Comptes rendus parus dans les Archives de philosophie Denis Thouard Wilhelm von Humboldt, La diversità delle lingue, Introduzione e traduzione a cura di Donatella Di Cesare, Premessa di Tullio De Mauro, Editori Laterza, Bari, 1991, CII & 373 p. La parution de la première traduction italienne du grand oeuvre de Wilhelm von Humboldt sur le langage, Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts, édité après la mort de celui-ci sur l'initiative de son frère Alexander par Eduard Buschmann en 1836, connu également comme l'introduction à l'ouvrage Über die Kawi-Sprache auf der Insel Java (souvent désigné simplement comme le Kawi-Werk), est à plus d'un titre un heureux événement. Elle atteste l'intérêt que suscite aujourd'hui la pensée de Humboldt, que l'on insiste davantage sur son anthropologie philosophique, comme Jean Quillien en France (1991), ou sur sa démarche originale, transcendantale et empirique à la fois, dans le champ du langage, comme c'est le cas ici; elle porte d'autre part à la connaissance des lecteurs (non seulement italiens), tant par la traduction soignée que par son ample présentation, en réalité une synthèse des points essentiels du livre, un texte plus souvent cité que lu; ce faisant, elle alimente notre réflexion sur les problèmes spécifiques posés par la traduction de la langue humboldtienne, dont on ne saurait se libérer en invoquant l'obscurité stylistique de Humboldt, ni tirer prétexte pour ajuster sa pensée à des préoccupations lui restant étrangères. Faisant le point sur les nombreux malentendus qu'a suscité, et que suscite encore, la Diversité des langues, l'introduction de Donatella Di Cesare s'efforce d'en restituer l'intention première, indissolublement philosophique et empirique. Que l'on lise Humboldt dans un sens strictement linguistique, que ce soit au sens de la linguistique comparée du siècle dernier ou dans celui d'un structuralisme de stricte obédience (ou aussi bien dans la reprise de Chomsky), aspirant à une scientifisation de cette pensée du langage, ou que l'on reprenne quelques thèmes, comme la notion de "forme interne de la langue " (innere Sprachform) ou d' energeia, pour nourrir une spéculation sur la langue en général, on s'éloigne chaque fois de cette intention. Ni les aspects strictement linguistiques de l'ouvrage, ni sa dimension philosophique évidente ne sont négligés ici, l'accent mis par Humboldt sur la linguistique de la parole renvoyant directement celle-ci à sa dimension philosophique. Entre science et pensée, il est possible, selon D. Di Cesare, de rencontrer cette "herméneutique du langage" entendue comme le "point d'intersection et de connexion réciproque entre des disciplines différenciées mais coordonnées téléologiquement en vue de l'autoréflexion de l'homme" (p. XII-XIII), laquelle s'opère de manière privilégiée dans le langage. Les conditions d'accueil d'un tel projet d'"étude du langage comprise comme synthèse de réflexion philosophique et transcendantale et de recherche linguistique et empirique" semblent être dorénavant présentes. Le choix de l'étude du langage n'est pas, pour D. Di Cesare, l'exploration d'une des dimensions qui sont offertes à l'investigation anthropologique, mais bien le centre du projet d'une nouvelle discipline, transcendantale et empirique à la fois : "Dans cette perspective, le passage de l'anthropologie à la philosophie du langage -à travers l'esthétique- n'est pas contingent, n'est pas quelque chose qui a été dicté par le choix d'une des manifestations possibles de l'esprit, le langage étant la manifestation par excellence de l'esprit humain, dans laquelle se révèle la créativité du genre humain dans son ensemble, un peu comme dans une oeuvre d'art collective se produisant au cours de l'histoire. L'étude de l'homme revient donc à l'étude du langage, puisque ce dernier est la clé pour pénétrer la nature humaine" (p. XXVIII). Humboldt échappe à la perspective génétique et à la problématique de l'origine du langage, communes au XVIII°, en adoptant un point de vue transcendantal; celui-ci n'est plus compris comme hors-langue, mais en celle-ci, accomplissant ainsi ce que l'on pourraît nommer une "transformation sémiotique du kantisme" (p. XXXIII). Le noeud entre langage et pensée révèle par la suite la nature historique de celle-ci, le langage se réalisant diversement dans les langues historiques. Cette diversité (Verschiedenheit) foncière n'est pas cependant à prendre en un sens relativiste, mais comme un "don inestimable", tant conséquence de la séparation des souches ethniques que moyen de la formation (Bildung) des peuples, et surtout, comme une "diversité dans l'unité", l'individualisation des langues s'effectuant au sein "d'une universelle concordance", ramenant à l'unité fondamentale du genre humain (p. XLIII). Cette diversité est ainsi le ferment du caractère dialogique du langage, milieu entre l'homme et le monde parce que milieu entre les hommes, lieu de l'objectivation des subjectivités, dont l'entre-croisement est à ne jamais perdre de vue; le fait-on, comme à propos de la métaphore du "tout organique" pour désigner le langage, on cède à une objectivation subreptice du phénomène du langage qui lui confère une trompeuse autonomie. Telle n'est pas l'intention de Humboldt quand il propose cette métaphore : le langage n'est pas objectivement comme un organisme (entendu ontologiquement), mais, simplement, il présente un caractère organique (p. XLVI); autrement dit, lire Humboldt, c'est se défier des métaphores passivement entendues (sitôt que l'on a appliqué les créations conceptuelles de Humboldt dans une visée autre, par exemple chez Schleicher, leur dogmatisation était inévitable) pour retrouver leur sens heuristique légitime de « métaphores vives »(cf. p. XXIII-XXVI). La mise au point sur l'expression de la "vision du monde" est également très éclairante; si les trois termes employés par Humboldt n'ont pas la fixité d'une "terminologie", il ne sont pas superposables, sauf à vouloir délibérément suggérer un déterminisme et un relativisme linguistique de type néo-humboldtien : Weltbild est l'image du monde telle que la science peut l'élaborer, Weltanschauung en revanche plutôt la conception du monde, où une part de subjectivité (idées, croyances diverses) est incluse, alors que Weltansicht (vue du monde), moins déterminé, n'indique que la première approche visuelle de la réalité phénoménale par l'homme (p. L). C'est ainsi que celle-ci précède nécessairement la constitution d'une Weltanschauung ou d'un Weltbild, pour autant qu'elle n'interprète pas le monde, mais le rend possible en remontant au moment de sa formation (p. LI). Le concept de "forme" (pp. LII-LXX), pour évoquer encore un lieu de malentendus fréquents, est à penser dans sa corrélation stricte avec l'energeia, dans le cadre d'une conception dynamique de la langue, et non en direction du formalisme objectivant d'un Hjelmslev : Humboldt compare la forme d'une langue à une voie ou un chemin qu'elle emprunterait pour se configurer, car la langue n'a pas seulement une forme, elle est forme, elle est forme formante en tant que "procès synthétique" qui "consiste toujours dans l'unification du multiple sensible en une forme spirituelle" (p. LVII). La forme d'une langue comprend deux aspects, externe et interne, qu'il y a peu de sens à séparer; l'un est en effet "l'articulation du continuum phonique", conduisant à différents systèmes phoniques en chaque langue, l'autre est "la configuration sémantique, elle aussi diverse en chaque langue, des significations lexicales et grammaticales" (p. LXVII). Or, les études humboldtiennes, de Steinthal à Chomsky via Weisgerber, ont proprement mythifié cette "forme interne", lui conférant, comme "principe formateur de la langue", une autonomie et un privilège incroyables sur la forme phonique (ou sonore). Ce n'est cependant que par la forme externe que la forme interne peut se déterminer, et l'oublier revient à négliger l'originalité et la force de la position humboldtienne (p. LXIX). Nombreux autres aspects, recomposant la pensée développé dans Über die Verschiedenheit, sont présentés dans leur connexion intime : l'importance de l'analogie, le rôle du discours et la relation d'enveloppement mutuel entre langue et discours, le lien net liant cette philosophie du langage au problème de la compréhension, le rôle original de la linguistique des caractères complétant la linguistique des structures (qui comprend la typologie, laquelle n'est pas cette hiérarchie fixe que l'on a dite), "clé de voûte" de l'étude du langage selon Humboldt, qui prend en compte les transformations de l'usage, etc. La différence des "caractères" du français et de l'italien ne masque cependant pas leur communauté de "type", laquelle justifie un bref examen des solutions adoptées par la traductrice, propre à nous persuader que Humboldt est traduisible en français. Cela n'est pas à dire que l'opération soit facile, car elle engage la compréhension de Humboldt, de même que lui-même s'est engagé dans sa recherche, son Studium, et y a joué en grande part le sort de sa pensée. La tentative de Pierre Caussat (Introduction à l'oeuvre sur le Kavi, Seuil, 1974) aspirait à fournir un texte lisible pour le lecteur de 1974, non sans variations terminologiques, non sans décrochements syntaxiques inutiles, non sans périphrases excessives (les passages que nous en citons plus bas n'ont d'autre fonction que de clarifier les difficultés que rencontre tout traducteur de Humboldt). Les choix terminologiques sont ici effectués avec sûreté, mais quelquefois les possibilités du traducteur sont limitées : si l'on rend par exemple Sprachkunde par linguistica, en traduisant Sprachsinn par senso linguistico, on lui donnera une marque technique à laquelle échappera Sprachform, forma della lingua; difficulté similaire avec Lautform, rendu par forma fonica (et non "phonétique" comme dans la traduction française) et Lautsystem par sistema dei suoni. Souvent, c'est l'interprétation qui permet de trancher ces difficultés d'ordre technique; soit le terme de Auffassung, il est traduit par interpretazione (p. 72), auffassend par con attitudine interpretativa, et Naturauffassung par concezione della natura dans le § sur la forme interne de la langue (p. 73; la traduction française parlait chaque fois de "stratégie", o. c. p. 236, ou de "manière de prendre en charge", p. 234). Pour se faire une idée du traitement d'unités discursives plus amples, il est éclairant de comparer quelques passages de l'original avec cette traduction ainsi qu'avec la traduction française existante; les pages sur la "forme interne de la langue" paraissent à cet égard particulièrement appropriées puisque, en un sens, il s'agit bien de cela : Denn es muss innerlich jeder Begriff an ihm selbst eigenen Merkmalen oder an Beziehungen auf andere festgehalten werden, indem die Artikulationssinn die bezeichnenden Laute auffindet. Dies ist selbst bei äusseren, körperlichen geradezu durch die Sinne wahrnehmbaren Gegenständen der Fall. Auch bei ihnen ist das Wort nicht das Äquivalent des den Sinnen vorschwebenden Gegenstandes, sondern der Auffassung desselben durch die Spracherzeugung im bestimmten Augenblicke der Worterfindung. Es ist dies eine vorzügliche Quelle der Vielfachheit der Ausdrücken für die nämlichen Gegenstände; und wenn z. B; im Sanskrit der Elefant bald der zweimal trinkende, bald der Zweizahnige, bald der mit einer Hand versehene heisst, so sind dadurch, wenn auch immer derselbe Gegenstand gemeint ist, ebenso viele verschiedene Begriffe bezeichnet. Denn die Sprache stellt niemals die Gegenstände, sondern immer nur die durch den Geist in der Spracherzeugung selbsttätig von ihnen gebildeten Begriffe dar; und von dieser Bildung, insofern sie als ganz innerlich, gleichsam dem Artikulationssinne vorausgehend angesehen werden muss, ist hier die Rede. Freilich gilt aber diese Scheidung nur für die Sprachzergliederung und kann als in der Natur vorhanden betrachtet werden. Car tout concept doit s'articuler intérieurement sur des indices distinctifs qui lui sont propres ou qui signalent ses relations à d'autres concepts, tandis que , de son côté, le sens articulatoire se met en quête des marques phonétiques. Tel est le cas même en ce qui concerne les objets extérieurs, corporels, directement perceptibles par les sens. Ici aussi, on a affaire, avec le mot, moins à un équivalent exact de l'objet offert aux sens, qu'à la manière dont il a été pris en charge par la production du langage à l'instant même où le mot a été inventé. Nous tenons là une des sources de la pluralité des expressions disponibles pour les mêmes objets, et quand en Sanscrit, par exemple, l'éléphant se nomme tantôt "l'animal qui boit deux fois", tantôt "celui qui a deux dents", tantôt "celui qui est pourvu d'une main", on se trouve par là en présence d'autant de concepts diversement marqués, bien qu'on y vise chaque fois le même objet. Car la langue ne représente jamais les objets, mais toujours les concepts que s'en forme l'esprit et qu'il produit de lui-même dans la langue; et c'est de cette instauration, pour autant qu'il s'impose de la considérer dans son intériorité, comme anticipant en quelque sorte le sens articulatoire, qu'il est ici question. Mais, à la vérité, une telle dissociation n'a qu'une valeur méthodologique et ne saurait être imputée à la nature elle-même. (tr. fr., p. 234-235). Ogni concetto deve infatti venire coordinato interiormente ai tratti che gli sono proprio o alle relazioni che lo legano ad altri concetti, mentro il senso articulario trova i suoni designativi. Questo si verifica perfino per gli oggetti esterni, corporali, direttamente percipibili attraverso i sensi. Anche qui la parola è l'equivalente non dell'oggetto che si offre ai sensi, ma dell'interpretazione che di quest'ultimo si dà con la produzione linguistica nell'istante preciso dell'invenzione della parola. E di qui che scaturisce in modo particolare la moltiplicità di espresssioni per i medesimi oggetti; quando ad esempio il sanscrito l'elefante viene chiamato ora 'quello che beve due volte', ora 'quello con due zanne', ora 'quello provvisto di una mano', vengono in tal modo designati altrettanti concetti diversi, benché sia sempre inteso il medesimo oggetto. Il linguaggio infatti non rappresenta mai gli oggetti, ma sempre i concetti che lo spirito, a partire da questi, spontanamente forma nella produzione linguistica; questa formazione è qui in questione, in quanto essa deve essere concepita come del tutto interna, in qual modo anteriore al senso articolario. Indubbiamente, pero, questa divisione ha valore solo per l'analisi linguistica e non la sia puo considerare come data in natura (p. 72). Donner un extrait plus bref aurait réduit à peu l'intérêt de la comparaison; si l'on laisse au lecteur le soin d'observer par lui-même les différentes options terminologiques effectuées, c'est-à-dire aussi bien, cela a suffisamment été évoqué, les différentes approches interprétatives (voir par exemple la notion cardinale de Bildung, ou la Sprachzergliederung), qu'il apprécie la performance accomplie au niveau de la tenue syntaxique de la traduction qui, autant que le permet une langue romane, épouse le développement des phrases, des pensées, d'un pas très naturel. La difficulté de la traduction humboldtienne n'est pas de se heurter à un texte compliqué, mais impose d'entrer dans la force productive à l'oeuvre, au coeur de son effort exploratoire, dans le foyer de pensée du langage qui n'est précisément pas une logique, dans cette energeia. Et la pensée de Humboldt ne peut s'atteindre en faisant l'économie de cette expérience de langage, en négligeant sa forme externe. L'anthropologie philosophique de G. de Humboldt, de Jean Quillien, Presses Universitaires de Lille, Villeneuve d'Ascq, 1991, 644 p. L'oeuvre de G. de Humboldt n'est pas inconnue en France, des études et des traductions, parfois controversées, rappellent l'importance de ce grand représentant de la culture allemande du siècle de Goethe, auquel par exemple Louis Dumont a consacré un vaste chapitre dans L'idéologie allemande intitulé "aux sources de la Bildung " (Gallimard, 1991, pp.1O8-184). Une présentation d'ensemble manquait cependant, ainsi qu'une tentative d'évaluation systématique de sa pensée. Le livre de M. Jean Quillien, qui offre au lecteur une version condensée de sa monumentale thèse (1615 p.!), vient combler cette vacance à partir d'une vaste érudition et d'une interprétation forte : il faut lire Humboldt comme une philosophe, ouvrant à partir de la critique kantienne un nouvel univers philosophique. Loin de toute métaphysique comme de toute théologie, Humboldt accomplirait la philosophie de Kant en une anthropologie philosophique, dégageant ainsi l'univers du sens et fondant réflexivement les sciences humaines. Délaissant système et spéculation chers à la philosophie post-kantienne, il opérerait un "changement de terrain" (p.571) par un retour sur l'homme, ou plutôt, par l'avénement de l'homme, puisqu'avec lui, "l'homme commence" (p.299). Il convient donc d'introduire Humboldt dans l'histoire de la philosophie comme celui qui peut conjoindre "discours" et "langage" (p.14), inaugurant une "transformation de la philosophie" avant K.-O. Apel (p.19), laquelle consiste cependant essentiellement pour l'A.. dans ce recentrement sur l'homme, l'exploration de l'univers du langage ne modifiant en rien la conquête anthropologique (p.244). L'exposition est classique, retraçant, sur les traces de R. Leroux (G. de Humboldt. La genèse de sa pensée jusqu'en 1794, Strasbourg, 1932), qu'il critique (note 1, pp.258-259), la genèse d'une pensée dont la structure, l'organisation des concepts fondamentaux dans un cadre systématique reconstruit, est présentée telle qu'elle se configure dans la décennie 1790-1800. Les années d'apprentissage de Humboldt montrent comment se conjuguent trois sources philosophiques contrastées, le rationalisme de l'Aufklärung (Campe, Engel, Dohm), la "fascination" dégagée par le réalisme de Jacobi qui se propose, "dans la tension du discours impossible", de faire "retour aux choses-mêmes" (et dont le geste n'est pas sans rappeler celui de Heidegger, p.108), et une lecture en profondeur de Kant qui restera décisive. Puis, suivent des années de voyage, où Humboldt paraît procéder par épuisement de domaines : étudiant la chose politique à l'occasion d'un séjour à Paris, où il arrive en août 1789, trouvant là une liberté plus Parisisch que paradiesisch (p.159), fréquentant la société, dialoguant avec F. von Genz, écrivant ses essais Sur les limites de l'action de l'Etat (dont M. Schaub a rappelé récemment l'actualité dans les Temps Modernes, N°525, avril 199O) ou sur la Constitution de 1791; puis se consacrant à "l'étude de l'Antiquité" en intense contact avec F.A. Wolf, de 1792 à 1794, phase philologique à laquelle l'A. avait déjà consacré Humboldt et la Grèce, Modèle et histoire (PUL, 1983); en 1794, il s'installe à Iéna où, en compagnie de Schiller, il se concentre sur l'esthétique et la création poétique, résumant ses méditations sur l'imagination poétique dans l'essai Sur Herrmann et Dorothée de Goethe (1798); de 1797 à 1801 enfin, de retour à Paris, il poursuit ses investigations anthropologiques et remarque l'intérêt du langage pour celles-ci. Chaque fois, Humboldt prend une profonde connaissance de ses sujets, entre en rapport avec les meilleurs spécialistes du moment, mais ne laisse de ces études que des esquisses. C'est ce que l'A. aimerait pouvoir appeler la "brouillonneté" de Humboldt (p.262), le caractère morcelé d'une oeuvre qui se présente comme une activité incessante, une energeia, une formation ou Bildung continuée : un philosopher (p.124) qui se refuse à retomber dans la pesanteur d'une philosophie (p.263). Dans ces conditions, une reconstruction est indispensable, guidée par une interprétation d'ensemble, conformément à la leçon de la Tâche de l'historien (le texte de 1821 présenté par l'A. en 1985 aux PUL), qui présuppose elle-même une certaine compréhension du kantisme à la lumière privilégiée de la question de l'homme (p.383, p.579). Elle s'appuie certes sur l'Essai d'une anthropologie comparée (1795) et sur le Dix-huitième siècle (1797) (cf la présentation de R.Leroux en 1958), mais cherche à les replacer de façon cohérente parmi les divers intérêts de Humboldt; Le but de l'anthropologie philosophique est la compréhension de l'individualité (et à ce titre, sa place dans une histoire de l'herméneutique peut, à la suit de J.Wach, se justifier, ainsi que l'a défendu l'A. dans le volume La naissance du paradigme herméneutique édité par A. Laks et A. Neschke, PUL, 199O, ou encore, insistant davantage sur le langage, D. Di Cesare, "Pour une herméneutique du langage, Epistémologie et méthodologie de la recherche linguistique d'après Humboldt", in Cahiers Ferdinand de Saussure 44 (1990), Droz, Genève,1991) par la comparaison qu'opère l'imagination, joignant les approches de l'historien, du naturaliste et du philosophe. Ainsi, le rôle de l'anatomie comparée de Goethe, qui lui lègue le concept de "type", de la physiognomie de Lavater, stimulant une réflexion sur l'expression (et elle-même inspirée de la philosophie du langage de Hamann, p.348!), ou de la "physiognomie naturelle" de son frère Alexandre sont intégrées et comprises comme des niveaux d'approche différenciés de ce projet centré sur l'homme. Le concept unifiant la démarche est celui de force (pp.279-281) : il y a une force fondamentale dont l'essence s'expose en une idée originaire, s'exprimant dans la totalité des phénomènes -telle est la présupposition que se donne la philosophie énergique de Humboldt et qui lui garantit son statut d'objectivité (rempart contre un relativisme auquel n'ont pas échappé certains de ses interprètes), sans qu'elle cesse pour cela de rester fidèle à son inspiration critique, selon l'A., qui y lit une "philosophie du comme si " (p.386). L'explicitation de la dimension pratique de l'anthropologie philosophique éclaire le concept de Bildung et cherche à défendre la position originale de Humboldt entre la philosophie de l'histoire et l'approche purement morale. L'A. laisse son lecteur au seuil de l'oeuvre consacrée au langage, insistant à maintes reprises sur la totale indépendance de l'anthropologie par rapport à celle-ci, laquelle n'en serait que la "transposition" (p.233), le passage au langage ne modifiant en rien la philosophie de Humboldt (thèse qui s'appuie, outre l'effet de conviction attendue de l'ensemble de la reconstruction, sur le fait que plusieurs axiomes de la "philosophie du langage" ultérieure sont déjà formellement présents dans des contextes non linguistiques, ainsi pour l'utilisation du couple energeia-ergon, p. 214, note 33; ou encore, pour la formule "poursuivre des buts infinis avec des moyens finis", p. 314-315, note 38). Cette thèse, forte et cohérente, appelle cependant quelques remarques. En amont, tout d'abord : si l'influence kantienne paraît bien attestée, peut-on privilégier à ce point la question de l'homme sur la question transcendantale ? N'est-il pas hâtif d'approuver Jacobi quand il dit que Kant réduit tout à l'homme (p.86) ? Qu'il n'y ait "que l'homme" (p.147) pour Humboldt, que l'humanité soit à elle-même sa propre fin (pp.484-542), nous pouvons sans doute nous en persuader à la lecture du livre, mais en est-il de même pour Kant ? D'autre part, et la chose est liée, est-il si sûr, en aval, que la réflexion sur le langage n'apporte rien de décisif et de neuf pour le philosopher même de Humboldt ? Il paraît peu vraisemblable, au moment où Humboldt insiste sur la condition langagière de toute pensée, que, précisément, sa philosophie du langage ne soit que la "traduction" ou la "transposition" de son anthropologie. L'A. cherche à penser Humboldt comme "origine" (et nommément comme l'origine ad quem de la philosophie d'Eric Weil), mais néglige l'originalité philosophique consistant dans la remontée transcendantale aux conditions de la pensée, où s'ouvre non moins une autre possibilité de philosopher, une "philosophie à partir de l'esprit du langage" peut-être, comme le suggère Tilman Borsche (Sprachansichten. Der Begriff der menschlichen Rede in der Sprachphilophie W. v. Humboldt, Klett-Cotta, Stuttgart, 1981, p.9). La curiosité du lecteur pour l'oeuvre de Humboldt, stimulée par le parcours du projet anthropologique, peut se porter légitimement sur ce philosopher à partir du langage, qui approfondit la connaissance de l'homme loin de n'en être que l'instrument. Une considération nouvelle de la pensée du langage de Humboldt, qui ne s'en tiendrait plus aux habituels raccourcis, nous semble appelée et rendue possible par l'immense travail d'élucidation qui est fourni ici, considération qui permettrait de décider dans quelle mesure il est légitime d'isoler de la sorte l'interrogation sur l'homme de celle sur le langage. Wilhelm von Humboldt. Journal parisien (1797-1799), traduit par Elisabeth Beyer, préface d’Alberto Manguel, Arles, Solin / Actes Sud, 2001, 352 p. Wilhelm von Humboldt, Essais esthétiques sur Hermann et Dorothée de Goethe suivis d'un article adressé à Madame de Staël, traduit et présenté par Christophe Losfeld, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, « Opucules phi », 1999, 264 p. Antonio Carrano, Un eccelente dilettante. Saggio su Wilhelm von Humboldt, con una nota di Fulvio Tessitore, Naples, Liguori, 2001, 212 p. Silvia Caianiello, La ‘’duplice natura’’ dell’uomo. La polarità come matrice del mondo storico in Humboldt e Droysen, Presentazione di Fulvio Tessitore, Catanzaro, Rubbetino, 1999, 135 p. Johann Gustav Droysen, Précis de théorie de l’histoire, traduit et présenté par Alexandre Escudier, Paris, Editions du Cerf, coll. « Humanités », 2002, 113 p. Le Journal parisien 1797-99 de Wilhelm von Humboldt concerne son deuxième séjour, le plus long et le plus intense à Paris, qu’il avait découvert en août 1789. C’est au cours de ce long séjour qu’il découvrit le pays basque, d’abord à l’occasion d’un voyage en Espagne, d’août 1799 au printemps 1800, puis de nouveau au printemps 1801. Et au pays basque, comme on sait, Humboldt se découvrait lui-même en découvrant son véritable objet : le langage, dans son étrangeté la plus grande. Les années parisiennes de Humboldt (qui retournera à Paris en 1814-15 et en 1828) sont donc les années de cristallisation. Il travaille à un projet d’anthropologie comparée (voir G. de Humboldt, Le dix-huitième siècle.. Plan d'une anthropologie comparée, introduction de J. Quillien, Traduction de Chr. Losfeld, Lille, Presses Universitaires de Lille, "Opuscules phi", 1995), observant à ce titre vivre les Français, suivant la vie savante et politique, rendant visite aux uns et aux autres, fréquentant les théâtres comme les fêtes nationales, lisant énormément aussi. Alors que la Révolution fête son dixième anniversaire, elle devient peu à peu de l’histoire et Humboldt glane les anecdotes et les mots des acteurs. Il décrit les séances au Conseil des Anciens, au Conseil des Cinq-cent, comme à l’Institut. Il esquisse des portraits des personnalités rencontrées, ou propose, comme le fera Hugo, des « choses vues ». Tout est matière à analyse pour qui se donne encore l’homme pour objet. Les pièces de théâtre comme les lectures sont l’occasion de longues recensions. Humboldt est systématique dans sa lecture de Condillac, de Molière, de Diderot, de Rousseau, de Madame de Staël. Il s’agit de comprendre en profondeur la façon de voir des Français, pourquoi ils restent imperméables à Kant, malgré les vues fortes de Sieyès. Le lien entre une pratique des idées et une histoire politique est suggéré dans la méthode, qui inclut toujours un point de vue comparatif. Le jeu des tragédiens est distingué des pièces qu’ils jouent, les comédies sont matière à des interrogations sur les conditionnements historiques et géographiques de ce qui fait rire. Mais ce qui retient est la barrière philosophique, que Humboldt ressent d’autant plus qu’il se pose en véritable ambassadeur des idées de son pays. Or la « spontanéité du moi » est inintelligible à ses interlocuteurs idéologues. Ses efforts de traduction et d’explication demeurent vains. Il revient à la charge avec Destutt de Tracy, abordant « tous les points sur lesquels les deux philosophes se séparent et sur lesquels il faut commencer par s’entendre si l’on souhaite rendre possible leur rencontre » (p. 109). Mais le moment « où paroles et raisonnements rencontrent leur limite » est bientôt atteint. Tant pour entrer dans la recherche de Humboldt que pour le panorama passionnante qu’il livre de la vie intellectuelle et savante sous le Directoire, le Journal de Humboldt est un document essentiel dont il faut saluer la traduction en français. De la fin 1797 à avril 1798, une mention revient fréquemment sous la plume de Humboldt : « travaillé à Hermann et Dorothée ». C’est largement à Paris qu’il rédige en effet ses essais esthétiques, dans le prolongement de la réflexion de Schiller et à l’occasion de la parution de l’épopée moderne de Goethe, le poème Hermann et Dorothée narrant la rencontre et les amours d’un garçon de village et d’une émigré fuyant sur la route –fuyant la France révolutionnaire précisément. L’ouvrage vaut surtout pour l’accent mis sur l’imagination productive dans la création autant que dans la réception de l’œuvre. Par le contact avec celle-ci, l’imagination de l’artiste peut « spontanément enflammer » celle de l’auditeur (p. 122 ; p. 65). La théorie générale qui précède la réflexion sur le genre épique entend réunir l’idéal et l’individuel dans l’art. Mais si le langage est bien évoqué comme le milieu de l’œuvre poétique par différence d’avec la peinture et la sculpture en particulier, il est encore considéré comme étant « un moyen destiné initialement à l’entendement » (§ 12, p. 79 ; cf. § 19, p. 93). Humboldt est encore assez loin des vues qui feront son originalité. Sur le plan de l’interprétation de l’épopée, on peut considérer aussi que lui, connaisseur de Heyne et de Wolf, reste très timide en posant que « tout tend à l’unité » chez Homère (§ 22, p. 99), que l’épopée présente l’unité d’une diversité en une totalité. Les avancées de Wolf dans ses Prolegomena ad Homerum (1795) sur la fabrication des anciennes épopées et la longue histoire de leur transmission autorisaient plus d’audace – Friedrich Schlegel en tira quant à lui des intuitions en direction d’une théorie de la littérature infinie. Enfin, le cadre même de la comparaison des Anciens et des Modernes, s’appuyant sur l’opposition schillerienne entre naïf et sentimental, paraît rester en deçà de la dialectisation des deux termes opérée par Schiller : Humboldt oppose sommairement à l’Ancien Homère un prototype du Moderne avec L’Arioste (§ 25) pour faire valoir, par contraste, comment l’épopée de Goethe, quoique moderne dans sa matière, reste « naïve » dans son traitement, parvenant à être en somme moderne et antique à la fois (§ 45). Ajoutons que l’enthousiasme de Humboldt pour le poème de Goethe, qui venait de paraître et devait servir de référence à la Bildung bourgeoise du XIXe siècle allemand, ne paraît plus aussi motivé aujourd’hui (l’édition française en présuppose la connaissance avec un optimisme qu’on peut juger excessif). L’article rédigé pour Madame de Staël, qui résume en une trentaine de pages les Essais, plus nerveux et plus pertinent, fait paraître par contraste ceux-ci comme l’œuvre d’un esprit qui se cherche mais ne s’est pas trouvé (la correspondance avec Chr. G. Körner fournit une entrée bien plus stimulante dans l’esthétique de Humboldt que ces laborieux essais – la préface de Chr. Losfeld évoque d’ailleurs directement les limites du livre). Ces deux traductions rendent Humboldt plus familier au lecteur français tout en rappelant utilement combien il s’efforça lui même de faire le pont entre la France et l’Allemagne. Après l’évocation des occupations parisiennes de Humboldt, on comprendra mieux pourquoi, de façon légèrement provocante, Antonio Carrano a choisi de le qualifier d’ « excellent dilettante ». On peut accorder cette caractérisation à la condition de préciser que le livre ne porte que sur l’auteur en quête de lui-même, avant même ses années parisiennes. S’agissant du connaisseur des langues, personne, avec la parution progressive de ses écrits linguistiques chez Walter de Gruyter, ne se hasarderait à parler d’un « dilettante », fût-il excellent. Le livre d’A. Carrano réunit donc quatre études sur la formation de Humboldt. La première porte sur son appropriation de la philosophie kantienne, avec la distance que lui permet de marquer l’empreinte de Jacobi, et porte la juste définition de « pensée en dialogue ». La seconde expose la formation de sa pensée esthétique dans le contexte kantien et schillerien, soulignant le rôle de Körner, et confirmant l’intérêt très grand des réflexions humboldtiennes en ce domaine. La troisième étude qui est aussi la plus étendue aborde la question difficile de l’éthique, dans un rapport à Jacobi, Kant, Schiller, Aristote. De Jacobi, il retiendra la nécessité de penser une morale de l’individu, contre le formalisme, mais en corrigeant la passivité existentielle par le travail sur la vertu comme force. C’est par un équilibre entre les impulsions que l’action peut devenir morale. Vertu et bonheur, raison et sensibilité doivent être réconciliées dans une morale de l’accomplissement individuel qui doit autant à Aristote qu’à la pensée moderne de l’individualité.. La médiation entre Anciens et Modernes doit faire une place autant à l’homme qu’au citoyen dans la construction politique. Carrano insiste en particulier sur l’importance de la pensée de Georg Forster et de sa conception de la force pour Humboldt (p. 153 sq.). La formation de l’individu comme Bildung, harmonie des différentes forces, reste la « suprême morale » que Humboldt à en vue. Enfin, la dernière étude évoque « un programme inachevé » - cette pensée de la Bildung débuchant sur l’anthropologie comparée à laquelle Jean Quillien n’avait pas hésité, pour sa part, à reconnaître un statut philosophique. L’inachèvement est inévitable, en un sens, puisque Humboldt entend préserver dans tous les cas la part de la résistance du réel aux idéaux, s’interdisant de construire une image abstraite pour l’imposer aux faits. Ni l’idéal de la Grèce, jamais abandonné, ni les idéaux de la Révolution française, ne suffisent à penser la réalité et à orienter l’action, tant que la diversité fondamentale des situations et des individus n’est pas prise en compte. A. Carrano dresse un bilan de la pensée humboldtienne quant aux rapports entre individu et société, l’anthropologie comparée s’inscrivant manifestement dans une réflexion historique sur la différence des époques et se présentant donc comme une réponse à l’analyse de la modernité conduite dans les années 1790. En maintenant la part du hasard et de la contingence, en préférant le « Studium » et la compréhension au système et au « savoir », Humboldt, comme le souligne F. Tessitore dans sa préface, apparaît bien comme « l’anti-Hegel » du XIXe siècle, pour lequel la reconnaissance de l’histoire n’impliquait pas son absolutisation comme dans l’historicisme post-hégélien. C’est aussi la question de l’histoire que traite le bref mais dense livre de Silvia Caianiello sur Humboldt et Droysen, qui reprend le motif central de la « double nature de l’homme » évoqué par Carrano au centre de son étude sur la morale (p. 116). Ici, la polarité morale et anthropologique, objet de longues réflexions chez Humboldt tant à partir de la différence sexuelle qu’à partir de sa lecture de Goethe, est interprétée dans la perspective de la pensée du monde historique. Droysen s’est en effet référé à Humboldt comme au « Bacon des sciences historiques ». Ce livre tente d’expliquer que c’est en faisant passer cette « duplicité » anthropologique du côté de la « seconde nature » du monde historique que Droysen peut à la fois reprendre, poursuivre et dépasser Humboldt, tout en prolongeant une historicisation propre à la pensée de Humboldt : « Le développement de l’idée de la reconstitution continue de la polarité à l’intérieur de la seconde nature est massif dans la Diversité des langues [introduction au Kavi] et est central pour la conception du dynamisme historique chez Droysen. » (p. 61). L’homme humboldtien s’appuie sur un monde naturel dont il fait partie et ne peut que relativement s’en éloigner en tant qu’il participe justement à une culture et une histoire. Avec Droysen, l’homme appartient à l’histoire comme son élément. La tension entre la nature et l’esprit se rejoue au sein même du monde spirituel de l’histoire, mais le modèle épigénétique, emprunté par Humboldt à l’histoire naturelle de son temps, prend chez Droysen la signification d’une autogenèse continue de l’histoire. Contrairement à la métamorphose goethéenne en effet, qui ne produit pas du nouveau, le modèle épigénétique permet de penser l’engendrement, à partir d’une polarité, de nouvelles structures inédites (non « préformées »). Cette idée, d’abord appliquée au « symbole », servira à penser le langage comme energeia et, selon S. Caianiello, devient également le vecteur d’une « tempolarisation radicale » (p. 76). En s’appuyant en particulier sur des écrits philologiques de Droysen consacrés à la littérature grecque, l’A. montre comment Droysen abandonne toute référence au cadre naturel pour penser le monde historique à partir de lui-même dans la culturelle universelle (allgemeine Weltbildung), en s’inspirant du concept aristotélicien de l’epidosis eis auto (ou progression vers soi, croissance par intensification). Les deux décrochages entre Humboldt et Droysen concernent le lien au cadre naturel, toujours évoqué par l’un qui n’avait pas collaboré en vain avec son frère Alexander et négligé par l’autre au profit de la « seconde nature » produite par l’agir et la pensée humaine, et le rapport au langage qui n’est qu’un medium parmi d’autres pour l’historien de Droysen. Les herméneutiques qui en dérivent sont bien distinctes, malgré toute la proximité de leur point de départ. Ne se limitant pas au langage ni aux documents, Droysen conçoit la tâche de l’histoire comme une « compréhension en recherche » (forschend Verstehen) sans espoir de totalisation définitive, conformément à la continuité infinie du temps historique. L’historien construit rétrospectivement et provisoirement le passé à partir des fragments, ce qui garantit, conclut S. Caianiello, l’ouverture herméneutique aux nouvelles interprétations conférant un surcroît de sens au passé. C’est ce qui fait de l’Historik une « herméneutique historique ». Cette étude conduit ainsi à une meilleure connaissance et compréhension des enjeux de l’élaboration d’un « monde historique » au XIXe siècle. Nous signalons pour terminer cette revue la très utile traduction par Alexandre Escudier du Précis de théorie de l’histoire (Grundriss der Historik), le manuel de Droysen. Ce texte, composé de paragraphes ciselés, très suggestif sur la tâche de l’histoire, sa méthode et sa « systématique », avait été traduit au XIXe siècle (1887) sans rencontrer alors beaucoup d’échos, dans une version dont la présente « s’écarte presque sur chaque point ». Ce texte remarquable méritait une renaissance que lui fournit cette très soigneuse traduction, rassemblant dans l’introduction toutes les informations requises pour la lecture. La force de la pensée, la pertinence des positions de Droysen, sur bien des points, étonnera. Quoique pleinement dans son siècle philosophiquement et politiquement, Droysen a livré dans son Précis la quintessence d’une réflexion qui, comme celle de Humboldt, est loin d’avoir perdu de sa pertinence.