compte rendu paru dans les Archives de philosophie (D. Thouard)
L'anthropologie philosophique de G. de Humboldt, de Jean Quillien, Presses Universitaires de Lille, Villeneuve
d'Ascq, 1991, 644 p.
L'oeuvre de G. de Humboldt n'est pas inconnue en France, des études et des traductions, parfois controversées,
rappellent l'importance de ce grand représentant de la culture allemande du siècle de Goethe, auquel par exemple
Louis Dumont a consacré un vaste chapitre dans L'idéologie allemande intitulé "aux sources de la Bildung "
(Gallimard, 1991, pp.1O8-184). Une présentation d'ensemble manquait cependant, ainsi qu'une tentative
d'évaluation systématique de sa pensée. Le livre de M. Jean Quillien, qui offre au lecteur une version condensée
de sa monumentale thèse (1615 p.!), vient combler cette vacance à partir d'une vaste érudition et d'une
interprétation forte : il faut lire Humboldt comme une philosophe, ouvrant à partir de la critique kantienne un
nouvel univers philosophique. Loin de toute métaphysique comme de toute théologie, Humboldt accomplirait la
philosophie de Kant en une anthropologie philosophique, dégageant ainsi l'univers du sens et fondant
réflexivement les sciences humaines. Délaissant système et spéculation chers à la philosophie post-kantienne, il
opérerait un "changement de terrain" (p.571) par un retour sur l'homme, ou plutôt, par l'avénement de l'homme,
puisqu'avec lui, "l'homme commence" (p.299). Il convient donc d'introduire Humboldt dans l'histoire de la
philosophie comme celui qui peut conjoindre "discours" et "langage" (p.14), inaugurant une "transformation de
la philosophie" avant K.-O. Apel (p.19), laquelle consiste cependant essentiellement pour l'A.. dans ce
recentrement sur l'homme, l'exploration de l'univers du langage ne modifiant en rien la conquête anthropologique
(p.244).
L'exposition est classique, retraçant, sur les traces de R. Leroux (G. de Humboldt. La genèse de sa pensée
jusqu'en 1794, Strasbourg, 1932), qu'il critique (note 1, pp.258-259), la genèse d'une pensée dont la structure,
l'organisation des concepts fondamentaux dans un cadre systématique reconstruit, est présentée telle qu'elle se
configure dans la décennie 1790-1800.
Les années d'apprentissage de Humboldt montrent comment se conjuguent trois sources philosophiques
contrastées, le rationalisme de l'Aufklärung (Campe, Engel, Dohm), la "fascination" dégagée par le réalisme de
Jacobi qui se propose, "dans la tension du discours impossible", de faire "retour aux choses-mêmes" (et dont le
geste n'est pas sans rappeler celui de Heidegger, p.108), et une lecture en profondeur de Kant qui restera
décisive. Puis, suivent des années de voyage, où Humboldt paraît procéder par épuisement de domaines :
étudiant la chose politique à l'occasion d'un séjour à Paris, il arrive en août 1789, trouvant une liberplus
Parisisch que paradiesisch (p.159), fréquentant la société, dialoguant avec F. von Genz, écrivant ses essais Sur
les limites de l'action de l'Etat (dont M. Schaub a rappelé récemment l'actualité dans les Temps Modernes,
N°525, avril 199O) ou sur la Constitution de 1791; puis se consacrant à "l'étude de l'Antiquité" en intense
contact avec F.A. Wolf, de 1792 à 1794, phase philologique à laquelle l'A. avait déjà consacré Humboldt et la
Grèce, Modèle et histoire (PUL, 1983); en 1794, il s'installe à Iéna où, en compagnie de Schiller, il se concentre
sur l'esthétique et la création poétique, résumant ses méditations sur l'imagination poétique dans l'essai Sur
Herrmann et Dorothée de Goethe (1798); de 1797 à 1801 enfin, de retour à Paris, il poursuit ses investigations
anthropologiques et remarque l'intérêt du langage pour celles-ci. Chaque fois, Humboldt prend une profonde
connaissance de ses sujets, entre en rapport avec les meilleurs spécialistes du moment, mais ne laisse de ces
études que des esquisses.
C'est ce que l'A. aimerait pouvoir appeler la "brouillonneté" de Humboldt (p.262), le caractère morcelé d'une
oeuvre qui se présente comme une activité incessante, une energeia, une formation ou Bildung continuée : un
philosopher (p.124) qui se refuse à retomber dans la pesanteur d'une philosophie (p.263). Dans ces conditions,
une reconstruction est indispensable, guidée par une interprétation d'ensemble, conformément à la leçon de la
Tâche de l'historien (le texte de 1821 présenté par l'A. en 1985 aux PUL), qui présuppose elle-même une
certaine compréhension du kantisme à la lumière privilégiée de la question de l'homme (p.383, p.579). Elle
s'appuie certes sur l'Essai d'une anthropologie comparée (1795) et sur le Dix-huitième siècle (1797) (cf la
présentation de R.Leroux en 1958), mais cherche à les replacer de façon cohérente parmi les divers intérêts de
Humboldt; Le but de l'anthropologie philosophique est la compréhension de l'individualité (et à ce titre, sa place
dans une histoire de l'herméneutique peut, à la suit de J.Wach, se justifier, ainsi que l'a fendu l'A. dans le
volume La naissance du paradigme herméneutique édité par A. Laks et A. Neschke, PUL, 199O, ou encore,
insistant davantage sur le langage, D. Di Cesare, "Pour une herméneutique du langage, Epistémologie et
méthodologie de la recherche linguistique d'après Humboldt", in Cahiers Ferdinand de Saussure 44 (1990),
Droz, Genève,1991) par la comparaison qu'opère l'imagination, joignant les approches de l'historien, du
naturaliste et du philosophe. Ainsi, le rôle de l'anatomie comparée de Goethe, qui lui lègue le concept de "type",
de la physiognomie de Lavater, stimulant une réflexion sur l'expression (et elle-même inspirée de la philosophie
du langage de Hamann, p.348!), ou de la "physiognomie naturelle" de son frère Alexandre sont intégrées et
comprises comme des niveaux d'approche différenciés de ce projet centré sur l'homme. Le concept unifiant la
démarche est celui de force (pp.279-281) : il y a une force fondamentale dont l'essence s'expose en une idée
originaire, s'exprimant dans la totalité des phénomènes -telle est la présupposition que se donne la philosophie
énergique de Humboldt et qui lui garantit son statut d'objectivité (rempart contre un relativisme auquel n'ont pas
échappé certains de ses interprètes), sans qu'elle cesse pour cela de rester fidèle à son inspiration critique, selon
l'A., qui y lit une "philosophie du comme si " (p.386). L'explicitation de la dimension pratique de l'anthropologie
philosophique éclaire le concept de Bildung et cherche à défendre la position originale de Humboldt entre la
philosophie de l'histoire et l'approche purement morale.
L'A. laisse son lecteur au seuil de l'oeuvre consacrée au langage, insistant à maintes reprises sur la totale
indépendance de l'anthropologie par rapport à celle-ci, laquelle n'en serait que la "transposition" (p.233), le
passage au langage ne modifiant en rien la philosophie de Humboldt (thèse qui s'appuie, outre l'effet de
conviction attendue de l'ensemble de la reconstruction, sur le fait que plusieurs axiomes de la "philosophie du
langage" ultérieure sont déjà formellement présents dans des contextes non linguistiques, ainsi pour l'utilisation
du couple energeia-ergon, p. 214, note 33; ou encore, pour la formule "poursuivre des buts infinis avec des
moyens finis", p. 314-315, note 38).
Cette thèse, forte et cohérente, appelle cependant quelques remarques. En amont, tout d'abord : si l'influence
kantienne paraît bien attestée, peut-on privilégier à ce point la question de l'homme sur la question
transcendantale ? N'est-il pas hâtif d'approuver Jacobi quand il dit que Kant réduit tout à l'homme (p.86) ? Qu'il
n'y ait "que l'homme" (p.147) pour Humboldt, que l'humanité soit à elle-même sa propre fin (pp.484-542), nous
pouvons sans doute nous en persuader à la lecture du livre, mais en est-il de même pour Kant ? D'autre part, et la
chose est liée, est-il si sûr, en aval, que la réflexion sur le langage n'apporte rien de cisif et de neuf pour le
philosopher même de Humboldt ? Il paraît peu vraisemblable, au moment Humboldt insiste sur la condition
langagière de toute pensée, que, précisément, sa philosophie du langage ne soit que la "traduction" ou la
"transposition" de son anthropologie. L'A. cherche à penser Humboldt comme "origine" (et nommément comme
l'origine ad quem de la philosophie d'Eric Weil), mais néglige l'originali philosophique consistant dans la
remontée transcendantale aux conditions de la pensée, où s'ouvre non moins une autre possibilité de philosopher,
une "philosophie à partir de l'esprit du langage" peut-être, comme le suggère Tilman Borsche (Sprachansichten.
Der Begriff der menschlichen Rede in der Sprachphilophie W. v. Humboldt, Klett-Cotta, Stuttgart, 1981, p.9). La
curiosité du lecteur pour l'oeuvre de Humboldt, stimulée par le parcours du projet anthropologique, peut se porter
légitimement sur ce philosopher à partir du langage, qui approfondit la connaissance de l'homme loin de n'en être
que l'instrument. Une considération nouvelle de la pensée du langage de Humboldt, qui ne s'en tiendrait plus aux
habituels raccourcis, nous semble appelée et rendue possible par l'immense travail d'élucidation qui est fourni ici,
considération qui permettrait de décider dans quelle mesure il est légitime d'isoler de la sorte l'interrogation sur
l'homme de celle sur le langage.
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