Samuel guttenplan*
PSYCHOLOGIE DU SENS COMMUN
ET SCIENCE COGNITIVE
(traduit de l'anglais par P. Engel)
1.
Qu'y
a-t-il
dans un nom? Pas mal de choses
Je n'aime pas le label « psychologie ordinaire ». Il me semble impliquer faussement que
la psychologie ordinaire est une entreprise beaucoup plus unitaire et systématique qu'elle ne
Test en réalité, mais je ne veux pas traiter de ce point ici. J'entends plutôt critiquer le mot
« ordinaire » dans le label. En particulier, je pense qu'il nous induit à suivre deux directions
qui sont toutes deux problématiques. L'une des manières de la comprendre implique que la
psychologie ordinaire est simplement une partie de la connaissance non reflexive commune
dont sont équipés les humains
;
c'est-à-dire un scheme que nous utilisons tous dans nos
tentatives naïves pour expliquer le comportement de nos semblables humains. Selon l'autre
manière de comprendre le label, la psychologie ordinaire est quelque chose comme la
médecine commune. C'est le produit, plein de défauts, mais réfléchi, de générations de sujets
dont la compréhension de l'âme humaine ne peut pas plus prétendre à être exacte que celle de
générations de profanes qui ont dispensé leurs avis sur la santé du corps sans connaissance
réelle de la science biologique.
Il me semble que nous ne devons pas nous engager dans l'une ou l'autre de
ces
voies pour
des raisons complexes et étroitement liées. Et, en résistant à ces tentations, nous pouvons
* © Samuel Guttenplan 1988.
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apprendre quelque chose sur les relations entre la psychologie ordinaire et la science cognitive.
Ainsi la résistance à la tentation est le sujet de cet article.
2.
Psychologie ordinaire et physique naïve
La première manière de comprendre le label « psychologie ordinaire » encourage l'idée
qu'elle est comme la physique du sens commun l'ensemble des attentes communes qui
gouverne de manière irréfléchie notre conception du monde des objets de taille moyenne. Un
article récent de Andy Clark nous fournit une bonne source pour ce genre de conception
(1987).
Voici un énoncé plus complet de la thèse.
La psychologie du sens commun n'est-elle que de la mauvaise spéculation de l'homme
de la rue sur le mental
?
Je ne pense pas. Pour voir pouquoi, il peut être utile de faire un
parallèle avec la conception de la physique naïve de Hayes (1987). Une physique naïve
est un corps de connaissance commune des lois physiques et des concepts qui nous
aident à nous débrouiller dans notre monde d'objets macroscopiques de tous les jours.
Une certaine sorte de connaissance (pas nécessairement formulée linguistiquement) de
concepts et de relations comme « fluide », « cause », « soutien », « au-dessus »,
« dessous » et « à côté », est vitale pour un être mobile, et qui doit manipuler des
objets.
Ce qui est vrai d'une physique naïve doit, si j'ai raison, également l'être pour une
psychologie naïve. Tout comme le mobile a besoin de savoir ce qu'est un soutien, de
même un être socialement mobile doit savoir quelque chose sur les états mentaux
(croyances, désirs, motivations) de ses pairs, (pp. 144-5) »
Or tant que je pense que les être humains adultes normaux possèdent les ingrédients de
base du scheme
des concepts comme ceux de croyance, de désir, d'intention, de motivation
et d'émotion il me semble que le scheme diffère de la physique naïve de deux manières
importantes. En premier lieu, la psychologie ordinaire, quand elle fonctionne réellement
comme quelque chose qui peut être reconnu comme une théorie explicative, est loin d'être non
réfléchie. Et en second lieu elle n'est pas et c'est à mon sens dommage autant une
possession commune des êtres humains que le label ne l'implique. Précisons ces points.
Que la psychologie ordinaire doive ou non être comprise en dernière instance comme
une théorie explicative empirique (en un sens technique quelconque de ce terme), elle
fonctionne comme si elle en était une. On fait appel à elle quand divers aspects du
comportement humain doivent être expliqués, et nous expliquons notre monde social en ses
termes. Comme je l'ai mentionné plus haut, les intérêts centraux typiques du scheme sont des
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notions comme celles de croyances, de désir, d'intention, de motivation et d'émotion, bien
qu'il soit important de reconnaître que la liste pourrait à la fois être considérablement plus
longue et plus variée. Je reviendrai sur ce point plus tard. Et, comme je l'ai aussi noté, ces
concepts font évidemment partie de l'équipement conceptuel de tout adulte humain normal.
Mais ce qui fait de la psychologie ordinaire une sorte at
psychologie
n'est pas simplement le fait
qu'elle contienne ces concepts, mais qu'ils soient utilisés de la manière dont ils le sont dans la
description et la compréhension du comportement des êtres humains à la fois en général et en
particulier. Et par « utilisés » je veux dire que ces concepts sont entremêlés dans des analyses
explicatives tout à fait spécifiques du comportement humain des analyses qui peuvent être
augmentées ou corrigées sous la pression de l'observation et d'autres théories. Voici deux
exemples.
(i) (une histoire vraie) Barbara et Richard se connaissent depuis qu'ils sont enfants, et ils
avaient été amis très vite. Quand ils eurent à peu près dix-neuf ans leur amitié devint quelque
chose de plus profond, bien qu'ils n'eussent pas en cela subi la pression des liens sociaux qui
existaient entre leurs familles respectives. Ils décidèrent que quand ils auraient vingt et un ans,
ils se marieraient, et ils se mirent à envisager ce projet au grand plaisir de leurs deux groupes de
parents. Leur mariage dura une
journée.
C'est-à-dire que, s'étant mariés après quinze ans d'une
amitié profonde, ils passèrent seulement une journée ensemble dans la maison qu'ils avaient si
soigneusement choisie pour y vivre. Pourquoi?
Ceux d'entre nous qui connaissaient le couple avaient de nombreuses théories à propos
de leur rupture. Chacune des théories que nous avons proposées utilisait l'ensemble du registre
des concepts de la psychologie ordinaire, bien que ces théories différassent beaucoup dans la
structure et les contenus des croyances, désirs, etc. que nous attribuions à Barbara et à Richard.
(ii) L'histoire de Barbara et de Richard invite à toutes sortes de spéculations théoriques sur ce
qui s'était passé. Dans ce cas, les théories sont liées à des faits spécifiques sur ces individus.
Mais la psychologie ordinaire figure aussi dans des contextes plus larges. Quand les auditions
récentes « Iran/Contra » commencèrent aux USA, le comportement illégal des principaux
acteurs de ces affaires fut universellement condamné. Mais quand North témoigna, le chœur
des désapprobations se retourna soudain contre ceux qui l'interrogeaient. Beaucoup aux USA,
et en dehors des USA, trouvèrent cela bizarre. L'énigme pour beaucoup de commentateurs
politiques fut celle de savoir comment un auteur de méfaits avoués pouvait venir à être traité
comme un héros par les groupes mêmes qui avaient été si prompts à condamner ses méfaits.
Comme dans le premier cas, il y avait le choix dans une vaste palette de théories
particulières. Chacune d'elle attribuait des attitudes et des émotions authentiquement
dif-
férentes à North, et à divers secteurs du public et de la presse. Certaines faisaient même appel à
des conceptions des racines historiques de la société américaine, et à leurs traces présentes dans
la fabrique sociale.
Dans chacun de ces deux exemples, nous sommes en présence d'un phénomène qui
réclame une explication, et de tout un ensemble de théories à ce dessein. Ce que les théories
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ont en commun, bien sûr, c'est qu'elles utilisent des matériaux empruntés à la structure de la
psychologie ordinaire. Je retournerai sur ce point, en laissant, pour le moment, délibérément
dans le vague la nature de ces matériaux et de cette structure. Les théories de la psychologie
ordinaire sont de ce point de vue beaucoup plus éphémères que beaucoup de théories
scientifiques. Elles sont souvent formulées au coup par coup, et réfutées tout aussi rapidement.
Par exemple, la suggestion que Barbara avait eu une première expérience sexuelle désastreuse
avec Richard durant leur nuit de noces fut repoussée très vite. Elle et Richard avaient couché
ensemble depuis longtemps, et ils étaient, comme on peut s'y attendre, trop fatigués pour
tenter même de le faire après le mariage. De plus, comment une expérience entre des gens amis
depuis plus de quinze ans pourrait elle suffire à interdire au moins une courte période de mise à
l'essai pour voir si le mariage marcherait
?
Le départ de Barbara au bout d'une journée est ce
qui est au cœur du mystère, et la théorie sexuelle ne pouvait pas en rendre compte.
Devant les exemples de la vie réelle comme celui-ci, il est difficile de maintenir l'idée que
la psychologie ordinaire est un savoir commun non réfléchi. Le contraste entre celui-ci et la
physique naïve est fortement mis en
relief.
Cela prend un grand effort de la part des
participants pour comprendre quelques unes des choses que nos semblables éprouvent. De
plus nous ne sommes pas tous également perspicaces. Il y a ceux qui n'ont aucun talent pour
utiliser des théories psychologiques ordinaires expliquant le comportement, il
y
a ceux qui sont
capables de voir ce qui ne va pas dans n'importe quelle théorie, et encore d'autres qui ne
comprendraient pas la théorie si on l'écrivait à leur sujet. Si les différences individuelles qu'il y
a entre nous comme psychologues ordinaires valaient aussi pour nos capacités comme
physiciens naïfs, alors nos rencontres avec le monde des objets usuels serait remplies de
dangers.
Le fait que tout le monde considère les théories de la psychologie ordinaire comme tout
sauf reflexives est dû en partie aux exemples appauvris que les philosophes utilisent
habituellement dans leurs expositions. Certainement, quand le facteur évite d'entrer dans un
jardin dans lequel il y a un gros chien loup aboyant et grondant, il y aura un consensus pour
dire pourquoi il en est ainsi. Et il n'y a pas besoin d'y penser beaucoup pour atteindre ce
consensus. Mais de tels cas n'épuisent pas, loin de, le domaine. En vous rappelant combien il
peut être difficile d'expliquer les choses du monde humain, les exemples précédents devraient
vous permettre d'apprécier quelle variété de talents sont souvent nécessaires pour faire des
explications de psychologie ordinaire réussies. Certes, nous pouvons tous expliquer pourquoi
le facteur ne sonna pas une fois, mais c'est à peu près le niveau que la plupart des humains
peuvent atteindre. De véritables avances dans les théories sur les êtres humains requièrent une
compétence considérable. Certains écrivains et historiens, et ceux d'entre nous qui ont assez
d'imagination pour trouver des explications du comportement quand les explications sont loin
d'être évidentes, sont vraiment des experts en psychologie ordinaire. Par contraste, cela ne me
semble guère avoir de sens de parler d'<< experts » en physique naïve. Quand quelqu'un
commence à réfléchir sur les concepts physiques naïfs, et en acquiert une connaissance qui
manque aux autres, il n'est plus un physicien
naïf.
Il est un physicien tout court.
42
On pourrait penser que je n'ai pas rendu justice à la conception de la physique
naïve.
J'ai
insisté sur le fait que le déploiement des notions de la psychologie ordinaire dans des théories
psychologiques spécifiques requiert une réflexion et une habileté considérables. Au contraire
Clark peut avoir voulu dire que c'est seulement le
cadre
des notions de la psychologie ordinaire
qui peut être comparé à la physique naïve. Sa thèse, en d'autres termes, peut être que notre
possession des concepts de la psychologie ordinaire est l'équivalent evolutionniste de notre
possession de notions naïves de physique, mais que notre emploi des attributions de croyances/
désir peut requérir plus que le fait d'être simplement un humain. On peut faire deux
remarques à ce sujet.
En premier lieu, et c'est le point le moins important, cette manière de voir rend l'analogie
entre la psychologie ordinaire et la physique naïve moins attrayante qu'elle ne pouvait le
sembler au premier abord. Car notre physique commune n'est pas simplement une saisie
implicite de notions appartenant à une certaine structure, c'est une saisie implicite de principes
et d'explications qui gouvernent ces notions. Si l'analogie était réellement solide, il y aurait un
parallèle entre le caractère naturel de notre aptitude à marcher autour d'un objet se trouvant
sur notre chemin et notre aptitude à spéculer à propos du comportement de Barbara. Mais ce
n'est pas le cas. Dans des limites étroites, nous pouvons faire la première chose très bien sans y
réfléchir, mais la seconde n'est naturellement que pour certains d'entre nous, et elle requiert la
réflexion très soutenue de celui qui tente de la faire.
En second lieu,
j'ai
beaucoup de mal ici à séparer les concepts du cadre de la psychologie
ordinaire des théories que nous pouvons concocter à son sujet. J'accepterais sûrement que des
concepts puissent, dans de nombreux cas, être séparés de leurs
théories.
Je ne souscris pas à la
recommandation de ces jardiniers sévères de la théorie qui soutiennent que le fait d'enlever un
concept du sol de sa théorie le tue dans tous les cas. Mais la question de savoir comment cette
séparation peut se faire, et celle de savoir quelle quantité de sol théorique peut être ôtée, sont
des questions qui se posent réellement. Il y a certainement quelque chose que nous pouvons
appeler le cadre de la psychologie ordinaire. Au minimum, ce cadre consiste en une liste des
concepts utilisés dans les explications de la psychologie ordinaire, et en particulier, ces
concepts qu'on appelle attitudes propositionnelles, bien que
j'aie
mes doutes sur la possibilité
d'établir une telle liste. Mais est-ce que cela a réellement un sens de considérer ces concepts
comme étant en possession de créatures qui sont très peu capables de les employer
?
A coup
sûr, l'aptitude à les utiliser dans toute une gamme de circonstances est cruciale.
Certains travaux récents suggèrent que les enfants acquièrent ou développent le concept
de croyance entre l'âge de trois et de cinq ans (Wimmer & Perner 1983). Peut-être Clark
pensait-il à cette connaissance, qui est de l'avis de tous irréfléchie. Cependant, sans mettre en
doute la recherche rapportée à partir de ces expériences, je voudrais suggérer que ce que
viennent à acquérir les enfants de cinq ans est seulement un concept partiel; nous le
reconnaissons comme étant une croyance parce que nous savons que c'est la première étape
dans le développement de quelque chose de plus riche. La manière dont l'enfant de cinq ans
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