Revue germanique internationale
21 | 2004
L’horizon anthropologique des transferts culturels
L’anthropologie dans l’œuvre aricaine
d’Alexandre de Humboldt
Christian Helmreich
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1185
DOI : 10.4000/rgi.1185
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2004
Pagination : 121-132
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Christian Helmreich, « L’anthropologie dans l’œuvre américaine d’Alexandre de Humboldt », Revue
germanique internationale [En ligne], 21 | 2004, mis en ligne le 05 octobre 2011, consulté le 01 octobre
2016. URL : http://rgi.revues.org/1185 ; DOI : 10.4000/rgi.1185
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L'anthropologie dans l'œuvre américaine
d'Alexandre de Humboldt
CHRISTIAN HELMREICH
Le grand voyage d'Alexandre de Humboldt (1769-1859) en Amérique
espagnole entre 1799 et 1804 a souvent été considéré comme une espèce
de seconde découverte de l'Amérique. Un certain nombre de gestes et
d'événements mémorables expliquent la célébrité de l'explorateur à son
retour en Europe. Voilà en effet un homme qui semble se mouvoir avec
une facilité déconcertante au cœur de la forêt amazonienne aussi bien que
sur les versants du Chimborazo, que l'on prenait alors pour le sommet le
plus élevé de la planète ; près de Quito, il gravit les pentes de volcans en
activité, au Pérou, il donne des nouvelles des vestiges incas, au Mexique, il
se plonge dans les archives et analyse les ressources minières du pays, et
quand, sur le chemin du retour, il s'arrête aux États-Unis, il y rencontre le
président Jefferson. Le voyage de Humboldt a donc un impact quasi
mythologique1. Cela n'ôte rien cependant à la valeur scientifique de
l'expédition. La considération dont le voyageur jouit auprès des hommes
de sciences qui lui sont contemporains tient notamment à l'ampleur des
matières embrassées2. A Napoléon qui, comme on sait, n'aimait guère
Alexandre de Humboldt, Chaptal explique : « M. de Humboldt possède
toutes les sciences, et lorsqu'il voyage, c'est toute l'Académie des sciences
qui marche. »3 Parti pour étudier avant tout la géographie physique, la
géologie, la flore et la faune de l'Amérique équinoxiale, Humboldt rap-
porte du Nouveau Monde non seulement une somme considérable
1.
Sur le mythe Humboldt, cf. Jürgen Osterhammel, Alexander von Humboldt, « Historiker
der Gesellschaft, Historiker der Natur», in Archiv für Kulturgeschichte, 81 (1999), 1, p.
105-131.
2.
L'aspect encyclopédique du voyage d'Alexandre de Humboldt est mis en lumière par
Jean-Marc Drouin, « Analogies et contrastes entre l'expédition d'Egypte et le voyage d'Humboldt
et Bonpland», in História, Ciências, Saude - Manguinhos, vol. VIII, suppl, 2001, p.
839-861.
3.
Jean-Antoine Chaptal, Mes souvenirs sur Napoléon, Paris, E. Pion, Nourrit et Cie, 1893,
p.
383.
Revue germanique
internationale,
21/2004, 121 à 132
d'observations qui relèvent de l'histoire naturelle ; il fait de surcroît œuvre
d'archéologue, d'historien, d'économiste, d'observateur de la situation
sociale et culturelle de l'Amérique espagnole.
Parmi toutes les matières traitées par Humboldt dans son œuvre amé-
ricaine, il arrive que l'on passe sous silence ce qui relève de ce qu'on
appelle alors «l'observation de l'homme»1. Tout au long de son voyage,
Humboldt ne manque pas d'étudier attentivement les modes de vie, les
coutumes et l'histoire des peuples amérindiens. Ces observations jouent un
rôle fondamental dans le récit que Humboldt donne de son voyage après
son retour d'Amérique, c'est-à-dire dans les trois volumes de la Relation his-
torique qui forment en quelque sorte la partie narrative du monumental
Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent en 30 volumes que Hum-
boldt fait paraître - à Paris et en français
entre 1807 et 18372.
C'est cet aspect-là de l'œuvre américaine de Humboldt que je tenterai
d'éclairer dans les développements qui suivent. Je m'appuierai pour ce
faire sur la Relation historique, mais aussi sur les journaux de voyage de
Humboldt dont de larges extraits ont été publiés ces vingt dernières
années3. Dans un premier temps, il me semble utile de mettre en lumière
les limites de ce qu'on peut appeler 1' « anthropologie » de Humboldt ; en
second lieu j'analyserai le traitement humboldtien de ce que le XVIIIe siècle
appelle la « faiblesse » des Indiens, avant de me consacrer enfin à la façon
dont il cherche à rendre compte de 1' « étrangeté » de l'homme sauvage.
1.
LIMITES DE «L'ANTHROPOLOGIE» HUMBOLDTIENNE
La première limite des recherches anthropologiques de Humboldt est à
chercher dans la part restreinte que l'étude des hommes a, au départ, dans
le projet d'Alexandre. En effet, l'expédition qu'entreprend Humboldt est
1.
Cf. sur ce point Sergio Moravia, IM Scienza dell'Uomo nel Settecento, Bari, Laterza, 1970;
Jean Copans, Jean Jamin (éd.), Aux origines de l'anthropologie française. Les mémoires de la Société des obser-
vateurs de l'homme, Paris, Jean-Michel Place, 1994.
2.
Il convient de souligner que les trois volumes de la Relation historique, parus entre 1814
et 1825, ne retracent en vérité qu'une partie du voyage de Humboldt : la traversée de l'Atlantique
avec l'escale à Ténériffe et l'ascension du Pic du Teide, l'exploration des régions côtières du Vene-
zuela, le voyage sur le cours supérieur de l'Orénoque, enfin, la navigation sur la Mer des Caraï-
bes,
de Cumanâ à La Havane, puis de La Havane à Carthagène des Indes. Humboldt a par ail-
leurs livré deux monographies spécialisées consacrées à Cuba et au Mexique. En revanche, il n'a
pas donné de récit suivi de sa remontée du Rio Magdalena et de son voyage à travers les Andes,
c'est-à-dire de la traversée de la Colombie, de l'Equateur et du Pérou actuels, depuis Cartagène
des Indes jusqu'à Lima.
3.
Alexander von Humboldt, Lateinamerika am Vorabend der Unabhängigkeitsrevolution. Eine Antho-
logie von Impressionen und Urteilen, aus seinen Reisetagebüchern, zusammengestellt und erläutert durch
Margot Faak, Berlin, Akademie-Verlag, 1982 ; Reise auf dem Rio Magdalena, durch die Anden und
Mexico. Aus setmien Reisetagebücheni, zusammengestellt durch Margot Faak, 2 vol., Berlin, Akademie-
Verlag, 1986-1990 ; Reise durch Venezuela. Auswahl aus dm amemikanischen Reisetagebüchem, hg. von
Margot Faak, Berlin, Akademie-Verlag, 2000.
destinée en premier lieu, dans l'esprit d'Alexandre lui-même, à apporter
des données nouvelles dans le domaine de la géologie et de la minéralogie,
celui de la géographie physique et de la cartographie, dans le domaine de
la botanique, de la zoologie, de l'étude des climats, etc. Ce qui semble
avant tout avoir intéressé les contemporains, ce sont les relevés astronomi-
ques de Humboldt qui permettent de corriger les cartes très fautives de
l'époque, mais aussi les spécimens et les observations minéralogiques et
botaniques. Le compagnon de Humboldt lors de cette expédition, Aimé
Bonpland1, est un botaniste, élève de Jussieu. Humboldt et Bonpland
reviennent d'Amérique avec des herbiers contenant près de 6 000 espèces,
dont 3 600 étaient auparavant inconnues.
Même constat si nous nous tournons vers les publications issues du
voyage américain. Le premier ouvrage que Humboldt publie à son retour
est l'Essai sur la géographie des plantes (1807), considéré comme l'un des
ouvrages fondateurs de l'écologie scientifique2. En revanche, Alexandre n'a
publié aucun ouvrage qui soit spécifiquement consacré à l'anthropologie.
On le voit : les observations « ethnologiques » pour employer ici un
adjectif inexistant en 1800 - ou anthropologiques ne sont en quelque sorte
que les produits collatéraux de son voyage. Humboldt souligne d'ailleurs
lui-même ce point dans son journal :
A cause de la grande diversité des objets, il est difficile de tout noter. On se dépêche
de noter tous les faits, les mesures, les descriptions de la nature - et toutes les obser-
vations plus générales et plus intéressantes précisément sur la culture des hommes,
sur leur vie sociale se trouvent écartées. On croit que ces observations resteront
davantage gravées dans notre souvenir, et l'on désire recueillir plus de matériaux.
[...] Ainsi, ce qu'il y a de meilleur ne se trouve pas dans le manuscrit3.
Cette remarque témoigne à quel point Alexandre lui-même était cons-
cient des limites matérielles de son travail sur les habitants indigènes des
pays qu'il traverse. Mais elle est simultanément le signe de l'attention
extrême que l'explorateur porte néanmoins à cet aspect de son voyage.
Etonné par le grand nombre et par l'extrême diversité des Amérindiens,
Humboldt sera très rapidement attentif à leur mode de vie, à leurs usages,
leurs coutumes, leurs traditions.
Ce faisant, Humboldt ne s'inscrit pas dans un champ vierge, et ce sera
là la seconde observation que je désire faire ici afin de marquer les limites
de son œuvre. En effet, si Humboldt a été comparé à Christophe Colomb,
1.
Sur Aimé Bonpland, cf. Nicolas Hossard, Aimé Bonpland, 1773-1858. Médecin, naturaliste,
explorateur en Amérique du Sud,
préf.
de Bernard Lavallé, Paris, L'Harmattan, 2001, ainsi que Ernest
Théodore Hamy, Aimé Bonpland, médecin et naturaliste, explorateur de l'Amérique du Sud, sa vie, son œuvre,
sa correspondance, Paris, Guilmoto, 1906 ; René Bouvier, Edouard Maynial, Der Botaniker von Malmai-
son.
Aimé Bonpland, ein Freund Alexander von Humboldts, Neuwied, Lancelot Vcrlag, 1948.
2.
Pascal Acot, Histoire de l'écologie, Paris, PUF, 1988 ; Jean-Marc Drouin, L'Ecologie et son his-
toire. Réinventer la nature, 2e éd., Paris, Flammarion, 1993 (11991); Alberto Castrillon, «Alexandre
de Humboldt et la géographie des plantes», in Revue d'histoire des sciences, 45 (1992), p. 419-433.
3.
Lateinamerika am Vorabend [cf. ci-dessus n. 3, p. 122].
il faut bien noter qu'à la différence de ce dernier, il a toujours (ou presque
toujours du moins) foulé un sol déjà connu et - surtout - déjà décrit par
les Européens. Pendant son voyage et a fortiori après le voyage, Humboldt
ne cesse de se référer aux écrits de ses prédécesseurs : citons en premier
lieu les ouvrages des historiens de la colonisation espagnole1, les ouvrages
« philosophiques » de Cornélius de Pauw2 et de l'abbé Raynal3, mais aussi
les récits de voyage comme ceux de La Condamine (qui fut l'un des pre-
miers voyageurs scientifiques à traverser la forêt amazonienne), de Jorge
Juan et de Antonio de Ulloa4, ainsi que les ouvrages, moins connus mais
fort utiles, des religieux espagnols qui donnent des descriptions détaillées
des régions où ils sont implantés5. Humboldt dispose donc d'une masse
documentaire considérable.
Dans son récit de voyage, il distingue trois sources : ce qu'il a vu lui-
même, ce qui lui a été raconté soit par les missionnaires espagnols soit
directement par les Indiens eux-mêmes, et enfin ce qu'il a lu. Voir de ses
propres yeux : il faut là encore insister sur les limites du travail anthropolo-
gique de Humboldt. Notre explorateur est en effet une espèce de nomade :
il voit les différentes tribus, mais ne s'attarde guère dans les villages
indiens, et ses observations sont faites pour ainsi dire en passant. Certes,
Alexandre cherche à recueillir des informations de première main ; c'est à
cet effet aussi qu'il compose des lexiques qui lui permettent d'acquérir
quelques connaissances sur la langue des primitifs rencontrés au cours de
son voyage. Pour autant, il ne faut pas s'attendre à voir Humboldt se
transformer, un siècle avant Malinovski, en une espèce de «participant obser-
ver» qui pratiquerait la technique de l'immersion.
De surcroît, il n'est pas toujours facile de faire le départ entre les trois
types de sources que j'ai distingués. Les informations de seconde main
1.
Pendant son voyage, Humboldt a notamment utilisé - en ne citant ici que les sources les
plus célèbres - les écrits de Christophe Colomb et de son fils, les ouvrages de Bartolomé de Las
Casas (Brevissima relación de ta destrución de las Indias, 1542), de Antonio de Herrera (Historia general de
los hechos de los Castellanos en las islas y Tierra firme del mar Océano, 1606-1615), de Garcilaso de la
Vega (Comentarios reales, 1609 ; Historia general del Perú, 1617), de Pedro Simón (Primera parte de las
Noticias Historiales de las conquistas de Tierra Firme en las Indias Occidentales, 1626), de José de Oviedo y
Baños (Historia de la Conquista y Población de la provincia de Venezuela, 1723), de Francisco Antonio de
Lorenzana (Historia deNueva España escrita por su esclamecido conquistador Hernán Cortés, 1770), de Fran-
cisco Clavijero (Storia antica del Messico cavata da'migliori storici spagnoli, 1780), etc.
2.
Cornélius de Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, ou Mémoires intéressants pour servir
à l'histoire de l'espèce humaine, 2 vol., Berlin, G.-J. Decker, 1768.
3.
Guillaume-Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des
Européens dans les deux Indes, 1re éd., 6 vol., Amsterdam, 1770.
4.
Charles-Marie de La Condamine, Relation abrégée d'un voyage fait dans l'intérieur de l'Amérique
méridionale, Paris, 1745 ; Jorge Juan, Antonio de Ulloa, Relación histórica del viaje a la América Meridio-
nal, 4 vol., Madrid, 1748.
5.
Humboldt cite dans ses journaux notamment Joseph Cassani, Historia de la Provincia de la
Compania de Jesús del Nuevo Reyno de Granada en la America, Madrid, 1741 ; Joseph Gumilla, El Orinoco
illustrado, Madrid, 1741 ; Antonio Caulin, Historia coro-graphica, natural y evangelica de la nueva Andalu-
cía, si, 1779.
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