LE P R O B LÈ M E DE L A PHILO SOPH IE BON A VE N T U R IE N N E 11
s’il a nié de la manière la plus expresse que l’esprit humain puisse croire
ce qu’il embrasse déjà parfaitement par la raison, il n’en a pas pour
autant admis l'autonomie de la science philosophique, pour la raison bien
simple que le problème du principe de la science ne se confond pas avec
celui de son objet. De toute évidence, la raison n’a pas besoin de la foi
pour connaître les premiers principes, ni la nature de chaque être parti
culier, ni l’usage qu’on peut en faire pour les besoins de la vie. La philo
sophie d’Aristote a donc pu se constituer sans la foi, précisément parce
qu’elle ne considère pas les choses en fonction du véritable objet de la
philosophie. Le platonisme, au contraire, est vrai dans son principe.
Mais, précisément parce que son objet est Dieu, c’est-à-dire un être
totalement intelligible et infini, cette philosophie ne peut se constituer
par elle-même: l’ignorance de tout ce qui lui en échappe introduit l’incer
titude et l’erreur au sein même de ce qu’elle connaît. Sans le secours
de la foi, la raison échouera donc lamentablement dans son entreprise
(p.105; 2e éd., p.89). Ainsi, la vraie philosophie devient, pour le Docteur
Séraphique, « une réflexion de la raison guidée par la foi et une interpré
tation des objets ou des êtres donnés dans l’expérience prise du point
de vue de ce que la révélation permet à notre raison d’en dire » (p. 106;
2e éd., p.90). Ainsi, malgré la distinction spécifique de la foi et de la
raison, sa philosophie se présente essentiellement comme une discipline
où science et croyance par rapport au même objet se rencontrent et
s’entr’aident mutuellement, car « lorsqu’il s’agit d’un objet transcendant
à la pensée humaine, on peut et même l’on doit le savoir et le croire à la
fois et sous le même rapport » (pp.106-107; 2e éd., pp.90-91).
Comme M. Gilson le note lui-même, c’est là le point décisif de toute
son interprétation de la doctrine bonaventurienne. C’est aussi, il faut
l’avouer, le plus stupéfiant ! Les conclusions qui en découlent immé
diatement mettent en jeu l’existence même de toute théologie naturelle
et jusqu’à la valeur rationnelle des preuves de l’existence de Dieu; celles-ci
n’ont plus aucune valeur si la foi ne les contient et ne les dirige; la con
naissance rationnelle de l’existence de Dieu ne nous dispense pas d’y
croire (pp.108-109; 2e éd., pp.92-93). Pour saint Bonaventure, il est
donc « de l’essence de la philosophie comme telle, qu’elle ne se suffise pas
à elle-même et requière l’irradiation d’une lumière plus haute pour mener
à bien ses propres opérations >)1.
1. L’étude de la théologie mystique de saint Bonaventure apporterait, au jugement
de M. Gilson, une confirmation à cette interprétation dont il sent, mieux que personne,
le caractère insolite (pp.111-114; 2e éd., pp.94-97). Selon lui, la théologie naîtrait, dans
la doctrine bonaventurienne, non pas simplement de l’investigation rationnelle du donné
révélé, mais de l’illumination de la grâce et des dons du Saint-Esprit, particulièrement
des dons de science et d’intelligence; intégrée à la théologie, la philosophie aurait la même
origine. Nous ne nous arrêterons pas à l’argumentation mise ici en œuvre par le subtil
historien, car elle va à l’encontre des affirmations les plus formelles et les plus constantes
du Docteur Séraphique. La théologie est assurément distincte de la foi, mais elle en
procède immédiatement, comme la philosophie procède immédiatement de la raison:
« Quaedam est [scientia] quae consistit in intellectu pure speculativo; et haec est fundata
super principia rationis, et haec est scientia acquisita de quacumque creatura, sicut scientia
humanae philosophiae. Quaedam autem est [scientia] quae consistit in intellectu inclinato
ab affectu; et haec est fundata super principia fidei et nihilominus acquisita; et haec est