Aspects neurodéveloppementaux des troubles bipolaires M.-O. KREBS (1) La question de l’origine neurodéveloppementale des troubles bipolaires est devenue depuis peu une question d’actualité alors que l’hypothèse neurodéveloppementale dans la schizophrénie est plus ancienne et mieux étayée par la littérature. Qu’appelle-t-on une maladie liée à la dégénérescence ? Ce sont des maladies secondaires impliquant une perte ou une modification de fonctions acquises. Les démences sont le prototype de ce type de pathologie. Cette dégénérescence se traduit par des lésions cérébrales évolutives, par l’atteinte d’une population neuronale ; la marque neuropathologique de la dégénérescence est la présence de gliose sur les pièces anatomopathologiques. Les deux premiers critères (apparition secondaire et perte des fonctions acquises) pourraient être en faveur de l’hypothèse d’une dégénérescence dans les troubles bipolaires puisque ces troubles débutent généralement dans la 3e et 4e décade de la vie. Par contre, on a beaucoup moins d’informations sur les aspects anatomopathologiques. Qu’appelle-t-on une maladie liée au neurodéveloppement ? C’est une maladie qui apparaît dès les premières années de la vie et qui évolue en fonction de la maturation de l’individu. On suppose qu’il existe sur le plan neuropathologique des anomalies cérébrales d’origine génétique, ou précocement acquises au cours du développement. Il existe un certain nombre d’arguments en faveur de l’hypothèse neurodéveloppementale des troubles bipolaires : épidémiologiques, génétiques, cliniques, morphologiques et neuropathologiques, ou tirés de l’expérimentation animale. Dans une revue de la littérature, Torrey a comparé les caractéristiques épidémiologiques des troubles bipolaires et des troubles schizophréniques (20). Les deux troubles partagent des facteurs de risque communs notamment à la période périnatale, incluant pour les deux troubles un excès de naissance lors de l’hiver et du printemps et un excès de complications périnatales. Par contre, alors que les naissances urbaines sont surreprésentées parmi les troubles schizophréniques, un niveau socio-économique plus élevé est retrouvé pour les troubles bipolaires contrairement aux troubles schizophréniques. Un argument génétique en faveur de l’hypothèse neurodéveloppementale des troubles bipolaires concerne la microdélétion 22q11 (15). En effet, les anomalies liées à la microdélétion 22q11 sont d’une part à un syndrome polymalformatif avec des anomalies cardiaques et du voile du palais et d’autre part des troubles mentaux ; dans 20 % à 30 % des cas, les sujets développent un trouble schizophrénique mais dans 15 % à 20 % des cas, il s’agit d’un trouble bipolaire. Une pathologie développementale, la microdélétion 22q11, peut donc être à l’origine de troubles bipolaires. Dans la schizophrénie, les arguments cliniques en faveur d’un trouble neurodéveloppemental sont : retard du développement, signes neurologiques mineurs, anomalies cognitives et anomalies morphologiques. En ce qui concerne les troubles bipolaires, la littérature met de plus en plus en évidence l’existence d’anomalies cognitives (déficits attentionnels, anomalies des fonctions exécutives, anomalies de la mémoire de travail …) proches des anomalies retrouvées dans la schizophrénie sans être exactement superposables. Les signes neurologiques mineurs, sont de discrètes anomalies neurologiques avec une faible valeur localisatrice qui concernent l’intégration motrice, la coordination et l’intégration sensorielle. L’étude de Leask en 2002 a comparé le risque de survenue de trouble schizophrénique versus le risque de survenue de psychose affective en fonction des signes neurologiques mineurs observés au cours du développement (12). Il s’agit donc d’une étude longitudinale prospective qui renseigne sur la préexistence ou non de signes neurologiques mineurs avant l’apparition des troubles bipolaires. Un certain nombre de signes sont effectivement asso- (1) SHU, Hôpital Sainte-Anne, Paris. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 45-7, cahier 2 S 45 M.-O. Krebs ciés avec un risque accru de survenue de trouble bipolaire et de trouble schizophrénique : la coordination motrice, l’équilibre, le fait d’être malhabile pour tenir droit sur le pied gauche sont associés avec le risque de survenue des deux troubles. De plus, le contrôle moteur manuel serait également associé avec un risque accru de survenue de psychose affective. Cependant, les signes neurologiques mineurs sont préférentiellement associés aux troubles schizophréniques. Une deuxième étude réalisée en Éthiopie chez 224 patients bipolaires s’est intéressée aux signes neurologiques mineurs dans les troubles bipolaires (16). La plupart des patients bipolaires n’étaient pas traités (seuls 10 patients recevaient un traitement) et l’échelle utilisée pour étudier les signes neurologiques était la Neurological Examination Scale (NES) (5) : l’intégration sensorielle audiovisuelle et la stéréognosie (la reconnaissance des objets par la palpation) sont déficientes chez les patients bipolaires contrairement aux sujets sains. Par contre, la confusion droite-gauche, classiquement retrouvée dans la schizophrénie, n’est pas significativement retrouvée chez les patients bipolaires. Parmi les anomalies motrices, un déficit dans les tâches d’opposition des doigts est la seule anomalie motrice retrouvée chez les patients bipolaires. Dans la schizophrénie, les anomalies motrices les plus fréquemment retrouvées concernent la coordination motrice : la coordination motrice différencierait assez nettement les troubles schizophréniques des troubles bipolaires. Quels sont les arguments morphologiques ? Si les troubles bipolaires résultent d’une anomalie du développement cérébral, les organes qui se développent parallèlement au cerveau devraient également présenter des anomalies. Les os et les cartilages de la face ainsi que la peau et les muscles ne sont pas dérivés du mésoderme mais du neuro-ectoderme c’est-à-dire des crêtes neurales : ainsi, les anomalies du visage sont associées aux anomalies cérébrales et inversement. L’échelle de Waldrop permet de quantifier les caractéristiques du visage, principalement l’écartement des yeux, la voûte du palais, la place des oreilles et différentes anomalies de la langue (24). Une seule étude publiée a utilisé cette méthodologie pour comparer les anomalies morphologiques mineures dans les troubles bipolaires et schizophréniques (21) : elle ne met pas en évidence de différences significatives entre les deux pathologies dans le score total ; en revanche une anomalie de la langue n’est retrouvée que chez les patients bipolaires soulevant la question d’une spécificité. Il s’agit cependant d’une étude sur un faible effectif de 30 sujets par groupe. Un autre argument clinique en faveur d’une anomalie du neurodéveloppement dans les troubles bipolaires concerne les anomalies des dermatoglyphes. Les dermatoglyphes englobent les plis de la main et les crêtes papillaires. Là aussi, « lire » les dermatoglyphes est une lecture sur le développement du cerveau puisqu’ils sont dérivés des crêtes neurales et formés dans une fenêtre développementale particulière, entre la 12e et la 18e semaine. Les crêtes papillaires peuvent former des arches, des boucles S 46 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 45-7, cahier 2 et des tourbillons et enfin peuvent présenter des anomalies. Guttierez a étudié les dermatoglyphes chez 118 patients bipolaires versus 216 contrôles (8) : des anomalies sont plus fréquemment mises en évidence chez les patients bipolaires que chez les contrôles. Des arguments morphologiques cérébraux sont également en faveur d’une origine neurodéveloppementale des troubles bipolaires. À partir d’une revue de la littérature, Krishnan rapport que les principales anomalies retrouvées dans les troubles bipolaires sont l’élargissement du troisième ventricule, une atrophie frontale, une atrophie cérébelleuse et une atrophie du lobe temporal (3). L’auteur souligne les nombreuses similarités avec les anomalies morphologiques retrouvées dans la schizophrénie. Une des premières études de morphologie cérébrale dans le trouble bipolaire a mis en évidence une réduction de 40 % de la matière grise dans le cortex préfrontal subgénual (7). Plus récemment, une méta-analyse réalisée par McDonald montre que l’élargissement du ventricule latéral droit est souvent retrouvé tandis que les résultats concernant les autres régions cérébrales sont beaucoup plus importants (13). D’autre part, Sassi a mis en évidence une diminution de la substance grise dans le cortex cingulaire antérieur gauche (18). On peut donc suggérer une latéralisation des anomalies morphologiques cérébrales dans les troubles bipolaires. Les résultats concernant les anomalies du lobe temporal sont hétérogènes. Selon des résultats récents, il semblerait que l’on retrouve non pas une diminution du volume de l’amygdale mais au contraire une augmentation (1, 4). En ce qui concerne le volume de l’hippocampe : il semblerait qu’il existe une absence de diminution de l’hippocampe dans les troubles bipolaires alors qu’il existe une diminution dans les troubles dépressifs (23). La question de l’évolutivité reste posée. Il semble bien établi que l’hippocampe s’atrophie au fur et à mesure de la répétition des épisodes dépressifs dans les troubles dépressifs récurrents, mais nous manquons de données concernant l’évolutivité des anomalies morphologiques dans les troubles bipolaires. Les anomalies neuropathologiques dans la schizophrénie sont en faveur de l’origine neurodéveloppementale du trouble (9). Ce qui est extrêmement frappant dans les études sur les anomalies neuropathologiques dans les troubles bipolaires, c’est la très grande similarité avec les anomalies retrouvées dans la schizophrénie. Il existe dans les deux pathologies une diminution de la densité des neurones, en particulier des interneurones gabaergiques corticaux, et une diminution des molécules conditionnant la densité synaptique et la plasticité neuronale. La reelin qui est impliquée dans la migration des neurones, est diminuée dans les troubles schizophréniques et dans les troubles bipolaires ainsi que des neurotrophines comme le BDNF (11). Des anomalies des marqueurs de la myélinisation et des oligodendrocytes sont également signalées dans les deux troubles (2, 19). L’Encéphale, 2006 ; 32 : 45-7, cahier 2 L’expérimentation animale a permis de développer des modèles animaux de schizophrénie, la survenue de stress précocement dans le développement entraînant l’apparition d’anomalies à l’âge adulte. Il existe un certain nombre d’arguments montrant que des stress précoces, des séparations post-natales précoces augmentent la sensibilité au stress chez l’animal adulte voire même que la qualité des soins prodigués par la maman rate protégerait du stress le rat devenu adulte. En revanche, il n’existe pas à notre connaissance de modèles animaux de la bipolarité. En conclusion, nous pouvons affirmer que la bipolarité est une maladie liée au neurodéveloppement. Il est frappant de noter la grande similarité entre schizophrénie et bipolarité en ce qui concerne les éléments en rapport avec le neurodéveloppement. Cependant des différences existent entre les deux troubles. Une étude intéressante s’est attachée à comparer les profils d’expression génique de cerveaux post-mortem du sujet ayant présenté un trouble bipolaire, des dépressions majeures et une schizophrénie : il existe un relatif overlap entre les trois troubles mais la plupart des modifications demeurent spécifiques à chacun des troubles (10). Finalement, trois questions restent posées : existe-t-il des symptômes prodromiques pour les troubles bipolaires tels qu’ils ont été décrits pour la schizophrénie ? S’ils existent, s’agit-il de troubles du registre de l’humeur, de troubles du type hyperactivité avec déficit de l’attention (ADHD), de troubles des conduites ? Qu’est-ce qui détermine qu’un sujet ayant des anomalies neurodéveloppementales développe ou non un trouble bipolaire ? Enfin, quel est le poids de ces anomalies développementales dans la genèse du trouble bipolaire ? Il semble en effet que la taille de l’effet des anomalies développementales sur la survenue du trouble ne soit importante que pour les formes précoces de troubles bipolaires (22). Une récente étude prospective a montré qu’il n’existe pas déficit intellectuel prémorbide chez de futurs patients bipolaires (17). Dans la cohorte de Dunedin, les auteurs ont également recherché des anomalies de développement psychomoteur, émotionnel et comportemental avant l’émergence de troubles bipolaires (6) : ils ne retrouvent pas d’anomalies du langage, de la motricité, de la cognition ; en revanche, ils mettent en évidence des difficultés dans les relations avec les pairs et des difficultés comportementales chez les futurs bipolaires. L’effet de la grossesse est discuté : celle-ci serait un facteur de risque pour la survenue de dépressions plus que pour la survenue de troubles bipolaires (14). À l’inverse, certains troubles bipolaires d’apparition tardive pourraient être davantage liés à des désordres de type neurodégénératif avec des anomalies de la substance blanche. Références 1. ALTSHULER LL, BARTZOKIS G et al. Amygdala enlargement in bipolar disorder and hippocampal reduction in schizophrenia : an Aspects neurodéveloppementaux des troubles bipolaires 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. MRI study demonstrating neuroanatomic specificity. Arch Gen Psychiatry 1998 ; 55 (7) : 663-4. ASTON C, JIANG L et al. Transcriptional profiling reveals evidence for signaling and oligodendroglial abnormalities in the temporal cortex from patients with major depressive disorder. Mol Psychiatry 2005 ; 10 (3) : 309-22. BEYER J L, KRISHNAN KR. Volumetric brain imaging findings in mood disorders. Bipolar Disord 2002 ; 4 (2) : 89-104. BRAMBILLA P, HARENSKI K et al. MRI investigation of temporal lobe structures in bipolar patients. 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