radio de la Kriegsmarine, c'est connaître la position de l'ennemi, c'est-à-dire pénétrer
dans l'état de son esprit à un moment donné (...). C'est cette leçon que Turing n'oubliera
pas dès 1945 au moment où l'électronique (...) rend possible concrètement la réalisation
de ce qui, en 1936, n'était qu'une idéalité, celle de la machine de Turing». Jean Lassègue
réfère ici à ce qu’il est convenu d’appeler les «fonctions calculables au sens de Turing».3
Dans «L'intelligence artificielle : pensée et calcul», Jean Lassègue propose «de
s'affranchir de l'attitude naturelle de rejet qui entoure encore l'appellation d'intelligence
artificielle», afin de «[l’]envisager (...) comme un projet scientifique et technologique
exigeant, comme tous les autres, une critique épistémologique».
À ce propos, Jean Lassègue soulève la question suivante : «S'agit-il d'une science à part
entière, d'une technologie liée à l'invention de l'ordinateur ou ne serait-elle pas plutôt
devenue, au cours de sa brève histoire, ce que l'on appelle aujourd'hui une “techno-
science” ?» Et, dans sa conclusion, il dit qu’elle est «devenue (...) une “techno-science”» :
[L'intelligence artificielle] (...) vise d'abord à comprendre un certain nombre de
phénomènes, à tester des hypothèses et à faire des expériences par le biais de
simulations informatiques. Or l'appréciation de la justesse d'une simulation est très
subjective et c'est pourquoi l'intelligence artificielle est loin de prétendre à la même rigueur
que les mathématiques ou la physique. L'intelligence artificielle, comme son histoire l'a
amplement montré depuis sa naissance, fait plutôt partie de ce que l'on a coutume
d'appeler la "techno-science", c'est-à-dire ce passage obligé où la science mesure ces
impacts technologiques à l'aune des impératifs sociaux.
Comme «premier trait distinctif» de «l’intelligence artificielle», prise comme «projet
scientifique et technologique», Jean Lassègue retient, «dans une première
approximation, que l'ambition de l'intelligence artificielle consiste à vouloir préciser de
façon objective et scientifique la vieille image platonicienne du colombier», que Platon
emploie «dans le Théètète» (197 a-b). Et «pour justifier ce premier trait distinctif et le
développer», il s’engage dans une «argumentation [à] deux volets, le premier
épistémologique et le second historique». Nous nous intéressons au «premier».
«[L’]argumentation» que Jean Lassègue propose au sujet du «volet (...) épistémologique»
est tributaire de ses «options philosophiques» qu’il «résume (...) aux deux points
suivants» :
Il n'y a pas de domaine théorique commun à la philosophie et à la science. Le domaine du
théorique relève exclusivement du domaine de la science tandis que la philosophie couvre
entièrement le domaine du théorétique. Le théorétique est une approche réflexive dans le
domaine du concept : c'est un point de vue qui ne cherche pas à constituer sur le mode de
l'objectivité scientifique un rapport à l'objet mais sur le mode de la mise au jour de ses
conditions de possibilité. La distinction entre théorique et théorétique n'est pas spécieuse ;
elle a été pensée sous de multiples formes au cours de l'histoire de la philosophie depuis
Platon ; elle n'implique pas que l'esprit de quiconque en particulier soit intégralement et
continûment rangé dans l'une ou l'autre catégorie : le théorétique ne manque pas au
scientifique même s'il n'apparaît pas directement dans ses travaux, ni le théorique au
philosophe, même s'il ne cherche pas de contact privilégié avec la science, car il hérite d'un
contexte culturel qui lui en fournit toujours un certain état. Une épistémologie qui veut tirer
parti de l'inspiration mutuelle, toujours possible, entre la philosophie et la science implique
3 Stephen C. Kleene, Logique mathématique, traduction de Jean Largeault, Paris, 1971, Librairie Armand Colin,
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