DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L`ESSENCE DU LANGAGE

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DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L'ESSENCE DU LANGAGE : LA «
RÉVOLUTION COPERNICIENNE » DE HEIDEGGER
Jean Greisch
Editions de Minuit | Philosophie
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Greisch Jean, « De la logique philosophique à l'essence du langage : la « révolution copernicienne » de Heidegger »,
Philosophie, 2001/1 n° 69, p. 70-89. DOI : 10.3917/philo.069.0070
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2001/1 - n° 69
pages 70 à 89
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DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE
À L’ESSENCE DU LANGAGE :
LA « RÉVOLUTION COPERNICIENNE »
DE HEIDEGGER
Dans mon ouvrage : La Parole heureuse, paru en 1987, j’avais tenté
une première reconstruction de l’itinéraire qui a progressivement
conduit Martin Heidegger à élargir sa quête initiale d’une « logique
phénoménologique » à une réflexion fondamentale sur l’essence du langage, réflexion qui trouvera son expression ultime dans les essais et
conférences regroupés sous le titre : Unterwegs zur Sprache (Acheminement vers la parole) 1.
Les textes et cours de Heidegger parus pendant les quinze dernières
années dans le cadre de la Gesamtausgabe nous permettent de nous faire
une idée plus précise du point de départ de son interrogation, qui se
rattache directement au vaste chantier d’une « herméneutique de la vie
facticielle » dans les premiers enseignements de Fribourg-en-Brisgau 2.
En même temps ils nous aident à mieux comprendre la nature du
« tournant » (ou plutôt : de la suite de retournements) qui conduit à
l’émergence d’une pensée de l’Ereignis et à l’exigence d’un « autre
commencement de la pensée », qui s’établit, ou tente de s’établir endehors du dispositif de l’onto-théo-logie que Heidegger considère
comme régissant toutes les formes de la métaphysique connues
jusqu’alors 3.
Deux nouveaux volumes de la Gesamtausgabe parus récemment viennent encore enrichir ce dossier. Il s’agit d’une part de la transcription
du cours que Heidegger a donné au semestre d’été 1934 à l’université
de Fribourg-en-Brisgau, immédiatement après sa démission du Recto-
1. La Parole heureuse, Martin Heidegger entre les choses et les mots, Paris, Ed. Beauchêne, 1986.
2. Sur cette question, je renvoie au chapitre 5 (« Le logos de la vie et ses catégories »)
de mon ouvrage : L’Arbre de vie et l’Arbre du savoir, Les racines phénoménologiques de
l’herméneutique heideggérienne, Paris, Ed. du Cerf, 2000, p. 111-134.
3. Sur le statut du langage dans les Beiträge zur Philosophie, je renvoie à mon étude :
« La parole d’origine, l’origine de la parole. Logique et sigétique dans les Beiträge zur
Philosophie de Martin Heidegger » : Rue Descartes 1. Des Grecs, Paris, Albin Michel,
1991, p. 191-224.
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Jean Greisch
DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE
1. La percée de 1934
Dans son « Dialogue avec un Japonais » Heidegger lui-même
avait attiré l’attention sur l’importance cruciale du cours de 1934,
dont le titre même suggère la nécessité de passer d’une interrogation
philosophique sur le statut de la logique à une interrogation sur
l’essence du langage 6. Édité par Günter Seubold sur la base de
plusieurs transcriptions (le manuscrit de Heidegger lui-même restant
introuvable), ce cours constitue en effet, un « document extraordinairement intéressant » (Ga 38, 171-172), comme le souligne
Seubold.
Il atteste d’abord à quel point Heidegger estime qu’une réflexion
philosophique fondamentale sur la logique concerne directement la
détermination du statut de l’ontologie et de la métaphysique. On ne
perdra pas pour autant de vue le fait que le cours peut aussi être lu
comme une tentative de tirer un bilan intellectuel de l’échec du rectorat. À cet égard, son titre apparaît comme une provocation :
annoncé initialement sous le titre « l’État et la science », qui attirait
de nombreux auditeurs « politiques », Heidegger mettait ceux-ci
devant le fait accompli qu’il allait leur dispenser un simple cours de
« logique ». Cela ne l’empêchait nullement, comme nous le verrons
plus loin, d’aborder également des problèmes politiques. La question
de savoir comment Heidegger s’y prend en cette matière est d’autant
plus importante que Victor Farias, avec une mauvaise foi obstinée,
avait été le premier à exploiter ce cours (dont il avait réalisé une
édition pirate) en faveur de sa thèse d’un Heidegger de part en part
nazi.
D’un point de vue littéraire, il s’agit d’un cours écrit dans une très
belle langue allemande, et remarquablement agencé. C’est un véritable
petit chef-d’œuvre du genre littéraire du « cours magistral ».
4. Martin Heidegger, Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache, Gesamtausgabe,
tome 38, Frankfurt, V. Klostermann, 1998. Les citations seront indiquées dans le corps
du texte sous le sigle : Ga 38).
5. Martin Heidegger, Vom Wesen der Sprache. Zu Herders Abhandlung « Über den
Ursprung der Sprache », Gesamtausgabe, tome 85, Frankfurt, V. Klostermann, 1999. Les
citations seront indiquées dans le corps du texte sous le sigle : Ga 85).
6. Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske, 1957, p. 90-99.
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rat 4, d’autre part des notes et protocoles d’un séminaire de doctorat
donné au semestre 1939 sur la philosophie du langage de Herder 5. Ce
sont ces deux textes également importants que je me propose d’analyser
ici.
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Dans son introduction générale, Heidegger présente brièvement la
structure fondamentale, l’origine historique et les enjeux de la logique,
avant de conclure à la nécessité d’un « ébranlement » (Erschütterung)
radical de la discipline. Aux yeux de Heidegger, la doctrine du logos
apophantikos, dont Platon et Aristote ont jeté les bases, se caractérise
par quatre intuitions directrices, décisives pour comprendre le statut et
le destin de la logique dans la philosophie ultérieure.
La première postule la possibilité « analytique » – bien attestée par
les Analytiques d’Aristote – de décomposer les énoncés prédicatifs en
leurs parties constitutives. La seconde met l’accent sur la synthèse prédicative, l’entrelacement (symplokhê) du sujet et du prédicat, déjà évoquée par Platon dans le Cratyle et, partant, sur la possibilité de combiner
plusieurs propositions dans le cadre du raisonnement syllogistique. La
troisième est le souci de formuler les règles ou les lois qui régissent ce
type de raisonnement logique, sous forme du principe d’identité, de
contradiction et de la raison suffisante. Enfin, le propre de ce type de
raisonnement est le formalisme, l’analyse des règles qui déterminent le
fonctionnement de toute pensée qui se veut rationnelle, abstraction faite
des contenus.
Comme toute science, la logique que Heidegger définit comme
« science des formes des configurations fondamentales et des règles fondamentales de la proposition » (Ga 38, 5), a elle aussi son origine dans
la philosophie, plus précisément dans la réflexion philosophique sur le
langage. Au lieu qu’elle soit instrumentalisée comme un organon de la
pensée et de la connaissance, et comme propédeutique de la philosophie,
la logique doit être rapatriée dans la philosophie elle-même, comme
l’ont bien compris Leibniz, Kant et Hegel.
Concernant l’intérêt philosophique de la logique, Heidegger mentionne trois jugements de valeur, qui lui semblent également irrecevables : il ne s’agit ni d’en faire un simple entraînement à la pensée formelle
(une sorte de gymnastique intellectuelle), ni de récuser son intérêt, en
faisant appel à l’expérience concrète, ni enfin de confier à chaque science
particulière le soin d’élaborer sa propre « logique ».
La tâche qu’il s’assigne à lui-même est autrement plus radicale :
« ébranler la logique comme telle depuis ses débuts, en remontant à son
origine » (Ga 38, 8). Il a parfaitement conscience du danger que cet
objectif puisse être confondu avec le retour à un irrationalisme et un
anti-intellectualisme primitifs. C’est pourquoi il souligne à l’intention de
ses auditeurs que « notre être-là historique, et par le fait même tout
débat critique, est porté par la logique des Grecs. Ce nom : “logique”
doit devenir pour nous la mission d’interroger de manière plus originelle
et plus vaste ce qui, avec la logique, s’imposait aux Grecs comme la
puissance formatrice, la grandeur de leur être-là historique et ce qui,
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a) Le chemin ascendant : libérer le langage des chaînes de la logique
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par la suite, a pris les commandes de l’esprit comme logique occidentale » (Ga 38, 9).
À ceux qui le suspecteraient de faire trop de concessions au Zeitgeist
anti-intellectualiste, Heidegger rappelle qu’il ne s’agit pas pour lui de
procéder à une sorte de « mise au pas » (Ga 38, 11) (Gleichschaltung :
un mot qui avait à l’époque de fortes connotations idéologiques !) de
la logique, mais de tirer simplement les conséquences de sa propre
recherche philosophique, engagée depuis dix ans (c’est-à-dire depuis
ses enseignements de Marbourg). L’ébranlement de la logique, qui ne
peut d’ailleurs faire l’objet d’aucune « planification » (Ga 38, 11), se
rattache donc directement, du moins dans l’auto-interprétation de Heidegger, à sa problématique initiale d’une « logique phénoménologique ».
Une étude attentive des cours donnés à Fribourg-en-Brisgau à partir
de 1928, cours dans lesquels Heidegger s’efforce d’expliciter l’idée qu’il
se fait d’une « métaphysique du Dasein », montre la conscience de plus
en plus nette du caractère problématique de la détermination habituelle
du rapport entre la logique et la métaphysique, entraînant la nécessité
d’une réflexion approfondie sur l’essence même du logos. Parmi bien
d’autres textes, je mentionnerai deux passages particulièrement représentatifs.
1. Dans le cours d’Introduction à la philosophie de 1928-1929 7, le
premier que Heidegger donnait en qualité de successeur attitré de Husserl, il développe longuement l’idée d’un « jeu transcendantal » qui
entraîne la nécessité d’une révision de la corrélation entre l’être et la
pensée qui domine toute la philosophie occidentale de Ionie à Iéna,
c’est-à-dire du poème de Parménide jusqu’à la Science de la Logique de
Hegel. La conception traditionnelle de la corrélation être-penser, rendelle pleinement justice à l’être, ou implique-t-elle au contraire une
conception réductrice et extérieure du problème de l’être ?
Aux yeux de Heidegger, il ne va nullement de soi que l’être et le
lovgoı au sens grec, aient été faits pour se rencontrer. En effet, – c’est
en cela que consiste la conception réductrice – l’être n’est pris que dans
le sens « copulatif ». Il n’est rien de plus que le trait d’union ou « l’agent
de liaison » entre un sujet et un prédicat. Mais tout sens de l’être se
laisse-t-il enfermer dans le carcan de la copule ? La fonction de la copule
est-elle la meilleure base de départ pour définir le sens de l’être ?
À cela s’ajoute le fait que la « logique » privilégie nécessairement la
production des concepts. Comprendre veut dire dans ce cas déterminer
conceptuellement (begriffliches Bestimmen). La logique règne évidemment en maîtresse absolue sur ce type de conceptualisation. De cette
manière, « le mode de la détermination conceptuelle de l’être devient
7. Martin Heidegger, Einleitung in die Philosophie, Gesamtausgabe, tome 27, Frankfurt,
V. Klostermann, 1996 (cité par suite sous le sigle : Ga 27).
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le type fondamental de la compréhension de l’être en général. C’est ainsi
seulement que le problème de l’être est entièrement prisonnier du carcan
de la logique de la raison » (Ga 27, 319). Rien de plus « logique » dans
ce cas, que de rapprocher autant que possible « l’onto-logie » de la
mathématique, comme le faisait Heinrich Scholz sans son maître livre
Mathesis Universalis.
La philosophie de la vie peut être comprise comme une réaction
légitime contre ce rationalisme exacerbé. Mais l’irrationalisme, qui substitue à la clarté trop aveuglante des concepts logiques la nébulosité des
intuitions vagues et aveugles, est un remède (un pharmakon, pourrionsnous dire avec Derrida) qui ne fait qu’aggraver le mal. Le vrai débat est
ailleurs : « il ne s’agit ni de combattre le rationalisme, ni davantage de
prendre parti en faveur de l’irrationalisme, mais exclusivement de rendre
possible une interprétation plus radicale de la transcendance, de la
compréhension de l’être, compte tenu du fait que le terme grec a une
fonction purement interprétante et déterminante ce qui ne veut pas dire
qu’il ne jouerait aucun rôle dans le problème de l’être » (Ga 27, 320).
Ces formulations anticipent déjà les déclarations liminaires du cours de
1934.
Ce n’est pas au logicien qu’on peut demander de nous aider à découvrir le sens de l’être. Au mieux, il pourra nous aider à déterminer un
sens déjà découvert, une fois qu’on sait (et qu’on « voit » au sens phénoménologique du « voir » !) « que la compréhension de l’être précède
tout énoncé et toute détermination logique, en les rendant seulement
possible » (Ga 27, 320).
La seule possibilité de libérer la compréhension de l’être du carcan
de la conceptualité logique est de partir de la transcendance comme
« fait originaire du Dasein » (Ga 27, 321). C’est pour cela que la plurivocité des sens de l’étant découverte par Aristote n’est pas un simple
problème « sémantique » des modes d’emploi du verbe être. Il serait
beaucoup plus exact de traduire le terme levgetai par : l’être « se prend »
(c’est-à-dire se « comprend ») en de multiples manières ! Pour comprendre la multiplicité de ces « prises » nous devons descendre en deçà du
jugement logique, et partir du plan préontologique des attitudes et des
comportements, seul capable de nous révéler toute l’ampleur et la
complexité de la compréhension de l’être qui définit notre être-là facticiel.
Loin d’être une simple image, le « jeu de la transcendance », s’accorde
parfaitement à la conception heideggérienne de l’ontologie. Il ne s’agit
pas d’une metabasis eis allo genos qui nous ferait confondre le plan
anthropologique et le plan ontologique. « La transcendance comme jeu
n’est pas une propriété, et pas non plus une simple propriété fondamentale de l’être humain, mais l’homme est mis en jeu dans le jeu du
Dasein (der Mensch ist auf das Spiel der Daseins gesetzt) dans le jeu de
la compréhension de l’être » (Ga 27, 323). Contrairement à la concep74
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tion postmoderne du jeu, il n’a rien de futile, il comporte au contraire
un enjeu considérable qu’une analyse plus approfondie « caractère de
jeu du monde » (Ga 27, 323) doit permettre de dégager.
2. Une année plus tard, le grand cours de 1929/1930, consacré aux
concepts fondamentaux de la métaphysique, montre dans une longue
analyse du Peri hermeneias d’Aristote que cette conception exige une
réflexion approfondie sur l’essence du logos comme capacité de « configurer un monde » (Weltbildung) 8. C’est précisément dans ce contexte
que Heidegger annonce qu’il faudra sans doute se préparer à renoncer
au titre même d’ontologie. Pour le remplacer par quoi ? Une « ontochronie », suggère Heidegger dans son commentaire de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Mais il reste encore à définir le « logos » de
cette « ontochronie ». À mes yeux, c’est justement cela que Heidegger
tente de faire dans son cours de 1934.
Les deux parties principales du cours déploient un ordre de questions
qui s’enchaînent selon une construction en miroir aussi fascinante que
surprenante. L’objectif général de la première partie est de montrer que
la question fondamentale et directrice de toute logique est celle de
l’essence même du « logique » (Ga 38, 14). Cette thèse ne va évidemment pas de soi. Aux yeux de Heidegger, elle ne signifie nullement que
la « philosophie du langage » devrait être une sorte de « parvis » (Vorhof) de la logique. En effet, le concept même de « philosophie du
langage » (construit sur le modèle des expressions : « philosophie de la
religion, de l’histoire, de la culture, de l’art », etc.) est foncièrement
ambigu, pour autant qu’il nous incite presque fatalement à traiter le
langage comme un champ d’investigation particulier, relevant d’une
discipline particulière. Ici, comme face à d’autres « objets », on ne saurait oublier que « la philosophie cherche un savoir qui est à la fois avant
toute science et qui dépasse toute science, elle cherche un savoir qui
n’est pas nécessairement lié aux sciences » (Ga 38, 16).
C’est avec la même vigueur qu’il faut récuser la conception purement
instrumentale du langage, qui y voit un simple moyen de communication ou d’expression des pensées. Enfin, on ne saurait oublier que
toute réflexion sur le langage, que ce soit sur le lexique ou la syntaxe,
est déjà surdéterminée par des catégories « logiques ». Dès le départ,
il semble que la tentative de rapatrier la logique dans une réflexion
sur l’essence du langage se meuve dans un cercle : d’une part, il faut
partir du langage pour comprendre la logique ; d’autre part, toute
réflexion sur le langage est déjà pétrie de catégories tirées de la logique
(Ga 38, 17). Comme toujours chez Heidegger, le problème sera de
transformer ce cercle logiquement vicieux en un cercle herméneutiquement productif.
8. Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, Gesamtausgabe tome 29/30, trad. fr. par Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 409-526.
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À ses yeux, cela ne peut se faire que moyennant une transformation
radicale du mode de questionnement. Tout dépend de la possibilité de
poser une Wesensfrage, une « question essentielle », mais aussi la « question de l’essence ». Loin de nous enfermer dans un « essentialisme »
stérile, ce type de questionnement, tel que le comprend Heidegger, est
d’abord un questionnement « préliminaire » (Vorfrage).
En l’occurrence, le préfixe vor- revêt une triple signification « herméneutique » : il s’agit d’abord d’un questionnement qui effectue une
percée, qui fraye une voie vers l’essence du phénomène. À cela s’ajoute
l’interrogation sur la condition de possibilité du phénomène, c’est-à-dire
ce que Kant appellerait un questionnement transcendantal. Enfin, il
s’agit d’un questionnement a priori. Ce qui vaut pour l’interrogation sur
l’essence du langage se laisse généraliser au questionnement philosophique comme tel : « Philosopher n’est rien d’autre qu’un cheminement
incessant dans ce champ préliminaire des questions préliminaires » (Ga
38, 20).
Le premier chapitre déploie la question de l’essence du langage, en
montrant d’abord qu’il ne se laisse jamais réduire aux données lexicales
contenues dans un dictionnaire. Le « langage n’existe que là où il est
parlé, où il advient, c’est-à-dire entre les hommes » (Ga 38, 24). En
passant du système de signes clos sur lui-même, qui spécifie la « langue »
au sens saussurien, à la parole vive de l’échange, la Rede au sens de
Humboldt ou le « discours » au sens de Benveniste, Heidegger pose
une première décision importante : « le langage n’est que là où il est
parlé, c’est-à-dire entre les humains » (Ga 38, 24).
Est-ce une option en faveur d’une conception « dialogique » du langage ? Oui et non, car on ne saurait méconnaître l’importance phénoménologique de la précision que Heidegger s’empresse d’ajouter : dans
l’événement de parole, le silence est aussi important que ce qui est dit !
Si la « philosophie du langage » habituelle se dérobe à l’interrogation
sur l’essence du langage, lui préférant une réflexion sur l’origine du
langage ou des langues, dont Rousseau et Herder nous offrent des
témoignages illustres, le métaphysicien, c’est-à-dire le « spécialiste des
essences », peut-il voler à notre secours, en nous rappelant la définition
aristotélicienne de l’homme comme zoon logon echôn ?
Loin de résoudre le problème, cette réponse métaphysique ne fait
que l’aggraver. En effet, comme le montre Heidegger au deuxième
chapitre, la question de l’essence de l’homme, c’est-à-dire la question
de sa position dans le tout de l’être, n’est pas moins problématique et
controversée que celle de l’essence du langage. Si donc nous avons de
bonnes raisons de coupler les interrogations sur l’essence du langage et
sur l’essence de l’homme (Ga 38, 32), nous devons aussi affronter la
difficulté spécifique de la dernière question. Se demander : « qu’est-ce
que l’homme ? », c’est-à-dire s’enquérir d’une quiddité est la meilleure
manière de rater ce qui est en question. S’agissant de l’homme, « la
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question authentique et adéquate n’est justement pas la question :
Qu’est-ce que ?, mais la question : Qui ? » (Ga 38, 34).
Depuis l’interprétation de l’ontologie moderne que Heidegger avait
proposée dans son avant-dernier cours de Marbourg en 1928 sous le
titre : Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, il n’avait cessé
d’affirmer, comme il l’avait également fait dans Sein und Zeit, que ce
n’est que sous l’égide de la question : « Qui ? » que le mode d’exister
spécifique du Dasein se laisse comprendre. La suite du cours de 1934
prouve que c’est la même transformation de la question : « Qu’est-ce
que l’homme ? » en la question : « Qui est l’homme ? » qui forme le
gond décisif de toute la réflexion de Heidegger sur l’essence du langage.
C’est ce que montre le schéma de la page 97, qui visualise parfaitement
le « tournant » ou le « renversement » dont j’essaie ici de comprendre
les « raisons ».
J’ai tenté ailleurs de montrer que ce changement s’annonce très tôt
dans la pensée de Heidegger à travers l’esquisse d’une « herméneutique
du soi ». En l’occurrence, Heidegger s’empresse de souligner que la
question : « Qui ? » ne peut être comprise adéquatement que si l’on y
entend l’annonce d’un « soi-même », mais qui peut être entendu aussi
bien à la première, à la deuxième ou à la troisième personne du singulier,
ainsi qu’à la première personne du pluriel (Ga 38, 34). On ne saurait
donc y voir le reflet d’un individualisme qui devrait être compensée par
des injections plus ou moins massives de communautarisme ou de collectivisme.
Il n’y a aucune raison de principe qui exigerait de privilégier la première personne du singulier, autrement dit, de faire de l’égoïté (Ichheit)
la condition sine qua non de l’ipséité (Selbstheit). C’est précisément cette
relation de subordination, caractéristique des philosophies modernes de
la subjectivité, que Heidegger se propose de renverser, ce qui équivaut
à une « révolution copernicienne » non moins radicale que celle de
Kant : « Le soi n’est pas une détermination insigne du Je. C’est là l’erreur
fondamentale de la pensée moderne. Le soi n’est pas déterminé en
référence au Je, mais le caractère de soi appartient tout aussi bien au
Toi, au Nous et au Vous. Le soi est énigmatique en un sens nouveau.
Le caractère de soi n’appartient pas de manière séparée au Tu au Je,
au Nous, mais à tout cela de la même manière originelle. Il faudra nous
demander si, et dans quelle mesure, cette approche nous permettra de
pénétrer dans l’essence du soi et, ainsi, dans l’essence de l’homme » (Ga
38, 38). Ou encore : « L’homme n’est pas un soi, parce qu’il est un moi,
mais inversement : il ne peut être un moi que parce que, dans son
essence, il est un soi » (Ga 38, 40).
Un premier effet de ce changement de perspective est qu’une herméneutique du soi ne peut pas se contenter de comprendre la relation
du Je au Nous comme une simple démultiplication numérique : moi
+ moi + moi = Nous. C’est précisément ici que le langage apparaît
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comme le meilleur gardien de la singularité véritable, qui transcende
toute approche numérique. Loin de privilégier quelque intimisme personnaliste, Heidegger souligne que la foule qui se rassemble après un
accident de la route, et même « les masses abruties, en état d’ébullition,
restent encore d’une certaine manière un soi » (Ga 38, 42), même si,
pouvons-nous ajouter, en anticipant les considérations ultérieures de
Heidegger, les rassemblement de masses sont aussi la caricature grimaçante de l’ipséité véritable.
La vraie question est de savoir en quel sens l’ipséité précède et devance
le Je, le Tu, le Nous et le Vous. Mine de rien, cette question nous arrache
au cadre de la logique, du moins d’une logique définitoire qui ramène
tout à une question de genre, d’espèce et de cas particuliers (Ga 38,
45). En insistant à ce point sur l’importance cruciale de la question :
« Qui ? », ne succombe-t-on pas à un individualisme forcené ? Aux yeux
de Heidegger, la question n’est nullement une manifestation de quelque
« obsession frénétique du moi » (Ichsucht). C’est même le contraire qui
est le cas : à notre époque où, pour la première fois, « la question de
l’essence de l’homme doit être reposée à neuf » (Ga 38, 46), c’est la
seule question qui nous permet de « rabattre le caquet à toute obsession
frénétique du moi et à toute subjectivité » (Ga 38, 47).
La nécessité de tourner le dos aux catégorisations logiques et de se
fier au langage trouve ici une première et fondamentale application.
Pour le logicien, le « moi », est défini comme un terme dans un ensemble
plus vaste, ou le cas particulier d’une collectivité. Mieux vaut encore
renoncer à toute définition du soi, que de se fier à ces catégorisations
égarantes et déficientes.
Pourquoi est-il si difficile de maintenir le cap sur la question de
l’ipséité ? La réponse que donne Heidegger transfère à l’ipséité ce qu’il
dit par ailleurs de la question de l’être : notre « état normal » est celui
de l’oubli de soi et de la perte de soi. Loin d’être « évidente », d’aller
de soi, la question de l’ipséité est « non-familière, pénible, inquiétante »
(Ga 38, 49). La Seinsvergessenheit (l’oubli de l’être) a pour corrélat
inévitable la Selbstverlorenheit (la déperdition du soi). Celui qui veut
l’affronter pour de bon ne manquera pas d’en sortir totalement transformé. En d’autres termes : la question de l’ipséité est décisive pour
toute conversion philosophique.
C’est précisément ici que l’interrogation heideggérienne se fait de plus
en plus « politique ». C’est à lui-même et à ses auditeurs, qui vivent « à
l’âge de l’université politique », qu’il adresse la question : « Qui sommes-nous nous-mêmes ? » (Ga 38, 50). En mettant l’accent sur le
« Nous », il semblerait qu’on donne congé au libéralisme au nom du
collectivisme. Mais le passage du « temps du moi » au « temps du
Nous » est plein d’embûches : « “Nous !” – ainsi parle aussi toute multitude anonyme. “Nous !” – ainsi braille une masse en révolte, ainsi se
vante aussi le club de joueurs de quilles. « Nous ! » – ainsi complote
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aussi une bande de brigands. Le Nous seul ne suffit pas. Tout comme
le Je peut rétrécir et verrouiller l’être-soi réel, c’est tout aussi assurément
que le Nous peut disperser, massifier, fanatiser (verhetzen) et même
pousser au crime l’être-soi. » (Ga 38, 51).
Il faut la mauvaise foi sournoise de Farias pour ne pas percevoir la
pointe polémique de cette déclaration que renforce encore l’allusion au
« Lagerwahn », les illusions communautaires cultivées dans les camps
de jeunesses hitlériennes. Pour Heidegger, ce n’est certainement pas en
plaçant le Nous au-dessus du Je et du Tu que nous augmentons nos
chances de déterminer l’essence de l’ipséité.
Pourtant, c’est bien auprès du Nous, et d’un Nous déterminé, qu’il
s’attarde, en développant une réflexion critique sur le slogan : « Le
peuple, c’est Nous » (Wir sind das Volk), qui était à l’époque dans la
bouche de presque tous les Allemands (comme il sera à nouveau, par
une étrange ironie de l’histoire, lors de la chute du mur de Berlin).
Nonobstant sa construction « logique » assez simple, cette proposition
ne se limite pas à un constat ; elle reflète en même temps une décision
et une revendication. Or, loin d’entériner cet énoncé, qui est aussi un
slogan politique du moment, Heidegger prévient ses auditeurs qu’il le
laisse perplexe et dubitatif (Ga 38, 59).
Cela le conduit à se poser deux questions étroitement corrélées :
« qu’est-ce qu’un peuple ? », et : qu’est-ce que « se décider » ? Pour
l’une et l’autre question, il se livre à une enquête « sémantique » de style
aristotélicien, faisant état de la plurivocité de chacun des termes. Concernant le terme « peuple », il déploie avec beaucoup de malice une liste
d’exemples qui s’ouvre avec la citation de Frédéric le Grand, qui le
compare à « une bête qui a beaucoup de langues et peu d’yeux » et qui
se ferme sur la définition marxiste de la religion comme « opium du
peuple » (Ga 38, 61).
Derrière la multiplicité des significations, on peut déceler une diversité d’expériences, pouvant aller du meilleur au pire (Ga 38, 60). En
première approximation, on peut les regrouper autour de trois foyers
de sens : la représentation du peuple comme corps qui conduit Heidegger à souligne que le mot et le concept de « race » ne sont pas moins
plurivoques que le mot « peuple » (Ga 38, 65) ; l’idée d’une âme populaire (comme quand on parle de chants et de fêtes « populaires ») ; enfin
l’idée d’un « esprit du peuple », à l’instar du Volksgeist cher aux romantiques.
Non seulement aucune de ces analogies n’est dénuée d’ambiguïté ;
en outre – et c’est cela qui est décisif aux yeux de Heidegger – c’est
précisément ici qu’il faut faire intervenir le paramètre fondamental de
l’ipséité, en se posant la question : « Qui est ce peuple que nous sommes
nous-mêmes ? » (Ga 38, 69).
À nouveau, ce passage de la question : « Qu’est-ce que ? » à la question : « Qui ? » équivaut à un retournement radical, que reflète la ques79
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DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE
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tion, qui n’a rien de rhétorique : « Mais sommes-nous ce peuple que
nous sommes ? » (Ga 38, 69). Heidegger précise en effet qu’en soulevant
cette question « ce n’est pas seulement la particule interrogative, mais
nous-mêmes qui sommes transformés » (Ga 38, 70).
C’est en se tournant vers la question : « que veut dire se décider ? »
que le sens de cette transformation se laisse expliciter. En distinguant
Entscheidung (la décision ponctuelle, voire purement velléitaire) Entschiedenheit (la décision fermement maintenue), puis Entschlossenheit
(la « résolution »), Heidegger a conscience d’avancer sur un terrain
miné, parce qu’il doit se battre contre un jargon volontariste et décisionniste omniprésent. À ses yeux, la vraie « résolution » implique une
nouvelle vision de l’agir lui-même (Ga 38, 77), l’ouverture à de nouvelles
possibilités qui ne se laissent pas planifier et qui, précisément pour cela,
« font événement » (Geschehen).
Ces deux questions préparatoires relatives au statut du peuple et de
la décision frayent la voie à une nouvelle question, qui nous éloigne
apparemment encore davantage du problème de la logique et même de
l’essence du langage : c’est la question de l’essence de l’histoire, que
thématise le troisième chapitre. « Sans en avoir l’air », dit Heidegger,
« nous continuons, ce faisant, à traiter de l’essence du langage » (Ga
38, 78).
Ici aussi, la première tâche est d’élucider la plurivocité du terme
« histoire ». En quel sens peut-on parler d’histoire naturelle ? Tout événement anonyme, un glissement de terrain, un déplacement de couches
géologiques, fait-il histoire ? Dans ce cas, dit Heidegger, qu’est-ce qui
nous empêche de parler de « l’histoire » des rotations de l’hélice d’un
avion ? Or, la sagesse du langage est là pour nous signaler que ce n’est
que sous certaines conditions qu’un avion peut entrer dans l’histoire,
par exemple lors du « vol historique » qui conduisit Hitler de Munich
à Venise pour y rencontrer Mussolini (Ga 38, 83).
D’autre part, « entrer dans l’histoire », cela est-il nécessairement synonyme de « faire partie du passé » ? L’histoire ne signifie-t-elle pas aussi
bien s’ouvrir à l’avenir ? Un peuple, dit Heidegger, « porte son histoire
devant soi dans son vouloir et pourtant il est aussi porté par l’histoire »
(Ga 38, 85). On ne peut parler d’histoire que là où il y a une volonté
agissante qui sait ce qu’elle veut. Vouloir et savoir : ce sont ces deux
aspects que reflète le terme grec d’historia, que Heidegger traduit en
allemand par Kunde, une expression plurivoque qui signifie aussi bien
la manifestation, l’annonce et l’attestation. L’historien antique est un
« reporter » qui rapporte à ses contemporains ce qui est arrivé dans
telle ou telle région du monde et dont lui-même, ou des personnes
dignes de foi ont été les témoins (Ga 38, 87).
À partir de là se pose la question de savoir sous quelles conditions
un déroulement (Ablauf), comme la rotation de la terre, un processus
(Vorgang), comme l’éclosion d’une fleur, et un événement (Geschehen),
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comme un changement de régime politique, peuvent faire « histoire »
au sens indiqué. On devine la réponse : seuls des événements qui sont
le fruit d’une initiative humaine, forment la matière de l’histoire au sens
strict.
Pas plus que la question de l’essence du langage ne relève de la
« philosophie du langage », la question de l’essence de l’histoire ne
relève de la « philosophie de l’histoire », ni, à plus forte raison, de la
science historique. C’est pourquoi Heidegger commence par tracer une
frontière nette entre Geschichtskunde (l’historia au sens grec) et Geschichtswissenschaft (la science historique moderne). Loin de penser que
la seconde soit une forme plus « scientifique », plus objective ou plus
critique de la première, celle-ci, qui désigne la manière et le mode de
manifesteté spécifique selon lequel une époque se tient dans l’histoire »
(Ga 38, 93) garde une valeur fondatrice pour la science historique,
toujours tentée de traiter l’histoire comme un objet mort, qu’il s’agit de
disséquer à la manière d’un cadavre.
Le mouvement interrogatif qu’avait rendu possible la question :
« Qui ? » atteint son point culminant avec la question du rapport entre
l’histoire et le temps. C’est-à-dire, si l’on veut, la question de la spécificité
du temps historique. Celui-ci nous oblige-t-il à privilégier la passéité du
passé ? Aux yeux de Heidegger, il y a plusieurs manières de se rapporter
au passé. Soit, on y voit un « passé simple », auquel plus rien ne nous
rattache, soit une puissance qui continue encore à agir sur nous, à nous
influencer, à déployer ce que Gadamer appellera plus tard son « efficience ». Dans ce cas, il faudra distinguer entre le passé (Vergangenheit)
et l’ayant-été (Gewesenheit) (Ga 38, 103).
À l’arrière-plan de cette distinction se tient une idée particulière du
temps : le temps n’est-il que la phtora, ce qui emporte tout dans son
passage, tel un raz-de-marée ? Comprendre l’histoire, est-ce expliquer
les causes qui font que tel ou tel événement s’est produit ? Le propre
de la connaissance historique semble en effet résider dans la double
insistance sur ce qui est éphémère (das Vergängliche) et objectivable (das
Gegenständliche) (Ga 38, 107). Entendu en ce sens, le savoir historique
(comme le soulignera plus tard Michel Foucault) ne neutralise pas la
distance historique, en nous restituant le passé ; au contraire, il ne fait
que l’exacerber, en nous faisant prendre conscience de l’écart qui nous
sépare à jamais de ce qui fut.
En cette matière aussi, Heidegger opère un retournement analogue à
celui de la question de l’homme et du peuple. La thèse : « Nous sommes
historiques » conduit à la question : « Sommes-nous historiques ? » (Ga
38, 109). Énoncée en ces termes, c’est une question « ontologique », au
sens le plus radical du mot, qui est posée. D’une part, elle s’enquiert
de l’être même de l’homme ; d’autre part, elle requiert une détermination entièrement nouvelle du sens même de l’être, qui ne peut plus
signifier un présent constant, opposable au devenir. Ce renversement
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équivaut à une « transformation totale de notre être » (Ga 38, 113). Si
« l’être-historique n’est pas quelque chose qu’on arbore à la manière
d’un chapeau » (Ga 38, 113), mais a pour enjeu une décision de tout
instant, alors l’ayant-été n’est pas non plus réductible à la Wirkungsgeschichte, l’histoire de l’efficience gadamérienne. Sans doute peut-on dire
qu’en un sens, la Gewesenheit « se déploie comme tradition » (Ga
38, 117), mais il faut aussitôt ajouter que celle-ci nous projette vers
l’avenir et que c’est cette relation extatique à l’avenir qui détermine
notre véritable être.
b) Le chemin descendant : de la temporalité originaire à l’essence du
langage
Il pourrait sembler que ces réflexions sur la temporalité originaire
nous fassent totalement perdre de vue le problème initial du rapport
entre la logique et le langage. Mais, un peu comme Platon le fait dans
la dialectique descendante 9, Heidegger tente dans la deuxième partie
du cours de redescendre vers sa question initiale. Tout dépend en effet,
dit-il, d’une « transformation de tout notre être dans son rapport au
temps », transformation qui dépend de son côté « de la manière dont
nous comprenons la puissance du temps, de la manière dont nous prenons en charge l’ayant-été, de la manière dont nous temporalisons le
temps lui-même » (Ga 38, 120). Cette nouvelle compréhension du temps
se tient à égale distance de toute lamentation sur les pertes que le temps
nous fait subir et de toute jubilation sur les promesses des lendemains
radieux. Si nous prenons au sérieux le fait que « nous sommes la temporalisation du temps lui-même » (Ga 38, 120), la vraie question est de
savoir comment l’histoire, l’homme, le peuple et le langage participent
à cet événement de temporalisation.
Cette interrogation est doublement inactuelle. D’une part, elle doit
s’interdire toute intervention immédiate dans l’actualité politique du
moment ; d’autre part, elle doit éviter de se précipiter vers des réponses
à court terme. Elle doit s’accorder un long temps pour comprendre, qui
n’a pas d’autre mesure que la temporalisation de l’être lui-même, temporalisation que Heidegger appellera bientôt Ereignis, « Appropriement » ou « Avènement ».
1. Dans cette démarche descendante, le premier « résultat » de ce
changement d’optique radical est une nouvelle compréhension de l’historialité de l’homme. Sur la toile de fond de la temporalité originaire
de l’être, elle doit être comprise en termes de « destination » (Bestim9. Ce rapprochement est d’autant plus suggestif que, dans les derniers cours de Marbourg, Heidegger avait tenté à plusieurs reprises de montrer que l’epekeina tês ousias
platonicien (République 509 b) désigne en réalité la temporalité originaire. Pour plus de
détails, je renvoie à mon ouvrage : Ontologie et temporalité, Paris, P.U.F., 1994, p. 485-488.
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mung), une sorte d’équivalent ontologique de ce que le langage religieux appellerait « destinée ». Relue à la lumière de la temporalité
originaire, cette « destination » présente trois visages, correspondant à
chaque fois à une extase temporelle déterminée : la « charge » (Auftrag)
d’un avenir à préparer, une « mission » (Sendung) venue du passé et
qui nous porte en avant, à quoi s’ajoute le travail créateur, grâce auquel
nous investissons le présent. La question de l’essence du langage sera
dès lors celle de savoir dans quelle mesure il nous permet à venir à
bout de cette triple mission qui définit notre condition historique. On
devine la réponse : le langage nous devance par le trésor de sens et
de vérités qu’il continue à véhiculer ; il nous ouvre sur le futur d’un
sens encore à dire ; enfin, comme Humboldt l’avait compris, la langue
n’est pas seulement Ergon, mais Energeia, c’est-à-dire qu’elle nous
donne les moyens d’inventer et de créer les mots qui nous font encore
défaut.
Mais ce ternaire ne peut être correctement compris que si l’on y
discerne une « tonalité fondamentale » (Grundstimmung) qui accorde
chacune de ces dimensions aux autres. Loin de n’être que de simples
émotions ou d’états d’âme, qui donnent une certaine couleur affective,
sombre ou gaie, à la manière dont nous vivons notre destinée historique,
ce sont justement ces tonalités fondamentales qui attestent le pouvoir
que le temps exerce sur nous, au point de nous arracher à tout moment
à nous-mêmes.
Cette thèse fait écho à la distinction entre l’intratemporalité et la
temporalité originaire du souci, telle que Heidegger l’avait décrite à la
fin de Sein und Zeit. En l’occurrence, elle s’enrichit d’une intéressante
discussion de la question de savoir si les animaux ont un « sens temporel ». Aux yeux de Heidegger, il est hors de doute que « le temps
en tant que temporalité est réservé à l’être de l’homme, dont il est la
puissance » (Ga 38, 136). Or, si l’animal ignore la temporalité, il ne
sait pas non plus « travailler » au sens humain du terme (le bœuf qui
tire la charrue ne travaille pas, et ce n’est que par abus de langage
qu’on peut dire : « travailler comme une bête » !) et, par voie de
conséquence, il ne « sait » pas non plus parler. Comme nous le verrons
plus loin, cela fournit un point de vue critique extrêmement précieux
pour le débat avec la manière dont Herder formule la question de
l’origine du langage.
À cela s’ajoute la thèse non moins centrale que les notions d’objet et
de sujet changent radicalement de sens avec l’avènement des temps
modernes. Même si ce retournement entraîne une triple libération – du
Surnaturel et du dogme de l’Église chrétienne ; de la nature organique,
enfin de la communauté, pour laisser place au contrat social (Ga
38, 143) – il n’a rien d’innocent, dans la mesure où il équivaut à une
nouvelle position métaphysique fondamentale de l’homme face à la
totalité de l’étant, position illustrée par la quête cartésienne de la cer83
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titude indubitable. Pourtant, en ce qui concerne la compréhension de
l’être, la révolution cartésienne n’en est pas une : la détermination de
l’être comme présence constante (ousia) se trouve simplement transférée
au Je (Ga 38, 147). Loin d’entériner ce subjectivisme, Heidegger entend
subvertir sa base ontologique : « La manière dont nous élaborons l’être
humain évite la présupposition de l’homme comme Je séparé et elle a
pour but une expérience originairement nouvelle de l’être de l’homme »
(Ga 38, 149).
2. La seconde station du chemin descendant nous ramène à la question : « Qui est l’homme ? ». L’ipséité peut maintenant être décrite
comme l’unité intonée de la « charge » (tournée vers l’avenir), de la
« mission » (venue du passé qualifié comme Gewesenheit) et du travail
accompli au « présent », le présent qualifié de l’instant. Ces extases
temporelles ne sont pas seulement, comme chez Husserl, des modalités
phénoménales de la conscience intime du temps ; elles déterminent l’être
tout entier de l’homme, y compris sa corporéité. Au lieu de supposer
que tout l’être de l’homme est déterminé en dernière instance par le
biologique, donc une affaire de « sang pur » ou « impur », Heidegger
souligne que la « voix du sang » provient de la tonalité fondamentale
de l’homme » (Ga 38, 153), ce qui lui permet de se démarquer de
l’idéologie « Blut und Boden » alors régnante.
Cela ne l’empêche nullement d’évoquer en termes dramatiques
« l’horreur économique » des chômeurs que la grande dépression économique avait produite. Il le fait dans un véritable éloge du travail, qui
mérite d’être cité expressis verbis : « C’est à juste titre qu’on dit que le
chômage n’est pas seulement la privation d’un revenu, mais une destruction psychique – non parce que l’absence de travail rabat l’homme
sur le Je isolé et séparé, mais parce que l’absence de travail laisse vacant
le décentrement vers les choses. C’est parce que le travail accomplit le
rapport à l’étant, que l’absence de travail est un évitement de ce rapport
à l’être. Certes le rapport demeure, mais il n’est pas rempli. Ce rapport
non satisfait est la raison du sentiment d’abandon qui s’empare de celui
qui est sans travail. Dans cet abandon même, le rapport de l’homme à
la totalité de l’étant est aussi vivant que jamais, mais sous forme de
souffrance. C’est pourquoi l’absence de travail est un être-exposé
impuissant » (Ga 38, 134). Par contraste, Heidegger souligne l’importance vitale de la joie de travailler. Il ne s’agit pas d’une prime de plaisir
venant récompenser le travail bien fait ; il s’agit au contraire d’une
tonalité fondamentale qui rend possible le travail créateur.
En comparant ce que dit Heidegger du travail avec ce qu’en dit
Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne, on ne manquera pas de relever une différence significative : alors qu’Arendt pense
le travail sous le signe du besoin et de la privation, Heidegger y voit
la réalisation d’une œuvre historique, « sanctifiée », si l’on peut dire,
par une mission d’importance destinale. Le moins qu’on puisse dire
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est que dans cette optique, il reste peu de place pour parler de la
« condition ouvrière » et des mécanismes d’exploitation qui la régissent.
À cela on peut ajouter une autre difficulté. Même si on concède à
Heidegger que c’est justement le ternaire de la charge, de la mission et
du travail qui empêche l’individu de s’isoler, en l’ouvrant d’emblée à
l’être-ensemble communautaire, on peut se demander si cet éclatement
de la subjectivité nous ramène inévitablement au « peuple ». C’est au
fond la question de savoir comment il faut entendre l’énoncé selon lequel
« l’être du peuple est ni la simple existence d’une population ni un être
animal, mais la destinée en tant que temporalité et historialité » (Ga
38, 157).
Le propre de l’homme, compris comme Dasein, est le souci. Or,
qui dit souci, dit « exposition » (Ausgesetztheit) à l’étant et « êtrelivré » (Überantwortung) à l’être (Ga 38, 162). Loin de mettre en
danger l’idée de liberté, cette détermination permet de penser la
liberté comme historique, plus précisément, comme celle d’une ipséité
qui est de part en part historique : « Le souci comme tel est le souci
de la liberté de l’être-soi-même-historique » (Ga 38, 164). Pour Heidegger, il ne semble pas y avoir de doute que cette liberté historique
est, par le fait même, « politique », au sens où elle a besoin de l’État
pour pouvoir s’accomplir : « L’État est l’être historique du peuple »
(Ga 38, 165).
3. Fort de ces découvertes, Heidegger peut achever le chemin descendant, là où il l’avait commencé, en envisageant une nouvelle relation
entre l’ipséité de l’homme et le langage. Compris à la lumière de la
temporalité originaire, le langage apparaît lui-même comme événement
originaire et comme l’attestation de l’exposition à l’étant et de l’être-livré
à l’être (Ga 38, 169) : « Ce n’est que là où la temporalité se temporalise
qu’advient le langage, et ce n’est que là où le langage advient que la
temporalité se temporalise » (Ga 38, 170).
Mais ce langage originaire existe-t-il et, si oui, sous quelle forme ?
Les cours sur les hymnes de Hölderlin ont anticipé la réponse : il s’agit
du dire poétique originel qui nous fait « entendre l’Origine en son pur
jaillissement originel » (den Ursprung in seinem reinen Entspringen hören
lassen) 10. Un tel dire nous « parle de l’être qui, depuis longtemps nous
a devancés (vorausgesprochen) et que nous n’avons encore jamais
rejoint » (Ga 38, 170). Une logique philosophique digne de ce nom ne
devrait pas avoir d’autre souci que de retrouver le véritable savoir de
l’être de l’étant, « un être qui prend le pouvoir par le fait que le déploiement du monde advient dans le langage » (Ga 38, 170).
10. Sur le sens de cette formule, je renvoie à mon étude : « Faire entendre l’Origine
en son pur surgissement. Hölderlin et Heidegger » in : Jacques Lerider (éd.), Hölderlin
vu de France, Tübingen, Gunter Narr, 1987, (collection Œuvres & Critiques), p. 113-128.
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Cinq années plus tard, après la rédaction de plusieurs manuscrits
volumineux restés inédits, dans lesquels Heidegger cherche à expliciter
la pensée de l’Ereignis, le séminaire de doctorat sur l’essai de Herder
permet de prendre la mesure de la révolution copernicienne accomplie
en matière de pensée du langage. À vrai dire, les notes manuscrites de
Heidegger sont trop elliptiques pour pouvoir être interprétées telles
qu’elles. Ce n’est que si on les met en parallèle avec les protocoles des
onze heures de séminaire rédigés par les étudiants, qu’elles montrent
tous leurs enjeux.
Dans un de ces protocoles, on relève une formule qui manifeste
l’intention critique de la lecture heideggérienne : il s’agit « de comprendre Herder en fonction de questions déterminées » (Ga 85, 195) qui
forment en grande partie l’horizon du cours de 1934. Essayons rapidement de dégager quelques-unes de ces questions. Il ne s’agit pas de
« critiquer » Herder, mais de déterminer le lieu d’où il parle. En d’autres
termes (même si ce mot n’est nulle part utilisé dans le texte), ce à quoi
nous avons affaire, c’est à une « déconstruction » de la « philosophie
du langage » qui ne prend son essor qu’avec l’Aufklärung. C’est ce
confirme une note manuscrite, dans laquelle Heidegger suggère qu’il se
pourrait bien que Herder ait raison sur toute la ligne, mais justement
seulement sur la ligne métaphysique qu’il occupe : « Il se pourrait que
l’origine du langage au sens de la genèse tout comme celle de la provenance essentielle ait été mise en évidence “correctement” – et que,
néanmoins, l’essence du langage demeurât totalement forclose » (Ga
85, 84).
Fondamentalement, il s’agit de la manière dont Herder comprend la
définition traditionnelle de l’homme comme « animal rationnel » et la
conception du langage qui en résulte. Dès les premières notes manuscrites, elle prend la forme d’une alternative, dont on trouve encore l’écho
dans certains textes d’Unterwegs zur Sprache : l’homme possède-t-il le
langage, en est-il en quelque sorte le « maître et le possesseur », ou la
parole « possède-t-elle » l’homme (Ga 85, 3 ; 159) ?
Pourquoi Heidegger choisit-il de s’intéresser à Herder ? D’abord
parce qu’il fait partie de la triade des penseurs, poètes et écrivains qui
sont, d’après lui, les fondateurs de la philosophie du langage : Hamann,
Herder, Humboldt (Ga 38, 154). Sans nous attarder au regret de ne pas
voir figurer Rousseau dans ce tableau, ce qui doit retenir notre attention,
c’est le soupçon plus général que, jusqu’à Hegel et Nietzsche y compris,
la logique a empêché la philosophie occidentale de prendre au sérieux
le langage. Si, en effet, il n’est qu’un « habit des idées » (Ga 38, 154)
– qui risque même d’apparaître comme un uniforme qui n’est pas fait
sur mesure – on voit mal pourquoi le philosophe devrait d’attarder
auprès d’une question aussi secondaire.
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2. À l’écoute des voix du monde (le débat avec Herder)
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Même si les notes manuscrites et les protocoles du séminaire comportent moins de références à l’actualité politique du moment, Heidegger
semble avoir conscience des dangers que comporte le retour à Herder,
asservi à la philosophie « de la vie » et même à la Volkstümelei germanique (Ga 85, 44).
En s’interrogeant sur l’origine du langage dans son essai de 1770,
Herder libère-t-il la dimension originaire où l’essence du langage peut
être entrevue, ou reste-t-il lui aussi prisonnier d’une certaine tradition
métaphysique ? Sans doute est-il l’un des premiers à poser la question
en termes purement philosophiques, au lieu de se laisser obnubiler par
les thèses théologiques relatives à l’origine divine du langage. À partir
de là, il semblerait qu’il n’y ait plus que deux solutions pour résoudre
la question : soit partir de la nature animale de l’homme, soit faire état
de sa nature rationnelle.
Le génie de Herder est d’avoir tenté de combiner les deux approches.
On comprend pourquoi : c’est en comparant l’homme à l’animal qu’on
se donne les moyens non seulement de mieux comprendre la spécificité
humaine du langage, mais aussi de mieux comprendre la nature de la
raison humaine, que Herder désigne par le terme de Besonnenheit. Tout
en soulignant l’intérêt de l’approche comparative de Herder, qui rejoint
d’une certaine manière sa propre incursion sur ce terrain dans son cours
de 1929/1930, Heidegger estime que l’idée selon laquelle l’homme, à la
différence de l’animal, n’est pas enfermé dans une « sphère vitale »
particulière, nous ramène en droite ligne à la définition leibnizienne de
la monade, comme unité d’une perception (perceptio) et d’une pulsion
(appetitus). En ce sens, la « position métaphysique fondamentale » de
l’interrogation de Herder ne réside en rien d’autre qu’en une variante
de la monadologie leibnizienne (Ga 85, 11-12 ; 169).
La même hypothèse commande l’interprétation du terme-clé de
Besonnenheit qui correspond à la définition de la monade comme
« vivant miroir de l’univers ». Le propre de la monade humaine est
qu’elle n’est pas circonscrite à une niche écologique particulière, en
d’autres termes, elle est libre, déliée, en un sens plus profond du terme
que le simple libre-arbitre (Ga 83, 173). Mais cette liberté ou marge de
manœuvre plus grande ne va pas sans risques : l’homme, comme le
diront plus tard Nietzsche et Plessner, est un animal foncièrement « instable ». C’est précisément pour cela qu’il doit constamment « faire attention », « réfléchir », ce qui est le propre de la Besonnenheit.
C’est ce besoin vital, en même temps que cette capacité, de « faire
attention » qui constitue l’origine du langage d’après Herder. Tout signe
est d’abord une « marque » (Merkmal), c’est-à-dire au fond un « pensebête » qui retient ce qui nous paraît digne d’être « remarqué ». Sans
cette « attention » et la possibilité de la consigner dans des marques
distinctes, il n’y aurait ni connaissance, ni langage. La marque constitue
ainsi « la parole intérieure, elle est la parole même » (Ga 85, 21 ; 174).
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DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE
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Ce n’est qu’en remontant à ce verbe intérieur, qui occupe la deuxième
section de l’essai de Herder, qu’il est possible d’éviter le cercle vicieux
dont il avait déjà été question dans le cours de 1934. Aux yeux de
Herder, tout besoin de connaître a sa source première dans le travail
de la remarque. C’est ce qu’illustre un exemple qui occupe une place
importante dans les protocoles du séminaire : le mouton bêlant. Bien
avant de maîtriser les signes du langage, l’enfant qui imite le son du
mouton qui bêle (ou le mugissement de la vache 11), se comporte en
être humain (en termes heideggérien : en Dasein) et non en perroquet.
Le son imité reflète une compréhension : c’est un « animal bêlant » qui
se trouve « remarqué ».
C’est ensuite seulement qu’il devient possible de comprendre la
nature du langage extérieur, c’est-à-dire la production de signes distinctifs. Ici surgit une hypothèse anthropologique capitale, que Heidegger cherchera à s’approprier, tout en modifiant radicalement son
sens. Même là où nous remarquons des choses muettes, et où nous
n’avons pas un son ou un ton susceptible d’être transformer en signe,
nous nous comportons malgré tout comme si nous « prêtions l’oreille »
aux choses du monde qui nous « parlent ». « En nous représentant
l’étant, nous lui prêtons l’oreille » (Ga 85, 194). Toute la neuvième
séance du séminaire gravite autour de ce privilège étonnant de l’écoute,
qu’une analyse comparative du toucher et de la vue permet encore
d’approfondir, pour conduire à la thèse que « si le toucher et la vue
(Getast und Gesicht) étaient le seul sens, le langage sonore ne pourrait
pas naître. C’est l’écoute qui fonde la possibilité du langage » (Ga
85, 197).
Où Heidegger veut-il entraîner ses auditeurs dans son séminaire sur
Herder ? Certainement à les persuader que la « philosophie du langage »
est « née sur le terrain de la métaphysique et à partir d’elle », ce qui
veut dire que la science du langage « est au fond encore de la métaphysique » (Ga 85, 208). Mais il veut surtout les amener à s’interroger d’une
manière inédite sur l’essence même de la Parole et, par là même, sur le
dire accordé à la compréhension de la vérité de l’être (Ga 85, 149).
Une seule formule marque le « progrès » (ou plutôt : la transformation
radicale que la pensée heideggérienne du langage a subi depuis 1929/
1930 : « La Parole ne fonde pas seulement le “monde”, mais elle est de
l’estre et elle abrite silencieusement l’éclaircie du là » (Ga 85, 55).
Qu’est-ce à dire ? Le Logos n’a plus seulement pour fonction de « figurer
le monde » (Weltbildung), comme à l’époque de la « métaphysique du
Dasein », il est littéralement, le « porte-parole » de la Voix même de
l’estre ! Pour l’homme, cela veut dire qu’il ne suffit pas de prêter l’écoute
aux multiples manifestations, sonores ou non-sonores des étants qui
11. On en trouve un admirable exemple littéraire dans le roman de Thomas Wolfe :
Look Homeward Angel, New York, Charles Scribuer’s Sons, 1952, p. 38-39.
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JEAN GREISCH
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l’entourent, mais que la vraie « attention » est celle qui écoute cette
Voix de l’être (Ga 85, 65).
Sans doute n’y a-t-il pas de meilleure conclusion du champ d’interrogation qu’ouvrent les deux textes que je viens d’analyser, que la question que Heidegger s’adresse à lui-même dans ses notes de séminaire :
« Ne faut-il pas d’abord préparer l’écoute obéissante (Hörigkeit) originelle de la Parole ? Comment cela se peut-il, sinon par une réflexion
sur l’essence » ? « En effet », ajoute Heidegger, désignant par là le lieu
d’où il parle lui-même, « la Parole est déjà dite – mais ceux qui écoutent
ne “sont” pas encore et ils n’ont pas encore trouvé le chemin de
l’essence ». C’est pourquoi on a besoin de penseurs » (Ga 85, 5).
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DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE
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