Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 64 (2016) 155–162 Revue de littérature Traitement de l’information sensorielle dans les troubles du spectre autistique Sensory processing in autism spectrum disorders R. Stanciu a,∗,b , V. Delvenne a,b a Hôpital universitaire des enfants Reine-Fabiola, avenue Jean-Joseph-Crocq, 15, 1020 Bruxelles, Belgique b Université libre de Bruxelles, avenue Franklin-Roosevelt, 50, 1050 Bruxelles, Belgique Résumé Les anomalies sensorielles sont désormais reconnues comme des symptômes-clés dans les troubles du spectre autistique (TSA), et sont reprises pour la première fois dans les critères diagnostiques internationaux du DSM-5. Leur importance clinique est illustrée par les témoignages des parents et des personnes présentant un TSA, ainsi que par les nombreuses études qui se sont intéressées au cours des dernières années à cette question sous différents angles. Plusieurs modèles explicatifs de l’autisme se sont développés à partir des atypies de la perception sensorielle relevées dans les TSA. Dans cet article, nous parcourons les données épidémiologiques, cliniques et neurophysiologiques sur ce sujet dans le but de donner une image d’ensemble des connaissances actuelles. Nous relevons la grande variabilité qui caractérise ces symptômes, tant d’un individu à l’autre qu’au fil du temps. Les mécanismes physiologiques et biologiques sous-jacents n’en sont pas encore élucidés. Dans un deuxième temps, nous discutons l’articulation de ces données avec les principaux modèles explicatifs des TSA basés sur la perception. Certains de ces modèles nous paraissent prometteurs : ils prennent en compte la complexité et la variabilité des présentations cliniques des TSA tout en proposant des hypothèses concernant les processus neurobiologiques sous-jacents. Enfin, nous abordons les pistes d’explorations futures, notamment avec la recherche translationnelle. © 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Autisme ; Information sensorielle ; Modèles explicatifs ; Anomalies sensorielles ; Perception Abstract Background. – Since the publication of the Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders: DSM-5, sensory processing anomalies have for the first time been identified as diagnostic criteria in the international classification and thus been recognized as part of the core symptoms in autism spectrum disorders (ASDs). Their clinical relevance and their critical importance for the patients is underlined by numerous first-person accounts, and many recent studies have investigated their epidemiology as well as their behavioral and neurophysiological links with the other core symptoms of ASDs. In the past years, several explanatory models of autism have been developed in relation with the atypical sensory processing features found in these disorders. Methods. – In this article, we summarize the research data about sensory anomalies in ASDs with regard to epidemiology, clinical presentations, and neurophysiology. We then summarize the latest explanatory theories based on perception in autism, and discuss the implications of the recent data in relation with them, as well as the latest research directions. Findings. – Sensory anomalies in ASDs are characterized by the variability of their presentation and of their clinical impact, not only between individuals but also in time. At present the underlying physiological mechanisms and their relation with the other core symptoms in autism are not fully understood, but much progress has been made in the last years, as research focus on these anomalies has been increasing. Several models show interesting perspectives for explaining atypical sensory processing as well as other core symptoms in ASDs. Some could account for the complexity and clinical features variability of the autism spectrum, as well as provide indications for underlying neurological processes and even treatment possibilities. ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (R. Stanciu). http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2016.02.002 0222-9617/© 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. 156 R. Stanciu, V. Delvenne / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 64 (2016) 155–162 Perspective. – More research is needed in order to verify the validity of these models and hopefully to unify the perception of the underlying mechanisms leading to ASDs. Translational approaches are especially of a great interest, as we will need to understand the links between the behavioral clinical aspects, the neurological functioning, the molecular processes and the genetical substratum. But it will also be necessary to continue reflecting on the very definition of what we call ASDs with every new step in our knowledge about these complex disorders. © 2016 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Autism; Explanatory models; Sensory processing; Perception; Sensory anomalies 1. Introduction Les troubles du spectre autistique (TSA) sont des troubles du développement classiquement définis comme des entités syndromiques, comportant une altération qualitative des interactions sociales, une altération qualitative de la communication et un caractère restreint, répétitif et stéréotypé des comportements, des intérêts et des activités [1]. La prévalence des TSA est actuellement estimée à approximativement 1 % dans la population générale selon les études globales [2], et rapportée à 33 pour 10 000 en France [3]. La définition des TSA a été récemment revue dans le DSM5 et, entre autres modifications, a été enrichie d’une série de précisions concernant la troisième catégorie des symptômes. Les particularités comportementales incluent désormais des stéréotypies motrices, des intérêts restreints, une intolérance au changement et enfin un traitement atypique de l’information sensorielle [4]. Ce dernier aspect n’était pas pris en compte par les anciennes classifications du DSM. Son apparition officielle parmi les critères diagnostiques internationaux est le signe de l’intérêt croissant qui lui a été porté au cours des dernières années. L’accumulation des données de recherche a permis l’inscription des symptômes sensoriels au tableau des symptômes-clés dans les TSA, alors qu’ils avaient été longtemps considérés comme périphériques, voire de l’ordre de la comorbidité. Des anomalies comportementales reflétant un traitement atypique des informations sensorielles apparaissent dès les premières descriptions de l’autisme. Dans les témoignages écrits de personnes diagnostiquées autistes, on constate que les troubles des perceptions sensorielles occupent une place importante comme source de différences, de souffrances ou au contraire de talents et d’intérêts particuliers. Les observations des parents font aussi état de ces particularités sensorielles, qui constituent souvent pour ces derniers des préoccupations majeures. C’est pourquoi au fil du temps l’intérêt des professionnels a été croissant pour cet aspect des TSA. De nombreux moyens ont été mis en oeuvre au cours des dernières années pour étudier ces aspects atypiques : observations cliniques quantifiées à l’aide d’outils standardisés, neurophysiologie (EEG, MEG, potentiels évoqués), imagerie fonctionnelle, tâches de neuropsychologie expérimentale. Plusieurs modèles explicatifs de l’autisme postulent que les différences dans la perception seraient à l’origine des TSA, tandis que les troubles de la socialisation en seraient les conséquences. Ces modèles se positionnent en cela à l’opposé de ceux qui supposent que l’anomalie primaire est un défaut des cognitions sociales. Dans cet article, nous proposons une réflexion sur les données objectives actuelles concernant le traitement de l’information sensorielle dans les TSA, en lien avec les principaux modèles explicatifs de l’autisme qui postulent que la perception est au centre du problème dans ces troubles. 2. Description des particularités sensorielles Dès les premières descriptions des TSA, on retrouve la présence de trois types de symptômes liés à la modulation sensorielle : l’hypersensibilité, l’hyposensibilité et la recherche de sensations. Voici quelques exemples. Kanner décrivait au sujet du jeune Donald : « Il n’arrêtait pas de jeter les choses par terre, et paraissait se réjouir du bruit qu’elles faisaient. ». À propos du cas de Richard : « Son premier geste en entrant dans le bureau était d’allumer et d’éteindre les lumières. ». À propos d’Herbert : « Une fois, alors qu’il était hospitalisé, il est resté 3 jours sans boire parce qu’on lui donnait des tasses en métal [. . .] ». Ou encore à propos d’Alfred : « Il a eu de nombreuses peurs, toujours liées à des bruits mécaniques ; en général il finit par développer un intérêt obsédant pour les objets dont il a peur ; actuellement il est effrayé par le ton aigu de l’aboiement d’un chien. » [5]. Parmi les témoignages les plus connus de personnes présentant un autisme de haut niveau, citons Temple Grandin : « J’ai un système auditif qui fonctionne comme un amplificateur au maximum de sa puissance. Mes oreilles se comportent comme un microphone qui ramasse et amplifie le son. ». Ou encore : « Je me sauvais quand les gens tentaient de m’étreindre, parce que l’étreinte provoquait une énorme vague de stimulation à travers tout mon corps. » [6]. Ce type d’expérience est rapporté par de nombreuses personnes avec autisme, dans toutes les modalités sensorielles [7]. Les études qui s’intéressent au recensement des atypies sensorielles dans l’autisme révèlent que jusqu’à 95 % des personnes avec un trouble du spectre autistique présentent au moins un type d’anomalie sensorielle. Ces atypies concernent toutes les modalités sensorielles ainsi que l’intégration multisensorielle [8]. Le Tableau 1 reprend les principaux symptômes sensoriels, sans toutefois être exhaustif. Un premier élément caractéristique de ces anomalies sensorielles est la variabilité de leur présentation : les réponses sensorielles retrouvées vont souvent vers les extrêmes, marquées par de l’hypersensibilité ou de l’hyposensibilité aux stimulations sensorielles de la vie courante. Ces deux extrêmes se retrouvent fréquemment chez un même patient, quelquefois dans la même modalité sensorielle [9]. R. Stanciu, V. Delvenne / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 64 (2016) 155–162 157 Tableau 1 Exemples de comportements liés aux atypies sensorielles. Modalité sensorielle Type d’anomalie sensorielle Comportements observés Tactile Hypersensibilité Intolérance à certaines textures (vêtements ou parties de vêtements, aliments), intolérance au toucher Insensibilité à la douleur ou à la température, automutilation Besoin de pression forte, attirance pour les surfaces de diverses textures et besoin de les toucher longuement Hypersensibilité aux bruits forts ou à certaines fréquences (pleurs d’un bébé, le bruit du réfrigérateur) Pas de réponse à la voix, faible conscience de l’intonation ou de la prosodie Recherche d’activités sonores, intérêt prononcé pour certaines musiques, jeux de pression sur les oreilles Perception extrême des détails, évitement ou difficultés d’habituation aux lumières fortes Défaut de perception des obstacles, problèmes de reconnaissance faciale Regard proximal (regardent les objets de très près) et périphérique (regardent en tournant la tête de côté), attirance vers les lumières et jeux de lumières Mal des transports, intolérance aux changements de position (tête en bas, mouvements brusques, marche arrière) Tolérance augmentée à la position tête en bas Tours sur eux-mêmes, recherche de mouvements forts, de la sensation de chute Sélectivité alimentaire, sensation nauséeuse à l’approche des aliments Tolérance augmentée aux goûts (piquant) et odeurs forts Pica, reniflent et lèchent des objets non comestibles Hyposensibilité Recherche sensorielle Auditive Hypersensibilité Hyposensibilité Recherche sensorielle Visuelle Hypersensibilité Hyposensibilité Recherche sensorielle Vestibulaire Hypersensibilité Olfactive/Gustative Hyposensibilité Recherche sensorielle Hypersensibilité Hyposensibilité Recherche sensorielle Un autre élément important est que ces symptômes font partie des signes les plus précoces de l’autisme [10]. Leur description et leur compréhension pourraient donc en outre constituer une aide précieuse au diagnostic précoce de ce trouble. 3. Revue des données actuelles dans la littérature scientifique 3.1. Données d’observation clinique Les anomalies de traitement de l’information sensorielle ont été retrouvées dans l’ensemble du spectre de l’autisme, incluant les TED-NOS et le syndrome d’Asperger [8]. Les outils standardisés utilisés dans l’étude des anomalies de la modulation sensorielle sont principalement des questionnaires adressés aux parents (Sensory Profile, Sensory Experiences Questionnaire) [11,12]. Des épreuves structurées permettant une observation directe existent mais sont moins utilisées, probablement en raison de leurs limitations : soit elles s’adressent à une seule modalité sensorielle, soit leur passation ne permet pas de relever de manière suffisamment efficace la présence de ces symptômes, dont la variabilité interindividuelle est telle que l’on ne pourrait en éliciter toute la palette dans une seule épreuve maniable [13–15]. Plusieurs études ont comparé la prévalence des troubles sensoriels dans les TSA, avec d’autres problèmes développementaux (un retard mental d’origine indéterminée ou dans un cadre de syndrome génétique) et dans une population d’enfants à développement typique. Ces symptômes apparaissent avec une plus grande fréquence dans les TSA que dans les deux autres groupes. Les enfants avec d’autres types de problèmes de développement présentent quant à eux une plus grande prévalence de ces symptômes que ceux à développement typique [16,17]. Une méta-analyse réalisée en 2009 met en évidence plusieurs caractéristiques informatives. Les anomalies sensorielles sont plus marquées dans les études qui s’intéressent à l’autisme dit typique, que dans celles qui incluent une plus grande partie du spectre autistique (Asperger, trouble envahissants du développement non spécifié). Cette méta-analyse révèle aussi que ces anomalies semblent les plus observables entre 6 et 9 ans, puis s’atténuent progressivement jusqu’à l’âge adulte. On ne trouve cependant pas encore d’étude longitudinale qui puisse confirmer cette tendance. Enfin, il apparaît dans cette méta-analyse que les problèmes de modulation de type hyposensibilité et recherche de sensations sont les plus fréquents et les plus caractéristiques des TSA, tandis que l’hypersensibilité se retrouve aussi dans une certaine mesure dans d’autres troubles développementaux, et notamment le retard mental [18]. 3.2. Données neuropsychologiques et neurophysiologiques Ces données ont été obtenues au moyen de divers types d’examens (EEG, MEG, potentiels évoqués) réalisés au repos ou en lien avec une tâche spécifique de complexité variable. Nous proposons d’en faire un bref résumé par modalité sensorielle. 3.2.1. Traitement de l’information auditive Etant donné que le développement du langage est un problème central dans les TSA, la modalité auditive a bénéficié de l’intérêt de nombreuses équipes. Il émerge de ces études qu’il existe très probablement des différences dans le traitement de l’information au niveau du tronc cérébral et du cortex auditif primaire, en particulier lorsque la complexité des stimuli auditifs augmente [19]. Certaines études ont lié la présence ou non de ces atypies avec la sévérité de l’atteinte du langage [20]. 158 R. Stanciu, V. Delvenne / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 64 (2016) 155–162 3.2.2. Traitement de l’information visuelle Tout comme au niveau auditif les résultats des études concernant la modalité visuelle sont souvent contradictoires. Plusieurs études mettent en évidence des capacités de perception des détails supérieures chez des sujets avec un TSA sans retard mental associé, avec des stimuli simples, mais des capacités altérées lorsque la complexité des tâches augmente [21]. En ce qui concerne la sensibilité aux contrastes et la détection de mouvement les résultats sont contradictoires et restent donc à élucider [19,22]. L’un des domaines les mieux étudiés est la reconnaissance faciale, étant donné son importance dans les interactions et les cognitions sociales. Bien qu’il s’agît d’un domaine d’étude passionnant, dans l’ensemble il est difficile de déterminer si les différences observées sont dues à un traitement atypique de l’information visuelle dans les aires corticales visuelles primaires ou associatives, ou s’il s’agit de difficultés acquises liées aux défauts de cognition sociale. C’est pourquoi nous ne discuterons pas ces données dans le cadre de cet article. 3.2.3. Traitement de l’information au niveau tactile Dans cette modalité les études se sont intéressées tout d’abord aux seuils de perception de stimuli vibrotactiles et thermiques. Des différences sont trouvées par certaines études, dans le sens de seuils abaissés pour certaines fréquences (résultant donc en une hypersensibilité). À nouveau les résultats contradictoires ne permettent pas de statuer définitivement sur des anomalies objectives à ce niveau. Les études via des potentiels évoqués somesthésiques et via la MEG suggèrent également des anomalies du traitement de l’information somesthésique, dont la nature exacte est incertaine à ce stade [19]. 3.2.4. Traitement de l’information au niveau du gustatif et olfactif Les modalités olfactive et gustative ont été beaucoup moins étudiées que les autres. Les premières études s’intéressant à l’olfaction ne montrent dans l’ensemble pas de différence objective avec les sujets témoins [23–25]. Des anomalies dans la perception et l’identification des goûts se retrouvent chez les adolescents et les adultes avec un TSA [26,27]. 3.2.5. Traitement de l’information multisensorielle Le type de difficultés sensorielles et les expériences rapportées par les personnes avec un TSA ont rapidement fait suspecter un défaut d’intégration des stimuli perçus via différentes modalités sensorielles et un défaut de filtrage des informations multisensorielles. Ceci est notamment mis en évidence par l’étude d’illusions, qui sont issues de confusions dues à notre capacité d’intégration de stimuli multimodaux. Chez les personnes avec un TSA, ces illusions soit ne sont pas perçues en tant que telles, soit sont perçues dans des conditions différentes de celles nécessaires aux sujets témoins. Les études par EEG ont rapporté un timing et un niveau d’activité différents dans les processus d’intégration multisensorielle chez les personnes avec un TSA. Dans les processus d’intégration d’ordre supérieur des différences notables sont également rapportées, en particulier dans la compréhension et la production de langage. Lorsque des stimuli d’ordre verbal, visuels et auditifs, sont présentés de manière décalée aux sujets présentant un TSA, leur performance intégrative s’effondre, ce qui indique en partie comment les anomalies de traitement de l’information multimodale chez les sujets avec un TSA contribuent aux problèmes de communication [19]. 4. Principales théories explicatives de l’autisme basées sur la perception Il convient tout d’abord de dire un mot sur ce choix de développer les principales théories liées à la perception uniquement. La première raison en est que l’inventaire complet des théories explicatives de l’autisme serait en lui-même un travail de grande ampleur. Certaines de ces théories ne formulent pas d’hypothèse quant à la présence des anomalies sensorielles dans les TSA, et seraient donc bien éloignées du sujet qui nous occupe. Par ailleurs le débat de l’anomalie primaire mérite en soi une discussion approfondie et une présentation équitable des différents partis en présence. Néanmoins il semble que les dernières années nous ont apporté quantité de données objectives neuropsychologique, neurophysiologiques et d’imagerie qui ne peuvent être ignorées. Les théories historiquement et cliniquement fort intéressantes mais formulées en l’absence de ces données ne nous ont pas parues pertinentes dans la discussion qui nous occupe aujourd’hui. Nous faisons donc le choix de ne pas reprendre ici la description des théories au départ des cognitions sociales. 4.1. Théorie de la faible cohérence centrale (weak central coherence hypothesis [WCC] [28,29]) L’hypothèse de la cohérence centrale faible s’appuie au départ sur le principe que les personnes atteintes d’autisme perçoivent les scènes visuelles comment un ensemble de détails épars plutôt que comme une unité cohérente et significative, ne parvenant pas bien à en extraire la configuration globale. Elle se base sur des observations issues de la neuropsychologie expérimentale et c’est donc au niveau des processus perceptifs et cognitifs qu’elle se situe. Suite à l’évolution des connaissances dans ce domaine, cette théorie a été modifiée et le mécanisme postulé complexifié. Elle se centre désormais sur une dissociation entre le traitement local et le traitement global de l’information, hypothèse qui a surtout été étudiée dans le domaine visuel. Plus spécifiquement, les anomalies de traitement de l’information visuelle sont décrites comme des effets « d’avantage local » et « d’interférence locale », qui se produiraient dans des tâches impliquant une attention divisée, alors que dans les tâches nécessitant une attention sélective c’est l’effet « de précédence globale » qui primerait, comme chez les sujets à développement typique. Les auteurs de la théorie expliquent cette différence par l’idée que le traitement global de l’information serait intact mais qu’il y aurait un biais volontaire d’attention sélective orientant vers un traitement local de l’information en l’absence d’autres instructions explicites. Ils R. Stanciu, V. Delvenne / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 64 (2016) 155–162 parlent donc d’un « style cognitif » atypique, orientant par défaut l’attention du sujet sur les détails plutôt que sur l’ensemble. 4.2. Théorie du fonctionnement perceptuel accru (enhanced perceptual functioning [EPF] [30]) Cette théorie rejoint celle de la cohérence centrale (WCC) sur certains points, et s’en écarte sur d’autres. Elle se situe également sur le plan des processus perceptifs et cognitifs. Elle postule globalement que la perception joue un rôle différent et plus important dans le fonctionnement cognitif des sujets autistes que dans le fonctionnement des autres. Elle s’appuie pour ce faire principalement sur l’analyse de tâches neuropsychologiques et de mesures neurophysiologiques concomitantes réalisées avec des personnes autistes de haut niveau. Elle développe une série de principes décrivant ce fonctionnement perceptif et cognitif particulier : • la « programmation par défaut » de la perception dans l’autisme est plus orientée vers le traitement local de l’information que chez les sujets à développement typique. Ceci implique que le traitement global de l’information n’est pas déficitaire mais que le traitement local lui est préféré dans certains types de tâches, contrairement à ce qui se passe chez les sujets non autistes ; • plus la complexité des tâches est grande et implique une activation complexe de régions neuronales et moins la performance des sujets autistes est bonne (par opposition à des tâches impliquant une moindre complexité d’activation dans les réseaux neuronaux, dans lesquelles les sujets autistes peuvent même se montrer plus performants que les sujets à développement typique) ; • les comportements atypiques précoces des enfants autistes (recherche de stimulations sensorielles, traitement atypique de l’information visuelle, etc) ont une fonction régulatrice de l’information entrante au niveau perceptif ; • les aires cérébrales liées à la perception (primaires et associatives) sont activées de manière atypique durant des tâches sociales et non sociales ; • le traitement de l’information d’ordre supérieur (higher-order processing) est optionnel dans l’autisme et obligatoire dans le développement typique ; • les compétences exceptionnelles des « autistes savants » (Savant syndrome) sont basées sur une expertise perceptuelle ; • le « Savant Syndrome » fournit un modèle pour caractériser des sous-types de troubles envahissants du développement ; • le fonctionnement accru des régions cérébrales perceptuelles primaires peut expliquer les atypies de la perception dans l’autisme. Les principales différences de cette théorie avec la WCC résident dans la manière d’articuler les anomalies primaires et secondaires : l’EPF part de performances supérieures dans les processus perceptuels primaires, résultant entre autres en anomalies secondaires d’ordre plus déficitaires dans les processus plus complexes (raisonnement de bas en haut ou « bottom-up »). La WCC postule une faiblesse des processus d’ordre supérieur 159 qui résulte entre autres en une expansion des processus d’ordre inférieur (raisonnement de haut en bas ou « top-down »). L’EPF souligne que ce fonctionnement perceptuel accru n’est pas optionnel pour les personnes atteintes d’autisme, mais bien obligatoire et pouvant présenter un caractère envahissant par rapport à d’autres fonctions cognitives. Fait très intéressant, les auteurs de cette théorie ont récemment reformulé leur réflexion sous une nouvelle forme, incluant cette fois des hypothèses neurobiologiques. Il s’agit du modèle « Gâchette-Seuil-Cible » (Trigger-Threshold-Target). Tout en conservant les principes ci-dessus, ce modèle postule que le fonctionnement neurobiologique sous-jacent est caractérisé par une réallocation de ressources cérébrales au cours du développement précoce suite à des anomalies génétiques qui se traduisent par une hyperplasticité cérébrale. Cette réallocation de ressources expliquerait les hyper-fonctionnements mentionnés ci-dessus, de même que les déficits sur le plan de la cognition sociale et de la communication, qui seraient les fonctions au détriment desquelles se joue la réallocation [31]. 4.3. Sous-connectivité fronto-postérieure (frontal-posterior underconnectivity [32]) Cette théorie a émergé récemment des études de résonance magnétique fonctionnelle. Elle attribue l’origine des troubles du spectre autistique à une connectivité anatomique et fonctionnelle supposée moindre entre les systèmes frontal et cortical plus postérieur. Ceci implique que les fonctions cérébrales dépendant d’une coordination entre ces systèmes seraient déficitaires dans l’autisme en raison d’une « bande passante » moindre dans la communication entre ces régions. Le déficit serait donc d’autant plus important que la tâche réalisée est complexe (et donc nécessite plus d’intégration entre différents sous-systèmes). L’hétérogénéité des troubles du spectre autistiques est ici attribuée à l’hétérogénéité des perturbations de la connectivité. 4.4. La théorie du « Monde Intense » (intense world theory [33]) Cette théorie s’appuie sur des observations au niveau neurobiologique à partir d’un modèle animal de l’autisme : des souris exposées in utero à l’acide valproïque. Elle part du postulat que chez les personnes atteintes d’autisme il y aurait un hyper-fonctionnement de microcircuits neuronaux locaux, caractérisé par une hyperréactivité et une hyperplasticité de ces circuits. Ces derniers auraient donc tendance à devenir autonomes, provoquant des phénomènes locaux d’emballement et menant sur le plan global aux symptômes cognitifs principaux de l’autisme : l’hyper-perception, l’hyper-attention, l’hypermnésie et l’hyper-émotivité. Les premières formulations de cette théorie se centrent sur le rôle du néocortex et de l’amygdale, mais n’excluent pas l’existence de phénomènes semblables dans d’autres zones cérébrales. La sévérité et la topographie particulière de la symptomatologie autistique de chaque enfant dépendrait de la sévérité du syndrome au niveau moléculaire et de la distribution de ces anomalies dans les différentes régions cérébrales, ce qui expliquerait le spectre des troubles autistiques 160 R. Stanciu, V. Delvenne / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 64 (2016) 155–162 et les aspects individuels uniques que l’on peut constater chez ces personnes. La progression particulière de ce syndrome serait également déterminée par des réactions excessivement fortes aux expériences vécues par les enfants dès leur plus jeune âge. Leur réaction à ces expériences vécues de manière trop intense se caractériserait dès lors par une hyper-préférence et une sélectivité excessive dans de nombreuses situations, visant à minimiser les changements et à amener à un la mise en place d’un monde intérieur très limité mais hautement sécurisé avec un minimum de surprises et de variations. Cette situation deviendrait plus extrême avec chaque nouvelle expérience, et en particulier les expériences traumatiques, expliquant ainsi le rôle que l’environnement et l’histoire individuelle peuvent avoir dans l’évolution de ces troubles. 5. Discussion et pistes de recherche Comme on peut le constater en parcourant les données cidessus, l’une des principales difficultés de ce champ d’étude est sa complexité. Elle est liée de manière fondamentale à la notion même de trouble du spectre autistique : il n’est pas anodin que le DSM-5 propose une refonte des différents sous-types de troubles envahissants du développement en un spectre. La variabilité interindividuelle au sein de chacune des anciennes catégories diagnostiques – trouble autistique, trouble envahissant du développement non spécifié – et la difficulté à définir les rapports de ces troubles avec leurs comorbidités – retard mental, trouble attentionnel et hyperactivité, dyspraxie, troubles sensoriels – nous pousse à leur chercher une re-définition. Une approche multi-axiale caractérisant les individus au sein d’un large spectre se profile, plus proche de la réalité clinique, mais également intéressante pour la recherche [34]. En effet, reposer la question de base de la définition de ces troubles nous permet de reprendre une réflexion intégrative de l’impressionnante quantité de données accumulée au cours des dernières années. Dans un domaine d’une telle complexité, les approches et les outils utilisés sont naturellement également variés et complexes, comme on peut le constater dans cette revue. Quels éléments communs peut-on retirer de cet ensemble de données ? Tout d’abord, il est un fait que les atypies du traitement de l’information sensorielle sont hautement prévalentes dans les TSA. Les outils d’observation standardisés et surtout les questionnaires nous ont permis d’accumuler une quantité d’informations sur la présentation clinique de ces symptômes. Le problème est que ces études ont présenté une méthodologie hétérogène au cours du temps et permettent donc de tirer peu de conclusions fines de ces observations. Ces outils restent cependant intéressants, en particulier dans le contexte de la sortie récente du DSM-5 : ce sont les outils privilégiés dans l’étude de larges populations avec un TSA, à la recherche de sous-types pouvant correspondre à une réalité clinique ou pouvant nous éclairer sur des aspects étiologiques. La question de l’évolution de ces atypies avec l’âge, de leur rapport avec la sévérité des différents symptômes de l’autisme et de ses comorbidités, de leur impact fonctionnel spécifique dans le développement des enfants avec un TSA reste ouverte. Lorsqu’on se rapproche de l’individuel et des processus sousjacents à ces anomalies observables macroscopiquement, c’est à nouveau la complexité qui frappe. Sur le plan perceptif et cognitif, le dialogue entre la WCC et l’EPF est des plus constructifs. Si les deux théories se sont élaborées et nourries mutuellement de leurs contradictions, l’EPF constitue une synthèse solide et récente des données scientifiques. La force de ce modèle est justement son approche intégrative des données neuropsychologiques les plus récentes. Il s’agit également d’une approche qui pourrait aisément aboutir à la mise au point de procédés thérapeutiques et didactiques de plus en plus spécifiques et efficaces. D’autant que son originalité est de se centrer sur les ressources et non sur les déficits des personnes avec un TSA. Si sur le plan intellectuel et de la recherche cette façon de considérer les choses peut interpeller, on ne peut nier que dans une approche thérapeutique développementale il s’agit d’une force considérable. Si l’on se penche sur les données neurophysiologiques, on constate qu’elles rejoignent les questions de traitement local versus global de l’information, et de niveau de complexité des stimuli et de l’activation neuronale. Ces données sont intégrées à la fois dans la WCC et l’EPF, avec cependant comme on l’a vu une articulation différente des causes et des effets. Dans les données récentes, la variabilité intra-individuelle des réponses aux stimuli sensoriels qui arrive progressivement à l’avant-plan. Cette constatation pose la question suivante : l’instabilité des réponses est-elle une caractéristique inhérente aux TSA ? Une étude récente de potentiels évoqués apporte des arguments en faveur de cette hypothèse d’instabilité des réponses [35]. Il s’agit d’une étude spécifique de l’amplitude, de la fiabilité (reproductibilité au cours d’essais répétés) des réponses corticales lors de potentiels évoqués dans plusieurs modalités (auditive, visuelle et somato-sensorielle) qui met en évidence une variabilité anormale de ces réponses. Un autre aspect intéressant est la notion de bruit de fond. Lors de la transmission d’un signal, le rapport entre l’amplitude maximum du signal et celle du bruit de fond est un indicateur de la qualité de la transmission. Le bruit de fond est généralement défini comme l’information non significative correspondant au signal présent à la sortie du dispositif en l’absence d’une information à l’entrée. Dans le contexte qui nous occupe, cette notion de bruit de fond est une des pistes explicatives possibles de la variabilité des réponses aux stimuli sensoriels, allant de l’hyperà l’hyporéactivité. En effet, en général lorsque le bruit de fond augmente, la détection du signal est plus difficile, à l’exception du phénomène de résonance stochastique qui dans des conditions appropriées aboutit à une amplification paradoxale du rapport signal/bruit et donc à une détection accrue. Ces aspects ont été discutés à la lumière des données sur la vision dans les TSA dans la revue de Simmons et al. [22], et méritent d’être envisagés pour l’ensemble des données sur la perception dans l’autisme. Les données sur la connectivité neuronale, que nous n’avons pas détaillées dans cet article mais qui sont reprises dans la théorie de la sous-connectivité fronto-postérieure, sont également d’un grand intérêt. Elles peuvent à première vue être intégrées dans le modèle Gâchette-Seuil-Cible, complément neurobiologique à l’EPF, mais sont également compatibles avec le modèle R. Stanciu, V. Delvenne / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 64 (2016) 155–162 de Markram. Pour ces deux modèles, on se trouve au tout début de la formulation des hypothèses, et il reste un long chemin à parcourir avant de pouvoir en évaluer la pertinence. Ces deux modèles ont d’ailleurs des éléments en commun, comme la supposition d’une hyperplasticité corticale. Le modèle de Markram, s’il bénéficie du support de l’expérimentation in vivo, est critiquable pour les mêmes raisons : ce que l’on démontre chez l’animal est loin d’être directement applicable à l’homme. De plus, leurs études se basent sur un déclencheur environnemental du syndrome autistique, l’acide valproïque. Rien ne permet de dire que ce cas particulier d’autisme syndromique est aussi représentatif des formes « idiopathiques » qui sont les plus fréquentes. Quant au modèle Gâchette-Seuil-Cible, tout reste à vérifier, puisque la publication en est très récente. Le défi des prochaines années sera probablement de développer et de valider un modèle du type que nous venons de citer, qui permettre d’intégrer à la fois la neurobiologie, la neuropsychologie et les données cliniques. Ce modèle devra expliquer la complexité et la diversité des présentations cliniques et éclaircir l’articulation entre les différents symptômes des TSA. Pour ce faire, la question de la définition précise de ces troubles, et la caractérisation de sous-types sur des bases objectives, reste au premier plan. Des approches de recherche translationelle seront sans doute nécessaires pour ce faire. 6. Conclusion Les anomalies de traitement de l’information sensorielle occupent désormais une place importante dans le diagnostic et dans la recherche concernant les TSA. Nous avons tenté d’illustrer cette importance en termes fonctionnels et en termes explicatifs de ces troubles, mais aussi de mettre en évidence leur complexité et les limites de notre compréhension actuelle de ces phénomènes, tout comme de l’autisme dans son ensemble. Nous avons présenté les principales théories explicatives des TSA liées au fonctionnement perceptif et nous nous sommes interrogés sur la manière dont les données actuelles s’intègrent avec ces théories les plus récentes. Nous en concluons que des pistes de grand intérêt sont apparues, laissant espérer enfin une explication de l’ensemble de ces tableaux cliniques complexes. Néanmoins, un grand travail de vérification de ces hypothèses reste à faire. Les progrès en ce sens nécessitent une réflexion de fond sur la manière de définir les TSA et leurs nombreuses nuances, ainsi qu’une approche intégrative des différents domaines de recherche, depuis la clinique jusqu’à le génétique moléculaire. Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts. Références [1] American Psychiatric Association, American Psychiatric Association, Task Force on DSM-IV. Diagnostic and statistical manual of mental disorders: DSM-IV-TR. Washington, DC: American Psychiatric Association; 2000. 161 [2] Elsabbagh M, Divan G, Koh Y-J, Kim YS, Kauchali S, Marcín C, et al. « Global prevalence of autism and other pervasive developmental disorders ». Autism Res 2012;5(3):160–79. [3] Delobel VBM. « Prévalence de l’autisme et autres troubles envahissants du développement : données des registres français de population. Générations 1995-2002 ». Neuropsychiatr Enfance Adolesc 2012;61(1):23–30. 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