DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L`ESSENCE DU LANGAGE

DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L'ESSENCE DU LANGAGE : LA «
RÉVOLUTION COPERNICIENNE » DE HEIDEGGER
Jean Greisch
Editions de Minuit | Philosophie
2001/1 - n° 69
pages 70 à 89
ISSN 0294-1805
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-philosophie-2001-1-page-70.htm
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Pour citer cet article :
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Greisch Jean, « De la logique philosophique à l'essence du langage : la « révolution copernicienne » de Heidegger »,
Philosophie, 2001/1 n° 69, p. 70-89. DOI : 10.3917/philo.069.0070
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Jean Greisch
DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE
À L’ESSENCE DU LANGAGE :
LA « RÉVOLUTION COPERNICIENNE »
DE HEIDEGGER
Dans mon ouvrage : La Parole heureuse, paru en 1987, j’avais tenté
une première reconstruction de l’itinéraire qui a progressivement
conduit Martin Heidegger à élargir sa quête initiale d’une « logique
phénoménologique » à une réflexion fondamentale sur l’essence du lan-
gage, réflexion qui trouvera son expression ultime dans les essais et
conférences regroupés sous le titre : Unterwegs zur Sprache (Achemine-
ment vers la parole)1.
Les textes et cours de Heidegger parus pendant les quinze dernières
années dans le cadre de la Gesamtausgabe nous permettent de nous faire
une idée plus précise du point de départ de son interrogation, qui se
rattache directement au vaste chantier d’une « herméneutique de la vie
facticielle » dans les premiers enseignements de Fribourg-en-Brisgau 2.
En même temps ils nous aident à mieux comprendre la nature du
« tournant » (ou plutôt : de la suite de retournements) qui conduit à
l’émergence d’une pensée de l’Ereignis et à l’exigence d’un « autre
commencement de la pensée », qui s’établit, ou tente de s’établir en-
dehors du dispositif de l’onto-théo-logie que Heidegger considère
comme régissant toutes les formes de la métaphysique connues
jusqu’alors 3.
Deux nouveaux volumes de la Gesamtausgabe parus récemment vien-
nent encore enrichir ce dossier. Il s’agit d’une part de la transcription
du cours que Heidegger a donné au semestre d’été 1934 à l’université
de Fribourg-en-Brisgau, immédiatement après sa démission du Recto-
1. La Parole heureuse, Martin Heidegger entre les choses et les mots, Paris, Ed. Beau-
chêne, 1986.
2. Sur cette question, je renvoie au chapitre 5 (« Le logos de la vie et ses catégories »)
de mon ouvrage : L’Arbre de vie et l’Arbre du savoir, Les racines phénoménologiques de
l’herméneutique heideggérienne, Paris, Ed. du Cerf, 2000, p. 111-134.
3. Sur le statut du langage dans les Beiträge zur Philosophie, je renvoie à mon étude :
« La parole d’origine, l’origine de la parole. Logique et sigétique dans les Beiträge zur
Philosophie de Martin Heidegger » : Rue Descartes 1. Des Grecs, Paris, Albin Michel,
1991, p. 191-224.
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rat 4, d’autre part des notes et protocoles d’un séminaire de doctorat
donné au semestre 1939 sur la philosophie du langage de Herder 5.Ce
sont ces deux textes également importants que je me propose d’analyser
ici.
1. La percée de 1934
Dans son « Dialogue avec un Japonais » Heidegger lui-même
avait attiré l’attention sur l’importance cruciale du cours de 1934,
dont le titre même suggère la nécessité de passer d’une interrogation
philosophique sur le statut de la logique à une interrogation sur
l’essence du langage 6. Édité par Günter Seubold sur la base de
plusieurs transcriptions (le manuscrit de Heidegger lui-même restant
introuvable), ce cours constitue en effet, un « document extraor-
dinairement intéressant » (Ga 38, 171-172), comme le souligne
Seubold.
Il atteste d’abord à quel point Heidegger estime qu’une réflexion
philosophique fondamentale sur la logique concerne directement la
détermination du statut de l’ontologie et de la métaphysique. On ne
perdra pas pour autant de vue le fait que le cours peut aussi être lu
comme une tentative de tirer un bilan intellectuel de l’échec du rec-
torat. À cet égard, son titre apparaît comme une provocation :
annoncé initialement sous le titre « l’État et la science », qui attirait
de nombreux auditeurs « politiques », Heidegger mettait ceux-ci
devant le fait accompli qu’il allait leur dispenser un simple cours de
« logique ». Cela ne l’empêchait nullement, comme nous le verrons
plus loin, d’aborder également des problèmes politiques. La question
de savoir comment Heidegger s’y prend en cette matière est d’autant
plus importante que Victor Farias, avec une mauvaise foi obstinée,
avait été le premier à exploiter ce cours (dont il avait réalisé une
édition pirate) en faveur de sa thèse d’un Heidegger de part en part
nazi.
D’un point de vue littéraire, il s’agit d’un cours écrit dans une très
belle langue allemande, et remarquablement agencé. C’est un véritable
petit chef-d’œuvre du genre littéraire du « cours magistral ».
4. Martin Heidegger, Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache,Gesamtausgabe,
tome 38, Frankfurt, V. Klostermann, 1998. Les citations seront indiquées dans le corps
du texte sous le sigle : Ga 38).
5. Martin Heidegger, Vom Wesen der Sprache. Zu Herders Abhandlung « Über den
Ursprung der Sprache », Gesamtausgabe, tome 85, Frankfurt, V. Klostermann, 1999. Les
citations seront indiquées dans le corps du texte sous le sigle : Ga 85).
6. Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske, 1957, p. 90-99.
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a) Le chemin ascendant : libérer le langage des chaînes de la logique
Dans son introduction générale, Heidegger présente brièvement la
structure fondamentale, l’origine historique et les enjeux de la logique,
avant de conclure à la nécessité d’un « ébranlement » (Erschütterung)
radical de la discipline. Aux yeux de Heidegger, la doctrine du logos
apophantikos, dont Platon et Aristote ont jeté les bases, se caractérise
par quatre intuitions directrices, décisives pour comprendre le statut et
le destin de la logique dans la philosophie ultérieure.
La première postule la possibilité « analytique » – bien attestée par
les Analytiques d’Aristote – de décomposer les énoncés prédicatifs en
leurs parties constitutives. La seconde met l’accent sur la synthèse pré-
dicative, l’entrelacement (symplokhê) du sujet et du prédicat, déjà évo-
quée par Platon dans le Cratyle et, partant, sur la possibilité de combiner
plusieurs propositions dans le cadre du raisonnement syllogistique. La
troisième est le souci de formuler les règles ou les lois qui régissent ce
type de raisonnement logique, sous forme du principe d’identité, de
contradiction et de la raison suffisante. Enfin, le propre de ce type de
raisonnement est le formalisme, l’analyse des règles qui déterminent le
fonctionnement de toute pensée qui se veut rationnelle, abstraction faite
des contenus.
Comme toute science, la logique que Heidegger définit comme
« science des formes des configurations fondamentales et des règles fon-
damentales de la proposition » (Ga 38, 5), a elle aussi son origine dans
la philosophie, plus précisément dans la réflexion philosophique sur le
langage. Au lieu qu’elle soit instrumentalisée comme un organon de la
pensée et de la connaissance, et comme propédeutique de la philosophie,
la logique doit être rapatriée dans la philosophie elle-même, comme
l’ont bien compris Leibniz, Kant et Hegel.
Concernant l’intérêt philosophique de la logique, Heidegger men-
tionne trois jugements de valeur, qui lui semblent également irreceva-
bles : il ne s’agit ni d’en faire un simple entraînement à la pensée formelle
(une sorte de gymnastique intellectuelle), ni de récuser son intérêt, en
faisant appel à l’expérience concrète, ni enfin de confier à chaque science
particulière le soin d’élaborer sa propre « logique ».
La tâche qu’il s’assigne à lui-même est autrement plus radicale :
« ébranler la logique comme telle depuis ses débuts, en remontant à son
origine » (Ga 38, 8). Il a parfaitement conscience du danger que cet
objectif puisse être confondu avec le retour à un irrationalisme et un
anti-intellectualisme primitifs. C’est pourquoi il souligne à l’intention de
ses auditeurs que « notre être-là historique, et par le fait même tout
débat critique, est porté par la logique des Grecs. Ce nom : “logique”
doit devenir pour nous la mission d’interroger de manière plus originelle
et plus vaste ce qui, avec la logique, s’imposait aux Grecs comme la
puissance formatrice, la grandeur de leur être-là historique et ce qui,
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par la suite, a pris les commandes de l’esprit comme logique occiden-
tale » (Ga 38, 9).
À ceux qui le suspecteraient de faire trop de concessions au Zeitgeist
anti-intellectualiste, Heidegger rappelle qu’il ne s’agit pas pour lui de
procéder à une sorte de « mise au pas » (Ga 38, 11) (Gleichschaltung :
un mot qui avait à l’époque de fortes connotations idéologiques !) de
la logique, mais de tirer simplement les conséquences de sa propre
recherche philosophique, engagée depuis dix ans (c’est-à-dire depuis
ses enseignements de Marbourg). L’ébranlement de la logique, qui ne
peut d’ailleurs faire l’objet d’aucune « planification » (Ga 38, 11), se
rattache donc directement, du moins dans l’auto-interprétation de Hei-
degger, à sa problématique initiale d’une « logique phénoméno-
logique ».
Une étude attentive des cours donnés à Fribourg-en-Brisgau à partir
de 1928, cours dans lesquels Heidegger s’efforce d’expliciter l’idée qu’il
se fait d’une « métaphysique du Dasein », montre la conscience de plus
en plus nette du caractère problématique de la détermination habituelle
du rapport entre la logique et la métaphysique, entraînant la nécessité
d’une réflexion approfondie sur l’essence même du logos. Parmi bien
d’autres textes, je mentionnerai deux passages particulièrement repré-
sentatifs.
1. Dans le cours d’Introduction à la philosophie de 1928-1929 7,le
premier que Heidegger donnait en qualité de successeur attitré de Hus-
serl, il développe longuement l’idée d’un « jeu transcendantal » qui
entraîne la nécessité d’une révision de la corrélation entre l’être et la
pensée qui domine toute la philosophie occidentale de Ionie à Iéna,
c’est-à-dire du poème de Parménide jusqu’à la Science de la Logique de
Hegel. La conception traditionnelle de la corrélation être-penser, rend-
elle pleinement justice à l’être, ou implique-t-elle au contraire une
conception réductrice et extérieure du problème de l’être ?
Aux yeux de Heidegger, il ne va nullement de soi que l’être et le
lovgoı au sens grec, aient été faits pour se rencontrer. En effet, – c’est
en cela que consiste la conception réductrice – l’être n’est pris que dans
le sens « copulatif ». Il n’est rien de plus que le trait d’union ou « l’agent
de liaison » entre un sujet et un prédicat. Mais tout sens de l’être se
laisse-t-il enfermer dans le carcan de la copule ? La fonction de la copule
est-elle la meilleure base de départ pour définir le sens de l’être ?
À cela s’ajoute le fait que la « logique » privilégie nécessairement la
production des concepts. Comprendre veut dire dans ce cas déterminer
conceptuellement (begriffliches Bestimmen). La logique règne évidem-
ment en maîtresse absolue sur ce type de conceptualisation. De cette
manière, « le mode de la détermination conceptuelle de l’être devient
7. Martin Heidegger, Einleitung in die Philosophie, Gesamtausgabe, tome 27, Frankfurt,
V. Klostermann, 1996 (cité par suite sous le sigle : Ga 27).
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