DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L'ESSENCE DU LANGAGE : LA « RÉVOLUTION COPERNICIENNE » DE HEIDEGGER Jean Greisch Editions de Minuit | Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit ISSN 0294-1805 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-philosophie-2001-1-page-70.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Greisch Jean, « De la logique philosophique à l'essence du langage : la « révolution copernicienne » de Heidegger », Philosophie, 2001/1 n° 69, p. 70-89. DOI : 10.3917/philo.069.0070 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de Minuit. © Editions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit 2001/1 - n° 69 pages 70 à 89 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE : LA « RÉVOLUTION COPERNICIENNE » DE HEIDEGGER Dans mon ouvrage : La Parole heureuse, paru en 1987, j’avais tenté une première reconstruction de l’itinéraire qui a progressivement conduit Martin Heidegger à élargir sa quête initiale d’une « logique phénoménologique » à une réflexion fondamentale sur l’essence du langage, réflexion qui trouvera son expression ultime dans les essais et conférences regroupés sous le titre : Unterwegs zur Sprache (Acheminement vers la parole) 1. Les textes et cours de Heidegger parus pendant les quinze dernières années dans le cadre de la Gesamtausgabe nous permettent de nous faire une idée plus précise du point de départ de son interrogation, qui se rattache directement au vaste chantier d’une « herméneutique de la vie facticielle » dans les premiers enseignements de Fribourg-en-Brisgau 2. En même temps ils nous aident à mieux comprendre la nature du « tournant » (ou plutôt : de la suite de retournements) qui conduit à l’émergence d’une pensée de l’Ereignis et à l’exigence d’un « autre commencement de la pensée », qui s’établit, ou tente de s’établir endehors du dispositif de l’onto-théo-logie que Heidegger considère comme régissant toutes les formes de la métaphysique connues jusqu’alors 3. Deux nouveaux volumes de la Gesamtausgabe parus récemment viennent encore enrichir ce dossier. Il s’agit d’une part de la transcription du cours que Heidegger a donné au semestre d’été 1934 à l’université de Fribourg-en-Brisgau, immédiatement après sa démission du Recto- 1. La Parole heureuse, Martin Heidegger entre les choses et les mots, Paris, Ed. Beauchêne, 1986. 2. Sur cette question, je renvoie au chapitre 5 (« Le logos de la vie et ses catégories ») de mon ouvrage : L’Arbre de vie et l’Arbre du savoir, Les racines phénoménologiques de l’herméneutique heideggérienne, Paris, Ed. du Cerf, 2000, p. 111-134. 3. Sur le statut du langage dans les Beiträge zur Philosophie, je renvoie à mon étude : « La parole d’origine, l’origine de la parole. Logique et sigétique dans les Beiträge zur Philosophie de Martin Heidegger » : Rue Descartes 1. Des Grecs, Paris, Albin Michel, 1991, p. 191-224. 70 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit Jean Greisch DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE 1. La percée de 1934 Dans son « Dialogue avec un Japonais » Heidegger lui-même avait attiré l’attention sur l’importance cruciale du cours de 1934, dont le titre même suggère la nécessité de passer d’une interrogation philosophique sur le statut de la logique à une interrogation sur l’essence du langage 6. Édité par Günter Seubold sur la base de plusieurs transcriptions (le manuscrit de Heidegger lui-même restant introuvable), ce cours constitue en effet, un « document extraordinairement intéressant » (Ga 38, 171-172), comme le souligne Seubold. Il atteste d’abord à quel point Heidegger estime qu’une réflexion philosophique fondamentale sur la logique concerne directement la détermination du statut de l’ontologie et de la métaphysique. On ne perdra pas pour autant de vue le fait que le cours peut aussi être lu comme une tentative de tirer un bilan intellectuel de l’échec du rectorat. À cet égard, son titre apparaît comme une provocation : annoncé initialement sous le titre « l’État et la science », qui attirait de nombreux auditeurs « politiques », Heidegger mettait ceux-ci devant le fait accompli qu’il allait leur dispenser un simple cours de « logique ». Cela ne l’empêchait nullement, comme nous le verrons plus loin, d’aborder également des problèmes politiques. La question de savoir comment Heidegger s’y prend en cette matière est d’autant plus importante que Victor Farias, avec une mauvaise foi obstinée, avait été le premier à exploiter ce cours (dont il avait réalisé une édition pirate) en faveur de sa thèse d’un Heidegger de part en part nazi. D’un point de vue littéraire, il s’agit d’un cours écrit dans une très belle langue allemande, et remarquablement agencé. C’est un véritable petit chef-d’œuvre du genre littéraire du « cours magistral ». 4. Martin Heidegger, Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache, Gesamtausgabe, tome 38, Frankfurt, V. Klostermann, 1998. Les citations seront indiquées dans le corps du texte sous le sigle : Ga 38). 5. Martin Heidegger, Vom Wesen der Sprache. Zu Herders Abhandlung « Über den Ursprung der Sprache », Gesamtausgabe, tome 85, Frankfurt, V. Klostermann, 1999. Les citations seront indiquées dans le corps du texte sous le sigle : Ga 85). 6. Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske, 1957, p. 90-99. 71 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit rat 4, d’autre part des notes et protocoles d’un séminaire de doctorat donné au semestre 1939 sur la philosophie du langage de Herder 5. Ce sont ces deux textes également importants que je me propose d’analyser ici. JEAN GREISCH Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit Dans son introduction générale, Heidegger présente brièvement la structure fondamentale, l’origine historique et les enjeux de la logique, avant de conclure à la nécessité d’un « ébranlement » (Erschütterung) radical de la discipline. Aux yeux de Heidegger, la doctrine du logos apophantikos, dont Platon et Aristote ont jeté les bases, se caractérise par quatre intuitions directrices, décisives pour comprendre le statut et le destin de la logique dans la philosophie ultérieure. La première postule la possibilité « analytique » – bien attestée par les Analytiques d’Aristote – de décomposer les énoncés prédicatifs en leurs parties constitutives. La seconde met l’accent sur la synthèse prédicative, l’entrelacement (symplokhê) du sujet et du prédicat, déjà évoquée par Platon dans le Cratyle et, partant, sur la possibilité de combiner plusieurs propositions dans le cadre du raisonnement syllogistique. La troisième est le souci de formuler les règles ou les lois qui régissent ce type de raisonnement logique, sous forme du principe d’identité, de contradiction et de la raison suffisante. Enfin, le propre de ce type de raisonnement est le formalisme, l’analyse des règles qui déterminent le fonctionnement de toute pensée qui se veut rationnelle, abstraction faite des contenus. Comme toute science, la logique que Heidegger définit comme « science des formes des configurations fondamentales et des règles fondamentales de la proposition » (Ga 38, 5), a elle aussi son origine dans la philosophie, plus précisément dans la réflexion philosophique sur le langage. Au lieu qu’elle soit instrumentalisée comme un organon de la pensée et de la connaissance, et comme propédeutique de la philosophie, la logique doit être rapatriée dans la philosophie elle-même, comme l’ont bien compris Leibniz, Kant et Hegel. Concernant l’intérêt philosophique de la logique, Heidegger mentionne trois jugements de valeur, qui lui semblent également irrecevables : il ne s’agit ni d’en faire un simple entraînement à la pensée formelle (une sorte de gymnastique intellectuelle), ni de récuser son intérêt, en faisant appel à l’expérience concrète, ni enfin de confier à chaque science particulière le soin d’élaborer sa propre « logique ». La tâche qu’il s’assigne à lui-même est autrement plus radicale : « ébranler la logique comme telle depuis ses débuts, en remontant à son origine » (Ga 38, 8). Il a parfaitement conscience du danger que cet objectif puisse être confondu avec le retour à un irrationalisme et un anti-intellectualisme primitifs. C’est pourquoi il souligne à l’intention de ses auditeurs que « notre être-là historique, et par le fait même tout débat critique, est porté par la logique des Grecs. Ce nom : “logique” doit devenir pour nous la mission d’interroger de manière plus originelle et plus vaste ce qui, avec la logique, s’imposait aux Grecs comme la puissance formatrice, la grandeur de leur être-là historique et ce qui, 72 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit a) Le chemin ascendant : libérer le langage des chaînes de la logique Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit par la suite, a pris les commandes de l’esprit comme logique occidentale » (Ga 38, 9). À ceux qui le suspecteraient de faire trop de concessions au Zeitgeist anti-intellectualiste, Heidegger rappelle qu’il ne s’agit pas pour lui de procéder à une sorte de « mise au pas » (Ga 38, 11) (Gleichschaltung : un mot qui avait à l’époque de fortes connotations idéologiques !) de la logique, mais de tirer simplement les conséquences de sa propre recherche philosophique, engagée depuis dix ans (c’est-à-dire depuis ses enseignements de Marbourg). L’ébranlement de la logique, qui ne peut d’ailleurs faire l’objet d’aucune « planification » (Ga 38, 11), se rattache donc directement, du moins dans l’auto-interprétation de Heidegger, à sa problématique initiale d’une « logique phénoménologique ». Une étude attentive des cours donnés à Fribourg-en-Brisgau à partir de 1928, cours dans lesquels Heidegger s’efforce d’expliciter l’idée qu’il se fait d’une « métaphysique du Dasein », montre la conscience de plus en plus nette du caractère problématique de la détermination habituelle du rapport entre la logique et la métaphysique, entraînant la nécessité d’une réflexion approfondie sur l’essence même du logos. Parmi bien d’autres textes, je mentionnerai deux passages particulièrement représentatifs. 1. Dans le cours d’Introduction à la philosophie de 1928-1929 7, le premier que Heidegger donnait en qualité de successeur attitré de Husserl, il développe longuement l’idée d’un « jeu transcendantal » qui entraîne la nécessité d’une révision de la corrélation entre l’être et la pensée qui domine toute la philosophie occidentale de Ionie à Iéna, c’est-à-dire du poème de Parménide jusqu’à la Science de la Logique de Hegel. La conception traditionnelle de la corrélation être-penser, rendelle pleinement justice à l’être, ou implique-t-elle au contraire une conception réductrice et extérieure du problème de l’être ? Aux yeux de Heidegger, il ne va nullement de soi que l’être et le lovgoı au sens grec, aient été faits pour se rencontrer. En effet, – c’est en cela que consiste la conception réductrice – l’être n’est pris que dans le sens « copulatif ». Il n’est rien de plus que le trait d’union ou « l’agent de liaison » entre un sujet et un prédicat. Mais tout sens de l’être se laisse-t-il enfermer dans le carcan de la copule ? La fonction de la copule est-elle la meilleure base de départ pour définir le sens de l’être ? À cela s’ajoute le fait que la « logique » privilégie nécessairement la production des concepts. Comprendre veut dire dans ce cas déterminer conceptuellement (begriffliches Bestimmen). La logique règne évidemment en maîtresse absolue sur ce type de conceptualisation. De cette manière, « le mode de la détermination conceptuelle de l’être devient 7. Martin Heidegger, Einleitung in die Philosophie, Gesamtausgabe, tome 27, Frankfurt, V. Klostermann, 1996 (cité par suite sous le sigle : Ga 27). 73 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit le type fondamental de la compréhension de l’être en général. C’est ainsi seulement que le problème de l’être est entièrement prisonnier du carcan de la logique de la raison » (Ga 27, 319). Rien de plus « logique » dans ce cas, que de rapprocher autant que possible « l’onto-logie » de la mathématique, comme le faisait Heinrich Scholz sans son maître livre Mathesis Universalis. La philosophie de la vie peut être comprise comme une réaction légitime contre ce rationalisme exacerbé. Mais l’irrationalisme, qui substitue à la clarté trop aveuglante des concepts logiques la nébulosité des intuitions vagues et aveugles, est un remède (un pharmakon, pourrionsnous dire avec Derrida) qui ne fait qu’aggraver le mal. Le vrai débat est ailleurs : « il ne s’agit ni de combattre le rationalisme, ni davantage de prendre parti en faveur de l’irrationalisme, mais exclusivement de rendre possible une interprétation plus radicale de la transcendance, de la compréhension de l’être, compte tenu du fait que le terme grec a une fonction purement interprétante et déterminante ce qui ne veut pas dire qu’il ne jouerait aucun rôle dans le problème de l’être » (Ga 27, 320). Ces formulations anticipent déjà les déclarations liminaires du cours de 1934. Ce n’est pas au logicien qu’on peut demander de nous aider à découvrir le sens de l’être. Au mieux, il pourra nous aider à déterminer un sens déjà découvert, une fois qu’on sait (et qu’on « voit » au sens phénoménologique du « voir » !) « que la compréhension de l’être précède tout énoncé et toute détermination logique, en les rendant seulement possible » (Ga 27, 320). La seule possibilité de libérer la compréhension de l’être du carcan de la conceptualité logique est de partir de la transcendance comme « fait originaire du Dasein » (Ga 27, 321). C’est pour cela que la plurivocité des sens de l’étant découverte par Aristote n’est pas un simple problème « sémantique » des modes d’emploi du verbe être. Il serait beaucoup plus exact de traduire le terme levgetai par : l’être « se prend » (c’est-à-dire se « comprend ») en de multiples manières ! Pour comprendre la multiplicité de ces « prises » nous devons descendre en deçà du jugement logique, et partir du plan préontologique des attitudes et des comportements, seul capable de nous révéler toute l’ampleur et la complexité de la compréhension de l’être qui définit notre être-là facticiel. Loin d’être une simple image, le « jeu de la transcendance », s’accorde parfaitement à la conception heideggérienne de l’ontologie. Il ne s’agit pas d’une metabasis eis allo genos qui nous ferait confondre le plan anthropologique et le plan ontologique. « La transcendance comme jeu n’est pas une propriété, et pas non plus une simple propriété fondamentale de l’être humain, mais l’homme est mis en jeu dans le jeu du Dasein (der Mensch ist auf das Spiel der Daseins gesetzt) dans le jeu de la compréhension de l’être » (Ga 27, 323). Contrairement à la concep74 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit JEAN GREISCH Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit tion postmoderne du jeu, il n’a rien de futile, il comporte au contraire un enjeu considérable qu’une analyse plus approfondie « caractère de jeu du monde » (Ga 27, 323) doit permettre de dégager. 2. Une année plus tard, le grand cours de 1929/1930, consacré aux concepts fondamentaux de la métaphysique, montre dans une longue analyse du Peri hermeneias d’Aristote que cette conception exige une réflexion approfondie sur l’essence du logos comme capacité de « configurer un monde » (Weltbildung) 8. C’est précisément dans ce contexte que Heidegger annonce qu’il faudra sans doute se préparer à renoncer au titre même d’ontologie. Pour le remplacer par quoi ? Une « ontochronie », suggère Heidegger dans son commentaire de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Mais il reste encore à définir le « logos » de cette « ontochronie ». À mes yeux, c’est justement cela que Heidegger tente de faire dans son cours de 1934. Les deux parties principales du cours déploient un ordre de questions qui s’enchaînent selon une construction en miroir aussi fascinante que surprenante. L’objectif général de la première partie est de montrer que la question fondamentale et directrice de toute logique est celle de l’essence même du « logique » (Ga 38, 14). Cette thèse ne va évidemment pas de soi. Aux yeux de Heidegger, elle ne signifie nullement que la « philosophie du langage » devrait être une sorte de « parvis » (Vorhof) de la logique. En effet, le concept même de « philosophie du langage » (construit sur le modèle des expressions : « philosophie de la religion, de l’histoire, de la culture, de l’art », etc.) est foncièrement ambigu, pour autant qu’il nous incite presque fatalement à traiter le langage comme un champ d’investigation particulier, relevant d’une discipline particulière. Ici, comme face à d’autres « objets », on ne saurait oublier que « la philosophie cherche un savoir qui est à la fois avant toute science et qui dépasse toute science, elle cherche un savoir qui n’est pas nécessairement lié aux sciences » (Ga 38, 16). C’est avec la même vigueur qu’il faut récuser la conception purement instrumentale du langage, qui y voit un simple moyen de communication ou d’expression des pensées. Enfin, on ne saurait oublier que toute réflexion sur le langage, que ce soit sur le lexique ou la syntaxe, est déjà surdéterminée par des catégories « logiques ». Dès le départ, il semble que la tentative de rapatrier la logique dans une réflexion sur l’essence du langage se meuve dans un cercle : d’une part, il faut partir du langage pour comprendre la logique ; d’autre part, toute réflexion sur le langage est déjà pétrie de catégories tirées de la logique (Ga 38, 17). Comme toujours chez Heidegger, le problème sera de transformer ce cercle logiquement vicieux en un cercle herméneutiquement productif. 8. Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, Gesamtausgabe tome 29/30, trad. fr. par Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 409-526. 75 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit À ses yeux, cela ne peut se faire que moyennant une transformation radicale du mode de questionnement. Tout dépend de la possibilité de poser une Wesensfrage, une « question essentielle », mais aussi la « question de l’essence ». Loin de nous enfermer dans un « essentialisme » stérile, ce type de questionnement, tel que le comprend Heidegger, est d’abord un questionnement « préliminaire » (Vorfrage). En l’occurrence, le préfixe vor- revêt une triple signification « herméneutique » : il s’agit d’abord d’un questionnement qui effectue une percée, qui fraye une voie vers l’essence du phénomène. À cela s’ajoute l’interrogation sur la condition de possibilité du phénomène, c’est-à-dire ce que Kant appellerait un questionnement transcendantal. Enfin, il s’agit d’un questionnement a priori. Ce qui vaut pour l’interrogation sur l’essence du langage se laisse généraliser au questionnement philosophique comme tel : « Philosopher n’est rien d’autre qu’un cheminement incessant dans ce champ préliminaire des questions préliminaires » (Ga 38, 20). Le premier chapitre déploie la question de l’essence du langage, en montrant d’abord qu’il ne se laisse jamais réduire aux données lexicales contenues dans un dictionnaire. Le « langage n’existe que là où il est parlé, où il advient, c’est-à-dire entre les hommes » (Ga 38, 24). En passant du système de signes clos sur lui-même, qui spécifie la « langue » au sens saussurien, à la parole vive de l’échange, la Rede au sens de Humboldt ou le « discours » au sens de Benveniste, Heidegger pose une première décision importante : « le langage n’est que là où il est parlé, c’est-à-dire entre les humains » (Ga 38, 24). Est-ce une option en faveur d’une conception « dialogique » du langage ? Oui et non, car on ne saurait méconnaître l’importance phénoménologique de la précision que Heidegger s’empresse d’ajouter : dans l’événement de parole, le silence est aussi important que ce qui est dit ! Si la « philosophie du langage » habituelle se dérobe à l’interrogation sur l’essence du langage, lui préférant une réflexion sur l’origine du langage ou des langues, dont Rousseau et Herder nous offrent des témoignages illustres, le métaphysicien, c’est-à-dire le « spécialiste des essences », peut-il voler à notre secours, en nous rappelant la définition aristotélicienne de l’homme comme zoon logon echôn ? Loin de résoudre le problème, cette réponse métaphysique ne fait que l’aggraver. En effet, comme le montre Heidegger au deuxième chapitre, la question de l’essence de l’homme, c’est-à-dire la question de sa position dans le tout de l’être, n’est pas moins problématique et controversée que celle de l’essence du langage. Si donc nous avons de bonnes raisons de coupler les interrogations sur l’essence du langage et sur l’essence de l’homme (Ga 38, 32), nous devons aussi affronter la difficulté spécifique de la dernière question. Se demander : « qu’est-ce que l’homme ? », c’est-à-dire s’enquérir d’une quiddité est la meilleure manière de rater ce qui est en question. S’agissant de l’homme, « la 76 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit JEAN GREISCH Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit question authentique et adéquate n’est justement pas la question : Qu’est-ce que ?, mais la question : Qui ? » (Ga 38, 34). Depuis l’interprétation de l’ontologie moderne que Heidegger avait proposée dans son avant-dernier cours de Marbourg en 1928 sous le titre : Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, il n’avait cessé d’affirmer, comme il l’avait également fait dans Sein und Zeit, que ce n’est que sous l’égide de la question : « Qui ? » que le mode d’exister spécifique du Dasein se laisse comprendre. La suite du cours de 1934 prouve que c’est la même transformation de la question : « Qu’est-ce que l’homme ? » en la question : « Qui est l’homme ? » qui forme le gond décisif de toute la réflexion de Heidegger sur l’essence du langage. C’est ce que montre le schéma de la page 97, qui visualise parfaitement le « tournant » ou le « renversement » dont j’essaie ici de comprendre les « raisons ». J’ai tenté ailleurs de montrer que ce changement s’annonce très tôt dans la pensée de Heidegger à travers l’esquisse d’une « herméneutique du soi ». En l’occurrence, Heidegger s’empresse de souligner que la question : « Qui ? » ne peut être comprise adéquatement que si l’on y entend l’annonce d’un « soi-même », mais qui peut être entendu aussi bien à la première, à la deuxième ou à la troisième personne du singulier, ainsi qu’à la première personne du pluriel (Ga 38, 34). On ne saurait donc y voir le reflet d’un individualisme qui devrait être compensée par des injections plus ou moins massives de communautarisme ou de collectivisme. Il n’y a aucune raison de principe qui exigerait de privilégier la première personne du singulier, autrement dit, de faire de l’égoïté (Ichheit) la condition sine qua non de l’ipséité (Selbstheit). C’est précisément cette relation de subordination, caractéristique des philosophies modernes de la subjectivité, que Heidegger se propose de renverser, ce qui équivaut à une « révolution copernicienne » non moins radicale que celle de Kant : « Le soi n’est pas une détermination insigne du Je. C’est là l’erreur fondamentale de la pensée moderne. Le soi n’est pas déterminé en référence au Je, mais le caractère de soi appartient tout aussi bien au Toi, au Nous et au Vous. Le soi est énigmatique en un sens nouveau. Le caractère de soi n’appartient pas de manière séparée au Tu au Je, au Nous, mais à tout cela de la même manière originelle. Il faudra nous demander si, et dans quelle mesure, cette approche nous permettra de pénétrer dans l’essence du soi et, ainsi, dans l’essence de l’homme » (Ga 38, 38). Ou encore : « L’homme n’est pas un soi, parce qu’il est un moi, mais inversement : il ne peut être un moi que parce que, dans son essence, il est un soi » (Ga 38, 40). Un premier effet de ce changement de perspective est qu’une herméneutique du soi ne peut pas se contenter de comprendre la relation du Je au Nous comme une simple démultiplication numérique : moi + moi + moi = Nous. C’est précisément ici que le langage apparaît 77 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit comme le meilleur gardien de la singularité véritable, qui transcende toute approche numérique. Loin de privilégier quelque intimisme personnaliste, Heidegger souligne que la foule qui se rassemble après un accident de la route, et même « les masses abruties, en état d’ébullition, restent encore d’une certaine manière un soi » (Ga 38, 42), même si, pouvons-nous ajouter, en anticipant les considérations ultérieures de Heidegger, les rassemblement de masses sont aussi la caricature grimaçante de l’ipséité véritable. La vraie question est de savoir en quel sens l’ipséité précède et devance le Je, le Tu, le Nous et le Vous. Mine de rien, cette question nous arrache au cadre de la logique, du moins d’une logique définitoire qui ramène tout à une question de genre, d’espèce et de cas particuliers (Ga 38, 45). En insistant à ce point sur l’importance cruciale de la question : « Qui ? », ne succombe-t-on pas à un individualisme forcené ? Aux yeux de Heidegger, la question n’est nullement une manifestation de quelque « obsession frénétique du moi » (Ichsucht). C’est même le contraire qui est le cas : à notre époque où, pour la première fois, « la question de l’essence de l’homme doit être reposée à neuf » (Ga 38, 46), c’est la seule question qui nous permet de « rabattre le caquet à toute obsession frénétique du moi et à toute subjectivité » (Ga 38, 47). La nécessité de tourner le dos aux catégorisations logiques et de se fier au langage trouve ici une première et fondamentale application. Pour le logicien, le « moi », est défini comme un terme dans un ensemble plus vaste, ou le cas particulier d’une collectivité. Mieux vaut encore renoncer à toute définition du soi, que de se fier à ces catégorisations égarantes et déficientes. Pourquoi est-il si difficile de maintenir le cap sur la question de l’ipséité ? La réponse que donne Heidegger transfère à l’ipséité ce qu’il dit par ailleurs de la question de l’être : notre « état normal » est celui de l’oubli de soi et de la perte de soi. Loin d’être « évidente », d’aller de soi, la question de l’ipséité est « non-familière, pénible, inquiétante » (Ga 38, 49). La Seinsvergessenheit (l’oubli de l’être) a pour corrélat inévitable la Selbstverlorenheit (la déperdition du soi). Celui qui veut l’affronter pour de bon ne manquera pas d’en sortir totalement transformé. En d’autres termes : la question de l’ipséité est décisive pour toute conversion philosophique. C’est précisément ici que l’interrogation heideggérienne se fait de plus en plus « politique ». C’est à lui-même et à ses auditeurs, qui vivent « à l’âge de l’université politique », qu’il adresse la question : « Qui sommes-nous nous-mêmes ? » (Ga 38, 50). En mettant l’accent sur le « Nous », il semblerait qu’on donne congé au libéralisme au nom du collectivisme. Mais le passage du « temps du moi » au « temps du Nous » est plein d’embûches : « “Nous !” – ainsi parle aussi toute multitude anonyme. “Nous !” – ainsi braille une masse en révolte, ainsi se vante aussi le club de joueurs de quilles. « Nous ! » – ainsi complote 78 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit JEAN GREISCH Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit aussi une bande de brigands. Le Nous seul ne suffit pas. Tout comme le Je peut rétrécir et verrouiller l’être-soi réel, c’est tout aussi assurément que le Nous peut disperser, massifier, fanatiser (verhetzen) et même pousser au crime l’être-soi. » (Ga 38, 51). Il faut la mauvaise foi sournoise de Farias pour ne pas percevoir la pointe polémique de cette déclaration que renforce encore l’allusion au « Lagerwahn », les illusions communautaires cultivées dans les camps de jeunesses hitlériennes. Pour Heidegger, ce n’est certainement pas en plaçant le Nous au-dessus du Je et du Tu que nous augmentons nos chances de déterminer l’essence de l’ipséité. Pourtant, c’est bien auprès du Nous, et d’un Nous déterminé, qu’il s’attarde, en développant une réflexion critique sur le slogan : « Le peuple, c’est Nous » (Wir sind das Volk), qui était à l’époque dans la bouche de presque tous les Allemands (comme il sera à nouveau, par une étrange ironie de l’histoire, lors de la chute du mur de Berlin). Nonobstant sa construction « logique » assez simple, cette proposition ne se limite pas à un constat ; elle reflète en même temps une décision et une revendication. Or, loin d’entériner cet énoncé, qui est aussi un slogan politique du moment, Heidegger prévient ses auditeurs qu’il le laisse perplexe et dubitatif (Ga 38, 59). Cela le conduit à se poser deux questions étroitement corrélées : « qu’est-ce qu’un peuple ? », et : qu’est-ce que « se décider » ? Pour l’une et l’autre question, il se livre à une enquête « sémantique » de style aristotélicien, faisant état de la plurivocité de chacun des termes. Concernant le terme « peuple », il déploie avec beaucoup de malice une liste d’exemples qui s’ouvre avec la citation de Frédéric le Grand, qui le compare à « une bête qui a beaucoup de langues et peu d’yeux » et qui se ferme sur la définition marxiste de la religion comme « opium du peuple » (Ga 38, 61). Derrière la multiplicité des significations, on peut déceler une diversité d’expériences, pouvant aller du meilleur au pire (Ga 38, 60). En première approximation, on peut les regrouper autour de trois foyers de sens : la représentation du peuple comme corps qui conduit Heidegger à souligne que le mot et le concept de « race » ne sont pas moins plurivoques que le mot « peuple » (Ga 38, 65) ; l’idée d’une âme populaire (comme quand on parle de chants et de fêtes « populaires ») ; enfin l’idée d’un « esprit du peuple », à l’instar du Volksgeist cher aux romantiques. Non seulement aucune de ces analogies n’est dénuée d’ambiguïté ; en outre – et c’est cela qui est décisif aux yeux de Heidegger – c’est précisément ici qu’il faut faire intervenir le paramètre fondamental de l’ipséité, en se posant la question : « Qui est ce peuple que nous sommes nous-mêmes ? » (Ga 38, 69). À nouveau, ce passage de la question : « Qu’est-ce que ? » à la question : « Qui ? » équivaut à un retournement radical, que reflète la ques79 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit tion, qui n’a rien de rhétorique : « Mais sommes-nous ce peuple que nous sommes ? » (Ga 38, 69). Heidegger précise en effet qu’en soulevant cette question « ce n’est pas seulement la particule interrogative, mais nous-mêmes qui sommes transformés » (Ga 38, 70). C’est en se tournant vers la question : « que veut dire se décider ? » que le sens de cette transformation se laisse expliciter. En distinguant Entscheidung (la décision ponctuelle, voire purement velléitaire) Entschiedenheit (la décision fermement maintenue), puis Entschlossenheit (la « résolution »), Heidegger a conscience d’avancer sur un terrain miné, parce qu’il doit se battre contre un jargon volontariste et décisionniste omniprésent. À ses yeux, la vraie « résolution » implique une nouvelle vision de l’agir lui-même (Ga 38, 77), l’ouverture à de nouvelles possibilités qui ne se laissent pas planifier et qui, précisément pour cela, « font événement » (Geschehen). Ces deux questions préparatoires relatives au statut du peuple et de la décision frayent la voie à une nouvelle question, qui nous éloigne apparemment encore davantage du problème de la logique et même de l’essence du langage : c’est la question de l’essence de l’histoire, que thématise le troisième chapitre. « Sans en avoir l’air », dit Heidegger, « nous continuons, ce faisant, à traiter de l’essence du langage » (Ga 38, 78). Ici aussi, la première tâche est d’élucider la plurivocité du terme « histoire ». En quel sens peut-on parler d’histoire naturelle ? Tout événement anonyme, un glissement de terrain, un déplacement de couches géologiques, fait-il histoire ? Dans ce cas, dit Heidegger, qu’est-ce qui nous empêche de parler de « l’histoire » des rotations de l’hélice d’un avion ? Or, la sagesse du langage est là pour nous signaler que ce n’est que sous certaines conditions qu’un avion peut entrer dans l’histoire, par exemple lors du « vol historique » qui conduisit Hitler de Munich à Venise pour y rencontrer Mussolini (Ga 38, 83). D’autre part, « entrer dans l’histoire », cela est-il nécessairement synonyme de « faire partie du passé » ? L’histoire ne signifie-t-elle pas aussi bien s’ouvrir à l’avenir ? Un peuple, dit Heidegger, « porte son histoire devant soi dans son vouloir et pourtant il est aussi porté par l’histoire » (Ga 38, 85). On ne peut parler d’histoire que là où il y a une volonté agissante qui sait ce qu’elle veut. Vouloir et savoir : ce sont ces deux aspects que reflète le terme grec d’historia, que Heidegger traduit en allemand par Kunde, une expression plurivoque qui signifie aussi bien la manifestation, l’annonce et l’attestation. L’historien antique est un « reporter » qui rapporte à ses contemporains ce qui est arrivé dans telle ou telle région du monde et dont lui-même, ou des personnes dignes de foi ont été les témoins (Ga 38, 87). À partir de là se pose la question de savoir sous quelles conditions un déroulement (Ablauf), comme la rotation de la terre, un processus (Vorgang), comme l’éclosion d’une fleur, et un événement (Geschehen), 80 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit JEAN GREISCH Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit comme un changement de régime politique, peuvent faire « histoire » au sens indiqué. On devine la réponse : seuls des événements qui sont le fruit d’une initiative humaine, forment la matière de l’histoire au sens strict. Pas plus que la question de l’essence du langage ne relève de la « philosophie du langage », la question de l’essence de l’histoire ne relève de la « philosophie de l’histoire », ni, à plus forte raison, de la science historique. C’est pourquoi Heidegger commence par tracer une frontière nette entre Geschichtskunde (l’historia au sens grec) et Geschichtswissenschaft (la science historique moderne). Loin de penser que la seconde soit une forme plus « scientifique », plus objective ou plus critique de la première, celle-ci, qui désigne la manière et le mode de manifesteté spécifique selon lequel une époque se tient dans l’histoire » (Ga 38, 93) garde une valeur fondatrice pour la science historique, toujours tentée de traiter l’histoire comme un objet mort, qu’il s’agit de disséquer à la manière d’un cadavre. Le mouvement interrogatif qu’avait rendu possible la question : « Qui ? » atteint son point culminant avec la question du rapport entre l’histoire et le temps. C’est-à-dire, si l’on veut, la question de la spécificité du temps historique. Celui-ci nous oblige-t-il à privilégier la passéité du passé ? Aux yeux de Heidegger, il y a plusieurs manières de se rapporter au passé. Soit, on y voit un « passé simple », auquel plus rien ne nous rattache, soit une puissance qui continue encore à agir sur nous, à nous influencer, à déployer ce que Gadamer appellera plus tard son « efficience ». Dans ce cas, il faudra distinguer entre le passé (Vergangenheit) et l’ayant-été (Gewesenheit) (Ga 38, 103). À l’arrière-plan de cette distinction se tient une idée particulière du temps : le temps n’est-il que la phtora, ce qui emporte tout dans son passage, tel un raz-de-marée ? Comprendre l’histoire, est-ce expliquer les causes qui font que tel ou tel événement s’est produit ? Le propre de la connaissance historique semble en effet résider dans la double insistance sur ce qui est éphémère (das Vergängliche) et objectivable (das Gegenständliche) (Ga 38, 107). Entendu en ce sens, le savoir historique (comme le soulignera plus tard Michel Foucault) ne neutralise pas la distance historique, en nous restituant le passé ; au contraire, il ne fait que l’exacerber, en nous faisant prendre conscience de l’écart qui nous sépare à jamais de ce qui fut. En cette matière aussi, Heidegger opère un retournement analogue à celui de la question de l’homme et du peuple. La thèse : « Nous sommes historiques » conduit à la question : « Sommes-nous historiques ? » (Ga 38, 109). Énoncée en ces termes, c’est une question « ontologique », au sens le plus radical du mot, qui est posée. D’une part, elle s’enquiert de l’être même de l’homme ; d’autre part, elle requiert une détermination entièrement nouvelle du sens même de l’être, qui ne peut plus signifier un présent constant, opposable au devenir. Ce renversement 81 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit équivaut à une « transformation totale de notre être » (Ga 38, 113). Si « l’être-historique n’est pas quelque chose qu’on arbore à la manière d’un chapeau » (Ga 38, 113), mais a pour enjeu une décision de tout instant, alors l’ayant-été n’est pas non plus réductible à la Wirkungsgeschichte, l’histoire de l’efficience gadamérienne. Sans doute peut-on dire qu’en un sens, la Gewesenheit « se déploie comme tradition » (Ga 38, 117), mais il faut aussitôt ajouter que celle-ci nous projette vers l’avenir et que c’est cette relation extatique à l’avenir qui détermine notre véritable être. b) Le chemin descendant : de la temporalité originaire à l’essence du langage Il pourrait sembler que ces réflexions sur la temporalité originaire nous fassent totalement perdre de vue le problème initial du rapport entre la logique et le langage. Mais, un peu comme Platon le fait dans la dialectique descendante 9, Heidegger tente dans la deuxième partie du cours de redescendre vers sa question initiale. Tout dépend en effet, dit-il, d’une « transformation de tout notre être dans son rapport au temps », transformation qui dépend de son côté « de la manière dont nous comprenons la puissance du temps, de la manière dont nous prenons en charge l’ayant-été, de la manière dont nous temporalisons le temps lui-même » (Ga 38, 120). Cette nouvelle compréhension du temps se tient à égale distance de toute lamentation sur les pertes que le temps nous fait subir et de toute jubilation sur les promesses des lendemains radieux. Si nous prenons au sérieux le fait que « nous sommes la temporalisation du temps lui-même » (Ga 38, 120), la vraie question est de savoir comment l’histoire, l’homme, le peuple et le langage participent à cet événement de temporalisation. Cette interrogation est doublement inactuelle. D’une part, elle doit s’interdire toute intervention immédiate dans l’actualité politique du moment ; d’autre part, elle doit éviter de se précipiter vers des réponses à court terme. Elle doit s’accorder un long temps pour comprendre, qui n’a pas d’autre mesure que la temporalisation de l’être lui-même, temporalisation que Heidegger appellera bientôt Ereignis, « Appropriement » ou « Avènement ». 1. Dans cette démarche descendante, le premier « résultat » de ce changement d’optique radical est une nouvelle compréhension de l’historialité de l’homme. Sur la toile de fond de la temporalité originaire de l’être, elle doit être comprise en termes de « destination » (Bestim9. Ce rapprochement est d’autant plus suggestif que, dans les derniers cours de Marbourg, Heidegger avait tenté à plusieurs reprises de montrer que l’epekeina tês ousias platonicien (République 509 b) désigne en réalité la temporalité originaire. Pour plus de détails, je renvoie à mon ouvrage : Ontologie et temporalité, Paris, P.U.F., 1994, p. 485-488. 82 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit JEAN GREISCH Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit mung), une sorte d’équivalent ontologique de ce que le langage religieux appellerait « destinée ». Relue à la lumière de la temporalité originaire, cette « destination » présente trois visages, correspondant à chaque fois à une extase temporelle déterminée : la « charge » (Auftrag) d’un avenir à préparer, une « mission » (Sendung) venue du passé et qui nous porte en avant, à quoi s’ajoute le travail créateur, grâce auquel nous investissons le présent. La question de l’essence du langage sera dès lors celle de savoir dans quelle mesure il nous permet à venir à bout de cette triple mission qui définit notre condition historique. On devine la réponse : le langage nous devance par le trésor de sens et de vérités qu’il continue à véhiculer ; il nous ouvre sur le futur d’un sens encore à dire ; enfin, comme Humboldt l’avait compris, la langue n’est pas seulement Ergon, mais Energeia, c’est-à-dire qu’elle nous donne les moyens d’inventer et de créer les mots qui nous font encore défaut. Mais ce ternaire ne peut être correctement compris que si l’on y discerne une « tonalité fondamentale » (Grundstimmung) qui accorde chacune de ces dimensions aux autres. Loin de n’être que de simples émotions ou d’états d’âme, qui donnent une certaine couleur affective, sombre ou gaie, à la manière dont nous vivons notre destinée historique, ce sont justement ces tonalités fondamentales qui attestent le pouvoir que le temps exerce sur nous, au point de nous arracher à tout moment à nous-mêmes. Cette thèse fait écho à la distinction entre l’intratemporalité et la temporalité originaire du souci, telle que Heidegger l’avait décrite à la fin de Sein und Zeit. En l’occurrence, elle s’enrichit d’une intéressante discussion de la question de savoir si les animaux ont un « sens temporel ». Aux yeux de Heidegger, il est hors de doute que « le temps en tant que temporalité est réservé à l’être de l’homme, dont il est la puissance » (Ga 38, 136). Or, si l’animal ignore la temporalité, il ne sait pas non plus « travailler » au sens humain du terme (le bœuf qui tire la charrue ne travaille pas, et ce n’est que par abus de langage qu’on peut dire : « travailler comme une bête » !) et, par voie de conséquence, il ne « sait » pas non plus parler. Comme nous le verrons plus loin, cela fournit un point de vue critique extrêmement précieux pour le débat avec la manière dont Herder formule la question de l’origine du langage. À cela s’ajoute la thèse non moins centrale que les notions d’objet et de sujet changent radicalement de sens avec l’avènement des temps modernes. Même si ce retournement entraîne une triple libération – du Surnaturel et du dogme de l’Église chrétienne ; de la nature organique, enfin de la communauté, pour laisser place au contrat social (Ga 38, 143) – il n’a rien d’innocent, dans la mesure où il équivaut à une nouvelle position métaphysique fondamentale de l’homme face à la totalité de l’étant, position illustrée par la quête cartésienne de la cer83 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit titude indubitable. Pourtant, en ce qui concerne la compréhension de l’être, la révolution cartésienne n’en est pas une : la détermination de l’être comme présence constante (ousia) se trouve simplement transférée au Je (Ga 38, 147). Loin d’entériner ce subjectivisme, Heidegger entend subvertir sa base ontologique : « La manière dont nous élaborons l’être humain évite la présupposition de l’homme comme Je séparé et elle a pour but une expérience originairement nouvelle de l’être de l’homme » (Ga 38, 149). 2. La seconde station du chemin descendant nous ramène à la question : « Qui est l’homme ? ». L’ipséité peut maintenant être décrite comme l’unité intonée de la « charge » (tournée vers l’avenir), de la « mission » (venue du passé qualifié comme Gewesenheit) et du travail accompli au « présent », le présent qualifié de l’instant. Ces extases temporelles ne sont pas seulement, comme chez Husserl, des modalités phénoménales de la conscience intime du temps ; elles déterminent l’être tout entier de l’homme, y compris sa corporéité. Au lieu de supposer que tout l’être de l’homme est déterminé en dernière instance par le biologique, donc une affaire de « sang pur » ou « impur », Heidegger souligne que la « voix du sang » provient de la tonalité fondamentale de l’homme » (Ga 38, 153), ce qui lui permet de se démarquer de l’idéologie « Blut und Boden » alors régnante. Cela ne l’empêche nullement d’évoquer en termes dramatiques « l’horreur économique » des chômeurs que la grande dépression économique avait produite. Il le fait dans un véritable éloge du travail, qui mérite d’être cité expressis verbis : « C’est à juste titre qu’on dit que le chômage n’est pas seulement la privation d’un revenu, mais une destruction psychique – non parce que l’absence de travail rabat l’homme sur le Je isolé et séparé, mais parce que l’absence de travail laisse vacant le décentrement vers les choses. C’est parce que le travail accomplit le rapport à l’étant, que l’absence de travail est un évitement de ce rapport à l’être. Certes le rapport demeure, mais il n’est pas rempli. Ce rapport non satisfait est la raison du sentiment d’abandon qui s’empare de celui qui est sans travail. Dans cet abandon même, le rapport de l’homme à la totalité de l’étant est aussi vivant que jamais, mais sous forme de souffrance. C’est pourquoi l’absence de travail est un être-exposé impuissant » (Ga 38, 134). Par contraste, Heidegger souligne l’importance vitale de la joie de travailler. Il ne s’agit pas d’une prime de plaisir venant récompenser le travail bien fait ; il s’agit au contraire d’une tonalité fondamentale qui rend possible le travail créateur. En comparant ce que dit Heidegger du travail avec ce qu’en dit Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne, on ne manquera pas de relever une différence significative : alors qu’Arendt pense le travail sous le signe du besoin et de la privation, Heidegger y voit la réalisation d’une œuvre historique, « sanctifiée », si l’on peut dire, par une mission d’importance destinale. Le moins qu’on puisse dire 84 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit JEAN GREISCH Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit est que dans cette optique, il reste peu de place pour parler de la « condition ouvrière » et des mécanismes d’exploitation qui la régissent. À cela on peut ajouter une autre difficulté. Même si on concède à Heidegger que c’est justement le ternaire de la charge, de la mission et du travail qui empêche l’individu de s’isoler, en l’ouvrant d’emblée à l’être-ensemble communautaire, on peut se demander si cet éclatement de la subjectivité nous ramène inévitablement au « peuple ». C’est au fond la question de savoir comment il faut entendre l’énoncé selon lequel « l’être du peuple est ni la simple existence d’une population ni un être animal, mais la destinée en tant que temporalité et historialité » (Ga 38, 157). Le propre de l’homme, compris comme Dasein, est le souci. Or, qui dit souci, dit « exposition » (Ausgesetztheit) à l’étant et « êtrelivré » (Überantwortung) à l’être (Ga 38, 162). Loin de mettre en danger l’idée de liberté, cette détermination permet de penser la liberté comme historique, plus précisément, comme celle d’une ipséité qui est de part en part historique : « Le souci comme tel est le souci de la liberté de l’être-soi-même-historique » (Ga 38, 164). Pour Heidegger, il ne semble pas y avoir de doute que cette liberté historique est, par le fait même, « politique », au sens où elle a besoin de l’État pour pouvoir s’accomplir : « L’État est l’être historique du peuple » (Ga 38, 165). 3. Fort de ces découvertes, Heidegger peut achever le chemin descendant, là où il l’avait commencé, en envisageant une nouvelle relation entre l’ipséité de l’homme et le langage. Compris à la lumière de la temporalité originaire, le langage apparaît lui-même comme événement originaire et comme l’attestation de l’exposition à l’étant et de l’être-livré à l’être (Ga 38, 169) : « Ce n’est que là où la temporalité se temporalise qu’advient le langage, et ce n’est que là où le langage advient que la temporalité se temporalise » (Ga 38, 170). Mais ce langage originaire existe-t-il et, si oui, sous quelle forme ? Les cours sur les hymnes de Hölderlin ont anticipé la réponse : il s’agit du dire poétique originel qui nous fait « entendre l’Origine en son pur jaillissement originel » (den Ursprung in seinem reinen Entspringen hören lassen) 10. Un tel dire nous « parle de l’être qui, depuis longtemps nous a devancés (vorausgesprochen) et que nous n’avons encore jamais rejoint » (Ga 38, 170). Une logique philosophique digne de ce nom ne devrait pas avoir d’autre souci que de retrouver le véritable savoir de l’être de l’étant, « un être qui prend le pouvoir par le fait que le déploiement du monde advient dans le langage » (Ga 38, 170). 10. Sur le sens de cette formule, je renvoie à mon étude : « Faire entendre l’Origine en son pur surgissement. Hölderlin et Heidegger » in : Jacques Lerider (éd.), Hölderlin vu de France, Tübingen, Gunter Narr, 1987, (collection Œuvres & Critiques), p. 113-128. 85 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE JEAN GREISCH Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit Cinq années plus tard, après la rédaction de plusieurs manuscrits volumineux restés inédits, dans lesquels Heidegger cherche à expliciter la pensée de l’Ereignis, le séminaire de doctorat sur l’essai de Herder permet de prendre la mesure de la révolution copernicienne accomplie en matière de pensée du langage. À vrai dire, les notes manuscrites de Heidegger sont trop elliptiques pour pouvoir être interprétées telles qu’elles. Ce n’est que si on les met en parallèle avec les protocoles des onze heures de séminaire rédigés par les étudiants, qu’elles montrent tous leurs enjeux. Dans un de ces protocoles, on relève une formule qui manifeste l’intention critique de la lecture heideggérienne : il s’agit « de comprendre Herder en fonction de questions déterminées » (Ga 85, 195) qui forment en grande partie l’horizon du cours de 1934. Essayons rapidement de dégager quelques-unes de ces questions. Il ne s’agit pas de « critiquer » Herder, mais de déterminer le lieu d’où il parle. En d’autres termes (même si ce mot n’est nulle part utilisé dans le texte), ce à quoi nous avons affaire, c’est à une « déconstruction » de la « philosophie du langage » qui ne prend son essor qu’avec l’Aufklärung. C’est ce confirme une note manuscrite, dans laquelle Heidegger suggère qu’il se pourrait bien que Herder ait raison sur toute la ligne, mais justement seulement sur la ligne métaphysique qu’il occupe : « Il se pourrait que l’origine du langage au sens de la genèse tout comme celle de la provenance essentielle ait été mise en évidence “correctement” – et que, néanmoins, l’essence du langage demeurât totalement forclose » (Ga 85, 84). Fondamentalement, il s’agit de la manière dont Herder comprend la définition traditionnelle de l’homme comme « animal rationnel » et la conception du langage qui en résulte. Dès les premières notes manuscrites, elle prend la forme d’une alternative, dont on trouve encore l’écho dans certains textes d’Unterwegs zur Sprache : l’homme possède-t-il le langage, en est-il en quelque sorte le « maître et le possesseur », ou la parole « possède-t-elle » l’homme (Ga 85, 3 ; 159) ? Pourquoi Heidegger choisit-il de s’intéresser à Herder ? D’abord parce qu’il fait partie de la triade des penseurs, poètes et écrivains qui sont, d’après lui, les fondateurs de la philosophie du langage : Hamann, Herder, Humboldt (Ga 38, 154). Sans nous attarder au regret de ne pas voir figurer Rousseau dans ce tableau, ce qui doit retenir notre attention, c’est le soupçon plus général que, jusqu’à Hegel et Nietzsche y compris, la logique a empêché la philosophie occidentale de prendre au sérieux le langage. Si, en effet, il n’est qu’un « habit des idées » (Ga 38, 154) – qui risque même d’apparaître comme un uniforme qui n’est pas fait sur mesure – on voit mal pourquoi le philosophe devrait d’attarder auprès d’une question aussi secondaire. 86 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit 2. À l’écoute des voix du monde (le débat avec Herder) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit Même si les notes manuscrites et les protocoles du séminaire comportent moins de références à l’actualité politique du moment, Heidegger semble avoir conscience des dangers que comporte le retour à Herder, asservi à la philosophie « de la vie » et même à la Volkstümelei germanique (Ga 85, 44). En s’interrogeant sur l’origine du langage dans son essai de 1770, Herder libère-t-il la dimension originaire où l’essence du langage peut être entrevue, ou reste-t-il lui aussi prisonnier d’une certaine tradition métaphysique ? Sans doute est-il l’un des premiers à poser la question en termes purement philosophiques, au lieu de se laisser obnubiler par les thèses théologiques relatives à l’origine divine du langage. À partir de là, il semblerait qu’il n’y ait plus que deux solutions pour résoudre la question : soit partir de la nature animale de l’homme, soit faire état de sa nature rationnelle. Le génie de Herder est d’avoir tenté de combiner les deux approches. On comprend pourquoi : c’est en comparant l’homme à l’animal qu’on se donne les moyens non seulement de mieux comprendre la spécificité humaine du langage, mais aussi de mieux comprendre la nature de la raison humaine, que Herder désigne par le terme de Besonnenheit. Tout en soulignant l’intérêt de l’approche comparative de Herder, qui rejoint d’une certaine manière sa propre incursion sur ce terrain dans son cours de 1929/1930, Heidegger estime que l’idée selon laquelle l’homme, à la différence de l’animal, n’est pas enfermé dans une « sphère vitale » particulière, nous ramène en droite ligne à la définition leibnizienne de la monade, comme unité d’une perception (perceptio) et d’une pulsion (appetitus). En ce sens, la « position métaphysique fondamentale » de l’interrogation de Herder ne réside en rien d’autre qu’en une variante de la monadologie leibnizienne (Ga 85, 11-12 ; 169). La même hypothèse commande l’interprétation du terme-clé de Besonnenheit qui correspond à la définition de la monade comme « vivant miroir de l’univers ». Le propre de la monade humaine est qu’elle n’est pas circonscrite à une niche écologique particulière, en d’autres termes, elle est libre, déliée, en un sens plus profond du terme que le simple libre-arbitre (Ga 83, 173). Mais cette liberté ou marge de manœuvre plus grande ne va pas sans risques : l’homme, comme le diront plus tard Nietzsche et Plessner, est un animal foncièrement « instable ». C’est précisément pour cela qu’il doit constamment « faire attention », « réfléchir », ce qui est le propre de la Besonnenheit. C’est ce besoin vital, en même temps que cette capacité, de « faire attention » qui constitue l’origine du langage d’après Herder. Tout signe est d’abord une « marque » (Merkmal), c’est-à-dire au fond un « pensebête » qui retient ce qui nous paraît digne d’être « remarqué ». Sans cette « attention » et la possibilité de la consigner dans des marques distinctes, il n’y aurait ni connaissance, ni langage. La marque constitue ainsi « la parole intérieure, elle est la parole même » (Ga 85, 21 ; 174). 87 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit Ce n’est qu’en remontant à ce verbe intérieur, qui occupe la deuxième section de l’essai de Herder, qu’il est possible d’éviter le cercle vicieux dont il avait déjà été question dans le cours de 1934. Aux yeux de Herder, tout besoin de connaître a sa source première dans le travail de la remarque. C’est ce qu’illustre un exemple qui occupe une place importante dans les protocoles du séminaire : le mouton bêlant. Bien avant de maîtriser les signes du langage, l’enfant qui imite le son du mouton qui bêle (ou le mugissement de la vache 11), se comporte en être humain (en termes heideggérien : en Dasein) et non en perroquet. Le son imité reflète une compréhension : c’est un « animal bêlant » qui se trouve « remarqué ». C’est ensuite seulement qu’il devient possible de comprendre la nature du langage extérieur, c’est-à-dire la production de signes distinctifs. Ici surgit une hypothèse anthropologique capitale, que Heidegger cherchera à s’approprier, tout en modifiant radicalement son sens. Même là où nous remarquons des choses muettes, et où nous n’avons pas un son ou un ton susceptible d’être transformer en signe, nous nous comportons malgré tout comme si nous « prêtions l’oreille » aux choses du monde qui nous « parlent ». « En nous représentant l’étant, nous lui prêtons l’oreille » (Ga 85, 194). Toute la neuvième séance du séminaire gravite autour de ce privilège étonnant de l’écoute, qu’une analyse comparative du toucher et de la vue permet encore d’approfondir, pour conduire à la thèse que « si le toucher et la vue (Getast und Gesicht) étaient le seul sens, le langage sonore ne pourrait pas naître. C’est l’écoute qui fonde la possibilité du langage » (Ga 85, 197). Où Heidegger veut-il entraîner ses auditeurs dans son séminaire sur Herder ? Certainement à les persuader que la « philosophie du langage » est « née sur le terrain de la métaphysique et à partir d’elle », ce qui veut dire que la science du langage « est au fond encore de la métaphysique » (Ga 85, 208). Mais il veut surtout les amener à s’interroger d’une manière inédite sur l’essence même de la Parole et, par là même, sur le dire accordé à la compréhension de la vérité de l’être (Ga 85, 149). Une seule formule marque le « progrès » (ou plutôt : la transformation radicale que la pensée heideggérienne du langage a subi depuis 1929/ 1930 : « La Parole ne fonde pas seulement le “monde”, mais elle est de l’estre et elle abrite silencieusement l’éclaircie du là » (Ga 85, 55). Qu’est-ce à dire ? Le Logos n’a plus seulement pour fonction de « figurer le monde » (Weltbildung), comme à l’époque de la « métaphysique du Dasein », il est littéralement, le « porte-parole » de la Voix même de l’estre ! Pour l’homme, cela veut dire qu’il ne suffit pas de prêter l’écoute aux multiples manifestations, sonores ou non-sonores des étants qui 11. On en trouve un admirable exemple littéraire dans le roman de Thomas Wolfe : Look Homeward Angel, New York, Charles Scribuer’s Sons, 1952, p. 38-39. 88 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit JEAN GREISCH Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit l’entourent, mais que la vraie « attention » est celle qui écoute cette Voix de l’être (Ga 85, 65). Sans doute n’y a-t-il pas de meilleure conclusion du champ d’interrogation qu’ouvrent les deux textes que je viens d’analyser, que la question que Heidegger s’adresse à lui-même dans ses notes de séminaire : « Ne faut-il pas d’abord préparer l’écoute obéissante (Hörigkeit) originelle de la Parole ? Comment cela se peut-il, sinon par une réflexion sur l’essence » ? « En effet », ajoute Heidegger, désignant par là le lieu d’où il parle lui-même, « la Parole est déjà dite – mais ceux qui écoutent ne “sont” pas encore et ils n’ont pas encore trouvé le chemin de l’essence ». C’est pourquoi on a besoin de penseurs » (Ga 85, 5). 89 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h23. © Editions de Minuit DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE À L’ESSENCE DU LANGAGE