les puissants de l’économie comme Steve Jobs, etc. Passons aux modes d’acquisition de la grandeur. Celle-ci est une qualité qu’un agent peut venir à posséder de plusieurs façons. Il peut, en effet, devenir un grand du monde en interagissant avec autrui, comme ce peut être le cas lorsqu’un statut de rang supérieur est accessible grâce à l’excellence de la conduite : si Carl Lewis fut une des gloires de l’athlétisme, c’est bien parce que dans sa poursuite de l’excellence, il a su dominer ses adversaires, tant dans la discipline du sprint que dans celle du saut en longueur, affirmant par cela sa magnanimité. La seconde façon dont la magnanimité s’acquiert par l’interaction se trouve dans les logiques de l’honneur-respect. Par exemple, l’épisode de la résistance acharnée de la garnison du Fort Alamo, en 1835, est devenu au Texas le symbole de la lutte héroïque pour l’indépendance du Texas : lors de cette guerre d’indépendance, les cent quatre-vingt-trois volontaires texans de la garnison, parmi lesquels se trouvaient les héros Jim Bowie et Davy Crockett, refusèrent de battre en retraite devant l’avancée de l’armée mexicaine ; ils se firent massacrer jusqu’au dernier45. En sus de l’acquisition de la magnanimité dans l’interaction, un individu peut être un grand grâce à ses aptitudes morales exceptionnelles et à son indexation à une communauté, dont l’idéal de grandeur ne s’acquiert pas dans la rivalité, mais dans la seule comparaison à un idéal, c’est-à-dire grâce à ses manières d’être vertueuses, permettant à cette personne d’accéder, comme membre, à cette communauté d’ordre supérieur. Ainsi, Mère Teresa, qui, pour sa conduite réputée parfaite et la réalisation supposée d’un miracle46 – deux marques traditionnelles de la magnanimité des bienheureux – est béatifiée en 2003, accède, grâce à cette béatification, à la dignité transcendante des bienheureux catholiques47. Remarquons toutefois, que, si la grandeur se confond avec la gloire, l’honneur et la dignité, il reste à ce phénomène une dimension irréductible aux autres : un individu peut être jugé grand sans besoin d’interactions et sans qu’il ait à exercer son intégrité morale, seules étant requises la présence de cet individu et la comparaison à autrui. Exemplifions : dans le cas de l’héritage d’un statut supérieur, par lignage, l’individu est à sa naissance, de facto, un grand. Pensons à la noblesse, aux dynasties d’empereurs, à des sociétés de caste ou à des familles illustres48. Dans ce dernier cas, la détermination de la grandeur d’un individu se fait comparativement à la présence d’un autre, qui, dans la stratification sociale lui est inférieur comparativement à une marque de magnanimité, par exemple, celle d’être d’ascendance divine. C’est donc l’existence statutaire des uns et des autres qui est comparée relativement à une échelle de grandeur. 45 L’annihilation de la garnison du fort par l’armée mexicaine confère à cet épisode guerrier le caractère d’un jeu à somme nulle, mais comme Elster le dit d’un autre phénomène à somme nulle – la boxe – (Elster, 1999, p.204) ce n’est pas l’excellence au combat qui importe dans ce cas, mais bien la vertu du courage, c’est-à-dire le mépris de la mort : la couardise du soldat est un objet de mépris pour ses pairs. Au demeurant, on peut voir également dans l’admiration des Texans qui élevèrent les résistants au rang de héros la glorification de leur sacrifice qui affaiblit et retarda l’armée mexicaine et permit aux insurgés de remporter la guerre. 46 Le miracle qui lui est attribué est la guérison d’une femme atteinte d’une tumeur. 47 Le cas de la béatification est extrêmement intéressant car celle-ci consiste à reconnaître qu’un bienheureux – potentiellement un saint – vivait parmi les hommes, plutôt qu’elle ne consiste à faire accéder à la béatification une personne méritoire. 48 Comme celles des Rockefeller, des Kennedy ou des Rothschild. 52 53 nécessitant minimalement, pour cet individu, d’être mis en présence d’autrui ; une attitude directive, puisqu’un individu est susceptible d’acquérir de la grandeur en améliorant ses performances, ou en accomplissant l’idéal de magnanimité en cause, ou de maintenir son rang en évitant d’accomplir la chose mésestimée. Figure 4 : Présence 2 P X 7 Conclusion Y Vertu = la magnanimité Z Ce schéma montre que X, Y et Z, comme membres d’une communauté, ont des statuts inégaux : X est supérieur à Y qui est supérieur à Z comparativement à un idéal de magnanimité, sous le regard d’un public. Cette différence de grandeur peut s’établir par l’interaction ou par la simple mise en présence. Notre schéma met l’emphase sur la dépendance non causale : X, Y et Z sont, indépendamment de leurs actions, dans un rapport hiérarchique constitutif de leur communauté. Ainsi, avant l’adoption d’une nouvelle constitution par l’Assemblée Constitutive de l’Inde en 1949, décrétant illégales les discriminations dont les intouchables faisaient l’objet, quoique eût pu faire un membre de cette catégorie sociale, de bon ou de mauvais, son infériorité, liée à l’impureté supposée de sa nature, restait indiscutable aux yeux des membres des autres castes49. C’est l’inéluctabilité de la condition positionnelle des catégories sociales dans certaines sociétés qui permet précisément de distinguer analytiquement le concept de grandeur des autres formes d’estime. On peut donc dire de la grandeur qu’elle est une attitude évaluative, car elle implique de classer un individu sur une échelle ; une attitude comparative car elle dépend de la manière dont l’individu est comparé à un idéal de magnanimité sans nécessité d’interactions mais en 49 L’émancipation des intouchables est loin d’être finalisée en Inde, puisqu’ils sont encore et toujours victimes de nombreuses discriminations. Résumons dans les grandes lignes les arguments défendus dans notre article. L’estime se présente comme une chose que l’être humain trouve attractive en soi. Elle est un phénomène complexe impliquant des mécanismes psychologiques, des formes sociales et des concepts éthiques. Sous l’aspect psychologique, l’estime consiste en une attitude évaluative, comparative et directive qui produit, entre sujets sociaux, un classement par gradation ou par tiers exclu. Ces classements s’établissent sur la base d’une comparaison des manières d’êtres de ces sujets à des normes, des standards ou des concepts éthiques épais. Cette comparaison opère selon des dépendances non causales qui font que des sujets sont mis en relation les uns avec les autres en vertu de leur présence dans leurs contextes sociaux, ou selon des dépendances causales établies sur la base des interactions de ces sujets entre eux. La comparaison requiert cinq termes pour que l’estime sociale déploie tous ses effets : X veut être bon comparativement à Y sous le regard de Z et sous son propre regard. C’est donc d’une relation pentadique que le phénomène de l’estime tire toute sa puissance. Le fait que X désire être bon signifie que la cible finale de l’estime est la personne. Comme tels, ce sont les traits de caractère de l’individu qui sont évalués par un public. L’individu en quête d’estime est ainsi mû par un désir pour la vertu. Or les vertus, en tant que concepts éthique épais, sont intimement dépendantes des statuts sociaux endossés par un individu dans les systèmes sociaux dont il est membre. En outre, par définition, la poursuite de la vertu réclame que l’individu investisse des efforts pour la mener à bien. Ces arguments assimilent la poursuite de l’estime à une quête de statut – c’est-à-dire à une quête de reconnaissance. Ainsi, la formule générique de l’estime publique est la suivante : X désire être reconnu vertueux par un public et/ou un rival, et désire se reconnaître vertueux du fait de ses manières d’être vertueuses, comparativement à un concept épais indexé à son statut social. Cette formule possède quatre modes d’application qui correspondent aux formes sociales d’où est abstraite cette relation pentadique. Celles-ci déterminent la manière dont la comparaison opère et déterminent, de ce fait, la figure de l’estime à laquelle l’individu peut prétendre : la dignité, la gloire, l’honneur 54 55 et la grandeur, auxquelles correspondent respectivement et minimalement quatre formes sociales, l’association, la compétition, l’offense et la hiérarchie. Comme la quête de l’estime est une poursuite de la vertu et comme chaque figure de l’estime possède des caractéristiques relationnelles propres, il s’avère qu’à chacune des figures correspond une vertu cardinale. Ainsi, à la dignité est associée l’intégrité ; à la gloire l’excellence ; à l’honneur le courage ; et à la grandeur la magnanimité. Il est intéressant de noter que ces vertus sont, selon notre analyse, des concepts éthiques épais indissociables des relations sociales et des formes qu’elles revêtent. Cette remarque laisse supposer que le savoir éthique en société repose, en partie, sur des compétences de cognition sociale. Ainsi, comme nous l’avons déjà dit, il n’est nul besoin pour un sportif d’élite, désirant accéder au panthéon des plus grands de sa discipline, d’avoir lu Aristote et de connaître le concept de magnanimité pour savoir quelles actions doivent être impérativement sélectionnées afin d’agir en grand : seul suffit pour ce sportif de savoir lesquels lui permettront d’établir sa supériorité sur ses rivaux. 8 Bibliographie NISBETT, E. Richard, COHEN, Dov (1996). Culture of honor, the psychology of violence in the south. Boulder : Westview press. MUSASHI Miyamoto (1998 [1997]). Traité des cinq roues. Paris : Albin Michel OGIEN Ruwen (2004). « La philosophie morale a-t-elle besoin des sciences sociales ? » in L’Année sociologique, 54 (2) : 589-606. PETTIT, Philip (2005 [2002]). « Defining and defending social holism » in Rules, reasons and norms. New York : Oxford University Press. PETTIT, Philip (1996 [1993]). The common mind, New York : Oxford University Press. PLATON (1995 [1965]). 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