Bhdg – 7, 2017 ISSN 2034-7189
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Devenu Professeur à l’Université de Chicago après des études en Inde et en
Australie, Dipesh Chakrabarty, auteur du très remarqué Provincialiser l’Europe : la pensée
postcoloniale et la différence historique (Princeton University Press, 2000, trad. fr. d’Olivier
Ruchet & Nicolas Viellecazes, Paris, Amsterdam/Multitudes, 2009), nous explique
comment il en est venu à penser Heidegger avec et contre Marx et le marxisme et nous
laisse entrevoir un autre aspect de la fécondité de l’œuvre heideggérienne peu connu ou peu
considéré par les spécialistes. Sans aucunement vouloir dissiper « l’ombre de cette pensée »,
pour reprendre l’expression de Dominique Janicaud, cette approche et cet usage de
Heidegger indiquent que le natif de Messkirch a bien, plus ou moins directement, apporté
un peu de lumière dans des contrées éloignées de son Heimat. Que la pensée de Heidegger
puisse être interprétée, non seulement comme une « phénoménologie de la liberté »
(Günter Figal), mais encore comme une philosophie de la libération, voilà qui reste à explorer.
Bhdg : Quand et comment avez-vous découvert Heidegger ? Faisait-il partie du « curriculum » à
l’Université où vous avez étudié ? Ou y êtes-vous venu seul ? Quelles ont été vos premières impressions ?
Dipesh Chakrabarty : Heidegger ne faisait pas partie de mon programme d’études.
Vous devez savoir que j’ai d’abord fait une licence de science avant de partir en École de
commerce puis de me lancer dans une thèse de doctorat en histoire dans un système
n’exigeant pas de suivre des cours, mais seulement d’écrire une « dissertation ». Mon intérêt
pour Heidegger provient de mes conversations avec mes mentors intellectuels et mes
compagnons de thèse. La première personne qui m’en ait parlé sérieusement fut Ranajit
Guha (1923-), le fondateur de l’École historique indienne d’orientation majoritairement
marxiste inspirée par Gramsci et Mao et qui a donné naissance aux Subaltern Studies. J’ai
rencontré Guha pendant mes études doctorales. Il était un intellectuel bengali déjà âgé,
influencé par les traditions marxistes de Calcutta au sein desquelles il avait été éduqué —
comme je le fus après lui. Sa pensée se singularisait par un effort pour sortir du soi-disant
« matérialisme » des analyses marxistes qui finissent souvent par réifier des idées telles que
le « capital » et à s’adonner paradoxalement à une certaine forme d’idéalisme. Guha
convoquait Heidegger à titre de philosophe qui lui avait permis de « stopper » sa propre
« dérive vers l’idéalisme » — selon la formule qu’il employa lui-même lors d’une
conversation que nous eûmes jadis. Par ailleurs, je fus également poussé vers Heidegger par
mon intérêt pour Foucault, que je dois au départ à Guha également, et Derrida, que Gayatri
Spivak (1942-) a introduit au sein des Subaltern Studies à l’occasion d’un travail commun
portant sur l’histoire de l’Asie du sud.
J’ai aimé Heidegger dès la première fois où j’ai tenté de le lire. Non que je l’aie
compris de suite, mais plus je le lisais, ainsi que ses commentateurs, plus je réalisais qu’il
était très différent de Marx ou de Hegel en ce qu’il n’entrait nullement dans ses intentions
de « préempter » votre pensée en pensant à votre place au sujet de votre propre histoire !
Permettez-moi de donner un exemple. Marx est incontestablement un penseur brillant qui,
plus d’un siècle après sa mort, continue de faire école, d’avoir des disciples, d’attirer des
adeptes, des inconditionnels. Il n’en demeure pas moins que la pensée qui fut la sienne l’a
conduit à émettre des jugements sur des histoires qu’il connaissait mal. Et pourtant son