Éthique et herméneutique. Une réponse des herméneutiques de Paul Ricœur et de Hans-Georg Gadamer à l’énigme d’autrui Thèse Cyndie Sautereau Doctorat en philosophie Philosophiæ doctor (Ph. D.) Québec, Canada © Cyndie Sautereau, 2013 RÉSUMÉ Cette thèse a pour objet l’énigme d’autrui. À cet égard, elle interroge l’opposition entre deux conceptions de l’altérité, celle de Husserl et celle de Levinas. Pour Husserl, autrui est envisagé du point de vue de la connaissance, connaissance d’autrui qui se fait à partir de moi. Autrui est pensé comme alter ego. Levinas, lui, fait éclater cette conception de l’autre : pour lui, autrui ne peut pas être pensé comme l’autre du même. Plutôt, c’est autrui qui, pensé à partir de sa vulnérabilité, oblige le soi à la responsabilité. La relation ne part plus du même mais de l’autre, de l’autre dont l’appel enjoint le soi à ne pas rester indifférent. L’énigme d’autrui semble donc se tenir dans la tension entre le lointain et le proche. Trop proche, son altérité est annihilée. Trop lointain, il devient presque inaccessible. Or, entre familiarité et étrangeté se situe le lieu propre de l’herméneutique, un lieu que tant Ricœur que Gadamer n’ont cessé d’explorer. Quelle(s) réponse(s) les herméneutiques de ces deux penseurs apportent-elles à l’énigme d’autrui ? De quel ordre relève d’abord la relation entre soi et autrui : épistémologique (Husserl) ou éthique (Levinas) ? Nous soutiendrons que c’est principalement la dimension éthique qui est en jeu. C’est par le biais d’un dialogue avec Levinas que nous chercherons à faire ressortir la dimension éthique de l’herméneutique. Ce faisant, nous nous trouverons face à une autre question, celle d’une conception commune de l’herméneutique. Nous serons par conséquent amenée à dégager les aspects sur lesquels les pensées de Ricœur et de Gadamer se rejoignent et ceux sur lesquels elles se différencient, construisant ainsi des ponts entre leurs herméneutiques et inscrivant par là même notre thèse dans la veine des travaux qui les mettent en dialogue. iii TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ III TABLE DES MATIÈRES V LISTE DES ABRÉVIATIONS IX REMERCIEMENTS XI PROBLÉMATIQUE : L’ÉNIGME D’AUTRUI 1 1. Positions extrêmes : Husserl et Levinas 1.1. Altérité relative c. altérité absolue 1.2. Ricœur au-delà de Husserl et Levinas 1 1 4 2. La conception husserlienne : autrui comme alter ego 5 2.1. L’intersubjectivité chez Husserl 5 2.2. Critiques de Ricœur 11 2.2.1. Premières critiques 11 2.2.2. La critique de la conception husserlienne de l’intersubjectivité dans Soi-même comme un autre 13 3. La conception levinassienne ou la priorité donnée à autrui 3.1. La relation à autrui comme relation éthique 3.1.1. La manifestation d’autrui : apparition c. expression 3.1.2. Expression et langage chez Levinas 3.1.2.1. L’opposition à Heidegger 3.1.2.2. Le Dire et le Dit 3.1.3. Autrement que savoir 3.1.4. Relation éthique comme proximité 3.2. La mise en question de l’ontologie heideggerienne : l’éthique est plus fondamentale que l’ontologie 3.2.1. L’ontologie heideggerienne comme intériorité 3.2.2. L’ontologie levinassienne comme excendance 3.2.3. L’ontologie n’est pas fondamentale 3.3. Soi et autrui : substitution ou « laisser-être »? 3.4. La critique de Ricœur : le soi en question 15 15 16 19 19 21 24 25 4. Entre le proche et le lointain : le lieu de l’herméneutique 4.1. Le lieu de l’herméneutique 4.2. Deux conceptions de l’herméneutique : Paul Ricœur et Hans-Georg Gadamer 4.2.1. L’herméneutique de Paul Ricœur 4.2.2. L’herméneutique de Hans-Georg Gadamer 4.3. Une conception commune de l’herméneutique ? 4.3.1. Ricœur et Gadamer 4.3.2. La place de Levinas 4.4. La voie vers une réponse à l’énigme d’autrui 4.4.1. Structure 40 40 42 42 43 46 46 47 47 47 26 27 30 34 35 39 v 4.4.2. Corpus 4.4.3. Plan 48 49 PREMIÈRE PARTIE : LE PROBLÈME DE LA RELATION À AUTRUI DANS L’HERMÉNEUTIQUE DU SOI DE PAUL RICŒUR 53 1. La dialectique de l’appartenance et de la distanciation 54 2. La compréhension de soi 60 CHAPITRE 1 – LA PRIMAUTÉ DU SOI. LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS 65 1. Le soi comme ipséité 65 2. L’ipséité comme condition de possibilité de la rencontre éthique avec autrui : L’exemple de la sollicitude 73 2.1. La sollicitude 73 2.2. Figure(s) levinassienne(s) du sujet : de l’ego au moi. 76 2.3. La critique ricœurienne 84 CHAPITRE 2. UNE CONCEPTION RELATIONNELLE DU RAPPORT À AUTRUI : LA RÉCIPROCITÉ. LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS (SUITE) 99 1. Une conception herméneutique de la réciprocité : le cas de la sollicitude 1.1. La sollicitude comme relation réciproque 1.2. La reconnaissance 1.3. Autrui, mon semblable; autrui, l’irremplaçable 1.3.1. L’autre soi dans la sphère du langage 1.3.1.1. Le problème de l’autodésignation 1.3.1.2. Le problème du transfert à toute autre personne 1.3.1.3. Soi et autre soi dans la sphère du langage 1.3.2. L’autre soi dans la sphère éthique 100 100 103 104 107 107 110 112 115 2. Reconnaissance ou responsabilité? 2.1. La réciprocité en question. La critique de Ricœur envers Levinas 2.2. À l’origine de la responsabilité levinassienne 2.3. La conception ricœurienne de la responsabilité 120 120 124 130 3. La justification du Bien dans l’éthique ricœurienne 136 CHAPITRE 3 : DE LA SOLLICITUDE À LA SOLLICITUDE CRITIQUE 143 1. Nécessité de la morale en raison de la possibilité humaine du mal 1.1. La possibilité humaine du mal 1.2. La faillibilité humaine : disproportion entre transcendance et finitude 1.3. La disproportion entre transcendance et finitude au sein de la relation intersubjective 145 145 147 152 2. Le passage par l’obligation : grandeur et limite du respect dans la relation intersubjective 155 2.1. La Règle d’Or 156 2.2. Le respect au sens kantien 160 vi 3. La sollicitude critique ou l’exception d’autrui 3.1. Relecture de la phronèsis 3. 2. La place de l’autre dans la promesse 3. 3. La voix d’autrui 162 162 165 167 CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE 170 1. L’énigme d’autrui : un parcours 170 2. L’énigme d’autrui : Husserl et Levinas 171 3. L’énigme d’autrui : Ricœur et Gadamer ? 172 SECONDE PARTIE – LA RELATION DIALOGIQUE DANS L’HERMÉNEUTIQUE GADAMÉRIENNE 175 CHAPITRE 1 – UN SAVOIR D’IMPLICATION 177 1. Le modèle aristotélicien et sa reprise gadamérienne 1.1. Un savoir d’implication de soi 1.2. Un savoir ouvert 181 181 189 2. L’herméneutique comme philosophie pratique 2.1. Phronèsis et philosophie pratique 2.2. Le modèle du theorôs 193 193 194 CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HERMÉNEUTIQUE : UNE CONSCIENCE DIALOGIQUE 201 1. Les formes de la conscience herméneutique dans Vérité et méthode 1.1. L’expérience de l’œuvre d’art : la conscience esthétique et la figure du joueur 1.2. La conscience historique et la conscience du travail de l’histoire 202 202 205 2. La conscience herméneutique 2.1. Une conscience auprès des choses 2.2. Une conscience « agie » 2.3. La conscience herméneutique … « plus être (Sein) que conscience (Bewußtsein) » 208 208 210 213 CHAPITRE 3 - LA SIGNIFICATION DE L’OUVERTURE À L’ALTÉRITÉ DANS L’HERMÉNEUTIQUE GADAMÉRIENNE 217 1. L’ouverture à l’altérité comme reconnaissance de notre non-savoir 1.1. L’expérience herméneutique comme expérience de la négativité 1.2. L’art de questionner 219 219 221 2. L’ouverture à autrui comme capacité à écouter et à faire valoir la parole de l’autre 2.1. L’ouverture à l’altérité comme capacité à faire valoir la parole de l’autre 2.2. L’ouverture à l’altérité comme capacité à écouter la parole de l’autre 226 226 233 vii CHAPITRE 4 – LA RELATION DIALOGIQUE : UNE RELATION ÉTHIQUE ? 237 1. Le dialogue : un modèle de l’être-ensemble 1.1. Altérité et finitude 1.2. La relation dialogique : confrontation et distanciation 1.3. La relation dialogique comme « Être-ensemble » 238 238 241 246 2. Dialogue et amitié 2.1. Amitié et compréhension de soi 2.2. Amitié et finitude 2.3. La structure égalitaire du dialogue et de l’amitié 250 251 259 262 3. Le bien comme orientation du dialogue 3.1. La lecture gadamérienne du bien chez Platon 3.2. Le bien dans le dialogue herméneutique 263 264 269 CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE 274 ÉPILOGUE 279 1. Soi et autrui : un soi ouvert à l’autre 279 2. Ontologie et éthique 283 3. Éthique et herméneutique 3.1. Des pensées en dialogue 3.2. Le souci d’autrui. L’exemple du domaine médical 285 285 286 BIBLIOGRAPHIE 295 viii LISTE DES ABRÉVIATIONS VM Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996. TA Ricœur, Paul, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil (Coll. Points Essais), 1986. SA Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (Coll. Points Essais), 1990. PV1 Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté 1. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1950. PV2 Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté 2. Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960. TI Levinas, Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Hague, Martinus Nijhoff (Le livre de poche, coll. Biblio essais), 1961. AE Levinas, Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Hague, Martinus Nijhoff (Le livre de poche, coll. Biblio essais), 1974. EN Levinas, Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle (Le livre de poche. Coll. Biblio Essais), 1991. ix À Michel Audet ix REMERCIEMENTS Rien de cette thèse n'eut été possible sans de nombreux autres... J’aimerais tout d'abord remercier mon directeur, Luc Langlois, pour m’avoir fait confiance et m'avoir épaulée tout au long de mon parcours et ma co-directrice, Sophie-Jan Arrien, pour son soutien sans faille et ses remarques toujours aiguisées. Je souhaite aussi remercier la Faculté de philosophie. Je n’aurais pu mener à bien ce travail sans son aide financière : je pense ici au privilège que j’ai eu de pouvoir profiter de la bourse Charles-de Koninck, à la confiance qui m'a été accordée afin d'offrir plusieurs cours et à l’opportunité que j'ai eue de participer au développement et à l'enseignement régulier de cours à distance ; toutes ces activités m’ont permis de parfaire ma formation. Pour cela je remercie Luc Langlois, Victor Thibaudeau, Luc Bégin, Bernard Collette et Mark Hunyadi. Je dois beaucoup à l’ambiance accueillante qui règne à la Faculté de philosophie et en fait un milieu d’étude particulièrement agréable. Mmes Lucie Fournier, Danielle Lafleur, Hélène Rivière et Lucille Gendron y sont pour beaucoup. Un grand merci à elles. Merci également à mes étudiants. Vous écouter, vous lire et discuter avec vous session après session ne cesse de me rappeler combien j’aime ce que je fais. Je voudrais aussi exprimer ma gratitude à ceux qui ont croisé ma route et y ont laissé une trace : Thomas De Koninck, Daniel Frey, Gilles Paradis et Sylvain Auclair. Un doctorat est loin de n’être qu’une aventure intellectuelle, je veux dire un immense merci à mes amis : Chantale, pour avoir toujours été là ; Simon, pour l’aventure de Pratique et langage ; Marie-Hélène, pour les délicieux moments de traduction et les discussions stimulantes ; Marie et Géraldine pour avoir réussi à me faire sortir de temps à autre de ma tanière ; sans oublier Anne-Marie, André, Claire, Fannie et Nathalie. xi Merci à mon père, ma mère et mes grands-parents pour leur soutien indéfectible au cours de ces années. Et à Théo, bien sûr, pour les longues promenades au cours desquelles ont souvent surgi les meilleures idées. De tout cœur, merci à mon conjoint, Antoine, pour sa patience, son oreille attentive et ses nombreux conseils. Merci, finalement, à Michel Audet, pour m’avoir ouvert la voie. J’aimerais un jour pouvoir faire une telle différence dans la vie d’un de mes étudiants. xii PROBLÉMATIQUE : L’ÉNIGME D’AUTRUI 1. Positions extrêmes : Husserl et Levinas 1.1. Altérité relative c. altérité absolue La pensée de l’autre s’inscrit dans une vaste tradition philosophique. Au sein de cet horizon, une position qui n’a peut-être pas marqué l’émergence de cette pensée, mais qui a sans conteste laissé une empreinte forte est celle que Platon met dans la bouche de l’Étranger d’Élée. C'est dans Le sophiste notamment que Platon aborde cette question (254b-259e). Et, pour une fois, ce n'est pas Socrate, mais l'Étranger d'Élée qui mène l'investigation. C'est l'Étranger qui est appelé pour poser la question de l'Autre. Question de l'altérité qui, pour être pensée, doit être ramenée à une interrogation sur l'être (l'autre étant assimilé par Platon au non-être1) et plus précisément sur la possibilité d'une catégorie audelà de l'être. En effet, si l'être est la seule catégorie qui soit, ce qui revient alors à nier que le non-être existe – là est d'ailleurs la grande thèse de Parménide –, alors le faux, qui dit être ce qui n'est pas ou l'inverse, devient impossible2. Dans sa recherche quant à l'existence ou non du non-être, l'Étranger part des genres les plus importants, à savoir l'Être, le Mouvement et le Repos et dans la mesure où « chacun d'eux est [...] le même que luimême »3 y ajoute un quatrième genre, le Même. Par ailleurs, comme ces genres s'avèrent différents entre eux, un cinquième genre, l'Autre, devient à son tour nécessaire. Autre qui ne se trouve pas en relation d'extériorité, mais est bien plutôt inhérent à chaque être, les affectant d'un non-être qui n'est pas le contraire de l'être, mais l'autre. Ainsi peut-on lire en 259b, dans la bouche de l'Étranger : « les genres se mêlent les uns aux autres, l'être et l'autre pénètrent dans tous et se pénètrent eux-mêmes mutuellement, que l'autre participant de l'être existe en vertu de cette participation, sans être ce dont il participe, mais en restant autre, et, parce qu'il est autre que l'être, il est clair comme le jour qu'il est nécessairement non-être ». Pour l'Étranger, l'autre n'est autre qu'en relation avec le même. Pour que l'autre 1 « Quand nous énonçons le non-être, nous n'énonçons point, ce me semble, quelque chose de contraire à l'être, mais seulement quelque chose d'autre » (Platon, Le Sophiste, 257b). 2 « C'est que cette assertion [qu'il est réellement possible de dire ou de penser faux] implique l'audacieuse supposition que le non-être existe, car, autrement, le faux ne pourrait pas être. Or, le grand Parménide [...] a toujours [...] protesté contre cette supposition : Non, jamais on ne prouvera que le non-être existe. Écarte plutôt ta pensée de cette route de recherche » (Platon, Le Sophiste, 237a). 3 Platon, Le Sophiste, 254d. 1 fasse sens, le même doit le précéder. Concept de la différence, certes, mais qui, paradoxalement, ne s'appréhende qu'à l'aune d'une unité préalable. Pour le dire dans les mots de Kearney, « l'autre comme genre distinct n'est compréhensible que s'il est appréhendé relativement à un Autre »4. L'autre est ainsi, d’une part, toujours relatif5, et il est, d’autre part, pensé au sein de l’ontologie. Si, dans son ouvrage Soi-même comme un autre, Ricœur n’est pas sans mettre en rapport sa réflexion sur l’altérité avec la conception platonicienne des grands genres que sont le Même et l’Autre, il s’en détache cependant rapidement pour tracer sa propre voie. C’est, en effet, l’altérité dans son lien avec l’ipséité qui intéresse Ricœur. À cet égard, il discerne trois catégories principales d’altérité – il parle de « foyers » d’altérité – : la chair, autrui et la conscience. C’est la deuxième – autrui – qui sera l’objet de cette thèse. Or, en regard de la conception d’autrui, la position relative de l’autre par rapport au même héritée de Platon va en quelque sorte trouver son aboutissement dans la façon dont Husserl va penser l’intersubjectivité. Pour Husserl, la connaissance d’autrui – puisque, pour Husserl, c’est bien dans l’ordre de la connaissance qu’autrui est envisagé – se fait à partir de moi. Autrui est pensé comme alter ego. Cependant, la conception relative de l’altérité trouve également là sa limite dans la mesure où, ainsi que l’écrit Bégout, « la constitution intersubjective6 prouve à Husserl que, dans ce cas précis, l’origine de la constitution du sens ne peut se trouver dans l’ego seul. Tout ce qui se constitue en moi ne se constitue pas forcément par moi, mais il y a au sein de la subjectivité transcendantale des donations de sens qui ne relèvent pas de l’initiative exclusive de l’ego »7. L’autre échappe, à certains égards, au même. C’est cette conception de l’autre, qui prend racine dans la philosophie grecque, que Levinas fait éclater. Pour lui, autrui échappe, non plus sous certains aspects mais totalement, au même. Il ne peut pas être pensé comme l’autre du même. Pour Levinas, en effet, c’est autrui qui, pensé à partir de sa vulnérabilité, oblige le soi à la responsabilité. Inversion. La relation ne part plus du même mais de l’autre, de l’autre dont l’appel enjoint le soi à ne pas rester indifférent. Dès lors, la relation entre soi et autrui n’est plus pensée au 4 R. Kearney, « Entre soi-même et un autre : l'herméneutique diacritique de Paul Ricœur », p. 210. « Et l'autre est toujours relatif à un autre, n'est-ce pas ? [. . .]. Nous constatons indubitablement que tout ce qui est autre n'est ce qu'il est que par son rapport nécessaire à autre chose » (Platon, Le Sophiste, 255d). 6 La constitution intersubjective certes, mais également la constitution temporelle et la constitution passive. 7 B. Bégout, « Edmund Husserl », p. 27. 5 2 sein de l’ontologie, c’est plutôt l’éthique qui devient la philosophie première. « C’est [donc] à propos d’autrui, comme l’écrit Derrida, que le désaccord paraît définitif. […] [S]uivant Levinas, en faisant de l’autre, notamment dans les Méditations cartésiennes, un phénomène de l’ego, Husserl aurait manqué l’altérité infinie de l’autre et l’aurait réduite au même. Faire de l’autre un alter ego, dit souvent Levinas, c’est neutraliser son altérité absolue »8. S’opposent ici deux façons d’envisager autrui, le soi 9 et par le fait même leur relation. Ulysse et Abraham, personnages appartenant à deux traditions différentes – respectivement la tradition hellénique et la tradition judéo-chrétienne –, en sont l’incarnation. D’un côté, en effet, selon Levinas, « [l]’itinéraire de la philosophie reste celui d’Ulysse dont l’aventure dans le monde n’a été qu’un retour à son île natale – une complaisance dans le Même, une méconnaissance de l’Autre »10. D’un autre côté, à Ulysse, on peut opposer la figure d’Abraham. Abraham qui, appelé et ordonné par Dieu, part pour une terre inconnue 11 . C’est dans cette seconde figure que se reconnaît la conception levinassienne. Alors qu’Ulysse quitte sa patrie en songeant déjà à son retour, Abraham part sans même l’espoir de revoir un jour sa terre, mu par sa seule confiance en la parole adressée par Dieu. Ainsi, Ulysse et Abraham représentent dans l’écriture lévinassienne deux façons très différentes de penser : le premier incarne les traits de caractère de la pensée occidentale, pensée issue du primat d’un ego retournant sur lui-même dans le 8 J. Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas », p. 180. En effet, poser la question de l’altérité implique toujours aussi de poser celle de la subjectivité. C’est notamment ce que Sylvie Courtine-Denamy nous rappelle au début de l’article qu’elle consacre à ce concept dans l’Encyclopaedia Universalis : « Quelle que soit la façon dont on le pense, comme un ennemi ou comme l'incarnation d'une humanité partagée, autrui apparaît inséparable de ma propre subjectivité » (Sylvie Courtine-Denamy, « Altérité » dans Encyclopaedia Universalis, [en ligne]). 10 E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, p. 40. 11 À ce propos, on se réfèrera à Genèse 12, 1-9 : 1. Yahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai. 2. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom; sois une bénédiction ! 3. Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux qui te maudiront. Par toi se béniront tous les clans de la terre. 4. Abram partit, comme lui avait dit Yahvé, et Lot partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lorsqu'il quitta Harân. 5. Abram prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l'avoir qu'ils avaient amassé et le personnel qu'ils avaient acquis à Harân; ils se mirent en route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent. 6. Abram traversa le pays jusqu'au lieu saint de Sichem, au Chêne de Moré. Les Cananéens étaient alors dans le pays. 7. Yahvé apparut à Abram et dit : C'est à ta postérité que je donnerai ce pays. Et là, Abram bâtit un autel à Yahvé qui lui était apparu. 8. Il passa de là dans la montagne, à l'orient de Béthel, et il dressa sa tente, ayant Béthel à l'ouest et Aï à l'est. Là, il bâtit un autel à Yahvé et il invoqua son nom. 9. Puis, de campement en campement, Abram alla au Négeb. (Bible de Jérusalem, traduction Louis Segond, Les éditions du Cerf, 1973. Consulté sur Internet : http://unbound.biola.edu/index.cfm?method=searchResults.doSearch). 9 3 mouvement de la conscience de soi. Le second représente par contre, la pensée juive en tant que pensée tendue vers une altérité totale. Il s’agit d’une pensée presque déracinée qui, sans revenir sur ses pas et sans exiger aucune certification, reste orientée par une hétéronomie radicale12. C’est l’opposition entre ces deux conceptions de l’altérité que nous voulons interroger. L’apport de l’éthique levinassienne à la pensée de l’altérité est indéniable. Mais en même temps, ne renverse-t-elle pas le problème? Ne substitue-t-elle pas, à la dérivation de l’autre par le même, la dérivation du même par l’autre? 1.2. Ricœur au-delà de Husserl et Levinas C’est en tout cas la façon dont Ricœur pose le problème de l’altérité à partir de Soimême comme un autre (1990)13. Par exemple, dans son article « De la métaphysique à la morale » de 1993, il dit chercher à « échapper à l’alternative entre le critère simplement perceptif de l’apprésentation d’autrui, comme chez Husserl, et le critère immédiatement moral de l’injonction inhérente à l’appel à la responsabilité propre »14 . Et encore, dans Parcours de la reconnaissance : je voudrais faire paraître la nouveauté de la catégorie existentielle de réciprocité en tirant argument d’une difficulté que rencontre la phénoménologie à dériver la réciprocité de la dissymétrie présumée originaire du rapport de moi à autrui. La phénoménologie donne deux versions clairement opposées de cette dissymétrie originaire, selon qu’elle prend pour pôle de référence le moi ou autrui; l’une, celle de Husserl dans les Méditations cartésiennes, reste une phénoménologie de la perception; son approche est en ce sens théorétique; l’autre, celle de Levinas, dans Totalité et Infini et dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, est franchement éthique et, par implication, délibérément anti-ontologique15. Et, finalement, dans Soi-même comme un autre, Ricœur écrit qu’il « voudrai[t] montrer essentiellement qu’il est impossible de construire de façon unilatérale cette dialectique [du Même et de l’Autre], soit que l’on tente avec Husserl de dériver l’alter ego de l’ego, soit 12 C. Rea, « De l’ontologie à l’éthique », p. 82. C’est finalement à partir de sa rencontre avec la pensée de Levinas qu’il en viendra à envisager le problème de cette façon. En effet, dans un texte antérieur à cette période, « Sympathie et respect », c’est Kant que Ricœur oppose alors à Husserl. 14 P. Ricœur, « De la métaphysique à la morale », p. 470. 15 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 246. 13 4 qu’avec E. Levinas on réserve à l’Autre l’initiative exclusive de l’assignation du soi à la responsabilité »16. Mais avant de s’engager, avec Ricœur, dans cette voie autre que celles prises par Husserl et Levinas, encore convient-il de saisir la teneur de ces deux approches ainsi que la critique que Ricœur leur oppose. 2. La conception husserlienne : autrui comme alter ego 2.1. L’intersubjectivité chez Husserl Ce qui motive les recherches de Husserl sur l’intersubjectivité, ce n’est pas tant, de prime abord, la connaissance d’autrui que la possibilité de la fondation d’une science objective. C’est là ce qui est en jeu, en effet, pour Husserl, dans le problème de la position de l’existence d’autrui. Il écrit ainsi que « [l]a justification conséquente du monde de l’expérience objective implique une justification conséquente de l’existence des autres monades » 17 . Après avoir déployé les ressorts d’une double réduction – la réduction phénoménologique tout d’abord, puis la réduction transcendantale – Husserl arrive à montrer que les phénomènes reçoivent leur sens d’un ego transcendantal qui se trouve à leur base 18 . L’ego transcendantal constitue donc le sens de tous les phénomènes apparaissant à sa conscience. Plus précisément, ce qu’a permis d’opérer le tournant 16 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 382. (Désormais abrégé SA). E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, §60, p. 224. 18 Dans un premier temps, grâce à la réduction phénoménologique, Husserl se propose de mettre la thèse du monde entre parenthèses. Ce faisant, il se détourne de l’attitude naturelle et ne se prononce plus sur l’existence du monde. Il s’agit plutôt de laisser le monde se manifester comme phénomène. En effet, l’attitude naturelle nous porte à considérer le monde comme une donnée évidente, certaine, dont on ne peut douter. Il s’agit donc de mettre entre parenthèses la thèse du monde, d’en suspendre la validité existentielle. C’est l’apparaître du phénomène qui doit devenir la thématique. On ne s’intéresse plus à l’existence des objets du monde mais à leur donation à la conscience, à leur apparition à une conscience. On cherche à comprendre l’objet comme phénomène. Grâce à cette épochè, les phénomènes peuvent maintenant apparaître à la conscience. Husserl propose dès lors de franchir un pas de plus et de considérer explicitement cette prise de conscience, cette opération de la conscience. Il s’agit de savoir ce qui demeure intacte après cette mise entre parenthèses. Dans un second temps, Husserl opère donc une réduction à l’ego transcendantal. Un tournant transcendantal va avoir lieu dès lors que l’on va s’interroger sur les conditions de possibilité d’apparition des phénomènes dans et par la conscience, que l’on va s’interroger sur leur donation. La conscience intentionnelle se retourne ainsi sur elle-même. Le regard phénoménologique se tourne vers l’auto-donation du sens des vécus à la conscience. Il va s’agir de rendre compte de la constitution de ces unités de sens. Ainsi, les phénomènes reçoivent leur sens d’un ego transcendantal qui se trouve à leur base. Comme le souligne Dastur, on va pouvoir parler de tournant transcendantal dès lors que « la conscience se reconnaît en tant que constituante comme origine du monde et non plus comme conscience mondaine, comme partie intégrante du monde » (F. Dastur, « Réduction et intersubjectivité », p. 55). 17 5 transcendantal qui interroge les conditions de possibilité d’apparition des phénomènes dans et par la conscience, c’est que la transcendance de l’objet se trouve contenue dans l’immanence de la conscience car elle est constituée par elle. C’est dans l’immanence de la conscience que l’objet transcendant apparaît et prend son sens. La conscience se pose comme subjectivité constituante. Seul l’ego transcendantal peut constituer le sens de ce qui est donné à la conscience et ensuite en garantir la validité. La conscience a donc ce pouvoir constitutif du sens des objets qui se présentent à elle. Comme l’écrit Husserl dans la Quatrième Méditation, « la transcendance est un caractère d’être immanent qui se constitue au sein de l’ego. Tout sens concevable, tout être concevable, qu’on les dise immanents ou transcendants, relèvent du domaine de la subjectivité transcendantale en tant qu’elle est ce qui constitue le sens et l’être »19. Mais si l’on considère ainsi que c’est l’ego transcendantal qui donne un sens à tout phénomène, la réduction transcendantale ne nous réduit-elle pas alors au seul ego transcendantal ? Husserl pose lui-même cette objection dans les Méditations cartésiennes : Rattachons nos nouvelles méditations à ce qui pourrait sembler une très grave objection. Elle ne concerne rien de moins que la prétention de la phénoménologie transcendantale d'être déjà une philosophie transcendantale, et donc de pouvoir résoudre – sous la forme d'une théorie et d'une problématique constitutive se déployant dans le cadre de l'ego transcendantalement réduit – les problèmes transcendantaux touchant le monde objectif. Lorsque je – le je méditant – me réduis moi-même, grâce à (l'épochè) phénoménologique, à mon ego transcendantal absolu, ne suis-je pas alors devenu un solus ipse, et, ce, aussi longtemps que, sous, le titre « phénoménologie », je poursuis une explication cohérente de moi-même. Une phénoménologie qui voudrait résoudre les problèmes de l'être objectif, et se donner déjà une philosophie, ne devrait-elle pas être stigmatisée comme solipsisme transcendantal20 ? Comment, dès lors, envisager la position d'autrui ? Autrui entre-t-il dans le champ de la représentation à l’instar des objets du monde ? Tombe-t-il sous le coup de la construction de sens de ce seul ego ? Si, comme Ricœur l'écrit, tout sens naît « dans et à partir de moi », ego, comment rendre compte de l'expérience d'autrui, en tant justement qu'il n'est pas un simple objet du monde21 ? « Qu'en est-il, demande Husserl, des autres ego qui ne sont pourtant pas de simples représentations ni de simples objets représentés en moi, mais 19 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 41, p. 132. E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 42, p. 137. 21 P. Ricœur, À l'école de la phénoménologie, p. 235. 20 6 précisément des autres ? »22. Comment, à partir de la position de l’ego transcendantal, de l’ego constituant, être en mesure de reconnaître l'autre en tant qu'autre ? Sur quel mode autrui se donne-t-il ? Celui des choses ? La manière dont la conscience connaît les choses, leur donne un sens, les constitue, est-elle encore valable dès lors que c’est autrui qui me fait face ? Comment, à partir d'un ego absolu, arriver à rendre compte d'autrui, des autres ? Comment rendre compte d’autrui en tant qu’autre dans et à partir de moi, ego constituant ? Toute la tension est là : comment constituer l’autre en moi tout en le constituant comme autre, tout en préservant son altérité23 ? Le fait est que, contrairement aux choses, autrui ne m’est pas donné de façon immédiate. Quand autrui se présente à moi, quand il entre dans mon champ de perception, cela ne signifie pas pour autant que j’ai accès à son « être propre », à son « essence propre », ou, pour le dire encore autrement, à ce qui lui appartient en propre. En effet, « ce n’est pas l’autre “moi” qui m’est donné en original, non pas sa vie, ses phénomènes euxmêmes, rien de ce qui appartient à son être propre. Car si c’était le cas, si ce qui appartient à l’être propre d’autrui m’était accessible d’une manière directe, ce ne serait qu’un moment de mon être à moi, et, en fin de compte, moi-même et lui-même, nous serions le même »24. D’autrui, on ne peut pas « faire le tour », d’autrui, on ne peut pas faire la somme de toutes les esquisses. Autrui a toujours une face cachée pour nous (et probablement pour lui aussi, mais cela Husserl ne l’évoque pas), son psychisme étant l’exemple suprême. Ses vécus, sa vie psychique ne peuvent jamais m’être donnés de façon originaire. Je ne peux pas saisir, dans une intuition originaire, la vie psychique d’autrui. Mais, si la présentation d’autrui ne peut pas être immédiate, comment, alors, accéder à l’autre lui-même ? Par le biais d’une médiation. La présentation de l’autre devra être médiate. Présentation qui, selon le mot de Husserl, est alors une « apprésentation ». Et cette apprésentation se fera par la médiation du corps. Ce qui est apprésenté, c’est le corps de l’autre. Autrui ne m'est pas présenté directement, il n'est pas non plus représenté par moi, il est plutôt apprésenté par le biais de son corps. Il est apprésenté de manière analogique. Il 22 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 42, p. 137-138. « Il s’agit d’interroger cette expérience elle-même et d’élucider, par l’analyse de l’intentionnalité, la manière dont elle “confère le sens”, la manière dont elle peut apparaître comme expérience et se justifier comme évidence d’un être réel et ayant une essence propre, susceptible d’explicitation, comme évidence d’un être qui n’est pas mon être propre et n’en est pas une partie intégrante, bien qu’il ne puisse acquérir de sens ni de justification qu’à partir de mon être à moi » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 48, p. 174). 24 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 50, p. 177-178. 23 7 nous faut ici introduire la distinction, essentielle, entre « corps » (Körper) et « chair » ou « corps vivant » ou encore « corps propre » (Leib)25. L’enveloppe corporelle, le corps objet, le corps comme matière se distingue en effet de la chair ou corps propre qui est le lieu des vécus, de mes vécus ou, pour reprendre l’expression de Depraz, le corps tel qu’« animé par la vie psychique »26. Cette distinction étant posée, nous pouvons dire que si pour l'ego son corps est en même temps chair pour lui-même et corps du monde pour les autres, alors le corps d'autrui qui est chair pour lui-même est corps du monde pour l'ego qui lui fait face. Je reconnais donc dans la présence du corps de l'autre l'analogie de ma propre mondanéisation. C'est ainsi que j'accorde à autrui le sens ego. Cet appariement ou accouplement (Paarung) peut s'opérer grâce à la reconnaissance de la ressemblance de ces deux corps. Je vais ainsi pouvoir prêter à ce corps que je perçois la signification « corps d'autrui »27. Précisons. C’est tout d’abord par le biais de son corps qu’autrui se présente à moi. Ensuite, c’est à partir de ma propre chair, c’est-à-dire du sens que mon corps a pour moi que la charnéllité du corps d’autrui va prendre sens. Si je peux donner le sens de chair au corps d’autrui, c’est parce que mon propre corps a cette signification-là pour moi et que je la transfère sur le corps d’autrui. Autrement dit, la perception du corps d’autrui me fait appréhender ma chair 25 Quant à la difficulté de traduire « Leib », on pourra se référer à la postface écrite par N. Depraz à sa traduction de Zur Phänomenologie der Intersubjektivität de Husserl (« Postface : la traduction de Leib, une crux phaenomenologica » dans E. Husserl, Sur l’intersubjectivité. Tome 1, p. 386-399). 26 Mais qu’est-ce que Husserl entend plus précisément par corps charnel ? Husserl débute sa recherche sur l’altérité d’autrui par une nouvelle réduction (après donc la réduction phénoménologique et la réduction transcendantale) : la réduction au propre. Afin de ne pas présupposer ce qui est recherché, il s’agit d’éliminer toute référence à l’étranger en moi. Il s’agit de mettre entre parenthèses le non-moi afin de déterminer ce qui m’est propre. « Nous éliminons du champ de la recherche, écrit Husserl, tout ce qui, maintenant, est en question pour nous, c’est-à-dire nous faisons abstraction des fonctions constitutives de l’intentionnalité qui se rapporte directement ou indirectement aux subjectivités étrangères » (Méditations cartésiennes, § 44, p. 153). Or, cette nouvelle réduction mène à la nature propre. Et « [p]armi les corps de cette “Nature”, réduite à “ce qui m’appartient”, je trouve mon propre corps organique (Leib) se distinguant de tous les autres par une particularité unique; c’est, en effet, le seul corps qui n’est pas seulement corps, mais précisément corps organique; c’est le seul corps à l’intérieur de la couche abstraite, découpée par moi dans le monde, auquel, conformément à l’expérience, je coordonne, bien que selon des modes différents, des champs de sensations (champs de sensations du toucher, de la température, etc.); c’est le seul corps dont je dispose d’une façon immédiate ainsi que de chacun de ses organes. Je perçois avec les mains […], avec les yeux […], etc.; et ces phénomènes cinesthésiques des organes forment un flux de modes d’action et relèvent de mon “je peux” » (Ibid., p. 158-159). Ma chair est ainsi ce qui m’est le plus propre et ce dont aucun autre ne pourra avoir une expérience originaire. 27 « [S]i [. . .], écrit Husserl, dans ma sphère primordiale, un corps physique distinct apparaît qui ressemble au mien, c'est-à-dire constitué de telle manière qu'il doit entrer avec le mien dans un appariement phénoménal, il paraît tout à fait clair qu'il doit aussitôt recevoir le sens de corps propre par un glissement de sens issu du mien » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 51, p. 162). 8 comme corps – ce que Depraz nomme « incorporation » –, cette expérience de la corporéité de ma chair me permettant alors de transférer le sens de chair au corps d’autrui – ce que Depraz nomme « incarnation »28. C’est par le biais de la ressemblance de nos deux corps et de l’expérience de la corporéité de ma chair que je peux transférer le sens de chair – à partir de ma chair dont je fais immédiatement l’expérience – au corps d’autrui. Dans un premier moment de la donation – particulière – d’autrui, « le moi est d’abord déterminé seulement comme agissant dans le corps. […]. C’est l’appréhension des membres comme mains qui touchent ou qui poussent, comme jambes qui marchent, comme yeux qui voient, etc. »29. À partir de la propre activité de ma chair, je peux donner sens aux différentes parties du corps d’autrui comme chair et envisager ainsi, par exemple, sa main comme main qui touche. De la sorte, c'est à partir de l'expérience que l'ego a de sa chair que l'altérité de l'autre se donne à comprendre. L'ego transfère le sens de cette expérience chez l'autre. Un sens est donné à autrui par un transfert qui prend sa source en moi. C’est par un processus de ressemblance avec moi-même comme chair et corps qu’autrui va prendre sens. On a donc ici une démarche qui va de l'ego vers l'alter ego30. Quant à la « sphère psychique supérieure » d’autrui, – et c’est le second moment de la donation – elle est donnée de manière médiate par l’intropathie (Einfühlung). L’apprésentation du psychisme se fait de manière analogue à celle de la chair. Les « contenus déterminés de la sphère psychique supérieure […] nous sont suggérés, indiqués, eux aussi, par le corps et par le comportement de l’organisme dans le monde extérieur, par exemple, comportement extérieur du courroucé, du joyeux, etc. Ils me sont compréhensibles à partir de mon propre comportement dans des circonstances analogues » 31 . C’est donc effectivement à partir de moi, à partir de mes propres comportements que, par ressemblance, je vais donner sens non pas seulement aux comportements d’autrui que son corps me donne à voir, mais que je vais le constituer comme une autre subjectivité, capable, tout comme moi, de régner sur son corps. « L’autre ne se donne [donc] pas de manière frontale : on n’y accède que par un 28 N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 133. E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 54, p. 194. 30 Mais, ainsi que nous l’avons vu, à l’inverse, le caractère corporel passe de l’alter ego à l’ego. En effet, « l’alter ego, qui n’était tout d’abord que corps, donne à apercevoir [le caractère corporel] à l’ego qui, étant immédiatement chair, ne s’était pas tout d’abord aperçu comme corps » (N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 143). 31 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 54, p. 195. 29 9 détour »32 , c’est-à-dire par le biais d’un travail de médiation qui prend la forme d’une interprétation, d’une traduction expressive. Pour Depraz, la saisie de l’autre est saisie interprétative. Ce qui se joue ici, c’est donc une forme de compréhension d’autrui basée sur la compréhension de moi-même en tant qu’ego régnant sur son corps. Il convient par ailleurs de préciser que Husserl reconnaît que tout comme autrui est un alter ego pour moi, je suis un alter ego pour l’ego qu’est autrui : « de même que son organisme corporel se trouve dans mon champ de perception, de même le mien se trouve dans son champ à lui et, généralement, il m’appréhende tout aussi immédiatement comme “autre” pour lui que moi je l’appréhende comme “autre” pour moi »33. Ce qui se fait jour ici, c’est une forme de réciprocité entre autrui et moi. Tout comme je fais l’expérience d’autrui, ce dernier fait l’expérience de moi-même. Il n’en demeure cependant pas moins que le fait qu’autrui soit toujours apprésenté plutôt que seulement présenté (comme les choses) entraîne une dissymétrie. En effet, au contraire de ma propre chair qui m’est donnée immédiatement de façon originaire, les vécus d’autrui ne me seront jamais donnés de façon originaire. Je ne pourrais jamais vivre les vécus d’autrui. C’est ici où, dans une certaine mesure, la constitution d’autrui, au sens strict du terme, échoue. En effet, ses vécus psychiques me seront toujours donnés de façon médiate et jamais dans une intuition originaire. Finalement, on peut dire que, pour Husserl, l'autre est reconnu à partir de moi comme autre que moi. L'autre n'est donc jamais absolument autre. Il est plutôt à entendre par rapport au même. Il est l'autre du même. Dans les mots de Husserl, cela s’entend ainsi : « au point de vue phénoménologique, l’autre est une modification de “mon” moi » 34 . L’impossibilité de rendre compte d’autrui en tant qu’autre est donc à chercher, dans la phénoménologie husserlienne, dans la dérivation de l’altérité à partir de l’ego. La position d’un sujet constituant présente ici une limite. Une deuxième limite – qui découle d’ailleurs de la première – tient au mode du rapport entre l’ego et l’alter ego. La relation à autrui telle que pensée par Husserl est à entendre dans un rapport de connaissance. Mais qu’est-ce qu’une telle visée de connaissance nous donne finalement à voir d’autrui ? Est-ce sous ce 32 N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 153. E. Husserl, Méditations cartésiennes, §56, p. 210. Également : « le sens d’une communauté des hommes […] implique une existence réciproque de l’un pour l’autre. Cela entraîne une assimilation objectivante qui place mon être et celui de tous les autres sur le même plan » (p. 209-210). 34 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 52, p. 187. 33 10 mode – gnoséologique – qu’autrui se donne de façon authentique ? Comme Gadamer le laisse entendre, « il est clair, en tout cas, que Husserl, subissant la pression de motifs inspirés de la théorie de la science, a insisté sur le fait que l’autre ne pouvait d’abord être donné que comme objet de perception, et non dans toute sa vitalité, dans sa donation charnelle. […] Dans la relation d’une vie à l’autre, la donation sensible d’un objet de perception est une construction bien secondaire » 35 . L’altérité d’autrui se donne-t-elle d’abord et primairement à voir à partir d’une visée de connaissance ? Une telle visée laisset-elle apparaître l’essentiel ou ne l’a-t-elle pas toujours déjà occulté ? Une telle visée permet-elle de faire réellement droit à autrui ? Lui laisse-t-elle la possibilité de se donner tel qu’il est ? Est-ce que le primat que Husserl reconnaît à l’ego transcendantal36 n’empêche pas, dés le départ, de rendre compte d’autrui d’une façon qui lui rende justice ? Est-ce que dans l’expérience réflexive qui est celle de l’ego transcendantal, autrui peut véritablement prendre place en tant qu’autre ? Dans cette veine, la principale critique que Ricœur va porter à l’encontre de Husserl, des années 1950 jusqu’à Soi-même comme un autre et Parcours de la reconnaissance, est celle du primat de l’ego. 2.2. Critiques de Ricœur 2.2.1. Premières critiques La conception husserlienne de l’intersubjectivité fait l’objet de critiques de la part de Ricœur dès les années 1950. En 1954 plus particulièrement, Ricœur publie une étude sur les Méditations cartésiennes de Husserl. Il y reprend, pas à pas, les cinq méditations et consacre même un texte entier à la cinquième méditation. Il montre en particulier que dès lors que l’on s’en tient à l’attitude naturelle dans laquelle le moi n’est pas thématisé, n’est pas porté à la réflexion philosophique, il règne une forme de réciprocité entre les hommes. La question d’autrui ne se pose pas, chacun interagissant avec les autres. « [I]l n’y a ni moi 35 H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne », p. 124. « Par conséquent, en fait, l’existence naturelle du monde – du monde dont je puis parler – présuppose, comme une existence de soi antérieure, celle de l’ego pur et de ses cogitationes. Le domaine d’existence naturelle n’a donc qu’une autorité de second ordre et présuppose toujours le domaine transcendantal » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, §8, p. 47). 36 11 ni autrui; il y a des hommes réels »37, écrit Ricœur. En revanche, « [a]vec le surgissement du questionnement philosophique, surgit concurremment un sujet qui oriente le champ entier de l’expérience; désormais “le” monde devient monde-pour-moi; mais avec cette réorientation du monde comme sens pour moi, une dissymétrie survient également dans le champ de l’expérience : il y a moi et il y a l’autre »38. Dans cette attitude réflexive, la question d’autrui se pose et elle se pose à partir de moi. Il s’agit en effet de montrer « comment le sens “moi” […] se communique à ces autres et me permet de dire que ces autres là-bas sont aussi des moi »39. Ils ne sont cependant tels qu’en un sens dérivé dans la mesure où le sens « moi » se constitue d’abord en moi. Mais comment autrui peut-il être autre que moi tout en prenant sens en moi, à partir de ce qui m’est le plus propre ? Voilà ce qui pose problème pour Ricœur. Plus précisément, Husserl échouerait à faire tenir ensemble deux exigences incompatibles. Il échouerait à « rendre justice à cette double énigme de la subjectivité étrangère ET semblable » ainsi que Ricœur l’écrit dans l’article de 1954 intitulé « Sympathie et respect »40. En effet, d’un côté, pour rester fidèle à l’idéalisme qui a présidé à la réduction et à la constitution de la chose, [Husserl] veut montrer comment autrui est un « sens » qui se constitue « dans » la sphère d’appartenance, dans ce qui m’est le plus propre. […]. D’un autre côté, en même temps que Husserl constitue autrui « en moi » selon l’exigence idéaliste de la méthode, il entend respecter le sens qui s’attache à la présence d’autrui, comme un autre que moi, comme un autre moi, qui a son monde, qui me perçoit, s’adresse à moi et noue avec moi des relations d’intersubjectivité d’où sortent un unique monde de la science et de multiples mondes de culture. Bref, comment, demande finalement Ricœur, faire tenir ensemble l’asymétrie exigée par l’idéalisme transcendantal et la réciprocité exigée par le réalisme sociologique ? Une attitude pratique plutôt que théorétique ne rendrait-elle pas mieux compte de l’altérité d’autrui ? En ce sens, dans « Sympathie et respect », Ricœur proposera de dépasser la conception husserlienne en allant « chercher du côté de l’affectivité l’ouverture sur le 37 P. Ricœur, « Edmund Husserl. La cinquième Méditation cartésienne » dans À l’école de la phénoménologie, p. 23. 38 Idem. 39 Idem. 40 P. Ricœur, « Sympathie et respect » dans À l’école de la phénoménologie, p. 334. 12 monde des personnes »41. Il fera plus particulièrement appel au concept de sympathie tel que développé par Max Scheler dans Nature et Formes de la Sympathie. Cependant, selon Ricœur, la sympathie tel que la conçoit Scheler ne serait finalement pas à même de rendre compte de la distance phénoménologique inhérente à la relation à autrui. C’est pourquoi, dans un ultime mouvement, Ricœur va se tourner vers le respect kantien. En effet, « [l]e respect […] opère la justification critique de la sympathie; il travaille comme un discriminant au sein de la confusion affective inhérente à la sympathie; c’est le respect qui, sans cesse, arrache la sympathie à sa tendance romantique, soit à se perdre en autrui, soit à absorber autrui en soi »42. 2.2.2. La critique de la conception husserlienne de l’intersubjectivité dans Soimême comme un autre Dans Soi-même comme un autre, Ricœur ne reprend pas explicitement la critique de « Sympathie et respect » à l’issue de laquelle il exprimait sa déception quant à la capacité de la phénoménologie à répondre à l’énigme d’autrui43. Certes, il montre la limite de la phénoménologie dès lors qu’il s’agit de rendre compte de la relation à autrui, mais il en reconnaît également l’intérêt. Il ne rejette plus totalement l’apport de la phénoménologie quant à la question de l’intersubjectivité. Il montre même que « la notion d’apprésentation combine […] de façon unique similitude et dissymétrie »44. Similitude, tout d’abord, dans la mesure où autrui est mon alter ego, c’est-à-dire un autre ego. Là est le sens de la saisie analogisante. Nous l’avons vu, c’est en vertu d’une ressemblance entre ma propre chair et la chair d’autrui apprésentée par son corps que l’autre peut être reconnu comme un autre ego. C’est en vertu de cette ressemblance que je transfère le sens de chair qui m’est propre au corps d’autrui. Cependant, nous avons dit également que les vécus d’autrui se donnent de façon médiate et non originaire. Je ne pourrais jamais faire l’expérience des vécus d’autrui de la même façon que je fais l’expérience de ma propre chair. Que le mode de 41 Ibid., p. 340. Ibid., p. 349. 43 « Pourquoi parler de déception à propos de la phénoménologie d’autrui ? Parce qu’elle est une promesse qui ne pouvait être tenue » (Ibid., p. 334). 44 SA, p. 386, nous soulignons. Lecture que fait également Natalie Depraz quand elle écrit qu’« appréhender l’expérience d’autrui en termes d’alter ego invite à suivre, en l’ego qualifié d’alter, le fil de la proximité et de la ressemblance des deux ego plus que de leur étrangeté l’un au regard de l’autre. Mais l’utilisation de l’adjectif Fremd porte à insister sur la dimension d’éloignement. L’autre est donc à la fois le proche et le lointain, le familier et l’étranger » (N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 125). 42 13 donation d’autrui soit l’apprésentation plutôt que la présentation traduit ainsi une dissymétrie entre l’ego et l’alter ego. L’alter ego est un autre ego qui, comme moi, règne sur son corps, mais il n’est pas moi. À ce propos, Depraz écrit que la position de Husserl est constante dans son refus de comprendre l’autre sur le mode d’un simple dédoublement par rapport à moi. […] L’autre n’est pas une réduplication littérale de moi-même, selon un mode reproductif qui est répétition sans différence ni spécificité propres. […] L’autre a tout autant que moi-même une sphère du propre caractérisée par sa charnellité propre. Sa définition positive réside dans le fait d’avoir la chair en propre : il n’a pas la chair comme une propriété qui lui serait extérieure, il a une conduite charnelle sans être pour autant la seule chair. Bref, il a la chair en propre sans être proprement la seule chair45. C’est bien également ce que Ricœur entend par dissymétrie : « [l]’assimilation d’un terme à l’autre, que paraît impliquer la saisie analogisante, doit être corrigée par l’idée d’une dissymétrie fondamentale, liée à l’écart qu’on a dit plus haut entre apprésentation et présentation originaire; jamais l’appariement ne fera franchir la barrière qui sépare l’apprésentation de l’intuition »46. Alors que dans « Sympathie et respect », Ricœur rejette clairement la position husserlienne au profit d’une dialectique du sentiment et du respect, dans Soi-même comme un autre, il en reconnaît certes les limites, mais également la grandeur. Ricœur ne disqualifie plus totalement la conception husserlienne, mais il la remet plutôt à ce qu’il considère être sa place, à savoir que « l’apprésentation ne vaut que dans les limites d’un transfert de sens »47. Elle a priorité, mais uniquement dans la sphère gnoséologique. Là où « la découverte de Husserl est ineffaçable » 48 , écrit-il, c’est qu’elle permet de rendre compte de la similitude entre moi et autrui. Similitude qui est fondée sur le corps propre. C’est en effet parce que je reconnais que l’autre est chair comme moi, comme ce qui me caractérise en propre, que je peux le dire mon semblable. Or, pour Ricœur, il est essentiel de commencer par reconnaître qu’autrui est mon semblable dans la mesure où « [s]i je ne suis pas constitué responsable de mon dire, sujet d’énonciation, sujet responsable, capable de tenir mes promesses, etc., je ne pourrais pas comprendre ce que l’autre exige et requiert de moi, pour la simple raison que je ne peux comprendre l’idée même de l’autre que 45 N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 148-149. SA, p. 386. 47 Idem. 48 Idem. 46 14 comme un autre moi, un alter ego. C’est-à-dire qu’il faut que je puisse transférer le signe ego sur la deuxième personne pour qu’elle soit une personne »49. Nous y reviendrons pour nous demander entre autres comment Ricœur passe de l’ego husserlien à sa propre conception du soi et pour prendre la mesure de cet aspect de la conception ricœurienne de l’altérité. Pour Ricœur, il convient, par ailleurs, de reconnaître les limites de la conception husserlienne. Nous l’avons dit, pour lui, elle « ne vaut que dans les limites d’un transfert de sens : le sens ego est transféré à un autre corps qui, en tant que chair, revêt lui aussi le sens ego »50. Tant que l’on maintient la conception husserlienne dans le domaine qui est le sien – le domaine gnoséologique – elle a quelque chose à nous dire et quelque chose qui est, nous le verrons, essentiel aux yeux de Ricœur : en effet, elle « confère une signification spécifique [à l’altérité], à savoir que l’autre n’est pas condamné à rester un étranger, mais peut devenir mon semblable »51. Mais, ce faisant, Husserl ne rendrait compte que d’une dimension du problème : il nous permet certes d’éclairer le mouvement qui va de l’ego vers l’alter ego, mais non le mouvement qui va d’autrui vers le soi. Ce mouvement d’autrui vers le soi est en revanche celui de l’éthique levinassienne. 3. La conception levinassienne ou la priorité donnée à autrui « La seule valeur absolue c’est la possibilité humaine de donner sur soi une priorité à l’autre »52 3.1. La relation à autrui comme relation éthique Si, chez Husserl, autrui est une dérivation de l’ego, chez Levinas, à l’inverse, c’est autrui qui institue le sujet comme soi. Que la philosophie levinassienne mette l’accent sur autrui est chose bien connue. De prime abord, Levinas apparaît comme le penseur de l’altérité. Autrui : le visage, l’altérité absolue. Pourtant la philosophie levinassienne est aussi, et surtout, aurions-nous envie d’écrire, une pensée de la « subjectivité ». Dans la préface de Totalité et infini, par exemple, Levinas présente l’ouvrage « comme une défense 49 D. Banon (dir.), Emmanuel Levinas. Philosophe et pédagogue, p. 13. SA, p. 386. 51 Idem. 52 E. Levinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, p. 119. (Désormais abrégé EN). 50 15 de la subjectivité »53 et dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il écrit qu’« [i]l s’agit [là] de penser la possibilité d’un arrachement à l’essence. […] L’essence prétend recouvrir et recouvrer toute ex-ception – la négativité, la néantisation et déjà depuis Platon, le non-être qui “dans un certain sens est”. Il faudra dès lors montrer que l’ex-ception de l’“autre que l’être” – par-delà le ne-pas-être – signifie la subjectivité ou l’humanité, le soimême qui repousse les annexions de l’essence »54. Défense de la subjectivité, certes. Mais pensée autrement. La subjectivité ne se donne plus dans le retour sur soi, tradition réflexive initiée par Descartes et qui culmine avec Husserl. Plutôt, c’est autrui qui fait advenir le soi à lui-même. Inversion. Le mouvement n’en est plus un de soi à soi qui, ultimement, se projette vers l’autre. Le mouvement part plutôt d’autrui, mais d’autrui qui ne se comprend plus par son rapport au soi. Levinas refuse, en effet, de penser l’autre par rapport au soi. L’autre n’est pas un non-moi, un autre moi. L’autre n’est pas le négatif du même. Non. Son altérité est irréductible. Absolue. Le point de départ de Levinas n’est donc plus le soi, mais l’autre, autrui. Priorité accordée à autrui qui fait chuter le sujet, tel que conçu par la tradition réflexive, de son piédestal. La rencontre avec autrui brise le schème d’un sujet qui se suffit à lui-même pour se poser, se trouver et exister, pour persévérer comme sujet. En quoi cette rencontre d’autrui désarçonne-t-elle donc le sujet? 3.1.1. La manifestation d’autrui : apparition c. expression Si la rencontre d’autrui se produit sur le mode du bouleversement du sujet, c’est qu’autrui n’apparaît pas. Autrui ne se livre pas à la visée signifiante de l’ego. En effet, il n’est pas un phénomène se manifestant parmi les phénomènes du monde. L’entrée d’autrui n’est pas de l’ordre de la manifestation. Il s’annonce plutôt comme visage, autre façon de dire qu’il fait sens avant toute donation de sens, avant toute Sinngebung. Le visage a un sens à partir de lui-même. Il signifie par lui-même. Il est l’auto-signifiance même. Ce que le terme de visage traduit, ce à quoi il fait référence, ce n’est pas à la signification culturelle, mondaine d’autrui, dont Levinas nous dit qu’elle se comprend comme une herméneutique, le contexte permettant de l’éclairer. Non. « [A]utrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un “personnage” : on est 53 54 E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, p. 11. (Désormais abrégé TI). E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 21. (Désormais abrégé AE). 16 professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’État, fils d’Un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui tout seul »55. Autrui est par lui-même et ne se réfère à aucun système, à aucune totalité. Le visage échappe à l’intentionnalité et par là même à la connaissance que l’on peut avoir de lui. Il ne laisse pas à l’intentionnalité le temps de se mettre en marche. Il surprend la conscience, conscience thématisante, conscience constituante. Comment ? En s’exprimant. « Le visage a un sens […] à partir de lui-même, et c’est cela l’expression. Le visage, c’est la présentation de l’étant, comme étant, sa présentation personnelle »56. Le mode de manifestation d’autrui n’est pas l’apparaître ou la donation mais l’expression. Le visage est expression et il s’exprime avant que la conscience même n’ait pu le viser. Dire que le visage s’exprime, c’est dire qu’il se montre à partir de lui-même et non pas à partir d’un autre qui lui donnerait sens. En effet, « [l]’expression ne consiste pas […] à présenter à une conscience contemplative un signe que cette conscience interprète en remontant au signifié. Ce qui est exprimé, ce n’est pas une pensée qui anime autrui, c’est aussi autrui présent dans cette pensée »57, autrui qui se présente en personne. Le visage, en tant que signifiant qui émet le signe, se présente directement. Il n’est pas ce qui est signifié par le signe58. Le signe n’est pas le porteur de l’intériorité d’autrui qu’il donnerait alors à voir. La manifestation du καθ’ αύτό, où l’être nous concerne sans se dérober et sans se trahir – consiste pour lui, non point à être dévoilé, non point à se découvrir au regard qui le prendrait pour thème d’interprétation et qui aurait une position absolue dominant l’objet. La manifestation καθ’ αύτό consiste pour l’être à se dire à nous, indépendamment de toute position que nous aurions prise à son égard, à s’exprimer. Là, contrairement à toutes les conditions de la visibilité d’objets, l’être ne se place pas dans la lumière d’un autre mais se présente luimême dans la manifestation qui doit seulement l’annoncer, il est présent comme dirigeant cette manifestation même59. 55 E. Levinas, Éthique et infini, p. 80-81. Et encore : « Ne pas être autochtone, être arraché […] à la culture, à la loi, à l’horizon, au contexte […] – ce n’est pas revêtir un certain nombre d’attributs susceptibles de figurer dans un passeport, c’est venir de face, se manifester en défaisant la manifestation. Tel est le visage » (E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 322). 56 E. Levinas, Liberté et commandement, p. 49. 57 Idem. 58 « L’expression ne manifeste pas […] la présence de l’être en remontant du signe au signifié. Elle présente le signifiant. Le signifiant, celui qui donne signe – n’est pas signifié » (TI, p. 198) 59 TI, p. 60-61. Et encore : « L’essence originelle de l’expression et du discours ne réside pas dans l’information qu’ils fourniraient sur un monde intérieur et caché. Dans l’expression, un être se présente lui- 17 S’exprimer, ou se présenter en personne, ce n’est donc pas se manifester comme phénomène, c’est-à-dire comme « un être qui se manifeste précisément en étant absent de sa manifestation »60 et qui n’ayant donc pas son assistance doit être éclairé, compris par le contexte, par le système dans lequel il s’intègre61. Le phénomène est, en effet, ce qui est compris en tant que ceci ou cela62 et non pas à partir de lui-même63. Or, dans l’expression, c’est-à-dire dans la parole – puisque s’exprimer, c’est parler –, il en va tout autrement. En effet, « [l]a parole, nous dit Levinas, consiste pour autrui à porter secours au signe émis, à assister à sa propre manifestation par signes, à remédier à l’équivoque par cette assistance »64. Autrui n’apparaît donc pas comme celui qui est à voir, mais il se donne plutôt à entendre. Dans le langage, autrui est immédiatement présent sans détour aucun par le signifié. « [D]ans le langage s’accomplit l’afflux ininterrompu d’une présence »65. Il faut cependant s’entendre sur ce qu’est, pour Levinas, le « langage » ou la « parole ». même. L’être qui se manifeste assiste à sa propre manifestation et par conséquent en appelle à moi. Cette assistance n’est pas le neutre d’une image, mais une sollicitation qui me concerne de sa misère et de sa hauteur. Parler à moi c’est surmonter à tout moment ce qu’il y a de nécessairement plastique dans la manifestation. Se manifester comme visage, c’est s’imposer par-delà la forme, manifestée et purement phénoménale, se présenter d’une façon, irréductible à la manifestation, comme la droiture même du face à face, sans intermédiaire d’aucune image dans sa nudité, c’est-à-dire dans sa misère et dans sa faim » (TI, p. 218). Dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger également : « Le visage se présente dans sa nudité, il n’est pas une forme recélant – mais par là même indiquant – un fond, un phénomène cachant – mais par là même trahissant une chose en soi. Sinon le visage se confondrait avec un masque qui le présuppose. Si signifier équivalait à indiquer, le visage serait insignifiant. [...] Il procède de l'absolument Absent. Mais sa relation avec l'absolument Absent dont il vient, n'indique pas, ne révèle pas cet absent; et pourtant l'Absent a une signification dans le visage. Mais cette signifiance n'est pas pour l'Absent une façon de se donner en creux dans la présence du visage – ce qui nous ramènerait encore à un mode de dévoilement. [...]. Le visage est précisément l'unique ouverture où la signifiance du Transcendant n'annule pas la transcendance pour la faire entrer dans un ordre immanent, mais où, au contraire, la transcendance se maintient comme transcendance toujours révolue du transcendant » (p. 276). 60 TI, p. 193. 61 On notera par ailleurs que, pour Levinas, l’expression ne s’oppose pas tant à l’apparaître du phénomène, mais lui est plutôt antérieure. Elle en est la condition de possibilité. Levinas parle ainsi du « langage, source de toute signification » (TI, p. 293). 62 Ce « en tant que » traduit la distance impliquée par l’intentionnalité, par la conscience de... . La proximité, telle que pensée par Levinas, est justement l’inversion de cette distance. Elle est immédiateté. 63 « L’intentionnalité est pensée et entendement, prétention, le fait de nommer l’identique, de proclamer quelque chose en tant que quelque chose » (E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 306). Et encore : « La conscience confère un sens, non pas en hypostasiant l’immanent donné, mais en prenant le donné “pour ceci” ou “pour cela”, qu’il soit immanent ou transcendant. Prendre conscience, c’est “prendre pour …” » (Ibid., p. 308). 64 TI, p. 91-92. 65 TI, p. 99. 18 3.1.2. Expression et langage chez Levinas 3.1.2.1. L’opposition à Heidegger Pour saisir la conception levinassienne du langage, il n’est pas inutile de remonter à ce à quoi elle s’oppose. Et sur ce point en particulier, c’est avec Heidegger que Levinas est en opposition. On le sait, dans Être et temps, l'enjeu, pour Heidegger, est d'accéder au sens de l'être. Or, l’étant qui permet de remonter au sens de l’être en général est le Dasein. Il est en effet le seul étant qui est ouvert à l’être dans la mesure où il se questionne sur ce qu’il est. Cependant, quand le Dasein essaie de se comprendre lui-même, il le fait comme avec les étants qu’il n’est pas : il essaye de s’interpréter comme s’il était un étant parmi les autres étants du monde. Une tendance au recouvrement est donc inscrite dans le mode d’être propre du Dasein. C’est pourquoi va s’avérer nécessaire un travail d’interprétation du Dasein dans la façon qu’il a de se montrer en lui-même et à partir de lui-même, c’est-à-dire dans la quotidienneté, afin de découvrir sa structure ontologique. Ainsi, pour Heidegger, ce qui va devoir être mis en lumière, c’est ce qui ne se montre pas, ce qui se trouve caché par rapport à ce qui apparaît, mais qui en même temps est au fondement de cet apparaître. Or la « méthode » qui permet de mettre au jour, de faire apparaître, est la phénoménologie. Il convient cependant de s’entendre sur ce que Heidegger entend par phénoménologie66. Étymologiquement, le terme « phénoménologie » est construit à partir des termes grecs φαινόμενα, c’est-à-dire ce qui se montre en soi-même, à partir de soimême, et λόγος (du verbe λέγειν) que l’on traduit généralement par « raison, jugement, concept, définition, fondement, rapport » ou encore énoncé67. Pour Heidegger, cependant, ce ne sont là que des sens dérivés. Pour lui, en effet, le logos est ce qui a la fonction de rendre manifeste ce dont il est parlé dans le discours. Le logos fait voir ce sur quoi porte la parole. Le discours, ou plus exactement le logos, a d’abord et avant tout une fonction de manifestation de l’être et « en tout cas point primairement [de] jugement tant que l’on entend par là une “liaison” ou une “prise de position” (acquiescement – refus) »68. « Λόγος en tant que discours, écrit-il, signifie bien plutôt […] rendre manifeste ce dont “il est parlé” (il est question) dans le discours. […] Le λόγος fait voir (φαίνεσθαι) quelque chose, à 66 Cf. M. Heidegger, Être et temps, § 7. Ibid., p. 45. 68 Idem. 67 19 savoir ce sur quoi porte la parole […]. Le parler “fait voir” από… à partir de cela même dont il est parlé »69. Heidegger traduira ainsi λέγειν par « faire voir à partir de soi-même » et la phénoménologie consistera à faire voir un phénomène tel qu’il se montre à partir de lui-même, c’est-à-dire à « faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même »70. Mais qu’est-ce donc que la phénoménologie doit faire voir ? Manifestement ce qui, de prime abord, et le plus souvent, ne se montre justement pas, ce qui, par rapport à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent, est en retrait, mais qui en même temps appartient essentiellement, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent. […] Mais ce qui en un sens privilégié demeure retiré, ou bien retombe dans le recouvrement, ou bien ne se montre que de manière « dissimulée », ce n’est point tel ou tel étant, mais, ainsi que l’ont montré nos considérations initiales, l’être de l’étant71. C’est donc l’être qui va devenir le phénomène de la phénoménologie. Mais, nous l’avons dit, l’être se montre sous le mode du recouvrement, il est caché, voilé. Du fait de son essence même, l’être se montre constamment sous le mode du recouvrement, sous le mode de la dissimulation. Il s’agit de décrire la manifestation de l’être, mais comme l’être se montre en se cachant, un travail herméneutique est donc nécessaire. L’être ne se donnant qu’à travers le Dasein, il va donc être nécessaire d’interpréter le Dasein en vue d’accéder au sens de l’être en général. Ce que la phénoménologie devra faire voir, c'est quelque chose qui se montre mais qui se montre sous le mode de la dissimulation, du recouvrement, c'est pour cela que la phénoménologie deviendra herméneutique. La phénoménologie consiste à faire voir quelque chose à partir de soi-même, mais comme cet être qu’il s’agit de faire voir à partir de lui-même se montre en se cachant, qu’il ne se donne pas dans l’évidence, un travail d’explicitation va s’avérer nécessaire. D’où le recours à l’herméneutique afin de faire voir l’être tel qu’il se montre à travers l’étant qu’est le Dasein et à partir de la façon dont il se dissimule. C’est notamment à cette conception que Levinas oppose le concept d’« expression ». 69 Idem. M. Heidegger, Être et temps, p. 46. 71 Ibid., p. 47. 70 20 3.1.2.2. Le Dire et le Dit C’est surtout dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence que Levinas précisera les notions d’« expression » et de « langage » en établissant la distinction entre le « Dire » et le « Dit », mais la signification du langage pointe déjà dans Totalité et infini quand Levinas évoque la parole « dégagée de son épaisseur de produit linguistique »72. Levinas distingue, en effet, dans Totalité et infini, la « parole pure » que l’on peut rapprocher du Dire, de la « parole activité » qui renvoie davantage au Dit73. La parole entendue comme activité fait référence par exemple à la façon d’articuler, au style, bref, à ce qui s’offre à l’interprétation, mais elle n’est pas pure présence, présence immédiate. En effet, « [d]e ma parole-activité, je m’absente comme je manque à tous mes produits »74. La parole activité signifie plutôt à la manière d’une œuvre, sachant que pour Levinas, [p]ar les œuvres seulement le moi n’arrive pas au-dehors ; s’en retire ou s’y congèle comme s’il n’en appelait pas à autrui et ne lui répondait pas, mais cherchait dans son activité le confort, l’intimité et le sommeil. Les lignes de sens que l’activité trace dans la matière, se chargent aussitôt d’équivoques, comme si l’action, en poursuivant son dessein, était sans égards pour l’extériorité, sans attention. […]. L’ouvrier ne tient pas en main tous les fils de sa propre action. […] Si ses œuvres délivrent des signes, ils sont à déchiffrer sans son secours. S’il participe à ce déchiffrement, il parle75. La parole pure, elle, est plutôt appel. Elle sollicite autrui plutôt que de simplement le « laisser être » 76 . Elle en fait mon interlocuteur 77 . En effet, à la première parole, celle d’autrui – « Tu ne commettras pas de meurtre » –, le soi ne peut que répondre, répondre par 72 Ibid., p. 192. Ibid., p. 199. 74 Idem. 75 Ibid., p. 191. 76 Cf. TI, p. 212. Le terme de « laisser être » renvoie ici à Heidegger. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin pour en expliquer la teneur et montrer en quoi Levinas est en opposition – totale – avec le « laisser être » heideggerien. 77 Cf., par exemple, TI, p. 212-213. Et encore, presque dix ans avant Totalité et infini, dans « Éthique et esprit », texte de 1952 : « Parler, c’est en même temps que connaître autrui se faire connaître à lui. Autrui n’est pas seulement connu, il est salué. Il n’est pas seulement nommé, mais aussi invoqué. Pour le dire en termes de grammaire, autrui n’apparaît pas au nominatif, mais au vocatif. Je ne pense pas seulement à ce qu’il est pour moi, mais aussi et à la fois, et même avant, je suis pour lui. En lui appliquant un concept, en l’appelant ceci ou cela, déjà j’en appelle à lui. Je ne connais pas seulement mais suis en société. Ce commerce que la parole implique est précisément l’action sans violence : l’agent, au moment même de son action, a renoncé à toute domination, à toute souveraineté, s’expose déjà à l’action d’autrui, dans l’attente de la réponse. Parler et écouter ne font qu’un, ils ne se succèdent pas. Parler institue ainsi le rapport moral d’égalité et par conséquent reconnaît la justice. Même quand on parle à un esclave, on parle à un égal. Ce que l’on dit, le contenu communiqué n’est possible que grâce à ce rapport de face-à-face où autrui compte comme interlocuteur avant même d’être connu. On regarde un regard. Regarder un regard, c’est regarder ce qui ne s’abandonne pas, ne se livre pas, mais qui vous vise : c’est regarder le visage » (p. 22). 73 21 sa responsabilité pour autrui. Le sens du visage réside dans cet appel à ne pas tuer, à ne pas le tuer. Le sens du visage est l’exigence éthique78. Nous y reviendrons. Dans Autrement qu’être, cette distinction devient centrale. Il ne faut cependant pas opposer trop vite Dit et Dire, mais plutôt distinguer, d’une part, un Dire qui est encore corrélatif du Dit, soit un Dire absorbé dans le Dit et, d’autre part, un Dire pur qui se trouve en deçà de la corrélation Dire/Dit. Le mouvement d’Autrement qu’être est celui d’une remontée à ce Dire pur, soit un Dire sans Dit. Il va s’agir de « montrer la signification propre du Dire en deçà de la thématisation du Dit »79. Il s’agit de remonter à ce Dire pur à partir duquel seulement le Dit peut ensuite se dire, à partir duquel « la signification du Dit pourra s’interpréter »80. Pour Levinas, en effet, « la signification du Dire va au-delà du Dit : ce n’est pas l’ontologie qui suscite le sujet parlant. Et c’est, au contraire, la signifiance du Dire allant au-delà de l’essence rassemblée dans le Dit qui pourra justifier l’exposition de l’être ou l’ontologie »81. Le Dire corrélatif du Dit, absorbé en lui est celui de l’identification, de la connaissance82. « Le mot identifie “ceci en tant que ceci”, énonce l’idéalité du même dans le divers. Identification qui est prestation de sens : “ceci en tant que cela”. […] Le Dit n’est pas simplement signe ou expression d’un sens : il proclame et consacre ceci en tant que cela » 83 . Comme le précise Féron, « [i]dentifier ceci en tant que cela, c’est tendre une intentionnalité déjà linguistique qui donne un sens à quelque chose en lui donnant un nom »84. « L’intentionnalité, écrit Levinas, est pensée et entendement, prétention, le fait de nommer l’identique, de proclamer quelque chose en tant que quelque chose »85. Le Dire a alors pour fonction de conférer le sens idéal de l’être, de proclamer l’identité du multiple86. 78 Exigence éthique et non nécessité ontologique, bien entendu (cf. entre autres Éthique et infini, p. 81). L’interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible. 79 AE, p. 74. 80 Ibid., p. 77. 81 Ibid., p. 66. 82 « Le Dire tendu vers le Dit et s’absorbant en lui, corrélatif du Dit, nomme un étant, dans la lumière ou la résonance du temps vécu qui laisse apparaître le phénomène, lumière et résonance qui peuvent, à leur tour, s’identifier dans un autre Dit » (Ibid., p. 65). 83 Ibid., 62. 84 E. Féron, « Éthique, langage et ontologie chez Emmanuel Levinas », p. 67. Cf. également Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 304-305. 85 E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 306. 86 « La présence à la conscience, c’est le fait que ceci qui se dessine dans l’expérience est déjà prétendu ou entendu ou identifié, donc pensé comme ceci ou comme cela et comme présent : c’est-à-dire précisément pensé » (Ibid., p. 305). 22 C’est par ou grâce à ce Meinen87 que ce qui apparaît peut avoir une signification. « Mais ce qui apparaît, ne peut apparaître en dehors de la signification. L’apparoir du phénomène, ne se sépare pas de son signifier, lequel renvoie à l’intention proclamatoire, kerygmatique de la pensée. Tout phénomène est discours ou fragment d’un discours »88. Autrement dit, tout Dire est Dit et s’absorbe dans ce Dit89. Le langage prend ainsi sa place dans la pensée « dès le premier geste de l’identification, dès l’aura de l’idéalité qui entoure la pensée comme pensée »90. Mais le Dire ne peut être réduit au rapport qu’il entretient avec le Dit. Il signifie en effet à l’autre « d’une signification à distinguer de celle que portent les mots dans le Dit »91. On demandera ainsi avec Levinas : Que signifie le Dire avant de signifier un Dit ? Peut-on tenter de montrer le nœud d’une intrigue qui ne se réduit pas à la phénoménologie – c’est-à-dire à la thématisation du Dit et qui, pour ce qui concerne le Dire, ne se réduit pas à la description de sa fonction consistant à rester en corrélation avec le Dit, à thématiser le Dit et à ouvrir l’être à lui-même, suscitant l’apparaître et, dès lors, dans le thème, suscitant des noms et des verbes, opérant la « mise ensemble », la synchronisation ou la structure92 ? Comme nous le développerons dans les prochains chapitres, ce Dire pur est la responsabilité pour Autrui. En ce sens, Dire, c’est répondre à Autrui, répondre à l’appel d’Autrui en répondant de lui. « [L]e dire, écrit Levinas, c’est le fait que devant le visage je ne reste pas simplement là à le contempler, je lui réponds. Le dire est une manière de saluer autrui, mais saluer autrui, c’est déjà répondre de lui » 93 . Le Dire pur est « la suprême passivité de l’exposition à Autrui qu’est précisément la responsabilité pour les libres initiatives de l’autre. D’où “inversion” de l’intentionnalité qui, elle, conserve toujours 87 Meinen que Levinas se refuse à traduire par « viser » dans la mesure où, ce faisant, il s’estompe dans son énonciation identificatrice (Cf. AE, p. 65, note 1). Levinas préfère ainsi le traduire par « prendre pour… », « entendre comme… » ou encore « prétendre » ou « maintenir comme… » (Cf. « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 308). 88 E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 309. 89 À ce Dire corrélatif du Dit correspondrait la conscience comme œuvre passive du temps. « Conscience, certes, sans sujet ; “activité passive” du temps dont aucun sujet ne saurait revendiquer l’initiative, “synthèse passive” de ce qui “se passe”, mais née dans la fluence et l’écart du temps, anamnésis et retrouvailles et par conséquent identification où prennent sens idéalité et universalité » (E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 311). Et au Dit correspondrait la conscience visant un objet. 90 E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 311. 91 AE, p. 78. 92 Idem. 93 E. Levinas, Éthique et infini, p. 82. 23 devant le fait accompli assez de présence d’esprit pour l’assumer. D’où l’abandon de la subjectivité souveraine et active – de la conscience de soi, indéclinée, comme le sujet au nominatif de l’apophansis »94. 3.1.3. Autrement que savoir95 Ce qui est déjà en jeu dans la distinction entre le Dire et le Dit, comme Féron le fait particulièrement bien ressortir, c’est la relation entre connaissance et éthique – relation qui représente le cœur de notre problème. Nous n’avons donc pas affaire à une pure distinction entre les deux domaines. Le statut du connaître comme Dire tendu vers le Dit, écrit Féron, indique déjà que l’intervalle entre le Dire et le Dit ne pourra être superposé purement et simplement à une distinction entre l’éthique et la connaissance. La notion de Dire institue au contraire un plan sur lequel connaissance et éthique pourront apparaître dans leur lien intime. […] La pensée de Levinas ne dénonce pas une quelconque finitude du savoir pour délimiter un domaine impénétrable à la connaissance et dans lequel seraient exilées des significations éthiques96. Ricœur, en opposant Husserl et Levinas, connaissance et éthique, cristallise donc de prime abord une opposition qui n’existe pas en tant que telle chez Levinas. Le rapport entre connaissance et éthique ne peut être réduit, chez Levinas, à cette opposition. C’est ce lien que nous préciserons dans les prochains chapitres au fil de la discussion de Levinas avec Ricœur. Ricœur va en effet soutenir la thèse selon laquelle ultimement les deux positions 94 AE, p. 81, nous soulignons. C. Rea éclaire fort judicieusement, à partir de la langue juive, la différence entre le « logos ontologique de l’apophansis » ou, pour Levinas, le Dit, et le Dire. « Pour le philosophe de Messkirch, l’être est toujours présupposé dans toute proposition, au moins implicitement. “La rose est belle” : c’est grâce à cet est qu’il est possible de parler de la beauté de la rose, de lier le sujet au prédicat. Dans la langue juive, au contraire, se vérifie une sorte de “déstructuration” du Dit : […] (la rose elle belle). Désarticulation de la forme, silence de l’être : voici les caractères du langage pré-ontologique. Il incarne le Dire avant tout Dit, Dire qui, en tant qu’expression d’une transcendance radicale, a déjà laissé tomber l’être dans l’oubli. L’oubli apparaît ici co-originaire à la constitution de ce Dire. Mais revenons à l’expression “la rose elle belle” : les unités restent ici déliées, elles ne se laissent pas reconduire à la totalité. L’altérité est radicale » (C. Rea, « De l’ontologie à l’éthique », p. 91). Ainsi, « [l]e langage de l’autrement qu’être, langage éthique de la responsabilité, va bien au-delà de l’apophansis et brise le logos de l’ontologie » (Ibid., p. 90). 95 Nous reprenons le titre d’un collectif consacré à Levinas : E. Levinas, Autrement que savoir. Avec les études de Guy Petitdemange et Jacques Rolland. 96 E. Féron, « Éthique, langage et ontologie chez Emmanuel Levinas », p. 68. Et encore : « La distinction entre le Dit et le Dire ne correspond pas à un dédoublement du langage qui procéderait du cloisonnement de deux régions particulières de la réalité, la connaissance et l’éthique » (Ibid., p. 72). Également : « Définir l’éthique comme parole interpellante en face du discours conceptuel, c’est d’emblée falsifier la pensée de Levinas puisque c’est séparer ce qui est d’abord envisagé dans une situation totale » (Ibid., p. 73). Féron récuse ici explicitement l’interprétation qui est celle de Jean de Greef dans son article « Éthique, réflexion et histoire chez Levinas » paru en 1969 dans le Revue Philosophique de Louvain. 24 (c’est-à-dire celle de Husserl qui se tient dans un cadre épistémologique et celle de Levinas qui incarne la position éthique) ne sont pas irréductibles, mais plutôt complémentaires. Cependant, pour Ricœur, la position ontologico-épistémologique demeure première, alors que pour Levinas, c’est l’inverse. Ainsi, pour Levinas, alors que « [l]’intentionnalité demeure aspiration à combler et remplissement, mouvement centripète d’une conscience qui coïncide avec soi et se recouvre et se retrouve sans vieillir et repose dans la certitude de soi, se confirme, se double, se consolide, s’épaissit en substance[,] [l]e sujet dans le Dire s’approche du prochain en s’ex-primant, au sens littéral du terme en s’expulsant hors de tout lieu, n’habitant plus, ne foulant plus aucun sol »97. Cette citation fait apparaître ce qui est ultimement en jeu ici, chez Levinas et Ricœur : savoir « Qui parle? » pour reprendre une expression à la fois ricœurienne 98 et levinassienne 99 . Est ici implicitement en jeu le « véritable problème du sujet »100. « Me voici » plutôt que « Je suis », le moi, pour Levinas, va se dire sur le mode de l’autrement qu’être, c’est-à-dire sans que ne résonne le verbe être. 3.1.4. Relation éthique comme proximité Pour Levinas, la relation avec le visage n’en est pas une de connaissance mais de proximité. Plus précisément, [l]a proximité d’autrui est présentée dans le livre [à savoir Autrement qu’être ou au-delà de l’essence] comme le fait qu’autrui n’est pas simplement proche de moi dans l’espace, ou proche comme un parent, mais s’approche essentiellement de moi en tant que je me sens – en tant que je suis – responsable de lui. C’est une structure qui ne ressemble nullement à la relation intentionnelle qui nous rattache, dans la connaissance, à l’objet – de quelque objet qu’il s’agisse, fût-ce un objet humain. La proximité ne revient pas à cette intentionnalité; en particulier elle ne revient pas au fait qu’autrui me soit connu101. La proximité traduit le fait que le discours avant de faire œuvre de thématisation est contact. La proximité de l’approche – son immédiateté – se distingue de la distance 102 97 AE, p. 83. C’est la question à laquelle Ricœur s’attache à répondre dans les deux premières études de Soi-même comme un autre. 99 AE, p. 80, note 2. 100 Idem. 101 E. Levinas, Éthique et infini, p. 93. 102 « L’intuition est vision, encore (ou déjà) intentionnalité, ouverture et, par là, distance et, par là à “un temps de réflexion” de ce qu’elle vise (fût-il en original) et, par là, proclamation ou annonciation » (E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 319). 98 25 instaurée par la connaissance. Or, le lien instauré par cette façon d’approcher autrui, Levinas le nomme éthique, terme à entendre en un sens pré-moral 103 . « Nous appelons éthique, écrit Levinas, une relation entre des termes où l’un et l’autre ne sont unis ni par une synthèse de l’entendement ni par la relation de sujet à objet et où cependant l’un pèse ou importe ou est signifiant à l’autre, où ils sont liés par une intrigue que le savoir ne saurait ni épuiser ni démêler »104. L’éthique « indique un retournement de la subjectivité, ouverte sur les êtres […] en subjectivité qui entre en contact avec une singularité excluant l’identification dans l’idéal, excluant la thématisation et la représentation, avec une singularité absolue […]. C’est là le langage originel, fondement de l’autre »105. 3.2. La mise en question de l’ontologie heideggerienne : l’éthique est plus fondamentale que l’ontologie Il ne suffit pas de dire que Levinas cherche à penser la subjectivité autrement, c’est-àdire en partant non plus de l’ego mais d’autrui, du visage. Pour Levinas, le rapport à l’autre homme – l’éthique, qu’il nomme encore religion106 – est philosophie première en lieu et place de l’ontologie. L’éthique précède l’ontologie. Ce point est capital dans la pensée levinassienne et il l’est tout autant pour le problème qui nous occupe. Levinas ne nous propose pas seulement une réflexion sur le rapport à l’autre homme, toute sa pensée est également une critique de l’ontologie et plus particulièrement de l’ontologie heideggerienne. « La philosophie occidentale coïncide avec le dévoilement de l’Autre où l’Autre, en se manifestant comme être, perd son altérité. La philosophie est atteinte, depuis son enfance, d’une horreur de l’Autre qui demeure Autre, d’une insurmontable allergie. 103 « L’orientation du sujet sur l’objet s’est faite proximité, l’intentionnel s’est fait éthique (où, pour le moment, rien de moral ne se signale) » (E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 314). 104 E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 314, note 1. 105 Ibid., p. 314. Et précise Levinas, « [c]ette relation de proximité, ce contact inconvertible en structure noético-noématique et où s’installe déjà toute transmission de messages […] est le langage originel, langage sans mots ni propositions, pure communication » (Ibid., p. 319). 106 « Ce lien avec autrui qui ne se réduit pas à la représentation d’autrui, mais à son invocation, et où l’invocation n’est pas précédée d’une compréhension, nous l’appelons religion. [Cependant], aucune théologie, aucune mystique ne se dissimule derrière l’analyse que nous venons de donner de la rencontre d’autrui » (EN, p. 19). 26 C’est pour cela qu’elle est essentiellement une philosophie de l’être, que la compréhension de l’être est son dernier mot et la structure fondamentale de l’homme »107. 3.2.1. L’ontologie heideggerienne comme intériorité Dans son rapport à l’ontologie, comme nous allons le développer, Levinas s’oppose à Heidegger108. Ce n’est donc pas d’abord la conception heideggerienne du rapport à autrui que Levinas critique, mais plutôt le piédestal sur laquelle elle repose, à savoir l’ontologie heideggerienne même. L’opposition de Levinas à Heidegger est d’abord une critique de l’ontologie heideggerienne et plus particulièrement de deux de ses aspects : son caractère fondamental et le fait qu’elle est une pensée de l’intériorité. En posant le problème de l’ontologie où à juste titre Heidegger voit l’essentiel de son œuvre, écrit Levinas, il a subordonné la vérité ontique celle qui se dirige sur l’autre à la question ontologique qui se pose au sein du Même, de ce soimême qui, par son existence a une relation avec l’être qui est son être. Cette relation avec l’être est l’intériorité originelle véritable. La philosophie de Heidegger est donc une tentative de poser la personne en tant que lieu où s’accomplit la compréhension de l’être en renonçant à tout appui dans l’éternel109. Mais dans quelle mesure l’ontologie heideggerienne est-elle, selon Levinas, intériorité ? Sa critique du caractère d’intériorité de l’ontologie heideggerienne transparaît notamment dans 107 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 263. Il n’est pas question ici d’évaluer la critique levinassienne, mais de la comprendre pour mieux situer la pensée de Levinas. Il s’agit de voir dans quelle mesure la pensée de Levinas est influencée par la lecture qu’il fait de Heidegger et plus particulièrement de Sein und Zeit. 109 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 128. Cette critique perdure encore dans Totalité et Infini notamment où on peut par exemple lire que : « L’ontologie heideggerienne subordonnant à la relation avec l’être, toute relation avec l’étant – affirme le primat de la liberté par rapport à l’éthique. […] La relation avec l’être, qui se joue comme ontologie, consiste à neutraliser l’étant pour le comprendre ou pour le saisir. Elle n’est donc pas une relation avec l’autre comme tel, mais la réduction de l’Autre au Même » (TI, p. 36-37). Également, dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Levinas écrit que « [l]’ontologie heideggerienne subordonne le rapport avec l’Autre à la relation avec le Neutre qu’est l’Être et, par là, elle continue à exalter la volonté de puissance dont Autrui seul peut ébranler la légitimité et troubler la bonne conscience » (p. 236). La critique que Ricœur oppose à l’ontologie heideggerienne dans « Existence et herméneutique » va dans le même sens que celle de Levinas qui reproche à Heidegger de subordonner le rapport entre étants au rapport entre l’être et l’étant, et ce, même si à l’époque ce n’est pas la question du rapport à autrui qui intéresse Ricœur, c’est-à-dire la question éthique, mais plutôt la question épistémologique. Ricœur écrit : « aussi bien, Heidegger n’a-t-il voulu considérer aucun problème particulier concernant la compréhension de tel ou tel étant : il a voulu rééduquer notre œil et réorienter notre regard; il a voulu que nous subordonnions la connaissance historique à la compréhension ontologique, comme une forme dérivée d’une forme originaire » (« Existence et herméneutique », p. 14). 108 27 l’interprétation qu’il fait de Sein und Zeit110. Si elle est intériorité, c’est parce que le rapport privilégié est celui de l’étant à l’être (de l’étant). En effet, pour Heidegger, l’être ne peut être compris qu’à partir du Dasein, c’est-à-dire de l’étant pour lequel il y va en son être de son être même 111 . Dans la mesure où le sens de l’être ne peut être compris qu’en interrogeant l’étant pour lequel il y va en son être de cet être même, la relation privilégiée par Heidegger est celle de l’étant à son être112. Relation d’intériorité s’il en est une. Toute l’explicitation que fait Levinas de ce mode d’être du Dasein – dans les articles qu’il consacre à Heidegger notamment, mais pas seulement –, fait montre d’une telle lecture orientée sur cette dimension d’intériorité. Précisons. Selon Levinas, la compréhension de l’être se présente, pour Heidegger, sous la forme de la structure de « l’être-dans-le-monde ». Si « [p]our la conscience commune, le monde équivaut à l’ensemble des choses que découvre la connaissance[,] notion ontique et dérivée », Heidegger nous montre que la notion de monde se comprend plutôt par « sa référence à l’existence du Dasein. C’est un être caractérisé par un engagement essentiel dans un monde »113. En effet, nous comprenons d’abord les objets du monde de par l’utilité qu’ils ont pour nous114. Le mode d’être des objets du monde relève ainsi de l’usage, du maniement. L’objet sert à quelque chose. Il est « en vue de quelque chose ». Or, ultimement, ce en vue de quoi l’ustensile est, que l’on peut appeler renvoi, « s’achève dans le Dasein »115. « Le Monde n’est rien d’autre que cet “en vue de soi-même” où le Dasein 110 Voir notamment son article intitulé « Martin Heidegger et l’ontologie » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 77-109. C’est surtout à Sein und Zeit que Levinas s’oppose. 111 Dans Humanisme de l’autre homme, Levinas écrit : « À un sujet tourné vers lui-même qui selon la formule stoïcienne est caractérisé par la ορμή ou la tendance de persister dans son être ou pour qui, selon la formule heideggerienne “il y va dans son existence de cette existence même”, à un sujet qui se définit ainsi par le souci de soi et qui, dans le bonheur, accomplit son pour soi-même, nous opposons le Désir de l’Autre qui procède d’un être déjà comblé et, dans ce sens, indépendant et qui ne désire pas pour soi » (p. 45). 112 « Pour Heidegger, la compréhension de l’être n’est pas un acte purement théorique, mais […] un évènement fondamental où toute sa destinée est engagée […]; elle concerne l’être même de l’homme. Le passage de la compréhension implicite et non-authentique à la compréhension explicite et authentique […] est le drame de l’existence humaine. […] C’est parce que l’homme comprend l’être qu’il intéresse l’ontologie. L’étude de l’homme va nous découvrir l’horizon à l’intérieur duquel le problème de l’être se pose, car en lui la compréhension de l’être se fait » (E. Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 83). 113 Ibid., p. 90. 114 « Les choses au milieu desquelles le Dasein existe sont, avant tout, objets de soins, de sollicitude (das Besorgte); elles s’offrent à la main, invitent au maniement. Elles servent à quelque chose : des haches pour fendre du bois, des marteaux pour marteler le fer, des poignées pour ouvrir des portes, des maisons pour nous abriter etc. Ce sont, au sens très large du terme, des ustensiles (Zeuge) » (Idem). 115 Ibid., p. 93. 28 est engagé dans son existence et par rapport auquel peut se faire la rencontre du maniable »116. Le Dasein comprend le monde à partir de son existence même qui consiste, en tant qu’il est Dasein, à exister en vue de soi-même. Exister, c’est donc, par delà les objets du monde, se soucier de son être. Ainsi, « l’acte de sortir de soi pour aller aux objets », qui correspond à la manière même d’exister du Dasein, « a sa raison dans un saut accompli par delà les “étants” compris d’une manière ontique vers l’être ontologique. C’est à ce saut par delà l’étant vers l’être – et qui est l’ontologie elle-même, la compréhension de l’être – que Heidegger réserve le mot de transcendance »117. Mais, plus précisément, de quelle façon cette transcendance s’accomplit-elle? Le fait est qu’ au lieu de se comprendre dans sa possibilité fondamentale d’être-dans-lemonde, c’est-à-dire […] dans sa possibilité d’être en vue de soi-même, tout livré au souci angoissé de sa propre finitude, le Dasein fuit ce mode authentique de se comprendre; il se disperse en compréhension des possibilités secondaires que la possibilité fondamentale, implicitement toujours comprise, mais jamais explicite rend seule possible. Le Dasein se comprend à partir des possibilités relatives aux ustensiles, à partir des êtres intérieurs au monde. C’est le phénomène de la chute (Verfallen)118. À partir de là, « esquisser la possibilité authentique de l’existence consiste, avant tout, à remonter la pente et, en premier lieu, à éclairer ontologiquement la situation même de la chute où le Dasein est initialement plongé »119. C’est « [d]ans l’angoisse [que] le Dasein se comprend d’une manière authentique ramené qu’il est à la possibilité nue de son existence […]. En faisant disparaître les choses intra-mondaines l’angoisse rend impossible la compréhension de soi-même à partir des possibilités ayant trait à ces objets, et elle amène ainsi le Dasein à se comprendre à partir de soi-même, elle le ramène à soi-même »120. La transcendance, chez Heidegger, marque certes le mouvement qui va au-delà de l’étant vers l’être de l’étant, mais elle marque surtout un surcroît de profondeur à l’intérieur de soi. Or c’est ce mouvement qui constitue « le passage à la manière d’exister authentique »121. La transcendance est le passage de la compréhension de l’étant ou vérité 116 Ibid., p. 94. Ibid., p. 95. 118 Ibid., p. 100-101. 119 Ibid., p. 103. 120 Ibid., p. 106-107. 121 E. Levinas, « L’ontologie dans le temporel » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 119. 117 29 ontique à la compréhension de l’être ou vérité ontologique. Cette transcendance constitue l’existence humaine. L’existence se caractérise essentiellement par la transcendance. À cette transcendance, Levinas oppose un mouvement d’excendance. Alors que la trans-cendance va au-delà de l’étant vers l’être de l’étant marquant un retour sur soi, l’excendance est sortie de l’être. Levinas voit dans cette intériorité une nécessité d’évasion, une sortie de l’être qu’il nomme excendance122. Au besoin d’évasion, écrit Levinas, l’être […] apparaît […] comme un emprisonnement dont il s’agit de sortir. L’existence est un absolu qui s’affirme sans se référer à rien d’autre. C’est l’identité. […] Dans l’identité du moi, l’identité de l’être révèle sa nature d’enchaînement car elle apparaît sous forme de souffrance et elle invite à l’évasion. Aussi l’évasion est-elle le besoin de sortir de soi-même, c’est-à-dire de briser l’enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le fait que le moi est soi-même. […] C’est l’être même, le « soimême » qu’elle [l’évasion] fuit123. Si l’ontologie heideggerienne n’est tributaire d’aucune figure extérieure, si elle a renoncé à « tout appui dans l’éternel », pour reprendre les termes de Levinas, si elle ne repose que sur elle-même, à l’inverse, ainsi que l’analyse Taminiaux, Levinas résiste à « poser la question ontologique au sein du Même, c’est-à-dire à appréhender la relation de l’existant à l’être, comme relation de soi-même à son être, comme une “intériorité originelle” »124. C’est pour cela que Levinas parlera d’« autrement qu’être », sachant qu’« autrement qu’être, c’est avant tout, la négation de la persévérance dans l’être comme évènement originel et irrémissible de l’être »125. 3.2.2. L’ontologie levinassienne comme excendance À l’inverse de l’ontologie heideggerienne, l’ontologie levinassienne est donc marquée par un mouvement de sortie de l’être. Non pas remontée de l’étant à l’être, mais, en vocabulaire heideggerien, sortie de l’être vers l’étant. En effet, c’est par cette sortie de l’être que, pour Levinas, se fait l’avènement du « sujet ». La subjectivation se produit comme sortie de l’être. 122 E. Levinas, De l’évasion, p. 98. Idem. 124 J. Taminiaux, « La première réplique à l’ontologie fondamentale », p. 281. 125 E. Levinas, Autrement que savoir, p. 76. 123 30 Cette sortie de l’être est en fait triple. Pour Levinas, l’être, c’est le neutre, l’anonyme, l’impersonnel. Il le nomme l’« il y a ». « L’il y a, dans son refus de prendre une forme personnelle, écrit Levinas, est l’“être en général” »126. Pour le dire autrement, l’il y a, c’est l’existence sans l’existant ou, pour le dire en des termes heideggeriens, l’il y a, c’est l’être sans l’étant. L’il y a marque l’absence de sujet, l’absence du sujet. L’hypostase marque alors la première sortie de l’être. Plus précisément, elle traduit l’apparition du sujet. À propos de ce surgissement du sujet dans l’être jusqu’alors dénué d’existant, Levinas écrit : Nous cherchions l’apparition même du substantif. Et pour indiquer cette apparition nous avons repris le terme d’hypostase qui, dans l’histoire de la philosophie, désignait l’évènement par lequel l’acte exprimé par un verbe devenait un être désigné par un substantif. L’hypostase, l’apparition du substantif, n’est pas seulement l’apparition d’une catégorie grammaticale nouvelle; elle signifie la suspension de l’il y a anonyme, l’apparition d’un domaine privé, d’un nom. Sur le fond de l’il y a surgit un étant. La signification ontologique de l’étant dans l’économie générale de l’être – que Heidegger pose simplement à côté de l’être par une distinction – se trouve ainsi déduite. Par l’hypostase l’être anonyme perd son caractère d’il y a. L’étant – ce qui est – est sujet du verbe être et, par là, il exerce une maîtrise sur la fatalité de l’être devenu son attribut. Quelqu’un existe qui assume l’être, désormais son être127. Cependant, ce surgissement de l’existant dans l’exister qui en fait son exister marque aussi, pour Levinas, « la solitude de l’exister ». En effet, [p]ar la vue, par le toucher, par la sympathie, par le travail en commun, nous sommes avec les autres. Toutes ces relations sont transitives : je touche un objet, je vois l’Autre. Mais je ne suis pas l’Autre. Je suis tout seul. C’est donc l’être en moi, le fait que j’existe, mon exister qui constitue l’élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport. On peut tout échanger entre êtres sauf l’exister. Dans ce sens, être, c’est s’isoler par l’exister. Je suis monade en tant que je suis. C’est par l’exister que je suis sans portes ni fenêtres, et non pas par un contenu quelconque qui serait en moi incommunicable. S’il est incommunicable, c’est qu’il est enraciné dans mon être qui est ce qu’il y a de plus privé en moi. De sorte que tout élargissement de ma connaissance, de mes moyens de m’exprimer demeure sans effet sur ma relation avec l’exister, relation intérieure par excellence128. 126 E. Levinas, De l’existence à l’existant, p. 94. Ibid., p. 140-141. 128 E. Levinas, Le temps et l’autre, p. 21. Et encore : « L’exister est maîtrisé par l’existant, identique à luimême, c’est-à-dire seul. Mais l’identité n’est pas seulement un départ de soi; elle est aussi un retour à soi. […] La rançon de la position d’existant réside dans le fait même qu’il ne peut pas se détacher de soi. L’existant s’occupe de soi » (Ibid., p. 36). 127 31 La façon dont l’existant se rapporte au monde – que Levinas appelle jouissance – représente une seconde sortie de l’être. Alors que dans l’identité pure et simple de l’hypostase, le sujet s’embourbe en lui-même, dans le monde, à la place du retour à soi, il y a rapport avec tout ce qui est nécessaire pour être. Et c’est plus précisément dans la jouissance que le sujet qui s’est arraché à l’être se rapporte au monde. La jouissance commence par le besoin. Le besoin est mon besoin mais, en même temps, il fait référence à ce que je ne suis pas, à ce qui n’est pas moi. En effet, si j’ai besoin de quelque chose, c’est en même temps que je ne le suis pas moi-même. C’est dans l’immédiateté du besoin, dans son instantanéité que le sujet s’arrache à la neutralité de l’existence pour se trouver comme sujet. Dans le souci de ses besoins, dans la jouissance qui consiste à les combler, dans le « vivre de », le sujet se détache de l’être en général. La jouissance rend le Moi indépendant. « Contre l’il y a anonyme, horreur, tremblement et vertige, ébranlement du moi qui ne coïncide pas avec soi, le bonheur de la jouissance affirme le Moi chez soi »129. En effet, cette jouissance, cette possession des choses qui permet au moi de se détacher du fond de la neutralité pour s’affirmer, nécessite que le Moi se retire en sa demeure, demeure qui est la marque du recueillement, du repli sur soi. Seul, dans sa maison, le Moi peut satisfaire pleinement ses besoins, jouir de la vie. Jouir de la vie en égoïste. On peut cependant parler ici d’un égoïsme positif car il sera condition de la réussite de la rencontre avec Autrui – nous y reviendrons. Dans la possession, le Moi fait sien ce qui auparavant était extérieur. On pourrait même dire que, dans une certaine mesure, il réduit l’autre au même. Dans une certaine mesure seulement car en tant que servant à satisfaire un manque, l’altérité de l’objet est certes assimilée dans le processus d’identification, mais son statut d’objet lui permet cependant de sauvegarder une certaine part d’altérité. Cependant, si « [l]’intentionnalité de la conscience permet de distinguer le moi des choses, [elle] ne fait pas disparaître le solipsisme puisque son élément, la lumière, nous rend maître du monde extérieur, mais est incapable de nous y découvrir un pair »130. Quelle est, dès lors, l’expérience qui brisera l’élan de la possession dans lequel le sujet jouit de la vie mais aussi s’enferme sur lui-même? 129 TI, p. 152. Et encore : « L’étant ne serait donc pas justiciable de la “compréhension de l’être” ou de l’ontologie. On devient sujet de l’être, non pas en assumant l’être, mais en jouissant du bonheur, par l’intériorisation de la jouissance qui est aussi une exaltation, un “au-dessus de l’être”. L’étant est “autonome” par rapport à l’être. Il n’indique pas une participation à l’être mais le bonheur » (TI, p. 124). 130 E. Levinas, Le temps et l’autre, p. 48. 32 Cette expérience est celle du visage. C’est celle d’Autrui. C’est aussi celle qui marque le passage de l’ontologie à l’éthique, du « Je suis » au « Me voici! ». Afin que le même puisse sortir de l’immanence à laquelle la jouissance l’enchaîne, il faut un évènement, un acte, un véritable acte de transcendance qui l’amène non plus « au-dessus de l’être » mais dans la sphère de l’« autrement qu’être ». Surgissement du visage – responsabilité et élection qui individuent le moi. « Le moi, c’est la crise même de l’être de l’étant dans l’humain. Crise de l’être, non pas parce que le sens de ce verbe aurait encore à être compris dans son secret sémantique et en appellerait à l’ontologie, mais parce que moi, je m’interroge déjà si mon être est justifié, si le Da de mon Dasein n’est pas déjà l’usurpation de la place de quelqu’un »131. Cette ultime sortie de l’être est la véritable transcendance. Non plus au-delà de l’étant vers l’être de l’étant, mais au-delà de l’être ou autrement qu’être. D’ailleurs, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence s’ouvre sur ces mots : « Si la trancendance a un sens, elle ne peut signifier que le fait, pour l’évènement d’être – pour l’esse –, pour l’essence, de passer à l’autre de l’être » 132 . La transcendance dont parle Levinas ici est donc autre que la transcendance heideggerienne 133 . Si elle devait se revendiquer d’un héritage, ce serait plutôt de l’héritage platonicien et en particulier de l’epekeinia tes ousia134. 131 E. Levinas, Éthique comme philosophie première, p. 105. AE, p. 13. 133 Dans « Énigme et phénomène », Levinas écrit : « Autre que l’Être. L’Être exclut toute altérité. Il ne peut rien laisser au-dehors, ni rester au-dehors, se laisser ignorer. L’être de l’étant est le jour où toutes choses sont en rapport. Et sa nuit même est un sourd et solidaire martèlement de toutes choses, l’obscur travail de la totalité […]. Mais l’Autre se distingue absolument en s’absolvant, en s’écartant, en passant; en passant audelà de l’être, pour céder sa place à l’être » (dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 297). 134 Dans « La trace de l’autre », Levinas écrit : « Et cependant la transcendance de l’être qui se décrit par l’immanence n’est pas l’unique transcendance dont parlent les philosophes eux-mêmes. Les philosophes nous apportent aussi l’énigmatique message de l’au-delà de l’Être. […]. L’Un dont parle Platon dans la première hypothèse du Parménide est étranger à la définition et à la limite, au lieu et au temps, à l’identité avec soi et à la différence par rapport à soi, à la ressemblance et à la dissemblance, étranger à l’être et à la connaissance dont d’ailleurs tous ces attributs constituent les catégories. Il est autre chose que tout cela, autre absolument et non pas par rapport à quelque terme relatif » (dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 264-265). On pourra consulter à ce propos l’article de Jean-Marc Narbonne intitulé « De l’“au-delà de l’être” à l’“autrement qu’être” : le tournant lévinassien ». 132 33 3.2.3. L’ontologie n’est pas fondamentale135 Pour Levinas, il s’agit non plus d’aller vers l’être, mais de sortir de l’être, sachant qu’ultimement seul un autre, autrui, pourra rendre cette sortie effective, faisant ainsi vaciller l’ontologie toute entière. Renversement. Ce n’est plus l’ontologie qui portera le « sujet » à lui-même, mais l’éthique. Non plus le Même, mais l’Autre. L’ontologie n’est plus fondamentale. L’éthique l’est. Alors que Heidegger cherche à penser l’être à partir de l’étant et plus particulièrement à partir de cet étant qu’est le Dasein – puisque le Dasein est l’étant qui est ouvert à l’être, qui comprend l’être –, pour Levinas, « il faut comprendre l’être à partir de l’autre de l’être » 136 . C’est à partir du rapport à autrui que la compréhension de l’être devient possible. Le plan ontique (où s’opère la rencontre avec autrui) n’est donc plus subordonné, pour Levinas, au plan ontologique, ainsi qu’il pouvait l’être chez Heidegger 137. Pour Levinas, « [a]u dévoilement de l’être en général, comme 135 Dans son article intitulé justement « L’ontologie n’est pas fondamentale », Pascal David s’attache à montrer que, pour Heidegger, contrairement à ce que Levinas laisse entendre, l’ontologie n’est pas fondamentale. Il écrit ainsi par exemple que : « [d]e l’ontologie fondamentale, donc, on pourrait dire qu’elle ne cesse en quelque sorte de ramer contre l’ontologie vers laquelle la fait refluer la réception lévinassienne de Sein und Zeit. Sein und Zeit ne peut faire droit à la question de l’être qu’en récusant le caractère fondamental de l’ontologie requise par la métaphysique en son ajointement moderne. L’ontologie fondamentale est là pour nous montrer que l’ontologie n’est pas fondamentale, mais fait obstruction à la question à laquelle Sein und Zeit tente phénoménologiquement de faire droit » (p. 57-58). 136 AE, p. 33. 137 On touche ici au débat entre Jean-Luc Marion et Levinas. Ce débat permet de préciser que le dépassement de l’ontologie heideggerienne se fait, chez Levinas, en deux temps. Marion, dans L’idole et la distance, considère que, donnant privilège à l’étant sur l’être, Levinas inverse certes la différence ontologique, mais ce faisant, finalement, la consacre. Certes, il inverse le rapport des termes, mais, par là même, il la reconnaît, il en reconnaît le bien-fondé. Quant à cette inversion de priorité entre l’être et l’étant, on pourra se référer notamment à l’ouvrage de R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 31sq. Il écrit en particulier que « le problème de Heidegger n’est pas celui de l’être soi, mais bien celui de l’être : en effet, dit Heidegger, “ […] la question portant sur l’existence n’est constamment qu’au service de l’unique question de la pensée, c’est-àdire de l’unique question qu’il faut d’abord déployer, portant sur la vérité de l’Être… ”. Or, à l’encontre d’une telle dérivation, il y va chez Levinas de l’“appropriation de l’existence par un existant qu’est le ‘Je’ ”. […]. Levinas ne tente de penser l’exister sans existant que parce qu’il veut penser l’étant lui-même, avant même de se demander s’il est ou non justiciable de la question de l’être » (p. 35). Levinas affirme ainsi la précellence du sujet sur l’être. À la critique de Marion, Levinas rétorque que « ce renversement n’aura été que le premier pas d’un mouvement qui, s’ouvrant sur une éthique plus vieille que l’ontologie, laissera signifier des significations d’au-delà de la différence ontologique, ce qui, sans doute, est, en fin de compte, la signification même de l’Infini. C’est la démarche philosophique allant de Totalité et infini à Autrement qu’être » (dans De l’existence à l’existant, « Préface à la deuxième édition »). Levinas cherche d’abord à rendre son privilège à l’étant (ce qui présuppose effectivement la différence ontologique entre être et étant) avant de dépasser la différence ontologique par l’éthique. Marion reconnaît ainsi finalement que « [p]lus essentielle – moins essantielle plutôt – que la dite différence ontologique se révèle la différence éthique : pour que l’être puisse me parler (me revendiquer), encore faut-il que j’admette que l’être “me dit quelque chose” et que je dois l’écouter – encore faut-il donc le Dire. Faute du Dire, tout dit (même celui de l’être de l’étant) sonnerait dans le vide de l’indifférence. Seule la non-indifférence à autrui peut éviter l’indifférence à la différence ontologique; mais, 34 base de la connaissance et comme sens de l’être, préexiste la relation avec l’étant qui s’exprime; au plan de l’ontologie, le plan éthique »138. La pensée levinassienne ne consiste cependant pas en un rejet de l’ontologie, elle conteste plutôt sa place de fondement. Dans Autrement qu’être, Levinas écrit ainsi que « [l]a façon de penser proposée ici ne consiste pas à méconnaître l’être ni à le traiter avec une prétention ridicule d’une façon dédaigneuse, comme la défaillance d’un ordre ou d’un Désordre supérieur. Mais c’est à partir de la proximité qu’il prend, au contraire, son juste sens » 139 . Pour Levinas, il ne s’agit pas tant de questionner l’être que de le mettre en question et cette mise en question ne peut venir que de l’extérieur. L’étant Dasein est peutêtre ouverture sur l’être, il nous permet peut-être de comprendre l’être, mais la véritable mise en question de l’être – et au-delà, le fondement de l’être – ne peut venir que de l’autre. « S’en tenir, comme Heidegger, au niveau du rapport entre être et étant, c’est rester sourd encore à l’appel de l’autrement qu’être »140. À la primauté de la relation de l’être avec l’étant, Levinas substitue la relation avec un autre étant, avec Autrui, relation à autrui qui se trouve à l’opposé de la conception heideggerienne. 3.3. Soi et autrui : substitution ou « laisser-être »? Ultimement, quant au rapport à autrui, comme l’a très justement analysé Jean-Luc Marion dans son article « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », la différence entre Heidegger et Levinas se joue au niveau de la substitution : alors que pour Levinas, la relation véritable à autrui s’entend comme substitution, pour Heidegger, elle se comprend au contraire comme sollicitude devançante, c’est-à-dire comme le fait de « laisser-être » l’autre. du même coup, la non-indifférence marque son antériorité sur la différence ontologique et, par suite, l’abolit de nouveau dans l’indifférence » (Jean-Luc Marion, « Note sur l’indifférence ontologique », p. 54). 138 TI, p. 220. 139 AE, p. 33. 140 R. Calin et F.-D. Sebbah, Le vocabulaire de Levinas, p. 16-17. 35 Pour Heidegger, « le Dasein est en lui-même essentiellement être-avec » 141 . Cela signifie que le Dasein est fondamentalement un être de relation 142 . Relation qui est à entendre comme sollicitude, comme Fürsorge. Cette sollicitude peut cependant se concrétiser de plusieurs façons. Dans son mode déficient, inauthentique – dans lequel « le Dasein se tient de prime abord et le plus souvent »143 –, la sollicitude relève par exemple de l’assistance sociale. Il s’agit de procurer à l’autre qui en a besoin les biens de première nécessité comme de la nourriture, un toit, etc. On a affaire ici à un mode déficient de la sollicitude dans la mesure où cette assistance, précisément parce qu’elle se concentre sur les biens de première urgence, donc de premier usage, ne traite en fait que des étants intramondain usuels (Zuhandene) et justement pas directement de l’autre (comme) Dasein. En sorte que celui-ci reste indifférencié, non-individué, voire anonyme, tel que la même assistance puisse s’appliquer à tel ou tel autre sans distinction. Paradoxalement […] l’assistance (la Fürsorge comme un Besorgen qui s’ignore) ne se soucie pas de l’altérité de l’autre (comme) Dasein, parce qu’elle n’en considère pas encore l’altérité individualisée, identifiée comme telle et à elle-même de Dasein. L’assistance socialise l’altérité, qu’elle rend indéterminée et indifférente. Autrui devient quiconque et n’importe qui; il prend donc la figure sans visage du On (das Man) et reste finalement en déficit d’altérité144. Ainsi, cette forme d’assistance, à l’encontre de ce que l’on pourrait croire, n’ouvre pas l’accès à l’altérité d’autrui, mais le dissimule. Autrui se fait indifférencié. Ce qui passe au premier plan ce sont ces biens dont il manque et non pas autrui en tant que Dasein. Dans ses modes positifs, la sollicitude se comprend de deux façons opposées. La première consiste à se mettre à la place d’autrui, c’est-à-dire à se substituer à lui. Il s’agit d’assumer à sa place son souci, c’est-à-dire ce dont il a à se préoccuper. Il s’agit de prendre 141 M. Heidegger, Être et temps, p. 104. Plus précisément, Heidegger écrit que : « […] le Dasein est en luimême essentiellement être-avec. L’énoncé phénoménologique : le Dasein est essentiellement être-avec a un sens ontologico-existential. Cet énoncé ne prétend pas constater ontiquement que je ne suis pas facticement seul sous-la-main, et qu’au contraire surviennent d’autres étants de mon espèce. Si la proposition : l’être-aumonde du Dasein est essentiellement constitué par l’être-avec, avait ce sens, l’être-avec ne serait pas une détermination existentiale caractérisant le Dasein à partir de soi-même et selon son mode d’être, mais simplement une propriété s’imposant à chaque fois sur la base de la survenance d’autrui. L’être-avec détermine existentiellement le Dasein même lorsqu’un autre n’est ni sous-la-main ni perçu facticement » (p. 104). 142 « [A]ppartient […] à l’être du Dasein, dont il y va pour lui en son être même, l’être-avec-autrui. Comme être-avec, le Dasein “est” donc essentiellement en-vue-d’autrui. Cet énoncé doit être compris comme énoncé d’essence. Même lorsque le Dasein factice ne se tourne pas vers d’autres, qu’il croit pouvoir se passer d’eux ou s’en passe effectivement, il est selon la guise de l’être-avec » (Ibid., p. 106). 143 Ibid., p. 105. 144 J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 127-128. 36 en charge son souci. « Dans une telle sollicitude, écrit Heidegger, l’autre peut devenir dépendant et assujetti, cette domination demeurerait-elle même silencieuse au point de lui rester voilée » 145 . La seconde, à l’inverse, consiste à laisser à l’autre la charge de son souci146, elle consiste à le laisser-être dans sa possibilité la plus propre. Il s’agit « d’une sollicitude qui ne se substitue pas tant à l’autre qu’elle ne le devance en son pouvoir-être existentiel, non point pour lui ôter le “souci”, mais au contraire et proprement pour le lui restituer. Cette sollicitude, qui concerne essentiellement le souci authentique, c’est-à-dire l’existence de l’autre, et non pas quelque chose dont il se préoccupe, aide l’autre à se rendre transparent dans son souci et à devenir libre pour lui » 147 . On a alors affaire à une « sollicitude devançante-libérante »148. Marion écrit à propos de cette forme authentique de sollicitude que ce soin de l’autre (comme) Dasein consiste précisément à ne pas prendre sa place, mais à le laisser prendre lui-même en charge le poids de sa propre possibilité […]. Le soin d’autrui revient à ne pas s’y substituer, mais à le laisser porter sa charge, celle de l’être dont il ne peut pas ne pas décider, puisqu’il s’agit de son propre le plus propre. Le soin d’autrui demande de l’abandonner à soi-même. […]. Il s’agit à la fin de reconnaître à autrui la détermination originaire du Dasein. […] Or, cette propriété […], le Dasein ne l’accomplit qu’en exerçant sa dernière possibilité, en étant sur le mode d’être vers la mort. […] Si moi, le Dasein, je veux atteindre mon propre et mon ipséité, je dois ne jamais laisser autrui se substituer à moi, en particulier, pas à l’instant de ma mort149. Mais, demande Levinas, « dans notre relation avec autrui, s’agit-il de le laisser-être? L’indépendance d’autrui ne s’accomplit-elle pas dans son rôle d’interpelé? »150. Ainsi que Marion l’analyse de façon très éclairante, quant à la relation à autrui, c’est donc autour de la 145 M. Heidegger, Être et temps, p. 105. « La totalité formellement existentiale du tout structurel ontologique du Dasein doit donc être saisie dans la structure suivante : l’être du Dasein veut dire être-déjà-en-avant-de-soi-dans-(le-monde-) comme-êtreauprès (de l’étant faisant encontre de manière intramondaine). Cet être remplit la signification du titre de souci, que nous utilisons ici de manière purement ontologico-existentiale. […] L’être-en-avant-de-soi comme être pour le pouvoir-être le plus propre contient la condition ontologico-existentiale de possibilité de l’êtrelibre vers des possibilités existentiales authentiques » (Ibid., 148). 147 Ibid., p. 105. 148 Idem. C’est également l’analyse qu’en fait Gadamer : « la sollicitude acquiert chez lui [c’est-à-dire Heidegger] un accent spécial qui l’amène à qualifier celle qui est authentique de “sollicitude libératrice”. Le terme laisse bien entendre ce qui lui tient à cœur. La vraie sollicitude n’est pas celle qui s’occupe de l’autre, mais plutôt celle qui libère l’autre en vue de son ipséité à lui, ce qui est le contraire d’une prise en charge de l’autre qui chercherait à le priver du souci de l’existence ». Et, ajoute-t-il, « [o]n peut assurément se demander dans quelle mesure cette approche qui est celle d’Être et temps, permettait d’envisager l’autre de manière adéquate » (« Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne », p. 125-126). 149 J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 129. 150 EN, p. 17. 146 37 « substitution » que se joue l’opposition entre Heidegger et Levinas ou plutôt l’opposition de Levinas à Heidegger. En effet, si pour Heidegger la forme authentique de rapport à autrui consiste à le laisser-être, à ne pas prendre en charge son souci, à ne pas se substituer à lui, pour Levinas, au contraire, le rapport à autrui s’entend comme substitution et ce n’est que par cette substitution que le soi pourra advenir à lui-même. Pour le dire avec Marion, « [l]’individuation du soi ne passe pas par le Je, son pour-soi ni sa mienneté (Jemeinigkeit), en particulier pas par ma possibilité, comme Dasein, d’être vers ma mort; mon individuation provient à l’inverse de ma responsabilité envers autrui, avant toute accusation et toute réponse, c’est-à-dire de ma responsabilité absolument inconditionnée, sans raison, ni cause »151. La substitution renvoie bien au fait de se mettre à la place d’autrui dans le sens d’assumer ses fautes et ses souffrances, d’en être responsable. Cette notion de responsabilité est primordiale chez Levinas et nous aurons l’occasion d’y revenir et de l’approfondir. Il nous faut cependant dès maintenant préciser un point essentiel quant à la substitution : ce n’est pas le soi qui choisit, ou encore, qui prend l’initiative de se substituer à autrui afin de lui épargner des souffrances ou qui, par devoir, prendrait sur lui les fautes d’autrui. La substitution n’est pas le fait d’une décision altruiste. Le soi se voit plutôt imposer de se substituer à autrui. En ce sens, Levinas écrira, dans Autrement qu’être notamment, que le soi est otage. Il se substitue à autrui sans l’avoir même décidé. S’il est important d’insister sur cette condition d’otage par laquelle le soi est amené à se substituer à autrui, c’est parce qu’elle marque la destitution du sujet souverain. « La responsabilité pour autrui qui n’est pas l’accident arrivant à un Sujet, mais précède en lui l’Essence, n’a pas attendu la liberté où aurait été pris l’engagement pour autrui. Je n’ai rien fait et j’ai toujours été en cause : persécuté. L’ipséité, dans sa passivité sans arché de l’identité est otage. […]. La responsabilité dans l’obsession est une responsabilité du moi pour ce que le moi n’a pas voulu, c’est-à-dire pour les autres »152. Son unicité le moi la trouve dans le fait de porter la faute d’autrui, mais sachant qu’il a été enjoint à le faire et que cela ne part donc pas d’un acte de sa volonté. Comme le souligne Judith Butler, « l’on agit sur moi unilatéralement du dehors, mais […] cette “action sur” moi inaugure l’idée que j’ai de moi comme étant dès l’origine une idée que j’ai de l’autre » 153 . Ou, comme l’écrit encore 151 J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 135. AE, p. 180-181. 153 J. Butler, Le récit de soi, p. 91. 152 38 Marion, « [c]e qui me fait moi ne coïncide pas avec ce que je pense, ni ce que j’en pense, ni avec ce que je veux, ni même avec ce que je suis […], mais avec ce dont je réponds et surtout ce à qui je réponds »154. Alors que pour Heidegger, « laisser-être » autrui et donc ne pas se substituer à lui est ce qui peut seulement lui permettre d’advenir comme soi, de prendre en charge ses possibilités les plus propres, pour Levinas, c’est parce qu’un autre vient d’une certaine façon se substituer à lui que le soi peut advenir à lui-même. Ainsi que l’écrit Marion : Je deviens irréductiblement moi-même, c’est-à-dire que je m’identifie à ce qui résiste à toute réduction du moi lorsque j’accomplis ce residuum parfait – assumer non pas les variations et les intermittences du je (même entendu comme Dasein), mais le fait accompli de ma responsabilité pour ce qui ne dépend pas de moi, n’en a jamais dépendu et n’en dépendra jamais – les responsabilités que d’autres ont prises sans moi mais pour moi. Pour moi : non en ma faveur, mais à ma place et sur mon compte. Ce fait accompli avant moi et pour moi me qualifie d’une facticité sans égale155. Que ce soit dans son rapport à l’ontologie ou dans sa conception de la relation à autrui, Levinas s’oppose ainsi explicitement à Heidegger, opposition qui nous a permis de faire ressortir les points saillants de l’éthique levinassienne. Nous voudrions maintenant nous tourner vers la critique que Ricœur, lui-même, oppose à cette éthique. 3.4. La critique de Ricœur : le soi en question Il convient tout d’abord de faire droit à l’influence que la pensée de Levinas a eue sur celle de Ricœur. Si Ricœur n’a pas attendu de lire Levinas pour s’intéresser à l’énigme 154 J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 136. J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 136. Butler, également, écrit que, pour Levinas, « [j]e suis agi comme l’objet accusatif de l’action de l’Autre, et mon soi prend la forme que lui donne cette accusation. La forme prise par la persécution est la substitution elle-même : quelque chose prend ma place et un “je” surgit qui ne peut comprendre sa place autrement que comme cette place qu’occupe déjà un autre » (Le récit de soi, p. 92). On peut encore se référer à ce passage très dense que l’on trouve dans la partie centrale d’Autrement qu’être, qui s’intitule justement « La substitution » : « Soi – en deçà du repos : impossibilité de revenir de toutes choses pour ne “se soucier que de soi”, mais tenir à soi en se rongeant. La responsabilité dans l’obsession est une responsabilité du moi pour ce que le moi n’avait pas voulu c’est-à-dire pour les autres. Cette anarchie de la récurrence à soi, au-delà du jeu normal de l’action et de la passion où se maintient – où est – l’identité de l’être, en deçà des limites de l’identité, cette passivité subie dans la proximité de par une altérité en moi, cette passivité de la récurrence à soi qui n’est pas cependant l’aliénation d’une identité trahie – que peut-elle d’autre sinon la substitution de moi aux autres ? » (p. 181, nous soulignons). 155 39 d’autrui et développer une conception de l’intersubjectivité 156 , celle-ci va trouver un nouveau souffle et faire résolument droit au souci d’autrui suite à sa rencontre avec Levinas. Ricœur va également trouver chez Levinas cette « distance phénoménologique »157 qu’il avait déjà cherchée en vain dans l’analyse de la sympathie de Max Scheler158. Cependant, la position levinassienne ne rendrait compte, selon Ricœur, que d’une partie du problème, c’est-à-dire du mouvement d’autrui vers le soi (mouvement inverse du mouvement husserlien), mouvement éthique. Ricœur va ainsi élever une critique assez virulente à l’encontre de l’éthique levinassienne. Nous aurons l’occasion de détailler très précisément cette critique dans les prochains chapitres de cette étude, mais il est néanmoins déjà possible de dire qu’elle porte sur la conception levinassienne du soi 159. Si le geste de Ricœur et de Levinas est le même quant à la destitution de la subjectivité souveraine, Ricœur ne peut suivre Levinas jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à accepter que le soi n’advient véritablement à lui-même que par l’autre. Ricœur ne se résoudra jamais à sacrifier l’initiative du soi. Héritier de la tradition réflexive160, s’il remet cet héritage en question, jamais il ne l’abandonnera totalement. La rencontre avec Levinas vient certes enrichir la réflexion de Ricœur sur le problème de l’intersubjectivité et sur l’éthique, mais elle ne vient pas bouleverser de fond en comble une pensée axée, depuis les débuts, sur la compréhension de soi-même. 4. Entre le proche et le lointain : le lieu de l’herméneutique 4.1. Le lieu de l’herméneutique Il ressort des analyses précédentes que l’énigme d’autrui se tient dans la tension entre le lointain et le proche. Trop proche, son altérité est annihilée. Trop lointain, il devient presque inaccessible. C’est ce que nous ont donné à voir les positions de Husserl et de 156 En témoigne, entre autres, son article « Sympathie et respect » (1954) (repris dans P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, p. 333-359). 157 Même si, comme nous le verrons, paradoxalement, cette « distance » s’entend chez Levinas comme proximité. 158 P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 340-341. 159 Ce qui vient encore renforcer l’idée que s’intéresser à l’énigme d’autrui nous conduit immanquablement à croiser ce mystère qu’est le soi. 160 P. Ricœur, « De l’interprétation » dans Du texte à l’action, p. 29. 40 Levinas. Ainsi, dans la mesure où Husserl part du moi pour en faire dériver sa conception de l’autre, l’autre se trouve alors à une distance quasi-nulle. Tout ce que je peux connaître d’autrui, c’est ce en quoi il est même que moi. Proximité qui est cependant en même temps distance en ce que je le tiens au loin, comme un objet que je peux à loisir étudier. Chez Levinas, la relation entre moi et autrui est entendue sur le mode d’une éthique fondamentale, première. C’est l’autre qui permet au moi d’advenir à lui-même – moi éthique. Autrui est alors au plus proche : son dénuement en fait mon prochain, mon frère, mais en même temps, il se donne dans toute son extériorité : une extériorité absolue. Étranger. Autrui est l’étranger qui ne peut pas être ramené à l’espèce du Même, il est même hors toute espèce. L’énigme d’autrui semble donc se tenir dans la façon de conjuguer proximité et distance. Quelle est la « bonne distance » entre soi et autrui ? Quelle est la bonne distance qui permet à la fois de préserver son altérité sans pour autant le rendre inaccessible ? Quelle est cette distance qui permet à la fois de reconnaître son altérité, c’est-à-dire d’y faire droit, tout en laissant ouverte la possibilité d’une réelle « re-lation », c’est-à-dire d’une relation qui ne s’entende pas de façon unilatérale ? Ce questionnement n’est pas sans rejoindre certains enjeux soulevés par Richard Kearney quand il écrit que « [c]onfrontés à la fois à la philosophie traditionnelle de la mêmeté et à la fixation postmoderne sur l’altérité, nous avons besoin de construire des ponts entre le monde de l’autos et celui de l’heteros. Il nous faut tracer une voie entre ces extrêmes que constituent la tautologie et l’hétérologie »161. Ainsi, pour lui, « le défi consiste désormais à reconnaître la différence entre le soi et l’autre sans pour autant les séparer de façon schismatique au point qu’il n’y ait plus aucune relation possible entre eux » 162 . Afin de trouver cette voie, il convient, croyons-nous, d’explorer ce lieu borné par le proche et le lointain. Mais nous ne partons pas en aveugle. En effet, ce lieu est habité, nous permettant de trouver là un guide pour dessiner le chemin à parcourir. Entre familiarité et étrangeté se situe, en effet, le lieu propre de l’herméneutique, tel le Dieu Hermès qui servait de messager entre l’humain et le divin. « Toute la difficulté, tout l’art de comprendre, écrit Jean Greisch, est de trouver le juste milieu entre un excès de familiarité qui exclut l’expérience de l’étranger, et l’excès d’étrangeté qui fait basculer 161 162 R. Kearney, « Entre soi-même et un autre : l’herméneutique diacritique de Ricœur », p. 205. R. Kearney, « Vers une herméneutique diacritique du passage. En dialogue avec Jean Greisch », p. 31. 41 l’herméneutique dans l’hermétisme »163. C’est justement cet art de comprendre que Ricœur mais également Gadamer n’ont cessé d’explorer. 4.2. Deux conceptions de l’herméneutique : Paul Ricœur et Hans-Georg Gadamer 4.2.1. L’herméneutique de Paul Ricœur Ricœur découvre pour nous en partie ce lieu entre le proche et le lointain dans le dépassement qu’il propose de l’opposition entre Husserl et Levinas. À cet effet, il soutient « qu’il n’y a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement complémentaires le mouvement du Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers le Même »164. Ricœur ne rejette donc pas ces deux positions. Chacune est certes, en elle-même, insuffisante à rendre compte de l’énigme d’autrui et par là même de la relation à autrui, mais elles n’en ont pas moins quelque chose à nous dire. Plutôt donc que de les balayer, il prétend que la réponse à l’énigme d’autrui réside dans la conjugaison de ces approches opposées et même plus précisément dans la façon de les conjuguer. Elles sont en effet pour lui « dialectiquement complémentaires ». Sa réponse est donc structurée selon un modèle dialectique, modèle dialectique qui représente le « style »165 même de l’herméneutique ricœurienne. En arrièrefond de la question posée par l’énigme d’autrui est donc en jeu le modèle de l’herméneutique ricœurienne. Si l’on trouve déjà des traces de ce modèle dialectique dans les premiers travaux de Ricœur166, c’est vraiment dans ses Essais d’herméneutique167 qu’il va pleinement le développer et cela sous la forme de la dialectique de l’appartenance et de la distanciation. Afin de saisir toute la portée de la réponse ricœurienne à l’énigme d’autrui, il convient donc d’en faire apparaître la structure sous-jacente qui s’avère être une structure dialectique. Mais encore faudra-t-il s’entendre sur la conception de la dialectique qui est celle de Ricœur. 163 J. Greisch, Le cogito herméneutique, p. 154, nous soulignons. SA, p. 393, nous soulignons. 165 Nous empruntons ici l’expression à Daniel Frey. Voir à ce propos son article « Entre la méthode et le style : usages de l’herméneutique chez Ricœur ». 166 On pourra consulter, entre autres, Le conflit des interprétations. 167 On pourra se référer en particulier à Du texte à l’action dont le sous-titre est : Essais d’herméneutique II. 164 42 4.2.2. L’herméneutique de Hans-Georg Gadamer Mais Ricœur ne se tient pas seul en ce lieu herméneutique qui cherche à conjuguer proximité et distance. Gadamer l’avait en effet déjà cartographié dans Vérité et méthode. La distanciation aliénante qui règne alors au sein des sciences humaines et qui en est comme le présupposé va être son point de départ et son cheval de bataille. L’obligation méthodologique de se mettre à distance et de nier l’appartenance à l’objet d’étude lui paraît intolérable. La nécessité d’objectivation qui est alors la norme est, pour lui, intenable. En effet, si on prend la sphère historique, par exemple168, Gadamer nous dit qu’avec l’histoire, avec la tradition, on a toujours une part de familiarité. On ne se tient pas devant la tradition comme devant un objet, comme devant quelque chose de totalement étranger à nous. Avec la tradition, nous avons un lien et afin de la comprendre nous n’avons pas à vouloir dénouer ce lien. Nous sommes des êtres historiques et en tant que tels sommes donc part à la tradition, ce qui implique ainsi un certain rapport de familiarité avec celle-ci. Notre appartenance à la chose à comprendre est une des conditions de possibilité même de notre compréhension. En effet, « une présupposition fondamentale est commune à la compréhension dans les sciences de l'esprit et à la survivance de la tradition : c'est que la tradition nous y adresse la parole »169. Prendre part à la tradition nous permet donc d'être interpelés par cette dernière. Cependant, ce que cette interpellation révèle également, c'est que la tradition ne revêt pas qu'un caractère de familiarité pour nous, mais aussi d'étrangeté. S'il y a appel, c'est que le familier a pris le visage de l'étranger. La tradition relève donc à la fois de la familiarité et de l'étrangeté. Elle revêt à la fois le caractère de l'appartenance et de la distance. Ni tout à fait nous-mêmes, ni tout à fait une autre mais plutôt à la fois l'un et l'autre, plutôt un entre-deux. « Cette position intermédiaire entre l’étrangeté et la familiarité qui caractérise pour nous la tradition, nous dit Gadamer, c’est l’entre-deux qui se situe entre l’objectivité distante du savoir historique et l’appartenance à une tradition. C’est dans cet entre-deux (Zwischen) que l’herméneutique a son véritable lieu »170. 168 Dans Vérité et méthode, Gadamer traite des sphères esthétique, historique et langagière. H.-G. Gadamer, Vérité et Méthode, p. 303 (Désormais abrégé VM). 170 Ibid., p. 317. Et encore : « Le statut intermédiaire entre la familiarité et l’étrangeté qu’a pour nous la tradition désigne donc l’entre-deux entre l’objectivation qui résulte de la mise à distance historique, d’une part, et l’appartenance à une tradition, d’autre part. C’est dans cet entre-deux que se trouve le lieu véritable de l’herméneutique » (H.-G. Gadamer, « Du cercle de la compréhension » dans La philosophie herméneutique, p. 81). Dans Le problème de la conscience historique, également, il écrit : « Nous fondons la tâche 169 43 Or, c’est également de façon dialectique que Gadamer va conjuguer familiarité et étrangeté ou, dit autrement, appartenance et distanciation. Cependant, si Ricœur s’attache à montrer que le moment d’appartenance lui-même appelle un moment d’objectivation171, il n’en va pas du tout ainsi pour Gadamer. Pour ce dernier, il ne sera nullement question d’une dialectique de la réflexion et de l’analyse comme chez Ricœur, mais plutôt d’une dialectique structurée sur le modèle du dialogue vivant, c’est-à-dire d’une dialectique dialogique. Nous sommes ainsi face à deux « styles » herméneutiques, pour reprendre le terme de Daniel Frey, qui permettent chacun de composer avec la question de la proximité et de la distanciation. Nous avons affaire à deux « styles » qui renvoient à deux façons différentes de concevoir la dialectique : d’une part, une conception qui inclut un moment d’objectivation et, d’autre part, une conception qui le refuse et lui préfère le modèle du dialogue vivant, c’est-à-dire de la question et de la réponse. Ce sont ces deux modèles que nous voulons mettre à l’épreuve à travers la question de la relation à autrui. Sont-ils totalement irréconciliables ou au contraire peut-on dégager une conception herméneutique commune de la relation à autrui, conception qui se tiendrait entre, ou au-delà, des deux pôles que représentent les pensées husserlienne et levinassienne? Mais avant de poser la question d’une conception herméneutique commune de la relation à autrui, on pourrait déjà nous objecter que, de prime abord, autrui n’est pas une figure d’altérité qui est au cœur des travaux de Gadamer. Son intérêt porte en effet plutôt sur l’art, mais aussi et surtout sur la tradition. C’est la compréhension de la tradition qui motive en premier lieu Gadamer et non la compréhension d’autrui. Autrui n’est ainsi effectivement pas au centre des réflexions de Gadamer. Une des raisons en est peut-être que, à l’inverse de Ricœur, il n’a jamais vraiment fait du « soi » son objet d’étude. En effet, si Ricœur ne prend pas d’abord le soi, mais plutôt le texte pour objet lorsqu’il développe sa dialectique de l’appartenance et de la distanciation – dans Du texte à l’action notamment –, il n’en reste pas moins que son travail va s’orienter ensuite explicitement sur la question du herméneutique précisément sur la tension qui existe entre la “familiarité” et le caractère “étranger” du message que nous transmet la tradition. […] En ce qui concerne le caractère à la fois “familier” et “étranger” des messages historiques, l’herméneutique réclame en quelque sorte une “position de médiateur”. L’interprète est tiraillé entre son appartenance à une tradition et sa distance par rapport aux objets qui sont le thème de ses recherches » (p. 85-86). 171 Il convient de préciser tout de suite que ce moment d’objectivation n’est cependant pas une fin en soi mais nécessite d’être réapproprié par l’interprète. 44 soi, en témoigne Soi-même comme un autre172. Or, c’est dans ce cadre-là, dans le cadre d’un questionnement sur le soi, qu’autrui comme figure d’altérité va se poser comme objet d’étude. À l’inverse, bien que la compréhension de soi ne soit pas totalement absente de la pensée de Gadamer, elle n’en constitue néanmoins pas la trame centrale. Cependant, si Gadamer n’a pas traité explicitement de cette figure d’altérité qu’est autrui, cette dernière est-elle pour autant absente de son œuvre ? Remarquons tout d’abord que, dans un passage de Vérité et méthode dont nous montrerons l’importance au cours de la thèse, Gadamer n’hésite pas à comparer l’expérience herméneutique avec l’expérience du toi173. Gadamer y évoque « le troisième mode, le plus élevé, de l’expérience herméneutique : l’ouverture à la tradition qui est propre à la conscience de l’action de l’histoire ». Or, nous dit-il, « [c]ette ouverture, elle aussi, correspond véritablement à l’expérience du toi. Dans la relation humaine […] il importe de rencontrer vraiment le toi comme un toi, c’est-à-dire de ne pas être sourd à son exigence mais de se laisser dire quelque chose par lui » 174 . Gadamer fait donc lui-même explicitement le lien entre l’expérience herméneutique et la relation à autrui. Par ailleurs, en ce qui concerne la relation à autrui, nous ne sommes tout de même pas sans ressources. En effet, nous disposons des nombreuses réflexions de Gadamer sur l’éthique. Si le maître ouvrage de Gadamer ne traite pas d’éthique, le philosophe y a néanmoins consacré nombre d’autres textes. Il n’a certes jamais développé une éthique, à l’instar de Ricœur, mais il s’est longuement arrêté en particulier sur l’éthique aristotélicienne ainsi que sur la question du Bien chez Platon. Certains de ses écrits, également, portent sur le thème de l’amitié. Or la question de la relation à autrui est là bien présente. Ainsi, si nous pouvons nous appuyer sur les figures de l’altérité que sont l’art ou la tradition pour dégager, d’une façon générale, la conception gadamérienne de l’altérité, ses réflexions sur l’éthique peuvent, elles, nous permettre de préciser ce qu’il en est de l’altérité d’autrui. 172 Si la compréhension de soi est certes le fil directeur de l’ensemble de son œuvre, il n’en fait vraiment son objet d’étude que dans l’ouvrage de 1990. 173 Cf. VM, p. 381-385. 174 VM, p. 384. 45 4.3. Une conception commune de l’herméneutique ? 4.3.1. Ricœur et Gadamer Mais en visant à dégager la réponse de l’herméneutique à cette énigme qu’est autrui, nous nous trouvons cependant rapidement face à une seconde question, celle d’« une conception commune de l’herméneutique »175. À partir des herméneutiques de Gadamer et de Ricœur, peut-on dégager une telle conception commune ? Dans une analyse approfondie de cette question, Jean Grondin en vient à la conclusion qu’« [e]n dépit des thématiques (la compréhension, l’histoire, le langage) et des références (Dilthey, Bultmann, Heidegger) parfois communes, il apparaît imprudent de l’affirmer tout de go. Si l’on tient compte de leurs points de départ et de leurs ennemis différents, des ponts entre les deux herméneutes ne peuvent être jetés qu’à travers un patient labeur de réflexion. Mais c’est justement ce qui rend le dialogue, à venir, entre les deux penseurs si féconds » 176 . Visant à dégager la réponse que Gadamer et Ricœur apportent à l’énigme d’autrui, notre thèse s’inscrit ainsi dans la veine des travaux qui les mettent en dialogue177. Au-delà de leurs différences, émergent déjà certains points communs entre ces deux herméneutiques, points communs qui viennent selon nous justifier que l’herméneutique philosophique puisse nous permettre de penser autrement l’énigme d’autrui. Premièrement, ainsi que nous l’avons déjà dit, elles font travailler ensemble appartenance et distanciation. Il s’agira pour nous de montrer justement comment cette dialectique de l’appartenance et de la distanciation se déploie à la fois chez Gadamer et chez Ricœur et comment elle peut nous permettre de dénouer les fils de l’énigme d’autrui. Deuxièmement, l’herméneutique philosophique – que ce soit celle de Ricœur ou celle de Gadamer – met en question le primat de la conscience certaine de soi. Cette mise en question est certes moins radicale que chez Levinas pour qui c’est l’autre qui individue le soi. Mais n’est-elle pas, cependant, ce qui permet de jeter ce pont entre soi et autrui qu’évoquait Kearney ? En effet, les herméneutiques de Ricœur et de Gadamer nous 175 Nous faisons ici référence au titre d’un article de Jean Grondin : « De Gadamer à Ricœur. Peut-on parler d’une conception commune de l’herméneutique ? ». 176 Ibid., p. 62. 177 Nous pensons entre autres à l’article de Jean Grondin précédemment cité, de même qu’à ceux de Francisco J. Gonzalez « Dialectique et dialogue dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.-G. Gadamer » et de Marc-Antoine Vallée « La conception herméneutique du langage chez Gadamer et Ricœur » ainsi qu’à l’ouvrage de Daniel Frey, L’interprétation et la lecture chez Ricœur et Gadamer. 46 permettent de penser le soi dans cet entre-deux : elles nous montrent que le soi est fondamentalement marqué par une ouverture, une ouverture à l’autre. Troisièmement, ainsi que nous avons commencé à le dégager, se dessine en arrièrefond de ce problème posé par l’énigme d’autrui un enjeu majeur qui est celui de la mise en question du primat de l’ontologie par l’éthique. Or, nous croyons que l’herméneutique philosophique nous permet de penser l’être non plus comme enfermement, anonymat ou intériorité, non plus comme la guerre178, mais plutôt comme étant marqué, là encore, par une ouverture fondamentale. Dès lors, se pose la question de savoir si demeure la nécessité de sortir de l’être pour penser l’éthique. 4.3.2. La place de Levinas Dans le problème de la relation à autrui est également en jeu la dimension éthique de l’herméneutique. À cet égard, même si, suivant en cela la façon dont Ricœur a posé le problème, nous partons de l’opposition entre Husserl et Levinas, c’est-à-dire entre la position épistémologique et la position éthique, c’est surtout avec la conception levinassienne – conception éthique par excellence – que nous ferons dialoguer les herméneutiques de Ricœur et de Gadamer. C’est notamment en les mettant en contraste avec la position extrême que représente l’éthique levinassienne que nous pourrons en faire ressortir les ressources éthiques. 4.4. La voie vers une réponse à l’énigme d’autrui 4.4.1. Structure L’intention de cette thèse est donc triple, sachant que ces trois intentions ont comme dénominateur commun l’énigme d’autrui, énigme d’autrui qui constitue véritablement le fil d’Ariane de cette thèse. La première intention est de dégager les réponses ricœurienne et gadamérienne à l’énigme d’autrui. Qui est autrui ? De quel ordre relève d’abord la relation entre soi et autrui : épistémologique (Husserl), ontologique (Heidegger), éthique 178 F.-D. Sebbah écrit à ce propos que « [l]a radicalité du “pessimisme” ontologique de Levinas est inentamable : l’être, c’est la guerre; “être”, c’est participer, même “malgré soi” mais comme un Moi, à la guerre comme telle impitoyable. On peut bien approcher la question par tous les biais que l’on voudra, nul moyen probe d’atténuer ce “pessimisme” ontologique : la pensée lévinassienne n’est pas, n’est surtout pas, une pensée de l’atténuation » (« C’est la guerre », p. 47). 47 (Levinas) ? Nous verrons que c’est principalement cette dernière dimension de la relation à autrui – la dimension éthique – qui est en jeu. Et c’est par le biais d’un dialogue avec Levinas que nous chercherons à faire ressortir la dimension éthique de l’herméneutique. Là est la deuxième intention de cette thèse. Évoquer la dimension éthique de l’herméneutique nous conduit finalement à la troisième intention de cette étude : dégager les points sur lesquels les pensées de nos deux auteurs se rejoignent et ceux à propos desquels ils se différencient et voir si des ponts peuvent alors être construits. Concrètement, nous avons opté pour une analyse en deux parties, la première étant consacrée à Ricœur et la seconde à Gadamer et ce afin de pouvoir élaborer clairement leurs réponses respectives à l’énigme d’autrui. De ce fait, nous nous retrouvons à accorder une certaine priorité aux deux premières intentions sur la troisième. Cependant, afin de faciliter les passages entre les pensées des deux auteurs, nous avons visé à instaurer une structure parallèle entre les deux parties. Ainsi les chapitres 1 chez Ricœur (« La primauté du soi. Le dialogue de Ricœur avec Levinas ») et 2 chez Gadamer (« La conscience herméneutique : une conscience dialogique ») ont leurs conceptions respectives du soi pour objet. La relation à autrui – qui s’entend déjà dans une certaine mesure comme relation éthique – est elle au cœur du chapitre 2 de la partie sur Ricœur (« Une conception relationnelle du rapport à autrui : la réciprocité. Le dialogue de Ricœur avec Levinas – suite ») et du chapitre 3 de la partie sur Gadamer (« La signification de l’ouverture à l’altérité dans l’herméneutique gadamérienne »). La dimension éthique de leur herméneutique est explicitement discutée dans les derniers chapitres des deux parties (« De la sollicitude à la sollicitude critique » et « Éléments pour une éthique herméneutique du dialogue »). 4.4.2. Corpus Afin de mener à bien la tâche que nous avons définie, nous prendrons avant tout comme référence dans le corpus ricœurien Soi-même comme un autre (et en particulier les études sept à neuf qui composent le triptyque éthique de Ricœur de même que l’étude finale) ainsi que les différents textes de l’auteur portant sur l’éthique179. Afin d’approfondir nos analyses, nous aurons cependant fréquemment à puiser dans d’autres écrits du vaste 179 Il s’agit entre autres de ses articles « Le problème du fondement de la morale », « Fondements de l’éthique », « Éthique et morale » et « Approches de la personne ». 48 corpus du philosophe. Le second tome de sa Philosophie de la volonté – Finitude et culpabilité –, les recueils Du texte à l’action et Le conflit des interprétations ou encore son ouvrage Parcours de la reconnaissance seront en particulier convoqués, de même que certains articles de ses recueils Le juste et Le juste 2 et de ses Lectures180. Pour dégager la réponse de l’herméneutique gadamérienne à l’énigme d’autrui, nous aurons bien entendu recours à l’œuvre maîtresse de Gadamer, Vérité et méthode. Mais nous nous appuierons aussi et surtout sur ses autres écrits traitant d’éthique et de philosophie pratique. Ses ouvrages L’éthique dialectique de Platon ainsi que L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien de même que des articles comme « Le savoir pratique » ainsi que « Sur la possibilité d’une éthique philosophique », « L’herméneutique, une tâche théorique et pratique» ou encore « L’herméneutique comme philosophie pratique », de même que ses textes sur l’amitié (« Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik » et « Amitié et solidarité ») nous serons d’un grand secours. Dans la mesure où Levinas sera également un acteur important de cette étude, il nous faut également dire un mot des textes que nous avons privilégiés. Les deux ouvrages majeurs de Levinas – Totalité et infini ainsi que Autrement qu’être ou au-delà de l’essence – seront au cœur de nos analyses. Nous nous appuierons également sur plusieurs textes de ses recueils En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger et Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, sans bien entendu, nous y limiter. 4.4.3. Plan Dans la mesure où c’est à partir de la pensée de Ricœur que nous posons, dans cette étude, le problème de l’énigme d’autrui, elle représentera également notre point de départ et nous lui consacrerons notre première partie. La conception ricœurienne de l’altérité reposant sur le modèle herméneutique même de Ricœur – qui est, nous l’avons dit, structuré par sa conception de la dialectique mais également par ce qui le motive, à savoir la compréhension de soi – nous en ferons une analyse détaillée en préambule. Les bases seront ainsi posées afin de nous permettre d’aborder le problème qui nous occupe, à savoir 180 Nous faisons ici référence à ses recueils Lectures 1. Autour du politique, Lectures 2. La contrée des philosophes et Lectures 3. Aux frontières de la philosophie. 49 celui d’autrui. Nous ne l’aborderons cependant pas de front. En effet, qui s’intéresse à l’énigme d’autrui ne manque pas de rencontrer également ce mystère qu’est le soi – et l’éthique levinassienne, pensée de l’altérité par excellence, ne fait pas exception. Et si, d’une façon générale, poser la question de l’altérité implique toujours aussi de poser celle de la subjectivité, c’est peut-être encore plus vrai dans le cas de la pensée de Paul Ricœur. En effet, c’est dans le cadre de son herméneutique du soi que la question de l’altérité émerge. Pour lui, la « détermination de l’ipséité » passe notamment « par la voie de sa dialectique avec l’altérité »181. L’autre se trouve sur le chemin allant de soi à soi. Mieux, l’autre est toujours sur le chemin qui ramène à soi. C’est la compréhension de soi qui, ultimement, est en jeu. Mais est-ce alors à dire que Ricœur donne la primauté au soi dans la relation à autrui ? C’est la question que nous poserons dans notre premier chapitre, chapitre qui mettra Ricœur en dialogue avec Levinas. Ce dialogue se poursuivra dans le chapitre suivant alors que nous nous attacherons à montrer que sa conception de l’ipséité conduit Ricœur à privilégier un modèle de la relation à autrui fondé sur la réciprocité et non sur l’unilatéralité – critique qu’il oppose aux conceptions husserlienne et levinassienne. Il faudra cependant s’entendre sur le sens de cette réciprocité. En effet, si, à la requête de l’un, l’autre répond, les deux mouvements ne sont pas pour autant équivalents. Cette conception de la réciprocité étant portée au plus haut dans la « petite éthique » que Ricœur élabore dans Soi-même comme un autre, ce sont les enjeux éthiques de la relation entre soi et autrui qui seront au cœur de notre troisième chapitre. Nous discuterons alors ce qui représente le point d’orgue de l’éthique ricœurienne : la sollicitude critique. Si la phronèsis aristotélicienne sert d’inspiration à Ricœur pour penser la relation éthique entre soi et autrui, nous montrerons qu’il en va tout autrement pour Gadamer. En effet, si la phronèsis joue effectivement un rôle essentiel dans l’herméneutique gadamérienne, ce n’est pas avant tout avec une visée éthique qu’il réhabilite ce savoir pratique. Ce dialogue de Gadamer avec Aristote nous servira à ouvrir la seconde partie, consacrée à Gadamer, de cette étude. La phronèsis, en tant que savoir pratique, c’est-à-dire savoir qui toujours, en tant qu’homme, nous concerne, nous mettra par ailleurs sur la voie de la conception gadamérienne de la subjectivité. Reconnaître qu’en tant qu’êtres qui comprenons nous sommes toujours déjà impliqués dans cela même que nous cherchons à 181 50 SA, p. 345. La détermination de l’ipséité passe également « par la voie de son contraste avec la mêmeté ». comprendre sous-entend en effet que nous ne pouvons aborder ces expériences à la manière d’une conscience qui voudrait s’en rendre maîtresse. Mais quelle conception Gadamer oppose-t-il à cette conscience maîtresse du sens et en quoi se distingue-t-elle de l’ipséité ricœurienne ? Ces questions constitueront le fil directeur de notre deuxième chapitre. Dans le chapitre suivant, nous poursuivrons notre investigation en examinant dans le détail l’aspect qui est peut-être le plus fondamental, en regard du problème qui nous occupe, de la conscience herméneutique : son ouverture à l’altérité. Cette ouverture est en effet essentielle à qui veut entrer en un dialogue véritable avec autrui – dialogue qui représente, soutiendrons-nous, le mode authentique de relation à autrui. Notre quatrième chapitre visera ainsi à dégager, à partir de la pensée gadamérienne, des éléments pour une éthique du dialogue. 51 PREMIÈRE PARTIE : LE PROBLÈME DE LA RELATION À AUTRUI DANS L’HERMÉNEUTIQUE DU SOI DE PAUL RICŒUR La question générale qui motive les analyses qui vont suivre est la suivante : comment, pour Ricœur, le soi rencontre-t-il autrui ? Autrement posée : quelle réponse Ricœur apporte-t-il au problème de la relation à autrui ? C’est en des termes ricœuriens que nous avons posé le problème de l’intersubjectivité dans le premier chapitre de cette thèse. Soit autrui est pensé à partir du pôle du soi et alors il n’est pensé que de manière relative dans le cadre d’une relation de connaissance – c’est la position de Husserl –, soit il est envisagé comme absolu dans le cadre d’une relation où l’éthique se donne alors comme philosophie première – c’est la position de Levinas. Poser, avec Ricœur, le problème de la sorte, nous a permis de le préciser. Partir du « tout moi » ou du « tout autre », faire dériver la rencontre entièrement d’un pôle ou de l’autre pose finalement la question de la distance. Chez Husserl, le caractère relatif de l’altérité fait de l’autre le proche, mais en même temps, le mode d’« approche » de l’autre – la connaissance – le met au plus loin. À l’inverse, chez Levinas, la conception de l’altérité comme absolu fait certes d’autrui celui qui est au plus loin dans la mesure où tout le sépare du soi, où ils n’ont aucun sol commun sur lequel poser pied. Autrui, l’étranger. Mais en même temps, quand le visage se montre, cette distance s’inverse en proximité. Proximité qui marque la « présence du proche en excès sur toute présence représentable, parce qu’elle bouche la distance dans laquelle pourrait s’insérer la conscience de. Présence par rapport à laquelle je ne peux prendre de distance. Impossibilité de s’éloigner de l’autre »182. L’énigme d’autrui réside ainsi dans la tension entre le proche et le lointain. Cependant, pour Ricœur, chacune de ces conceptions est insuffisante et ne rend pas pleinement compte de la relation à autrui, soit que ce dernier n’ait pas véritablement voix comme chez Husserl, soit, qu’à l’inverse le soi n’ait pas une pleine capacité de réponse. Lien certes, mais non une véritable « re-lation » au sens où ce « re- » dont nous faisons ici un préfixe vient marquer que chez Husserl et Levinas, le lien entre le soi et l’autre ne comprend aucun mouvement de retour. De lien, il ne devient jamais relation. Dès lors, la position de Ricœur sera la suivante : ni Husserl, ni Levinas, mais plutôt les deux à la fois. 182 R. Calin et F.-D. Sebbah, Le vocabulaire de Lévinas, p. 48. 53 Dans la dernière étude de Soi-même comme un autre, Ricœur nous livre en effet sa réponse au problème de l’intersubjectivité qui consiste à concilier les positions – a priori inconciliables – de Husserl et de Levinas : De cette confrontation entre E. Husserl et E. Lévinas, écrit-il, ressort la suggestion qu’il n’y a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement complémentaires le mouvement du Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers le Même. Les deux mouvements ne s’annulent pas dans la mesure où l’un se déploie dans la dimension gnoséologique du sens, l’autre, dans celle, éthique, de l’injonction. L’assignation à responsabilité, selon la seconde dimension, renvoie au pouvoir d’autodésignation, transféré, selon la première dimension, à toute troisième personne supposée capable de dire « je ». Cette dialectique croisée du soi-même et de l’autre que soi n’avait-elle pas été anticipée dans l’analyse de la promesse ? Si un autre ne comptait sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de me maintenir183 ? Cependant, si Ricœur discute bien les positions de Husserl et de Levinas quant au problème de la relation à autrui, il ne développe pas véritablement sa propre position. Comment arrive-t-il à concilier les deux positions a priori opposées que sont la position gnoséologique et la position éthique? Que retient-il de Husserl et de Levinas et comment ces éléments se conjuguent-ils pour apporter une réponse au problème de l’intersubjectivité ? Dans quelle mesure la conciliation de ces deux mouvements apporte-telle une réponse à la question de l’intersubjectivité qui rende mieux compte de la relation à autrui que ne le font Husserl et surtout Levinas, penseur par excellence de l’altérité ? Dans la mesure où le problème de l’intersubjectivité réside dans la tension entre le proche et le lointain, c’est en suivant le fil de la dialectique de l’appartenance et de la distanciation, soit le modèle même de l’herméneutique de Paul Ricœur, que nous nous proposons de répondre à ces questions. Comprendre la réponse que Ricœur apporte au problème de l’intersubjectivité revient ainsi à saisir comment la dialectique ricœurienne de l’appartenance et de la distanciation se déploie dans la sphère intersubjective. Mais avant toute chose, quel est-il ce « modèle » ricœurien de l’herméneutique ? 1. La dialectique de l’appartenance et de la distanciation C’est à partir de sa critique de l’herméneutique gadamérienne que Ricœur développe la dialectique de l’appartenance et de la distanciation. Selon Ricœur, Gadamer opposerait à 183 54 SA, p. 393. la distanciation aliénante propre à l’approche scientifique, l’appartenance qui marque notre rapport fondamental au monde184. Ricœur pointe ainsi « l’antinomie qui [lui] a paru être le ressort essentiel de l’œuvre de Gadamer, à savoir l’opposition entre distanciation aliénante et appartenance »185. En effet, selon Ricœur toujours, « [l]’expérience nucléaire autour de laquelle s’organise toute l’œuvre [c’est-à-dire Vérité et méthode], et à partir de laquelle l’herméneutique élève sa revendication d’universalité, est celle que constitue, à l’échelle de la conscience moderne, la sorte de distanciation aliénante (Verfremdung) qui lui paraît être la présupposition de ces sciences »186. La méthode scientifique reposerait sur une nécessaire prise de distance, pour ne pas dire une coupure entre le chercheur et l’objet de sa recherche. Le chercheur devrait faire fi de ses préjugés et autres présuppositions afin d’adopter une attitude la plus neutre possible. Chercheur et objet de la recherche n’ayant plus rien en commun et étant donc « étrangers » l’un à l’autre, la distanciation entre eux serait dès lors « aliénante ». C’est l’invasion de la méthode scientifique dans le domaine des sciences humaines qui motiverait plus particulièrement l’entreprise gadamérienne. Ainsi, écrit Ricœur, « [l]’aliénation est en effet bien plus qu’un sentiment ou qu’une humeur; c’est la présupposition ontologique qui soutient la conduite objective des sciences humaines. La méthodologie de ces sciences implique à ses yeux, inéluctablement, une mise à distance, laquelle à son tour exprime la destruction du rapport primordial d’appartenance (Zugehörigkeit) sans quoi il n’existerait pas de rapport à l’historique comme tel »187. À ce rapport de distance aliénante, Gadamer opposerait un « rapport primordial d’appartenance » trouvant sa concrétisation dans la conscience du travail de l’histoire 188 (Die 184 Cf. P. Ricœur, Du texte à l’action, p. 106-111 et 113 (abrégé TA). On consultera également à ce propos l’excellent article de F. Gonzalez, « Dialectique et dialogue dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.- G. Gadamer ». 185 TA, p. 113. Et, poursuit-il, « [c]ette opposition est une antinomie, parce qu’elle suscite une alternative intenable : d’un côté, avons-nous dit, la distanciation aliénante est l’attitude à partir de laquelle est possible l’objectivation qui règne dans les sciences de l’esprit ou sciences humaines ; mais cette distanciation, qui conditionne le statut scientifique des sciences, est en même temps la déchéance qui ruine le rapport fondamental et primordial qui nous fait appartenir et participer à la réalité historique que nous prétendons ériger en objet. D’où l’alternative sous-jacente au titre même de l’œuvre de Gadamer Vérité et Méthode : ou bien nous pratiquons l’attitude méthodologique, mais nous perdons la densité ontologique de la réalité étudiée, ou bien nous pratiquons l’attitude de vérité, mais alors nous devons renoncer à l’objectivité des sciences humaines ». 186 TA, p. 106. 187 Idem. 188 Nous préférons ici la traduction de Grondin à celle de Ricœur, qui traduit « Die Wirkungsgeschichtliches Bewußtsein » par « la conscience-de-l’histoire-des-effets ». Tout en étant aussi fidèle à l’allemand, elle nous apparaît plus claire et plus compréhensible. À ce propos, on pourra consulter l’article de Jean Grondin « La 55 Wirkungsgeschichtliches Bewußtsein), c’est-à-dire, toujours dans les mots de Ricœur : « la conscience d’être exposé à l’histoire et à son action, d’une manière telle qu’on ne peut objectiver cette action sur nous, parce qu’elle fait partie du phénomène historique luimême »189. Cependant, s’opposant à la distanciation aliénante, le problème se pose alors de savoir s’il est possible « d’introduire une instance critique quelconque dans une conscience d’appartenance expressément définie par le refus de la distanciation »190. Ricœur identifie bien quelques pistes en ce sens dans l’herméneutique gadamérienne (la fusion des horizons et le caractère universellement langagier de l’expérience humaine notamment) mais qui lui semblent insuffisantes pour pleinement assumer ce moment de mise à distance. C’est pourquoi il propose une autre façon de dépasser l’alternative qu’il considère comme ruineuse entre appartenance et distanciation aliénante. Le texte, à cet égard, lui sert de pierre de touche pour penser la relation entre appartenance et distanciation non plus en termes d’opposition, mais en termes dialectique où le moment d’appartenance appelle lui-même un moment d’objectivation qui n’est cependant pas une fin en soi mais nécessite d’être réapproprié par l’interprète. Là est d’ailleurs, pour Ricœur, la tâche de l'herméneutique, dans le fait « de chercher dans le texte lui-même, d'une part la dynamique interne qui préside à la structuration de l'œuvre, d'autre part la puissance de l'œuvre de se projeter hors d'elle-même et d'engendrer un monde qui serait véritablement la chose du texte. Dynamique interne et projection externe constituent ce que j'appelle le travail du texte. C'est la tâche de l'herméneutique de reconstruire ce double travail du texte »191. La tâche de l’herméneutique va consister à la fois à reconstruire la dynamique interne du texte, sa structure et à préserver le pouvoir du texte à se projeter hors de lui-même. Mais dans quelle mesure le texte a-t-il valeur de paradigme pour cette dialectique ? Pour Ricœur, il ne faut pas voir dans le texte – qui est tout de même, rappelons-le, l’objet premier de l’herméneutique – une situation particulière du dialogue interhumain. Selon lui, le texte a plutôt un statut autonome par rapport à la parole et à l’échange de paroles. En effet, le couple auteur-lecteur n’obéit pas à la même dynamique que celle qui anime les conscience du travail de l’histoire et le problème de la vérité en herméneutique » dans lequel il justifie sa traduction. 189 TA, p. 109. 190 Idem. 191 Ibid., p. 36. 56 interlocuteurs d’un dialogue. L’écrivain, étant absent du texte, ne peut donc pas répondre aux questions que pourrait (se) poser le lecteur. Le texte ne peut en aucun cas compter sur son auteur pour éclairer son sens aux yeux du lecteur. Le texte est seul. Le texte est autonome au contraire des paroles échangées dans un dialogue vivant et que leur auteur peut expliquer afin qu’elles soient mieux comprises. Ainsi, écrit Ricœur, le rapport écrire-lire […] n’est pas un rapport d’interlocution; ce n’est pas un cas de dialogue. Il ne suffit pas de dire que la lecture est un dialogue avec l’auteur à travers son œuvre; il faut dire que le rapport du lecteur au livre est d’une tout autre nature; le dialogue est un échange de questions et de réponses; il n’y a pas d’échange de cette sorte entre l’écrivain et le lecteur; l’écrivain ne répond pas au lecteur; le livre sépare plutôt en deux versants l’acte d’écrire et l’acte de lire qui ne communiquent pas; le lecteur est absent à l’écriture; l’écrivain est absent à la lecture192. De plus, non seulement, l’auteur est absent du texte, mais le texte ne peut pas se reporter non plus au monde qui l’entoure pour être compris. « [L]e texte est en quelque sorte “en l’air”, hors monde ou sans monde; à la faveur de cette oblitération du rapport au monde, chaque texte est libre d’entrer en rapport avec tous les autres textes qui viennent prendre la place de la réalité circonstancielle montrée par la parole vivante »193. Pour Ricœur, « cette autonomie du texte a une première conséquence herméneutique importante : la distanciation n'est pas le produit de la méthodologie et, à ce titre, quelque chose de surajouté ou de parasitaire; elle est constitutive du phénomène du texte comme écriture; du même coup, elle est aussi la condition de l'interprétation; le Verfremdung n'est pas seulement ce que la compréhension doit vaincre, elle est aussi ce qui la conditionne »194. Ricœur va ainsi essayer de dépasser l’alternative entre la distanciation aliénante, qui apparaît comme la seule possibilité d’objectivation dans les sciences de l’humain, et l’appartenance grâce à la problématique du texte qui, selon lui, permet de « réintroduire une notion positive et productive de la distanciation »195. Comment ? En montrant que le texte lui-même invite à penser l’appartenance et la distanciation de façon dialectique. En effet, à partir du caractère autonome du texte, deux attitudes s’offrent au lecteur : « Nous pouvons, en tant que lecteur, rester dans le suspens du texte, le traiter comme texte sans monde et sans auteur ; alors nous l’expliquons par ses rapports internes, par sa 192 Ibid., p. 155. Ibid., p. 157-158. 194 Ibid., p. 125. 195 Ibid., p. 114. 193 57 structure. Ou bien nous pouvons lever le suspens du texte, achever le texte en paroles, le restituant à la communication vivante; alors nous l’interprétons. Ces deux possibilités appartiennent toutes les deux à la lecture et la lecture est la dialectique de ces deux attitudes »196. Il convient donc déjà de dire que ces deux attitudes, pour Ricœur, ne sont pas séparées, mais au contraire, liées au sein d’une dialectique au sens où l’une ne peut s’entendre sans l’autre, c’est-à-dire que l’une ne peut pas être pensée sans l’autre, que l’une appelle l’autre : l’interprétation appelle ou nécessite l’explication et en retour l’explication doit être réintégrée dans un processus visant à faire sens. Ricœur écrit ainsi que : Si au contraire on tient l’analyse structurale pour une étape – et une étape nécessaire – entre une interprétation naïve et une interprétation critique, entre une interprétation en surface et une interprétation en profondeur, alors il apparaît possible de replacer l’explication et l’interprétation sur un unique arc herméneutique et d’intégrer les attitudes opposées de l’explication et de la compréhension dans une conception globale de la lecture comme reprise du sens197. Mais qu’en est-il, plus précisément, du premier mouvement qui va de la compréhension à l’explication? La lecture n’est plus simplement une écoute, écrit Ricœur. Elle est réglée par des codes comparables au code grammatical qui guide la compréhension des phrases. Dans le cas du récit, ces codes sont ceux qu’une analyse structurale dégage sous le nom de codes narratifs. [Le passage par l’explication] est donc une médiation exigée par le discours lui-même. […] Cette extériorisation dans des marques matérielles et cette inscription dans des codes de discours rendent non seulement possible mais nécessaire la médiation de la compréhension par l’explication, dont l’analyse structurale du récit constitue la plus remarquable exécution198. Si la compréhension du texte appelle un moment explicatif, cela est dû au statut autonome du texte. La compréhension appelle l’explication dès que n’existe plus la situation de dialogue où le jeu des questions et des réponses permet de vérifier l’interprétation en 196 Ibid., p. 163, nous soulignons. Ibid., p. 174. 198 Ibid., p. 184-185, nous soulignons. TA, p. 163 également : « Ce projet est non seulement possible mais légitime ; en effet, la constitution du texte comme texte et du réseau de textes comme littérature autorise l’interception de cette double transcendance du discours, vers un monde et vers un autrui. À partir de là est possible un comportement explicatif à l’égard du texte ». Et encore, dans Réflexion faite, p. 50-51 : « [L]es sciences du texte imposent une phase explicative au cœur même de la compréhension […]. Je retrouvais à un nouveau niveau le rôle médiateur déjà reconnu à la sémiotique dans le traitement sémantique du discours simple. Ce qui était nouveau, c’était la prise en compte des règles de composition propres au texte; autrement dit, c’était la texture même des textes qui autorisait et même imposait ce détour par des procédures relevant de l’analyse objective et de l’explication ». 197 58 situation au fur et à mesure de son déroulement, dès que l’on est donc face à un texte, texte qui, entre autres, n’a plus le support de son auteur. C’est le texte lui-même qui, parce qu’il est autonome, demande un moment d’explication. Quant à ce moment explicatif, Ricœur se base sur l'analyse structurale des mythes que fait Lévi-Strauss pour l'appliquer au texte. Le modèle structural permet en effet de montrer que l'on peut expliquer un texte, donc une « grosse unité de langage », une unité de langage qui ressort du discours, de la même façon que les unités plus petites de langage que sont les phrases et dont l'explication relève de la linguistique. Ce moment de l’explication, de l’analyse, permet de faire ressortir la structure du texte, la façon dont les divers éléments sont en lien les uns avec les autres. Dès lors, le sens du mythe, du récit ou du texte, selon cette analyse structurale ne ressort pas de ce que le texte veut dire, mais de sa structure 199. Le texte, de ce point de vue, est considéré comme un monde en soi, un monde clos, avec son fonctionnement, sa structure, ses règles et l’explication correspond alors bien au moment de la distanciation. En effet, dans ce moment de l’explication, on s’en tient à ce que dit le texte. Non pas ce qu’il nous dit, mais bien ce qu’il dit. « Ici, écrit Ricœur, le texte n’est que texte et la lecture ne l’habite qu’en tant que texte, dans le suspens de sa signification pour nous, dans le suspens de toute effectuation dans une parole actuelle »200. Mais si ce moment d’explication, d’objectivation s’avère nécessaire, il n’est pas, en lui-même, une fin. L’explication n’est pas, comme l’écrit parfois Ricœur « for its own sake », pour sa propre gloire. En effet, « il n’est pas d’explication qui ne s’achève par la compréhension »201. Le texte est porteur d’une signification, d’une vérité sur le monde qu’il faut maintenant se réapproprier202. Réappropriation qui permet d’enrichir la compréhension 199 « Ce qu’on appelle ici fonction signifiante n’est pas du tout ce que le mythe veut dire, sa portée philosophique ou existentielle, mais l’arrangement, la disposition des mythèmes, bref la structure du mythe » (TA, p. 166). 200 TA, p. 167, nous soulignons. Et encore, à la page 230 en parlant de l’approche des écoles structurales de critique littéraire : cette approche, écrit-il, « procède de la suspension, de l’épochè, de la référence ostensive. Lire, en ce sens, signifie prolonger cette suspension de la référence ostensive au monde et se transporter soimême dans le lieu où le texte se tient, dans la clôture de ce lieu acosmique. Ce choix fait que le texte n’a plus de dehors mais seulement un dedans ». 201 Ibid., p. 185. 202 « Finalement la sorte de jeu de langage que le système entier des oppositions et des combinaisons incarne perdrait toute espèce de signification, si les oppositions elles-mêmes que, selon Lévi-Strauss, le mythe vise à médier n’étaient pas des oppositions significatives concernant la naissance et la mort, la cécité et la lucidité, la sexualité et la vérité. […] Si ce n’était pas là la fonction de l’analyse structurale, elle se réduirait à un jeu stérile, elle dépouillerait même le mythe de la fonction que Lévi-Strauss lui-même lui assigne, celle de rendre les hommes attentifs à certaines oppositions et de tendre vers leur médiation progressive » (TA, p. 232). Et 59 que l’on a de nous-même. Devant le texte, dira Ricœur, on se comprend mieux. « Par appropriation, j'entends ceci, écrit-il, que l'interprétation d'un texte s'achève dans l'interprétation de soi d'un sujet qui désormais se comprend mieux, se comprend autrement, ou même commence de se comprendre »203. L'explication du texte n'est pas une fin en soi, elle permet plutôt au soi de se comprendre par l'intermédiaire de ce texte, par la médiation du texte. Cette appropriation à soi permet de lutter contre la distance du sens; en s'appropriant le texte on se rend propre ce qui était auparavant étranger. Mais, du fait de son passage par le moment explicatif, l’appropriation a perdu de son caractère arbitraire, ou pour le dire autrement, elle a gagné en objectivité. Elle est devenue critique. Ainsi, écrit Ricœur, « [t]oute la théorie de l'herméneutique consiste à médiatiser cette interprétationappropriation par la série des interprétants qui appartiennent au travail du texte sur luimême. L'appropriation perd alors de son arbitraire, dans la mesure où elle est la reprise de cela même qui est à l'œuvre, au travail, en travail, c'est-à-dire en gésine de sens, dans le texte. Le dire de l'herméneutique est un re-dire qui réactive le dire du texte » 204 . Ultimement, le texte apparaît donc comme le moment médiateur dans la compréhension de soi. 2. La compréhension de soi La dialectique de l’appartenance et de la distanciation s’ancre ainsi dans la compréhension de soi, compréhension de soi qui constitue le fil directeur de toute l’œuvre de Ricœur. C’est donc dans ce cadre-là qu’il va nous falloir ressaisir la question de l’intersubjectivité; question que Ricœur pose dans son ouvrage qui prend justement le soi pour thème central, à savoir Soi-même comme un autre. Dans la mesure où c’est dans cet ouvrage que Ricœur discute du problème de l’intersubjectivité, c’est celui-ci qui nous servira principalement de référence, sans, bien entendu, nous y limiter. L’éclairage apporté par des textes beaucoup plus anciens de Ricœur comme L’homme faillible ou Le conflit des encore : « Si la lecture est possible, c’est parce que le texte n’est pas fermé sur lui-même, mais ouvert sur autre chose » (p. 170). 203 Ibid., p. 170. Et encore : « Ainsi faut-il dire [...] que la réflexion n'est rien sans la médiation des signes et des œuvres, et que l'explication n'est rien si elle ne s'incorpore à titre d'intermédiaire dans le procès de la compréhension de soi; bref, dans la réflexion herméneutique – ou dans l'herméneutique réflexive –, la constitution de soi et celle du sens sont contemporaines » (TA, p. 171). 204 Ibid., p. 178 60 interprétations ainsi que par des textes plus récents comme Parcours de la reconnaissance nous sera en effet d’un grand secours. Soi-même comme un autre est composé de dix études au cours desquelles Ricœur vise à répondre à la question « Qui suis-je? ». Le soi, nous dira Ricœur, est mieux caractérisé comme homme capable. Les neuf premières études vont ainsi explorer, à un niveau phénoménologique, les capacités du soi : homme capable de dire (études une et deux), homme capable d’agir (études trois et quatre), homme capable de se raconter (études cinq et six) et enfin homme capable d’imputation morale (études sept, huit et neuf). Cependant, tant que l’on en reste à ces différentes acceptions phénoménologiques, le soi ne se donne que comme fragmenté. C’est pour cela que Ricœur, dans une ultime étude, voit la nécessité de se questionner quant à l’unité permettant de rassembler ces fragments de soi. Ricœur va ainsi en dernier lieu s’interroger sur la manière dont est fait le soi pour qu’il puisse parler, agir, se raconter et être responsable. Après avoir vu qui il est, Ricœur va s’intéresser à ce qui fait qu’il est ainsi. Autrement dit, il s’agit de déterminer qui est l’être qui permet de rendre compte de ces différentes puissances d’agir. Pour le dire dans les mots de Ricœur, il s’agit d’aller « d’une phénoménologie, au sens le plus précis de la description de ce qui apparaît, tel que cela se montre, vers une ontologie, au sens du discernement du mode d’être adjointé à ce qui apparaît »205. Mais le soi ne se comprend pas uniquement par le biais de ses capacités. Homme capable certes, mais également homme affecté. Homme défini par ses capacités, mais également traversé par différentes formes de passivité. On retrouve ici sous une autre forme la double figure de l’homme que Ricœur avait déjà élaborée dans un de ses premiers ouvrages, Le volontaire et l’involontaire, dans lequel la subjectivité est définie à la fois par le volontaire et par l’involontaire. Mieux, le volontaire et l’involontaire sont toujours liés et ils entretiennent plus précisément un rapport de réciprocité 206 . Ainsi, « [l]e besoin, l’émotion, l’habitude etc. [c’est-à-dire l’involontaire] ne prennent un sens complet qu’en relation avec une volonté qu’ils sollicitent, inclinent et en général affectent, et qui en retour fixe leur sens, c’est-à-dire les détermine par son choix, les meut par son effort et les adopte 205 P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 381. « La première situation que révèle la description est au contraire la réciprocité de l’involontaire et du volontaire » (P. Ricœur, Philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire, p. 8, abrégé PV1). 206 61 par son consentement [choix, effort et consentement étant des figures du volontaire] »207. C’est le rapport de réciprocité entre le volontaire et l’involontaire qui structure la subjectivité. Déjà dans Le volontaire et l’involontaire, qui représente un premier essai pour tenter de penser le soi par rapport à lui-même, le soi devra en passer par son autre, ici l’involontaire, pour se comprendre. Sont ici sous-jacents deux présupposés qui traversent toute l’herméneutique du soi de Ricœur : 1) Pour Ricœur, depuis les débuts, c’est le soi, dans la façon qu’il a de se réapproprier lui-même qui est en question. Son herméneutique du soi s’ancre ainsi dans la philosophie réflexive que Ricœur reconnaît explicitement comme étant son héritage. Ce que Ricœur retient de la philosophie réflexive, c’est que pour cette dernière le sujet se comprend en se retournant sur soi dans la réflexion. Par philosophie réflexive, j’entends en gros le mode de pensée issu du Cogito cartésien […]. Les problèmes philosophiques qu’une philosophie réflexive tient pour les plus radicaux concernent la possibilité de la compréhension de soi comme le sujet des opérations de connaissance, de volition, d’estimation, etc. La réflexion est cet acte de retour sur soi par lequel un sujet ressaisit, dans la clarté intellectuelle et la responsabilité morale, le principe unificateur des opérations entre lesquelles il se disperse et s’oublie comme sujet208. La réflexion est ainsi « réflexion sur soi-même »209. Cependant, pour Ricœur, cette réappropriation n’est pas synonyme de connaissance immédiate de soi, d’où le deuxième trait de la réflexion : 2) « réflexion n’est pas intuition; ou, en termes positifs : la réflexion est l’effort pour ressaisir l’ego de l’ego Cogito dans le miroir de ses objets, de ses œuvres et finalement de ses actes »210. Pour Ricœur, ce retour sur soi n’est pas intuition mais se produit grâce à une médiation et il ne se fait pas dans la transparence. L’involontaire nous met ainsi déjà sur la voie d’une obscurité du soi pour luimême. Il n’y a qu’à penser à cette figure de l’involontaire qu’est l’inconscient. Ainsi, « [n]ous pouvons dire qu’une philosophie de la réflexion n’est pas une philosophie de la conscience, si par conscience nous entendons la conscience immédiate de soi-même. La conscience est une tâche […], mais elle est une tâche parce qu’elle n’est pas une 207 PV1, p. 8. TA, p. 29, nous soulignons. 209 P. Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) » dans Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, p. 322. 210 Idem. 208 62 donnée »211. Pour Ricœur, la conscience, ou le soi, n’est pas donnée212. Elle nécessite plutôt d’être toujours à nouveau conquise. La réflexion se fait ainsi, avec Ricœur, « réappropriation de notre effort pour exister »213. Le soi est séparé de lui-même214 et sa tâche est donc de faire sien ce qui a cessé de l’être, ce qui est maintenant étranger. Son ancrage dans les philosophies de la réflexion fait en sorte que, pour Ricœur, la visée première en est donc une de compréhension de soi215, mais que, par ailleurs, « les manières multiples dont l’autre que soi affecte la compréhension de soi par soi marquent précisément la différence entre l’ego qui se pose et le soi qui ne se reconnaît qu’à travers ces affections mêmes » 216 . La compréhension de soi par soi passe ainsi toujours par un autre. Dans l’herméneutique ricœurienne, on a donc toujours affaire à des médiations ainsi que notre analyse de la dialectique de l’appartenance et de la distanciation nous l’avait déjà révélé. 211 Idem. Et encore, p. 324 : « [L]a position du soi n’est pas une donnée, elle est une tâche ; elle n’est pas gegeben, mais aufgegeben ». 212 « Je ne possède pas d’abord ce que je suis » martèle-t-il. (P. Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II), p. 324) 213 P. Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) », p. 323. 214 Et cette séparation implique un désir et finalement une affirmation d’être : « Cet effort est un désir, parce qu’il n’est jamais satisfait, mais ce désir est un effort, parce qu’il est la position affirmative d’un être singulier et non pas simplement un manque d’être » (P. Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) », p. 325). 215 On pourra remarquer que la compréhension de soi n’est pas absente de l’herméneutique gadamérienne. Ainsi, écrit Gadamer : « Tout comprendre est finalement un se-comprendre, mais pas au sens d’une possession de soi antérieure ou finalement atteinte. Car ce se-comprendre ne s’effectue toujours qu’à travers le comprendre d’une Chose et n’a pas le caractère d’une libre réalisation de soi. Le soi que nous sommes ne se possède pas lui-même. On pourrait plutôt dire qu’il s’advient » (« Le problème de la compréhension de soi » dans Langage et vérité, p. 142). Cette entente sur la chose même transforme les interlocuteurs faisant dire à Gadamer que « [l]e propre de tout dialogue, c’est que, par lui, quelque chose a changé » (« Le problème de la compréhension de soi », p. 145). Cependant, au contraire de la visée réflexive explicitement posée par Ricœur, cette transformation de soi, chez Gadamer, nous apparaît moins comme une visée que comme une conséquence. Il y a bel et bien compréhension de soi chez Gadamer, mais elle ne nous semble pas être ce qui est d’abord et avant tout recherché. La conscience du travail de l’histoire fait certes retour sur elle-même, mais c’est pour mieux débusquer les préjugés qui viennent faire obstacle à un dialogue véritable avec la tradition. Chez Ricœur, c’est le soi qui est d’abord et avant tout en question, alors que chez Gadamer le dialogue avec la tradition a plutôt pour but d’en arriver à une entente sur la chose même. 216 SA, p. 380. 63 CHAPITRE 1 – LA PRIMAUTÉ DU SOI. LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS Ce rappel de l’ancrage de la pensée de Paul Ricœur dans les philosophies de la réflexion nous fournit un point de départ pour appréhender la conception ricœurienne de la subjectivité. Les philosophies de la réflexion supposent en effet une mise en avant du sujet. Or, il n’en est pas autrement dans l’herméneutique ricœurienne : c’est, en effet, la compréhension de soi qui, ultimement, est en jeu. Mais est-ce alors à dire que Ricœur donne la primauté au soi dans la relation à autrui ? Par ailleurs, si Ricœur reconnaît et assume son héritage, nous avons vu qu’il s’en démarque également. Mais quelle conception du soi est alors la sienne ? Dans ce chapitre, nous voulons montrer qu’effectivement, pour Ricœur, la relation entre soi et autrui est marquée par le primat du soi. C’est d’ailleurs là que se situe le point central de discorde avec Levinas, penseur de l’altérité par excellence. Comme il est rappelé fort justement dans la présentation d’un entretien entre les deux penseurs, « [l]es divergences entre Lévinas et Ricœur portent sur l’ordre de préséance entre le “ je ” et le “ tu ” ou entre le “ moi ” et “ l’autre ” »217. Cependant, l’opposition est beaucoup moins tranchée qu’il n’y paraît de prime abord dans la mesure où Ricœur partage avec Levinas le fait de critiquer la conception du sujet qui se pose comme son propre fondement, conception propre aux philosophies de la réflexion. Levinas certainement, mais Ricœur également, ébranlent le piédestal qui a été celui du sujet depuis Descartes. Le dialogue entre Ricœur et Levinas nous permettra ainsi de préciser quel « soi » l’herméneutique ricœurienne nous donne à voir pour l’autre. 1. Le soi comme ipséité Comme nous avons commencé à le montrer en évoquant La philosophie de la volonté, la question de la compréhension de soi traverse véritablement toute l’œuvre de Ricœur. Toute l’herméneutique de Ricœur vise en effet à éclaircir la question de la compréhension de soi. Bien entendu, entre un texte plus ancien comme « Existence et herméneutique » (1969) et Soi-même comme un autre (1990) où Ricœur pose explicitement 217 D. Banon (dir.), Levinas. Philosophe et pédagogue, p.11. 65 la question « Qui suis-je ? », sa conception même du soi va évoluer, passant d’une compréhension du soi comme « existence » à une compréhension du soi comme « ipséité ». Cependant, ultimement, c’est toujours la compréhension de soi que vise l’herméneutique. Dans « Existence et herméneutique », Ricœur écrit ainsi que : [t]oute interprétation se propose de vaincre un éloignement, une distance, entre l’époque culturelle révolue à laquelle appartient le texte et l’interprète luimême. En surmontant cette distance, en se rendant contemporain du texte, l’exégète peut s’approprier le sens : d’étranger, il veut le rendre propre, c’est-àdire le faire sien, c’est donc l’agrandissement de la propre compréhension de soi-même qu’il poursuit à travers la compréhension de l’autre. Toute herméneutique est ainsi, explicitement ou implicitement, compréhension de soimême par le détour de la compréhension de l’autre218. Mais justement, comment se comprend-il ce sujet ? Le soi que Ricœur découvre au fil des études de Soi-même comme un autre est un soi qui se sait notamment toujours déjà pétri d’altérité. Voilà en quoi il vient rompre avec les conceptions du soi et de l’autre envisagées dans leur toute puissance et ouvrir « des possibilités d’inter-communication entre des soi certes distants, mais pas incomparables »219. Ce soi qui reconnaît la part d’altérité qui le constitue, Ricœur nous le donne à voir, plus particulièrement, à travers la dialectique de l’ipséité et de l’altérité : le soi ne peut être pensé sans l’autre. Soi et autre : les deux sont inextricablement liés. Ils entretiennent un rapport dialectique, terme à entendre comme supposant une relation au sein de laquelle « certaines choses n’existent ou ne sont connues que si une autre chose opposée existe ou est connue en même temps »220. L’altérité apparaît comme inhérente à l’ipséité. Pour mieux voir l’ipséité, il ne s’agit pas d’écarter l’altérité – comme le fait, par exemple, Husserl dans la réduction au propre221. C’est plutôt en considérant l’altérité que l’on va voir l’ipséité apparaître. 218 P. Ricœur, « Existence et herméneutique », p. 20, nous soulignons. R. Kearney, « Entre soi-même et un autre : l’herméneutique diacritique de Ricœur », p. 59. 220 P. Ricœur cité par Olivier Abel dans son ouvrage Paul Ricœur. La promesse et la règle, p. 91. 221 Le premier geste que pose Husserl dans la Cinquième méditation afin de tenter de répondre à l’objection du solipsisme est d’opérer une nouvelle réduction. Cette « réduction au propre » consiste à faire abstraction de tout ce qui est étranger et de ne considérer plus que ce qui est propre à l’ego transcendantal. Sur la base de la réduction transcendantale, il s’agit donc de déterminer ce qui appartient en propre à l’ego transcendantal, ce qui lui est spécifique, ce qui implique de mettre entre parenthèses tout ce qui se rapporte aux autres, que ce soit directement ou indirectement par le biais de médiations (culture, langage). « La première exigence méthodique, écrit Husserl, est […] de commencer par accomplir à l’intérieur de la sphère universelle transcendantale une épochè thématique d’un type spécifique. Nous excluons hors du champ thématique tout ce qui est maintenant en question, c’est-à-dire nous excluons du regard toutes les opérations constitutives de 219 66 À ce point de l’analyse, il est important de saisir que c’est avec l’ipséité que l’altérité entretient ce type de rapport dialectique 222 . En effet, cette dialectique de l’ipséité et de l’altérité repose sur la distinction fondamentale que fait Ricœur dans Soi-même comme un autre, à savoir la distinction entre moi et soi, entre l’idem et l’ipse. Ainsi, écrit Ricœur dans la préface de Soi-même comme un autre : Tant que l’on reste dans le cercle de l’identité-mêmeté, l’altérité de l’autre que soi ne présente rien d’original : « autre » figure, comme on a pu le remarquer en passant, dans la liste des antonymes de « même », à côté de « contraire », « distinct », « divers », etc. Il en va tout autrement si l’on met en couple l’altérité avec l’ipséité. Une altérité qui n’est pas – ou pas seulement – de comparaison est suggérée par notre titre, une altérité telle qu’elle puisse être constitutive de l’ipséité elle-même. Soi-même comme un autre suggère d’entrée de jeu que l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre, comme on dirait en langage hégélien. Au « comme », nous voudrions attacher la signification forte, non pas seulement d’une comparaison – soi-même semblable à un autre –, mais bien d’une implication : soi-même en tant que… autre223. Et encore, dans un autre texte : « “Soi” est immédiatement structuré par l’altérité. Dans Soimême comme un autre, j’ai voulu montrer que l’ipséité – la propriété réflexive du soi – était essentiellement liée à sa capacité réceptive à l’égard de l’altérité »224. Pour bien saisir la dialectique de l’ipséité et de l’altérité, il convient de préciser cette distinction entre ipséité et mêmeté et d’éclaircir la relation que ces deux facettes de l’identité entretiennent avec l’altérité. En effet, la mêmeté et l’ipséité entretiennent toutes les deux un rapport à l’altérité, mais un rapport qui est différent. Nous l’avons déjà évoqué : toute la philosophie ricœurienne est traversée par la quête du soi, mais c’est véritablement dans Soi-même comme un autre qu’il attaque de front cette question en prenant comme fil directeur de son travail la question « Qui suis-je ? ». Dans les chapitres centraux de l’ouvrage (études cinq et six), il établit la distinction majeure entre l’intentionnalité qui se réfère immédiatement ou médiatement à la subjectivité étrangère » (Méditations cartésiennes, § 44). 222 Ce que Johann Michel souligne également quand il écrit que : « L’introduction de l’identité-ipse […] scelle le […] tournant intersubjectif. Qu’il s’agisse de l’identité narrative ou du caractère, de l’autre entre assurément dans la constitution du même, si l’on considère, d’une part, que la narration de soi-même s’enchevêtre avec la coprésence d’autrui, d’autre part, que les dispositions acquises du caractère intègrent des opérations d’identification à des personnes, des personnages, des héros. Mais ce qu’apporte en supplément l’identité-ipse concerne la médiation éthique d’autrui au cœur de soi-même » (J. Michel, Paul Ricœur. Une philosophie de l’agir humain, p. 94). 223 SA, p. 13-14. 224 P. Ricœur, « Entretien », p. 24. 67 deux facettes de l’identité : l’identité-idem ou mêmeté et l’identité-ipse ou ipséité auxquelles Ricœur accole deux modèles paradigmatiques que sont respectivement le caractère et la promesse. Caractère et promesse traduisent deux façons de se reconnaître comme étant soi-même. Le caractère et la promesse se trouvent chacun à un pôle du concept d’identité225. En effet, le caractère marque le recouvrement de l’ipse par l’idem alors que dans le cas de la promesse, l’ipséité s’affranchit de la mêmeté. D’un côté, idem et ipse coïncident, alors que de l’autre côté l’ipse est irréductible à l’idem. Mais comment le caractère et la promesse nous permettent-ils de prendre la mesure de la mêmeté et de l’ipséité ? Le caractère, tout d’abord, est ce qui nous permet de dire d’une personne que c’est bien elle. Plus précisément, Ricœur le définit comme « l’ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu comme étant le même »226 ou encore comme « l’ensemble des conditions durables à quoi on reconnaît une personne » 227 . Or, ces marques distinctives ou ces conditions durables qui traduisent la constance, la stabilité du caractère sont plus exactement des dispositions qui relèvent de l’habitude ou d’identifications acquises. Ces deux concepts – habitude et identifications acquises – sont particulièrement intéressants pour notre questionnement dans la mesure où 1) ils requièrent, pour se construire, le recours à l’altérité et où 2) ils nous permettent de voir dans quelle mesure l’idem vient recouvrir et en quelque sorte fixer ou figer l’ipse. En effet, ce que traduisent l’habitude et les identifications acquises, c’est premièrement que l’identité d’un individu se forme en grande partie grâce à l’identification aux normes, valeurs, attitudes du groupe auquel il appartient, qu’elle se façonne donc par des emprunts extérieurs. L’altérité est donc bien présente dans la formation du caractère sous les traits de ce à quoi le soi s’identifie. Le soi, c’est-à-dire l’ipse, participe en effet du caractère. Plus précisément, il se laisse deviner dans le moment où l’individu s’identifie ou se reconnaît dans des personnes, personnages, figures héroïques, valeurs ou autres. L’ipse se laisse déceler dans le moment de la réflexion, et plus précisément de la réflexion telle que l’entend Ricœur, c’est-à-dire médiatisée par l’altérité. Mais avant d’en venir au 225 Plus précisément, ils entretiennent une relation dialectique dont la narration est le terme médiateur. Nous n’abordons pas cet aspect, c’est-à-dire la question de l’identité narrative, ici dans la mesure où c’est la distinction de la mêmeté et de l’ipséité qui s’avère pertinent pour notre propos plus que leur mise en relation. 226 SA, p. 144. 227 Ibid., p. 146. 68 moment de la médiation, nous tenons à insister sur le fond du caractère, à savoir l’ipséité. Comme nous avons commencé à le voir, avant tout, l’ipse traduit le geste réflexif. L’ipse, c’est le « se » plutôt que le « je ». C’est le « s’ » de s’identifier à. L’ipse, c’est le « soi » qui, nous dit Ricœur, en français « est défini d’emblée comme pronom réfléchi »228. Par ailleurs, rapprocher « soi » du terme « se » permet de lever l’obstacle consistant à considérer le pronom « soi » comme n’étant le pronom réfléchi que de la troisième personne. En effet, le « se » tant qu’il est rapporté à des verbes du mode infinitif, « désigne alors le réfléchi de tous les pronoms personnels, et même de pronoms impersonnels, tels que “chacun”, “quiconque”, “on” »229. Ainsi, le fait de se reconnaître dans des valeurs, de s’identifier à des figures héroïques qui sont le propre du caractère portent la marque de l’ipse qui en est même au fondement. L’ipse est bien présente dans la formation du caractère. Cependant, il convient encore de rappeler que, pour Ricœur, le retour à soi de la réflexion ne se fait pas dans l’immédiateté, mais toujours par le biais d’un détour. Le retour à soi nécessite un intermédiaire, un terme médiateur. Dans le cas du caractère, ce sont toutes les figures, mais aussi toutes les valeurs, les normes, les idéaux pour reprendre des termes que Ricœur lui-même emploie230 qui nous servent de modèles dans l’enfance et encore à l’âge adulte pour advenir à nous-même. Ce sont tous les modèles par lesquels se construit notre caractère. Ces modèles représentent une forme d’altérité qui entre en relation avec le caractère. De l’autre entre dans le même. Mais il faut immédiatement préciser qu’il entre en relation sur le mode de l’intégration. En effet, le caractère autre de ces différents modèles est intériorisé, ce qui a pour effet, au final, d’annuler précisément l’altérité. Pour le dire autrement, l’autre est devenu même. L’altérité a été transformée en mienneté. Ainsi, ce processus dynamique de réflexion médiatisée qui intériorise l’altérité aboutit à l’acquisition et à la sédimentation dans le même de ces traits autres et cela sous la forme de dispositions que l’on rassemble sous le vocable de caractère. De cette façon, le caractère acquiert une stabilité. Ainsi, « en tant même que seconde nature, mon caractère 228 Ibid., p. 11. Idem. « “Soi” est un réflexif de toutes les personnes, écrit Ricœur. C’est par ce chemin, précise-t-il par ailleurs, que je me suis efforcé de quitter les ornières d’un certain solipsisme, d’un certain idéalisme que j’ai moi-même traversé alors que j’étais plus proche que je ne le suis maintenant de Husserl, et surtout du Husserl des Méditations cartésiennes » (P. Ricœur, « Entretien », p. 24) 230 SA, p. 146-147. 229 69 c’est moi, moi-même, ipse; mais cet ipse s’annonce comme idem. Chaque habitude ainsi contractée, acquise et devenue disposition durable, constitue un trait – un trait de caractère précisément –, c’est-à-dire un signe distinctif à quoi on reconnaît une personne, on la réidentifie comme étant la même, le caractère n’étant pas autre chose que l’ensemble de ces signes distinctifs »231. Un tout autre rapport à l’altérité se dessine dès lors que l’on considère l’identité-ipse, c’est-à-dire cette forme d’identité où l’ipséité est mise à nu sans le support de la mêmeté232. L’exemple que Ricœur considère comme paradigmatique dans le cas de l’identité-ipse est celui du maintien de la parole donnée, autrement dit celui de la promesse. Promettre, c’est s’engager à faire ce que l’on a dit que l’on ferait. Définition qui rend relativement bien compte de ce qu’est la promesse, mais qui cache cependant, en son sein, un élément essentiel qu’il convient de faire apparaître si l’on ne veut pas passer à côté de ce qu’elle est vraiment. En effet, si l’on prend cette définition telle quelle, sans en faire apparaître la dimension dialogale, c’est-à-dire sans dé-couvrir la part de l’autre qui lui est inhérente, un danger guette l’auteur de la promesse. Péril de l’enfermement sur soi. Si l’on ne fait pas explicitement ressortir que la promesse est avant tout promesse faite à quelqu’un, si l’on occulte l’autre à qui la promesse est faite, alors cet engagement qui la caractérise n’est plus, finalement, qu’engagement envers soi : ne maintenir sa promesse que parce qu’on s’est engagé à le faire. Promesse qui n’est alors plus qu’une obligation envers soi-même. Cependant, Ricœur nous rappelle que « l’engagement est […] premièrement “envers l’allocutaire” »233. C’est donc seulement si l’on reconnaît que la promesse est avant toute chose engagement envers l’autre 234 , autrement dit si l’on fait ressortir explicitement la dimension dialogale de la promesse que l’on peut venir contrer l’enfermement du soi. Ricœur nous dit ainsi que l’obligation de se maintenir soi-même en tenant ses promesses est menacée de se figer dans la raideur stoïcienne de la simple constance si elle n’est pas irriguée par le vœu de répondre à une attente, voire à une requête venue d’autrui. C’est en vérité, dès le premier stade, celui de l’intention ferme, que 231 Ibid., p. 146. Ibid., p. 148. 233 P. Ricœur, « La promesse d’avant la promesse », p. 27. 234 Ricœur nous rappelle d’ailleurs la force du rapport à l’autre dans la promesse (Parcours de la reconnaissance, p. 205). 232 70 l’autre est impliqué : un engagement qui ne serait pas de faire quelque chose que l’autre pourrait choisir ou préférer pourrait n’être qu’un pari stupide235. Ainsi, alors que dans le cas de l’identité-idem, l’altérité est intériorisée pour finalement devenir mienneté, au contraire, quand l’altérité est en couple avec l’ipséité, les deux, bien qu’intimement liés trouvent leurs marques propres. Le rapport à l’autre qui est celui de l’ipséité implique certes un lien, mais également une mise à distance, une distanciation à partir de soi, alors que, au contraire, le même tend à ramener l’autre à lui, à l’intégrer en lui. Le modèle de la promesse est vraiment éclairant à cet égard : le rapport à l’altérité est tel que cette dernière nécessite d’être déployée, d’être distinguée pour justement contrer l’enfermement sur soi qui viendrait nier le sens même de la promesse, n’en faisant « qu’un pari stupide ». Ainsi, alors que la mêmeté est fermeture, l’ipséité est ouverture. Mêmeté et ipséité traduisent donc deux mouvements inverses quant au rapport à l’autre : la mêmeté ramène à elle-même, alors que l’ipséité distingue d’elle-même. Cela ressort avec beaucoup de clarté dans l’analyse croisée que fait Marlène Zarader du concept ricœurien de « promesse » et du film des frères Dardenne intitulé La promesse. Zarader fait par ailleurs très bien ressortir un aspect que nous avons encore relativement peu évoqué, à savoir que c’est l’appel de l’autre, d’autrui qui permet à l’ipse de se distinguer de l’idem. Mais avant de détailler cette analyse, rappelons, avec Zarader, l’intrigue du film : Dans une banlieue désolée […], un homme sans scrupule (Roger) exploite des travailleurs immigrés clandestins, qu’il loge dans une bâtisse insalubre. Il est aidé dans cette tâche par son fils d’une quinzaine d’années, Igor. À l’occasion d’un contrôle de l’inspection du travail, un ouvrier burkinabé, Hamidou, tombe d’un échafaudage et se blesse grièvement. La veille, il avait accueilli sa femme (Assita) et son bébé (Tiga), venus du pays. Pendant qu’Igor tente de le secourir, Hamidou, presque qu’inconscient, lui demande de « s’occuper » de sa femme et de son fils. Et comme l’adolescent acquiesce en silence, il insiste : « Dis-le ». Igor promet. Quelques minutes plus tard, le père arrive. Igor […] suggère de transporter [Hamidou] à l’hôpital, [mais] Roger […] s’emploie [plutôt] à camoufler l’agonisant sous un empilement de planches. Le soir, […] les deux hommes ensevelissent [le corps] sous un mélange de béton et de gravats. La suite du film montre comment Igor – confronté à des situations chaque fois nouvelles […] – « improvise » au jour le jour pour ne pas trahir sa promesse. Cela le conduit, par-delà les gestes mineurs auxquels il croyait pouvoir se tenir au début (couper du bois, donner de l’argent), à se détacher graduellement du père, selon une progression qui apparaît comme inévitable : le quitter […], l’attacher […], enfin le dénoncer236. 235 236 SA, p. 311. M. Zarader, « La promesse et l’intrigue », p. 90-91. 71 Ce dont il est entre autres question dans ce film, c’est, pour reprendre les mots de Ricœur, du « devenir humain et adulte »237 d’Igor, de la façon dont Igor advient à lui-même. Or, comme le remarque Zarader, le film illustre particulièrement bien la tension qui se joue entre un advenir à soi qui voit le soi arriver à se tenir sans le secours du même, et un advenir à soi comme enfermement dans le même. L’enfermement dans le même est ici représenté par l’identification à la figure du père. Zarader relève ainsi fort justement que « c’est la même bague que Roger offre à Igor, le même tatouage qu’il dessine sur son épaule, la même chanson enfin qu’ils chantent en chœur dans l’inoubliable scène du karaoké »238. Avant la promesse à Hamidou, c’est à la manière du père, à la manière du même qu’Igor était en train d’advenir à lui-même. Mais par cette parole donnée à l’autre, à Hamidou, Igor va justement se détacher d’un père qui voulait l’enfermer dans le lieu du même pour au contraire se révéler comme soi, c’est-à-dire autre que lui-même. Igor advient à lui-même comme un autre plutôt que de devenir le même que l’autre. C’est, en effet, en tenant sa promesse, en tenant sa parole, coûte que coûte, envers et contre son père, qu’Igor se maintient ainsi lui-même et, ce faisant, se détache de son père pour advenir à lui-même. Certes, le moment d’« identification-à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros, dans lesquels la personne, la communauté se reconnaissent » 239 est nécessaire dans la construction de l’identité, mais elle nécessite également un moment de mise à distance pour que finalement le soi puisse se tenir sans le secours du même; dans le film, sans le secours du père. Par ailleurs, comme le montre fort bien Zarader grâce au film des frères Dardenne, cette advenue à soi est rendue possible grâce à un autre, un étranger. Mêmeté et ipséité sont ainsi traversées de part en part par l’altérité, mais de façon différente : « soit que [l’autre] consolide l’idem, soit qu’il ouvre à l’ipse »240. Et il convient d’ajouter que la façon dont l’autre vient garantir l’ipséité, c’est en « interdis[ant] toute confusion avec moi »241 : L’identité-idem reste enfermée en [l’identification], [alors que] l’identité-ipse s’en affranchit. […] Or c’est bien là ce que le film, littéralement, met en scène. L’autre auquel Igor a donné sa parole est l’étranger, le Noir, le clandestin : non 237 Voir, à ce propos, P. Ricœur, « Existence et herméneutique », p. 26. Également J. Michel, « L’animal herméneutique ». 238 M. Zarader, « La promesse et l’intrigue », p. 93. 239 SA, p. 146. 240 M. Zarader, « La promesse et l’intrigue », p. 93. 241 Ibid., p. 94. 72 pas celui avec lequel il pourrait se confondre, mais celui qui l’attire hors de luimême. […] Luc Dardenne en avait une claire conscience, lorsqu’il résumait ainsi le projet du film : « La promesse, ou comment un fils échappe au meurtre de [par] son père. Comment échapper à celui qui vous aime et que vous aimez ? Qui viendra vous tirer de là ? […] Un autre. Et il faudra qu’il vienne de loin, de très loin »242. La promesse nous montre que dans le cas de l’identité-ipse, autrui m’ouvre à un « hors de moi », à un « au-delà de moi », plus précisément même, à un « au-devant de moi ». En promettant, je m’engage, en effet, maintenant à faire quelque chose dans le futur. « En promettant, nous dit Ricœur, je me place intentionnellement sous l’obligation de faire ce que je dis que je ferai »243. Cependant, comme nous l’avons déjà évoqué, le maintien de soi propre à l’ipséité pourrait se figer en une constance stérile si la promesse n’était pas faite avant tout à autrui. Dire « je promets », ce n’est pas m’engager avant tout envers moi, mais plutôt envers autrui. Mais ce n’est pas tout. « La promesse, nous dit en effet Ricœur, n’a pas seulement un destinataire, mais un bénéficiaire »244. Je m’engage certes envers autrui, mais je m’engage surtout à faire le bien pour autrui. Selon Ricœur, en effet, « [l]a promesse est un engagement à “faire” ou à “donner” quelque chose de tenu bon pour lui »245, et même plus précisément, tenu bon par lui. La promesse consiste à répondre au souhait d’autrui, à ce qu’il peut choisir ou préférer. En ce sens, la promesse comporte une dimension éthique. Mais est-ce alors à dire que cette dimension éthique représente une caractéristique propre de l’ipséité ? 2. L’ipséité comme condition de possibilité de la rencontre éthique avec autrui : L’exemple de la sollicitude 2.1. La sollicitude Pour Ricœur, en effet, c’est bien l’ipséité et non la mêmeté qui constitue le socle de la relation éthique à autrui. Et il est possible de voir à l’œuvre cette relation à autrui qui est le fait de l’ipse plutôt que de l’idem dans la dialectique entre l’estime de soi (pôle du soi) et la 242 Idem. P. Ricœur, Temps et récit. Tome III. Le temps raconté, p. 419. 244 P. Ricœur, « La promesse d’avant la promesse », p. 27. 245 Idem. 243 73 sollicitude (pôle de l’autre) 246 qui est une traduction, au plan phénoménologique, de la dialectique de l’ipséité et de l’altérité (qui, elle, se joue davantage au plan ontologique)247. Qu’est-ce que l’estime de soi ? Au regard d’une vie, l’estime de soi correspond au degré d’accomplissement des idéaux de chacun. C’est la mesure dans laquelle le parcours de vie de quelqu’un correspond à ce qu’il aurait souhaité qu’il soit sachant que cette « mesure » est médiatisée par l’interprétation que chacun en fait. En effet, l’estime de soi n’est pas donnée directement, elle résulte plutôt du travail d’interprétation par l’individu de ses actions, de ses idéaux, de ses réalisations. L’estime de soi, écrit ainsi Ricœur, est « le moment réflexif de la praxis »248. Moment réflexif car c’est par la reconnaissance du fait que ces actions sont bien les nôtres, c’est-à-dire que nous en sommes l’auteur, que l’estime de soi devient possible. Ces actions ne résultent pas de « simples forces de la nature », mais plutôt de notre capacité d’agir intentionnellement, c’est-à-dire de notre capacité d’agir pour des raisons ainsi que de notre capacité d’initiative, c’est-à-dire de notre capacité de commencer quelque chose de neuf dans le monde. Ce moment réflexif de la praxis est ainsi le regard – interprétatif, c’est-à-dire toujours médiatisé – que l’on pose sur les actions et les œuvres de notre vie. C’est par l’interprétation de nos actions que l’estime de soi devient possible. Et, plus précisément, l’estime de soi est un processus réflexif qui passe par l’évaluation de nos actions. C’est en interprétant nos actions à l’aune d’étalons d’excellence, c’est-à-dire de règles de comparaison données par la société, et au regard de nos plans de vie professionnels, familiaux, etc. que l’on en vient à se reconnaître comme un soi digne d’estime. Ainsi, écrit Ricœur, « c’est en évaluant nos actions que nous contribuons d’une façon remarquable à l’interprétation de nous-mêmes en termes d’éthique ». À partir de là, il « propose d’appeler estime de soi, l’interprétation de soimême médiatisée par l’évaluation éthique de nos actions. L’estime de soi est en tant que telle un processus évaluatif appliqué indirectement à nous-mêmes en tant que soi »249. 246 Il semble pertinent de considérer plus particulièrement le soi dans sa capacité éthique puisque de l’aveu même de Ricœur « [la dialectique] de l’ipséité et de l’altérité a régné plus complètement sur les trois dernières études », c’est-à-dire sur les trois études de Soi-même comme un autre qui composent la « petite éthique » de Ricœur (SA, p. 345). 247 SA, p. 346 et 368 notamment. 248 P. Ricœur, « Éthique et morale », p. 259. 249 P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 394. 74 Cependant, la réflexivité propre à l’estime de soi, nous dit Ricœur, « semble porter en elle la menace d’un repli sur soi, d’une fermeture »250. Risque de voir le soi se muer en moi, en un ego coupé d’autrui. Or, ce qui va prévenir cette dérive égologique, c’est l’appel de l’autre. Appel qui va réveiller l’orientation vers l’autre que le soi porte toujours déjà en lui quand il a en vue le bien vivre au regard duquel il va s’estimer lui-même. Au niveau de l’estime de soi, l’altérité est en effet déjà bien présente sous la forme de sentiments spontanément dirigés vers autrui. Ainsi, si le soi ne se referme pas sur lui-même, si le moi ne prend pas sa place, c’est parce qu’il porte en lui une part d’altérité251 que l’appel de l’autre découvre. Le soi porte déjà en lui cette orientation vers autrui qui prend ici « le beau nom de “sollicitude” »252. La sollicitude agit ainsi toujours de l’intérieur même de l’estime de soi et l’empêche de se muer en une espèce d’amour de soi, d’égoïsme en lui rappelant qu’« une action ne pourrait être estimée bonne, si elle n’était faite en faveur d’autrui, par égard pour lui » 253 . C’est l’appel de l’autre qui vient contrer la prétention à la toutepuissance de l’ego. Mais si le soi peut entendre cet appel, c’est parce qu’il est fondamentalement toujours déjà pétri d’altérité et donc ouvert à l’autre. Ricœur peut ainsi écrire que « [c]e que la souffrance de l’autre, autant que l’injonction morale issue de l’autre, décèle dans le soi, ce sont des sentiments spontanément dirigés vers autrui »254. Pour Ricœur, l’appel de l’autre est essentiel, mais pour être reçu, il faut que le soi ne soit pas totalement fermé sur lui-même. Seul un soi potentiellement déjà ouvert à autrui peut réellement accueillir l’autre et lui répondre. Ici se fait jour un premier point de discorde entre Ricœur et Levinas. En effet, pour Levinas, c’est plutôt l’autre qui vient fracturer le monde clos du soi, le faisant par là-même entrer dans la sphère de l’éthique. Aucun soi ne se tient, au préalable, ouvert à lui, potentiellement prêt à l’accueillir255. Précisons. 250 SA, p. 212. D’ailleurs, il convient de remarquer avec Ricœur que « [d]ire soi n’est pas dire moi. Soi implique l’autre que soi, afin que l’on puisse dire de quelqu’un qu’il s’estime soi-même comme un autre » (P. Ricœur, « Éthique et morale », p. 260). 252 P. Ricœur, « Éthique et morale », p. 258. 253 SA, p. 222. 254 Ibid., p. 224, nous soulignons. 255 À cet égard, dans son analyse du film des frères Dardenne, Marlène Zarader nous semble parfois faire une lecture plus levinassienne que ricœurienne. Elle insiste en particulier sur le fait que l’autre – qui prend d’ailleurs la figure de l’étranger – vient faire « effraction » – vocabulaire plus levinassien que ricœurien – dans la sphère du soi. Dans la lecture qu’elle en fait, il semble donc que ce soit l’étranger qui vienne ouvrir le soi à lui-même, alors que, pour Ricœur, le soi est déjà ouvert à l’autre et, pour cette raison même, est capable d’entendre son appel. 251 75 2.2. Figure(s) levinassienne(s) du sujet : de l’ego au moi. De prime abord, il apparaît que, chez Levinas, le Moi n’est pas d’abord tourné vers l’autre, ouvert à l’autre. Au contraire, chez lui, dans son monde de jouissance, il n’est tourné que vers lui-même et, en ce sens, fermé à autrui. Le sujet qui prévaut à la rencontre avec autrui est un sujet caractérisé par l’égoïsme. On a affaire à un sujet qui cherche à affirmer son identité et qui le fait par la médiation du monde. Dans la possession du monde, dans la jouissance du monde, le Moi fait sien ce qui auparavant était extérieur. Assimilation de l’altérité du monde pour mieux coïncider avec lui-même. Dans la jouissance du monde par le Moi s’opère un revirement de l’altérité du monde en identification de soi. Identification du Même qui définit le concret de l’égoïsme. Égoïsme qui doit cependant, pour Levinas, être entendu dans un sens positif dans la mesure où il traduit l’indépendance du Moi, son autonomie. En effet, il faut un Moi pour rencontrer autrui. Ce Moi, même s’il n’est pas encore le moi au sens plein du terme chez Levinas 256, c’est-à-dire le moi éthique, marque déjà une sortie du moment impersonnel, de l’être en général, au sein duquel aucune rencontre n’est possible. La jouissance rend le Moi définitivement indépendant. Cependant, cette jouissance, cette possession des choses qui permet au moi de se détacher du fond de la neutralité pour s’affirmer, nécessite qu’il se retire en sa demeure, demeure qui marque le recueillement, le repli sur soi et donc la séparation. Mais, pour Levinas, cette séparation est essentielle dans la mesure où elle est une condition de possibilité de la rencontre du visage. « Le Même et l’Autre à la fois se tiennent en rapport et s’absolvent de ce rapport, demeurant absolument séparés. L’idée de l’Infini demande cette séparation. La métaphysique s’efforcerait de supprimer la séparation, d’unir. Concevoir la séparation comme déchéance ou privation ou rupture provisoire de la totalité, c’est ne pas connaître d’autre séparation que celle dont témoigne le besoin » 257 . La rencontre d’autrui ne peut se faire qu’avec un moi indépendant, qu’entre deux êtres que rien 256 À propos du « moi » et de l’ambiguïté qu’il y a même à le dire, Levinas écrit : « Mais quel embarras du langage ou quelle ambiguïté dans le moi ! Voilà que nous parlons du moi comme d’un concept alors que dans chaque moi la “première personne” est unicité et non pas individuation d’un genre. Le moi, si on peut dire, est moi, non pas là où on parle de lui, mais là où il parle à la première personne : moi s’évadant du concept malgré le pouvoir que le concept reprend sur lui dès qu’on parle de cette évasion, de cette unicité, de cette élection » (E. Levinas, « Diachronie et représentation », p. 175, note 1). 257 TI, p. 104. Et encore, toujours dans Totalité et infini : « Pour avoir l’idée de l’Infini, il faut exister comme séparé. L’idée de l’Infini, c’est la transcendance même. Si la totalité ne peut se constituer, c’est que l’Infini ne se laisse pas intégrer. Ce n’est pas l’insuffisance du Moi qui empêche la totalisation, mais l’infini d’Autrui » (p. 78). 76 ne relie et qui ne peuvent donc pas être pensés à l’aune d’une totalité, qui échappent à la totalité. Dans l’ordre du Même, autant d’ailleurs, chez Levinas que chez Ricœur, le moi a besoin de l’autre, de l’autre du monde, de l’autre que le moi fait sien en se repliant toujours sur soi. Cependant, la rencontre d’autrui, du visage ne peut pas ressortir à une telle relation, c’est-à-dire d’une relation marquée par le besoin car une telle relation implique l’assimilation de l’autre au Même. Le moi et l’autre ne doivent plus être dans cette relation de besoin qui, immanquablement, entraîne une intégration de l’altérité annihilant en partie son caractère d’altérité. La séparation marque au contraire la non-dépendance à autrui, le fait que le moi pré-éthique n’est pas déjà en rapport avec lui. « La séparation radicale entre le Même et l’Autre, écrit Levinas, signifie précisément qu’il est impossible de se placer en dehors de la corrélation du Même et de l’Autre pour enregistrer la correspondance ou la non-correspondance de cet aller à ce retour. Sinon, le Même et l’Autre se trouveraient réunis sous un regard commun et la distance absolue qui les sépare serait comblée »258. Cette exigence de séparation peut être mieux comprise en faisant référence à l’idée de l’infini, idée de l’infini qui est en quelque sorte le mode de la relation à autrui, mode inverse de celui de l’intentionnalité, ou même plutôt hors l’intentionnalité 259 . Idée de l’infini qui repose sur une rupture avec la totalité et donc sur la séparation. En effet, lors de la rencontre avec autrui, ce que le visage exprime, c’est l’infini, c’est-à-dire ce qui ne peut être englobé, ce qui ne peut être totalisé, ce qui ne peut être thématisé ou conceptualisé. L’absolument autre est ce qui déborde la pensée. Extériorité car en-dehors de toute totalité, car autrement que la totalité. Dès la préface de Totalité et Infini, Levinas écrit qu’« on peut remonter à partir de l’expérience de la totalité à une situation où la totalité se brise, alors que cette situation conditionne la totalité elle-même. Une telle situation est l’éclat de l’extériorité ou de la transcendance dans le visage d’autrui. Le concept de cette transcendance […] s’exprime par le terme d’infini. […]. [Et] dans l’idée de l’infini se pense 258 TI, p. 24. Et encore : « La séparation ne se réduisant pas à un simple pendant de la relation, la relation avec Autrui n’a pas le même statut que les relations offertes à la pensée objectivante et où la distinction des termes en reflète aussi l’union. […] Les termes en demeurent absolus malgré la relation où ils se trouvent » (TI, p. 197). 259 « L’idée de l’infini n’est pas une intentionnalité dont l’Infini serait l’objet. […] [L]’intentionnalité qui est l’ouverture de la pensée sur le thème, ne déborde pas ce thème. Elle ne consiste pas à penser plus que ce qui est pensé en elle. […] L’infini n’est donc pas le corrélatif de l’idée de l’infini comme si elle était une intentionnalité » (E. Levinas, « Transcendance et hauteur », p. 103). 77 ce qui reste toujours extérieur à la pensée » 260 . L’idée de l’Infini met en échec l’intentionnalité, c’est-à-dire le « mode » ou la « façon » de la connaissance. En effet, « [l]’idée de l’infini consiste précisément et paradoxalement à penser plus que ce qui est pensé en le conservant cependant dans sa démesure par rapport à la pensée. L’idée de l’infini consiste à saisir l’insaisissable en lui garantissant cependant son statut d’insaisissable »261. Ce qui est pensé (l’infini) ne rentre pas dans l’idée que l’on a de lui. Ce qui est pensé dépasse l’idée que l’on peut en avoir262. Or, pour être en mesure d’être mis en question par ce qui le dépasse, il faut que le moi soit séparé, fermé. Il faut que le moi soit séparé pour qu’autrui puisse, comme extériorité absolue, venir le mettre en question. Pour Levinas, seul un étranger, au sens fort du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui ne partage rien avec moi, peut briser la conscience de soi centrée, tournée sur elle-même et l’ouvrir véritablement à elle-même, c’est-à-dire à son unicité. Cet étranger, c’est le visage. C’est autrui. Autrui ébranle le sujet – conscience, conscience de…, conscience de soi – en l’interpelant, c’est-à-dire en lui enjoignant la responsabilité. Assignation à responsabilité qui est une injonction à répondre d’autrui, à être responsable d’autrui et ce, avant même d’avoir fait quelque chose. Nous aurons l’occasion de discuter en détails la teneur de cette responsabilité, mais on peut déjà dire que c’est une responsabilité qui est imposée de l’extérieur au sujet. Une responsabilité qui ne s’ancre pas dans la liberté du sujet mais la précède au sens où elle en est l’origine. C’est dire que cette responsabilité incombe au sujet alors qu’il ne l’a pas voulu, pas choisi, pas décidé. Responsabilité qui a alors l’apparence d’un fardeau. Pourtant il n’en est rien. « La subjectivité, en tant que responsable, écrit Levinas, est une subjectivité qui est d’emblée commandée; en quelque manière l’hétéronomie est ici plus forte que l’autonomie, sauf que cette hétéronomie n’est pas un esclavage, n’est pas un asservissement »263. En effet, la responsabilité, pour Levinas, est ce qui structure la subjectivité. C’est par la responsabilité pour autrui qui lui est imposée que le sujet advient à lui-même, qu’il s’individue comme « sujet » éthique. Que cet appel, ce 260 p. 9-10. E. Levinas, « Transcendance et hauteur », p. 103. 262 Levinas s’est inspiré ici de la conception cartésienne de l’Infini. Voir, entre autres, « La philosophie et l’idée de l’infini » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 238-239. Également, « Transcendance et hauteur », p. 104. 263 E. Levinas, « Philosophie, justice et amour » dans EN, p. 121. 261 78 commandement à responsabilité ne soit pas un asservissement, Levinas s’en explique de la façon suivante : c’est « comme si certaines relations purement formelles, quand elles se remplissent de contenu, pouvaient avoir un contenu plus fort que la nécessité formelle qu’elles signifient. A commandant B est une formule de la non-liberté de B; mais si B est homme et A est Dieu, la subordination n’est pas servitude, au contraire, c’est un appel à l’homme » 264 . Commandement, certes, mais commandement d’amour 265 . « Aime ton prochain ». Ordre d’aimer. Levinas évoque ainsi « la relation à autrui qui, amour, charité, miséricorde portée sur la responsabilité, est soucieuse d’autrui et, ainsi, de l’autre dans son unicité – souci qui est la nouveauté même de l’humain dans l’économie de l’être […] »266. Ordre, commandement qui relève ainsi plus de l’« élection » – concept essentiel sur lequel il faudra nous arrêter – que de la subordination. Levinas précise ainsi que [l]a conscience de responsabilité d’emblée obligée n’est certes pas au nominatif, elle est plutôt à l’accusatif. Elle est « ordonnée », et le mot « ordonner » est très bon en français : quand on devient prêtre, on est ordonné, mais en réalité on reçoit des pouvoirs. Le mot « ordonner » en français signifie à la fois avoir reçu l’ordre et être consacré. C’est dans ce sens-là que je peux dire que la conscience, la subjectivité n’a plus dans sa relation à l’autre la première place267. L’autre, plutôt, a la première place. Inversion. C’est ce que traduit le fait que le « sujet » soit celui qui ait à répondre – à répondre d’autrui. En ce sens, le sujet ne s’entend plus au nominatif – comme « je » – mais à l’accusatif – comme celui qui répond « Me voici! » au commandement d’autrui. « Me voici! », deux mots qui individuent le « sujet » plus que tous 264 Et encore dans Autrement que savoir : « Je ne suis pas du tout effrayé par l’impératif. L’impératif peut être déformé par les relations humaines, par l’autorité humaine, par le fait que ce n’est pas le bien qui vous commande. Ce qui vous commande n’est peut-être pas d’emblée ce devant quoi l’homme s’incline. Mais nous avons parlé aujourd’hui encore de la manière dont on peut s’incliner sans être humilié. Ou obéir sans être esclave. Je pense que, du point de vue formel, évidemment, lorsque A commande B, B est esclave de A, mais il s’agit de savoir qui est A. C’est-à-dire quel est le contenu de cette relation formelle. Elle ne résiste pas à certains contenus ! C’est à partir de la qualité de l’impératif que l’ordre peut être reconnu comme ordre du bien » (p. 82). 265 Même si, par ailleurs, Levinas évite d’avoir recours à ce mot, trop galvaudé selon lui. Ainsi, dans Autrement que savoir, Levinas parle de « ce mot trop beau ou trop pieux ou trop vulgaire » (p. 75). Et, plus loin, il dit : « L’une des raisons pour lesquelles j’hésite quand même beaucoup à parler de l’amour, c’est l’usage abusif ou séducteur de ce terme. C’est aussi son ambiguïté, et même son caractère d’“équivoque” » (p. 77). 266 Autrement que savoir, p. 62. 267 EN, p. 121. Et encore dans Autrement que savoir : « […] voici que le moi jusqu’alors intéressé peut répondre de l’autre, comme s’il y était appelé et élu, et par là précisément moi et unique. N’a-t-il pas entendu la parole de Dieu ? Dieu vient là à l’idée. Il ordonne le moi comme moi, comme allégeance à autrui, dans cet ordre d’aimer que l’amour seul peut donner ; amour comme commandement d’aimer remettant en question l’antique opposition de l’amour et de l’ordre ! » (p. 81). 79 les nominatifs parce que le moi qui répond à l’autre, qui répond de l’autre, c’est moi et pas un autre. Ainsi, le moi se trouve ou se découvre véritablement comme subjectivité dans la relation éthique, relation éthique marquée par la responsabilité. Le moi est véritablement soi dans le pour l’autre. Personne ne peut répondre à ma place à l’appel qu’autrui me lance. Personne ne peut se substituer à moi. Responsabilité, unicité qui font du moi un sujet. « L’identité éthique, écrit Calin, identifie le moi parce qu’elle le réduit à soi, à ce qu’il est vraiment parce qu’il est le seul à l’être – c’est-à-dire un moi responsable d’autrui »268. De cette conception de la subjectivité découlent plusieurs implications qui seront capitales dans la discussion avec Ricœur : Premièrement, de par la relation particulière que le moi entretient avec le visage, visage qui l’interpelle et auquel il répond, le moi est créature. Il est créature car de la situation de rencontre avec le visage qui fait de lui l’unique, il n’est pas à l’origine. Le sujet levinassien, sujet dès lors créé, dépend donc d’un autre dont il reste cependant séparé. Il ne trouve pas son commencement en lui. Le sujet ne se donne pas à lui-même son propre commencement, sa propre origine. Envisager le sujet comme créature, c’est aller à l’encontre des philosophies du Même qui ramènent l’extériorité à l’intériorité. L’idée de créature, au contraire, reconnaît l’antériorité de l’extériorité. Extériorité antérieure à toute intériorité, sens d’avant toute donation de sens. L’être créé est celui qui a une origine en deçà de son origine. Levinas porte l’extériorité à son paroxysme. La subjectivité pour Levinas est irréductible à la conscience. Le sujet se définit quant à sa responsabilité envers les autres, ces autres que nous ne connaissons même pas. La subjectivité n’est donc plus définie par la conscience car c’est la conscience même que le visage défie. C’est la deuxième implication que nous voulons mettre de l’avant. « La pure réflexion, écrit Levinas, ne peut avoir le premier mot : comment surgirait-elle dans la spontanéité dogmatique d’une force qui va ? Il faut que, du dehors, on la mette en question. Il faut à la réflexion une hétéronomie »269. L’intentionnalité originaire se trouve ébranlée. L’autonomie de la conscience est mise à mal. Avant même que de pouvoir se trouver comme constituante, la conscience est affectée, la conscience est approchée, et cela malgré 268 269 80 R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 269. E. Levinas, « Transcendance et hauteur », p. 104. elle, sans qu’elle l’ait voulu. En ce sens le sujet est otage270. Hyperbole pour signifier la destitution de la notion de sujet pensée comme position. Le sujet comme Moi est ce qui se tient, se possède, nous dit Levinas, il est maître de lui-même comme de l’univers. Ce sujet est par conséquent commencement, comme s’il était avant toute chose. Il assure l’univers comme s’il en était le commencement. Même s’il arrive tard, il est comme s’il était avant toute chose : par l’histoire, il peut savoir ce qui était avant lui. Mais, commencement, il est aussi achèvement : la fin de l’histoire est pleine possession de soi par soi, pleine présence à soi. Dans la relation à autrui qu’il n’a pas encore interprétée, cette présence à soi est d’entrée de jeu défaite par l’autre271. Le sujet exalté comme l’appelle Ricœur, le sujet conscience de soi et conscience du monde, le sujet comme conscience de, le sujet qui se pose est mis en question par autrui. La conscience est mise en question sans pouvoir même se réapproprier cette mise question. Il s’agit en effet d’une « mise en question de la conscience et non de la conscience de la mise en question »272. Par le fait même, « [l]e Moi perd sa souveraine coïncidence avec soi, son identification où la conscience revient triomphalement à elle-même pour reposer sur ellemême. Devant l’exigence d’autrui, le Moi s’expulse de ce repos et n’est pas la conscience, déjà glorieuse de cet exil » 273 . Le visage vient littéralement arrêter la conscience qui persévère en elle-même. Mais le visage n’est pas une simple limite opposée à la liberté du sujet, il vient plutôt mettre en question cette liberté même et en redéfinir la teneur 274. La liberté n’est plus première, nous dit Levinas. N’est pas originaire cette liberté qui est 270 Nous aurons l’occasion de revenir sur cette conception du sujet comme otage et sur le concept qui lui est apparenté de substitution. 271 E. Levinas, Dieu, la Mort, le Temps, p. 209. 272 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 272. Voir également Liberté et commandement, p. 63 et p. 76-77. 273 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 273. Et encore : « Toute critique de soi dans la réflexion se place déjà après la responsabilité » (« Transcendance et hauteur », p. 104). 274 Voir, entre autres, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 243 sq. Par exemple : « Autrui m’apparaît dans son visage non pas comme un obstacle, ni comme une menace que j’évalue, mais comme ce qui me mesure. Il faut, pour me sentir injuste, que je me mesure à l’infini. Il faut avoir l’idée de l’infini, qui est aussi l’idée du parfait comme le sait Descartes, pour connaître ma propre imperfection. L’infini ne m’arrête pas comme une force mettant la mienne en échec, elle met en question le droit naïf de mes pouvoirs, ma glorieuse spontanéité de vivant, de “force qui va” » (p. 244). Levinas ne considère donc pas que la relation intersubjective consiste d’abord en la confrontation de deux libertés. Pour Levinas, on n’a pas d’abord affaire à un face-à-face de deux libertés qui s’opposent et se limitent. Dans Totalité et infini, il écrit ainsi que « l’Autre, absolument autre – Autrui – ne limite pas la liberté du Même. En l’appelant à la responsabilité, il l’instaure et la justifie » (p. 214). Et encore, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence : « Par la substitution aux autres, le Soi-même échappe à la relation. Au bout de la passivité, le Soi-même échappe à la passivité ou à la limitation inévitable que subissent les termes dans la relation : dans la relation incomparable de la responsabilité, l’autre ne limite plus le même, il est supporté par ce qu’il limite » (p. 181). 81 caractérisée avant tout par l’impérialisme du Même qui, en se connaissant, se possède et intègre à son identité ce qui au départ se présente comme autre, comme non-moi. C’est la marche en avant de la conscience que l’entrée d’autrui fige et fait s’inverser. « Autrui, nous dit Levinas, s’impose comme une exigence qui domine cette liberté et, dès lors, comme plus originelle que tout ce qui se passe en moi »275. La liberté n’est plus définie par rapport à une autonomie. Elle est plutôt fondée sur une hétéronomie. Responsabilité avant la liberté. Je ne suis pas libre d’accepter ou de refuser cette responsabilité. Elle est antérieure à ma liberté et m’incombe d’ores et déjà. La justification de la liberté, le fondement de la liberté est à chercher dans la responsabilité du moi pour autrui, donc dans l’éthique. Troisièmement, nous voulons souligner que c’est uniquement en prenant pied dans l’éthique que l’on pourra échapper à l’arbitraire de la liberté. S’opère donc ici un déplacement. De la fondation de soi par soi caractéristique des philosophies de la réflexion, on passe avec Levinas au l’un-pour-l’autre, à un sujet dont le fondement est donné par l’autre et est à chercher dans le lien à l’autre. C’est ainsi le lien à l’autre pensé originairement comme éthique qui devient fondement. Le sujet chez Levinas n’est donc plus fondement de soi comme chez Descartes ou Husserl. Le sujet, pourrait-on dire, perd de sa superbe, mais ne tombe par pour autant dans l’humiliation si chère à Nietzsche. Il n’est pas humilié mais gagne de l’humilité. Le soi ne se trouve pas mais devient moi dans sa rencontre avec autrui. Autrui m’élit à moi, nous y reviendrons. Autrui désarçonne donc le sujet, il le désarçonne de sa position de sujet qui se fonde mais c’est pour mieux lui trouver une assise dans l’éthique, comme sujet éthique. Le sujet ne se pose plus mais il n’erre pas non plus. Autrui lui donne un point d’appui. L’éthique pour Levinas est ainsi première, elle ne repose pas sur un fond ontologique. « La responsabilité pour autrui qui n’est pas l’accident arrivant à un sujet, mais précède en lui l’essence, écrit Levinas, n’a pas attendu la liberté où aurait été pris l’engagement pour autrui. Je n’ai rien fait et j’ai toujours été en cause : persécuté. L’ipséité, dans sa passivité sans arché de l’identité est otage. […]. La responsabilité dans l’obsession est une responsabilité du moi pour ce que le moi n’a pas voulu, c’est-à-dire pour les autres » 276 . L’assignation à responsabilité vient marquer ce primat de l’éthique sur 275 276 82 TI, p. 59. AE, p. 145. Nous soulignons. l’ontologie. En effet, cette assignation par l’autre à la responsabilité du soi traduit une obéissance précédant toute écoute du commandement. Avant même tout choix ou toute volonté de ma part, j’ai été élu et plus précisément élu au bien. « Dans cette bonté préalable à tout choix qu’est ma responsabilité, nous dit Levinas, je suis comme élu, non interchangeable, le seul à pouvoir faire ce que je fais à l’égard d’autrui » 277 . Cette responsabilité pour l’autre qui m’incombe est donc une responsabilité morale. « La signification même de mon obligation éthique, c’est le fait que personne d’autre ne pouvait faire ce que je fais, comme si j’étais élu. […]. Dans ma responsabilité pour autrui, je suis toujours appelé comme si j’étais le seul qui puisse le faire… se faire remplacer pour un acte moral, c’est renoncer à l’acte moral »278. Cette impossibilité de se soustraire fait du moi le point qui porte « la gravité du monde » pour reprendre un mot de Levinas. L’accusatif par lequel le moi se dit marque un commencement. Je suis unique avant d’être. Ce qui définit le sujet avant d’être, c’est la passivité de son élection. Avant d’être, le sujet se meut dans l’autrement qu’être, dans la transcendance. Il est « l’Autre-dans-le-Même ». Subjectivité qui s’entend dans la responsabilité et la substitution et donc subjectivité comme passivité. C’est Autrui qui m’interpelle, c’est de lui que part toute initiative et donc moi, je suis exposé à Autrui, passivement. Responsabilité, donc, qui définit la structure même de la subjectivité : « la responsabilité en effet n’est pas un simple attribut de la subjectivité, écrit Levinas, comme si celle-ci existait déjà en elle-même, avant la relation éthique. La subjectivité n’est pas un pour soi; elle est, encore une fois, initialement pour un autre »279. Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, également, Levinas écrit : « Malgré moi, pour-un-autre – voilà la signification par excellence et le sens du soi-même, du se – accusatif ne dérivant d’aucun nominatif – le fait même de se retrouver en se perdant »280. C’est en se perdant dans l’extrême passivité de sa responsabilité pour l’autre que le sujet se trouve. Dire « Me voici! », c’est dire plus que simplement « Je suis ». C’est s’affirmer comme individu, comme moi et pas comme autre. « J’ai toujours pensé que l’élection n’est pas du tout un privilège, écrit Levinas; c’est la caractéristique fondamentale de la personne humaine, en tant que moralement responsable. La responsabilité est une individuation, un 277 E. Levinas, « L’asymétrie du visage », p. 119. Idem. 279 E. Levinas, Éthique et infini, p. 103. 280 AE, p. 14. 278 83 principe d’individuation. Sur le fameux problème, “l’homme est-il individué par la matière, individué par la forme ?”, je soutiens l’individuation par la responsabilité pour autrui »281. La conception levinassienne de la subjectivité est ainsi marquée par le primat de l’autre dans la mesure où c’est par autrui, dans ma responsabilité pour lui, que j’accède à moi. Or, cette primauté d’autrui, Ricœur ne peut l’accepter. 2.3. La critique ricœurienne En effet, pour Ricœur, il faut au contraire déjà un soi pour être en mesure d’entendre l’appel de l’autre. Plus précisément, seul un soi déjà ouvert à autrui peut véritablement entendre et répondre à l’appel de l’autre. Or, pour Levinas, c’est plutôt l’autre qui est à l’origine de l’ouverture du sujet à l’éthique. À la fois Ricœur et Levinas font tomber le sujet de son piédestal, mais Levinas le fait de façon beaucoup plus radicale que Ricœur et c’est finalement cette radicalité que Ricœur critique. Ricœur, rappelons-le, est un héritier des philosophies de la réflexion et s’il transforme la conception du sujet héritée de Descartes et de Husserl notamment, il ne la renie jamais totalement. Ricœur énonce sa critique de Levinas dans les études sept et dix de Soi-même comme un autre et la reprend ensuite dans quelques autres textes. Il l’énonce notamment fort clairement dans un échange de lettres qu’il a eu avec Levinas : « S’il y a entre vous et moi quelque différend, écrit Ricœur en s’adressant à Levinas, il se situe exactement au point où je soutiens que le visage de l’autre ne saurait être reconnu comme source d’interpellation et d’injonction que s’il s’avère capable d’éveiller ou de réveiller une estime de soi, laquelle, je l’accorde volontiers, resterait inchoative, non déployée et infirme hors de la puissance d’éveil issue de l’autre »282. Ricœur est ici d’accord avec Levinas quant au fait que c’est l’appel de l’autre qui initie la relation intersubjective qui est même alors relation éthique. Cependant, pour Ricœur, cet appel ne peut trouver écho que chez un soi qui est déjà, d’une certaine manière, un soi éthique. Ce n’est pas un autre qui confère au soi sa capacité éthique. C’est parce que le soi s’atteste déjà comme soi (pré-)éthique dans l’estime de soi qu’il peut recevoir et répondre à l’appel de l’autre. Cela apparaît clairement dans ces mots que Ricœur a adressés à Levinas lors d’un entretien avec ce dernier : « Si je ne suis pas 281 282 84 EN, p. 118. E. Levinas et P. Ricœur, « L’unicité humaine du pronom “je” », p. 37. constitué responsable de mon dire, sujet d’énonciation, sujet responsable, capable de tenir mes promesses, etc., je ne pourrais pas comprendre ce que l’autre exige et requiert de moi, pour la simple raison que je ne peux comprendre l’idée même de l’autre que comme un autre moi, un alter ego. C’est-à-dire qu’il faut que je puisse transférer le signe ego sur la deuxième personne pour qu’elle soit une personne »283. Dans un texte plus ancien, « Le problème du fondement de la morale » (1975), Ricœur développait déjà cette idée – de façon un peu plus embryonnaire et quelque peu différente certes, mais on y trouve déjà le cœur du propos. En effet, il n’y est pas encore question du soi, mais plutôt de la liberté comme étant au fondement de l’éthique. Ainsi : Je ne peux donc partir que de la croyance que je peux et que je suis ce que je peux, que je peux ce que je suis. C’est cette corrélation initiale d’une croyance et d’un acte (d’un acte qui se pose, d’une croyance qui est la lumière d’un acte) qui, à mon sens, est le seul point de départ possible d’une éthique. Et il y a éthique précisément parce que, si on peut appeler la croyance dans la liberté la lumière d’un acte, c’est une lumière aveugle dont la productivité doit se ressaisir à travers toute une vie, toute une activité. […]. Ce qui est absolument premier, c’est ce désir d’être dans un désir de faire qui serait comme l’expression, la marque et la signature de ce pouvoir faire. […]. Mais ce premier point de départ ne fait pas encore une éthique. Nous aborderons l’éthique en introduisant l’idée de deuxième personne, de liberté en deuxième personne284. Pour Ricœur, l’éthique commence avec un soi qui est capable de se reconnaître comme l’auteur de ses actes. Un soi et non un moi : là est en effet précisément le lieu où l’on avait vu se jouer la distinction entre mêmeté et ipséité : alors que dans le cas de la mêmeté, le 283 D. Banon (dir.), Emmanuel Lévinas. Philosophe et pédagogue, p. 13. Et encore dans « Approches de la personne », p. 205 : « il n’y aurait pas de sujet responsable si celui-ci ne pouvait s’estimer soi-même en tant que capable d’agir intentionnellement, c’est-à-dire selon des raisons réfléchies, et en outre capable d’inscrire ses intentions dans le cours des choses par des initiatives qui entrelacent l’ordre des intentions à celui des évènements du monde ». Également, dans « Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage », p. 103 : « le soi serait-il résultat, s’il n’était pas d’abord présupposition, c’est-à-dire potentiellement capable d’entendre l’assignation ? Je le sais bien, enquérir sur quelque potentialité qui ne seraient pas l’œuvre même de l’assignation, c’est pour Lévinas poser une question inadmissible. La plus infime admission d’une capacité propre, corrélative de l’assignation, ruinerait tout l’acquis d’une philosophie de la passivité menée sans faiblesse. […] Mais est-il interdit à un lecteur, ami de Nabert et de Lévinas, de creuser le sillon d’une philosophie où l’attestation de soi et la gloire de l’absolu seraient co-originaires ? ». 284 p. 314, 316-317, nous soulignons. Dans « Approches de la personne » également, Ricœur écrit, à propos de la situation d’interlocution : « À vrai dire, l’expression s’adresser à l’autre exige le renversement : quelqu’un d’autre s’adresse à moi et je réponds. Nous retrouvons le problème posé plus haut de la reconnaissance : en un sens, on peut dire que c’est l’autre qui prend l’initiative et que je me reconnais comme personne dans la mesure où je suis, selon l’expression de Jean-Luc Marion, interpelé ou, mieux, interloqué. Mais je ne serais pas celui à qui la parole est adressée si je n’étais pas en même temps capable de me désigner moi-même comme celui à qui la parole est adressée. En ce sens, autodésignation et allocution sont aussi réciproques que l’étaient plus haut l’estime de soi et la sollicitude » (p. 212). 85 retour sur soi est annulé par l’intégration de l’altérité, ce qui brouille par là-même la frontière entre le moi et l’autre – on est alors dans l’ordre du Même –, dans le cas de l’ipséité, nous avions vu qu’au contraire le soi se tient sans le secours du Même. Or, c’est cette distinction entre mêmeté et ipséité, entre moi et soi que, selon Ricœur, Levinas aurait manquée285. Ce dernier concevrait le sujet comme un ego fermé sur lui-même plutôt que comme un soi ouvert à autrui. Chez E. Levinas, écrit Ricœur, l’identité du Même a partie liée avec une ontologie de la totalité que ma propre investigation n’a jamais assumée, ni même rencontrée. Il en résulte que le soi, non distingué du moi, n’est pas pris au sens de désignation par soi d’un sujet de discours, d’action, de récit, d’engagement éthique. Une prétention l’habite, qui est plus radicale que celle qui anime l’ambition fichtéenne, puis husserlienne, de constitution universelle et d’autofondation radicale; cette prétention exprime une volonté de fermeture, plus exactement un état de séparation, qui fait que l’altérité devra s’égaler à l’extériorité radicale286. Et encore : « le moi d’avant la rencontre de l’autre, on dirait mieux d’avant l’effraction du moi par l’autre, est un moi obstinément fermé, verrouillé, séparé »287. Levinas isolerait ainsi le sujet dans le lieu du Même, sujet qui se trouverait alors totalement coupé d’autrui et en opposition à lui288. Ricœur critique finalement Levinas pour avoir durci les pôles du Même et de l’Autre. À l’opposé de l’ipséité ricœurienne, le moi levinassien serait totalement 285 « À vrai dire, ce que l’hyperbole de la séparation rend impensable, c’est la distinction entre soi et moi, et la formation d’un concept d’ipséité défini par son ouverture et sa fonction découvrante » (SA, p. 391). 286 SA, p. 387. Et encore, dans l’étude sept cette fois : « Toute la philosophie d’E. Lévinas repose sur l’initiative de l’autre dans la relation intersubjective. À vrai dire, cette initiative n’instaure aucune relation, dans la mesure où l’autre représente l’extériorité absolue au regard d’un moi défini par la condition de séparation » (p. 221). 287 SA, p. 389. 288 Cette critique de Ricœur envers Levinas est relayée par plusieurs commentateurs. Pour Peter Kemp, par exemple, « Ricœur n’accepte pas ces hyperboles [levinassiennes] parce qu’elles rendent l’accueil de l’autre et la distinction entre soi et moi impensables » (« Ricœur entre Heidegger et Levinas », p. 81). Waldenfels, également, dans « L’autre et l’étranger », reprend l’argument : « Ricœur reproche principalement à Levinas d’opposer brutalement “l’altérité de l’Autre” à une conception de “l’identité du Même”. En effet, cette opposition barre la route du moi au soi, et elle enferme le moi dans une totalité ontologique et le sépare de l’autre qui à son tour se trouve exilé dans une extériorité absolue » (p. 341). De même, Marc Faessler écrit dans « Attestation et élection » : « En fait, il lui reproche implicitement de pousser la réflexion à un degré de radicalité tel, qu’il en devient impossible de proposer un concept d’ipséité se distinguant de l’identité du moimême et se définissant par son ouverture et sa fonction découvrante, comme il en va de toute entreprise herméneutique. Il lui objecte par ailleurs qu’à séparer ainsi l’extériorité de l’Autre et l’identité du Même, l’altérité elle-même se trouve rejetée hors portée du sujet, privé qu’il est de toute réceptivité d’accueil à l’égard de l’injonction même qui doit lui venir d’autrui » (p. 134). On pourrait encore citer Nicolas Monseu : « Ricœur ne voit que “rupture” dans le visage levinassien, craignant une absence de capacité d’accueil du soi, dans sa posture de séparation » (p. 120). Et, pour finir, Ricœur lui-même : « Il faut bien accorder au soi une capacité d’accueil qui résulte d’une structure réflexive, mieux définie par son pouvoir de reprise sur des objectivations préalables que par une séparation initiale » (SA, p. 391). 86 fermé à autrui à qui revient l’initiative de la rencontre qui se produit alors comme effraction dans la demeure du soi. Effraction par un visage qui me commande : « Tu ne tueras pas ». Seul autrui serait capable de briser le cercle de l’égologie. Sans être totalement injustifiée, la critique ricœurienne semble cependant quelque peu excessive. Il convient donc de se demander 1) jusqu’à quel point la critique de Ricœur est justifiée, 2) pourquoi Ricœur ne rend pas totalement justice à Levinas et, finalement, 3) si leur opposition est irréductible. L’enjeu n’est alors rien de moins que le fondement de l’éthique : l’éthique peut-elle encore être pensée au sein de l’ontologie ou doit-elle, comme Levinas nous le suggère, s’en affranchir ? L’éthique a-t-elle encore un sens quand elle est pensée au sein de l’ontologie ? Que la critique ricœurienne ne rende pas vraiment justice à Levinas semble presque faire l’unanimité parmi les commentateurs. Ainsi, pour Peter Kemp : si l’on choisit de considérer Totalité et infini comme l’ouvrage clé de Levinas [plutôt qu’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence comme Ricœur le fait], on ne peut pas interpréter l’analyse de la séparation comme l’a fait Ricœur. Il y a en effet dans Totalité et infini un équilibre que Ricœur n’a pas vu entre les niveaux d’analyse et, par conséquent, une séparation sans contradiction entre l’existence éthique et la vie pré-éthique. C’est seulement en adoptant la perspective d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence et en oubliant Totalité et infini qu’on peut écrire que le moi d’avant la rencontre de l’autre est « obstinément fermé, verrouillé, séparé ». […] Dans Totalité et infini il y a trois niveaux de description de l’existence : celui de la jouissance et de la demeure (dénommé Intériorité), celui du visage (dénommé Extériorité), et celui de l’amour et de la fécondité (dénommé Au-delà du visage). Et aucun de ces trois niveaux n’abolit les autres. […] Ainsi, le terme « autrui » que Levinas utilise en parlant de l’ignorance d’autrui doit être entendu dans le sens strictement éthique de visage, commandement. Car la jouissance est vécue dans une demeure où l’autre, bien qu’il ne soit pas encore « visage », n’est pourtant pas absent, mais est au contraire présent dans l’intimité et la douceur, dans la familiarité et la féminité 289. P. Bourgeois partage également cette critique envers Ricœur : « Cette lecture conçoit le rôle du soi, avant la rencontre en face à face avec autrui, comme un ego “obstinément fermé, verrouillé, séparé”. […]. Ce qui ne va pas est que Ricœur, dans Totalité et infini, n’a pas vu ceci qui est présupposé par l’épiphanie du visage, à savoir la place des autres dans l’intériorité, son économie, sa jouissance et son hospitalité. Le face à face, même dans 289 P. Kemp, « Ricœur entre Heidegger et Levinas » dans Sagesse pratique de Paul Ricœur, p. 82-83. 87 Totalité et infini, présuppose cette vie avec les autres »290. Pour Nicolas Monseu également, « Ricœur comprime la subtilité des niveaux de l’éthique levinassienne (notamment selon la séquence intériorité, extériorité, au-delà du visage) et les traces de l’autre que sont, aussi, l’intimité, la familiarité, voire la féminité. […] Or, manquer les “traces” d’autrui peut conduire à hypostasier l’autre, le confiner dans un égoïsme et un narcissisme que, précisément, l’éthique levinassienne refuse »291. Ces quelques références font bien montre de la convergence des critiques de la lecture ricœurienne de Levinas. Cette capacité d’accueil d’autrui qui, pour Ricœur, est absente chez Levinas serait bel et bien présente sous la forme notamment de la féminité tel que Totalité et infini nous le donne à voir. Dans l’intériorité de sa demeure, le moi serait déjà en relation avec les autres. La question qui se pose donc maintenant à nous est de savoir si et dans quelle mesure les analyses de la féminité que fait Levinas dans Totalité et infini nous permettent bien d’amoindrir la critique ricœurienne qui ne voit dans le moi levinassien qu’un ego tourné vers lui-même, persévérant dans son être et alors coupé d’autrui. Et si tel est bien le cas, comment concilier alors cette hospitalité avec l’indépendance nécessaire à la rencontre du visage ? 290 P. L. Bourgeois, « Ricœur and Levinas : Solicitude in Reciprocity and Solitude in Existence », p. 111, notre traduction. 291 N. Monseu, « Injonction de l’homme responsable et attestation de l’homme capable : Levinas et Ricœur », p. 119. C’est encore la critique que fait Richard A. Cohen à Ricœur : « the separation of the self is so excessive, so passive that it is inviolate, that is to say, again, out of relation » (« Moral Selfhood : A Levinasian Response to Ricœur on Levinas », p. 131). Et plus loin, concernant toujours la critique que Ricœur oppose à Levinas : « Because the Levinasian self is too separate, the other is taken to be too other, hence they cannot be put into relation. […] for Ricœur the basic flaw of Levinas’s account is to have overly insularized, overly isolated, overly separated the self. The real truth, so Ricœur argues, is that in order to receive the other, as the self surely does, the self must first have its own prior moral capacity of reception, its own prior moral self-subsistence. Such a prior capacity […] is the key to Ricœur’s alternative conception of moral selfhood and indeed of selfhood altogether. Although […] Levinas time and again refers to the self in terms of a passivity deeper than receptivity, there is an entire alternative avenue of response, having to do with eros and more specifically with familiality. […] Ricœur nowhere touches upon Levinas’s very fine analyses of the self’s capacity of reception found in Part Four of Totality and Infinity. There the separated self – the self susceptible to moral relations – is determined as capable of moral encounter precisely because of its created rather than its caused or posited being. […] Levinas’s point is that the self’s is first the product of familial relations, is conditioned by birth, filiality […] and fraternity. The self is susceptible to radical alterity because it is a being that is born, born from and into a web of familial relations. […] Unfortunately, Ricœur nowhere refers to these all important analyses of the erotic relation, of the self as born, the self as a child of parents, as a sibling, etc. […] They represent Levinas’s answer to the problem Ricœur repeatedly harps upon and takes to be insoluble, namely, establishing a selfhood capable to receiving transcendent alterity without at all diminishing the radical transcendence of that alterity » (p. 138-139). 88 À l’instar des critiques faites à Ricœur, la féminité, comme « condition du recueillement, de l’intériorité de la Maison et de l’habitation » 292 , semble marquer une brèche de l’autre dans le moi, dans le moi replié sur lui-même. C’est notamment ce que Rodolphe Calin fait ressortir en avançant que « l’altérité du féminin […] rend possible [l’]intimité du moi, c’est-à-dire sa présence à soi »293. Mais alors le moi n’est-il pas ici déjà en relation avec autrui ? Cette figure de l’altérité qu’est la féminité, en se tenant dans la demeure du moi, n’entre-t-elle pas en contradiction avec la solitude, avec l’égoïsme caractérisant le moi avant la rencontre du visage294 ? La difficulté semble pouvoir être surmontée si l’on remarque que l’on a affaire à deux figures fondamentalement différentes de l’altérité. Or, c’est cela que fait fort justement ressortir Rodolphe Calin : l’autre incarné ici par le féminin, l’autre qui permet le recueillement n’est pas encore le visage. Le féminin n’est là d’abord que pour permettre au moi d’accomplir un retrait en soi. Si donc Levinas, en dépit de son souci de décrire la solitude abstraction faite de toute présupposition de l’autre, en vient pourtant à découvrir, à partir de la référence du recueillement à un accueil, la secrète présence d’autrui au cœur du moi, c’est bien une présence secrète qu’il découvre – l’imperceptible présence de l’autre entièrement vouée à s’effacer devant la présence à soi du moi295. Effectivement, l’altérité, sous la forme de la féminité, est bien présente dans la demeure du même. Cependant, elle est une présence discrète, trop discrète pour arracher le moi à sa demeure, pour l’ébranler. Le féminin est, en effet, pour Levinas, familiarité : « Autrui qui m’accueille dans l’intimité n’est pas le vous du visage qui se révèle dans une dimension de hauteur – mais précisément le tu de la familiarité »296. Oui, le féminin est une figure de 292 TI, p. 166. R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 137. 294 C’est d’ailleurs ce que Calin fait ressortir : « la difficulté que soulève le fait que, étant chez moi, et moi absolument, je sois déjà en relation avec autrui, autrement dit que dans la plus pure solitude, dans laquelle je me pose sans poser un autre, autrui et moi soyons déjà en contact. Cette thèse semble fragiliser la doctrine levinassienne de l’individuation du moi dans la plus pure solitude, justement parce qu’il s’agissait pour elle au départ de faire droit à la vérité ontologique d’une solitude non pensée à partir de la collectivité, à la vérité d’un procès de la subjectivation compris comme référence à soi sans référence préalable à l’autre » (R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 137-138). 295 Il poursuit ainsi : « Ce n’est pas dans une situation dialogale qu’il met au jour le fait que l’intimité du Je présuppose déjà la présence d’un Tu, dans la mesure où ici le Je n’invoque aucun Toi, n’interpelle aucun Tu, mais au mieux s’appelle lui-même – dans une structure qui, certes, comporte de l’altérité, mais peut-être tout juste assez pour que le moi, en quelque sorte, se fasse lui-même les questions et les réponses, ou, plus simplement, entende résonner le son de sa propre voix » (R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 141). 296 TI, p. 166. 293 89 l’altérité qui est en plus accueil et hospitalité, mais en ce sens, elle vient justement conforter le moi en sa demeure. Le féminin permet le séparation297 plutôt qu’éveiller à autrui. C’est l’argument que fait d’ailleurs valoir Calin quand il écrit que : la manière dont l’Autre rend ici possible le Même ne rend peut-être pas attentif à l’autre, n’éveille peut-être pas à lui : l’autre avec lequel j’entre en contact en m’isolant dans la demeure, l’autre qui rend la demeure habitable et accueille le poids de ma présence, se laisse oublier et méconnaître tout autant que la base avec laquelle j’entre en contact et qui me supporte. Pour s’éveiller vraiment à l’autre, et reconnaître, dans le simple toucher, la proximité humaine – pour que le moi, dans ce toucher de l’autre, s’« arrache à son hypostase, à l’ici », à son sommeil, au lieu d’y trouver d’abord la confirmation de sa solitude –, le contact devra aller jusqu’à « la douleur de l’éblouissement et de la brûlure ». La trop grande discrétion de la présence du féminin devra en appeler, pour que s’opère la concrétisation même de l’éthique, à la présence en excès, jusqu’à la violence, du visage298. Par conséquent, on peut effectivement dire que le féminin est présence de l’autre dans la demeure même du moi et que cet autre ne se laisse pas intégrer, comme les objets du monde, dans le Même. Cependant, cet autre n’éveille pas encore le moi au « pour-autrui ». Il faudra une rencontre plus radicale, un autre qui soit plus étranger, qui ne partage pas la demeure du moi pour que le moi s’éveille enfin à autrui. Finalement, la relation avec le féminin n’est pas encore relation éthique. Ce que le visage vient marquer, au contraire de la figure du féminin, c’est l’entrée dans la sphère de l’éthique. La féminité, elle, est encore du ressort de l’ontologie. Si le moi, avant la rencontre du visage, avant la rencontre d’autrui, est fermé sur lui-même, ou plus exactement, fermé à autrui, c’est parce que l’on est encore dans le règne de l’ontologie et que seule l’éthique pourra venir nous en sortir. En ce sens là, Calin écrit que : l’ontologie impose au sujet d’être soi absolument, d’accomplir sa séparation, c’est-à-dire de se poser soi-même sans poser un autre, et sans se reconnaître posé par un autre. L’intériorité se constitue dans une pure référence à ellemême, dans l’ignorance de l’autre, et même du tout autre. Certes, l’autre, le féminin est toujours déjà là, mais il n’est là que pour se faire oublier et permettre au moi d’accomplir sa présence à soi. […]. Au mieux, le moi, dans une telle solitude, pressent l’autre, mais il ne saurait l’avoir face à lui; par 297 Levinas écrit ainsi que « [l]a familiarité est un accomplissement, une én-ergie de la séparation. À partir d’elle, la séparation se constitue comme demeure et habitation. Exister signifie dès lors demeurer. Demeurer, n’est précisément pas le simple fait de la réalité anonyme d’un être jeté dans l’existence comme une pierre qu’on lance derrière soi. Il est un recueillement, une venue vers soi, une retraite chez soi comme dans une terre d’asile, qui répond à une hospitalité, à une attente, à un accueil humain » (TI, p. 166). 298 R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 142. 90 conséquent personne ne lui fait face et ne lui impose de prendre une vraie distance par rapport à soi299. Chez Levinas, avant la rencontre avec le visage, on est encore dans l’ontologie, dans une ontologie de l’ego. Ce que la rencontre d’autrui viendra opérer, c’est une rupture. Rupture éthique, mais une éthique qui veut se penser hors l’ontologie. Au-delà de l’ontologie300. Pour Levinas, l’éthique nécessite une sortie de l’ontologie et plus précisément de la totalité. Au contraire, et là est peut-être le fond de leur dissension, pour Ricœur, l’éthique peut être pensée au sein de l’ontologie dans la mesure où l’ontologie du soi n’est justement pas une ontologie de l’ego301. S’il est possible de penser l’éthique comme articulée à l’ontologie, c’est parce que Ricœur ne comprend pas l’ontologie à l’aune de la totalité. Ricœur, plutôt que de chercher à fonder l’éthique hors l’ontologie comme Levinas, nous propose plutôt une autre compréhension de l’ontologie, une compréhension de l’ontologie qui rend l’éthique possible. Alors que Levinas cherche à penser autrement que l’ontologie, Ricœur pense l’ontologie autrement. Il écrit ainsi que [d]ans la conjoncture philosophique contemporaine, du moins celle qui marque l’alternative Heidegger/Lévinas, la tentative ici proposée serait de sauver une ontologie autre que celle que Lévinas récuse, mais autre aussi que celle que Heidegger déploie. En ce sens, dire : ni Lévinas, ni Heidegger, serait trop brutal, dans la mesure où la voie de l’ontologie de l’acte, explorée dans le sillage de la phénoménologie du soi, serait une voie distincte de celle que l’un préconise et de celle que l’autre refuse; c’est plutôt une voie sur laquelle il serait possible de payer sa dette à l’un et à l’autre302. Afin de préciser ce point, il nous faut ici dire un mot de l’ontologie du soi que Ricœur nous propose dans la dixième étude de Soi-même comme un autre. Dans les neuf premières études, Ricœur s’emploie à cerner le soi à un niveau phénoménologique. Il découvre ainsi un être qui est capable de parler (études une et deux), de faire (études trois et quatre), de se raconter (études cinq et six) et d’être responsable (études sept, huit et neuf). Après avoir étudié les capacités d’agir du soi, la dixième étude va s’attacher à analyser ce qui fait que le soi est tel qu’il est. La question qui, dès lors, va se poser est : qui est l’être qui permet de 299 Ibid., p. 167. « Pour Levinas, l’éthique commence de soi sans préparation ontologique » (P. Ricœur, « Emmanuel Levinas, penseur du témoignage », p. 95). 301 Quant à la primauté de l’éthique ou de l’ontologie, on remarquera que ce sont également deux traditions de pensée qui s’opposent : d’une part, l’héritage de la philosophie grecque et, d’autre part, l’héritage biblique « sous la forme de la relation avec le prochain » (E. Levinas, « L’Asymétrie du visage », p. 117). 302 P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 381, note 1. 300 91 rendre compte de ces différentes puissances d’agir ? En d’autres mots, quelle est la constitution ontologique du soi ? Nous voudrions en relever plus particulièrement deux aspects qui trouvent résonnance dans la confrontation avec Levinas. 1) C’est seulement sous le sigle de l’unité analogique de l’agir que vont être rassemblées les expressions phénoménologiques multiples de l’agir humain. Unité analogique dans la mesure où la diversité propre à l’agir humain doit en même temps être préservée. Ricœur récuse par là même toute ontologie de la substance. L’ontologie du soi se distingue d’une ontologie de la substance. 2) Par ailleurs, l’ontologie ricœurienne n’est pas fondamentale. Elle ressort davantage d’une visée que d’un donné. Qu’en est-il, premièrement, de l’unité analogique de l’agir humain ? Les neuf premières études ont certes permis de donner chair au soi mais ce dernier demeure fragmenté. Dans la dernière étude, Ricœur va donc s’employer à lui donner une unité, mais une unité qui puisse se dire en différentes acceptions, une unité qui respecte la diversité de ses puissances d’agir, bref, une unité analogique. Ricœur écrit ainsi qu’« en des sens différents quoique apparentés, parler, faire, raconter, se soumettre à l’imputation, peuvent être tenus pour des modes distincts d’un agir fondamental. Mais celui-ci ne se donne nulle part ailleurs que dans les actes de parole, les initiatives et les interventions pratiques, la mise en intrigue des actions racontées et des protagonistes de ces actions, ou dans l’acte d’imputer à quelqu’un la responsabilité de la parole, de l’action ou du récit »303. Au terme des neuf premières études, le soi se présente à travers des morceaux disparates qu’il convient donc de rassembler, auxquels il faut donner une unité, mais une unité qui ne pourra être qu’analogique dans la mesure où cette diversité doit en même temps être préservée. Mais qu’est-ce que Ricœur entend précisément par « unité analogique » ? De quel ordre est le trait commun qui permet de rassembler les différentes acceptions de l’agir propres au soi ? Si Ricœur parle bien d’un « agir fondamental » auxquelles les différentes acceptions de l’agir se rapportent, il rompt néanmoins avec toute ontologie de la substance. « Je connais les pièges dans lesquels est menacé de tomber tout recours à l’analogie, écrit en effet Ricœur, comme ce fut le cas avec les interprétations scolastiques du pros hen au plan de la série des catégories. Mais je ne revendique aucun pros hen pour ma série des 303 92 P. Ricœur, « De la métaphysique à la morale », p. 462. catégories de l’agir »304. Ce que Ricœur entend par analogie, ce n’est pas que les diverses formes de l’agir se rapporteraient toutes à un fond unitaire et ultime qui en serait comme la substance. Le « pros hen » fait en effet référence à la « petite plurivocité » aristotélicienne des sens de l’être (comme la nomme Ricœur)305, c’est-à-dire celle que l’on trouve au début du livre de la Métaphysique : « Nous avons traité de l’Être pris au sens premier, et auquel se rapportent toutes les autres catégories de l’Être, c’est-à-dire de la substance. C’est, en effet, par leur relation avec la notion de substance que les autres catégories sont appelées êtres : ainsi la quantité, la qualité et les autres catégories; car toutes impliqueront la notion de substance » (1045b27-30). Or, Ricœur se distingue clairement de cette conception de l’analogie pour se référer plutôt au concept wittgensteinien de « ressemblance de famille » : « De l’analogie, écrit en effet Ricœur, je ne retiens que la place tenue entre homonymie et univocité par ce que Wittgenstein a appelé ressemblance de famille »306. Le concept de « ressemblance de famille » consiste en une autre façon de considérer ce qui lie les différentes entités entre elles307. Il ne s’agit plus en effet de chercher une essence qui serait commune à toutes ces entités, mais plutôt de repérer les analogies et les affinités qu’elles partagent. Wittgenstein écrit ainsi dans l’aphorisme 67 des Investigations philosophiques : Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot : « ressemblance de famille »; car c’est de la sorte que s’entrecroisent et que s’enveloppent les unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d’une famille; la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament etc. […] Et nous étendons ce concept […] à la manière dont nous lions fibre à fibre en filant un fil. Et la résistance du fil ne réside pas dans le fait qu’une fibre quelconque le parcourt sur toute sa longueur, mais dans le fait que plusieurs fibres s’enveloppent mutuellement. C’est ce genre de rapports analogiques qu’entretiennent, pour Ricœur, les différents modes de l’agir qu’il distingue. Ils ne se rapportent pas tous à une même substance qu’ils auraient 304 Ibid., p. 462. « Petite plurivocité » des sens de l’être qu’il distingue de la « grande plurivocité » des sens de l’être qu’Aristote énonce en Métaphysique E2 : « L’Être proprement dit se prend en plusieurs acceptions : nous avons vu qu’il y avait d’abord l’Être par accident, ensuite l’Être comme vrai, auquel le faux s’oppose comme Non-Être; en outre il y a les types de catégorie, à savoir la substance, la qualité, la quantité, le lieu, le temps et tous les autres modes de signification analogues de l’Être. Enfin, il y a, en dehors de toutes ces sortes d’être, l’Être en puissance et l’Être en acte » (1026a 30-35, p. 335). C’est cette dernière qui retiendra l’attention de Ricœur et plus particulièrement la distinction entre energeia et dunamis. 306 P. Ricœur, « De la métaphysique à la morale », p. 462. 307 On pourra se référer plus particulièrement aux aphorismes 65, 66 et 67 des Investigations philosophiques. 305 93 en commun et qui serait le « noyau » de chacun d’entre eux. Plutôt, les différentes acceptions de l’agir partagent certains traits permettant de les rapprocher. En ce sens, elles peuvent toutes être tenues pour le premier analogon en fonction de la perspective sous laquelle on les envisage. Tout comme on pourrait prendre la couleur des yeux ou la forme du nez pour établir les ressemblances entre des membres d’une même famille, on peut prendre le parler ou le raconter (ou bien encore le faire ou l’imputation morale) pour évaluer les affinités entre les diverses acceptions de l’agir. Quant à l’imputation morale, par exemple, Ricœur écrit : « L’imputation morale, elle aussi, peut être tenue pour le premier analogon dans la série des acceptions de l’agir : que signifierait la désignation par soi du locuteur, si la sincérité de son dire n’était présumée par les interlocuteurs ? Un agent pourrait-il être tenu pour l’auteur de ses actes, s’il ne se disait prêt à être jugé comptable de ceux-ci devant une instance d’évaluation, d’approbation, bref de jugement moral ? »308. Cette « famille » à laquelle appartiennent le parler, le faire, le raconter et l’imputation morale est, nous l’avons déjà dit, celle de l’agir qui, au niveau ontologique, se comprend comme une ontologie de l’acte et plus précisément une ontologie de l’acte et de la puissance en référence à l’acception aristotélicienne de l’être comme energeia-dunamis. Pourquoi la conception de l’être comme acte-puissance ? Parce que ce dont Ricœur cherche à rendre compte au niveau ontologique ce n’est pas seulement de l’agir humain, mais également des pouvoirs du soi, c’est-à-dire des différentes puissances d’agir du soi, décelés au niveau phénoménologique309. Cette réappropriation de la conception aristotélicienne, que Ricœur n’effectue pas sans faire un certain nombre de détours, vise entre autres à montrer – et c’est ce qui nous intéresse particulièrement ici – que l’ontologie ricœurienne du soi n’est pas une ontologie de la substance, ce que le concept d’« unité analogique » nous avait déjà laissé entrevoir. En effet, un des problèmes que Ricœur identifie dans l’ontologie de l’acte-puissance en vue d’une réappropriation par l’herméneutique du soi est le primat de l’acte sur la puissance en 308 P. Ricœur, « De la métaphysique à la morale », p. 462-463. Quant à la façon dont le parler, le faire et le raconter tiennent lieu de premier analogon, voir. p. 462. 309 « N’avons-nous pas, au cours de nos investigations, tenu bien souvent le terme “acte” (acte de discours !) pour synonyme des termes “agir” et “action” ? Et n’avons-nous pas, dans les mêmes contextes, recouru au terme de puissance pour dire soit la puissance d’agir de l’agent à qui une action est ascrite ou imputée, soit le pouvoir de l’agent sur le patient de son action […], soit le pouvoir-en-commun d’une communauté historique que nous tenons pour plus fondamental que les rapports hiérarchiques de domination entre gouvernants et gouvernés ? Bref, le langage de l’acte et de la puissance n’a cessé de sous-tendre notre phénoménologie herméneutique de l’homme agissant » (SA, p. 351-352). 94 liaison avec la théorie de la substance310. C’est au livre Θ8 de la Métaphysique qu’Aristote traite de l’antériorité de l’acte sur la puissance. Ainsi, peut-on lire que « [p]our toute puissance ainsi entendue, l’acte lui est antérieur, tant selon la notion que selon l’essence » (1049b10). Mais « il est [également] clair que l’acte, sous le rapport de la substance, est antérieur à la puissance » (1050b3). Comme le souligne Ricœur, on voit donc s’entrecroiser ici les deux significations primitives de l’être, à savoir l’être selon les catégories et l’être en tant qu’acte et puissance. Pourquoi est-ce si grave ? Parce que là où Aristote ne semble pas considérer qu’il y ait une opposition dans sa métaphysique entre ces deux sens de l’être, il y en a très certainement une dans l’herméneutique du soi ricœurienne. Définir l’être en terme de substance reviendrait en effet à le caractériser principalement en terme de mêmeté. Or, toute la démarche de Ricœur tend plutôt vers l’ipséité. Ricœur va donc chercher à désubstantialiser cette ontologie de l’acte afin de « libérer une signification de l’être comme acte qui soit homogène aux déterminations du soi comme ipse plutôt que comme idem »311. Il n’est cependant pas le premier instigateur d’une telle désubstantialisation de l’ontologie de l’acte. Un tel renversement a en effet déjà été opéré au cours de l’histoire de la philosophie. Ricœur fait ainsi lui-même référence entre autres au conatus spinoziste, à l’appetitus leibnizien ou encore aux Potenzen de Schelling. Quant à Ricœur, il réinterprète l’ontologie de l’acte comme « fond d’être à la fois puissant et effectif, sur lequel se détache l’agir humain » 312 . Fond d’être qui traduit à la fois la centralité et le décentrement de l’agir humain. Décentrement car « c’est plutôt dans la mesure où l’energeia-dunamis irrigue d’autres champs d’application que l’agir humain, que sa fécondité se manifeste. Il importe peu que, dans le texte d’Aristote, ce soit tantôt au bénéfice de la physique du mouvement que la dunamis soit mobilisée, tantôt au bénéfice de la cosmothéologie que l’acte pur soit invoqué. L’essentiel est le décentrement luimême » 313 . Cependant, l’agir humain est « le lieu de lisibilité par excellence de cette acception de l’être en tant que distincte de toutes les autres (y compris celles que la 310 Les autres problèmes sont la polysémie du terme dunamis, la place de l’action humaine, c’est-à-dire de la praxis dans l’ordre plus général de l’agir, la détermination circulaire de l’acte et de la puissance, l’écartèlement de leurs champs respectifs d’application et la non-paradigmacité des exemples relevant de l’agir humain. Voir à ce propos Soi-même comme un autre, p. 352-356. 311 P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 397. 312 SA, p. 357. 313 Idem. 95 substance entraîne à sa suite) »314. Ce que cela traduit c’est que cette ontologie du soi n’a aucune prétention de fondement. En ce sens cette ontologie de l’être comme acte-puissance a bien partie liée avec l’ipséité (alors que la mêmeté, elle, s’entend davantage dans la mouvance de l’ontologie de l’être comme substance)315. Que l’ontologie du soi n’ait aucune prétention de fondement se confirme dans le fait que l’ontologie, pour Ricœur, ne peut être qu’une visée. Ce sera notre second point. Il n’est ainsi pas inutile de rappeler que, dès « Existence et herméneutique » (1969), Ricœur conçoit moins l’ontologie comme un point de départ, que comme « une terre promise »316. Ricœur prend ici ses distances avec l’ontologie heideggerienne. Alors que Heidegger porte d’emblée la réflexion à un niveau ontologique, pour Ricœur, on ne peut accéder à l’ontologie que par degrés, en traversant d’abord ses lieux d’effectuation ou de manifestation. Dans « Existence et herméneutique », Ricœur critique ainsi Heidegger pour avoir porté la réflexion « d’emblée au plan d’une ontologie de l’être fini »317 et, ce faisant, de rompre avec les débats de méthode qui, pour Ricœur, sont pourtant au cœur du problème herméneutique. Ces débats, écrit Ricœur, sont proprement non considérés dans une herméneutique fondamentale; et cela, à dessein : cette herméneutique n’est pas destinée à les résoudre, mais à les dissoudre; aussi bien Heidegger n’a-t-il voulu considérer aucun problème particulier concernant la compréhension de tel ou tel étant : il a voulu rééduquer notre œil et réorienter notre regard; il a voulu que nous subordonnions la connaissance historique à la compréhension ontologique, comme une forme dérivée d’une forme originaire. Mais il ne nous donne aucun moyen de montrer en quel sens la compréhension proprement historique est dérivée de cette compréhension originaire318. On retrouve ici, dans une certaine mesure, une des critiques que Levinas oppose à Heidegger, à savoir de subordonner le niveau éthique au niveau ontologique, autrement dit, le rapport entre étants au rapport à l’être. Pour Ricœur, dans le cas de l’herméneutique, qu’il prend pour objet dans le texte de 1969, ce sont les exigences méthodologiques que 314 Idem. Voir P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 381 et 397. 316 « Existence et herméneutique » se clôt sur cette phrase : « Ainsi, l’ontologie est bien la terre promise pour une philosophie qui commence par le langage et par la réflexion ; mais, comme Moïse, le sujet parlant et réfléchissant peut seulement l’apercevoir avant de mourir » (p. 30). Par ailleurs, la dernière étude de Soimême comme un autre – étude qui traite donc de l’ontologie du soi – s’intitule « Vers quelle ontologie ? » (nous soulignons). 317 p. 10, nous soulignons. 318 p. 14. 315 96 Heidegger a subordonnées à l’exigence ontologique. Or, ce faisant, la conception heideggerienne laisse en suspens, non résolues, certaines questions propres à l’herméneutique319. C’est pourquoi Ricœur, sans abandonner la préoccupation ontologique, voit néanmoins la nécessité de traverser le champ où les différentes disciplines herméneutiques se rejoignent : celui du langage. « Si donc une nouvelle problématique de l’existence doit pouvoir être élaborée, ce ne peut être qu’à partir et sur la base de l’élucidation sémantique du concept d’interprétation commun à toutes les disciplines herméneutiques. Cette sémantique s’organisera autour du thème central des significations à sens multiple ou multivoques ou encore, dirons-nous, symboliques »320. L’ontologie, plutôt qu’un point de départ, comme chez Heidegger, devient une visée, un désir qui anime et oriente cette traversée. Dans Soi-même comme un autre, cette traversée est celle de la phénoménologie du soi, phénoménologie du soi qui a « pour enjeu une ontologie de l’actepuissance »321. L’ontologie ricœurienne ne relève ainsi pas de l’ontologie fondamentale à laquelle Levinas s’oppose. Ainsi, au terme de cette analyse, il apparaît que la critique ricœurienne de Levinas n’est pas totalement fausse, mais qu’elle ne rend pas non plus pleinement justice à la pensée levinassienne. En effet, nous l’avons montré, le moi levinassien est fermé à autrui et en cela Ricœur n’a pas tort. Cependant, cette fermeture est nécessaire pour penser un être séparé, un moi qui ne peut jamais être pensé avec autrui au sein d’une totalité. Or, cela n’est pas vraiment mis de l’avant par Ricœur. C’est bien cette ouverture dans la fermeture qu’incarne le féminin. En effet, cette figure de l’altérité tout en confortant le soi dans sa demeure crée les conditions pour que le visage puisse y pénétrer. Levinas écrit ainsi qu’ [i]l faut que l’intériorité assurant la séparation produise un être absolument fermé sur lui, ne tirant pas dialectiquement son isolement de son opposition à Autrui. Et il faut que cette fermeture n’interdise pas la sortie hors de l’intériorité, pour que l’extériorité puisse lui parler, se révéler à lui, dans un mouvement imprévisible que ne saurait susciter, par simple contraste, 319 « [A]vec la manière radicale d’interroger de Heidegger, les problèmes qui ont mis en mouvement notre recherche non seulement restent non résolus, mais sont perdus de vue. Comment, demandions-nous, donner un organon à l’exégèse, c’est-à-dire à l’intelligence des textes ? Comment fonder les sciences historiques face aux sciences de la nature ? Comment arbitrer le conflit des interprétations rivales ? » (p. 14). 320 p. 15. 321 P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 382. 97 l’isolement de l’être séparé. Il faut donc que dans l’être séparé, la porte sur l’extérieur soit à la fois ouverte et fermée322. Même si c’est de façon différente, Ricœur et Levinas destituent donc tous les deux l’ego de son fondement solide et stable et ouvrent par là-même la possibilité de penser la relation intersubjective comme relation éthique. Mais quelle relation éthique, justement, nous donnent-ils chacun à voir ? Par ailleurs, si la critique que fait Ricœur de la position levinassienne n’est pas totalement justifiée, quelle conception rend alors mieux compte de la relation intersubjective ? 322 98 TI, p. 158. CHAPITRE 2. UNE CONCEPTION RELATIONNELLE DU RAPPORT À AUTRUI : LA RÉCIPROCITÉ. LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS (SUITE) On se souviendra que Ricœur critique Husserl et Levinas pour l’unilatéralité de leurs conceptions respectives de l’intersubjectivité. Ricœur écrit ainsi très explicitement dans Soi-même comme un autre : « Je voudrais montrer essentiellement qu’il est impossible de construire de façon unilatérale cette dialectique, soit que l’on tente avec Husserl de dériver l’alter ego de l’ego, soit qu’avec E. Lévinas on réserve à l’Autre l’initiative exclusive de l’assignation du soi à la responsabilité »323. Nous voudrions montrer qu’à l’inverse de ces positions qu’il considère comme étant tout simplement non tenables, Ricœur propose une conception de la relation à autrui placée sous le signe de la réciprocité. Il nous invite ainsi à penser une véritable « re-lation » entre le soi et l’autre : le lien qui unit le soi à l’autre étant alors marqué par le « re » du retour. Et la réciprocité représente justement cette figure de la relation entre le soi et l’autre impliquant un mouvement en retour. Réciprocité comme « mouvement du soi vers l’autre, qui répond par l’interpellation du soi par l’autre »324. À l’appel de l’un, l’autre réplique. Un nouveau point de tension, pour ne pas dire de clivage avec Levinas – plus encore qu’avec Husserl – émerge alors de façon très nette. En effet, pour Levinas, « je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie »325. Le dialogue avec Levinas se poursuit donc au niveau, cette fois, de la teneur de la relation intersubjective. Alors que la conception ricœurienne repose sur la réciprocité, l’approche levinassienne met en cause la possibilité même d’une relation réciproque. Deux modèles de la relation à l’autre sont ici confrontés, et même plus précisément deux façons de concevoir la relation éthique. La question qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure cette conception ricœurienne de la réciprocité peut s’imposer face à la conception de l’éthique qui a probablement su montrer avec le plus de force toute la puissance qui se dégage de la vulnérabilité d’autrui à laquelle nous ne pouvons dès lors rester indifférent, même si cette 323 p. 382. P. Ricœur, « Approches de la personne », p. 205. C’est la définition que Ricœur donne de la sollicitude dont on verra qu’elle est une forme de relation réciproque. Cette définition me semble très bien qualifier la relation de réciprocité telle que Ricœur l’entend dans la mesure où elle marque bien le mouvement de retour qui part véritablement de l’autre, qui a entendu l’appel du soi, pour aller vers le soi. 325 E. Levinas, Éthique et infini, p. 94-95, nous soulignons. 324 99 relation se joue hors la réciprocité. Dans quelle mesure le concept de réciprocité est-il fondamental dans la relation éthique ? Question d’autant plus importante qu’elle renvoie à la capacité même de l’herméneutique ricœurienne à rendre compte de la relation entre le soi et l’autre dans la mesure où, comme nous nous proposons de le montrer, le concept ricœurien de réciprocité répond au modèle herméneutique de la dialectique de l’appartenance et de la distanciation. 1. Une conception herméneutique de la réciprocité : le cas de la sollicitude 1.1. La sollicitude comme relation réciproque Afin de dégager toute l’originalité de la conception ricœurienne de la réciprocité et de dénouer les fils de sa confrontation avec Levinas nous nous proposons de prendre la sollicitude comme exemple de relation réciproque chez Ricœur. Ce choix nous semble justifié dans la mesure où la question de la relation à autrui s’ancre plus particulièrement dans la dialectique de l’ipséité et de l’altérité, et où, selon Ricœur, cette dialectique « a régné plus complètement sur les trois dernières études »326, c’est-à-dire sur les études sept, huit et neuf de Soi-même comme un autre, autrement dit, les études dans lesquelles Ricœur développe sa « petite éthique ». Dans la mesure où la conception ricœurienne de la sollicitude ne nous est pas inconnue, nous nous contenterons de rappeler qu’elle est cette spontanéité bienveillante dirigée vers autrui et intimement liée à l’estime de soi au sein de la vie bonne327. Alors que ce « sentiment bienveillant envers autrui » qu’est la sollicitude est généralement considéré comme unilatéral, comme, par exemple, quand nous montrons de la sympathie et de la compassion pour l’autre souffrant, Ricœur nous montre que la sollicitude appelle plutôt un mouvement de retour de la part d’autrui, sous peine de perdre sa teneur. En effet, pour Ricœur, la sollicitude repose sur « l’échange entre donner et recevoir »328. Reposant sur un échange, la sollicitude implique donc déjà un mouvement en retour. Cette « nécessité » apparaît peut-être de façon plus claire si l’on compare la sollicitude à l’agapè, à l’amour chrétien. En effet, à propos de l’agapè, Ricœur nous dit que « la pratique généreuse du don, 326 p. 345. SA, p. 220-222. 328 Ibid., p. 220. 327 100 du moins dans sa forme “ pure ”, ne requiert, ni n’attend de don en retour » 329 . La sollicitude, en ce sens, semble se distinguer de l’amour chrétien en ce qu’elle porterait une attente, l’attente d’un mouvement de retour. Mais est-ce alors à dire que la sollicitude est un mouvement vers autrui qui est intéressé ? Non, bien sûr. Comme l’a très bien vu Gaëlle Fiasse, il convient de différencier « deux sortes d’attente, l’une éthique, l’autre utilitaire »330 . La sollicitude ne s’inscrit pas dans une logique de calcul économique331 . Cette bienveillance envers autrui n’a pas pour visée de l’obliger à agir de même envers moi, ce serait nier ce qui la caractérise en propre, à savoir qu’elle a en vue le bien pour autrui. Cependant, ce donner – sous forme de sentiments bienveillants – n’est pas non plus l’agapè, cet « amour [qui] reste sans réplique aux questions parce que la justification lui est étrangère en même temps que l’attention à soi »332. En effet, la sollicitude, nous le savons, s’inscrit dans une dialectique avec l’estime de soi. Ainsi le soi ne s’efface pas, il est plutôt toujours en jeu. Un soi qui peut s’attester en se reconnaissant, notamment, digne d’estime en vertu des actions faites pour autrui. Cependant, pour que cette attestation soit effective encore faut-il que notre geste envers autrui ait été reçu. C’est là où se joue l’attente propre à la sollicitude. Dans la mesure où la sollicitude œuvre le plus généralement au sein de relations dissymétriques – que le pôle du soi ou bien le pôle de l’autre soit à l’initiative de l’échange –, le moment de la réception se traduit alors par la possibilité de restaurer une forme d’égalité au sein de la dissymétrie. Là se joue le mouvement de retour propre à la sollicitude, dans « cette recherche d’égalité à travers l’inégalité »333. Or, selon Ricœur, c’est sous la forme de la reconnaissance que cette égalité peut être restaurée. Pour éclairer cela, prenons l’exemple d’une relation (dissymétrique) de sollicitude qui est l’initiative du soi. 329 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 342. G. Fiasse, « Asymétrie, gratuité et réciprocité », p. 135. 331 En ce sens, Richard Cohen ne nous semble pas faire une critique justifiée de l’éthique ricœurienne quand il écrit que : « Ricœur conceives the sociality of solicitude on an economic model, based “principally” […] “on the exchange between giving and receiving” » (R. Cohen. « Moral Selfhood. A Levinasian Response to Ricœur on Levinas », p. 130). L’éthique ricœurienne est bien fondée sur un modèle de réciprocité, mais une forme de réciprocité qu’il faut justement comprendre en dehors du modèle économique. 332 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 345. 333 SA, p. 225. Pour Ricœur, l’amitié représente la forme particulière de sollicitude « où le donner et le recevoir son égaux par hypothèse » (SA, p. 220-221. Ricœur discute plus particulièrement la conception aristotélicienne de l’amitié). L’amitié s’entend donc comme une situation où l’égalité est présupposée. Cependant, Ricœur nous le dit bien, l’amitié est « un point fragile d’équilibre » et c’est plus généralement au sein de relations dissymétriques qu’œuvre la sollicitude. 330 101 Face à l’autre souffrant, toute l’initiative part du soi qui donne sa sympathie. Mais alors, cette spontanéité bienveillante envers autrui qu’est la sollicitude n’enferme-t-elle pas l’autre dans le rôle de celui qui ne peut que recevoir ? D’une certaine façon, c’est effectivement bien le cas. Pourtant, l’autre, du fond de sa faiblesse, n’est pas totalement sans ressources. C’est ainsi la reconnaissance qui va venir compenser la dissymétrie initiale. Reconnaissance qui prend ici la figure de la gratitude334, « gratitude [qui] allège le poids de l’obligation de rendre et oriente celle-ci vers une générosité égale à celle qui a suscité le don initial »335. C’est ainsi que « lorsque la sollicitude va du plus fort au plus faible, comme dans la compassion, c’est encore la réciprocité de l’échange et du don, qui fait que le fort reçoit du faible une reconnaissance qui devient l’âme secrète de la compassion du fort »336. On peut également prendre l’exemple inverse où l’initiative de l’échange revient à autrui. L’éthique levinassienne relève de cette situation. Ricœur écrit ainsi que « [t]oute la philosophie d’E. Lévinas repose sur l’initiative de l’autre dans la relation intersubjective. À vrai dire, cette initiative n’instaure aucune relation, dans la mesure où l’autre représente l’extériorité absolue au regard d’un moi défini par la condition de séparation. L’autre, en ce sens, s’ab-sout de toute relation. Cette irrelation définit l’extériorité même »337. Si Ricœur critique Levinas quant à la façon unilatérale qu’il a d’envisager la relation éthique à autrui, pour lui, à l’injonction du maître de justice, le soi peut répondre de façon à développer une relation éthique réciproque avec autrui. La possibilité d’un mouvement de retour est envisageable et elle réside, là encore, dans la reconnaissance de la supériorité d’autrui. L’injonction d’autrui vient en effet libérer les ressources de bonté propres à un soi qui reconnaît la primauté d’autrui. Avec Ricœur, on peut donc dire que « la réciprocité n’exclut pas une certaine inégalité, comme dans la soumission du disciple au maître ; l’inégalité toutefois est corrigée par la reconnaissance de la supériorité du maître, reconnaissance qui rétablit la réciprocité »338. Se fait jour dans ces exemples le fait que le concept de reconnaissance traduit le rétablissement d’une certaine égalité au sein même de la dissymétrie qui demeure. Le 334 Ricœur nous enseigne, en effet, que « la langue française est une de celles où “ gratitude ” se dit aussi “ reconnaissance ” » (P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 374). 335 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 374. 336 P. Ricœur, « Approches de la personne », p. 206. 337 SA, p. 221. 338 P. Ricœur, « Éthique et morale », p. 260. 102 concept de reconnaissance rend ainsi compte de l’originalité du concept de réciprocité : le mouvement de retour qui permet de rétablir l’égalité ne se fait pas à l’identique, ne se donne pas pour équivalent au mouvement initial, ce qui permet de préserver l’altérité d’autrui. Ainsi, quand Ricœur écrit : « je voudrais faire paraître la nouveauté de la catégorie existentielle de réciprocité en tirant argument d’une difficulté que rencontre la phénoménologie à dériver la réciprocité de la dissymétrie présumée originaire du rapport à autrui » 339 , il nous semble qu’il faille voir dans le concept de reconnaissance cette nouveauté. Mais en quoi, exactement, la reconnaissance est-elle le ressort caché de la réciprocité ? 1.2. La reconnaissance Le concept de reconnaissance vient caractériser en propre la conception ricœurienne de la réciprocité dans la mesure où il permet de rendre compte de la compensation de l’inégalité initiale au sein même de la dissymétrie. C’est le concept de reconnaissance qui nous permet de saisir que la réciprocité n’implique pas nécessairement une correspondance exacte, une équivalence, entre le mouvement de l’un et le mouvement de l’autre. Le mouvement de retour de la réciprocité ricœurienne, bien qu’il restaure une forme d’égalité, ne consiste pas à rendre à l’identique, ou tout au moins de façon équivalente, ce qui a été donné. Détaillons. Tout comme Mauss, dans son étude ethnologique du don, montre que « ce n’est pas l’obligation de donner […], mais celle de donner en retour »340 qui pose question, Ricœur, sur un plan philosophique, nous montre avec sa réflexion sur la relation entre soi et autrui chez Husserl et Levinas, que c’est la possibilité même du mouvement de retour qui fait problème. Or, la clé de l’énigme, Ricœur la trouve dans la reconnaissance, reconnaissance qui vient donc marquer la possibilité d’une relation réciproque à l’intérieur même d’une relation dont la dissymétrie, en tant que telle, perdure. Ce que la reconnaissance permet, c’est l’atteinte d’une certaine égalité au sein même de la dissymétrie. Pour bien saisir ce rôle que joue la reconnaissance, on peut poursuivre le parallèle avec le don, tel que le fait d’ailleurs Ricœur lui-même quand il discute, dans Parcours de la reconnaissance, les 339 340 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 246. Ibid., p. 350. 103 thèses de Hénaff. « La révolution de pensée que propose Hénaff, nous dit Ricœur, consiste à déplacer l’accent de la relation sur le donateur et le donataire »341. Ce que cela signifie, c’est que dans le don, contrairement à l’échange marchand, le bien échangé passe au second plan. Ce sont les personnes – le soi, autrui – qui tiennent plutôt le devant de la scène, au contraire de la relation de marché dans laquelle les protagonistes s’effacent, pour ainsi dire, devant ce qui est échangé. Ce n’est pas le bien échangé qui compte, mais les personnes et la relation entre les personnes. Plus précisément, ce qui est en jeu, c’est la reconnaissance. C’est la recherche de reconnaissance qui implique les acteurs au sein même de la relation. En effet, la reconnaissance touche à ce fond d’être qui caractérise en propre le soi. « Être reconnu, nous dit ainsi Ricœur, serait pour chacun recevoir l’assurance plénière de son identité à la faveur de la reconnaissance par autrui de son empire de capacité »342. Ainsi, ce qui est en jeu dans les relations de réciprocité, « ce sont bien les capacités présumées des agents de ces transactions qui s’apportent eux-mêmes dans leur puissance d’agir »343 et ce qui est reconnu, c’est l’autre comme mon semblable. Ricœur peut ainsi écrire que [l]a similitude est le fruit de l’échange entre estime de soi et sollicitude pour autrui. Cet échange autorise à dire que je ne puis m’estimer moi-même sans estimer autrui comme moi-même. Comme moi-même signifie : toi aussi tu es capable de commencer quelque chose dans le monde, d’agir pour des raisons, de hiérarchiser tes préférences, d’estimer les buts de ton action et, ce faisant, de t’estimer toi-même comme je m’estime moi-même. […]. Deviennent ainsi fondamentalement équivalentes l’estime de l’autre comme un soi-même et l’estime de soi-même comme un autre344. 1.3. Autrui, mon semblable; autrui, l’irremplaçable Par là même Ricœur nous donne à voir la conception de l’altérité d’autrui qui est la sienne : Autrui est à la fois mon semblable et l’irremplaçable. Autrui, pour Ricœur, est d’abord un autre soi-même, c’est-à-dire notamment quelqu’un qui est capable de s’estimer 341 Ibid., p. 365. Ibid., p. 383. Dans la relation de réciprocité, c’est avant tout de la voix passive du verbe « reconnaître » qu’il est question. Ricœur évoque, en effet, « la différence dans l’usage du verbe “ reconnaître ” selon qu’il est pris à la voix active – “ je reconnais ” – ou à la voix passive – “ je suis reconnu ” » (P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 381). 343 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 385-386. C’est bien encore de cela dont il est question dans la situation de l’autre souffrant à qui le soi offre sa sympathie. La réciprocité est rendue effective non plus certes dans la reconnaissance de l’égalité des capacités d’agir, mais dans son pendant, la faiblesse, entendue comme diminution de la capacité d’agir. Ricœur peut ainsi écrire que « dans le cas de la sympathie qui va de soi à l’autre, l’égalité n’est rétablie que par l’aveu partagé de la fragilité, et finalement de la mortalité » (SA, p. 225). 344 SA, p. 226. 342 104 lui-même. Autrui est d’abord celui en qui je reconnais un homme capable, capable d’être responsable de ses actions, tout comme moi. « Même la seconde personne, écrit Ricœur, […] ne serait pas une personne si je ne pouvais soupçonner qu’en s’adressant à moi elle se sait capable de se désigner soi-même comme celle qui s’adresse à moi et ainsi s’avère capable de l’estime de soi »345. Bref, pour lui, autrui est d’abord mon semblable, « à savoir quelqu’un qui, comme moi, dit “ je ” » 346 . Ricœur reconnaît par là le bien-fondé de la position de Husserl : elle ne rend certes pas compte de la totalité de l’énigme d’autrui, mais elle nous en donne néanmoins en partie la clé. Ricœur écrivait ainsi déjà plusieurs années avant Soi-même comme un autre et alors qu’il conceptualisait la relation éthique comme rapport entre deux libertés plutôt qu’à partir de l’estime de soi que [l]a liberté à la deuxième personne est véritablement l’analogon de la première. Ici, je reste husserlien : dans la Cinquième Méditation cartésienne, il ne peut y avoir de problématique de la deuxième personne, si je ne sais pas ce que veut dire « je », « ego ». L’autre est vraiment un autre moi, un « alter ago », alter certes, mais alter ego. Si je ne comprenais pas ce que veut dire pour moi être libre, et avoir à le devenir réellement, je ne pourrais le vouloir pour autrui. Effectivement, si dans des moments d’effondrement de ma croyance, je doute que je sois libre, si je m’éprouve écrasé par des déterminations de toutes sortes, alors je ne crois plus non plus à la liberté de l’autre et je ne puis plus vouloir l’aider à être libre. Si je me crois non libre, je crois aussi l’autre non libre. […] L’autre est mon semblable! Semblable dans l’altérité, autre dans la similitude347. Cette longue citation, de même que les précédentes d’ailleurs, traduit deux choses : premièrement, comme nous voulons le montrer, que l’autre, pour Ricœur, est d’abord un autre soi, un analogon. C’est en effet à la faveur d’une sorte de transfert analogique que l’autre m’apparaît comme tel. Husserl sert ici de point d’appui à Ricœur. Rappelons en effet que, pour ce dernier, le transfert analogique que pointe Husserl est une opération authentiquement productive, dans la mesure où elle transgresse le programme même de la phénoménologie, en transgressant l’expérience de la chair propre. Si elle ne crée pas l’altérité, toujours présupposée, elle lui confère une signification spécifique, à savoir l’admission que l’autre n’est pas condamné à rester un étranger, mais peut devenir mon semblable, à savoir quelqu’un qui, comme moi, dit « je »348. 345 P. Ricœur, « Approches de la personne », p. 205. SA, p. 386. 347 P. Ricœur, « Le problème du fondement de la morale », p. 317. 348 p. 386. 346 105 Chez Ricœur, la ressemblance entre l’ego et l’alter ego prend plus particulièrement la forme du transfert de la capacité propre d’autodésignation de l’ego à toute autre personne que lui-même et ce, dans les sphères du langage, de l’action, du récit et de l’imputation morale. Autrui, tout comme moi, est celui qui est capable de dire « je »349, c’est-à-dire de se reconnaître comme l’auteur de sa parole, de son action, du récit de sa vie et de sa responsabilité envers l’autre. Ainsi, Ricœur écrit-il que : Si l’on objecte que le transfert de sens ne produit pas le sens alter de l’alter ego, mais le sens ego, il faut répondre qu’il en est bien ainsi dans la dimension gnoséologique. Le sens ego, dans alter ego, c’est celui que nous avons présupposé dans toutes nos études portant sur l’autodésignation de toute autre personne que moi, dans le langage, l’action, le récit et l’imputation morale. À la limite, ce transfert de sens peut revêtir la forme d’une citation, en vertu de laquelle « il pense », « elle pense » signifie : « il/elle dit dans son cœur : je pense ». Voilà la merveille du transfert analogique350. Cependant, et c’est notre deuxième point, il convient de ne pas oublier que, pour Ricœur, la possibilité de transférer à autrui la capacité à dire « Je » va de pair avec la propre capacité du soi à dire « Je ». Bref, il faut que je sois capable de dire « Je » (ou de m’estimer moimême) pour pouvoir transférer cette capacité à autrui. Il faut que je me reconnaisse comme sujet parlant pour être en mesure de reconnaître autrui comme tel. Tout comme Husserl commence ses méditations sur l’intersubjectivité par la réduction au propre, Ricœur part en quête du soi qui pourra reconnaître l’autre comme un autre soi. Cependant, pour Ricœur, c’est cette quête du soi qui va s’avérer la plus ardue (alors que pour Husserl, c’est plutôt le problème de l’intersubjectivité – pensons, à cet égard, à l’ampleur de la cinquième méditation par rapport aux quatre premières). C’est le soi qui représente le véritable objet des méditations ricœuriennes (tout du moins dans Soi-même comme un autre). C’est pourquoi, afin de rendre compte de l’autre comme mon semblable, il est nécessaire de prendre la mesure du soi à partir duquel l’autre pourra être dit mon semblable. Si le concept de similitude est important, c’est certes parce dans ce concept il y va du transfert du sens « soi » à autrui, mais aussi – et, aurions-nous envie de dire, surtout – parce qu’il y va de la capacité du soi à se reconnaître comme soi. Or, seul un soi qui se reconnaît comme tel peut reconnaître autrui également comme un soi. C’est pour cela que la question de savoir comment se déploie, plus précisément, chez Ricœur, le passage de l’autodésignation (de 349 350 Et même plus précisément : « Je peux ». SA, p. 387. 106 soi) à l’autodésignation de toute autre personne que moi recoupe immanquablement la question de savoir qui est ce soi qui est capable de se désigner lui-même comme l’auteur de sa parole. Cette quête du soi permettra également de lever l’ambiguïté qui tend à imprégner la relecture que Ricœur fait de Husserl dans le cadre de sa propre conception de l’intersubjectivité : chez Ricœur, autrui n’est pas tant un alter ego qu’un autre soi. Ce sont ces deux perspectives qui vont guider notre analyse de la façon dont Ricœur se réapproprie le concept husserlien de transfert analogique, réappropriation qui se fait d’abord dans la sphère du langage. Le langage représente en effet le premier niveau351 où l’autodésignation et le transfert de cette autodésignation à autrui, puis à toute autre personne, se fait jour. Ricœur aborde la sphère du langage dans les deux premières études de Soi-même comme un autre, débutant ainsi sa quête de l’ipséité avec la question « Qui parle ? ». Deux théories du langage sont convoquées afin de servir de point d’appui à Ricœur : la sémantique et la pragmatique. 1.3.1. L’autre soi dans la sphère du langage 1.3.1.1. Le problème de l’autodésignation Avec la sémantique, Ricœur part du sens le plus pauvre de la notion d’identification qui consiste à identifier quelque chose, c’est-à-dire à faire connaître à autrui ce dont nous avons l’intention de parler. C’est, par exemple, évoquer « ce livre que je suis en train de lire ». L’identification de soi n’entre pas ici en jeu. Il s’agit seulement d’identifier quelque chose. La personne fait alors partie de ces choses dont nous parlons plutôt que d’être considérée en tant que véritable sujet parlant 352 . « [L]a personne apparaî[t] comme un particulier de base irréductible à tout autre : elle [est] le “lui” dont on parle et à qui on 351 Dans Soi-même comme un autre, Ricœur ouvre son questionnement sur l’identité – et commence donc par donner chair au soi – par deux études sur le langage. Par ailleurs, dans « Approches de la personne », il écrit : « si tout n’est pas langage, tout, dans l’expérience, n’accède au sens que sous la condition d’être porté au langage. L’expression : “porter l’expérience au langage” invite à tenir l’homme parlant, sinon pour l’équivalent de l’homme tout court, du moins pour la condition première de l’être-homme. Même si, dans un instant, nous serons amenés à faire de la catégorie de l’agir la catégorie la plus remarquable de la condition personnelle, l’agir proprement humain se distingue du comportement animal, et à plus forte raison du mouvement physique, en ceci qu’il doit être dit, c’est-à-dire porté au langage, afin d’être signifiant » (p. 209). 352 « La personne apparaît alors comme un particulier de base, c’est-à-dire l’un de ces particuliers auxquels nous devons nous référer lorsque nous parlons comme nous le faisons au sujet des composantes du monde. […] [L]a personne n’est pas encore un soi à ce niveau de discours dans la mesure où elle n’est pas traitée comme une entité capable de se désigner elle-même. C’est l’une des choses au sujet desquelles nous parlons, c’est-à-dire une entité à quoi nous faisons référence » (« Approches de la personne », p. 210). 107 attribue des prédicats physiques et psychiques »353. Elle appartient ainsi à l’ordre du même. En effet, « [c]e qui importe à l’identification non ambiguë, c’est que les interlocuteurs désignent la même chose. L’identité est définie comme mêmeté et non comme ipséité »354. L’accent est mis sur le « quoi » des particuliers dont on parle plutôt que sur le « qui » de celui qui parle. « La personne reste du côté de la chose dont on parle, plutôt que du côté des locuteurs eux-mêmes qui se désignent en parlant »355. À ce niveau, la personne n’est pas encore traitée comme celle qui a le pouvoir de se désigner elle-même, c’est-à-dire comme un soi. C’est, en effet, « le pouvoir d’autodésignation qui fait de la personne non plus seulement une chose d’un type unique, mais un soi »356, pouvoir d’autodésignation dont la pragmatique, plutôt que la sémantique, nous permet de rendre compte. Ricœur écrit ainsi que « tandis qu’au niveau de la sémantique la personne était seulement l’une des choses au sujet desquelles nous parlons, au niveau de la pragmatique la personne est immédiatement désignée comme soi, dans la mesure où le sujet parlant se désigne soi-même chaque fois qu’il spécifie l’acte illocutoire dans lequel il engage sa parole »357. Précisons la façon dont cela se produit. Pour passer de la simple désignation d’un objet par le biais du langage à l’autodésignation, Ricœur fait appel à la théorie des actes de discours d’Austin et de Searle. Cette théorie distingue en effet l’acte locutoire, c’est-à-dire la simple locution, la simple 353 SA, p. 68-69. Et encore : « dans le contexte philosophique de la référence identifiante, le statut de sujet n’est pas spécifié autrement que par la nature de ce qui lui est attribué, à savoir les prédicats psychiques et physiques » (p. 52). Par ailleurs, il convient de préciser que Ricœur, à la suite de Peter Strawson, définit les particuliers de base comme « [l]es corps physiques et les personnes que nous sommes […] en ce sens qu’on ne peut identifier quoi que ce soit sans renvoyer à titre ultime à l’un ou l’autre de ces deux types de particuliers. En ce sens, le concept de personne, comme celui de corps physique, serait un concept primitif, dans la mesure où on ne saurait remonter au-delà de lui, sans le présupposer dans l’argument qui prétendrait le dériver d’autre chose » (p. 43). 354 SA, p. 45. En fait, comme nous l’avons vu avec le caractère, la mêmeté recouvre l’ipséité. Ricœur écrit ainsi que « [d]ans la stratégie de Strawson, le recours à l’autodésignation est en quelque sorte intercepté dès l’origine par la thèse centrale qui décide des critères d’identification de quoi que ce soit au titre de particulier de base. Ce critère est l’appartenance des individus à un unique schème spatio-temporel dont il est dit dès le début qu’il nous contient, que nous y prenons place nous-mêmes. Le soi est bien mentionné par cette remarque incidente, mais il est immédiatement neutralisé par cette inclusion dans le même schème spatiotemporel que tous les autres particuliers. Je dirais volontiers que, dans Les Individus, la question du soi est occultée, par principe, par celle du même au sens de l’idem » (p. 45). 355 p. 44. 356 p. 45. 357 « Approches de la personne », p. 212, nous soulignons. Et, ajoute-t-il : « Je serais tenté de dire que c’est d’abord comme locuteur capable de se désigner soi-même que l’estime de soi est anticipée dans sa signification pré-morale ». 108 proposition (« le livre est sur la table ») de l’acte illocutoire. Qu’est-ce qu’un acte illocutoire ? C’est un acte en vertu duquel le langage fait quelque chose. En disant, par exemple, « je promets que je serai là demain », je fais quelque chose, à savoir une promesse. Or, ce faisant, le locuteur s’engage, s’implique. En effet, « [c]’est la force illocutoire des actes de discours, écrit Ricœur, qui exprime l’engagement du locuteur dans son discours » 358 . Mais comment passer de l’acte locutoire qui dit quelque chose sur quelque chose à l’acte illocutoire dans lequel quelqu’un dit quelque chose sur quelque chose ? Pour cela, il faut remarquer qu’un faire est toujours inclus dans le dire. Or, ce faire est le fait de quelqu’un. Avec ce faire vient un sujet qui se dit lui-même. Pour rendre ce faire explicite quand il ne l’est pas, il suffit de faire précéder l’énoncé du préfixe « j’affirme que », par exemple. La proposition « le livre est sur la table » devient ainsi « j’affirme que le livre est sur la table » faisant par là-même apparaître le locuteur. « Mis en rapport avec l’acte d’énonciation, le “je” devient le premier des indicateurs; il indique celui qui se désigne lui-même dans toute énonciation contenant le mot “je” »359. Cependant, la réflexivité que la pragmatique met de l’avant n’est pas encore ipséité. On a plutôt affaire à « une réflexivité sans ipséité; un “se” sans “soi-même”; pour dire la même chose autrement, la réflexivité caractéristique du faire de l’énonciation ressemble plus à une référence inversée, une rétro-référence, dans la mesure où le renvoi se fait à la factualité qui “opacifie” l’énoncé »360 . En effet, ce qui intéresse la théorie des actes de discours c’est davantage l’acte du discours que son agent. « [L]a réflexivité dont il a été question jusqu’à présent, écrit Ricœur, a été constamment attribuée, non au sujet de l’énonciation, mais au fait même de l’énonciation »361. L’acte de l’énonciation est traité comme un fait, c’est-à-dire comme un évènement qui se produit dans le monde. C’est pourquoi, pour Ricœur, à moins que l’on en mette au jour et que l’on en dépasse les apories et les paradoxes, la pragmatique risque de dériver « vers un concept de sui-référence où l’accent principal est mis sur la factualité de l’énoncé »362. Réflexivité certes, mais d’un sujet sans ancrage dans le monde. À cet effet, la principale aporie se fait jour dès lors que l’on souligne, avec Wittgenstein, « la non-coïncidence entre le “je” limite du monde et le 358 p. 211. SA, p. 61. 360 Ibid., p. 64. 361 Ibid., p. 63. 362 Ibid., p. 64. 359 109 nom propre qui désigne une personne réelle »363 . Comment rendre compte « du rapport d’un locuteur unique à la multiplicité de ses actes de discours »364 ? Comment rattacher la multiplicité de mes actes de discours à la personne réelle, moi, CS que je suis ? C’est seulement ainsi, en effet, que la réflexivité pourra se faire ipséité. 1.3.1.2. Le problème du transfert à toute autre personne À cette aporie s’en ajoute une seconde qui pose déjà la question du transfert à toute autre personne (et ce, donc, même si le problème de l’autodésignation n’est pas complètement réglé. Mais cela ne fait finalement que nous renvoyer au fait que, pour Ricœur, le soi et l’autre sont toujours intimement liés : on ne peut « régler » le problème de l’autodésignation sans passer par l’autre). En effet, un autre danger guette la théorie de l’énonciation : celui de l’enfermement dans l’expérience privée. Dès lors qu’avec la pragmatique on considère l’énonciation plutôt que l’énoncé (comme c’est le cas avec la sémantique), autrui se trouve par là même impliqué. « Que quelqu’un s’adresse à quelqu’un d’autre, cela fait la différence entre le discours effectif et une simple proposition logique. Il est remarquable que, dans cette relation d’interlocution, les deux pôles du discours sont également impliqués comme se désignant chacun soi-même et comme s’adressant soimême à l’autre »365. Le discours n’est plus seulement traité comme le fait de dire quelque chose sur quelque chose (approche de la sémantique), mais il consiste à s’adresser à quelqu’un pour lui dire quelque chose sur quelque chose. Avec l’énonciation se révèle ainsi une situation d’interlocution, fut-elle, de prime abord, implicite. Ainsi, dire « j’affirme que » équivaut à dire « je te déclare que ». Pour la théorie de l’énonciation, la personne n’est plus celle dont on parle, mais elle est un « je » qui parle à un « tu ». Que l’énonciation soit toujours déjà interlocution se comprend par le fait que quand je parle, je parle toujours à quelqu’un. Est ici à l’œuvre la dialectique de l’ipséité et de l’altérité. L’ipséité implique l’altérité qui lui est inhérente même si cette dernière n’est pas toujours explicitement déployée. Ainsi, qui dit énonciation dit interlocution. Quand je dis quelque chose, ce dire est toujours adressé à quelqu’un, fût-ce à moi-même … en tant qu’autre. Dans le contexte de l’interlocution la relation à l’autre entre ainsi en jeu. 363 Ibid., p. 68. Ibid., p. 67. 365 P. Ricœur, « Approches de la personne », p. 212. 364 110 Cependant, la théorie de l’énonciation tend à refermer la situation d’interlocution sur les seules première et deuxième personnes, excluant par là-même toute troisième personne en en faisant une « non-personne ». Ricœur se base ici sur les travaux de Benveniste pour dire que les arguments en faveur de cette exclusion se ramènent à un seul : il suffit du « je » et du « tu » pour déterminer une situation d’interlocution. La troisième personne peut être n’importe quoi dont on parle, chose, animal ou être humain. […] Si la troisième personne est si inconsistante grammaticalement, c’est qu’elle n’existe pas comme personne, du moins dans l’analyse du langage qui prend comme unité de compte l’instance du discours, investie dans la phrase. On ne peut mieux souder la première et la deuxième personne à l’évènement de l’énonciation qu’en excluant du champ de la pragmatique la troisième personne, dont il est parlé seulement comme d’autres choses366. Ce qui est en jeu c’est donc la possibilité du « je-tu » de l’interlocution à s’extérioriser dans une troisième personne et ce, sans perdre la capacité de se désigner soi-même. Ce qui est en jeu, c’est la capacité de la théorie de l’énonciation à reconnaître toute autre personne comme capable de se désigner elle-même comme sujet du discours, tout comme moi. Ce qui est en jeu ici, c’est vraiment le « soi » en tant que pronom réfléchi de toutes les personnes. En effet, comme cela a déjà été mentionné, dès la première page de Soi-même comme un autre, Ricœur nous fait part de sa première intention qui est « de marquer le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet, telle qu’elle s’exprime à la première personne du singulier : “je pense”, “je suis”. [Or,] cette première intention trouve un appui dans la grammaire des langues naturelles lorsque celle-ci permet d’opposer “soi” à “je” »367, « soi » devant être pris ici non seulement comme le pronom personnel réfléchi de la troisième personne, mais de toutes les personnes (ainsi qu’il en est des verbes réfléchis à l’infinitif, par exemple « se présenter »). Par ailleurs, les limites de l’approche pragmatique quant à la conception du soi se répercutent dans la situation d’interlocution. Cette dernière situation vient confirmer ces limites. En effet, ce que l’on peut constater au niveau de la situation d’interlocution, c’est qu’il y a bien une réversibilité, mais qu’il s’agit seulement d’une réversibilité des rôles. Ainsi, « quand je dis “tu” à un autre, il comprend “je” pour lui-même. Quand il s’adresse à moi à la seconde personne, je me sens concerné à la première personne; la réversibilité 366 367 SA, p. 62. p. 11. 111 porte simultanément sur les rôles d’allocuteur et d’allocutaire, et sur une capacité de se désigner soi-même présumée égale chez le destinataire du discours et son destinateur »368. « Mais, ajoute Ricœur, ce sont seulement des rôles qui sont réversibles »369. En effet, au niveau de la pragmatique, le soi manque encore de chair. 1.3.1.3. Soi et autre soi dans la sphère du langage Or, c’est par le biais de la sémantique (que nous avions abandonnée au profit de la pragmatique) que la réflexivité peut à la fois trouver l’ancrage qui lui manque et la référence à toute troisième personne occultée par la pragmatique. Par le fait même, ce qui est mis en avant par Ricœur, c’est la complémentarité des deux théories du langage que sont la sémantique et la pragmatique pour ce qui est de la question de l’ipséité. Dans le domaine du langage, l’ipséité est alors ce « mixte du “je” réflexif et de la personne référée »370. Le « je » réflexif et substituable de la théorie de l’énonciation gagne en effet en chair dès lors qu’il est croisé avec la personne comme particulier de base irréductible à toute autre de la théorie de la référence identifiante. Au niveau de la relation à l’autre dans le discours, la théorie de la référence identifiante ajoute l’idée d’insubstituabilité. Ricœur écrit en effet que « seule l’idée d’insubstituabilité prend en compte les personnes qui tiennent ces rôles. En un sens, l’insubstituabilité est également présupposée dans la pratique du discours, mais d’une autre façon que dans l’interlocution à savoir en rapport à l’ancrage du “je” en emploi. Cet ancrage fait que je ne quitte pas mon lieu et que je n’abolis pas la distinction entre ici et làbas »371. Et en un mouvement inverse, c’est en vertu d’un transfert de la capacité de se désigner soi-même de la première personne, c’est-à-dire du « je » réflexif, à la troisième personne de la référence identifiante que cette dernière acquière sa signification complète de personne. En effet, « la troisième personne selon la théorie de la référence identifiante n’acquiert sa signification complète de personne que si l’attribution de ses prédicats psychiques est accompagnée par la capacité de se désigner soi-même, transférée de la 368 SA, p. 225. Idem. 370 p. 69. 371 SA, p. 225. 369 112 première à la troisième personne, à la façon d’une citation placée entre guillemets. L’autre, la tierce personne, dit dans son cœur, “J’affirme que” »372. Ricœur réinterprète ici la conception husserlienne de l’apprésentation dans la sphère du langage. Si la réversibilité chez Ricœur renvoie à la saisie analogisante chez Husserl, l’insubstituabilité (concept ricœurien), elle, renvoie à la dissymétrie qu’ouvre l’écart entre apprésentation et présentation originaire chez Husserl. Ricœur écrit ainsi que « l’assimilation d’un terme à l’autre, que paraît impliquer la saisie analogisante, doit être corrigée par l’idée d’une dissymétrie fondamentale, liée à l’écart […] entre apprésentation et présentation originaire; jamais l’appariement ne fera franchir la barrière qui sépare l’apprésentation de l’intuition » 373 . Nous avions vu en effet que, pour Ricœur, l’apprésentation conjugue similitude et dissymétrie. Similitude en vertu de la saisie analogisante et dissymétrie dans la mesure où l’apprésentation n’est pas une présentation originaire. Bien que l’alter ego, tout comme l’ego, soit capable de régner sur son corps, l’alter ego n’est pas l’ego, l’alter ego n’est pas un dédoublement de l’ego. Qu’autrui ne puisse être qu’apprésenté permet de conserver la différence essentielle qui fait que l’alter ego est un ego mais n’est pas l’ego, n’est pas finalement le dédoublement de l’ego374 . Analogie certes entre ego et alter ego dans la mesure où il y a une ressemblance de rapports entre la chair et le corps de l’ego, d’une part, et la chair et le corps de l’alter ego, d’autre part, et que c’est en vertu de cette ressemblance que le sens ego peut être transféré à l’autre ego. Cependant, l’ego n’aura jamais une expérience originaire de la chair d’autrui et en ce sens une inadéquation demeure. Autrui ne se donne pas par le biais d’une intuition originaire, il est apprésenté. Husserl écrit que « l’objet apprésenté par cette analogie ne peut jamais être réellement présent, ne peut jamais être donné dans une perception véritable »375. Même si autrui m’apparaît comme celui qui, comme moi, dit « je », il n’est pas « un deuxième moi-même ». Le phénomène d’ancrage (que Ricœur nomme plus 372 Ibid., p. 69. Ibid., p. 386. 374 « Quant à l’expérience qu’autrui a de lui-même, elle me restera à jamais interdite sous sa forme originaire et cela même dans le cas le plus favorable d’une confirmation de mes présomptions tirées de la cohérence des expressions physionomiques, gestuelles et verbales déchiffrées sur le corps d’autrui. Moi seul apparaît à moimême “présenté” ; l’autre, présumé analogue, reste “apprésenté” » (Parcours de la reconnaissance, p. 398). 375 E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, §51, p. 182. 373 113 précisément « appellation »)376 par lequel « je » et « CS » veulent dire la même personne l’atteste. Même si par le biais de l’imagination, je reconnais l’autre comme capable de dire « je », je ne me mets cependant pas réellement à la place de l’autre. Le fait de me reconnaître également comme « moi, CS » m’ancre ici. Et il n’en est pas autrement chez Husserl. À la fin du §53 de la cinquième méditation, on peut ainsi lire : Car je n’appréhende pas « l’autre » tout simplement comme mon double, je ne l’appréhende ni pourvu de ma sphère originale ou d’une sphère pareille à la mienne, ni pourvu de phénomènes spatiaux qui m’appartiennent en tant que liés à l’« ici » (hic); mais […] avec des phénomènes tels que je pourrais en avoir si j’allais « là-bas » (illic) et si j’y étais. Ensuite, l’autre est appréhendé dans l’apprésentation comme un « moi » d’un monde primordial ou une monade. Pour cette monade, c’est son corps qui est constitué d’une manière originelle et est donné dans le mode d’un « hic absolu », centre fonctionnel de son action. Par conséquent, le corps apparaissant dans ma sphère monadique dans le mode de l’illic, appréhendé comme l’organisme corporel d’un autre, comme l’organisme de l’alter-ego, l’est en même temps, comme le même corps, dans le mode du « hic », dont l’autre a l’expérience dans sa sphère monadique377. Ces rapprochements avec la conception husserlienne trouvent par ailleurs assise dans le fait que Ricœur reconnaît que la structure mixte du « Je-Un tel », c’est-à-dire l’assimilation entre la personne de la référence identifiante et le « je » échantillon réflexif peut être fondée sur une réalité plus fondamentale : celle du corps propre qui présente effectivement une double structure : à la fois ma chair et corps du monde. « La même allégeance double de corps propre, écrit Ricœur, fonde la structure mixte du “Je-Un tel”; en tant que corps parmi les corps, il constitue un fragment de l’expérience du monde; en tant que mien, il partage le statut du “Je” entendu comme point de référence limite du monde et l’organe d’un sujet qui n’appartient pas aux objets dont il parle »378. Dans la conception de la référence identifiante, la problématique du corps propre ne se pose même pas. Le corps 376 « “Je” est littéralement inscrit, en vertu de la force illocutoire d’un acte de discours particulier, l’appellation, sur la liste publique des noms propres, suivant les règles conventionnelles qui régissent l’attribution des patronymes et des prénoms […]. Ainsi inscrit, le “je” est, au sens propre du terme, enregistré. De cet enregistrement résulte ce qui s’énonce : “Moi, un tel, né le…, à… ”. De cette manière, “je” et “P.R.” veulent dire la même personne. Ce n’est donc pas arbitrairement que la personne, objet de référence identifiante, et le sujet, auteur de l’énonciation, ont même signification ; une inscription d’un genre spécial, opérée par un acte spécial d’énonciation, l’appellation, opère la conjonction » (SA, p. 71). L’appellation peut, selon nous, être rapprochée du phénomène de « mondanéisation » chez Husserl, phénomène par lequel je reconnais que ma chair est aussi un corps et c’est parce que je me reconnais comme étant aussi corps que je vais pouvoir transférer le sens de chair au corps d’autrui. 377 E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, §53, p. 190-191. 378 SA, p. 71-72. 114 propre est un corps quelconque. Mon corps est un objet du monde et non la manière d’être au monde du soi. Corps, personne sont ce dont on parle, ce que l’on nomme. L’ipséité prend ainsi la forme de la sui-référence et traduit une double identification, à la fois comme personne objective et comme sujet réfléchissant. « Le soi [est] à la fois une personne dont on parle et un sujet qui se désigne à la première personne, tout en s’adressant à une seconde personne »379. De plus, il ressort qu’allocuteur et allocutaire sont pris dans des relations d’échange qui conjuguent réversibilité des rôles et insubstituabilité des personnes. Je ne peux pas me désigner moi-même sans te reconnaître également capable de te désigner toi-même. Dans la mesure où, moi CS (selon l’idée d’insubstituabilité), je me reconnais comme l’auteur de cette parole que je t’adresse, je te reconnais également, toi, PR comme capable de te désigner toi-même comme l’auteur de la parole que tu vas m’adresser (et ce, en vertu de l’idée de réversibilité). 1.3.2. L’autre soi dans la sphère éthique C’est le même schéma qui est à l’œuvre au niveau éthique. Le rapport entre soi et autrui est structuré à la fois par la réversibilité et par l’insubstituabilité, insubstituabilité qui, au niveau éthique, prend cependant une figure nouvelle, celle de l’irremplaçabilité. S’agissant de la réversibilité, Ricœur écrit : Avant de m’interdire quoi que ce soit, le visage de l’autre me requiert; il me demande de l’aimer comme moi-même 380 . La relation est ainsi parfaitement réversible : je suis visé comme un « me » à l’accusatif par celui à qui je dis « tu » au vocatif et qui dit « je » pour lui-même. Il se passe ici quelque chose de tout à fait semblable à ce que les linguistes observent concernant le fonctionnement des pronoms personnels : celui qui dit « je » se sait adressé par une autre personne comme « tu » et réciproquement. C’est pourquoi on peut partir soit du tu soit du je dans la mesure où le tu est un alter ego : comme moi, tu dis je. Si je ne comprenais pas ce que veut dire « je », je ne saurais pas que 379 Ibid., p. 48. Même si cette première phrase a un accent clairement levinassien, elle est totalement non levinassienne. Chez Levinas, aucune réversibilité, aucune similitude ne sont possibles. Pour Levinas, autrui ne me demande pas de l’aimer comme moi-même mais il m’ordonne de l’aimer et c’est cela qui institue le soi. Quant à cette non-réversibilité chez Levinas, on pourra notamment consulter son texte intitulé « La trace de l’autre » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger. Il écrit entre autres que « [l]'ordre personnel auquel nous oblige le visage, est au-delà de l'être. Au-delà de l'être est une troisième personne qui ne se définit pas par le Soi-même, par l'ipséité. [...] L'au-delà dont vient le visage est la troisième personne. Le pronom Il, en exprime exactement l'inexprimable irréversibilité [...]. L'illéité de la troisième personne est la condition de l'irréversibilité » (p. 277-278). 380 115 l’autre est « je » pour lui-même, donc liberté comme moi, liberté qui elle aussi se pose, croit en elle-même, cherche à s’attester381. Parce que je suis capable de me comprendre comme un « je », ici comme quelqu’un capable de s’estimer lui-même, je peux reconnaître en l’autre quelqu’un qui est également capable de s’estimer lui-même. Plus encore, en vertu de ce principe de réversibilité, « je ne puis m’estimer moi-même sans estimer autrui comme moi-même »382. Mais, ainsi que nous l’avons vu précédemment, « ce sont seulement des rôles qui sont réversibles. Seule l’idée d’insubstituabilité prend en compte les personnes qui tiennent ces rôles »383. Même si en imagination et en sympathie, je me mets à la place de l’autre, pour autant, « je ne quitte pas mon lieu et […] je n’abolis pas la distinction entre ici et làbas » 384 . Ainsi, comme moi, Autrui est capable de souffrir, mais si je peux donc comprendre et partager sa souffrance, je ne la vis pas pour autant, je ne l’éprouve pas pour autant385. Par ailleurs, ce que l’éthique ajoute, c’est le caractère irremplaçable de toute personne, « c’est la dimension de valeur qui fait que chaque personne est irremplaçable dans notre affection et dans notre estime »386. Ricœur trouve ici appui chez Levinas, même s’il ne suit pas ce dernier jusqu’au bout. Il écrit ainsi : « Des singularités, j’en vois de trois espèces. Assurément, les personnes singulières, irremplaçables. Nos rôles sociaux pourront nous remplacer les uns les autres, mais nous ne pourrons pas nous substituer les uns aux autres dans notre qualité absolument singulière387. Et là, j’irai très volontiers du côté de Levinas, avec le visage : chaque visage est unique »388. Nous avons déjà eu l’occasion de le souligner à maintes reprises, l’altérité de l’absolument Autre, d’Autrui n’est pas 381 « Fondements de l’éthique », p. 63. SA, p. 226. 383 Ibid., p. 225. Pour Levinas, à l’inverse, l’idée de réversibilité n’est pas tenable et cela, justement parce qu’elle concerne des rôles. En effet, pour Levinas, envisager autrui quant à son rôle, sa fonction, c’est lui faire violence. La relation à autrui n’est pas de l’ordre de la relation entre un « Je » et un « Tu ». 384 Idem. Max Scheler nous apprenait déjà que la sympathie distingue les êtres alors que la contagion et la fusion affective les mêlent (P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 340). 385 Pour Levinas, à l’inverse, il y a substitution. 386 SA, p. 226. 387 Pour Levinas, cependant, c’est par la substitution que le soi accède à sa singularité, à son unicité. 388 P. Ricœur, L’unique et le singulier, p. 46. Également, en évoquant le visage qui prend les traits du maître de justice : « [N]e se substitue à son offenseur que celui qui est “un et irremplaçable”. […]. Assigné, certes, le soi l’est sans l’avoir choisi, mais, dans cette mesure même, il est “assigné comme irremplaçable” » (P. Ricœur, « Emmanuel Levinas, penseur du témoignage, p. 102-103). Ricœur, dans une lettre à Levinas, écrit également : « je vous rejoins dans votre dernière affirmation, à savoir “l’unicité humaine du pronom je”, irréductible à l’intégration, à la généralité d’un genre » (Emmanuel Levinas et Paul Ricœur, « L’unicité humaine du pronom je », p. 37). 382 116 simplement à entendre comme l’autre face de l’identité, altérité qui aurait encore une frontière avec le Même. Levinas nous le répète, l’absolument autre n’a rien de commun avec le Même, aucune patrie commune. Ce n’est pas dans sa généralité que l’Autre est appréhendé, ce qui pour Levinas est œuvre d’ontologie, mais dans son unicité. Levinas n’envisage pas le soi et l’autre dans ce qu’ils ont de commun, ni d’ailleurs dans ce qu’ils ont de différent, mais dans leur singularité, dans leur unicité. Or, pour Ricœur, c’est bien cette acception d’autrui comme unique que la sollicitude porte au plus haut. C’est bien « la sollicitude qui s’adresse aux personnes dans leur singularité irremplaçable »389. Ainsi, Ricœur suit jusqu’à un certain point Levinas. Mais jusqu’à un certain point seulement. En effet, pour Ricœur, le caractère irremplaçable d’autrui ressort encore de l’échange entre estime de soi et sollicitude. Il s’inscrit dans une forme de réciprocité et repose encore sur la réversibilité. Ricœur écrit ainsi que « c’est dans l’expérience du caractère irréparable de la perte de l’autre aimé que nous apprenons, par transfert d’autrui sur nous-même, le caractère irremplaçable de notre propre vie. C’est d’abord pour l’autre que je suis irremplaçable. En ce sens, la sollicitude répond à l’estime de l’autre pour moimême »390. Chaque personne est irremplaçable certes, mais elle est surtout irremplaçable pour moi. Et c’est par un effet de retour – réversibilité – que je peux prendre la mesure de mon propre caractère irremplaçable. Au contraire, chez Levinas, le caractère unique et non thématisable du visage d’autrui repose, comme nous l’avons vu, sur la séparation. Par ailleurs, son propre caractère irremplaçable, le soi ne le tient nullement du transfert du caractère irréparable de la perte de l’autre sur lui-même. Nul transfert chez Levinas. Son unicité, le soi la tient plutôt de son assignation à responsabilité par le visage. « Cette assignation à responsabilité déchire les formes de la généralité dans laquelle mon savoir, ma connaissance de l’autre homme, me le représente comme semblable, pour me découvrir dans le visage du prochain comme responsable de lui et, ainsi, comme unique – et élu »391. Pour Levinas, le caractère irremplaçable de l’individu ne peut jamais se conjuguer avec la réversibilité : « la responsabilité à laquelle je suis exposé dans une telle passivité ne me saisit pas comme une chose interchangeable, car personne ici ne peut se substituer à moi; en en appelant à moi comme à un accusé qui ne saura récuser l’accusation, elle m’oblige 389 SA, p. 305. Ibid., p. 226, nous soulignons. 391 E. Levinas, Éthique comme philosophie première, p. 101. 390 117 comme irremplaçable et unique »392. Ainsi, pour Levinas, « [l]a seule valeur absolue c’est la possibilité humaine de donner sur soi une priorité à l’autre »393. Cependant, malgré leurs différends, Levinas, reste, pour Ricœur, celui qui permet de penser un concept franc d’altérité, et cela mieux que l’agapè chrétienne ou l’idée hégélienne de lutte ne permettent de le faire394. En effet, outre, le caractère irremplaçable d’autrui, c’est le changement de perspective opéré par Levinas qui interpelle Ricœur. Ricœur voit ainsi en Levinas celui qui a osé renverser la formule « “pas d’autre que soi sans un soi” pour lui substituer la formule inverse “pas de soi sans un autre qui le convoque à la responsabilité” »395 . « À vrai dire, écrit ainsi Ricœur, l’expression “s’adresser à l’autre” exige le renversement : quelqu’un d’autre s’adresse à moi et je réponds. […] En un sens on peut dire que c’est l’autre qui prend l’initiative et que je me reconnais comme personne dans la mesure où je suis […] interpelé »396. Cette prise en compte explicite de la parole d’autrui, on la trouve notamment exprimée chez Ricœur dans sa conception de la promesse. Ricœur, nous l’avons vu, fait en effet ressortir que l’obligation de tenir sa promesse a, en tant que telle, peu d’intérêt si la visée n’est pas avant tout de répondre à l’attente d’autrui. Il écrit ainsi qu’« un engagement qui ne serait pas de faire quelque chose que l’autre pourrait choisir ou préférer pourrait n’être qu’un pari stupide »397. Être fidèle à sa parole perd tout son sens si la visée première n’est pas d’être à la hauteur de la réponse qu’exige autrui. Ce qui est donc mis en avant ici, c’est la requête, la demande d’autrui. Cependant, ainsi qu’on l’a vu, Ricœur ne va pas aussi loin que Levinas. Il reconnaît seulement en partie la pertinence de la position levinassienne. Pour lui, en effet, « je ne serai pas celui à qui la parole est adressée si je n’étais pas en même temps capable de me désigner moi-même comme celui à qui la parole est adressée »398. Ainsi, [t]out en souscrivant aux analyses de Lévinas sur le visage, l’extériorité, l’altérité, voire le primat de l’appel venu de l’autre sur la reconnaissance de soi par soi, il me semble, écrit Ricœur, que la requête éthique la plus profonde est celle de la réciprocité qui institue l’autre comme mon semblable et moi-même 392 E. Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, p. 117-118. EN, p. 119. 394 SA, p. 219. 395 Idem. C’est ce que Peter Kemp également souligne quand il écrit que « [c]’est cette assignation à la responsabilité sous forme d’une injonction par l’autre qui constitue pour Ricœur la force de Levinas » (Sagesse pratique de Paul Ricœur, p. 69). 396 « Approches de la personne », p. 212, nous soulignons. 397 SA, p. 311. 398 « Approches de la personne », p. 212. 393 118 comme le semblable de l’autre. Sans réciprocité ou […] sans reconnaissance, l’altérité ne serait pas celle d’un autre que soi-même, mais l’expression d’une distance indiscernable de l’absence. Autre mon semblable, tel est le vœu de l’éthique à l’égard du rapport entre l’estime de soi et la sollicitude399. Ainsi, Ricœur suit jusqu’à un certain point Levinas. Jusqu’à un certain point seulement car il se refuse à ne voir dans l’autre que l’étranger. Aussi étranger soit-il, autrui n’en demeure pas moins mon semblable. Il faut, en effet, que les fils du dialogue puissent se nouer. Alors que la conception levinassienne fait fond sur une dissymétrie absolue – qui repose sur le fait qu’autrui est avant tout l’irremplaçable –, Ricœur propose un modèle de relation qui, tout en reconnaissant l’importance de préserver la dissymétrie, c’est-à-dire l’altérité d’autrui, prend cependant en compte la nécessité de restaurer une forme d’égalité qui prend la forme de la reconnaissance. Pour le dire autrement, à l’éthique levinassienne qui fait fond sur une distanciation absolue nécessaire à la préservation du caractère irréductible d’autrui, Ricœur oppose une conception plus nuancée, une conception dialectique du rapport à autrui qui intègre également un moment d’appartenance. On a, en effet, affaire, avec la conception ricœurienne, premièrement, à un moment d’appartenance, que l’on pourrait appeler ici le moment du proche, soit le fait de reconnaître autrui comme mon semblable. C’est le moment qui porte le mouvement de spontanéité bienveillante vers autrui. Ce moment ne saurait cependant se comprendre sans un deuxième moment qui marque une distanciation. C’est le moment du lointain, soit le fait de reconnaître autrui comme cet autre singulier irremplaçable, l’altérité d’autrui étant ici préservée par le caractère toujours dissymétrique de la relation. La sollicitude, comme modèle de réciprocité, semble ainsi répondre au modèle dialectique de l’herméneutique ricœurienne. Ricœur oppose donc à la conception unilatérale du rapport à autrui telle que nous la montre Levinas, une conception réciproque ancrée dans son modèle dialectico-herméneutique. Mais dans quelle mesure la conception ricœurienne rend-elle mieux compte de la relation éthique à autrui que la conception levinassienne ? Pour le dire autrement, en quoi le caractère unilatéral de la position levinassienne pose-t-il problème ? Par ailleurs, dans quelle mesure ce « concept franc d’altérité » que Ricœur trouve chez Levinas est-il préservé dès lors qu’il est mis en relation dialectique avec une conception de l’autre compris comme mon semblable ? 399 Ibid., p. 205-206. 119 2. Reconnaissance ou responsabilité? « Au mythe d’Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l’histoire d’Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ ». Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 267. 2.1. La réciprocité en question. La critique de Ricœur envers Levinas Afin de répondre à ces questions, commençons par examiner de plus près la relation entre le soi et l’autre telle que nous la décrit Levinas. Avec Ricœur, on accordera volontiers à l’éthique levinassienne le mérite de nous montrer que la relation intersubjective est profondément dissymétrique400. Dissymétrie qu’elle porte même à l’extrême dans la mesure où elle est, pour Levinas, irréductible. On se souviendra en effet que le soi est enjoint à la responsabilité par autrui. Assignation à responsabilité. Là est le sens du visage. Mais, semble-t-il légitime de demander, autrui n’est-il pas alors responsable à mon égard, de même que je suis responsable à son égard ? Peut-être, nous dit Levinas, mais ceci est son affaire. […]. La relation intersubjective est une relation non-symétrique. En ce sens, je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque, c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui; et je suis « sujet » essentiellement en ce sens. C’est moi qui supporte tout401. Et encore, de façon on ne peut plus claire et marquant par là-même ce qui le sépare de la conception ricœurienne : [J]e ne pense pas que l’autre est un alter ego, je ne pense pas que la rencontre avec l’autre commence dans cette égalité parfaite. En tant qu’être humain, et non comme être parmi les autres êtres, autrui a le droit de tout exiger de moi; mon obligation à l’égard d’autrui n’est pas symétrique; la relation avec l’autre homme, c’est la dissymétrie par excellence; au contraire tout ce qui est mon droit et tout ce qui fait ma force sont dérivés de cette première obligation402. Mon obligation envers autrui qui est caractérisée par la responsabilité est poussée à l’extrême par Levinas et cela à deux égards. Premièrement, la responsabilité du moi pour autrui est sans mesure ni limite. Le moi est toujours davantage responsable que ne peut 400 Plus précisément, l’éthique levinassienne est l’exemple paradigmatique où, dans l’initiative de l’échange, le pôle de l’autre l’emporte. Cf. SA, p. 221-223. 401 E. Levinas, Éthique et infini, p. 105. 402 D. Banon (dir.), Emmanuel Levinas. Philosophe et pédagogue, p. 13-14. 120 l’être autrui. C’est pourquoi, pour Levinas, la dissymétrie ne peut jamais être compensée. Deuxièmement, cette responsabilité est assignée au moi par autrui. Elle lui est commandée par autrui, elle n’est pas d’abord et avant tout le fait du sujet lui-même. Évoquant la responsabilité lévinassienne, Judith Butler écrit ainsi que « la responsabilité apparaît ainsi non pas avec le “ je ”, mais avec le “ moi ” accusatif »403. Bien entendu, Ricœur ne peut accepter cette position. S’il s’accorde avec Levinas sur le caractère dissymétrique de la relation intersubjective en général et de la sollicitude en particulier404, à l’inverse de Levinas, il pense que cette dissymétrie peut être surmontée (même si toujours elle demeure) dans la réciprocité et ceci par le biais de la reconnaissance. Plus précisément, la salve que Ricœur porte à Levinas est la suivante : Certes, le soi est « assigné à responsabilité » par l’autre. Mais, l’initiative de l’injonction revenant à l’autre, c’est à l’accusatif seulement que le soi est rejoint par l’injonction. Et l’assignation à responsabilité n’a pour vis-à-vis que la passivité d’un moi convoqué. La question est alors de savoir si, pour être entendue et reçue, l’injonction ne doit pas faire appel à une réponse qui compense la dissymétrie du face-à-face. Prise à la lettre, en effet, une dissymétrie non compensée romprait l’échange du donner et du recevoir et exclurait l’instruction par le visage du champ de la sollicitude405. Remarquons, en premier lieu, que Ricœur amène Levinas sur son propre terrain, à savoir celui d’une nécessaire réciprocité qui représente, au plan intersubjectif et éthique, le modèle dialectico-herméneutique de Ricœur. Et n’oublions pas, par ailleurs, que, pour Ricœur, la sollicitude est en relation dialectique avec l’estime de soi. Elle est le dépli de la dimension dialogale de l’estime de soi406. Ricœur écrit ainsi que « si l’estime de soi tire effectivement sa première signification du mouvement réflexif par lequel l’évaluation de certaines actions estimées bonnes se reporte sur l’auteur de ces actions, cette signification reste abstraite aussi longtemps que lui fait défaut la structure dialogique que la référence à autrui introduit »407. En effet, pour que le soi puisse revenir à lui-même en évaluant son action, encore faut-il que cette action ait trouvé un point de réception. La réciprocité s’avère être un pilier essentiel de la conception ricœurienne du soi. 403 J. Butler, Le récit de soi, p. 93. Dissymétrie qui, d’une façon plus générale, est au fondement d’une conception phénoménologique de l’altérité. 405 SA, p. 221. 406 Ibid., p. 212. 407 SA, p. 202. 404 121 Cependant, si la réciprocité est essentielle chez Ricœur, elle ne l’est peut-être pas autant dans l’éthique levinassienne. En effet, dans la philosophie levinassienne, le moi tient son individuation de sa responsabilité illimitée pour autrui. C’est cette responsabilité illimitée qui le fait advenir à lui-même, moi éthique. À l’inverse de la conception ricœurienne du soi qui appelle et même nécessite une réciprocité dans la relation avec l’autre, la conception même de la subjectivité levinassienne implique une irréductible dissymétrie. « Je puis me substituer à tous, mais nul ne peut se substituer à moi. Telle est mon identité inaliénable de sujet »408, écrit Levinas. Nous y reviendrons. À première vue, il semble donc difficilement imaginable que Ricœur rende pleinement justice à Levinas en lançant sa critique à partir d’une perspective qui n’est pas celle de Levinas. Mais quelle est-elle cette critique plus précisément ? Selon Ricœur, l’autre tel que nous le montre Levinas, en m’assignant à la responsabilité m’assignerait par là même à une passivité extrême ne me laissant que la possibilité du recevoir. Le soi n’aurait pas le choix d’accepter ou non cette responsabilité. Sa liberté serait ici seconde. La critique de Ricœur porte sur la liberté qu’a le soi quant à l’acceptation de cette responsabilité. En effet, demande Ricœur, est-ce que ce geste – ma responsabilité envers autrui – est avant toute chose fait en faveur d’autrui ou n’est-ce pas plutôt ici le respect de l’obligation qui prime409 ? Étant assigné à responsabilité et n’ayant même pas la possibilité de refuser et donc, à l’inverse, d’assumer pleinement cette responsabilité, puis-je dire que je le fais avant tout pour-autrui ? Autrui ne se trouve-t-il pas à être secondaire dans l’équation du retour ? Pour Ricœur, Levinas mettrait la morale avant l’éthique. En effet, Ricœur distingue l’éthique de la morale et donne primauté à la première. Si l’éthique renvoie à une conception téléologique du bien, la morale, elle, doit davantage être comprise dans une perspective déontologique au sein de laquelle la loi, et donc l’obligation et la norme, sont reines 410 . Or, selon lui, le mouvement vers l’autre – dans le cas de 408 E. Levinas, Éthique et infini, p. 108. SA, p. 221. 410 « C’est donc par convention que je réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte. […]. On reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée et norme l’opposition de deux héritages, un héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique, et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique. On se propose d’établir […] la primauté de l’éthique sur la morale […] » (SA, p. 200). 409 122 l’éthique levinassienne, la responsabilité – relèverait davantage de l’obligation, de l’obligation d’un sujet qui n’a pas le choix, que d’un véritable désir du bien pour autrui : le vocabulaire de l’assignation, de l’injonction, est peut-être déjà trop « moral » […]; c’est pourquoi l’Autre, sous la figure du maître de justice, et même sous celle du persécuteur, qui passe au premier plan dans Autrement qu’être ou audelà de l’essence, doit forcer les défenses d’un moi séparé. Mais on est déjà dans l’ordre de l’impératif, de la norme. Notre pari, c’est qu’il est possible de creuser sous la couche de l’obligation et de rejoindre un sens éthique qui n’est pas à ce point enfoui sous les normes qu’il ne puisse être invoqué comme recours lorsque ces normes deviennent à leur tour muettes face à des cas de conscience indécidables411. Ricœur, ici, rend-il justice à Levinas ? Contre Ricœur, il ne nous semble pas que Levinas soit dans le domaine de la morale, de la norme. En fait, la dissension est plus profonde et elle a déjà été entrevue. Pour Levinas, ultimement l’éthique est première, alors que Ricœur pense encore l’éthique au sein de l’ontologie, d’une ontologie du soi. Nous sommes ainsi d’accord avec Faessler quand il écrit que « la critique de Ricœur ramène sur le plan d’une ontologie du soi, une pensée qui s’en extrade pour offrir justement à la visée éthique que l’ipséité atteste en son être, l’inassumable fondation qui la justifie d’autrement qu’être »412. Pour approfondir notre analyse de la critique que Ricœur fait à Levinas, nous devons encore nous questionner quant à savoir dans quelle mesure on peut dire que la responsabilité levinassienne n’est pas d’abord et avant tout un « pour autrui ». Pour être en mesure de répondre à ces questions, il semble qu’il nous faille d’abord comprendre la teneur exacte de cette responsabilité dont Levinas nous dit qu’elle « n’est pas l’accident arrivant à un Sujet, mais précède en lui l’Essence, n’a pas attendu la liberté où aurait été Également dans « Fondements de l’éthique » : « je vous proposerai de distinguer entre éthique et morale, de réserver le terme d’éthique pour tout le questionnement qui précède l’introduction de l’idée de loi morale et de désigner par morale tout ce qui, dans l’ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois, des normes, des impératifs » (p. 61). 411 SA, p. 222. P. Bourgeois reprend ces deux éléments de critique dans son article « Ricœur and Levinas. Solicitude in Reciprocity and Solitude in Existence », p. 118. Marc Faessler, également, dans « Attestation et élection » : « Ricœur ne parvient pas à entendre, sous le motif lévinassien de l’assignation du soi au pour-l’autre de la responsabilité, une fondation d’élection à rebours de toute coïncidence du sujet avec soi dans le Cogito, donc ordonnée à supporter l’attestation même de l’ipséité. Il persiste à n’y voir qu’un effet de rupture pro-voqué, dans la voix sinaïtique du visage, par l’ab-solue extériorité de l’Autre pour constituer responsable un soi sans capacité d’accueil dans la fermeture de sa séparation » (p. 137). 412 M. Faessler, « Attestation et élection », p. 138. Ainsi, pour Faessler, Ricœur « manque le moment anarchique de l’élection chez Levinas – “passivité plus passive que toute passivité” – et l’inclut trop hâtivement dans la dimension ontologique de l’injonction où s’atteste, déjà réassumé, le pouvoir d’autodésignation que l’ipséité transfère à tout alter ego supposé capable de dire je » (p. 139). 123 pris l’engagement pour autrui. Je n’ai rien fait et j’ai toujours été en cause : persécuté. L’ipséité, dans sa passivité sans arché de l’identité est otage. […]. La responsabilité dans l’obsession est une responsabilité du moi pour ce que le moi n’a pas voulu, c’est-à-dire pour les autres »413. 2.2. À l’origine de la responsabilité levinassienne Dans la conception levinassienne, sa responsabilité pour autrui, le soi la tient d’un moment plus originaire qui est celui de son élection au Bien. Pour Levinas, avant tout choix et toute volonté de ma part, j’ai été élu et plus précisément élu au Bien et la responsabilité pour autrui qui dès lors m’incombe me permet d’advenir à moi – « sujet » éthique414. Or, c’est à cette élection que renvoient les termes – hyperboliques il est vrai – de persécution ou encore d’otage qui, dès lors, « ne trahissent aucun mépris ou rabaissement du sujet »415. Pour Levinas, le moi est créature, et c’est de cette condition de créature qu’il tient ses ressources de bonté. « La bonté n’est pas un acte volontaire, écrit Levinas. Je veux dire par là qu’il n’y a pas, dans le mouvement de liberté, d’acte particulier d’une volonté qui intervient. On ne se décide pas à être bon, on est bon avant toute décision. Il y a, dans ma conception, l’affirmation d’une bonté initiale de la nature humaine »416. C’est finalement cette élection au Bien qui est à l’origine de la responsabilité par laquelle le moi est défini – sujet éthique. La volonté n’est pas première et ce n’est pas elle qui est à la source de l’obligation morale. On l’a vu, pour Levinas, la responsabilité ne commence pas avec la liberté du sujet. « La responsabilité pour autrui[, écrit clairement Levinas,] ne saurait découler d’un engagement libre »417. Elle résulte plutôt de mon élection au Bien. L’éthique, pour Levinas, est antérieure à la liberté du sujet. C’est plutôt autrui qui me commande et m’inspire. C’est, en effet, pour Levinas, sur ce mode de l’inspiration que le moi devient 413 AE, p. 180. « La bonté donne à la subjectivité sa signification irréductible » (AE, p. 36). 415 M. Faessler, « Attestation et élection », p. 144. 416 E. Levinas, « L’asymétrie du visage », p. 120. 417 AE, p. 87. Et encore : « La responsabilité pour autrui ne peut avoir commencé dans mon engagement, dans ma décision » (AE, p. 24). Également, dans « L’asymétrie du visage » : « La bonté n’est pas un acte volontaire. Je veux dire par là qu’il n’y a pas, dans le mouvement de liberté, d’acte particulier d’une volonté qui intervient. On ne se décide pas à être bon, on est bon avant toute décision. Il y a, dans ma conception, l’affirmation d’une bonté initiale de la nature humaine » (p. 120). 414 124 finalement l’auteur de l’obligation418. Pour appuyer cette lecture de Levinas, on peut encore citer Rodolphe Calin qui écrit que « […] le fait que l’obéissance au Plus-Haut se décrive comme inspiration signifie que l’éthique ne correspond pas à l’ordre du vouloir compris comme l’ordre de l’intention, de l’autonomie d’un libre-arbitre responsable »419. Mais comment, exactement, comprendre cette inspiration qui fait de l’obéissance autre chose que la pure soumission à un ordre ? Comment comprendre cette obéissance qui permet de concilier obéissance et spontanéité ? Nous avions déjà commencé à l’entrevoir dans le chapitre précédent, mais il est maintenant temps de le préciser. Pour saisir que, chez Levinas, cette réponse à l’ordre relève bien d’une spontanéité plutôt que d’une obligation et qu’ainsi la sollicitude, telle que nous la donne à voir Levinas, ne peut être réduite à un « morne devoir »420, nous proposons d’en référer à un concept assez peu développé chez Levinas du fait de son ambiguïté, mais qui est pourtant des plus éclairants : le concept d’« amour »421. Concept d’autant plus intéressant qu’il nous permettra de croiser certaines analyses ricœuriennes. Ce faisant, il portera cependant le débat « aux frontières de la philosophie »422. Ainsi, la critique que Ricœur oppose à Levinas est d’autant plus difficile à comprendre que Ricœur possède par ailleurs tous les éléments pour justement rendre pleinement justice à Levinas – quitte ensuite à mettre en question la position levinassienne. Ces éléments, ce sont ses réflexions sur l’amour et plus précisément sur l’agapè423, c’est-àdire l’amour unilatéral et désintéressé de Dieu pour les hommes dans la tradition judéochrétienne. Ces réflexions, ainsi que nous nous proposons de le montrer, permettent non 418 R. Calin et F.-D. Sebbah, Le vocabulaire de Lévinas, p. 40. Dans un autre article, Rodolphe Calin écrit également, s’appuyant sur Levinas : « L’obéissance se dit comme inspiration : “L’inspiration n’a pas son mode originel dans l’écoute d’une muse qui dicte les chants, mais dans l’obéissance au Plus-Haut comme relation éthique avec autrui” » (R. Calin, « Le soi et le sens. Soi éthique et soi poétique chez Levinas et Ricœur », p. 31. La citation de Levinas est tirée de son ouvrage L’au-delà du verset, p. 178). Et encore, sous la plume de Mylène Baum cette fois : « La responsabilité ne s’articule à la volonté qu’en un deuxième temps, dans le moment réflexif qui est second par rapport à celui de la passive inspiration » (M. Baum, « Responsabilité et liberté », p. 76). 419 R. Calin, « Le soi et le sens. Soi éthique et soi poétique chez Levinas et Ricœur », p. 31. 420 SA, p. 226. 421 Jean-Luc Marion, en particulier, s’est intéressé à la question de l’amour dans la philosophie levinassienne. Voir entre autres son article « D’autrui à l’individu » ainsi que ses interventions dans E. Levinas, Autrement que savoir. 422 En référence au sous-titre du recueil d’articles de Paul Ricœur, Lectures 3. Un de ses principaux textes sur Levinas se trouve d’ailleurs dans cet ouvrage. 423 Réflexions que l’on trouve, entre autres, dans Amour et justice et dans Parcours de la reconnaissance. 125 seulement de faire une lecture plus « juste » de la pensée levinassienne, mais également d’enrichir la compréhension première que nous en avons. Dans Amour et justice, Ricœur s’interroge en effet sur le caractère étrange de la « forme impérative dans des expressions bien connues telles que “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… et tu aimeras ton prochain comme toi-même” »424. Il questionne ainsi le « statut du commandement, s’agissant du commandement d’aimer »425. Comment l’amour peut-il relever d’un commandement, c’est-à-dire d’une forme de discours qui, a priori, oblige ? Prenant appui sur l’ouvrage de Rosenzweig, L’étoile de la rédemption426, Ricœur montre, qu’en ce qui a trait au commandement d’amour, il convient de distinguer commandement et loi. En effet, selon la distinction établie par Rosenzweig, si la loi est du ressort des hommes, le commandement, lui, est du ressort de Dieu427 : L’idée proprement géniale, écrit Ricœur, est alors de montrer le commandement d’aimer jaillissant de ce lien d’amour entre Dieu et une âme solitaire. Le commandement qui précède toute loi est la parole que l’amant adresse à l’aimée : Aime-moi! Cette distinction inattendue entre commandement et loi n’a de sens que si l’on admet que le commandement d’aimer est l’amour luimême, se recommandant lui-même, comme si le génitif contenu dans le commandement d’aimer était à la fois génitif objectif et génitif subjectif; l’amour est objet et sujet du commandement; ou, en d’autres termes, c’est un commandement qui contient les conditions de sa propre obéissance par la tendresse de son objurgation : Aime-moi!428 Le commandement d’amour est langage de l’amour lui-même. Or, il n’est pas tant langage qui oblige à aimer que langage qui, en investissant d’amour l’être aimé, ne peut que l’ouvrir à l’amour, à aimer. L’impératif du commandement d’amour ne relève donc pas de la règle, ni de la norme. Ricœur écrit ainsi qu’« en vertu de la parenté entre le commandement : 424 P. Ricœur, Amour et justice, p. 19-20. Ibid., p. 20, nous soulignons. 426 Ouvrage qui est également au cœur de certaines analyses de Levinas. 427 Voir notamment André LaCocque dans Paul Ricœur et André LaCocque, Penser la Bible, p. 113. 428 P. Ricœur, Amour et justice, p. 21-22. Rosenzweig écrit dans L’étoile de la rédemption : « Le commandement de tous les commandements est le commandement d’amour. On ne peut commander l’amour; nul tiers ne peut le commander ni l’obtenir par force. Nul tiers ne le peut, mais l’Unique le peut. Le commandement de l’amour ne peut venir que de la bouche de l’amant. Seul celui qui aime, mais lui réellement peut dire et dit en effet, aime-moi! Dans sa bouche, le commandement de l’amour n’est pas un commandement étranger, il n’est rien d’autre que la voix de l’amour lui-même. L’amour de celui qui aime n’a pas d’autre mot pour s’exprimer que le commandement. Tout le reste n’est déjà plus expression immédiate, mais explication – explication de l’amour. Le commandement impératif jaillit de l’instant. Le “aime-moi” de l’amant, voilà l’expression absolument parfaite, le parfaitement pur langage de l’amour. L’impératif ne peut imaginer que l’immédiateté de l’obéissance. S’il allait penser à un avenir ou à un toujours il ne serait point commandement, ce ne serait pas un ordre, mais une loi » (p. 251sq). 425 126 Aime-moi! et le chant de louange […] le commandement d’amour se révèle irréductible, dans sa teneur éthique, à l’impératif moral, légitimement égalé par Kant à l’obligation, au devoir »429. Ricœur propose ainsi de parler d’un « usage poétique de l’impératif »430 , le discours de l’amour étant un discours de louange. Or, « dans la louange, l’homme se réjouit à la vue de son objet régnant au-dessus de tous les autres objets de son souci »431. Mais en quoi, cela rejoint-il la pensée de Levinas ? En ceci que l’impératif – « Tu ne tueras pas! » qui est le langage du visage fracturant la demeure du sujet, qui est injonction à la responsabilité – n’est rien d’autre qu’un commandement d’amour, un commandement invitant à aimer son prochain – inspiration –, c’est-à-dire à être responsable de lui; l’autre nom de la responsabilité étant, en effet, l’amour du prochain432. L’interprétation que fait André LaCocque du Décalogue et de cet impératif en particulier (« Tu ne commettras pas de meurtre ») vient appuyer le lien entre cet impératif et le commandement d’amour. « Tout despotisme de celui qui ordonne envers celui qui est ordonné est absent, écrit-il. Le commandement est expression d’amour, il fait comprendre avec compassion ce qui fait obstacle à l’accomplissement de l’Alliance, dès lors la forme négative est employée. […] Israël est placé devant une tâche à honorer et non pas devant un ordre coercitif auquel il 429 P. Ricœur, Amour et justice, p. 22. Idem. 431 P. Ricœur, Penser la Bible, p. 174 ; également dans Parcours de la reconnaissance, p. 346. 432 Levinas écrit ainsi que la « responsabilité qui garde sans doute le secret de la socialité, dont la gratuité totale – fût-elle vaine à la limite – s’appelle amour du prochain – c’est-à-dire la possibilité même de l’unicité de l’unique (par-delà sa particularité d’individu dans un genre) » (EN, p. 176). Ou encore : « Responsabilité pour autrui : visage comme me signifiant le “tu ne tueras point” et, par conséquent, aussi : “tu es responsable de la vie de cet autre absolument autre”, responsabilité pour l’unique. Pour l’unique, c’est-à-dire pour l’aimé, l’amour étant la condition de la possibilité même de l’unique » (EN, p. 174). Également : « La responsabilité pour le prochain qui est, sans doute, le nom sévère de ce qu’on appelle l’amour du prochain, amour sans Éros, charité, amour où le moment éthique domine le moment passionnel, amour sans concupiscence » (EN, p. 113). Comme l’écrit fort justement André LaCocque, « l’amour de Dieu se reflète dans l’amour du prochain » (Penser la Bible, p. 118). Il convient également ici d’éclaircir un point qui peut paraître ambigu. Quand Levinas évoque le commandement d’amour, il fait parfois référence à la Règle d’Or qui est celle de Matthieu 22 : 36,40, c’est-àdire « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Par exemple, dans « Le scandale du Mal », il parle d’autrui comme de l’« homme à ne pas tuer ou à aimer comme soi-même » (p. 16, nous soulignons). Or, pourrait-on à bon droit objecter, n’est-on pas là dans la réciprocité (sous la forme de la réversibilité) ? Réciprocité dont nous avons dit à plusieurs reprises qu’elle est exclue de l’éthique levinassienne. En fait, si Levinas se réclame de ce commandement d’amour c’est en ce qu’il est semblable à un autre commandement, unilatéral celui-là. Il faut ici référer aux versets qui précèdent ce commandement : « -Maître, quel est, dans la Loi, le commandement le plus grand ? Jésus lui répondit : -Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C'est là le commandement le plus grand et le plus important. Et il y en a un second qui lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Tout ce qu'enseignent la Loi et les prophètes est contenu dans ces deux commandements ». 430 127 doit obéir »433. Cela se confirme quand Levinas écrit que « c’est sous forme de parole, sous forme d’ordre éthique ou d’ordre d’aimer que se fait la descente de Dieu. C’est dans le Visage de l’Autre que vient le commandement qui interrompt la marche du monde »434. Levinas évoque également « cet ordre d’aimer que l’amour seul peut donner; amour comme commandement d’aimer remettant en question l’antique opposition de l’amour et de l’ordre » 435 . Ainsi, s’il est un impératif du commandement d’amour, il faut alors le comprendre dans son usage poétique ainsi que Ricœur nous l’enseigne si bien. Caractère poétique de l’impératif que semble d’ailleurs corroborer une note de Levinas sur l’amour : « aimer en disant l’amour à l’aimé – chant d’amour, possibilité de la poésie, de l’art »436. Pour préciser encore la teneur de cette obéissance, on peut rappeler, avec Levinas, que selon une des conceptions de la disposition des dix commandements, le sixième, c’està-dire « Tu ne tueras pas », renvoie au premier, à savoir « Je suis l’Éternel votre Dieu qui vous a fait sortir d’Égypte »437. Or, faire sortir d’Égypte le peuple d’Israël, c’est lui donner la liberté. Yahvé, en faisant sortir d’Égypte le peuple d’Israël l’a libéré. Liberté qui a pour contrepartie, comme Levinas l’écrit lui-même, l’obéissance438. Mais une obéissance qu’il faut ici comprendre comme « obéissance aimante »439, selon le mot même de Ricœur. Pour saisir la pleine teneur de cette obéissance, il faut en effet se demander d’où vient l’ordre. Or, il vient d’un Dieu aimant. Si, pour Levinas, il n’est pas question de verser dans la théologie, ainsi qu’il le précise régulièrement, il semble néanmoins que ce soit ce modèle d’un Dieu aimant qui inspire sa conception de la relation à autrui440. Ainsi, ce qui désarçonne le sujet dans le visage d’autrui, c’est cette parole qui vient de plus haut, parole de Dieu 441 (sans attacher au mot Dieu de teneur théologique, répétons-le), Dieu autre nom de la transcendance. Le passage par la notion d’amour nous permet ainsi de saisir que 433 Il s’agit ici de l’Alliance conclue entre Yahvé et le peuple d’Israël. Cf. Deutéronome 5,1-5. EN, p. 120. Également : « [c]ette manière de commander, c’est ce que j’appelle la parole de Dieu dans le visage » (« L’asymétrie du visage », p. 118). 435 Autrement que savoir, p. 81. 436 AE, p. 227. 437 Autrement que savoir, p. 83. 438 Ibid., p. 84. 439 Le commentaire que fait Ricœur d’Exode 20, 13 (« Tu ne commettras pas de meurtre ») s’intitule « Une obéissance aimante » (dans Penser la Bible, p. 157-189). 440 On pourrait comprendre cette inspiration du texte biblique comme le fait que le texte biblique donne à penser. 441 EN, p. 120 : « dans le visage d’autrui, j’entends la parole de Dieu ». 434 128 si la soumission à Autrui n’enlève pas à l’acte sa dignité de mouvement spontané, c’est qu’Autrui n’est pas seulement dehors, mais déjà en hauteur. L’idée de hauteur concilie la contradiction qui oppose spontanéité et soumission. La mise en question du Même par l’Autre s’accomplit dans un mouvement positif, celui de la responsabilité du Moi pour Autrui et devant Autrui. Mouvement à la fois spontané et critique : ce qui s’exprime dans un malgré soi, qui est ipso facto une affirmation de soi, une impossibilité de se dérober à la marche, une nécessité d’aller toujours droit devant soi sans avoir en quelque façon de temps pour se retourner442. Par ailleurs, selon LaCocque, le commandement « Tu ne tueras pas » – qui est, rappelons-le, le premier de la série concernant le rapport au prochain – trouve une « extension frappante » en Genèse 4 avec l’histoire de Caïn. On peut en rappeler ici les deux versets centraux pour notre problème : Gn 4:8 - Cependant Caïn dit à son frère Abel : Allons dehors, et, comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. Gn 4:9 - Yahvé dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? Ces versets viennent préciser le sixième commandement dans la mesure où ils nous disent que « quiconque tue un être humain, tue son frère »443. Par ailleurs, être le gardien de son frère, n’est-on pas là dans la responsabilité levinassienne ? Levinas lui-même nous le confirme : Pourquoi me sentirais-je responsable en présence du Visage ? C’est cela la réponse de Caïn, quand on lui dit : « Où est ton frère ? », il répond : « Est-ce que je suis le gardien de mon frère? ». C’est cela le Visage de l’Autre pris pour une image entre images et quand la Parole de Dieu qu’il porte reste méconnue. Il ne faut pas prendre la réponse de Caïn comme s’il se moquait de Dieu, ou comme s’il répondait en petit garçon : « Ce n’est pas moi, c’est l’autre ». La réponse de Caïn est sincère. Dans sa réponse manque seulement l’éthique; il y a de l’ontologie seulement : moi, c’est moi et lui c’est lui. Nous sommes des êtres ontologiquement séparés444. Être le gardien de son frère, c’est en être responsable, c’est-à-dire ne pas être indifférent à son égard. À la lumière de ces différentes analyses, il apparaît que Ricœur ne rend pas pleinement justice à Levinas en ne reconnaissant pas la nature de l’impératif levinassien et 442 E. Levinas, « Transcendance et hauteur », p. 103. André LaCocque dans Paul Ricœur et André LaCocque, Penser la Bible, p. 127. 444 EN, p. 120. Également : « car il me reste incompréhensible qu’autrui me concerne. “Que m’est Hécube ?” – autrement dit : “Suis-je le gardien de mon frère ?” – de telles questions sont incompréhensibles dans l’être » (E. Levinas, Dieu, la mort et le temps, p. 205). 443 129 en n’insistant pas sur ce moment d’élection au Bien qui permet de mieux saisir en quoi consiste exactement la passivité du sujet éthique levinassien. D’ailleurs, Ricœur n’insiste pas non plus sur le fait que, chez Levinas, c’est sa responsabilité pour autrui qui véritablement individue le sujet. Ainsi, là où Ricœur voit un problème, à savoir que le soi, n’ayant même pas « acté » le recevoir, ne peut pas pleinement assumer un mouvement de retour, Levinas y voit un processus de subjectivation éthique. Ricœur ne fait ainsi pas pleinement droit à cette passivité de l’élection. 2.3. La conception ricœurienne de la responsabilité Plusieurs raisons peuvent expliquer la lecture ricœurienne. La première est peut-être la coupure nette que Ricœur souhaite conserver entre ses réflexions philosophiques et ses réflexions théologiques. Deuxièmement, on pourrait mettre en avant la conception différente qu’ont Ricœur et Levinas de la notion de passivité. Avec le concept d’« archipassivité », Levinas pousse la passivité à son comble puisqu’elle n’est reprise par aucune activité445. Pour Levinas, cette « passivité plus passive que toute passivité » est en deçà de la distinction entre activité et passivité telle que la conçoit Ricœur, pour qui la passivité est le revers de l’activité. Ricœur et Levinas reconnaissent tous les deux la passivité originaire propre au soi, mais si chez Levinas, elle est plus passive que toute passivité, chez Ricœur, elle est toujours ressaisie par l’activité du sujet. En effet, dès Le volontaire et l’involontaire, Ricœur affirme que l’involontaire n’aurait pas de sens s’il n’était pas repris dans un acte de volonté446. Ricœur reconnaît l’involontaire, l’altérité, la passivité – tous ces termes sont ici équivalents – propres au soi, mais « c’est […] la compréhension du volontaire qui est 445 Idée d’archi-passivité que Ricœur a d’ailleurs bien vue. En effet, Ricœur, dans « Levinas, penseur du témoignage », écrit : « […] idée d’une passivité qui ne serait pas l’envers de l’activité, donc qui ne serait pas un subir, que les philosophies de la conscience pourraient convertir en acte d’assumer ou de consentir » (p. 97). Cela fait d’ailleurs écho à une phrase de Levinas : « Le paradoxe de cette responsabilité consiste en ce que je suis obligé sans que cette obligation ait commencé en moi – comme si, en ma conscience un ordre s’était glissé en voleur, s’est insinué par contrebande […]. Ce qui pour une conscience est impossible et atteste clairement que nous ne sommes plus dans l’élément de la conscience. Dans la conscience, ce “je ne sais où” se traduit par un bouleversement anachronique, par l’antériorité de la responsabilité et de l’obéissance par rapport à l’ordre reçu ou au contrat. Comme si le premier mouvement de la responsabilité ne pouvait consister, ni à attendre, ni même à accueillir l’ordre (ce qui serait encore une quasi-activité) mais à obéir à cet ordre avant qu’il ne se formule » (AE, p. 28). 446 Le geste ricœurien du détour de la réflexion par l’analyse se fait déjà sentir ici, de même que la dialectique du soi et de l’autre que soi. 130 première dans l’homme ». « Il n’y a pas d’intelligibilité propre de l’involontaire »447, écrit encore Ricœur, c’est à la volonté de le ressaisir et de lui donner un sens. Or, chez Levinas, l’archi-passivité n’est pas pensée en rapport avec l’activité. Cette archi-passivité se joue en deçà de toute relation de réciprocité ou de première activité. Butler écrit ainsi fort justement : Il faut comprendre cette passivité, ce que Levinas appelle une « passivité plus passive que toute passivité », non pas comme l’opposé de l’activité, mais comme la pré-condition de la distinction entre le passif et l’actif lorsqu’elle intervient dans la grammaire et dans les descriptions quotidiennes des échanges dans le champ de l’ontologie. […] [C]ette exposition primaire est une « persécution » pour la raison précise qu’elle n’est pas désirée, parce que nous sommes totalement soumis à l’action exercée par un autre, et parce qu’on ne peut remplacer cette exposition par un acte de volonté ou par l’exercice de la liberté448. Troisièmement, quant à savoir pourquoi Ricœur ne dit mot de cette élection au Bien qui, par le biais de la responsabilité, individue le sujet éthique et pourquoi il s’arrête plutôt à la seule injonction à la responsabilité, nous voulons avancer qu’il faut également chercher dans leurs conceptions différentes de la responsabilité la réponse à cette question. En effet, Ricœur critique la responsabilité levinassienne dans la mesure où, pour lui, la responsabilité renvoie avant tout à une obligation. Ricœur s’arrête donc au caractère d’obligation qui, selon lui, est inhérent à la responsabilité. Il écrit ainsi, dans un article intitulé « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », que « [l]’adjectif responsable entraîne à sa suite une diversité de compléments : vous êtes responsable des conséquences de vos actes, mais aussi responsable des autres, dans la mesure où ils sont commis à votre charge ou à votre soin, et éventuellement bien au-delà de cette mesure. À la limite, vous êtes responsable de tout et de tous »449. Quand Ricœur, dans cet article, analyse le concept de responsabilité, il semble donc inclure la responsabilité levinassienne, et ce sans faire de différence notable avec les autres emplois du terme. En effet, la dernière phrase de Ricœur, que nous soulignons, fait explicitement référence à la responsabilité levinassienne : Levinas, reprenant et transformant une phrase de Dostoïevski dans Les frères Karamazov, se plaît à écrire et à répéter : « Nous sommes tous responsables de tout et de tous et moi 447 PV1, p. 8-9. J. Butler, Le récit de soi, p. 90. 449 Nous soulignons. 448 131 plus que tous les autres »450. Ricœur poursuit immédiatement après : « Dans ces emplois diffus, la référence à l’obligation n’a pas disparu; elle est devenue celle de remplir certains devoirs, d’assumer certaines charges, de tenir certains engagements. Bref, c’est une obligation de faire qui excède le cadre de la réparation et de la punition »451. Pour Ricœur, le caractère d’obligation est inhérent à la responsabilité, et la responsabilité levinassienne n’y échappe pas. Par ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler que l’obligation appartient, pour Ricœur, au domaine de la morale, c’est-à-dire à celui de la contrainte et de la norme plutôt qu’au domaine de l’éthique qui, lui, recoupe la visée du bien avec et pour autrui. Morale, qui, pour lui, est toujours seconde par rapport à l’éthique qui, elle, est fondamentale. La morale, avec son caractère de contrainte et d’obligation, est certes toujours nécessaire, et nous verrons en temps venu pourquoi, mais il demeure que l’éthique est première par rapport à la morale. Cependant, au-delà de la lecture que Ricœur peut en faire, nous avons vu que chez Levinas, l’obligation, pour le dire très paradoxalement, n’a pas ce caractère « obligeant » entendu dans le sens de la contrainte et de la norme. La responsabilité levinassienne, ainsi que nous avons cherché à le monter, est en effet plutôt éveil à soi dans le pour-autrui. La responsabilité, nous l’avons dit, traduit mon élection au Bien. Sa responsabilité pour autrui constitue le soi dans la mesure où il est le seul à pouvoir répondre d’autrui. En ce sens, chez Levinas, le caractère d’obligation, au sein même de la responsabilité, passe au second plan. Ricœur ne rend donc pas pleinement justice à Levinas en affirmant que chez ce dernier le caractère d’obligation de la responsabilité pour autrui viendrait avant la visée du bien de l’autre, en vocabulaire ricœurien, que la morale viendrait avant l’éthique. Avec Levinas, on se situe bel et bien dans l’éthique (selon, toujours, la distinction que Ricœur en fait), voire même aux fondements de l’éthique. Moment pré-éthique ? Par ailleurs, quant à ce caractère d’obligation propre à la responsabilité, il convient d’ajouter que, selon l’analyse qu’en fait Ricœur, il provient du concept qui est au fondement de la responsabilité, à savoir l’imputation. « [C]’est hors du champ sémantique 450 D’ailleurs, Ricœur fait explicitement référence à Levinas dans la suite de la citation : « Ce débordement est si insistant que c’est sous cette signification que le terme [de responsabilité] s’impose aujourd’hui en philosophie morale, au point d’occuper tout le terrain et de devenir “principe” avec Hans Jonas et, dans une large mesure, avec Emmanuel Levinas ». À propos du mot de Levinas, on pourra se référer, entre autres, à la page 95 de Éthique et infini. 451 P. Ricœur, « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », p. 42, nous soulignons. 132 du verbe répondre, écrit Ricœur, qu’il s’agisse de répondre de… ou de répondre à…, qu’il faut chercher le concept fondateur, à savoir dans le champ sémantique du verbe imputer. Dans l’imputation réside un rapport primitif à l’obligation »452. En effet, « [i]mputer […] c’est mettre sur le compte de quelqu’un une action blâmable, une faute, donc une action confrontée au préalable à une obligation ou à une interdiction que cette action enfreint »453. Or, l’imputation renvoie avant tout, et Ricœur insiste sur ce point, au fait d’« attribuer l’action à quelqu’un comme à son véritable auteur »454. L’imputation est, par conséquent, le fait d’un sujet capable. Elle ne prend son sens qu’en référence à un sujet capable. La référence à l’imputation – par le biais de l’obligation – met en avant le fait que la responsabilité est avant tout le fait du soi. Elle est l’initiative du soi. Elle prend sa source dans le soi, alors que, nous l’avons vu, chez Levinas, sa responsabilité, le soi la tient de plus haut que lui, il la tient de l’extérieur, de son élection au Bien. Afin de préciser encore la conception ricœurienne de la responsabilité quant au fait qu’elle est l’initiative d’un soi capable, nous pouvons nous tourner vers la fin de la neuvième étude de Soi-même comme un autre où Ricœur apporte une conclusion à son triptyque éthique. Cherchant alors à identifier les déterminations du soi qu’il convient d’ajouter à celles du soi parlant, agissant et capable de raconter sa propre histoire, il aboutit au sujet d’imputation morale. Mais, plus précisément, qui est-il ce sujet d’imputation morale ? Pour répondre à cette question, Ricœur prend appui sur les trois dialectiques qui forment son herméneutique du soi455 et associe à chacune une facette de sa conception de la responsabilité. Le sujet d’imputation morale est ainsi d’abord placé sous le signe de l’imputabilité. Imputabilité qui, si l’on prend la définition donnée précédemment relève effectivement de la dialectique de la réflexion et de l’analyse. Être imputable de quelque chose, c’est être reconnu comme celui qui a fait l’action, c’est se reconnaître comme l’auteur de l’action. C’est revenir à soi en s’attribuant l’action ainsi effectuée. Si l’on place cette imputabilité dans le champ de l’éthique, « [n]ous sommes ainsi renvoyés à l’estime de soi, mais en tant que médiatisée par le parcours entier des déterminations du juste, du bon, de l’obligatoire, du juste procédural, enfin du jugement moral en situation. À qui une action 452 Ibid., p. 43. Ibid., p. 44. 454 Ibid., p. 44-45. 455 Ces trois dialectiques sont, je le rappelle :1) le détour de la réflexion par l’analyse, 2) la dialectique de l’ipséité et de la mêmeté et 3) la dialectique de l’ipséité et de l’altérité. 453 133 est-elle alors imputable ? Au soi, en tant que capable de parcourir le cours entier des déterminations éthico-morales de l’action »456. C’est, effectivement, au soi, c’est-à-dire à l’ipse et non pas à l’idem, qu’incombe la responsabilité morale. Que la responsabilité relève de l’ipse plutôt que de l’idem est appuyé par le lien entre la deuxième dialectique et les déterminations du sujet d’imputation moral. C’est le concept de responsabilité à proprement parler qui sert ici de référence à Ricœur. La responsabilité implique d’abord d’assumer les conséquences de ses actes. Elle implique donc une projection dans le futur457. Mais la notion de responsabilité a aussi une face tournée vers le passé, écrit Ricœur, dans la mesure où elle implique que nous assumions un passé qui nous affecte sans qu’il soit entièrement notre œuvre, mais que nous assumons comme nôtre. […] Ces deux acceptions prospective et rétrospective de la responsabilité se rejoignent et se recouvrent pour la responsabilité dans le présent. […] [Ce présent] a l’épaisseur que lui donne précisément la dialectique de la mêmeté et de l’ipséité, à propos de la permanence dans le temps. Se tenir responsable maintenant, c’est […] accepter d’être tenu pour le même aujourd’hui que celui qui a fait hier et qui fera demain458. Pour Ricœur, la responsabilité est donc bien l’initiative du soi. La responsabilité est le fait d’un sujet qui est capable de s’imputer les conséquences de ses actes, qui est capable de se reconnaître comme celui qui a fait. À l’obligation, s’ajoute donc le fait que, pour Ricœur, la responsabilité relève du soi capable459. Nous retrouvons ici le point majeur d’achoppement entre les deux auteurs, point que nous avons discuté dans le chapitre précédent. Si le moi d’avant la rencontre d’autrui, tel que le pense Levinas, ressort davantage de l’idem que de l’ipse, alors effectivement c’est d’un autre qu’il doit tenir le fait d’assumer sa responsabilité. Elle ne peut pas être son propre fait. Pour Ricœur, seul un soi peut être à l’initiative de la responsabilité pour autrui. 456 SA, p. 340. « Selon une de ses significations usuelles, la responsabilité implique que quelqu’un assume les conséquences de ses actes, c’est-à-dire tienne certains évènements à venir comme des représentants de luimême, en dépit du fait qu’ils n’ont pas été expressément prévus et voulus ; ces évènements sont son œuvre, malgré lui » (SA, p. 341). 458 SA, p. 342. De la même façon, Ricœur écrit dans Le conflit des interprétations : « Ce mouvement d’avant en arrière de la responsabilité, est essentiel : il constitue l’identité du sujet moral à travers passé, présent, futur; celui qui portera le tort est le même que celui qui maintenant prend sur soi l’acte et que celui qui a fait » (p. 423). 459 Pour terminer de récapituler les déterminations du sujet d’imputation moral, Ricœur prend, comme terme emblématique de la dialectique de l’ipséité et de l’altérité, la reconnaissance. Nous laissons pour l’instant ce moment en suspens dans la mesure où nous nous y consacrerons longuement plus loin. Mais déjà : dans le lieu du croisement de l’ipséité et de l’altérité, la reconnaissance apparaît plus fondamentale que la responsabilité. 457 134 Enfin, « [s]’il fallait […] nommer la catégorie qui, au niveau de la troisième problématique [à savoir celle de la dialectique de l’ipséité et de l’altérité] mise en mouvement par le retour sur soi, correspondait aux catégories précédentes d’imputabilité et de responsabilité, je choisirais, écrit Ricœur, le terme si cher à Hegel dans la période de Iéna et dans tout le cours ultérieur de son œuvre, celui de reconnaissance »460. Pour Ricœur, quant à la dialectique de l’ipséité et de l’altérité, c’est bien la reconnaissance qui apparaît comme la détermination fondamentale du sujet d’imputation morale. Plus que la seule responsabilité, comme chez Levinas, Ricœur, comme nous l’avons déjà vu, insiste sur la nécessité de la reconnaissance au sein de la relation intersubjective, au sein de la relation éthique. Pour Ricœur, ce moment de la reconnaissance est nécessaire pour assoir finalement l’estime de soi. Pour s’estimer pleinement lui-même le soi a besoin de la reconnaissance de l’autre, d’être reconnu par l’autre. Sans vouloir gommer la différence fondamentale entre Ricœur et Levinas, il nous semble cependant qu’un point de rapprochement se dessine ici dans la nécessité de l’autre pour ce qui est de la subjectivation, pour ce qui est du devenir un « sujet » éthique. Cependant, dans la mesure où Levinas met le visage de l’autre au fondement de ce processus de subjectivation, la question de la reconnaissance – au sein de ce processus de subjectivation – ne se pose alors plus. Ou plutôt, l’élection au Bien est en quelque sorte déjà reconnaissance. Reconnaissance par autrui des déterminations éthiques du soi. Reconnaissance avant même que le moindre geste ait été posé. Alors que pour Ricœur, la responsabilité appelle la reconnaissance, pour Levinas, la reconnaissance permet la responsabilité. Cependant, une question se pose alors quant à l’éthique ricœurienne : si la responsabilité est l’initiative du soi plutôt que d’une élection au Bien, d’où le soi tire-t-il ses ressources de bonté ? Si la liberté du sujet est première, est-ce alors à dire que la bonté, la spontanéité bienveillante comme Ricœur la nomme, relève d’un acte volontaire ? 460 SA, p. 343-344. 135 3. La justification du Bien dans l’éthique ricœurienne Si l’élection au Bien, chez Levinas, vient justifier cette spontanéité bienveillante du soi 461 , chez Ricœur, cette justification est beaucoup moins claire. Cette critique est notamment soulevée par Richard Cohen : Nous devons poser une question difficile : d’où le soi tire-t-il son inclination à la bienveillance ? Avec la notion de « spontanéité bienveillante », ne voit-on pas Ricœur succomber à un optimisme moral injustifié, comme c’est le cas avant lui pour les moralistes anglais tels que Shaftesbury et Hutcheson ? Ricœur pose ce qu’il ne peut pas prouver. Aucune évidence ne soutient son optimisme, ou, plutôt, l’évidence s’y oppose. Seul un argument transcendantal, que Ricœur rejette, pourrait postuler la bonté de l’être naturel comme explication de la moralité. Levinas, à la différence, ne tombe pas dans l’équivoque sur ce point : « personne n’est bon volontairement ». Seule l’altérité inassumable de l’autre personne a la force morale de transformer le soi naturel en un être moral462. À première vue, il est vrai que Ricœur ne nous donne pas vraiment d’assises pour penser et justifier ces ressources de bonté permettant au soi d’accueillir autrui 463, au contraire de Levinas, ainsi que Cohen semble le suggérer. C’est pourquoi, pour rendre compte, justement, de ces ressources de bonté propres au soi, Faessler avance que l’« on peut montrer, sans forcer les choses, que la notion d’attestation mise en avant par Ricœur appelle son fondement dans celle d’élection élaborée par Levinas »464. Plus précisément, il propose de « considérer cette élection du soi amenée de l’impensé à la pensée par Levinas comme le 461 « Dans la pré-histoire du Moi, le moi est, de fond en comble, otage – plus anciennement qu’ego. Pour le soi, il ne s’agit pas, dans son être, d’être. C’est là la re-ligiosité du moi, pré-originellement noué à autrui. Et c’est seulement cette incondition d’otage qui fait qu’il peut y avoir pardon, pitié ou compassion » (E. Levinas, Dieu, la mort et le temps, p. 205). Par ailleurs, pour Levinas, « la bonté n’est pas un acte volontaire. Je veux dire par là qu’il n’y pas, dans le mouvement de liberté, d’acte particulier d’une volonté qui intervient. On ne se décide pas à être bon, on est bon avant toute décision. Il y a, dans ma conception, l’affirmation d’une bonté initiale de la nature humaine » (« L’asymétrie du visage », p. 120). 462 R. Cohen, « Moral Selfhood. A Levinasian Response to Ricœur on Levinas », p. 132, notre traduction. L’argument est également repris par N. Monseu : « [E]n fondant son éthique dans le radical et pur “soucid’autrui”, et non dans une volonté qui serait un souci de la réalisation de soi (comme/par un autre), et en pensant l’élection comme “an-archique”, ne s’originant donc pas dans la conscience et, moins encore, dans l’action, Levinas pense une bonté archaïque (malheureusement oubliée par Ricœur) où le Bien originaire vient ordonner au “pour-l’autre” et appelle » (N. Monseu, « Injonction de l’homme responsable et attestation de l’homme capable : Levinas et Ricœur », p. 117). 463 Comme Cohen l’évoque, c’est bien à une théorie des sentiments moraux que Ricœur réfère, même si c’est moins à celle de l’école anglaise qu’à l’étude de la sympathie de Max Scheler. Cependant, il ne fait ce renvoie qu’en note de bas de page (SA, p. 224) et sans autre développement. Pour une analyse plus approfondie de la question, il convient de se reporter à l’article « Sympathie et respect » (1954) dans lequel, Ricœur, discutant la question de l’intersubjectivité, consacre une partie à la conception de la sympathie de Scheler. 464 M. Faessler, « Attestation et élection », p. 134. 136 point d’appui implicite de l’attestation de soi à l’œuvre dans l’herméneutique de Ricœur ». En effet, pour lui, cette spontanéité bienveillante ne peut être celle de l’être qui va son train et qu’épouse la conscience à travers ses thématisations. C’est nécessairement une dimension interne à la conscience réflexive, qui toutefois ne se confond pas avec l’initiative même du Cogito, mais s’atteste à travers la vulnérabilité et la sensibilité à l’autre où s’éprouve la sollicitude. C’est donc l’écho dans la conscience de l’élection dans la proximité. Élection qui échappe à la conscience, mais d’où elle juge, mesure, vise et se réapproprie un soi-même. Cette spontanéité doit être dite bienveillante, non pas en soi, mais parce qu’en elle veille, à son in-su, le Bien qui la voue électivement à l’éthique465. Vouloir « repositionner les pensées de Ricœur et de Levinas dans un rapport de complémentarité » 466 est en effet tentant. Le concept levinassien d’élection au Bien viendrait ainsi justifier en raison, apporter un fondement à ce qui est seulement posé par Ricœur. L’effort herméneutique de Ricœur venant, en retour, prolonger, au plan réflexif et ontologique, la pensée levinassienne467. Mais l’attestation peut-elle vraiment trouver son origine dans l’élection ? Tout d’abord arrêtons-nous sur ce concept d’attestation qui, pour Ricœur, n’est rien de moins que la clé de Soi-même comme un autre468. Ricœur la définit comme « l’assurance d’être soi-même agissant et souffrant » 469 et encore comme « la sorte d’assurance, de confiance que chacun a d’exister sur le mode de l’ipséité »470. L’attestation est la manière 465 Ibid., p. 149. Levinas, lui-même, écrit dans Totalité et infini : « Le visage signifie par lui-même, sa signification précède la Sinngebung, un comportement sensé surgit déjà dans sa lumière […]. On n’a pas à l’expliquer, car, à partir de lui, toute explication commence. Autrement dit, la société avec Autrui, qui marque la fin de l’absurde bruissement de l’il y a, ne se constitue pas comme l’œuvre d’un Moi prêtant un sens. Il faut déjà être pour autrui – exister et non pas œuvrer seulement – pour que le phénomène du sens, corrélatif de l’intention d’une pensée, puisse surgir. Être pour autrui, ne doit pas suggérer une finalité quelconque et n’implique pas la position préalable ou la valorisation d’une je ne sais quelle valeur. Être pour autrui – c’est être bon. Le concept d’Autrui n’a certes aucun contenu nouveau par rapport au concept de moi; mais l’êtrepour-autrui n’est pas un rapport entre concepts dont la compréhension coïnciderait, ni la conception d’un concept par moi, mais ma bonté. Le fait que, existant pour autrui, j’existe autrement qu’en existant pour moi – est la moralité même. Elle enveloppe de toutes parts ma connaissance d’Autrui par une valorisation d’autrui, en sus de cette connaissance première. La transcendance comme telle est “conscience morale” » (p. 292). Faessler écrit également, précisant le rapport entre attestation et élection : « L’élection, au sens où Lévinas l’entend, origine éthiquement l’attestation de soi, mais elle ne se confond pas avec elle. En revanche et réciproquement, l’attestation, au sens où l’explicite Ricœur, est conduite au déploiement de l’herméneutique du soi à partir d’une conscience désormais orientée vers la justice par l’élection du sujet, révélé en sujétion d’allégeance au Bien » (p. 146). 466 M. Faessler, « Attestation et élection », p. 146. 467 Ibid., p.147. 468 Voir à ce propos la note 1, page 335. 469 SA, p. 35. 470 P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 381-382. 137 d’exister sur le mode de l’ipséité. Or, cette manière d’exister ne relève ni de la certitude ni de la vérification, mais plutôt de l’assurance et de la confiance. Le soi ne pose pas son existence sur le mode de la certitude, comme chez Descartes, il s’atteste plutôt toujours – dans le sens où il n’a jamais fini de s’attester – sur le mode de la créance. Créance qui traduit une sorte de croyance non doxique. Une croyance qui relève du « je crois en » plutôt que du « je crois que »471. Une croyance, donc, qui s’apparente à la confiance plutôt qu’à l’opinion. C’est ainsi par la croyance et même plus précisément par la confiance que le soi a en ses pouvoirs que ce dernier peut agir et ainsi advenir à lui-même, bref, s’attester. « Créance est aussi fiance, écrit ainsi Ricœur. Ce sera un des leitmotiv de notre analyse : l’attestation est fondamentalement attestation de soi. Cette confiance sera tout à tour confiance dans le pouvoir de dire, dans le pouvoir de faire, dans le pouvoir de se reconnaître personnage de récit, dans le pouvoir enfin de répondre à l’accusation par l’accusatif : Me voici! »472. S’attester, c’est finalement laisser ses pouvoirs renseigner le soi sur lui-même. Face à la certitude fondationnelle du Cogito, Ricœur place ainsi la confiance en ses pouvoirs. Cela signifie cependant que le soi ricœurien ne se pose pas tel un fondement solide. Il est au contraire toujours fragile : La confiance que je mets dans ma puissance d’agir fait partie de cette puissance même. Croire que je peux, c’est déjà être capable. Il n’en va pas autrement des figures de la non puissance et d’abord de celles du non pouvoir de dire. Se croire incapable de parler, c’est déjà être un infirme du langage. [On a en effet alors affaire à un] effroyable handicap, d’une incapacité redoublée par un doute foncier concernant son propre pouvoir de dire, et même triplé par un manque d’approbation, de sanction, de confiance et d’appui accordés au pouvoir de dire propre473. En quittant le domaine de la certitude pour entrer dans celui de la créance, de la croyance en soi, Ricœur renonce à toute fondation dernière, à tout fondement absolu de l’existence. Cependant, relève alors Faessler, « cette confiance assertive du sujet, ultime recours de l’attestation de soi contre l’inhérence du soupçon en elle, demeure sans garantie autre que la persistance de la question “qui ?”, maintenue tel un refuge du je dans les méandres de l’objectivation où se perd et se retrouve l’interprétation de soi »474. Pour Faessler, rien ne viendrait véritablement garantir ou supporter l’attestation. Et là est, selon lui, la place de 471 SA, p. 33. Ibid., p. 34-35. 473 P. Ricœur, « autonomie et vulnérabilité », p. 90. 474 M. Faeesler, « Attestation et élection », p. 135, nous soulignons. 472 138 l’élection levinassienne : pour pallier ce manque de fondement, il propose une « fondation d’élection […] ordonnée à supporter l’attestation même de l’ipséité »475. Mais, pourrait-on demander, l’attestation a-t-elle réellement besoin d’être supportée, d’être supportée par un autre ? La notion d’attestation même n’empêche-t-elle pas qu’elle soit comprise comme trouvant son fondement à l’extérieur d’elle-même ainsi que le concept d’élection le laisse supposer ? Nous croyons plutôt que s’il doit y avoir un fondement de l’attestation, il est au bout du chemin plutôt qu’à l’origine. Il est visée plutôt qu’enracinement. Cela n’empêche cependant pas le soi de « se tenir » et cela même sans garantie ou sans filet. Le soi est, en effet, profondément dynamique et il est entraîné par la visée qui est la sienne. L’idée que l’individu « se tienne » ou « se maintienne » peut être éclaircie ici par la référence que fait Ricœur à Spinoza et plus précisément au concept de conatus. Le conatus renvoie à « l’effort pour persévérer dans l’être, qui fait l’unité de l’homme comme de tout individu »476. Chez Spinoza l’individu est un dans la mesure où l’effort que l’individu fait pour conserver son être n’est pas autre chose que son être qu’il s’efforce de conserver. Tout son être se définit en terme d’effort, d’effort pour exister. Il lui faut finalement attester sans cesse son existence et cela, à travers même le soupçon et le doute. Le soi doit même passer par l’épreuve du soupçon pour véritablement s’attester, se trouver. Pour Ricœur, « le soupçon est aussi le chemin vers et la traversée dans l’attestation »477. Comme le remarque justement Ilunga Kayombo, « c’est ce soupçon, incorporé à l’attestation de soi, qui force le soi à la modestie » 478 . L’attestation de soi n’est jamais définitive, elle ne met jamais véritablement hors jeu le soupçon ou le doute. Mais cela n’est pas à déplorer dans la mesure où le soupçon se trouve ainsi toujours à renforcer l’attestation tout en lui rappelant que la puissance d’agir n’est pas une toute-puissance. « Sous la pression du négatif, des expériences en négatif, écrit Ricœur, nous avons à reconquérir une notion de l’être qui soit acte plutôt que forme, affirmation vivante, puissance d’exister et de faire exister »479. Ainsi, selon nous, s’il doit y avoir un originaire dans la pensée de Ricœur, c’est cette affirmation. 475 M. Faeesler, « Attestation et élection », p. 137. Et encore : « D’où peut provenir, en ce non-lieu de tout fondement, une telle dimension de promesse au suspens de l’attestation de soi, sinon d’une élection qui, d’ores et déjà, échappe au je ? » (p. 137). 476 SA, p. 365-366. 477 SA, p. 350-351. 478 B. Kayombo, Paul Ricœur : de l’attestation de soi, p. 353. 479 P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », p. 405. 139 L’élan du soi pour exister est à trouver dans l’affirmation, dans le oui, dans la « véhémence du oui » pour reprendre une expression de Ricœur lui-même480. Mais une question, déjà anticipée, se pose alors : dans quelle mesure cet élan du soi pour exister se fait également élan vers et pour autrui ? Dans Soi-même comme un autre, Ricœur suggère que cet élan vers autrui est celui de « l’être-enjoint ». C’est d’une injonction que le soi tient sa visée à vivre bien, avec et pour autrui, dans des institutions justes. « Je suis appelé à vivre-bien avec et pour autrui dans des institutions justes : telle est la première injonction », écrit ainsi Ricœur481. À ce point, effectivement, on croise bien la pensée de Levinas. Mais la pensée de Levinas dont nous avons essayé de rendre compte et non la pensée de Levinas d’après la lecture que Ricœur en fait. Ricœur rejoint ainsi Levinas malgré lui. Cette injonction qu’invoque en effet ici Ricœur est plus originaire que celle de l’interdiction; elle est une forme de commandement qui n’est pas encore une loi. Elle relève du « Toi, aime-moi! »482. Elle relève d’un commandement d’amour. Que Ricœur persiste dans sa lecture peu fidèle à la pensée de Levinas nous est d’ailleurs confirmé ici quand il écrit que « c’est parce que la violence entache toutes les relations d’interaction, à la faveur du pouvoir-sur exercé par un agent sur le patient de son action, que le commandement se fait loi et la loi interdiction : “Tu ne tueras pas” »483. Nous l’avons vu, cette interdiction relève également d’un commandement d’amour. Elle est bien commandement et non pas loi. Mais comment, alors, cette injonction recoupe-t-elle l’attestation? Nous avons en effet montré qu’elle ne pouvait en être le fondement. Cette injonction relève de la voix de la conscience et attestation et injonction se recoupent dans la figure de l’être-enjoint. Être enjoint par l’autre, pour Ricœur, consiste à écouter la voix de la conscience, sachant que, comme nous l’avons déjà vu, pour pouvoir être affecté sur le mode de l’être enjoint, l’injonction doit originairement être attestation, sous peine que l’injonction ne soit pas reçue. Comme l’analyse très justement Kayombo, « le pouvoir-être du soi est structuré de 480 Pour Levinas, au contraire, ainsi que l’analyse Derrida, la « transcendance au-delà de la négativité ne s’accomplit pas dans l’intuition d’une présence positive, elle “instaure seulement le langage où ni le non ni le oui ne sont le premier mot” (TI), mais l’interrogation » (« Violence et métaphysique », p. 142). 481 SA, p. 405. 482 Idem. 483 Idem. 140 telle sorte qu’il reçoive l’injonction et qu’il soit une auto-injonction. Si le soi est enjoint à bien-vivre, c’est à partir de son pouvoir-être le plus propre »484. En effet, écrit Ricœur, La conscience, en tant qu’attestation-injonction, signifie que ces « possibilités les plus propres » du Dasein sont originairement structurées par l’optatif du bien-vivre […]. S’il en est ainsi, la passivité de l’être-enjoint consiste dans la situation d’écoute dans laquelle le sujet éthique se trouve placé par rapport à la voix qui lui est adressée à la seconde personne. Se trouver interpelé à la seconde personne, au cœur même de l’optatif du bien-vivre, […], c’est se reconnaître enjoint de vivre-bien avec et pour les autres dans des institutions justes et de s’estimer soi-même en tant que porteur de ce vœu485. C’est ainsi du for intérieur, du lieu propre au colloque de soi avec soi-même que vient l’injonction. Quant à savoir, cependant, de quelle autre voix, la voix de la conscience se fait l’écho, c’est alors aux frontières de la philosophie, de nouveau, que cela se joue. Ricœur sent en effet « la nécessité de maintenir une certaine équivocité au plan purement philosophique du statut de l’Autre486. […]. Peut-être le philosophe, en tant que philosophe, doit-il avouer qu’il ne sait pas et ne peut pas dire si cet Autre, source de l’injonction, est un autrui que je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y a point de représentation, tant ma dette à leur égard est constitutive de moi-même, ou Dieu – Dieu vivant, Dieu absent – ou une place vide »487. Soi-même comme un autre semble ainsi s’arrêter au point où Ricœur sent qu’il ne peut plus tenir ses promesses. Dans la préface de l’ouvrage, n’écrivait-il pas, en effet, que « les dix études qui composent cet ouvrage supposent la mise entre parenthèses, consciente et résolue, des convictions qui me rattachent à la foi biblique »488 ? Au terme de ce chapitre, nous pouvons donc dire que Ricœur et Levinas nous proposent tous les deux une conception du fondement de la relation intersubjective, de la relation éthique, conceptions qui, malgré une différence fondamentale, ont le mérite de mettre de l’avant la part essentielle de l’autre dans la relation intersubjective. Cependant, considérant les critiques que Ricœur oppose à Levinas et la façon dont il s’en détache, estce qu’il ne perd pas la force de ce qu’il semble par ailleurs vouloir retenir de Levinas, à savoir un concept franc d’altérité ? N’oublions pas, en effet, que dans la dixième étude, la 484 B. Kayombo, Paul Ricœur : de l’attestation de soi, p. 348. SA, p. 406. 486 Et ce à l’inverse de Levinas pour qui cet Autre est toujours Autrui. 487 SA, p. 409. 488 SA, p. 36. 485 141 réponse ricœurienne au problème de l’intersubjectivité consiste à faire tenir ensemble la phénoménologie husserlienne et l’éthique levinassienne. Or, que reste-t-il de la conception levinassienne de l’altérité après la critique ricœurienne ? L’opposition entre les deux penseurs semble, par ailleurs, encore se creuser dans la huitième étude de Soi-même comme un autre, et ce, même si Levinas en est absent. Ricœur ne s’arrête pas en effet à la conception de la sollicitude qu’il nous présente dans la septième étude. Il développe sur cette base une éthique proprement dite au sein de laquelle cette « spontanéité bienveillante » envers autrui est confrontée à la réalité du mal ouvrant par là même sur une conception critique – et non plus naïve – de la sollicitude. Ainsi, du fait de l’existence du mal, un moment de distanciation s’avère nécessaire, moment de distanciation qui s’incarne dans la Règle d’Or et l’impératif kantien, c’est-à-dire dans le passage par la norme. Mais ce moment de distanciation qui se pose comme une nécessité pour Ricœur n’est-il pas à l’opposé de l’éthique levinassienne ? Éthique levinassienne qui s’entend, en effet, entre autres comme proximité. Souvenons-nous de la réponse que fait Caïn à Yahvé qui lui demande où est son frère Abel : « Suis-je le gardien de mon frère ? ». Être le gardien de son frère, c’est être présent pour lui, « présence par rapport à laquelle je ne peux prendre de distance. Impossibilité de s’éloigner de l’autre. Proximité signifie l’implication du moi dans la relation transcendante en lui interdisant tout survol de la relation dans lequel la proximité déchoirait en simple contigüité spatiale »489. Chez Levinas, en effet, le moment de distanciation ne vient qu’avec le tiers, c’est-à-dire au moment de la justice. Pour Ricœur, au contraire, ce moment de mise à distance, ce moment critique, ressort de sa conception même de la relation à autrui. 489 R. Calin et F.-D. Sebbah, Le vocabulaire de Levinas, p. 49. 142 CHAPITRE 3 : DE LA SOLLICITUDE À LA SOLLICITUDE CRITIQUE Nous avons vu qu’au contraire de l’éthique levinassienne qui repose sur une conception de la relation entendue comme séparation – séparation qui, rappelons-le, pour Levinas, est à la fois nécessaire et positive – et proximité, la conception ricœurienne de la relation intersubjective est dialectique dans le sens où le soi et l’autre ne peuvent être entendus l’un sans l’autre. Par là-même Ricœur nous propose une critique du concept de sujet hérité des philosophies de la réflexion. Il nous montre en effet un soi non seulement ouvert à l’autre, mais plus encore structuré par l’autre, ce qui pour lui rend justement possible la rencontre éthique avec autrui qui prend la forme de la sollicitude. Sa conception du soi lui permet ainsi de rendre compte de cette « spontanéité bienveillante » qu’est la sollicitude. Cependant, Ricœur n’en reste pas à une conception de la sollicitude qu’il qualifie lui-même de « naïve ». La sollicitude envers autrui, bien qu’originaire, ne rend en effet pas entièrement compte de la relation éthique à autrui. Plus précisément, ce niveau originaire de l’éthique omet une chose : le mal. Le mal qui peut venir s’immiscer dans la dissymétrie inhérente aux relations humaines. Pour Ricœur, même si la sollicitude est première, il faut donc néanmoins en passer par la loi morale, par la règle. Et cela, nous dit Ricœur, parce que l’homme peut faillir, parce qu’il peut faillir à la vie bonne avec et pour autrui et que le mal peut venir pervertir la relation. Ricœur prend acte de l’existence du mal et c’est pour cela qu’il en appelle à la morale. Passage par la morale qui s’incarne dans la Règle d’Or et l’impératif kantien. Nous voudrions montrer que ce passage par la norme s’avère correspondre à un moment critique, à un moment de distanciation du soi par rapport à lui-même et par rapport à la relation effective à autrui et que, en ce sens, la petite éthique que Ricœur développe dans Soi-même comme un autre répond à son « modèle herméneutique », à savoir la dialectique de l’appartenance et de la distanciation. En ce sens, et c’est ce que nous viserons à dégager, il s’avère que ce moment de distanciation est rendu nécessaire par la constitution même du soi et par le fait qu’il reste le point de départ pour penser le problème de l’intersubjectivité. Chez Levinas, au contraire, le soi n’étant pas seulement appelé mais inspiré et élu par l’autre, ce moment de distanciation perd sa pertinence. Il ne deviendra nécessaire qu’avec l’apparition du tiers et la question de la justice. 143 Cependant, le caractère formel et universalisant de ce moment de distanciation qu’est l’impératif kantien ne nous éloigne-t-il pas de l’unicité d’autrui de laquelle Ricœur semblait pourtant vouloir se rapprocher ? Dans un article de 1954, « Sympathie et respect », Ricœur montrait déjà les limites de la phénoménologie et d’une conception centrée sur l’affectivité, et plus précisément sur la sympathie, pour rendre compte de l’intersubjectivité et il en appelait alors au respect kantien, respect qui venait justifier la sympathie. Entre le texte de 1954 et Soi-même comme un autre a cependant eu lieu la rencontre avec Levinas. Bien qu’il le critique sur certains points précis, comment la rencontre avec Levinas vient-elle influencer et modifier la conception de l’intersubjectivité que Ricœur développe en 1954 dans « Sympathie et respect » ? Quelle place Levinas prend-il dans la dialectique de la sollicitude et du respect que Ricœur développe dans Soi-même comme un autre ? Pour répondre à ces questions, il nous faudra également aborder le troisième et dernier volet de l’éthique ricœurienne qui met de l’avant le concept de « sagesse pratique ». En effet, alors que déjà dans le texte de 1954, Ricœur écrivait que « [l]’abstraction kantienne du respect n’a donc de sens que si maintenant nous surprenons le respect à l’œuvre dans la pulpe affective et historique de la sympathie et de la lutte »490, de même, dans Soi-même comme un autre, Ricœur ne donne pas à la loi morale le statut de point final, de point d’arrivée. Encore faut-il faire place à « une méditation sur la place inévitable du conflit dans la vie morale »491. Or, nous dit Ricœur, dès lors qu’un conflit surgit entre la loi et le respect de la personne singulière, il convient alors de se souvenir du primat de l’unicité de chacun et de faire preuve d’un jugement moral en situation qui relève d’une véritable créativité normative. La sollicitude se fait alors critique, ou même plus précisément dialectique au sens où l’est l’herméneutique ricœurienne. Le moment d’appartenance qu’est la sollicitude naïve appelle en effet un moment de mise à distance et plus précisément de mise à distance de l’autre qui prend la forme du respect de la norme. Cependant, à l’instar du modèle de l’herméneutique ricœurienne, le respect de la norme s’avère ne pas être une fin en soi. En effet, quant le respect de la règle entre en confrontation avec le respect de la personne singulière, il convient alors de rappeler le primat de cette dernière. L’influence 490 491 P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 349. SA, p. 288. 144 levinassienne trouve ici sa place. Comme Gaëlle Fiasse le montre fort justement, Ricœur oriente résolument le concept aristotélicien de sagesse pratique vers l’autre492. 1. Nécessité de la morale en raison de la possibilité humaine du mal Nous voudrions analyser dans ce chapitre la forme que prend la mise à distance de l’autre dans la petite éthique ricœurienne. Pour Ricœur, cette mise à distance, qui se concrétise dans le passage par la norme, est rendue nécessaire du fait de la possibilité humaine du mal. Parce que dans sa visée de la vie bonne avec et pour autrui l’homme peut faillir, il doit recourir à la norme. Sa condition humaine lui ouvre certes les portes de l’éthique, mais elle peut également l’entraîner vers le mal. C’est pour cela que, pour Ricœur, l’éthique appelle la morale, ou, pour le dire autrement que l’éthique appelle un moment de distanciation. Ricœur fait plus que prendre acte des conflits possibles au sein des relations interpersonnelles. Il remonte à la racine même du mal, à la faillibilité humaine. Il nous permet ainsi de penser la zone d’ombre de la sollicitude. Il nous permet de comprendre son envers et donc la nécessité d’en appeler à la norme. 1.1. La possibilité humaine du mal À l’instar de Levinas, Ricœur reconnaît que la sollicitude s’exerce au sein de relations profondément dissymétriques, dissymétrie dont nous avons vu qu’elle est nécessaire à la préservation de l’altérité d’autrui. Cependant, pour Ricœur, si la situation dissymétrique où l’autre est vulnérable ou souffrant est le lieu même où la spontanéité bienveillante qu’est la sollicitude peut s’exercer, elle est également le lieu d’une inégalité forte entre agent et patient de l’action ouvrant par là même la possibilité à toutes les dérives maléfiques. La dissymétrie est la porte par laquelle la violence peut pénétrer au sein de l’interaction. En effet, le pouvoir-agir qui actualise la spontanéité bienveillante en réponse au besoin d’autrui se trouve également à être pouvoir-sur autrui. Or, nous dit Ricœur, « le pouvoir-sur, greffé sur la dissymétrie initiale entre ce que l’un fait et ce qui est fait à l’autre – autrement dit ce que cet autre subit – peut être tenu pour l’occasion par excellence du mal de violence »493 492 493 G. Fiasse, « La phronèsis dans l’éthique de Paul Ricœur », p. 356. SA, p. 256. 145 qui est la diminution ou la destruction du pouvoir-faire d’autrui494. Certes, la sollicitude se présente comme une réponse éthique à la souffrance – le mal subi –, mais elle peut également être le lieu du mal commis, détruisant d’autant plus la capacité d’agir, déjà affaiblie, de l’autre souffrant. L’homme capable, capable de se soucier d’autrui, est aussi homme faillible. « Que veut-on dire, demande Ricœur, quand on appelle l’homme faillible ? Essentiellement ceci : que la possibilité du mal moral est inscrite dans la constitution de l’homme »495. La faillibilité, pour Ricœur, est la « faiblesse constitutionnelle qui fait que le mal est possible »496. Deux points sont ici à relever quant à la conception du mal que Ricœur nous donne à voir. Premièrement, pour lui, le mal est contingent, le bien étant originaire. Dire que le mal est contingent revient à dire qu’il est le mal d’un bien plus originaire. Il est une déchéance de quelque chose de plus originaire qui caractérise l’homme. Le mal commis est ainsi une dérive de la capacité d’agir du soi qui est, elle, originaire. Deuxièmement, pour Ricœur, le mal est avant tout le fait de l’agir humain. C’est dans le champ de la pratique que réside le mal plutôt que dans celui de la théorie. Mais Ricœur n’ancre pas le mal dans la pratique, c’est-à-dire dans l’agir humain, de façon arbitraire. Il assume plutôt le fait que le mal représente une limite pour la raison humaine. Selon lui, on ne peut pas expliquer le mal. « Le mal est rencontré comme une donnée inexplicable, comme un fait brut. […] Il y a le mal. Mais je ne sais dire pourquoi »497. La question « pourquoi le mal ? » reste immanquablement sans réponse. Mais renoncer à cette question, renoncer à sonder l’origine du mal, c’est renoncer à faire du mal une catégorie de la théorie pour le faire relever plutôt de la pratique, c’est-à-dire de l’action. Le mal est ce contre quoi on lutte quand on a renoncé à l’expliquer. Pour Ricœur, si on ne peut rien dire de l’origine du mal, si son commencement absolu reste inaccessible à la raison, en revanche, on peut dire que c’est l’homme qui perpétue le mal. L’homme est ainsi en quelque sorte le relais du mal dans la mesure où il trouve le mal toujours déjà là et le perpétue. Par là, Ricœur ancre 494 Dans le même ordre d’idées, Fabienne Brugère, une des tenantes de l’éthique du care, écrit que « agir pour l’autre à partir de la scène de la vulnérabilité suppose de la disponibilité et un fonds de bienveillance, un authentique souci des autres. En même temps, la dépendance implique une irrémédiable asymétrie qui met en avant un marquage du pouvoir. Finalement l’éthique de la sollicitude est une affaire de conduite à travers des relations déséquilibrées sur lesquelles plane toujours le spectre du pouvoir » (F. Brugère, Le sexe de la sollicitude, p. 67). 495 P. Ricœur, Philosophie de la volonté. Tome II. Finitude et culpabilité, p. 149 (abrégé PV2). 496 PV2, p. 11. 497 P. Ricœur, « Le scandale du mal », p. 60. 146 le mal humain dans la liberté : l’homme fait et donc, paradoxalement, « commence » le mal en le perpétuant. Et si l’homme est le relais du mal, c’est parce qu’il est traversé par une faille dans laquelle le mal peut s’engouffrer. L’homme a une faiblesse qui lui fait perpétrer le mal. Cette capacité d’agir propre au soi n’est jamais totalement assurée. Elle reste toujours fragile. 1.2. La faillibilité humaine : disproportion entre transcendance et finitude Afin de prendre la mesure de cette faillibilité humaine et comprendre pourquoi elle est le point d’insertion du mal, il faut nous tourner vers un des premiers travaux de Ricœur, à savoir Finitude et culpabilité qui représente la seconde partie de la Philosophie de la volonté. En effet, dans Soi-même comme un autre, Ricœur ne reprend pas en détails ce point qui est pourtant essentiel pour nos propos. Ce qui, de prime abord, peut s’apparenter à un détour va plutôt véritablement nous permettre de comprendre pourquoi le recours à la norme s’avère nécessaire. Il nous faut saisir quelle est cette condition humaine qui tout à la fois ouvre l’homme à l’éthique mais peut également l’entraîner sur la voie du mal, venant par là même justifier le deuxième moment de l’éthique ricœurienne. Cette faille proprement humaine qui rend le mal possible réside pour Ricœur dans le fait que l’homme est un être de médiation qui a à composer avec deux dimensions antithétiques de son être : la finitude et l’infinitude. L’homme est pris entre son caractère fini et son accès, en même temps, à l’infini. L’homme est composé – Ricœur dira qu’il est mixte 498 – de deux pôles qui ne peuvent coïncider. Et c’est entre ces deux pôles que l’homme devra faire médiation. Cette médiation que l’homme a à être entre ses deux pôles – finitude et infinitude – est à l’œuvre à trois niveaux : au niveau transcendantal, c’est-àdire du penser ; au niveau pratique, c’est-à-dire de l’agir ; et finalement au niveau affectif, c’est-à-dire du sentir, sachant que c’est uniquement à ce dernier niveau, celui du sentiment, que la disproportion pourra être tenue pour irréductible. En effet, Ricœur montre, dans L’homme faillible, qu’aux deux premiers niveaux, la scission initiale peut finalement être réduite. C’est seulement au niveau du sentiment qu’aucune synthèse n’est possible. C’est ainsi à ce dernier niveau que le mal peut s’immiscer. 498 « L’homme n’est pas intermédiaire parce qu’il est entre l’ange et la bête; c’est en lui-même, de soi à soi qu’il est intermédiaire; il est intermédiaire parce qu’il est mixte et il est mixte parce qu’il opère des médiations. Pour l’homme, être-intermédiaire, c’est faire médiation » (PV2, p. 23). 147 Ricœur commence son investigation de la disproportion caractérisant l’homme par celle qui est inhérente à son pouvoir de connaître. La finitude propre à notre pouvoir de connaître est à chercher dans la réceptivité. Si la perception est le signe de la finitude, c’est parce qu’elle est toujours point de vue ou perspective. L’objet nous apparaît toujours selon une certaine perspective. La perception est toujours un point de vue sur les choses. Elle est ouverture sur le monde certes, mais ouverture finie car elle ne nous donne jamais qu’une perspective sur le monde. Nous ne percevons jamais d’emblée toutes les facettes de l’objet. Notre ouverture perceptive sur le monde se heurte donc déjà à une limite. Elle ne nous donne pas accès à l’ensemble de l’objet. Ici se tient la finitude de notre pouvoir de connaître. À même l’ouverture réside une fermeture. Nous expérimentons d’abord l’ouverture, mais cette ouverture s’avère vite être confrontation à des limites, aux limites proprement humaines et ainsi nous expérimentons l’ouverture comme ouverture toujours déjà finie. Cependant, si « l’expérience de la finitude se présente d’emblée comme une expérience corrélative de limite », elle implique également le « dépassement de [cette] limite », écrit Ricœur499. Le dépassement réside ici dans la parole signifiante. « Dès que je parle, je parle des choses dans leurs faces non perçues et dans leur absence. […] et cette dicibilité du sens est un continuel dépassement, au moins en intention, de l’aspect perceptif du perçu ici et maintenant »500. La parole permet de dépasser la finitude de la perception en rendant, d’une certaine manière, « présent » ce que la perception ne peut nous donner à voir du fait du caractère perspectiviste qui est le sien. « Cependant, comme l’analyse Sugimura, la disproportion du connaître n’est pas encore la “faillibilité” dans la mesure où elle se projette et s’oublie dans la synthèse de l’objet »501. En effet, si l’on suit Kant, dans l’ordre du connaître, l’imagination pure sert de terme médiateur entre l’entendement et la sensibilité. L’imagination permet d’unifier sensibilité et entendement dans une synthèse qui s’entend comme objectivité. Cependant, « ce troisième terme n’est pas donné en lui-même, mais seulement dans la chose. […] Autrement dit […], si l’on peut parler de conscience de synthèse ou de la synthèse comme conscience, cette conscience n’est pas encore conscience de soi, n’est pas encore 499 P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », p. 379. PV2, p. 45. 501 Y. Sugimura, « L’homme, médiation imparfaite », p. 202. 500 148 “homme” »502. On a donc affaire ici à une synthèse sur la chose. « L’objectivité de l’objet n’est pas du tout “dans” la conscience; elle est plutôt en face d’elle, comme cela à quoi elle se rapporte […]; aussi ne préjuge-t-elle aucunement de l’unité réelle de l’homme pour luimême »503. « La “conscience” n’est pas encore l’unité d’une personne en soi et pour soi; elle n’est pas une personne une; elle n’est personne; le “Je” du je pense est seulement la forme d’un monde pour quiconque et pour tous; elle est conscience en général, c’est-à-dire simple et pur projet de l’objet »504. Ainsi, « [l]a place intermédiaire [de l’homme], c’est d’abord sa fonction de médiateur d’infini et de fini dans les choses »505. La deuxième étape de l’anthropologie de la disproportion que Ricœur se donne pour tâche réside dans le passage du théorique au pratique. La dialectique finitude-infinitude se concrétise dans ce deuxième moment dans la dialectique entre le caractère et le bonheur. À la finitude du caractère répond l’infinitude du bonheur. « Que signifie la finitude du caractère ? », demande Ricœur. « C’est l’ouverture finie de mon existence, prise comme un tout » 506 . La fermeture dans l’ouverture propre au caractère se comprend mieux si l’on prend de nouveau pour guide la conception perspectiviste. En tant qu’homme, mon existence est un ensemble de possibles. Mieux, elle est l’ensemble de tous les possibles. Ne dit-on pas que le champ des possibles est ouvert à l’enfant naissant ? En ce sens, l’ouverture du caractère, c’est mon humanité, humanité qui « fait de tout homme mon semblable » 507 . Ricœur écrit ainsi que « l’ouverture de mon champ de motivation c’est mon accessibilité de principe à toutes les valeurs de tous les hommes à travers toutes les cultures. Mon champ de motivation est ouvert à l’humain dans son ensemble »508. Mais si toutes les « vertus et les vices », toutes les « valeurs », toutes les « passions » sont accessibles à tous les hommes, chacun les teinte d’une couleur qui lui est propre. Mon caractère, « c’est cette humanité aperçue de quelque part », « c’est la manière inimitable dont j’exerce ma liberté d’homme »509. « Le caractère est l’étroitesse de cette 502 PV2, p. 55. Ibid., p. 56. 504 Ibid., p. 63. 505 Idem. 506 Ibid., p. 75. 507 Ibid., p. 78. 508 Ibid., p. 77. 509 Ibid., p. 78. 503 149 “âme entière” dont l’humanité est l’ouverture. Ensemble mon caractère et mon humanité font de ma liberté une possibilité illimitée et une partialité constituée »510. Qu’en est-il du bonheur maintenant ? « Le bonheur doit être à l’ensemble des visées humaines ce qu’est le monde à l’égard des visées de perception; de même que le monde est l’horizon de la chose, le bonheur est l’horizon à tous égards »511. Le bonheur est la direction qui me sert à orienter mes projets et même plus précisément mon projet existentiel dont mon caractère est le point de départ. La disproportion entre la finitude du caractère et l’infinitude du bonheur trouve son troisième terme, son terme médiateur dans la personne. La synthèse du bonheur et du caractère, c’est la personne; la personne qui est « le Soi qui manquait à la conscience en général, réciproque de la synthèse de l’objet, au “Je” du Je pense kantien »512. Cependant, écrit Ricœur, « ce second pas ne peut être le dernier tant notre réflexion [est] restée formelle, n’ayant échappé à un formalisme transcendantal que pour entrer dans un formalisme pratique, le formalisme de l’idée de personne »513 . En effet, tout comme le moment de fragilité de la conscience, le moment de fragilité de l’humanité n’est pas encore le moment de fragilité par excellence. Il n’est pas encore la disproportion originaire. C’est plutôt dans le sentiment, le cœur, le thumos que la disproportion irréductible résiderait. Il s’agit, écrit Ricœur, de « comprendre la fragilité de l’homme tout entier par celle du sentiment »514 . Dans le domaine du penser et de l’agir, le terme médiateur, le moment de fragilité (imagination transcendantale et respect) se dépassait toujours vers autre chose que lui-même (chose et représentation de la personne). Au contraire, le cœur, le sentiment représenterait la fragilité par excellence, c’est-à-dire une fragilité qui ne se dépasse pas en autre chose, mais est, au contraire, pour soi. L’affection originaire serait ainsi le lieu même de la faillibilité. Le sentiment « rend sensible la dualité de la raison et de la sensibilité qui trouvait dans l’objet un point de repos; il distend le moi entre deux visées affectives fondamentales, celle de la vie organique qui s’achève dans la perfection instantanée du plaisir, celle de la vie spirituelle qui aspire à la totalité, à la perfection du 510 Idem. Ibid., p. 82. 512 Ibid., p. 86. 513 Ibid., p. 87. 514 Ibid., p. 108. 511 150 bonheur » 515 . La disproportion trouve, dans le sentiment, son paroxysme. Pour le cœur inquiet, point de repos. Point de synthèse « totale » possible. Ricœur qualifie encore l’âme du thumos de « désir du désir »516, « désir du désir [qui] est sans fin »517. « Une situation proprement humaine naît dès qu’un désir quelconque est traversé par ce désir du désir; alors la réussite, le succès, demeurent partiels, relatifs à des “tâches” qui se découpent sur un fond de désirabilité non saturée; nous avons du mouvement pour aller plus loin »518. Le désir de bonheur ferme à jamais au soi la porte du repos procuré par la totalité. Entre plaisir et bonheur, la scission est à jamais irréductible. « [C]’est dans cette poursuite indéfinie de la médiation que réside la manière d’exister proprement humaine, à savoir le “soi”, écrit Sugimura »519 . Dès les débuts de son anthropologie philosophie, soit 40 ans avant Soimême comme un autre, Ricœur avait déjà entrevu le caractère brisé du Cogito qui ne peut jamais être envisagé à l’aune d’une totalité 520 . La visée du bonheur qui est la sienne l’entraîne au contraire au sein d’une dynamique qui fait qu’il ne pourra jamais coïncider avec lui-même. Mais si là, comme nous l’avons vu, réside la possibilité de son ouverture à l’altérité, là réside également la possibilité du mal. Cependant la possibilité du mal n’est pas encore son effectivité. Le passage de l’une à l’autre se fait par le biais de la faute. La faute qui nous rappelle que « le mal […] s’inscrit en profondeur dans la liberté humaine »521. En effet, c’est par le biais de la liberté que l’on passe de l’anthropologie de l’homme faillible à l’éthique. « Affirmer la liberté, écrit Ricœur, c’est prendre sur soi l’origine du mal »522. Le mal se fait alors « mal-faire-parmoi »523. Mais la faute, le mal-agir n’est pas encore affirmation de liberté. Non seulement, il faut la faute, mais aussi l’aveu de la faute. C’est en reconnaissant être l’auteur de l’acte mauvais que je m’impute cet acte. Par le biais de l’aveu du mal, je me pose comme l’auteur de l’acte et je prends donc conscience de ma liberté. Ainsi, « si la liberté qualifie le mal comme “faire”, le mal est révélateur de la liberté »524. Par le négatif, on retrouve ici ce que, 515 Ibid., p. 148. Ibid., p. 146. 517 Ibid., p. 143. 518 Ibid., p. 143. 519 Y. Sugimura, « L’homme, médiation imparfaite », p. 206. 520 Cela vient encore soutenir le point selon lequel la pensée ricœurienne n’est pas une pensée de la totalité. 521 M. Fœssel, « Le mal comme évènement », p. 40. 522 P. Ricœur, Le conflit des interprétations, p. 422. 523 Idem. 524 Idem. 516 151 dans le chapitre précédent, nous avions identifié comme le fondement de l’éthique dans la pensée ricœurienne, à savoir la liberté. Si sa liberté permet au sujet de répondre à autrui et d’autrui, elle est aussi la source du mal-commis. Rappelons, à cet égard, ces mots de Ricœur : Ce qui est absolument premier, c’est ce désir d’être dans un désir de faire qui serait comme l’expression, la marque et la signature de ce pouvoir faire. Le négatif intervient, et certes très primitivement, essentiellement à cause de l’inadéquation ressentie entre le désir d’être et toute œuvre. Par conséquent, c’est le négatif d’un désir, le négatif d’un manque. […] [L]e propre des sentiments, c’est qu’ils expriment dès le départ l’écart entre le désir d’être et toute effectuation. C’est un écart constitutif – je cite Jean Nabert – de la conscience empirique réelle : le « je suis », dit-il, n’est pas un être donné mais identiquement l’acte d’être et celui de valoir et l’acte de ne point être et de ne point valoir. Le sentiment de la faute […] est inhérent à la conscience œuvrante dans son sentiment d’inégalité à sa propre position de liberté. En commençant ainsi, j’ai voulu insister sur l’affirmation originaire525. 1.3. La disproportion entre transcendance et finitude au sein de la relation intersubjective Comment cette disproportion entre transcendance et finitude se traduit-elle au niveau de la relation intersubjective ? Ainsi que Ricœur l’écrit dans « Fondements de l’éthique », il ne s’agit plus de l’inadéquation de moi-même à moi-même, mais [de] l’opposition d’une liberté à l’autre, l’affrontement dans la sphère de l’action. C’est sans doute ce que Hegel voulait dire lorsqu’il affirmait, dans la dialectique du maître et de l’esclave, que le premier désir, qui est le désir du désir d’une autre conscience, passe par une histoire spécifique, celle de l’esclavage, de l’inégalité, de la guerre. Nous touchons ici, avec ce moment négatif, à ce qu’il y a de plus primitif dans l’expérience du mal, à savoir le meurtre, comme on voit dans l’histoire biblique d’Abel et de Caïn. La tâche de devenir libre est contrariée originellement par le mal primordial du meurtre de la liberté526. Autrui se présente comme une limite à ma liberté, comme une limite à ma faculté de désirer527. Autrui me renvoie à ma propre finitude. Et, ce faisant, est mise au jour non pas 525 P. Ricœur, « Le problème du fondement de la morale », p. 316, nous soulignons. p. 64. 527 Nous avons vu que pour Levinas il n’en va pas ainsi, qu’autrui n’est pas d’abord une limite à ma liberté. Dans Liberté et commandement, par exemple, Levinas écrit : « La face, le visage, est le fait qu’une réalité m’est opposée ; opposée non pas dans ses manifestations, mais dans sa manière d’être, si on peut dire ontologiquement opposée. C’est ce qui me résiste par son opposition, et non pas ce qui s’oppose à moi par sa résistance. Je veux dire que cette opposition ne se révèle pas en heurtant ma liberté, c’est une opposition antérieure à ma liberté et qui la met en marche. Ce n’est pas ce à quoi je m’oppose, mais ce qui s’oppose à 526 152 tant une passivité ou une inadéquation de soi à soi, mais une véritable scission, une scission entre le préférable et le désirable528. C’est de cette non-coïncidence entre le préférable et mon désirable que naissent l’interdiction et l’obligation morales. Par ailleurs, un danger guette toujours le mouvement de spontanéité bienveillante envers autrui, à savoir l’oubli de la dissymétrie. Ricœur écrit en effet que « l’éloge de la reconnaissance mutuelle invite à oublier cette asymétrie originaire du rapport entre moi et autrui »529. Il évoque également cette « dissymétrie qui voudrait se faire oublier dans le bonheur du “l’un l’autre” »530. Dans la sollicitude, la dissymétrie reste fragile. Pourquoi ? Parce que la sollicitude en tant que telle ne permet pas de poser l’existence d’autrui. On peut ici se tourner vers la critique que fait Ricœur du concept de sympathie de Scheler531 dans son article « Sympathie et respect ». Max Scheler distingue certes la sympathie de la contagion et de la fusion affective, c’est-à-dire du fait de se perdre soi-même et de se perdre en autrui, en ce que la sympathie distinguerait les êtres alors que la contagion et la fusion affective les confondraient. Cependant, Ricœur reste dubitatif quant à la capacité de distanciation de la sympathie. En effet, écrit-il, « pour être aussi répandue, la confusion de la sympathie et de la contagion affective ne tient-elle pas à la nature même de la sympathie ? La sympathie n’est-elle pas elle-même cette relation équivoque à autrui qui attend d’ailleurs critique et discernement ? »532. Ainsi, poursuit-il, « l’équivoque qui paraît inhérente à la sympathie ne doit-elle pas sans cesse être tranchée par un acte de position d’autrui en tant qu’autrui, par un acte qui confère à la sympathie ce discernement de la distance entre les êtres que la phénoménologie déclare constater ? »533. Pour Ricœur, déjà dans son article de 1954, c’est dans la limitation de mon désir par le biais de l’obligation – et il fait ici explicitement référence à la morale kantienne – que l’existence d’autrui peut moi. C’est une opposition inscrite dans sa présence à moi. Elle ne suit pas du tout mon intervention ; elle s’oppose à moi dans la mesure où elle se tourne vers moi », p. 46. 528 P. Ricœur, « Le problème du fondement de la morale », p. 325. 529 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 398-399. Également : « Dissymétrie qui voudrait se faire oublier dans le bonheur du “l’un l’autre” » (p. 396-397). 530 p. 396-397. 531 Le renvoi de la sollicitude à la sympathie est rendu possible parce que Ricœur lui-même reconnaît « la part que prennent les sentiments […] dans la sollicitude » (SA, p. 224). Ricœur fait par ailleurs explicitement référence à Max Scheler dans une note de bas de page (p. 224, note 2). S’il ne fait ici qu’une allusion aux travaux de Max Scheler, on peut penser que c’est parce que dans cette septième étude de Soi-même comme un autre, c’est la dimension éthique qui prévaut. Ricœur se place au niveau éthique et prend donc principalement appui sur Aristote. Dans cette étude, la question de l’intersubjectivité n’est pas première. 532 P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 341. 533 Ibid., p. 343. 153 être posée. La critique que Ricœur fait de l’affect dans « Sympathie et respect » n’est pas reprise explicitement, quarante ans plus tard, dans Soi-même comme un autre. Cependant, cette critique ne vaut-elle pas toujours ? Même si Ricœur n’insiste pas sur ce point, la dissymétrie n’a-t-elle pas besoin d’être préservée ? La sollicitude contient-elle en ellemême cette distance phénoménologique empêchant le soi de se perdre en l’autre ou d’absorber autrui en lui ? Est-ce que la sollicitude en tant qu’affect permet de rendre compte de l’altérité d’autrui ? Dans Le sexe la sollicitude, Fabienne Brugère écrit que « manifester de la sollicitude ne revient pas à se mettre à la place de l’être pris en charge mais à entretenir une distance juste »534. Mais la sollicitude, en elle-même, permet-elle de maintenir cette juste distance ? Si Ricœur ne reprend pas la question en ces termes, c’est, peut-on penser, parce que, dans Soi-même comme un autre, il aborde le problème du point de vue d’une phénoménologie de l’homme capable. Et ce sont donc moins les dangers propres au sentiment de sollicitude qui sont pris en compte que les dangers propres à la sollicitude en tant qu’elle repose sur une relation de pouvoir. Mais la violence ne vient-elle pas justement annihiler l’altérité d’autrui comme pouvait le faire, d’une autre façon, la fusion affective ? En effet, écrit Ricœur, « [s]ous ces formes diverses [c’est-à-dire « depuis l’influence, forme douce du pouvoir-sur, jusqu’à la torture, forme extrême de l’abus »], la violence équivaut à la diminution ou la destruction du pouvoir-faire d’autrui »535. Qu’est-ce finalement que le mal pour Ricœur ? C’est le fait d’une liberté, et même plus exactement le faire d’une liberté, liberté à laquelle il convient alors de poser une limite. Et c’est cette limite qui pose justement l’existence d’autrui, qui préserve la dissymétrie qui est sans cesse menacée d’oubli. Comme l’écrit Ricœur dans « Sympathie et respect », suivant en cela Kant, « [i]l n’est pas possible que je reconnaisse autrui dans un jugement d’existence brute qui ne soit pas un consentement de mon vouloir au droit égal d’un vouloir étranger »536 . Au contraire, chez Levinas, nous l’avons vu, ce n’est pas le « consentement de mon vouloir » qui permet de poser l’existence d’autrui. La position de l’existence d’autrui est antérieure à ma volonté. Le visage pose son existence avant de 534 F. Brugère, Le sexe de la sollicitude, p. 67. Une partie du Que sais-je ? que Fabienne Brugère a écrit sur l’éthique du care s’intitule d’ailleurs « Comment s’occuper des autres sans y perdre son soi ? » (p. 20sq). 535 SA, p. 256. 536 p. 346, nous soulignons. 154 s’imposer comme une limite à ma volonté. Pour Levinas, l’existence d’autrui n’est jamais posée par le choc entre deux libertés, par ce qu’il appelle la guerre. Elle n’est pas posée par la limitation de ma liberté. Elle est plutôt posée par le fait de « céder sa première place »537. En ce sens, pour Levinas, le mal commence plutôt avec le fait d’être indifférent à autrui. C’est pour cela que, chez Levinas, la dissymétrie est de facto préservée. Mais comme Ricœur ne s’accorde pas avec cet aspect de la pensée levinassienne, il lui faut passer par un moment critique qui vient marquer la position d’autrui. Que l’on reste au niveau de l’affect ou bien que l’on réintroduise le problème de l’intersubjectivité dans celui, plus vaste, d’une phénoménologie de l’homme capable, il n’en demeure pas moins que, pour Ricœur, un moment de distanciation s’avère nécessaire. Il convient maintenant de détailler la forme que prend cette mise à distance ainsi que la façon dont la « réalité d’autrui »538 vient s’attester par ce biais. 2. Le passage par l’obligation : grandeur et limite du respect dans la relation intersubjective Ricœur trouve dans la morale kantienne, et plus particulièrement dans le concept de respect, l’attestation de la « réalité d’autrui ». Dans Soi-même comme un autre, le passage par le respect au sens kantien sera cependant retardé par le recours à la Règle d’Or qui agit alors comme une structure de transition entre l’éthique de la visée de la vie bonne pour autrui et la morale du respect qui pose la réalité d’autrui. Mais pourquoi Ricœur introduit-il cette référence à la Règle d’Or ? N’aurait-il pas pu faire appel directement au second impératif kantien, ainsi qu’il le fera dans un second temps ? La Règle d’Or se présente comme une structure de transition dans la mesure où, d’un côté, elle s’avère déjà formelle. En effet, la règle « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait » ne précise pas la teneur exacte de l’obligation, du faire. Mais, d’un autre côté, cette règle garde également encore un pied dans le domaine du souhait. Ainsi que l’écrit Gaëlle Fiasse à propos de la Règle d’Or, « Ricœur insiste sur le caractère formel de la règle. Rien n’est dit sur le contenu de l’agir. Mais, contrairement aux impératifs kantiens, les sentiments de souhait ou d’amour demeurent fondamentaux et ne sont pas exclus à cause de leur caractère 537 538 E. Levinas, « La vocation de l’autre », p. 92. P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 345. 155 empirique. On cherche à agir comme nous “aimerions” que l’autre agisse envers nous »539. La Règle d’Or représente ainsi une transition entre la sollicitude et le respect car, d’une part, elle garde des traces de l’affection propre à la sollicitude tout en possédant, d’autre part, le caractère formel d’une règle à l’instar de l’impératif moral kantien. 2.1. La Règle d’Or La Règle d’Or se présente comme un premier pas sur la voie de l’obligation de contrer la violence dans la mesure où elle fait fond sur la même dissymétrie que la sollicitude. Le « parcours sinistre […] des figures du mal dans la dimension intersubjective instaurée par la sollicitude a sa contrepartie dans l’énumération des prescriptions et des interdictions issues de la Règle d’Or »540. Nous avons vu dans le chapitre précédent que la sollicitude repose sur une dissymétrie entre le soi et l’autre dans la relation interpersonnelle et que cette dissymétrie est propice à l’introduction du mal dans la relation541. Or, c’est ce que la Règle d’Or vient justement contrer. Si la Règle d’Or est amenée à s’imposer, c’est parce que, ainsi que nous l’avons montré, la situation de dissymétrie sur laquelle repose la sollicitude peut éventuellement donner lieu à des dérives. La dissymétrie peut, en effet, laisser s’infiltrer le mal et la violence au sein même de la relation dès lors que la capacité d’agir de l’un se transforme en pouvoir sur l’autre. Or, face à la possibilité du mal dans la relation interpersonnelle, c’est la Règle d’Or qu’il faut faire intervenir. Parce que le soi est ainsi fait qu’il peut faillir dans l’exercice de la sollicitude, il a besoin de la morale qui prend ici la forme de la Règle d’Or. Cependant, la Règle d’Or ne fait ici office que de transition dans la mesure où elle ne permet pas encore de rendre complètement compte du moment de distanciation recherché. Précisons. La Règle d’Or impose de ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse (forme négative du Talmud de Babylone, traité Shabbat, 31a) : « Ne fais pas à ton prochain ce que tu détesterais qu’il te soit fait. C’est ici la loi tout entière; le reste est commentaire »542, ou encore, sous forme positive : « ce que vous voulez que les hommes 539 G. Fiasse, « Asymétrie, gratuité et réciprocité », p. 138. SA, p. 257. 541 La dissymétrie a une double face : elle préserve certes l’altérité d’autrui, mais elle ouvre également la possibilité que le mal s’immisce dans la relation intersubjective. 542 Cité par Ricœur dans SA, p. 255. 540 156 fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux » (forme positive de l’Évangile, Lc 6, 31). La Règle d’Or est ainsi une règle d’action qui nous indique comment agir543 pour le bien d’autrui, même si elle ne précise pas la teneur de l’action bonne et reste en ce sens une morale formelle544. Mais quand on s’arrête justement sur la forme de la Règle d’Or, on est alors amené à questionner son caractère altruiste. Dans quelle mesure autrui est-il véritablement pris en compte dans la Règle d’Or ? Dans quelle mesure la Règle d’Or rendelle vraiment justice à autrui ? Plutôt qu’une règle altruiste, ne serait-ce pas plutôt une règle ego-(ou plus exactement sui-)centrée. C’est la critique qu’en fait Mark Hunyadi dans son article intitulé « La règle d’or : l’effet-radar ». Il montre que la formulation même de la Règle d’Or – « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait » – met en son centre le soi et non pas autrui. « C’est moi, écrit Mark Hunyadi, qui ne dois pas faire à autrui ce que moi je ne voudrais pas qu’il me soit fait »545. Ainsi, [d]e la même manière qu’un émetteur-radar projette autour de lui ses ondes en cercles concentriques, et reçoit en retour, non les ondes émises par l’objet qu’il traque, mais les siennes propres qui se réverbèrent à partir de cet objet, de même, la formulation classique de la Règle d’Or ne laisse à autrui que la possibilité de refléter mes propres désirs et répulsions. Dans ce sens, le modèle de l’interaction qui la sous-tend reste fondamentalement à sens unique546. S’il nous faut reconnaître la pertinence de la critique faite à Ricœur, il nous semble cependant que l’on ne peut pas isoler l’analyse que fait Ricœur de la Règle d’Or de l’ensemble de sa conception de l’intersubjectivité sous peine de mésinterpréter cette dernière. Le caractère sui-centré de la Règle d’Or est en effet une des formes de la réversibilité que nous avons analysée en détails dans le chapitre précédent. Et c’est justement parce qu’elle présente ce caractère de réversibilité que Ricœur introduit ici la Règle d’Or. La Règle d’Or a ici pour fonction de rendre compte du moment du semblable; ce n’est pas encore l’altérité d’autrui qui est en jeu. En effet, ce que nous cherchons à 543 Alors que la sollicitude œuvre dans le domaine des sentiments, la Règle d’Or régit le domaine de l’action et ce afin que le « pouvoir-faire » ainsi que le « pouvoir-en-commun » ne se transforment en relation de domination, c’est-à-dire en « pouvoir-sur » autrui (cf. SA, p. 256). 544 « Mais, comme le souligne justement Gaëlle Fiasse, contrairement aux impératifs kantiens, les sentiments de souhait ou d’amour demeurent fondamentaux et ne sont pas exclus à cause de leur caractère empirique. On cherche à agir comme nous “aimerions” que l’autre agisse envers nous » (« Asymétrie, gratuité, réciprocité », p. 138). 545 M. Hunyadi, « La règle d’or : l’effet-radar », p. 221. 546 Idem. Gaëlle Fiasse également a bien perçu « la perspective foncièrement égologique du principe d’action » quand elle écrit qu’«[e]n agissant à l’égard d’autrui comme je voudrais qu’il agisse pour moi, je vise au bien-être d’autrui, j’atteste la distance qui nous sépare, mais mon action, censée se rapporter aux désirs d’autrui, ne part que de ma visée propre » (« Asymétrie, gratuité, réciprocité », p. 125). 157 montrer depuis le début, c’est la façon dont Ricœur cherche à faire tenir ensemble le moment du semblable et le moment de la différence. Il ne veut tomber ni dans un extrême ni dans l’autre. Ainsi, « ce qui doit pouvoir équilibrer le sentiment de la différence, c’est le sentiment de la similitude humaine, de l’autre mon semblable. C’est le fameux “comme” du Lévitique. “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”. On risque de perdre le “comme” dans l’idéologie de la différence »547. Pour Ricœur, la similitude est l’apanage « de toutes les formes initialement inégales du lien entre soi-même et l’autre »548. Elle vise à rappeler qu’autrui est avant toute chose mon semblable. Au niveau éthique, nous avions vu que cela signifie que « [c]omme moi-même […,] toi aussi tu es capable de commencer quelque chose dans le monde, d’agir pour des raisons, de hiérarchiser tes préférences, d’estimer les buts de ton action et, ce faisant, de t’estimer toi-même comme je m’estime moi-même »549. Au niveau moral maintenant, ce n’est plus tant « l’estime de l’autre comme un soi-même et l’estime de soi-même comme un autre » qui deviennent fondamentalement équivalentes que le respect de l’autre comme un soi-même et le respect de soi-même comme un autre. Cependant, si « la règle d’or conduit le soi à ne pas regarder uniquement son bien-être et à penser au mouvement réflexif de sa propre action », comme Gaëlle Fiasse le souligne et que ce faisant, il est invité à « tenir compte d’autrui »550, dans quelle mesure, peut-on demander en rappelant le fond de la critique de Mark Hunyadi, rend-il vraiment justice à autrui ? Pour que justice lui soit faite ne faudrait-il pas plutôt que la règle d’or soit formulée de la manière suivante, ainsi que le propose Mark Hunyadi : « Ne fais pas à autrui ce que lui ne voudrait pas qu’il lui soit fait »551 ? Ne faudrait-il pas que je prenne réellement en compte le point de vue d’autrui plutôt que de seulement me mettre à sa place ? Ce à quoi renvoie cette critique, au fond, c’est à la conception de la réciprocité propre à la Règle d’Or. Toute « norme de réciprocité » qu’elle soit, instaure-t-elle véritablement une relation réciproque au sein de laquelle la voix d’autrui est écoutée ainsi qu’il peut en être dans la sollicitude ou la promesse552 ? Souvenons-nous, en effet, de ce que disait Ricœur à propos de la promesse : « L’obligation de se maintenir soi-même en tenant ses promesses est 547 P. Ricœur, « Étranger, moi-même », p. 102. SA, p. 226. 549 SA, p. 226. 550 N’oublions pas que, pour Ricœur, l’ipséité se tient toujours dans une relation dialectique avec l’altérité. 551 M. Hunyadi, « La règle d’or : l’effet-radar », p. 221. 552 La Règle d’Or apparaît davantage comme une norme de réversibilité que de réciprocité. 548 158 menacée de se figer dans la raideur stoïcienne de la simple constance, si elle n’est pas irriguée par le vœu de répondre à une attente, voire à une requête venue d’autrui »553. En fait, comme le montre Gaëlle Fiasse en écho à la critique de Mark Hunyadi, dans le cas de la Règle d’Or, l’exigence de réciprocité se situe à un autre niveau que celui d’une réelle relation interpersonnelle. La personne se positionne elle-même face au miroir de sa propre action. […] La règle d’or se base sur la transposition imaginative d’une action réciproque, interne au soi. Cette première dimension de la réciprocité est dès lors à penser comme la projection réflexive de notre action sur autrui. Le soi regarde l’envers de son propre agir. Il se projette comme une personne pouvant subir sa propre action. En pensée, il se met à la place d’autrui554. La relation de réciprocité est donc ici d’un autre ordre que dans le cas de la sollicitude ou de la promesse. La Règle d’Or n’institue aucune réciprocité effective entre soi et autrui. Ainsi que l’emploi du conditionnel dans la formulation de la Règle d’Or l’indique, « l’auteur de l’action ne se trouve pas d’emblée confronté à une autre personne dans un face-à-face. Il se place face à un précepte lui enjoignant d’agir comme il souhaiterait qu’un autre agisse à son égard. […] Rien n’atteste que la réalité correspondra un jour à ce souhait. La réciprocité n’est pas forcément de mise, ni la reconnaissance mutuelle » 555 . Rien n’indique que l’attente éthique vis-à-vis d’autrui sera comblée. Rien n’indique que se produira effectivement un mouvement de retour. Plus que d’instaurer une réciprocité, « la Règle d’Or se propose d’aplanir cette inégalité de position dans l’interaction pour préserver celle-ci de basculer dans la violence. […]. La Règle d’Or vient imposer à l’agent de l’action l’obligation de ne pas profiter de sa position d’agent pour glisser la violence dans son faire, laquelle nuirait au désir de bien vivre du patient »556. La Règle d’Or vient limiter les actions du soi afin que ce dernier ne profite pas de la situation dissymétrique, c’est-à-dire ne mette pas en œuvre le pouvoir qu’il a sur autrui. Cependant, la Règle d’Or ne porte pas encore l’interdit à son plus haut niveau 557. En effet, 553 SA, p. 311, nous soulignons. G. Fiasse, « Asymétrie, gratuité, réciprocité », p. 123. Ce que C. Theobald note également : « L’échange impliqué dans la règle d’or provoque la capacité paradoxale de se mettre à la place d’autrui sans quitter sa propre place » (« La règle d’or chez Paul Ricœur. Une interrogation théologique », p. 56). 555 G. Fiasse, « Asymétrie, gratuité, réciprocité », p. 122-123. 556 B. Kayombo, Paul Ricœur : de l’attestation du soi, p. 209. 557 « [I]l a paru opportun de prendre appui sur la Règle d’Or, dans la mesure où elle représente la formule la plus simple qui fasse transition entre la sollicitude et le second impératif kantien. En plaçant la Règle d’Or 554 159 restant encore pour une part dans le domaine de l’optatif, elle ne satisfait que partiellement à l’exigence d’universalité qui viendra poser une limite définitive au soi et donc empêcher l’introduction de la violence558. 2. 2. Le respect au sens kantien Cette exigence d’universalité est portée à son plus niveau avec le second impératif kantien qui enjoint d’« agi[r] de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». Le recours au second impératif permet d’éliminer la référence aux inclinations qui subsistait encore dans la Règle d’Or. Le recours à l’impératif kantien vient purifier les dernières références à l’inclination qui subsistaient encore dans la Règle d’Or permettant d’en retrouver l’intention profonde, à savoir que le « pouvoir-faire » ne dérive en « pouvoir-sur ». « C’est bien son intention profonde [celle de la Règle d’Or], écrit Ricœur, qui ressort ici clarifiée et purifiée [par le recours au second impératif kantien]. Qu’est-ce en effet que traiter l’humanité dans ma personne et dans celle d’autrui comme un moyen, sinon exercer sur la volonté d’autrui ce pouvoir qui, plein de retenue dans l’influence, se déchaîne dans toutes les formes de la violence et culmine dans la torture ? »559. L’analyse que fait Ricœur de la conception kantienne du respect dans son article de 1954 « Sympathie et respect » est, à cet égard, instructive. Le respect représente en effet la limite de ma faculté d’agir. Plus précisément, nous dit Ricœur, il ne s’agit là ni d’une limitation de la puissance de connaître, ni d’une limitation de la puissance d’agir (par impuissance empirique), mais plutôt d’une « limite pratique-éthique », c’est-à-dire que « la limite est ici pure altérité : un autre vaut et existe, existe et vaut face à moi. Et son altérité se signale en ceci qu’il met un point d’arrêt à ma tendance à déterminer toute chose comme dans cette position intermédiaire, nous nous donnons la possibilité de traiter l’impératif kantien comme la formalisation de la Règle d’Or » (SA, p. 259). 558 Ricœur écrit, en effet, à propos de la Règle d’Or qu’« elle est imparfaitement formelle, dans la mesure où elle fait référence à l’aimer et au détester : elle introduit ainsi quelque chose de l’ordre des inclinations. L’épreuve d’universalisation opère ici à plein : elle élimine tout candidat qui ne passe pas son test. […]. Amour et haine sont les principes subjectifs de maximes qui, en tant qu’empiriques, sont inadéquates à l’exigence d’universalité ; d’autre part, l’amour et la détestation sont virtuellement des désirs hostiles à la règle, et donc entrent dans le conflit entre principe subjectif et principe objectif. En outre, si l’on tient compte de la corruption de fait de ces affections, il faut avouer que la règle de réciprocité manque d’un critère discriminant capable de trancher dans le vif de ces affections et de distinguer entre demande légitime et demande illégitime » (SA, p. 260). 559 SA, p. 261. 160 une visée de mes inclinations et à l’inclure ainsi intentionnellement en moi comme objet de mes inclinations » 560 . En cela, le second impératif kantien qui enjoint de traiter autrui comme une fin permet de rendre compte de l’altérité d’autrui. C’est dans l’analyse du respect, écrit encore Ricœur, qu’est contenue toute la philosophie kantienne de l’existence d’autrui. Lorsque Kant introduit brusquement la notion de personne, avec la deuxième formule de l’impératif catégorique, il conteste qu’il y ait un problème de l’existence d’autrui avant celui du respect : dans le respect un vouloir pose sa limite en posant un autre vouloir. Ainsi l’existence en soi d’autrui est posée avec sa valeur absolue dans un seul et même acte; et cette existence est d’emblée autre que celle des choses : la « chose » appartient comme objet de mon désir à l’ordre des moyens; la « personne » appartient comme vis-à-vis de mon vouloir à l’ordre des fins en soi561. Et, ajoute Ricœur, « [q]uand chaque personne non seulement m’apparaît, mais se pose absolument comme fin en soi limitant mes prétentions à l’objectiver théoriquement et à l’utiliser pratiquement, c’est alors qu’elle existe à la fois pour moi et en soi »562. Ce que permet le respect, c’est de maintenir l’altérité des êtres. En effet, « le respect creuse la “distance phénoménologique” entre les êtres, en mettant autrui à l’abri des empiètements de ma sensibilité indiscrète : la sympathie touche et dévore du cœur, le respect re-garde de loin »563. Même si, à première vue, avec l’idée d’humanité, qui porte l’exigence d’universalité à son plus haut en précisant ce qui, en chacun est digne de respect, à savoir son humanité, on semble perdre « toute altérité radicale »564, ce n’est en réalité pas le cas. En effet, écrit Ricœur, « la notion de personne en tant que fin en elle-même vient équilibrer celle d’humanité, dans la mesure où elle introduit dans la formulation même de l’impératif la distinction entre “ta personne” et “la personne de tout autre”. Avec la personne seulement vient la pluralité »565. 560 P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 347, nous soulignons. Ibid., p. 346. 562 P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 348. 563 Ibid., p. 349. 564 SA, p. 261. Le concept englobant d’humanité semble en effet effacer à première vue la pluralité des personnes. C’est ce que Marcel Hénaff, à la suite de Ricœur, remarque quand il demande : « Qui est d’abord visé dans cette formule ? N’est-il pas clair que c’est l’humanité de toute personne, non la personne comme être singulier ? Comment alors concevoir le face-à-face direct de soi-même avec l’autre ? N’est-ce pas la dimension de l’altérité qui est effacée dans cette relation même ? » (« Remarques sur la Règle d’Or. Ricœur et la question de la réciprocité », p. 317). 565 SA, p. 261. 561 161 Mais au terme de cette analyse, une question se pose encore : qu’en est-il de la voix d’autrui, si justement rappelée par Mark Hunyadi ? La voix d’autrui, pour Ricœur, relève de l’éthique et non de la morale. La morale ne vise pas à faire entendre la voix d’autrui. Elle vise plutôt à le faire apparaître face au soi comme une personne, c’est-à-dire comme cet autre que le soi ne peut jamais s’approprier. La morale permet de « poser » autrui face à moi comme autre que moi. Cependant, pour Ricœur, si le passage par la morale est nécessaire, il ne doit cependant pas être considéré comme une fin. La morale du respect n’est qu’un moment de sa conception de l’éthique et de la relation intersubjective. Ricœur écrit ainsi que « [l]e propre d’un formalisme est de fournir à l’éthique l’armature a priori impliquée dans le moment de “prise de position” à l’égard d’autrui et appelée à s’achever dans le sentiment et dans l’action. Il n’y a pas de morale concrète qui ne soit que formelle; mais il n’y a pas de morale sans un moment formel. C’est là que Kant est invincible : la pauvreté du formalisme est sa force »566. Finalement, ce que marque le moment de la norme, c’est une mise à distance de la relation interpersonnelle. Pour que le moment critique soit possible, une mise à distance est nécessaire, mise à distance de soi, mise à distance de la relation interpersonnelle et donc d’autrui. Il s’agit de s’extraire de la relation pour l’analyser et décider de la façon d’agir. La relation est objectivée. Cependant, nous nous souviendrons que dans l’herméneutique dialectique de Ricœur, le moment de distanciation ne peut pas être considéré comme une fin en soi. Or, cela vaut également pour le moment de l’obligation de sa petite éthique. 3. La sollicitude critique ou l’exception d’autrui 3.1. Relecture de la phronèsis Ainsi, dans les cas où l’application de la règle vient entrer en conflit avec les situations particulières et ici, plus précisément même, avec le respect des personnes 566 P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 357. Et dans Soi-même comme un autre : « Et, si le commandement ne peut manquer de revêtir la forme de l’interdiction, c’est précisément à cause du mal : à toutes les figures du mal répond le non de la morale. Là réside sans doute la raison ultime pour laquelle la forme négative de l’interdiction est inexpugnable. La philosophie morale en fera d’autant plus volontiers l’aveu que, au cours de cette descente en enfer, le primat de l’éthique sur la morale n’aura pas été perdu de vue. Au plan de la visée éthique, en effet, la sollicitude, en tant qu’échange mutuel des estimes de soi, est de part en part affirmative. Cette affirmation, qu’on peut bien dire originaire, est l’âme cachée de l’interdiction. C’est elle qui, à titre ultime, arme notre indignation, c’est-à-dire notre refus de l’indignité infligée à autrui » (p. 258). 162 particulières, Ricœur nous enjoint à faire preuve d’une forme de sagesse pratique qui « vise à inventer les comportements justes appropriés à la singularité des cas » 567 . C’est ici directement à la phronèsis aristotélicienne que Ricœur fait référence. Laissons-le nous instruire à ce propos : Le livre VI [de l’Éthique à Nicomaque, livre qui traite de la phronèsis], qui porte sur les vertus dianoétiques, offre […] un modèle de délibération plus complexe. La délibération est ici le chemin que suit la phronèsis, la sagesse pratique […], et, plus précisément, le chemin que suit l’homme de la phronèsis – le phronimos – pour diriger sa vie. La question ici posée semble bien être celle-ci : qu’est-ce qui compte comme la spécification la plus appropriée aux fins ultimes poursuivies ? À cet égard, l’enseignement le plus fort du livre VI concerne le lien étroit établi par Aristote entre la phronèsis et le phronimos, lien qui ne prend sens que si l’homme de jugement sage détermine en même temps la règle et le cas, en saisissant la situation dans sa pleine singularité568. Rappelons que la phronèsis, ou sagesse pratique comme la nomme Ricœur, est pour Aristote, une « disposition, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain »569 , sachant que cette capacité d’agir du phronimos est capacité à délibérer afin d’être en mesure de choisir la meilleure action à poser. La phronèsis est donc ce savoir pratique auquel le phronimos, qui a en vue le bien de l’homme, recourt afin de déterminer quelle action poser dans une situation particulière. S’appuyant sur la phronèsis aristotélicienne, Ricœur conçoit la sollicitude critique, c’est-à-dire la forme que la sagesse pratique prend au sein des relations interpersonnelles, comme une sorte de jugement pratique, de jugement éthique. Ayant en vue le bien pour soi et pour autrui et reconnaissant le primat de la singularité des personnes, elle nous permet de déterminer le comportement approprié dans les cas de conflits moraux où la norme morale entre en conflit avec la singularité des cas. Ricœur se réapproprie cependant la phronèsis de telle façon que cette dernière ne consiste pas seulement à savoir comment agir dans telle situation particulière, mais nous invite surtout à ne jamais oublier de prendre autrui en considération, à ne jamais oublier qu’autrui doit être notre première considération. Ricœur met ainsi la considération pour autrui au cœur de la phronèsis. C’est également en ce sens que Gaëlle Fiasse analyse la réappropriation ricœurienne de la phronèsis : « la réappropriation par Ricœur de la 567 SA, p. 313. SA, p. 205-206. 569 Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140b5. 568 163 prudence aristotélicienne consiste à orienter cette notion vers l’“autre”. […]. La reprise de la phronèsis dans l’éthique contemporaine est directement associée à la capacité de reconnaître l’altérité des personnes. La phronèsis devient presque un synonyme de l’attention à l’autre »570. Ricœur fait ainsi une relecture de la phronèsis dans le cadre des relations interpersonnelles. Il montre la pertinence de cette sagesse pratique dans les cas où des conflits surgissent au sein de situations particulières qui concernent les relations entre le soi et l’autre et même plus particulièrement au sein de situations où la décision à prendre concerne autrui. Ricœur voit dans la phronèsis une façon de penser la résolution de conflits moraux au sein de relations interpersonnelles. Il écrit ainsi que [l]a possibilité d’un conflit surgit […] dès lors que l’altérité des personnes, inhérente à l’idée même de pluralité humaine, s’avère être, dans certaines circonstances remarquables, incoordonnable avec l’universalité des règles qui sous-tendent l’idée d’humanité; le respect tend alors à se scinder en respect de la loi et respect des personnes. La sagesse pratique peut dans ces conditions consister à donner la priorité au respect des personnes, au nom même de la sollicitude qui s’adresse aux personnes dans leur singularité irremplaçable571. Ricœur précise la visée de la phronèsis : elle n’est plus le bien humain dans sa généralité, le bien pour moi et pour les autres, mais, plus particulièrement, le bien pour autrui. Dans les cas où l’application de la règle mène à des conflits, il faut en effet savoir faire exception à la règle pour le bénéfice d’autrui et ce, au nom de la priorité de l’éthique sur la morale. Et c’est justement la sagesse pratique qui « consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle » 572 . La sagesse pratique est alors une forme de jugement pratique, d’intelligence pratique. Ayant en vue le bien pour autrui, elle nous permet de déterminer le comportement approprié dans les cas de conflits moraux où la norme morale entre en conflit avec la singularité des cas et, plus précisément, avec la singularité d’autrui. Deux exemples forts permettent à Ricœur d’illustrer ce jugement pratique en situation. Il s’agit de celui de la vie finissante et plus précisément de la question de « la vérité due aux mourants » – doit-on « dire la vérité sans tenir compte de la capacité du mourant à la recevoir, par pur respect de la loi supposée ne tolérer aucune exception ; ou bien [doit-on] mentir sciemment, de peur, estime-t-on, d’affaiblir chez le malade les forces qui luttent 570 G. Fiasse, « La phronèsis dans l’éthique de Paul Ricœur », p. 356. SA, p. 305. 572 SA, p. 312. 571 164 contre la mort et de transformer en torture l’agonie d’un être aimé » 573 – et de la vie commençante – ce sont, entre autres, les questions posées par l’avortement. Le domaine de la sagesse pratique est donc celui des choix déchirants – on se souviendra que Ricœur ouvre la neuvième étude sur le conflit qui est celui d’Antigone : donner une sépulture à son frère ou respecter les lois de la cité qui le lui interdisent –, choix déchirants qui nécessitent une exception à la règle fondée sur la reconnaissance de la primauté de la singularité des personnes. Comme le fait, à juste titre, remarquer Gaëlle Fiasse, le « jugement moral en situation […] repose [donc] en dernière instance sur des convictions et non sur des règles. Ricœur estime toutefois, poursuit Gaëlle Fiasse, que ces convictions, loin d’être arbitraires, appartiennent à un sens éthique originaire »574. Or, ce sens éthique originaire n’est autre que la sollicitude « naïve » que Ricœur développe dans la septième étude de Soi-même comme un autre, et sur laquelle nous nous sommes longuement attardés, sollicitude naïve à propos de laquelle il écrit qu’elle a « un statut plus fondamental que l’obéissance au devoir »575. Le jugement éthique en situation, la sollicitude critique, ne prend donc pas appui sur des règles, mais sur des convictions qui reposent sur cette spontanéité bienveillante envers autrui. 3. 2. La place de l’autre dans la promesse Cette primauté donnée ultimement à autrui est encore appuyée par l’analyse que fait Ricœur de la promesse 576 , promesse qui, rappelons-le, lui avait déjà servi à distinguer l’identité-idem de l’identité-ipse. Dans le cas présent, la référence à la promesse, dont il cherche à montrer la structure dyadique, lui sert à faire ressortir le caractère primordial du « pour autrui ». Reprenons donc l’analyse de la promesse afin d’en faire ressortir la structure dialogique. De prime abord, avions-nous dit, on peut définir la promesse comme un engagement à faire ce que l’on a dit que l’on ferait. Cependant, cette caractérisation de la promesse apparaît vite comme insuffisante – et c’est ce que cherche à montrer Ricœur – dans la mesure où elle masque la dimension dialogale qui lui est inhérente. C’est en effet d’abord envers l’autre que l’on s’engage plutôt qu’envers soi. La promesse vit du rapport à 573 Ibid., p. 313. G. Fiasse, « La phronèsis dans l’éthique de Paul Ricœur », p. 355. 575 SA, p. 222. 576 SA, p. 311sq. 574 165 l’autre. C’est à autrui que l’on promet quelque chose. C’est devant lui que l’on s’engage. À cet égard, tenir sa promesse uniquement en vertu de l’obligation que l’on a fait nôtre a-t-il encore un sens ? Non, nous dit Ricœur, car l’autre est alors occulté. La promesse consiste donc à répondre à l’appel de l’autre. En effet, dans la promesse, il faut vraiment que le soi réponde à un appel de l’autre pour qu’elle ne se transforme pas en une constance ridicule et vaine. Il faut vraiment que le soi fasse droit au désir d’autrui, qu’il réponde à une attente de sa part. C’est d’ailleurs ce qui fait basculer la promesse dans le domaine de l’éthique. La phénoménologie de la promesse, nous dit en effet Ricœur, « se déploie en deux temps : dans le premier est soulignée la dimension linguistique de l’acte de promettre en tant qu’acte de discours ; dans le second, induit par le premier, c’est la caractéristique morale de la promesse qui passe au premier plan »577. Comment s’opère ce passage à la sphère de l’éthique ? Qu’est-ce qui permet ce basculement ? Ce qui fait passer la promesse dans le champ de l’éthique, c’est premièrement la prise en compte du caractère dyadique inclus dans le « je promets ». Dire « je promets », ce n’est pas m’engager avant tout envers moi, c’est m’engager avant tout envers autrui. Cependant, ce n’est pas l’entrée de l’autre en tant que tel dans la sphère de la promesse qui ouvre la porte de l’éthique. C’est plutôt que « la promesse n’a pas seulement un destinataire, mais un bénéficiaire »578. Je m’engage certes envers autrui, mais je m’engage surtout à faire le bien pour autrui. Cependant, exposer cette « clause du bienfait » propre à la promesse, ce n’est pas encore en épuiser le caractère éthique. En effet, la promesse, nous l’avons vu, n’est pas au-delà de tout risque. Dans la promesse, le pôle du soi peut s’hypostasier marquant ainsi le repli du moi sur lui-même. Effacement de l’autre. Mais une autre menace plane également sur la promesse. Celle de la trahison. « Pouvoir promettre, écrit Ricœur, c’est aussi pouvoir rompre sa parole »579. Or, comment peut-on conjurer ce risque ? En reconnaissant pleinement le caractère d’obligation propre à la promesse. En promettant, je m’engage maintenant à faire quelque chose dans le futur. « En promettant, nous dit Ricœur, je me place intentionnellement sous l’obligation de faire ce que je dis que je ferai »580. C’est ce principe de fidélité à la parole donnée qui peut mettre à mal le risque de trahison. Cependant, si ce niveau de l’obligation 577 P. Ricœur, « La promesse d’avant la promesse », p. 26. Ibid., p. 27. 579 Ibid., p. 30. 580 P. Ricœur, Temps et récit. Tome III. Le temps raconté, p. 419. 578 166 s’avère nécessaire, il demande encore à être dépassé et surtout remis à sa juste place. En effet, le principe de fidélité, le maintien de sa parole donnée à l’autre ne peut pas devenir une fin en lui-même, auquel cas, nous l’avons déjà évoqué, le maintien de soi propre à l’ipseité pourrait se figer en une constance stérile. Il convient donc encore de rappeler la primauté d’autrui qui compte sur moi. Il convient de ne pas perdre de vue que « je me retrouve dans la position seconde de celui qui répond » 581 . Le respect pour autrui doit toujours primer sur le seul respect de la règle. « Si la fidélité consiste à répondre à l’attente de l’autre qui compte sur moi, c’est cette attente que je dois prendre pour mesure de l’application de la règle »582, écrit Ricœur. Nous sommes ici dans la sphère de la sagesse pratique. 3. 3. La voix d’autrui Une question, cependant, se pose : comment savoir ce qu’autrui peut vouloir ou préférer ? Certes, Ricœur ne nous laisse pas totalement sans ressources face à cette épineuse question : dans Soi-même comme un autre, il incite ainsi à prendre conseil auprès de ceux qui sont réputés compétents et sages583. On pourrait également avancer, allant plus loin que Ricœur, mais avec lui tout de même, que l’arbitraire du jugement en situation est d’autant moindre qu’il est guidé par autrui et plus précisément par son récit. Ricœur nous apprend, en effet, que c’est en se racontant que l’on peut notamment savoir qui l’on est. Dans le récit s’opère l’unification du divers584. Or, c’est cette unité du divers qui constitue le soi. Par son récit, l’autre peut donc nous dire qui il est et ce qu’il souhaite et ainsi nous aider à savoir comment agir à son égard. Néanmoins, il demeure que la sagesse pratique est le fait du phronimos, de l’homme solitaire. Elle est le fait de l’homme sage, certes, mais qui ultimement prend seul sa 581 P. Ricœur, « La promesse d’avant la promesse », p. 32. SA, p. 312. 583 Ibid., p. 418. 584 « […] l’opération narrative développe un concept tout à fait original d’identité dynamique qui concilie […] l’identité et la diversité » (SA, p. 170). Le récit a en fait un rôle de liant, il est une sorte de connecteur. En effet, la vie d’un individu est ponctuée de mille actions accomplies au cours du temps. Or, le récit est ce qui permet de les ramasser, de leur donner l’intelligibilité qui leur manquait en tant qu’actions isolées. Ainsi, l’individu en se racontant se crée son identité, une identité qui est toujours en construction pourrait-on dire dans la mesure où l’histoire personnelle globale est toujours remise en cause par les nouveaux récits. C’est donc un processus dynamique. 582 167 décision. Dans cet ordre d’idées, il n’est pas inutile de remarquer que les exemples de conflit que Ricœur prend dans la sphère des relations interpersonnelles sont des conflits où l’autre est en quelque sorte « absent », que l’on pense au fœtus ou à la personne mourante (à qui poser la question quant à savoir si elle veut savoir la vérité reviendrait à nier la question même). Pour conclure, nous pouvons donc affirmer que la « sollicitude critique » marque le point d’orgue de l’éthique ricœurienne. Ricœur nous rappelle ultimement la primauté d’autrui, l’importance de tenir compte d’autrui dans son unicité. Il ne faut cependant pas s’y tromper. Il ne s’agit pas non plus de la primauté d’autrui telle que peut la concevoir Levinas. Certes, il faut tenir compte de l’unicité d’autrui quand son intérêt entre en conflit avec la règle; on pourrait presque parler d’une primauté d’autrui sur la règle. Ricœur nous rappelle le caractère primordial de la personne particulière et sa sollicitude critique peut s’apparenter à une forme d’attention à l’autre585. Il ne s’agit cependant pas de la primauté d’autrui par rapport au soi. Le soi reste premier (même s’il est traversé par l’autre). Par ailleurs, cette sollicitude critique ne peut pas être assimilée à la responsabilité levinassienne. La sollicitude, l’attention pour autrui est reprise dans une forme de raisonnement pratique. La sollicitude critique est une forme de savoir pratique qui permet de déterminer comment agir dans les situations particulières qui, dans le cas de relations avec autrui, sont souvent celles de conflits moraux. N’oublions pas que l’éthique ricœurienne prend place dans une phénoménologie de l’agir humain. Suivant cette phénoménologie de l’agir humain, justement, il ressort que, pour Ricœur, le soi ne se définit pas entièrement et uniquement dans le « pour-l’autre ». Soi éthique, certes, mais l’éthique, si elle en est peut-être le sommet, n’épuise pas les déterminations du soi. Chez Ricœur, le soi n’advient pas uniquement à lui-même dans le « pour-l’autre ». Par ailleurs, si la sollicitude critique relève bien d’une certaine façon d’un « pour l’autre », elle ne peut pas non plus être entendue comme la gratuité totale qu’est la responsabilité levinassienne. La sollicitude critique n’est pas don. Elle n’est pas don de soi. 585 Il serait à cet égard intéressant de faire le rapprochement avec l’éthique du care, c’est-à-dire l’éthique du souci des autres. 168 Elle n’est pas oubli de soi; elle s’ancre plutôt, nous l’avons vu, dans l’estime de soi. Différence ultime entre Ricœur et Levinas. Nous voulions également montrer que l’éthique ricœurienne prend la forme de la méthode dialectique propre au penseur, c’est-à-dire qu’elle relève d’une dialectique de l’appartenance et de la distanciation. Or, au terme de ce parcours, il s’avère que la sollicitude critique n’est plus, en effet, la sollicitude naïve que Ricœur développe tout d’abord (septième étude). Nous avons vu que la sollicitude elle-même appelle un mouvement de distanciation dans la mesure où l’homme est ainsi fait qu’il peut faillir. Enclin au bien, l’homme peut cependant faire le mal. C’est cette faille propre à la nature humaine qui nous a fait saisir la nécessité de ce moment de distanciation qu’est le passage par la norme. La distanciation opérée par l’impératif kantien permet en effet de déjouer la part d’ombre propre au soi. Elle a une valeur critique. Cependant, est alors perdu de vue l’unicité d’autrui. Elle est non seulement perdue de vue, mais elle peut entrer en conflit avec la norme même qui vise à la protéger. C’est pour cela, qu’ultimement, Ricœur fait appel à la phronèsis et à la figure du phronimos qui est l’incarnation même de la droite règle, qui sait comment la règle s’applique dans les situations toujours particulières. Investissant le savoir pratique aristotélicien d’une pensée de l’altérité, Ricœur fait de la phronèsis une forme de jugement pratique ayant pour moteur ce sens éthique originaire qu’est la sollicitude. La phronèsis se fait sollicitude critique. Sollicitude qui interprète la règle en prenant en compte l’unicité d’autrui, en faisant exception pour autrui. 169 CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE 1. L’énigme d’autrui : un parcours Pour répondre avec Ricœur à l’énigme d’autrui, nous avons voulu mettre de l’avant plusieurs aspects de la pensée du philosophe. En le mettant en débat avec Levinas, tout d’abord, nous avons cherché à faire ressortir non seulement la place et l’importance qu’a le soi pour lui, mais également la primauté qu’il lui accorde. Certes, l’ipséité n’est plus l’ego souverain qui se pose dans la certitude de lui-même. Mais nous avons vu que Ricœur conserve tout de même de Husserl le mouvement qui part de soi pour aller vers autrui : autrui est avant tout mon semblable. Il faut que je sois en mesure de le reconnaître comme mon semblable, comme quelqu’un qui, comme moi, est capable de dire « je » afin de pouvoir entendre sa voix. Si, pour Levinas, autrui est d’abord l’étranger qui n’a rien de commun avec moi, pour Ricœur, autrui est d’abord mon semblable. Ricœur cherche cependant également à rendre compte de l’unicité d’autrui. Autrui est certes mon semblable, mais il est aussi l’irremplaçable – unique. Cette façon d’envisager autrui permet alors de penser leur relation comme réciproque. Pour Ricœur – et il s’oppose ici encore à Levinas – c’est en effet comme réciprocité que se joue la relation entre soi et autrui. Réciprocité au sens où ce que l’un donne appelle un don en retour afin de restaurer une forme d’égalité. Don en retour qui est cependant plutôt à entendre comme un autre « premier don » dans la mesure où il ne repose pas avant tout sur l’obligation de rendre mais fait plutôt montre que le premier don a été reçu. La reconnaissance s’avère ainsi être le pilier central de la conception ricœurienne de la réciprocité. Elle permet de comprendre que si l’égalité est d’une certaine façon rétablie, le second mouvement n’est pas l’identique du premier. Ainsi la dissymétrie qui préserve l’altérité d’autrui n’est pas abolie mais au contraire maintenue. Ricœur trouve donc le moyen de préserver la dissymétrie si chère à Levinas tout en rétablissant une égalité entre soi et autrui et cela grâce à la reconnaissance. La réciprocité ne va plus dès lors à l’encontre de la dissymétrie. Au niveau phénoménologique, cette relation entre soi et autrui est élevée au plus haut dans le triptyque éthique que Ricœur élabore dans Soi-même comme un autre. Elle se joue 170 alors en trois mouvements qui correspondent aux moments de la dialectique ricœurienne de l’appartenance et de la distanciation. Cette éthique porte en effet au plus profond d’ellemême le sceau de l’herméneutique ricœurienne. La sollicitude, cette spontanéité bienveillante envers autrui, a beau être originaire, il n’en reste pas moins que le mal existe et qu’il est ancré dans la nature humaine elle-même. Ce sentiment bienveillant envers autrui peut en effet prendre la figure du mal et la dissymétrie entre soi et autrui peut être l’occasion d’une dérive du pouvoir que l’un a sur l’autre. Un détour par la Philosophie de la volonté, nous a permis de saisir que l’homme est homme faillible. C’est la faillibilité humaine même qui appelle alors le recours au moment moral, au moment de l’obligation. Pour Ricœur, cependant, le respect de la règle n’est pas une fin en soi. Quand le respect de la règle entre en conflit avec le respect de la personne singulière, il convient alors d’en appeler au jugement éthique en situation. Dans la délibération éthique, ne doit jamais être perdue de vue l’attention à autrui. 2. L’énigme d’autrui : Husserl et Levinas Au terme de cette analyse de la conception ricœurienne de la relation à autrui, à travers entre autres l’analyse de la « petite éthique » du philosophe, il convient de reprendre la thèse de Ricœur selon laquelle De cette confrontation entre E. Husserl et E. Lévinas ressort la suggestion qu’il n’y a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement complémentaires le mouvement du Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers le Même. Les deux mouvements ne s’annulent pas dans la mesure où l’un se déploie dans la dimension gnoséologique du sens, l’autre, dans celle, éthique, de l’injonction. L’assignation à responsabilité, selon la seconde dimension, renvoie au pouvoir d’autodésignation, transféré, selon la première dimension, à toute troisième personne supposée capable de dire « je ». Cette dialectique croisée du soi-même et de l’autre que soi n’avait-elle pas été anticipée dans l’analyse de la promesse ? Si un autre ne comptait sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de me maintenir ?586 Rappelons tout d’abord que la thèse de Ricœur repose sur sa méthode dialectique qui consiste à mettre en relation des positions antagonistes pour mieux les dépasser. Elle vise à arbitrer un conflit d’interprétations rivales : l’éthique aristotélicienne et la morale kantienne au plan phénoménologico-éthique, les positions husserlienne et levinassienne au plan 586 SA, p. 393. 171 ontologique. Cependant, comprise uniquement comme tension entre deux termes puis dépassement de cette opposition, la dialectique ricœurienne ne fait que répondre à la définition classique de la méthode dialectique et n’apporte rien de neuf. Son originalité réside dans la façon de dépasser cette opposition, ce conflit. Ce dépassement trouve son lieu d’être dans la complémentarité des approches au départ opposées : elles ont chacune leur légitimité dans leurs domaines respectifs et la dialectique consiste alors à les articuler de façon fructueuse. En ce sens, la méthode dialectique ressort du « compromis », pour reprendre un terme de Ricœur. Ainsi conçue, la méthode dialectique n’a alors aucune visée unifiante, mais cherche plutôt à distinguer et à combiner les différents ordres sans les confondre. Ici, la méthode dialectique permet à Ricœur d’articuler l’éthique levinassienne qui porte la conception d’autrui à son plus haut à la tradition réflexive qui donne le primat au soi. Cette articulation dialectique lui permet de prendre autrui réellement en compte sans perdre pour autant totalement le soi. Cependant, ce compromis n’est pas sans faire violence à Levinas dans la mesure où il demande d’abandonner le moment de subjectivation du soi par le visage. Levinas a certes permis à Ricœur de prendre résolument en compte l’unicité d’autrui (par rapport, entre autres, à l’article de 1954). Cependant, Ricœur n’est pas prêt à abandonner le primat du soi. 3. L’énigme d’autrui : Ricœur et Gadamer ? Ricœur et Levinas proposent tous les deux une conception neuve du problème de l’intersubjectivité. Cependant, l’un et l’autre pensent encore le rapport à autrui à partir de la subjectivité (même si dans le cas de l’éthique levinassienne, c’est en opposition au primat du soi587). Avant même la question éthique, c’est celle de la subjectivité qui est en jeu. Dans les deux cas, il s’agit de penser la subjectivité autrement. Cependant, chez Ricœur, si le soi n’est plus au fondement, ni même au centre, il n’en demeure pas moins qu’il reste le point de départ, le point de départ pour penser la relation à 587 C’est également l’analyse que fait Jean-Luc Marion : « la substitution (qui me constitue en “otage”, terme encore à définir) ne relève pas d’abord d’un horizon éthique, parce qu’elle a pour tâche, plus radicale, de contredire le primat du je, c’est-à-dire la détermination de la subjectivité par une essence, donc par l’être. Il ne s’agit pas déjà encore ici d’éthique (qui détermine comment devrait agir la subjectivité pour rendre justice à autrui), mais d’une tâche préalable, autrement difficile – celle de libérer la subjectivité de toute détermination ontologique » (« La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 124) 172 autrui. À cet effet, comme nous l’avons souligné, il n’est pas anodin que Ricœur ne conceptualise pas vraiment cette voix qui est celle d’autrui. Comment être au fait de ce qu’autrui peut vouloir ou préférer ? Ricœur n’analyse pas en détails cette question. Il nous propose certes une éthique délibérative, mais sans étudier cependant tous les ressorts de la forme de délibération qu’il nous propose. Cette question se pose d’autant plus que si l’herméneutique, et celle de Ricœur en particulier, nous a mis au fait de quelque chose, c’est bien de la plurivocité du sens. Or, la délibération, c’est-à-dire l’examen de tous les éléments d’une question en vue d’une décision, implique, selon nous, un dialogue, que ce soit avec soi-même ou avec d’autres. Elle implique de prendre en considération le point de vue de l’autre, que cet autre soit autrui ou nous-même en tant qu’autre. Nous avons vu cependant que l’herméneutique ricœurienne rejette le modèle du dialogue vivant (pour lui préférer le modèle du texte). En effet, pour Ricœur, dans le dialogue les interlocuteurs peuvent venir au secours du sens, ils peuvent venir expliquer leur parole. Là n’est donc pas le lieu premier de l’herméneutique. Mais, pourrions-nous demander, le dialogue fait-il effectivement toujours droit aux positions adverses ? Dans le dialogue fait-on toujours droit à la voix d’autrui ? Est-on toujours prêt à l’écouter ? Et dans les cas où l’autre est « absent » comme dans les situations éthiques de début et de fin de vie que Ricœur soumet à examen, comment, dans la délibération avec soi-même ou avec d’autres essayer de faire droit à ce qu’il pourrait préférer ? À cet égard, l’herméneutique gadamérienne a, croyons-nous, quelque chose à nous dire. Reposant, elle aussi, sur un modèle dialectique, c’est cependant le dialogue vivant qui en est le cœur. Là où la conception ricœurienne s’arrête, l’herméneutique gadamérienne peut, selon nous, prendre le relai. Leur articulation est cependant loin d’aller de soi. En effet, comme nous le montrerons, ces deux modèles herméneutiques sont de prime abord plutôt opposés que complémentaires. Et qu’en est-il, par ailleurs, de la façon dont Gadamer envisage la relation entre soi et autrui ? Comment se joue le rapport entre soi et autrui pour Gadamer ? Ricœur mais également Levinas pensent encore la relation à autrui par rapport à la question de la subjectivité. Qu’en est-il de Gadamer ? Sur le plan du dépassement de la subjectivité, Gadamer se tient dans une certaine mesure dans la lignée de Heidegger, alors que Ricœur 173 se détache de ce dernier pour se reconnaître plutôt comme un héritier des philosophies de la réflexion. Gadamer, en revanche, se sépare de Heidegger sur la question qui nous intéresse, à savoir celle du rapport à autrui. En effet, si Heidegger a le mérite de ne pas penser le Dasein comme un ego certain de lui-même mais plutôt comme étant structuré par une question, celle de son être, il n’est cependant pas celui qui donne le mieux voix à autrui ou, disons, celui qui a su le mieux rendre compte de la relation à autrui, ce que cherche d’ailleurs à faire ressortir Ricœur quand il évoque la position heideggerienne comme étant celle d’une « ontologie sans éthique ». À cet égard, Gadamer lui-même reconnaît qu’il trouve que « l’incapacité de Heidegger à rendre compte d’autrui représent[e] un point faible chez lui. Cette sorte d’analyse et cette conception de l’existence humaine laisse le problème de l’autre non pensé. […]. Ce que j’ai graduellement développé n’est pas le “Mit-sein” [“être-avec”] mais le “Miteinander” [“l’un avec l’autre”]. L’être-avec est une idée très faible de l’autre, davantage un “laisser l’autre être” qu’un authentique “être intéressé à lui” »588. Dans quelle mesure Gadamer nous permet-il alors de penser la question de la relation à autrui ? La thèse que nous voulons développer est que la relation éthique à autrui a lieu, chez Gadamer, dans le dialogue. En effet, pour Gadamer, « celui qui pense le “langage” se meut déjà dans un au-delà de la subjectivité »589. Interroger le langage revient donc à explorer cet au-delà. Or, pour Gadamer, le langage est en son essence dialogique. Ainsi que l’écrit Deniau, « le dialogue ruine les prérogatives de la subjectivité » 590 . Gadamer, comme nous le disions plus tôt, se distingue ici de Ricœur, ce dernier désavouant le modèle du dialogue dans sa propre conception de l’herméneutique591. Ce qui est donc ici en jeu, à travers le problème de la relation à autrui, ce sont les approches de Gadamer et de Ricœur et plus particulièrement leur articulation : peut-on penser leur complémentarité ou doit-on les considérer comme définitivement irréductibles ? 588 H.-G. Gadamer, A century of philosophy, p. 23, notre traduction. H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne » (1975), p. 129. 590 G. Deniau, « La question du “sujet” dans l’herméneutique gadamérienne », p. 2. 591 Il lui préfère en effet, ainsi que nous l’avons vu, le modèle du texte. 589 174 SECONDE PARTIE – LA RELATION DIALOGIQUE DANS L’HERMÉNEUTIQUE GADAMÉRIENNE Si Ricœur prend à bras le corps à la fois le problème du soi et celui de la relation à autrui, il en va tout autrement pour Gadamer. Même s’il est possible de faire émerger des écrits de Gadamer une conception du soi, de l’autre et de leur rapport, ce ne sont pas d’abord et avant tout ces questions qui l’interpellent. Alors que le parcours de Ricœur peut être relu comme la vaste entreprise d’une anthropologie philosophique qui s’est construite au fil de ses ouvrages pour culminer avec Soi-même comme un autre et sa « petite éthique », ce n’est pas la question du soi qui, au premier chef, occupe Gadamer. Son maître ouvrage, Vérité et méthode, s’interroge plutôt sur ces expériences de vérité qui sont d’un autre ordre que les expériences issues du domaine scientifique. Les expériences en question sont celles de l’art, de l’histoire et du langage. Sa visée est d’ailleurs on ne peut plus explicite quand il écrit que « les études [qui composent Vérité et méthode] se rattachent à la résistance […] opposée à la prétention à l’universalité élevée par la méthodologie scientifique […]. Elles se proposent de discerner, partout où elle se rencontre, l’expérience de vérité qui dépasse le domaine soumis au contrôle de la méthode scientifique et de l’interroger sur sa légitimation spécifique »592. Or, s’élever contre cette imposition de la conception de la vérité comme certitude à toutes les sphères de l’expérience – non seulement scientifique mais également humaine – conduit également à repenser à la fois le rapport de l’homme aux choses et le rapport de l’homme à lui-même. Si « [c]e qui motive la primauté de la conscience de soi sur la conscience de la chose dans la pensée moderne, c’est le primat de la certitude sur la vérité qui a été fondée par l’idée de méthode dans la science moderne »593, ébranler ce primat de la certitude dans les domaines de l’art et de l’histoire revient également à mettre en question la conscience certaine de soi. Qui dit interroger le primat de la méthode, dit également interroger le primat de la conscience certaine de soi et, avec elle, le lien à l’autre. Plus implicite et donc moins facilement discernable de prime abord, cette idée n’en est pas moins présente dans les écrits gadamériens. Certes, nous l’avons dit, l’entreprise gadamérienne n’est pas une anthropologie philosophique. Néanmoins, dans sa façon 592 593 VM, p. 11, nous soulignons. H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne » (1975), p. 118. 175 d’envisager art et histoire, en tant que formes d’altérité, Gadamer nous donne à voir une conception du soi et conceptualise différents modes – à la fois inauthentiques et authentiques – de rapport à l’altérité et ce sont ces modes que nous voudrions interroger afin d’en dégager des éléments pour une éthique. Éléments pour une éthique qu’il sera alors possible de confronter à la pensée ricœurienne afin de déterminer dans quelle mesure il est possible de parler d’une « éthique herméneutique ». Parlant d’éthique, le lecteur de Vérité et méthode pourrait immédiatement nous faire remarquer qu’un concept clé de l’éthique aristotélicienne – la phronèsis – constitue un des piliers de l’opus magnum de Gadamer, phronèsis qui est d’ailleurs au cœur de l’éthique ricœurienne. Mais qu’en est-il pour Gadamer ? Son actualisation de la phronèsis peut-elle représenter la base de ces éléments pour une éthique que nous souhaitons dégager ? Cela constituera notre premier objet de réflexion. En tant que savoir pratique, la phronèsis apparaît par ailleurs comme une forme de savoir qui toujours nous concerne et dans laquelle nous sommes impliqués. Pointe donc déjà ici ce que l’on discernera en filigrane dans l’œuvre de Gadamer : une critique de la conscience certaine de soi. Mais quels sont alors les traits propres à la conscience herméneutique que lui oppose Gadamer ? En quoi se distingue-t-elle de la conception ricœurienne du soi ? Nous le verrons, au-delà de leurs différences, la conscience herméneutique et l’ipséité partagent la caractéristique essentielle d’être ouvertes à l’altérité. Mais là encore, quelle forme prend l’ouverture à l’altérité dans l’herméneutique gadamérienne ? Par ailleurs, quel rapport à l’autre permet-elle d’instaurer ? Ces questions guideront notre troisième chapitre. Ce rapport – d’ordre dialogique – nous amènera finalement à nous interroger sur la possibilité de discerner, dans l’herméneutique gadamérienne, une éthique herméneutique du dialogue. 176 CHAPITRE 1 – UN SAVOIR D’IMPLICATION Nous avons vu que Paul Ricœur fait une lecture de bout en bout éthique de la phronèsis dans la neuvième étude de Soi-même comme un autre. Sa relecture est, en effet, pleinement motivée par un questionnement éthique, à savoir comment dénouer les conflits moraux surgissant entre le respect pour la loi et celui pour les personnes singulières. Il voit en la phronèsis une forme d’intelligence pratique qui « vise à inventer les comportements justes appropriés à la singularité des cas » 594 . Ricœur fait donc intervenir la phronèsis aristotélicienne afin de développer sa propre éthique. Gadamer également trouve inspiration dans l’éthique du Stagirite. On ne peut cependant pas dire que l’intention qui prévaut à sa relecture d’Aristote soit avant tout éthique. Ce n’est pas un questionnement éthique qui est à l’origine de la réhabilitation gadamérienne de la phronèsis. Mais quelle est alors la place de la phronèsis dans l’herméneutique gadamérienne ? Gadamer accorde à la phronèsis une place tout à fait centrale au sein même de son herméneutique. Dans l’introduction qu’il écrit aux Interprétations phénoménologiques d’Aristote de son maître Heidegger, on peut en effet lire que : « Ce premier séminaire consacré à Aristote auquel j’ai participé595 a surtout été pour moi-même une introduction à la signification fondamentale de la “Phronèsis”, du savoir pratique. Comme on le sait, j’ai plus tard mis au premier plan ce point pour faire ressortir le savoir pratique par opposition au concept de méthode propre à la science moderne et marquer les limites de cette dernière »596. C’est cette place de la phronèsis dans l’herméneutique gadamérienne qu’il nous faut maintenant mieux cerner afin de savoir si, malgré le fait que Gadamer n’ancre pas sa relecture de la phronèsis dans le cadre de l’élaboration d’une éthique proprement dite, il n’est pas néanmoins possible d’en mettre au jour certaines implications d’ordre éthique pour l’herméneutique. Autrement dit : la relecture gadamérienne peut-elle nous permettre d’aller plus loin que Gadamer lui-même ? Peut-elle nous aider à nourrir notre propre questionnement qui, lui, est bel et bien d’ordre éthique ? La question qui va nous servir de fil directeur tout au long de ce chapitre est donc la suivante : Qu’en est-il de la dimension 594 SA, p. 313. Il s’agit du séminaire de Heidegger sur le livre VI de l’Éthique à Nicomaque. 596 H.-G. Gadamer, « Un écrit “théologique” de jeunesse de Heidegger », p. 12. On pourra également consulter la postface de Gadamer à sa traduction du livre VI de l’Éthique à Nicomaque (Aristoteles, Nikomachische Ethik VI, p. 67). 595 177 éthique de la phronèsis dans la relecture gadamérienne ? Mais pour cela, il nous faut au préalable saisir le sens de l’interprétation que Gadamer fait de ce concept. « [S]i nous relions à notre problématique la description du phénomène éthique et en particulier celle de la vertu du savoir moral chez Aristote, écrit Gadamer, l’analyse aristotélicienne livre en fait une sorte de modèle des problèmes que pose la tâche herméneutique » 597 . Pour comprendre le rôle que Gadamer fait jouer à la phronèsis aristotélicienne au sein de sa propre philosophie, il faut donc partir du « problème central de toute l’herméneutique » 598 , c’est-à-dire celui de l’application (Anwendung) 599 . « Le problème que nous pose l’herméneutique, écrit Gadamer, peut se définir par la question suivante: quel sens faut-il donner au fait qu’un seul et même message transmis par la tradition est pourtant saisi de manière toujours différente, c’est-à-dire en relation avec la situation historique concrète de celui qui l’accueille ? »600. Gadamer relève ici la tension qui existe entre le texte et « le sens que prend son application à l’instant concret de l’interprétation »601, c’est-à-dire la tension inhérente au passage d’un texte unique à un sens pluriel lors de l’interprétation. Pour lui, cette « mouvance » du sens provient du rapport qu’entretiennent l’interprétation et la compréhension de la chose à comprendre (texte, œuvre, tradition, etc.) avec la situation particulière à partir de laquelle et pour laquelle cette chose demande à être comprise, rapport qui est celui de l’application. Plus précisément, ce rapport joue à deux niveaux : 1) nous comprenons toujours à partir de la situation particulière qui est la nôtre. Nous nous trouvons ainsi à poser des questions différentes à la chose à comprendre à mesure que notre situation change et, en ce sens, on peut dire que l’on comprend un texte toujours autrement. L’application se fait ici implication. 2) Dans cette mesure, et du point de vue de la « méthode » si l’on peut dire, l’application ne se produit pas après coup à la chose à comprendre. L’interprète ne possède pas un savoir qu’il applique à la chose à comprendre. C’est plutôt la chose à comprendre qui guide la compréhension. La compréhension consiste en la concrétisation du sens du texte dans la situation particulière 597 VM, p. 346. Ibid., p. 329. 599 Voir notamment VM, p. 329-334. 600 H.-G. Gadamer, « Le problème herméneutique et l’éthique d’Aristote » dans Le problème de la conscience historique, p. 59. 601 VM, p. 330. 598 178 dans laquelle il est compris. Là, l’application se fait concrétisation. Or, c’est pour mettre au jour et justifier la teneur particulière que prend le concept d’application dans le cadre du comprendre que Gadamer a recours au savoir phronètique. En effet, le concept d’application entendu comme implication et comme concrétisation rend compte du fait que la mise à distance comprise comme objectivation – leitmotiv de la science moderne – n’est plus maître dans le cas du comprendre602. C’est plutôt d’un mode de savoir autre que se réclame l’herméneutique, celui du savoir phronètique. C’est ici que l’éthique aristotélicienne vient appuyer l’herméneutique : « l’éthique d’Aristote, écrit Gadamer, ne s’intéresse certes pas au problème herméneutique et encore moins aux dimensions historiques de celui-ci, mais au rôle exact que doit assumer la raison dans tout comportement éthique, et c’est ce rôle de la raison et du savoir qui révèle des analogies frappantes avec celui du savoir historique » 603. Mais est-ce alors à dire que l’éclairage de la phronèsis est uniquement d’ordre gnoséologique, tel que Gadamer lui-même semble le suggérer quand il écrit que « [l]e 602 C’est la main mise de la science moderne sur les concepts de méthode et de vérité qui conduit Gadamer à vouloir rendre compte du mode de savoir propre à la compréhension. Gadamer écrit ainsi que « [l]’invasion par les méthodes objectivantes de la science moderne, qui caractérise l’herméneutique et la théorie de l’histoire au XIXe siècle, nous est apparue comme la conséquence d’une objectivation qui est fausse. C’est pour la démasquer et l’éviter que nous avons fait appel à l’exemple de l’éthique d’Aristote. Car le savoir moral, tel que le décrit Aristote, n’est pas, de toute évidence, un savoir d’objet : celui qui sait n’est pas confronté à un état de choses qu’il ne ferait que constater. Il est au contraire immédiatement impliqué par ce qu’il connaît. C’est quelque chose qu’il a à faire » (VM, p. 336). Et encore, dans Le problème de la conscience historique cette fois : « […] il est évident que […] le savoir herméneutique doit refuser un style objectiviste de connaissance. Qui plus est, en parlant de “l’appartenance” qui caractérise le rapport entre l’interprète et la tradition qu’il doit interpréter, nous avons vu que la compréhension constitue elle-même un moment du devenir historique. Or, la connaissance éthique, telle qu’Aristote nous la décrit, n’est pas non plus une connaissance “objective”. Ici encore, le connaissant ne se trouve pas simplement face à une chose qu’il s’agit de constater, il se trouve d’avance concerné et investi par son “objet”, c’est-à-dire par ce qu’il aura à faire » (p. 62). Gadamer n’est cependant pas en train de reproduire là l’opposition diltheyenne entre expliquer et comprendre ou entre sciences de la nature et sciences de l’esprit. Pour Gadamer, en effet, le comprendre est un mode de savoir universel qui permet de rendre compte, certes, d’expériences de vérité telles que celles qui peuvent surgir de la rencontre avec une œuvre d’art ou encore avec la tradition, mais qui nous instruit également sur le mode de savoir propre à la science moderne en invitant cette dernière à remettre en question certains de ses présupposés. « La dimension herméneutique enveloppe l’ensemble des procédures de la science », écrit ainsi Gadamer (« Le problème herméneutique » dans L’art de comprendre. Herméneutique et tradition philosophique, p. 34). La réflexion gadamérienne se porte ainsi au-delà de la scission diltheyenne. Gadamer écrit encore : « De façon analogue [à la philosophie pratique d’Aristote], l’herméneutique universelle prétend intégrer toutes les sciences, percevoir les possibilités de connaissance propres à toutes les méthodes scientifiques, indépendamment de leur domaine d’application, et en utiliser toutes les potentialités » (« L’herméneutique, une tâche théorique et pratique » dans L’art de comprendre. Écrits II. Herméneutique et Champ de l’expérience humaine, p. 348). 603 H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 59. Nous soulignons. 179 programme aristotélicien d’une science pratique me semble représenter le seul modèle épistémologique selon lequel les sciences de la “compréhension” peuvent être pensées » 604 ? Pour le dire autrement, la signification éthique de la phronèsis ne trouve-telle aucun écho dans l’herméneutique gadamérienne ? La dimension éthique de la phronèsis est-elle totalement occultée ? Nous voudrions montrer que si Gadamer, à partir de sa lecture de la phronèsis, ne développe certes pas une éthique comme peut le faire Ricœur, il ne ferme néanmoins pas la porte à une telle possibilité. Il ne fait pas totalement fi, comme a pu le faire son maître Heidegger, des traits éthiques de celle-ci605. Bien que la lecture gadamérienne s’arrête sur la forme de savoir propre à la phronèsis, c’est avant tout pour montrer que la compréhension 604 H.-G. Gadamer, « Autoprésentation » dans La philosophie herméneutique, p. 50. Dans « Le problème de la conscience historique » également, Gadamer écrit : « La façon dont Aristote sépare principiellement, dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque, le genre particulier du savoir “pratique” du savoir théorique et technique représente à mes yeux une des grandes vérités que les Grecs gardaient en réserve afin que nous rectifiions l’aveuglement scientifique de la société moderne des experts. De plus, le caractère scientifique de la philosophie pratique est, autant que je sache, l’unique modèle de la méthode à partir duquel les sciences de l’esprit peuvent se comprendre, si elles se libèrent de la réduction fallacieuse réalisée par le modèle des sciences de la nature » (dans Langage et vérité, p. 109). Volpi met aussi de l’avant le préjugé épistémologique avec lequel Gadamer lit Aristote dans le cadre de sa recherche sur l’herméneutique. « Chez Gadamer, écrit-il, mais également chez d’autres auteurs ayant pris part au débat sur le néoaristotélisme, l’intérêt herméneutique pour Aristote a été profondément conditionné par les exigences méthodologiques et épistémiques contemporaines qui lui ont donné naissance » (F. Volpi, « Herméneutique et philosophie pratique », p. 31). Ou encore : « Pour Gadamer, le savoir pratique aristotélicien peut offrir un modèle permettant de s’orienter afin de définir la connaissance mise en œuvre par les “sciences de l’esprit” (Geisteswissenschaften) qui étaient autrefois – ainsi qu’il le fait remarquer – appelées “sciences morales”, dans la mesure où elles concernent l’agir et le comportement humain » (p. 2425, nous soulignons). Et pour finir : « C’est dans l’intention d’éviter une détermination objectiviste d’un tel savoir herméneutique que Gadamer en a appelé au paradigme du savoir pratique aristotélicien » (p. 26). À ce propos, on pourra également consulter l’article de Berti, « The Reception of Aristotle’s Intellectual Virtues in Gadamer and the Hermeneutic Philosophy », p. 286 notamment). Finalement, citons ces mots, dénués d’ambiguïté, de Gadamer : « It is not because of my special predilection for the Greeks that I propose this topic for today, but rather because of the necessity of seeking an epistemological self-understanding which is not based on the credence of the natural sciences and of the ideal of method. […]. It is for this reason alone that I want to go back to the philosophy of Aristotle, for it is this ancient philosopher who defended for the first time a special approach to the subjects of the human action and human institution. […]. The question for us is : how can we develop a concept of knowledge and science which really corresponds with what everyone is doing in the humanities ? » (« Practical Philosophy as a Model of the Human Sciences », p. 74 et 78). 605 On consultera à ce propos l’excellent article de Sophie-Jan Arrien intitulé « Herméneutique et φρόνησις chez le jeune Heidegger ». Gadamer, lui-même, écrit que « [c]’est ainsi que déjà à Freibourg, j’ai participé à un séminaire consacré au livre VI de l’Éthique à Nicomaque qui demeure pour moi inoubliable et a constitué la rencontre décisive avec la pensée phénoménologique de Heidegger, dans sa toute puissance. […] En relisant ce programme retrouvé, ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que dans le manuscrit de Heidegger, ce n’est pas tellement la Phronèsis qui vient au premier plan, que bien plutôt la vertu de la vie théorétique, la Sophia. Cela indique que ce qui occupait le jeune Heidegger, c’était moins l’actualité de la philosophie pratique que sa signification pour l’ontologie aristotélicienne, pour la Metaphysique » (H.-G. Gadamer, « Un écrit “théologique” de jeunesse de Heidegger », p. 12). 180 n’est pas une forme de savoir qui vise à la domination de l’autre. C’est plutôt pour montrer qu’elle est une forme de savoir qui est ouverte à l’altérité. C’est cette forme de savoir autre qu’il nous faut maintenant mieux cerner. 1. Le modèle aristotélicien et sa reprise gadamérienne Tout d’abord, afin de préciser le rôle que joue la phronèsis dans l’herméneutique gadamérienne, il convient de porter notre attention sur les caractéristiques de la phronèsis qui apparaissent essentielles à Gadamer au regard du problème de l’herméneutique, à savoir celui de l’application. C’est surtout dans sa distinction avec la tekhnè606, c’est-à-dire avec le savoir propre à la production d’une œuvre, que la phronèsis montre ses atouts pour la question qui nous occupe. En effet, la phronèsis et la tekhnè ont en commun d’être toutes les deux des savoirs du faire, autrement dit des savoirs pratiques et, en ce sens, « ces deux modalités du savoir contiennent bien la même tâche d’application, dans laquelle nous avons reconnu le cœur des problèmes que pose l’herméneutique ». Cependant, continue Gadamer, « il est clair […] que le mot application n’a pas la même signification dans les deux cas » 607. En effet, 1) à la différence de la tekhnè qui est un savoir disponible pour tous, la phronèsis est un savoir de soi et pour soi. Or, Gadamer, ainsi que nous allons le voir, trouve là un point d’appui pour la dimension d’implication propre à l’herméneutique. Par ailleurs, 2) alors que dans le cas de la tekhné, l’homme dispose d’un savoir préalable qu’il a à appliquer, dans le cas de la phronèsis le savoir n’est pas détaché de la pratique de ce savoir. C’est la concrétisation du savoir phronètique et par conséquent du savoir herméneutique qui est ici en jeu. 1.1. Un savoir d’implication de soi Dans son essai « Le savoir pratique », Gadamer définit la phronèsis comme « la capacité raisonnable de réfléchir sur ce qui est utile à quelqu’un en propre, soit ce qui est 606 Aristote considère que la partie rationnelle de l’âme peut connaître les choses, autrement dit énoncer le vrai, de cinq façons différentes : par le biais de l’art (tekhnè), de la science (epistèmè), de la prudence (phronèsis), de la sagesse (sophia) et de la raison intuitive (noûs) (Éthique à Nicomaque, VI, 3). Alors que Heidegger fait jouer la distinction entre la phronèsis et la sophia, Gadamer, lui, fait surtout ressortir les caractéristiques de la phronèsis à partir de ce qui la différencie de la tekhnè. 607 VM, p. 337. 181 utile à l’existence singulière » 608. La phronèsis a pour objectif d’éclairer l’agir humain, ce qui lui donne une utilité pratique qui la distingue fondamentalement de la science (epistèmè). Au savoir désintéressé de la science, elle oppose un savoir utile, un savoir qui est recherché pour sa signification pratique davantage que pour lui-même. Comme le rappelle Gadamer, « il appartient à l’essence de l’utile de ne pas avoir son être en soi, mais en un autre auquel il est utile »609. Le savoir pratique, au contraire du savoir scientifique, est donc un savoir qui ne trouve pas sa propre fin en lui-même, mais en un autre. Et quant au savoir phronètique, en un autre qui est la praxis humaine, l’existence pratique elle-même. Cette caractéristique utilitaire qui la distingue radicalement de l’epistèmè la rapproche, en revanche, de la tekhnè qui, elle aussi, est un savoir du faire. En effet, la tekhnè, comme la phronèsis, sert à guider un faire, un agir. Cependant, si elles sont toutes les deux des savoirs du faire, le faire propre à la phronèsis est l’agir humain (praxis), alors que le faire de la tekhnè relève de la production d’une œuvre extérieure à elle-même (poièsis). Alors que le savoir-faire de la tekhnè est requis pour la production de l’œuvre d’un art, le savoir-faire de la phronèsis porte sur l’existence pratique elle-même. Là, savoir menant à une production extérieure; ici, savoir guidant un agir immanent à l’agent. La phronèsis et la tekhnè relèvent donc toutes les deux d’un savoir-faire, mais celui de la phronèsis est ancré dans une dimension existentielle qui est absente de la production propre à la tekhnè qui est davantage un savoir-faire technique. Cet ancrage dans l’existence humaine donne à la phronèsis cette caractéristique particulière d’être un savoir de soi et un savoir pour soi. Elle est un savoir qui implique le soi, un savoir qui, en tant qu’homme, me concerne. Spécificité qui paraît essentielle aux yeux de Gadamer : Il tombe sous le sens que l’homme ne dispose pas de lui-même comme l’artisan dispose de la matière qu’il travaille. Il ne peut manifestement pas se produire lui-même comme il produit quelque chose d’autre. Le savoir qu’en son être moral il a de lui-même doit donc aussi être un savoir autre, un savoir qui se distingue nettement du savoir qui dirige la production de quelque chose. Aristote use d’une formule audacieuse, unique même, pour exprimer cette différence : il appelle ce savoir un savoir de soi (Sich-Wissen) c’est-à-dire un savoir pour soi (Für-sich Wissen). Le savoir de soi de la conscience morale est par là nettement distingué du savoir théorique, d’une manière qui a 608 609 H.-G. Gadamer, « Le savoir pratique», p. 163. Ibid., p. 151. 182 immédiatement pour nous quelque chose de convaincant. Mais il implique également la délimitation par rapport au savoir technique et c’est justement pour formuler cette double délimitation qu’Aristote risque l’expression tout à fait singulière de « savoir de soi »610. Au contraire, à la fois de l’epistèmè – qui porte sur le nécessaire et donc sur un objet qui est détaché du savant, sur un objet immuable auquel ce dernier n’a pas part si ce n’est quant à le connaître –, et de la tekhnè – pour laquelle la production est extérieure à l’artisan – la phronèsis, comme délibération sur la meilleure action à faire par l’homme lui-même et pour lui-même, implique donc une participation à ce faire. C’est en cela qu’elle est savoir de soi et pour soi. Alors que l’epistèmè et la tekhnè sont des savoirs pour tous, la phronèsis, elle, est savoir pour soi. C’est en tant que savoir de soi et pour soi que la phronèsis intéresse l’herméneutique. En effet, par opposition à une telle science « théorétique » [comme celle de l’epistèmè], les sciences de l’esprit sont au contraire un tout étroitement lié au savoir moral. Ce sont des « sciences morales ». Leur objet, c’est l’homme et ce qu’il sait de lui-même. Mais c’est en tant qu’être agissant qu’il se connaît et le savoir qu’il a ainsi de lui-même ne vise pas à s’assurer de ce qui est. L’être agissant a bien affaire au contraire à ce qui n’est pas toujours identique à lui-même mais peut aussi être autre. Il découvre le point où il lui faut intervenir par l’action. Son savoir doit guider son faire611. C’est la relation du savoir à l’objet de ce savoir qui est ici en jeu. La phronèsis comme forme de savoir portant sur l’agir humain entretient un lien de participation à cet agir qu’elle doit guider. Ainsi, pour Gadamer, « considérer le meilleur (qui vous est) propre ne bénéficie pas, en tant que savoir-pour-soi, du recul d’un savoir dont on dispose, c’est-à-dire dont on peut faire usage ou non. Ce n’est pas un savoir que l’on peut tenir à distance de soi, on n’a pas le choix (qui présuppose toujours une distance) de vouloir en user ou non. […]. L’être humain ne dispose pas de son existence. L’être humain se tient toujours déjà dans la sphère de ce qui touche la phronèsis »612. Ce sur quoi le phronimos a à statuer, c’est sur la meilleure action à faire par lui-même et pour lui-même. C’est la praxis qu’il a pour objet. Il a à délibérer sur la vie humaine elle-même. Il ne peut pas se dégager de son existence pour 610 VM, p. 338. À ce propos, on pourra consulter également Le problème de la conscience historique, p. 64 et « Le savoir pratique », p. 163 sq. Chez Aristote, Gadamer renvoie à l’Éthique à Nicomaque, VI, 9, 1141b33 : « Une des formes de la connaissance sera assurément de savoir le bien qui est propre à soi-même ». Également Éthique à Eudème, VIII, 1, 1246b36. 611 VM, p. 336. 612 H.-G. Gadamer, « Le savoir pratique », p. 164-165. 183 l’envisager de haut. Il est forcément toujours déjà pris dedans. Or, c’est ce savoir de participation qui est propre à l’herméneutique. En effet, celui qui cherche à comprendre a partie liée avec la chose qui s’offre à sa compréhension. Il est toujours déjà impliqué dans ce qu’il veut connaître et là est même une condition de la connaissance entendue comme compréhension. Ainsi, pour Gadamer, « l'herméneutique doit partir de l'idée que quiconque veut comprendre a un lien à la chose qui s'exprime grâce à la transmission, et qu'il relaie spontanément ou de propos délibéré la tradition à partir de laquelle la transmission prend la parole »613. Ainsi, en ce qui concerne la connaissance de l’histoire – objet privilégié de la compréhension pour Gadamer –, nous ne devons jamais oublier qu’elle est avant tout notre histoire. Nous sommes des êtres historiques et en tant que tels nous avons part à la tradition, ce qui implique donc un certain rapport de familiarité avec cette dernière. Or, selon Gadamer, cette appartenance, il convient, à l'inverse de ce qui est fait dans les sciences de la nature, de ne pas la nier mais au contraire de la reconnaître. « Nous ne cessons pas au contraire d'être dans la tradition et cette insertion n'est nullement un comportement objectivant qui nous ferait considérer la tradition comme quelque chose d'autre, d'étranger, il s'agit toujours de quelque chose qui est à nous »614. Avec la tradition, nous avons une part de familiarité. Nous ne nous tenons pas devant la tradition comme devant un objet, comme devant quelque chose de totalement étranger à nous. Avec la tradition, nous avons un lien et nous n'avons pas à vouloir rompre ce lien. Au niveau de la forme de savoir propre à la compréhension, ce que cela signifie, c’est que l'historien, en tant qu’homme qui cherche à connaître l’histoire et donc à la comprendre, n'a pas à regarder la tradition en scientifique. Il ne doit pas se détacher de « cette attitude naturelle que l'on a à l'égard du passé »615. En effet, notre appartenance à la chose à comprendre est une des conditions de possibilité même de notre compréhension. Il en est de même pour l’interprète qui est face à son texte. Ce dernier ne se trouve pas dans une situation différente. Pour comprendre la signification d'un texte, l'interprète ne peut pas faire abstraction de la situation herméneutique616 qui est la sienne. Il doit référer le 613 VM, p. 317. Ibid., p. 303. 615 Idem. 616 La situation herméneutique pourrait être définie comme le lieu de l’interprète, comme son présent, ce qu’il est et ce dans quoi il est quand il fait œuvre d’herméneute, quand il cherche à comprendre. Comme l’écrit Gadamer, « on est dans une situation, on se trouve toujours impliqué dans une situation que l’on ne pourra 614 184 texte à cette situation. Pour Gadamer, la vérité qui s'impose dans la compréhension en est une qui a trait à ma situation et qui me concerne. Le comprendre implique nécessairement une application à sa propre situation. Mais, cette application n'en est pas une instrumentale, après coup, elle reflète plutôt l'idée que notre situation présente, concrète est le point à partir duquel peut s'opérer la recherche de sens. Tout comme la phronèsis s’ancre dans le vécu de la pratique humaine, le savoir propre à la compréhension prend pied dans la situation herméneutique de l’interprète, c’est-à-dire dans son présent, dans ses attentes, dans ses préjugés. La compréhension prend toujours ancrage en l’interprète. Alors que « le caractère scientifique de la science moderne consiste justement à objectiver la tradition et à éliminer méthodiquement toute influence que pourrait exercer sur la compréhension le présent dans lequel vit l’interprète » 617 , le caractère pratique, pourrait-on dire, de l’herméneutique reconnaît l’implication forcément inhérente de l’interprète à la chose à comprendre. La compréhension est donc, dans une certaine mesure, application à soi ou plutôt même implication de soi. À la chose à comprendre, l’interprète participe toujours déjà. En comprenant, en rendant présent le passé, en donnant sens au passé dans le présent, dans son présent, l'interprète se trouve à faire œuvre d'application participative. Concrètement, ce rapport d’implication qui permet une expérience véritable de l’autre, passe par la prise en compte de ses préjugés à l’égard de cet autre 618. Ce qu’il faut bien voir ici c’est que l’autre agit déjà en nous par les préjugés que l’on peut avoir à son égard. Contrairement à la connotation plutôt négative que le terme de préjugé a pris de nos jours, pour Gadamer, un préjugé signifie simplement un pré-jugement, soit un jugement établi avant toute évaluation adéquate. Un préjugé est un jugement fait d’avance, sans que jamais entièrement tirer au clair. Ce qui est également vrai de la situation herméneutique, c’est-à-dire de la situation dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis de la tradition qu’il nous faut comprendre » (VM, p. 323). 617 VM, p. 329sq 618 « Qui veut comprendre un texte refuse de s’en remettre au hasard de sa pré-opinion propre, qui le rendrait sourd, avec la cohérence et l’obstination la plus extrême, à l’opinion du texte, – jusqu’à ce qu’on ne puisse plus lui faire la sourde oreille et qu’il élimine la compréhension prétendue. Comprendre un texte, c’est au contraire être prêt à se laisser dire quelque chose par ce texte. Une conscience formée à l’herméneutique doit donc être ouverte d’emblée à l’altérité du texte. Mais une telle réceptivité ne présuppose ni une “ neutralité ” quant au fond, ni surtout l’effacement de soi-même, mais inclut l’appropriation qui fait ressortir les préconceptions du lecteur et les préjugés personnels. Il s’agit de se rendre compte que l’on est prévenu, afin que le texte lui-même se présente en son altérité et acquière ainsi la possibilité d’opposer sa vérité, qui est de fond, à la pré-opinion du lecteur » (VM, p. 290. Nous soulignons). 185 l’on ait fait un examen attentif et définitif de tous les éléments pertinents 619 . Ainsi, le préjugé, qui peut être positif ou négatif, indique que la position de celui qui peut comprendre n’est pas une position neutre mais qu’au contraire ce dernier est amené à porter un certain jugement sur la chose avant d’être entré en contact avec elle. On a déjà établi, préalablement à sa rencontre, une certaine conception de l’autre. Par les préjugés que nous avons à son égard l’autre se manifeste déjà en nous. Il est donc illusoire de penser avoir un regard neutre à son égard. Ainsi, ce que cette implication, ce que ce rapport à soi traduit, c’est que phronèsis et herméneutique sont deux formes de savoir qui voient se concilier logos et êthos, pour le dire avec des termes empruntés à Gadamer. Dans le modèle de savoir qui est celui de la phronèsis, le savoir du phronimos n’est pas détaché du mode d’être qui est le sien. Il s’agit donc d’une forme de savoir qui est ancrée dans un certain mode d’être, et plus précisément dans le cas de la phronèsis dans un mode d’être éthique. Dans le cadre de la réflexion aristotélicienne, le savoir pratique s’incarne dans un êthos vivant. Être éthique et savoir pratique sont donc inextricablement liés. Le prudent est capable de bien délibérer afin de guider l’action humaine vers ce qui est le meilleur pour l’homme parce que, déjà, son hexis – son mode d’être – est orientée vers le bien humain, parce que, déjà, son hexis est un êthos, êthos que le savoir pratique, en retour, ne cesse de façonner. Lisons ici Aristote : « les dispositions morales proviennent d’actes qui leur sont semblables. C’est pourquoi nous devons orienter nos activités dans un certain sens, car la diversité qui les caractérise entraîne les différences correspondantes dans nos dispositions ». Et plus loin : « il est nécessaire de porter notre examen sur ce qui a rapport à nos actions, pour savoir de quelle façon nous devons les accomplir, car ce sont elles qui déterminent aussi le caractère de nos dispositions morales »620. Pourrait-on voir ici un cercle ? Il est aisé de montrer le contraire. L’orientation éthique est, en effet, première. C’est son ancrage dans l’éthique – par 619 « En soi, préjugé veut dire jugement porté avant l’examen définitif de tous les éléments déterminants quant au fond » (VM, p. 291). Gadamer nous invite à ne pas considérer l’emploi contemporain du terme de « préjugé » qui assimile le préjugé à un jugement faux, mais plutôt à revenir à la racine latine « praejudicium » « qui fait que le mot peut avoir une signification non seulement négative mais également positive » (VM, 291). 620 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1, 1103b20-25 et II, 2, 1103b30. 186 l’éducation notamment – qui permet au phronimos de faire œuvre de savoir éthicopratique621. Pour l’herméneutique, cela signifie que le savoir historique n’est pas détaché de l’historicité propre à l’homme. Le savoir que l’on peut avoir de l’histoire a partie liée avec l’être historique que nous sommes. C’est notre ancrage dans la tradition qui nous permet de comprendre l’histoire. Dire que l'historicité marque la compréhension revient à dire que celle-ci est toujours enchâssée dans les moments et les lieux où elle se déploie. L'interprète est toujours déjà immergé lui-même dans l'histoire. Notre compréhension émerge de la façon par laquelle l'œuvre ou l'évènement ont antérieurement été compris. Elle est donc enracinée dans une tradition historique et interprétative en perpétuelle construction. Selon Gadamer, la connaissance qu'a un individu ou une communauté d'un domaine particulier n'est pas seulement le produit de l'individu ou de la communauté mais également le produit de l'histoire. L'histoire agit en nous au-delà même de ce que la conscience peut soupçonner. Nous sommes toujours soumis aux effets du travail de l'histoire. La tradition agit en nous et nous ne pouvons pas y échapper. L'histoire travaille en nous. C'est ce à quoi renvoie le concept de travail de l'histoire (Wirkungsgeschichte). L'histoire travaille en nous sans que l'on s'en aperçoive en déterminant « d'avance ce qui à nos yeux fait problème et est objet de recherche »622. Gadamer nous enjoint ainsi à nous comprendre nous-mêmes « avec plus de justesse et à reconnaître que l'action de cette histoire de l'influence est à l'œuvre en toute 621 En guise de précision sur ce point, on peut avancer que le phronimos, en effet, n’est pas l’habile qui est capable d’agir afin d’atteindre un certain but, mais sans s’interroger sur le caractère moral de ce but. « Ainsi, si le but est noble, c’est une puissance digne d’éloges, mais s’il est pervers, elle n’est que rouerie » (Éthique à Nicomaque, VI, 13, 1144 a26-27). En effet, « ladite disposition [la prudence] ne se réalise pas pour cet "œil de l’âme" sans l’aide de la vertu » (Éthique à Nicomaque, VI, 13, 1144a31), phrase un peu énigmatique qu’une note de Tricot nous aide cependant à comprendre. L’habileté – l’œil de l’âme – « ne devient la disposition constituant la prudence qu’avec le secours de la vertu ». L’habile, en apparence, ressemble donc au phronimos. Mais il n’est pas le phronimos car il n’a cure de la vertu. De même, nous dit Aristote, « les principes de nos actions consistent dans la fin à laquelle tendent nos actes, mais à l’homme corrompu par l’attrait du plaisir ou de la crainte de la douleur, le principe n’apparaît pas immédiatement, et il est incapable de voir en vue de quelle fin et pour quel motif il doit choisir et accomplir tout ce qu’il fait, car le vice est destructeur du principe » (Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140b15). Ainsi, sans cette orientation au bien – qu’il ne détermine pas à proprement parler, il est vrai, mais dont il ne peut faire fi – le phronimos ne serait pas l’homme prudent. Dans les mots de Gadamer, cela s’entend comme suit : « bien que l’exercice de cette vertu [la phronèsis] fasse distinguer ce qui est faisable de ce qui ne l’est pas, elle n’est pas simple intelligence pratique (Klugheit), ni ingéniosité générale. La manière dont elle distingue le faisable de ce qui ne l’est pas commence toujours par inclure la distinction entre ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas; elle présuppose ainsi une attitude morale, qu’elle continue pour sa part à développer » (VM, p. 38). 622 VM, p. 322. 187 compréhension que l'on en soit ou non expressément conscients »623. Il nous enjoint donc à arrêter de croire que l'on peut se couper de l'histoire qui nous façonne, qui agit toujours en nous d'une certaine façon. Gadamer fait ainsi ressortir la puissance de l'histoire sur la conscience humaine finie: « même lorsque la foi en la méthode nous fait renier notre propre historicité, c'est encore elle qui l'emporte »624. Le mode d’être éthique se fait ainsi mode d’être historique ou herméneutique. En effet, pour Gadamer, notre historicité nous conditionne toujours déjà et c’est la prise de conscience critique de cette historicité qui peut nous mener à une compréhension juste. Chez Aristote, c’est l’éducation au bien qui façonne l’êthos du phronimos et lui permet de déterminer, dans telle situation, quelle est l’action à poser en vue du bien pour lui-même et pour les autres, détermination de la vertu morale qui, en retour, va avoir une influence sur ce même êthos. Gadamer nous montre que, de la même manière, il existe une disposition à la compréhension, disposition à la compréhension qui passe par la reconnaissance de notre enchâssement dans une tradition, qui passe par la reconnaissance de notre situation herméneutique et donc de notre historicité 625 . On peut citer ici une phrase de Georgia Warnke qui va dans ce sens : « Pour Gadamer, la tradition générale joue le rôle des normes éthiques chez Aristote : elle constitue pour l’interprétation un “modèle”. Ce modèle oriente notre interprétation mais nous ne pouvons l’appliquer dogmatiquement et lui-même ne détermine pas catégoriquement le sens de l’objet étudié : il offre à l’interprétation un cadre qui se trouve modifié au gré des circonstances précises de l’interprétation 626 ». L’hexis de l’homme qui peut comprendre est donc tournée vers la chose à comprendre de laquelle elle participe toujours déjà. 623 Ibid., p. 323. Idem. 625 On pourrait même aller jusqu’à dire que le mode d’être éthique est toujours mode d’être herméneutique : « La phronèsis est une hexis durable du savoir pratique. Ce n’est pas seulement son horizon, ce qui est voulu ou ce qui convient, qui, en tant que rectitude et direction de sa volonté, lui est donné au cours d’une histoire à travers l’éthos et l’êthos, mais le savoir du bien, toujours nouveau dans cet horizon, est lui-même quelque chose d’éminemment chargé d’historicité. L’aptitude à toujours estimer avec justesse ce qui a une utilité individuelle et appropriée et à s’engager dans la bonne direction augmente manifestement à partir de et avec l’expérience de la vie » (H.-G. Gadamer, « Le savoir pratique », p. 164). 626 G. Warnke, Gadamer. Herméneutique, tradition et raison, p. 127. 624 188 1.2. Un savoir ouvert Cette implication de soi dans la chose à comprendre peut être encore précisée en envisageant la façon dont le savoir du phronimos – ou de l’homme qui peut comprendre – s’applique aux situations toujours particulières d’action ou de compréhension627. Il s’agit ici d’éclairer la manière dont l’application se fait concrétisation. Précédemment, nous avons déterminé que « dans l’herméneutique pas plus que chez Aristote, l’“application” ne peut jamais signifier une opération subsidiaire qui s’ajouterait après coup à la compréhension : ce à quoi nous devons “appliquer” quelque chose détermine, dès le commencement et dans sa totalité, le contenu effectif et concret de la compréhension herméneutique »628. Avançons maintenant que, plus précisément, cela signifie qu’« “appliquer” – ce n’est pas ajuster quelque chose de général, donné d’avance, pour démêler par après les fils d’une situation particulière »629. Est en jeu ici, à propos de la forme de savoir de la phronèsis et donc de l’herméneutique, le problème de la concrétisation de l’universel 630 . En effet, le savoir phronètique ne fonctionne pas à partir de la distinction entre un savoir préalable, un savoir universel, et l’application, après coup, de ce savoir. Le savoir de la phronèsis n’est pas détaché de la pratique de ce savoir. On ne commence pas par posséder le savoir phronètique pour l’appliquer ensuite à une situation concrète. En tant qu’homme, on est toujours déjà dans la situation de celui qui doit agir. La possession du savoir et son application ne sont pas deux moments distincts. La décision quant à ce qui doit être fait est prise en situation. Le phronimos n’est pas celui qui sait appliquer la droite règle. Le phronimos n’est pas celui qui a contemplé la droite règle et qui, fort de son savoir, serait maintenant en mesure de l’appliquer. Le prudent ne possède pas la science du Bien. Il est plutôt l’incarnation de la droite règle. Homme des vues d’ensemble, il est celui qui, fort de son expérience et de son éducation, peut délibérer et juger de ce qui est le meilleur pour lui et pour les autres. 627 « Aristote a concentré son attention sur la dépendance inhérente aux situations de la vie humaine et assigné pour tâche à l’éthique philosophique comme au comportement moral, la concrétisation de l’universel et son application à chaque situation » (H.-G. Gadamer, « Sur la possibilité d’une éthique philosophique », p. 326). 628 H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 73. 629 Idem. 630 Volpi le souligne d’ailleurs à juste titre dans son texte « Herméneutique et philosophie pratique » quand il écrit que « Gadamer, en somme, propose le savoir pratique aristotélicien comme ce qui permet de résoudre le problème herméneutique de l’application, c’est-à-dire de présenter un type de savoir en mesure de produire une synthèse originaire de l’universel et du particulier, qui ne soit donc pas une application ultérieure de l’universel au particulier » (p. 28-29). 189 En effet, sa conception de l’universel, le phronimos la tire de l’expérience, du rapport étroit qu’il entretient avec le particulier. C’est à partir des situations particulières, par induction, que le phronimos se forme une connaissance des universels. Ce n’est donc pas abstraitement, ni par une intuition immédiate que le phronimos appréhende les universels. C’est plutôt au contact de l’expérience, expérience qui est donc le chemin vers l’universel dans la mesure où elle est la somme des expériences particulières. L’expérience procure une vue d’ensemble tout en étant ancrée dans le particulier, dans le concret de la vie631. Ainsi, de l’expérience, on tire un savoir, mais qui n’est pas un savoir qui fraye avec le transcendant dans la mesure où il s’enracine dans le vécu concret. Le phronimos possède donc une forme de savoir qui ressort autant du particulier que de l’universel. De cette relation à double sens qu’entretiennent l’universel et le particulier dans le cas du savoir phronètique découle le fait qu’alors que l’universel appréhendé par le sage est fixe, enfermé sur lui-même pourrait-on dire, l’universel saisi par le phronimos est ouvert au singulier et est donc à même d’être sans cesse corrigé. Dans les mots de Bataillard : « L’intuition pratique n’est pas l’intuition théorique en ce que la saisie prudente de l’universel est consciente de la nécessité de corriger son savoir autant de fois que l’on rencontrera de situations différentes, tandis que le sophos qui saisit inductivement telle cause s’y tient définitivement ». « Et de même, poursuit-elle, l’intuition du singulier diffère : le prudent, reconnaissant que tel cas particulier relève de la règle générale, s’efforcera d’adapter cette règle en lui faisant dire ce qu’implicitement elle désigne, mais que seul l’acte singulier peut exprimer adéquatement; le sage se bornera à voir que tel phénomène est illustration de la loi universelle »632. 631 « L’expérience, pour Aristote, n’est pas la répétition indéfinie du particulier; mais elle entre déjà dans l’élément de la permanence : elle est ce savoir vécu plus qu’appris, profond parce que non déduit, que nous reconnaissons à ceux dont nous disons qu’ils "ont de l’expérience". Qu’un tel savoir soit incommunicable, comme le montre l’exemple de Périclès et de ses enfants, prouve qu’il s’agit là d’un savoir enraciné dans l’existence de chacun, mais non qu’il ne s’agisse pas d’un savoir : l’incommunicabilité de l’expérience n’est que l’envers de sa singularité irremplaçable, singularité qu’il appartient à chacun de reconquérir pour soimême, dans la patience et le travail » (P. Aubenque, La prudence chez Aristote, p. 59). On se rapproche ici de la notion d’expérience comprise comme Erfahrung, telle que Gadamer la conceptualisera et sur laquelle nous reviendrons. Il ne s’agit donc plus déjà de l’expérience que l’on pourrait qualifier de scientifique, c’est-à-dire de la même expérience que l’on répète afin de s’assurer d’un résultat. 632 M.-C. Bataillard, « Thalès, Périclès et les poissons », p. 111. 190 De même, c’est d’un savoir des vues d’ensemble que se réclame l’homme qui peut comprendre. Ce dernier se trouve ainsi à emprunter davantage au phronimos qu’à l’artiste qui possède la maîtrise des règles de production de son œuvre. La compréhension d’un texte ou de la tradition, pour Gadamer, ne relève pas de la stricte application de règles. Certes, l’herméneutique jusqu’à Schleiermacher pouvait être considérée de la sorte. Il s’agissait de « déchiffrer le sens originel des textes grâce à un procédé qui respecte des règles »633. Il convenait de recourir à des règles d’interprétation afin de lever les obscurités pesant encore sur le texte et interdisant d’accéder véritablement à son sens. On pouvait alors encore parler d’un art de comprendre au sens d’une tekhnè. La compréhension se donnait à celui qui possédait les règles de l’interprétation. L’interprétation était entendue comme une méthode, comme un ensemble de règles permettant d’accéder à la compréhension du sens. L’interprétation avait donc clairement une fonction technique. Fonction technique qui avait, par ailleurs, pour objectif d’essayer d’éliminer la part de subjectivité propre à toute interprétation. Or, Gadamer prend le contrepied de cette approche techniciste de l’herméneutique. En effet, celui qui peut comprendre n’est pas en possession d’un corpus de règles qu’il pourrait appliquer à l’objet à comprendre. Il est plutôt, à l’instar du phronimos, l’homme des vues d’ensemble. L’homme qui peut comprendre est celui qui possède une ampleur supérieure de vision. Cependant, cette ampleur supérieure de vision n’est pas synonyme de la possession entière d’un savoir qui refuserait d’être remis en question. Elle n’est pas l’équivalent de la possession dogmatique d’un savoir. Ce savoir des vues d’ensemble propre à l’homme qui peut comprendre est plutôt le savoir de l’homme d’expérience. En effet, faire l'expérience de quelque chose, nous dit Gadamer, c'est se rendre compte que notre façon antérieure de l'envisager n'était peut-être pas exacte et que l'on a, une fois l'expérience faite, une meilleure appréhension de la chose en question. L'expérience en tant qu'Erfahrung est ainsi, pour lui, toujours négative. Ayant appris de ses expériences passées, l'individu sait qu'il pourra tirer de ses prochaines expériences un savoir meilleur. L'homme d'expérience sait que de nouvelles expériences pourront toujours l'amener à voir les choses autrement, à élargir ou à déplacer son horizon. Ainsi, celui qui peut comprendre est homme d'expérience, il est un homme qui sait faire preuve d'une ouverture véritable. Il sait faire preuve d'ouverture en ce qu'il sait 633 VM, p. 192. 191 qu'il peut toujours faire de nouvelles expériences qui ne confirmeront pas tant ce qu'il sait déjà, mais qui, au contraire, l'amèneront à avoir un savoir meilleur. Gadamer rend particulièrement parlante cette relation à double sens entre le général et le particulier, entre un universel ouvert et les situations particulières, en référant à un domaine où cette relation est bien mise en lumière. Il s’agit de l’herméneutique juridique634. Dans le cas de l’herméneutique juridique, Gadamer nous dit ainsi que « la tâche de l’interprétation est de concrétiser la loi dans le cas donné, elle est donc de l’appliquer. […]. Bien sûr, la tâche de concrétisation ne consiste pas simplement à connaître les articles du code. Si on veut juger en juriste le cas soumis, il faut évidemment connaître aussi la jurisprudence, ainsi que tous les éléments qui la déterminent »635. La loi à laquelle réfère le juge n’est pas cet ensemble fixe composé uniquement par les articles du code pénal, par exemple. Au contraire, elle est cet ensemble vivant composé des articles de loi et de la jurisprudence, c’est-à-dire de l’interprétation qui a déjà été faite des articles du code afin de statuer sur des situations particulières. La notion même de jurisprudence montre bien cette interaction du général et du particulier : les tribunaux sont amenés à interpréter la loi d’une certaine façon en fonction d’une situation particulière qui leur est présentée et, en retour, la décision qui est prise vient enrichir l’ensemble des règles qui composent le code. Quant au juriste, il est cet homme qui possède la vue d’ensemble des règles initiales du code, pourrait-on dire, et de la jurisprudence636. Cependant, dès lors que l’on s’interroge sur la forme de savoir qui est celle du juge, du phronimos ou, plus généralement, de l’homme qui peut comprendre, on ne se meut déjà plus dans la sphère des situations particulières où l’on doit agir. La réflexion sur cette forme 634 VM, p. 347-363. Ibid., p. 352. 636 Volpi donne une interprétation éclairante de l’exemple juridique de l’application dans la mesure où il fait la comparaison avec le cas de l’application dans le domaine de la tekhnè. « On pourrait objecter que le juste également, c’est-à-dire l’universel juridique, est déterminé préalablement par la loi de manière rigoureuse, et que la tâche du juge consiste simplement dans l’application au cas particulier du juste défini en termes universels par la loi, de la même façon que l’artisan applique la forme universelle au matériau spécifique. [Mais], alors que dans le cas de la technique, l’application de l’universel au matériau particulier comporte toujours des restrictions et des imperfections, qu’il y a par conséquent une impossibilité à ce que la forme universelle trouve une réalisation parfaite, le cas de l’application de la justice est bien différent. “Il est vrai, fait remarquer Gadamer, que le juge doit atténuer la rigueur de la loi. Or, s’il le fait, ce n’est pas faute de mieux, mais pour ne pas commettre d’injustice. En atténuant la loi, il n’apporte pas de restriction au droit, mais découvre au contraire un droit meilleur”. C’est uniquement dans l’actualisation historiquement concrète de l’universel que l’on a la pleine réalisation du juste » (F. Volpi, « Herméneutique et philosophie pratique », p. 25-26). 635 192 de savoir est plutôt de l’ordre de la théorie. L’éthique philosophique n’est pas, en effet, le savoir pratique du phronimos. De même l’herméneutique philosophique n’est pas le savoir pratique de l’homme qui peut comprendre. Elle est en effet savoir théorique et non pas savoir pratique. Mais quel est alors son rôle vis-à-vis du savoir pratique ? 2. L’herméneutique comme philosophie pratique 2.1. Phronèsis et philosophie pratique Il convient en premier lieu de remarquer que dans sa réhabilitation de l’éthique aristotélicienne, la distinction entre le savoir pratique de la phronèsis et le savoir théorique de l’éthique philosophique n’est pas toujours faite de façon très limpide par Gadamer, laissant ainsi planer une ambiguïté637. Le fait est que, au-delà de l’intérêt qu’il porte à la phronèsis pour venir appuyer la forme de savoir propre au comprendre, c’est également le rôle de l’herméneutique philosophique qu’il cherche à éclairer grâce à Aristote. En ce qui a trait à la réflexion sur la compréhension, c’est plutôt l’éthique philosophique aristotélicienne – c’est-à-dire la philosophie pratique – qui lui sert de guide, et même plus particulièrement l’éthique philosophique dans son lien avec la phronèsis. Gadamer actualise ainsi également pour ses propres travaux sur l’herméneutique la pensée aristotélicienne d’une éthique philosophique dans son lien à la phronèsis et non plus seulement la réflexion du Stagirite sur la phronèsis638. Chez Aristote, c’est ainsi également « la possibilité d’une éthique philosophique », pour reprendre le titre de l’un des textes de Gadamer, et son rapport avec une éthique pratique qui va éveiller son attention. Disant cela, on saisit immédiatement pourquoi Aristote l’interpelle. Ce dernier n’écrit-il pas à propos de ses propres recherches que « le présent travail n’a pas pour but la spéculation pure comme nos autres ouvrages (car ce n’est 637 Berti également n’a pas manqué de relever cette ambiguïté qui s’insinue chez Gadamer, dans Vérité et méthode particulièrement, entre phronèsis et philosophie pratique, Gadamer tendant parfois à identifier l’une à l’autre selon Berti. On pourra consulter à ce propos deux articles de Berti : « La philosophie pratique d’Aristote et sa “réhabilitation” récente », p. 252 et « The Reception of Aristote’s Intellectual Virtues in Gadamer and the Hermenutic Philosophy », p. 286. 638 Ce que Kontos souligne également fort justement : « l’axe central sur lequel elle [l’appropriation gadamérienne d’Aristote] est structurée n’est autre que la relation qui noue la phronèsis à l’éthique comme science morale, c’est-à-dire respectivement l’expérience morale elle-même à la possibilité d’un discours théorique qui la rend thématique de façon adéquate » (P. Kontos, « Gadamer, lecteur d’Aristote. Phronèsis et sciences morales », p. 318). 193 pas pour savoir ce qu’est la vertu en son essence que nous effectuons notre enquête, mais c’est afin de devenir vertueux, puisque autrement cette étude ne servirait à rien) » 639 ? Ce qui est en jeu ici, c’est le statut de l’éthique philosophique – science théorique certes, mais en quel sens exactement ? – ainsi que son rapport à la pratique même de la phronèsis. De même, pour l’herméneutique philosophique, il s’agira d’éclaircir son rapport à la théorie et le lien qu’elle entretient avec la compréhension elle-même, c’est-à-dire avec les situations pratiques de compréhension. Certes, la philosophie pratique n’est pas la phronèsis tout comme l’herméneutique philosophique n’est pas la compréhension dans la mesure où, au contraire de la phronèsis et de la compréhension, la philosophie pratique et l’herméneutique philosophique sont théorie. Mais si l’on revient au sens premier, c’est-à-dire au sens grec du concept de théorie – la theôria –, on s’aperçoit que cette dernière entretient en fait un rapport étroit avec la pratique. « La philosophie pratique, nous dit ainsi Gadamer, n’est pas la sagesse pratique, elle est philosophie, c’est-à-dire réflexion, réflexion sur ce que ce doit être que de donner forme humaine à la vie. De même l’herméneutique n’est-elle pas elle-même l’art de la compréhension, elle n’en est que la théorie. Mais l’une et l’autre forme d’accès à la conscience émergent de la pratique et ne peuvent sans elle que tourner à vide » 640 . L’éthique philosophique aristotélicienne se révèle ainsi comme n’étant pas pure théorie, mais comme ayant, au contraire, un pied dans la pratique. La philosophie pratique et l’herméneutique philosophique sont avant tout théorie, mais ne sont pas pour autant pures sciences théoriques. Elles reconnaissent plutôt un rapport d’implication à la chose qu’elles ont pour objet, ici la phronèsis, là les pratiques particulières de compréhension. Mais quelle est exactement la conception de la théorie qui prévaut à la fois dans la philosophie pratique aristotélicienne et dans l’herméneutique philosophique ? 2.2. Le modèle du theorôs À l’heure actuelle, c’est un clivage qui caractérise la relation entre théorie et pratique. La science moderne nous a, en effet, appris à les penser sans lieu commun. Tout au plus la théorie trouve-t-elle son application dans la pratique, mais aucune continuité d’implication 639 640 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 2, 1103b25-1103b30. H.-G. Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique », p. 35-36. Nous soulignons. 194 n’est envisageable entre les deux. C’est le sujet connaissant qui est ici au cœur de la question. En effet, l’exigence d’extériorité imposée par la science moderne au sujet connaissant refuse que l’attitude théorétique conjugue l’être de l’homme à son objet d’étude. Mais si la science moderne repose sur un sujet connaissant, dans l’antiquité, comme nous le rappelle Gadamer, c’est plutôt le modèle du theorôs qui dictait les rapports de la théorie à la pratique et qui informait donc le savoir 641 . Or, ce qui caractérise le theorôs, c’est qu’il fait œuvre de participation, participation que l’on retrouve dans le sens antique du terme theôria. Dans l’attitude théorique entendue dans ce sens-là, « on ne se borne pas à porter le regard sur les ordres existants comme tels; la theôria signifie, en outre et au contraire, participation à la totalité même de l’ordre »642. Dans son texte « Éloge de la théorie », Gadamer précise cette idée selon laquelle la theôria consiste d’abord et avant tout en la pleine participation à ce que l’on « observe » 643. En effet, elle implique d’être auprès des choses, c’est-à-dire d’y prendre part. Gadamer prend entre autres les exemples du spectateur à une pièce de théâtre et du participant à une délégation envoyée à une fête 644 et écrit qu’« [a]ssister à quelque chose, c’est plus que la simple co-présence à quelque chose qui est également là. Assister à, c’est prendre part. […] Le theorôs est donc le spectateur au sens propre du mot, celui qui, par sa présence, prend part à l’acte de la fête » 645. L’attitude théorique au sens antique n’impliquait donc pas de coupure épistémologique à l’objet observé, mais plutôt une pleine implication. Cependant, la science moderne a perdu de vue cet élément essentiel de la theôria : son ancrage dans la vie humaine646. Cela est encore plus patent pour ce qui est des sciences humaines dans la mesure où là, le sujet connaissant et son objet de recherche sont de même nature. Or, c’est cette relation de participation de la théorie à la pratique qui est à l’œuvre 641 On pourra, à ce propos, consulter l’article de Luc Langlois, « La signification éthique de l’expérience herméneutique dans Vérité et méthode », p. 69-70. 642 VM, p. 479. 643 Gadamer écrit en effet à propos de la theôria : « Das Wort meint Beobachten » (« Lob der Theorie », p. 48). 644 VM, p. 142 (notamment) et « Lob der Theorie », p. 48. 645 VM, p. 142 et « Lob der Theorie », p. 48. 646 Gadamer écrit ainsi que « [l]a theoria […] ne s’oppose pas purement et simplement à la praxis, elle est elle-même une praxis suprême, un mode d’être suprême de l’homme. […] Ce qui, par contre, définit fondamentalement le concept moderne de “théorie” rationnelle, c’est sa référence et très exactement, son opposition à l’application pratique. L’opposition entre l’école et la vie a toujours existé sous une forme ou sous une autre. Mais elle ne s’est imposée à la conscience qu’au début des temps modernes » (« Sur la possibilité d’une éthique philosophique », p. 312). 195 dans l’éthique philosophique aristotélicienne et dans l’herméneutique philosophique. C’est cette conception de la théorie qui est au cœur des deux modes de savoir. Il convient donc, pour Gadamer, de reconnaître la relation réciproque qui existe entre théorie et pratique. Au niveau du lien entre philosophie pratique et phronèsis, d’une part, et du lien entre herméneutique philosophique et compréhension, d’autre part, cela se traduit ainsi pour Gadamer : Ainsi c’est de la théorie, quand je parle ici de l’herméneutique. Ce ne sont pas des situations pratiques du comprendre que je cherche par là à résoudre. Il s’agit d’une attitude théorétique à l’égard de la pratique de l’interprétation […]. Mais cette attitude théorétique rend simplement conscient de ce qui est en jeu dans l’expérience pratique du comprendre. Ainsi, il me semble que la réponse donnée par Aristote quant à la possibilité d’une philosophie morale, vaut en ce qui concerne notre intérêt pour l’herméneutique. Sa réponse était que l’éthique n’est certes qu’une entreprise théorétique, et que tout ce qui y est dit à travers une description théorétique des formes de la vie juste ne saurait être que d’un maigre secours pour l’application concrète dans l’expérience de la vie humaine. Pourtant l’universelle volonté de savoir ne s’arrête pas là où la circonspection pratique concrète est le point décisif. La connexion entre l’universelle volonté de savoir et la circonspection pratique concrète est une connexion [d’action] réciproque. Ainsi il me semble que la conscience théorétique de l’expérience de la compréhension et la pratique de la compréhension, l’herméneutique philosophique et la propre compréhension de soi, ne sont pas à séparer l’une de l’autre647. Tout comme « il faut [à la science pratique] s’élever à partir de la praxis même, et, avec toutes les généralités typiques qu’elle porte à la conscience, se rapporter en retour à la praxis »648, l’herméneutique philosophique part des expériences vécues de compréhension – puisque ce sont bien elles qui représentent son objet de réflexion – et doit y retourner. Ce retour – qui correspond également à la visée de ces sciences d’un genre autre – Gadamer l’énonce de la façon suivante en ce qui concerne l’éthique philosophique : Aristote souligne qu’il ne peut pas s’agir, en « philosophie pratique », du comble de l’exactitude auquel accède le mathématicien. Une telle exigence d’exactitude y serait déplacée. Il s’agit uniquement de faire voir les contours des choses et d’apporter une certaine aide à la conscience morale en traçant ces contours. […]. Pour engager correctement une éthique philosophique, il est donc décisif qu’elle ne prétende pas supplanter la conscience morale mais que, sans se poser non plus en discipline purement théorique et « historique », elle éclaire les contours des phénomènes et aide ainsi la conscience morale à voir 647 648 H.-G. Gadamer, « L’herméneutique comme philosophie pratique », p. 253. Nous soulignons. Ibid., p. 236. 196 clair en elle-même649. Comme le montre Cattin, l’éthique philosophique vise donc à l’élucidation de l’êthos du phronimos : « c’est dans cet intervalle de la praxis à la praxis que la philosophie pratique trouve son lieu propre, comme tentative d’éclaircissement de cette disposition de l’être-là humain qui a le caractère de l’arétè, de la Bestheit » 650. C’est le même schéma qui est à l’œuvre dans l’herméneutique. L’herméneutique philosophique vise à éclairer les pratiques de compréhension. Elle « décrit ce qui a toujours eu lieu dans toute compréhension » 651. L’herméneutique philosophique va donc tirer sa matière des expériences vécues de compréhension et, par là même, elle se trouve à prendre « ses distances par rapport à tout savoir “pur”, détaché de l’être »652. Comme Kontos l’écrit très clairement à propos de la science morale, « la particularité de la science morale tient au fait qu’elle présuppose non pas l’élaboration de certains concepts et la tradition scientifique qui en découle, mais bien plus, l’enracinement dans une forme de vie »653. Les pratiques de compréhension sont la source à laquelle puise la théorie herméneutique et représentent en même temps sa visée dans la mesure où c’est le sens même de ces pratiques qu’elle vise à éclairer. Ainsi, l’herméneutique philosophique permet à l’homme qui veut comprendre d’avoir une compréhension élargie de sa pratique même de compréhension. L’herméneutique philosophique vise donc à éclairer les structures du comprendre et par là même vient aider l’homme qui veut comprendre dans son entreprise de compréhension. Cependant, tout comme « [i]l est essentiel que les sciences éthiques, tout en contribuant à la clarification des phénomènes de la conscience éthique, n’occupent jamais la place qui revient à la conscience éthique concrète » 654 , il convient de reconnaître les limites de l’herméneutique philosophique. Elle apporte certes un éclairage sur les pratiques de compréhension, mais elle ne vise néanmoins pas à les guider. Ce qui distingue finalement le savoir théorique de l’herméneutique philosophique du savoir pratique propre à la compréhension, c’est que le premier est avant tout « savoir réfléchissant »655, alors que le second est savoir agissant, savoir en action, savoir en situation. 649 VM, p. 335. E. Cattin, « L’herméneutique comme philosophie pratique. Aristote dans Gadamer », p. 85. 651 Idem. 652 VM, p. 336. 653 P. Kontos, « Gadamer, lecteur d’Aristote », p. 321. 654 H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 61. 655 E. Cattin, « L’herméneutique comme philosophie pratique. Aristote dans Gadamer », p. 85. 650 197 La frontière entre les deux nous semble cependant mince dans la mesure où, comme nous l’avons montré, le propre du savoir théorique de l’éthique philosophique et de l’herméneutique philosophique est d’avoir un lien avec l’être qu’elles se proposent de réfléchir et, également, le fait qu’elles ne sont pas « sans efficace » 656. Elles ont donc un ancrage dans la vie humaine. Or, en tant que savoir guidant l’agir humain, la phronèsis ne se tient-elle pas elle-même – comme on vient de le montrer pour la philosophie pratique – entre la praxis et la praxis ? Par ailleurs, l’éthique et l’herméneutique philosophiques revendiquent un lien à l’universel 657 . Or, ainsi que nous l’avons vu, il n’en est pas autrement pour la phronèsis658. La distinction entre les deux niveaux de l’éthique et les deux niveaux de l’herméneutique demeure donc, sous certains aspects, ambiguë. Cependant, au-delà de cette ambiguïté, une constante demeure : ce qui ressort des analyses gadamériennes de la phronèsis et de la philosophie pratique aristotélicienne est leur ancrage dans la praxis, dans la pratique humaine et leur effet sur celle-ci. La réhabilitation gadamérienne de la phronèsis et de la philosophie pratique aristotélicienne nous est apparue comme étant résolument orientée sur la forme de savoir qui leur est propre, dans la mesure où c’est là que se situe le problème de l’herméneutique. Cependant, ce que Gadamer s’attache à nous montrer est que l’herméneutique est certes une forme de savoir, mais c’est une forme de savoir autre, c’est un savoir qui est toujours en lien avec la pratique. C’est un savoir qui est toujours en lien avec l’existence humaine. « Le problème de l’herméneutique est, à mon avis, non seulement un problème de la méthodologie des sciences humaines, non seulement un problème relevant de la discussion actuelle sur les manières scientifiques de penser et de philosopher, mais aussi un problème humain, un 656 Ibid., p. 84. D’ailleurs Kontos fait bien remarquer que « Gadamer accentue cette notion aristotélicienne de katholou en faisant appel à tous les passages de l’Éthique à Nicomaque qui vérifient la thèse selon laquelle la phronèsis dispose aussi d’un statut noétique » (« Gadamer, lecteur d’Aristote », p. 323). Cela tendrait à montrer qu’effectivement Gadamer atténue la distinction entre phronèsis et philosophie pratique, accentuant par là même l’ambiguïté qui plane sur sa réhabilitation de la phronèsis. 658 Cette – trop – mince distinction que Gadamer fait entre éthique philosophique et phronèsis a d’ailleurs été relevée par Kontos quand il aborde « le problème auquel est confronté Gadamer : il est obligé de justifier en même temps l’affinité essentielle entre l’expérience morale et le discours théorique de l’éthique (puisqu’il prétend que le respect de cette affinité est la condition sine qua non de toute science de l’homme) et leur différence infranchissable, puisque le discours théorique ne fait pas partie de l’expérience immédiate de la réalité. Il s’avèrera que ce double objectif ne sera jamais réalisé par Gadamer » (P. Kontos, « Gadamer, lecteur d’Aristote », p. 319). En effet, pour être en mesure de les distinguer véritablement, il faudrait montrer que l’universel de la philosophie pratique et celui de la phronèsis sont d’un « genre différent » (P. Kontos, « Gadamer, lecteur d’Aristote », p. 323-327), ce sur quoi Gadamer butera. 657 198 problème qui porte sur la possibilité même de l’existence humaine et qui peut-être en décidera un jour »659. C’est donc un savoir qui toujours nous concerne, c’est un savoir dans lequel nous sommes toujours impliqués. Cette forme de savoir qui est celle de l’herméneutique n’est donc pas sans implication pour l’être même de l’homme qui peut comprendre. C’est de la conscience herméneutique qu’il s’agit ici. Mais quelle est-elle cette conscience herméneutique ? Jusqu’où peut-on pousser le rapprochement entre l’homme qui peut comprendre et le phronimos ? La conscience herméneutique est-elle aussi conscience éthique? Quels rapports entretient-elle avec l’altérité ? Ou, en d’autres mots : quel est son mode de relation à l’autre ? 659 H.-G. Gadamer, « Le problème de l’herméneutique », p. 40. 199 CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HERMÉNEUTIQUE : UNE CONSCIENCE DIALOGIQUE Nous avons vu que la réhabilitation gadamérienne du savoir phronètique a pour objectif de rendre compte de la forme de savoir propre à la compréhension, forme de savoir qui partage davantage les traits de la phronèsis que ceux de la science moderne. Forme de savoir pratique. L’herméneutique a un ancrage dans la pratique. Cela signifie qu’en tant qu’êtres qui comprenons nous sommes toujours déjà impliqués dans cela même que nous cherchons à comprendre. Mais alors, reconnaître que l’herméneutique est de l’ordre d’un savoir pratique n’est pas sans implication sur la conception du soi propre à l’herméneutique. En effet, relevant de cette forme de savoir pratique, les expériences véritables de l’art et de l’histoire que Gadamer analyse dans Vérité et méthode ont pour lui ceci de commun qu’elles ne se laissent pas appréhender par une conscience qui voudrait s’en rendre maître. Il ne faisait aucun doute à mon esprit, écrit-il, que les formes de conscience transmises et acquises par notre formation historique, à savoir la conscience esthétique et la conscience historique, représentaient des formes aliénées de notre véritable être historique et à partir desquelles il était tout à fait impossible de concevoir les expériences originaires que nous transmettent l’art et l’histoire. La distance tranquille dont se prévalait la conscience culturelle bourgeoise dans la jouissance de ses possessions culturelles méconnaissait à quel point nous sommes nous-mêmes mis en jeu et mis en cause dans l’expérience de l’art et de l’histoire 660. Gadamer se pose ainsi en critique du primat de la conscience de soi sur la conscience de la chose qui, selon lui, a cours dans la pensée moderne. Voulant faire droit à l’expérience de vérité qui prévaut notamment en art et en histoire, expériences pour lesquelles la vérité ne se laisse pas penser à l’aune de la certitude, Gadamer voit la nécessité de laisser la parole aux choses, d’écouter le langage des choses 661. Cela implique cependant une remise en cause de la conception de la conscience de soi concomitante de la conception de la vérité 660 H.-.Gadamer, « Autoprésentation », p. 44. Et encore : « [C]omme le veut leur être propre, art et histoire se dérobent à l’interprétation qui part de la subjectivité de la conscience » (H.-G. Gadamer, « La nature de la “res” et le langage des choses » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 135). 661 « [C]et être-en-soi propre des choses, que néglige le désir humain arbitraire de disposition, est comme un langage qu’il s’agit d’écouter » (H.-G. Gadamer, « La nature de la “res” et le langage des choses » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 126). 201 envisagée comme certitude 662 . Gadamer nous offre ainsi une critique de la conscience certaine de soi et nous montre que c’est plutôt une autre « figure de la subjectivité » – la conscience herméneutique – qui est au cœur de l’expérience herméneutique. Cette conscience herméneutique se montre sous différents visages dans Vérité et méthode. Pour ce qui est de l’œuvre d’art, c’est la figure du joueur qui permet le mieux de saisir « qui » est celui qui en fait une expérience authentique. Au regard de l’expérience historique, il s’agit de la conscience du travail de l’histoire. C’est en recourant à la philosophie grecque et plus particulièrement au concept, déjà entrevu, de theorôs que nous pourrons mettre au jour le modèle qui sous-tend ces deux figures de la subjectivité. Nous verrons qu’il répond par ailleurs à deux caractéristiques essentielles de la compréhension : ses caractères évènementiel et langagier. Mais il importe, avant tout, d’esquisser les traits de ces figures qui scandent l’ouvrage principal de Gadamer. 1. Les formes de la conscience herméneutique dans Vérité et méthode 1.1. L’expérience de l’œuvre d’art : la conscience esthétique et la figure du joueur Dans la première partie de son maître ouvrage, Gadamer s’élève contre l’abstraction de la conscience esthétique qui, à partir du 19e siècle, établit une coupure entre l’œuvre d’art et la réalité. La conscience esthétique, qui a pour seule critère la qualité esthétique, ne considère dans l’œuvre d’art que la « pure œuvre d’art »663. La conscience esthétique, écrit Gadamer, est orientée vers l’œuvre proprement dite ; quant à ce dont elle fait abstraction, il se réduit aux aspects extraesthétiques qui lui restent attachés : but, fonction, signification du contenu. Il se peut que ces aspects aient un poids assez considérable puisqu’ils insèrent l’œuvre dans son monde et contribuent ainsi nécessairement à déterminer la plénitude de sens, qui était primitivement la sienne. Mais la réalité artistique de l’œuvre se distingue de tout cela. Ce qui définit tout simplement la conscience esthétique, c’est précisément que se distingue de toute donnée extra-esthétique ce qui est esthétiquement visé. Elle fait abstraction de toutes les conditions 662 Ce que Deniau fait également très bien ressortir quand il écrit que « libérer l’expérience du rétrécissement consécutif au primat de la méthode unifiée, c’est donc remettre en cause non seulement cette méthode mais d’abord et avant tout ce sur quoi elle repose : le primat de la conscience certaine de soi. La réhabilitation de l’expérience extra méthodique de la vérité menée par Gadamer est donc inséparable d’une critique de la certitude de la conscience de soi qui doit alors, si elle se veut cohérente, laisser émerger une figure de la “ subjectivité ” à l’œuvre dans la compréhension » (G. Deniau, « La question du “sujet” dans l’herméneutique gadamérienne », p. 2). 663 VM, p. 102. 202 d’accès auxquelles nous devons nous soumettre pour voir l’œuvre664. La conscience esthétique distingue la qualité esthétique de l’œuvre du monde de l’œuvre. Afin de juger l’œuvre d’art, elle fait abstraction du monde qui est propre à celle-ci. Pour Gadamer, la conscience esthétique pose problème dans la mesure où, en tant que conscience qui juge, elle prend ses distances par rapport à ce qu'elle a à juger, ici l'œuvre d'art, et se rend donc en quelque sorte l'œuvre d'art étrangère. La conscience esthétique s'extrait de la situation de compréhension. La conscience d'art, la conscience esthétique est toujours une conscience seconde, seconde par rapport à la prétention immédiate à la vérité qui émane de l'œuvre d'art. En ce sens, lorsque nous apprécions une chose en fonction de sa qualité esthétique, il y a une distanciation aliénante par rapport à ce qui nous est en vérité bien plus intimement familier. Une distanciation de ce genre rendant possible le jugement esthétique a toujours lieu quand quelqu'un s'est soustrait à l'appel immédiat de ce qui le saisit665. S'extraire de ce que l'on veut comprendre afin de pouvoir mieux le juger et se couper par là même de l'expérience immédiate de la vérité correspond, pour Gadamer, à une forme d’aliénation, une aliénation par distanciation. On se rend étranger la chose même qu'il s'agit de comprendre. Voilà le problème que Gadamer décèle dans la conscience esthétique. « [S]i l’on faisait abstraction du sens qui nous interpelle dans une œuvre d’art et qu’on voulait ainsi se limiter intégralement à n’en apprécier que son caractère “purement esthétique”, on n’aurait affaire qu’à un comportement dévié et secondaire »666, écrit-il. Une exigence d’abstraction se trouve à la base de tout jugement esthétique. Or, pour Gadamer, « cette exigence d’abstraction entre définitivement en contradiction avec l’expérience effective de l’art »667. Pour lui, la conscience esthétique, du fait de sa façon d'appréhender l'œuvre d'art, se bloque l’accès à la vérité de l'œuvre d'art. Elle ne peut pas faire émerger la vérité de l'œuvre d'art. En effet, « la vérité n’est-elle pas plutôt que ce qui, comme œuvre d’art, nous a saisis, ne nous laisse plus la liberté de jamais l’écarter de nous et de l’accepter ou de le récuser de notre propre chef ? »668. Le rapport à l’œuvre d’art est ici tout à fait 664 Ibid., p. 103, nous soulignons. H.-G. Gadamer, « Le problème de l’herméneutique » dans L’art de comprendre. Herméneutique et tradition philosophique, p. 29. 666 H.-G. Gadamer, L’actualité du beau, p. 52. 667 VM, p. 115. 668 H.-G. Gadamer, « Le problème de l’herméneutique » dans L’art de comprendre. Herméneutique et tradition philosophique, p. 28. 665 203 opposé à celui qui est propre à la conscience esthétique. Pour Gadamer, nous ne sommes pas maîtres de l’expérience esthétique. Dans l’expérience véritable de l’œuvre d’art, la conscience qui juge cède sa place comme « sujet » à l’œuvre d’art elle-même. Dans cette façon de faire l’expérience de l’art, on n’a plus affaire à un sujet qui conduit la compréhension. C’est le sujet, plutôt, qui est mené. L’expérience de l’art, qu’il nous faut défendre contre le nivèlement de la conscience esthétique, consiste précisément en ce que l’œuvre d’art n’est pas un objet placé en face du sujet existant pour lui-même. Ce qui fait l’être véritable de l’œuvre d’art, c’est qu’elle devient l’expérience qui métamorphose celui qui la fait. Le subjectum de l’expérience de l’art, qui subsiste et perdure, n’est pas la subjectivité de celui qui la fait mais l’œuvre d’art elle-même669. Jean Grondin résume ce qui se passe dans l’expérience esthétique en écrivant que dans cette forme d’expérience, « c’est plutôt nous qui sommes pris, un peu comme nous nous laissons prendre à un jeu »670. Gadamer fait en effet lui-même référence au concept de jeu afin de rendre compte justement de l’expérience esthétique véritable, concept de jeu qui, pour lui, représente « la manière d’être de l’œuvre d’art elle-même »671. Nous voudrions insister ici plus particulièrement sur une caractéristique du jeu mise de l’avant par Gadamer et qui va nous permettre de mieux cerner la figure de la subjectivité qui est à l’œuvre dans l’expérience esthétique véritable. Cette caractéristique tient au fait que, dans le jeu, la conscience n’est pas totalement maîtresse, que ce n’est pas elle qui mène de bout en bout. La conscience est plutôt, dans une certaine mesure, menée ou agie. « Le mode d’être du jeu n’exige […] pas qu’il y ait un sujet qui se comporte de manière ludique pour que le jeu soit joué »672. Le mode d’être du jeu ne souffre pas que le joueur se comporte à l’égard du jeu comme à l’égard d’un objet. Dans le jeu, s’exerce plutôt un primat du jeu par rapport à la conscience du joueur. À ce propos, Grondin écrit, fort explicitement, que « jouer, ce n’est pas un libre agir de la subjectivité, mais un être joué qui possède son sérieux et sa réalité propres »673. Le joueur est en quelque sorte pris dans le jeu; il s’oublie dans le jeu. « “Jouer”, c’est toujours “être-joué” »674, écrit Gadamer. C’est en ce 669 VM, p. 120. J. Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 64. 671 VM, p. 119. 672 Ibid., p. 122. 673 J. Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 65. 674 VM, p. 124. 670 204 sens là que l’on peut dire que la conscience n’est plus totalement maîtresse de la partie. Le jeu lui-même prend le dessus et en vient à mener les joueurs. « Le jeu a une essence propre, indépendante de la conscience de ceux qui jouent. […] Les joueurs ne sont pas le sujet du jeu; mais à travers les joueurs c’est le jeu lui-même qui accède à la représentation »675. Si le jeu doit avoir un sujet, il s’agit du jeu lui-même. « Le jeu est ainsi fait qu’il absorbe en quelque sorte le joueur, le dispensant d’avoir à assumer l’initiative, ce qui fait tout l’effort de l’existence »676. Cette critique de la conscience maîtresse du sens que Gadamer esquisse dans la première partie de Vérité et méthode trouve sa confirmation dans la partie centrale de l’ouvrage alors que Gadamer aborde le problème de la connaissance historique. 1.2. La conscience historique et la conscience du travail de l’histoire La seconde partie de Vérité et méthode vient mettre en question la conscience historique. À la conscience historique, et plus particulièrement à la conscience historique telle que conçue par Dilthey, Gadamer vient opposer la conscience du travail de l’histoire677. On sait que la préoccupation de Dilthey était de légitimer les sciences de l’esprit, et donc la connaissance historique, face au modèle dominant qui était celui des sciences de la nature, légitimation qui ne pouvait se faire, selon lui, que sur le modèle des sciences de la 675 Ibid., p. 120. Et encore : « le primat du jeu par rapport à la conscience du joueur. […]. Le jeu représente manifestement un ordre dans lequel le va-et-vient du mouvement du jeu se produit comme de soi-même. Le propre du jeu est que ce mouvement soit non seulement dépourvu de but et d’intention, mais également exempt d’effort. Il se fait comme de lui-même » (VM, p. 122). 676 VM, p. 123. Gadamer écrit encore dans « Le problème de la compréhension de soi » qu’« on s’insère dans le jeu, ou on s’y soumet, c’est-à-dire qu’on renonce à l’autonomie du pouvoir propre de la volonté » (dans Langage et vérité, p. 140). Et plus loin, très explicitement : « ce qui constitue le jeu, ce n’est pas tant le comportement subjectif des deux hommes qui se tiennent en face l’un de l’autre, mais au contraire la formation du mouvement même qui, comme dans une téléologie inconsciente, soumet les individus » (p. 140141). 677 Jean Grondin souligne d’ailleurs l’importance qu’a la conception diltheyienne de la conscience historique pour Gadamer : « Gadamer préfère aborder de front le problème de la conscience historique tel qu’il s’est posé à Dilthey et comme il se pose encore à Gadamer, malgré, mais aussi depuis l’herméneutique de l’existence promue par Heidegger. Lorsque l’on étudie les travaux que Gadamer a publiés dans les années 1950, on se rend compte qu’ils sont dominés par ce problème diltheyien de la conscience historique et de la vérité en histoire. […]. On peut d’ailleurs dire de tout l’ouvrage [c’est-à-dire la première version du manuscrit de Vérité et méthode] qu’il commence avec Dilthey, auquel l’herméneutique de Gadamer est la réponse. Et si l’ouvrage publié en 1960 comporte une première section consacrée à l’art, c’est que Gadamer tenait à dégager un concept originaire et non méthodique de vérité qu’il pourrait ensuite opposer à Dilthey » (J. Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 106-107). On pourra également consulter à ce propos l’article de Gadamer intitulé « Le problème de la conscience historique » (dans Langage et vérité). 205 nature 678 . Or, la conscience historique représente justement la possibilité d’atteindre l’objectivité dans l’étude des évènements historiques et ce, malgré son mode d’être conditionné et limité. Gadamer définit en effet la conscience historique comme « le privilège de l’homme moderne : celui d’avoir pleinement conscience de l’historicité de tout présent et de la relativité de toutes les opinions »679. Étant conscient de notre historicité, nous pouvons en effet alors essayer de nous en détacher pour appréhender l’histoire d’une façon qui soit la moins empreinte possible de la subjectivité de l’interprète, ou du chercheur. C’est à cette condition qu’il devient possible d’étudier une époque historique à partir d’elle-même. « La conscience historique était censée s’élever au-dessus de sa propre relativité de manière à rendre possible l’objectivité de la connaissance en sciences de l’esprit » 680 . C’est cet idéal d’objectivité univoque que va venir remettre en cause la conscience du travail de l’histoire. Pour Gadamer, en effet, « la signification ne se donne pas dans la distance de la compréhension comme le pense Dilthey, mais du fait que nous sommes nous-mêmes placés dans la connexion efficiente de l’Histoire »681. Ce que Gadamer entend par le concept de « conscience du travail de l’histoire », c’est d’abord que nous ne pouvons pas nous extraire de ce qui advient et pour ainsi dire lui faire face, ce qui aurait pour conséquence que le passé deviendrait en quelque sorte pour nous un objet. En pensant ainsi, nous arrivons bien trop tard pour pouvoir encore percevoir l’expérience authentique de l’histoire. Nous sommes toujours d’emblée plongés au cœur de l’histoire. Nous sommes nousmêmes non seulement un maillon de cette chaîne qui se déroule, pour parler avec Herder, mais nous avons à chaque instant la possibilité d’être en intelligence avec ce qui nous vient du passé, et nous est transmis. J’appelle ceci « la conscience historique de l’efficience » car je veux dire par là d’une part que notre conscience est déterminée par l’efficience de l’histoire, c’est-à-dire est déterminée par un advenir effectif qui ne permet pas de se poser librement en 678 « Sa réflexion était toujours vouée à un seul but, celui de légitimer comme réalisation de la science objective, en dépit de la relativité qui lui est propre, la connaissance de ce qui est historiquement conditionné » (VM, p. 251). Plus précisément, selon Gadamer, « [c]e que cherchent les réflexions de Dilthey, ce n’est pas purement et simplement une adaptation superficielle de la méthode des sciences humaines aux procédures des sciences de la nature, mais la découverte de quelque chose qui est authentiquement commun aux deux méthodes. Il est de l’essence de la méthode expérimentale de dépasser les contingences d’une observation subjective, et c’est par là qu’elle réussit à découvrir des lois de la nature. Dépasser méthodiquement les contingences d’une perspective purement subjective et réaliser ainsi une connaissance historique et objective, telle est l’aspiration profonde des sciences humaines » (Le problème de la conscience historique, p. 41). 679 Le problème de la conscience historique, p. 23. Et encore : « Dilthey souligne que nous ne pouvons connaître que dans une perspective historique puisque, justement, nous sommes nous-mêmes déjà des êtres historiques » (Le problème de la conscience historique, p. 37). 680 VM, p. 254. 681 H.-G. Gadamer, Langage et vérité, p. 64-65. 206 face du passé. Et d’autre part, je pense aussi qu’il importe de faire naître à chaque fois en nous une conscience de cet être-affecté – de même que tout passé qui vient s’offrir à notre expérience nous oblige bien à lui faire face, à assumer d’une certaine manière sa vérité682. Gadamer, à l’instar de Dilthey, reconnaît l’historicité propre à l’homme. L’homme est ancré dans l’histoire, et dans son histoire. Cependant, pour lui, l’homme ne peut jamais s’absoudre de ce qui le constitue ainsi en propre et s’il peut (doit) en prendre conscience, il ne peut cependant jamais en avoir une conscience pleine. Il est porté par l’histoire qui agit en lui et fait donc partie de lui, de sorte qu’il ne peut jamais s’en détacher totalement pour l’observer. Elle fait partie de ces choses familières qui, en tant qu’homme, nous portent et nous traversent et dont on ne peut se séparer pour les poser en objet 683. Que l’on essaye de se retourner pour l’apercevoir dans son entièreté, nous sommes alors forcés de reconnaître l’impossibilité de ce geste : l’histoire nous suit toujours. L’histoire, travaillant toujours en nous, ne peut jamais être totalement objectivée. « Il est exclu que l’on voit en cette conscience, écrit Gadamer, une nouvelle modalité de la conscience de soi, par exemple une conscience qui aurait l’histoire de l’action pour objet, voire une méthode herméneutique qui serait fondée sur elle. Il faut plutôt y reconnaître la limitation de la conscience par l’histoire de l’action dans laquelle nous sommes tous. Elle est quelque chose que nous ne pouvons jamais totalement pénétrer »684. Pour Gadamer, de cet agir-en-nous de l’histoire, il convient de prendre conscience. Prise de conscience qui revient à reconnaître que nous ne sommes pas totalement maître en la demeure. On ne peut jamais totalement tirer au clair ce travail, cette influence de l’histoire en nous 685. « L’élucidation de cette situation, c’est-à-dire la réflexion sur l’histoire de l’action, ne peut pas […] être menée à son accomplissement. Mais cette impossibilité ne tient pas à un manque de réflexion, elle s’inscrit dans l’essence de l’être historique que nous sommes. “Être historique” signifie ne jamais pouvoir se 682 Ibid., p. 80. Cependant, comme nous le verrons, pour Gadamer, cette limite est aussi une chance puisque là réside la possibilité de la compréhension. 684 H.-G. Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 21. 685 À côté des trois figures de l’altérité que Ricœur relève et étudie dans Soi-même comme un autre, on pourrait ajouter l’histoire. Une autre figure majeure de l’altérité serait l’inconscient. 683 207 résoudre en savoir de soi-même »686. L’analyse gadamérienne de l’expérience historique met à mal la conscience certaine de soi. Comme c’était déjà le cas dans l’expérience de l’art, cet agir-en-nous de l’histoire traduit une « inversion » de la subjectivité. Dans l’expérience authentique de l’histoire, c’est l’histoire qui devient sujet. On a en effet affaire à un agir de l’histoire qui mène alors le jeu. La reconnaissance de cet agir de l’histoire vient destituer la conscience totalement maîtresse du sens. « Le travail de l’histoire, écrit Jean Grondin, révèle un œuvrer de l’histoire qui agit par-delà et en deçà de la conscience que nous pouvons en avoir. Ici, le comprendre est proprement évènement de tradition qui entraîne la subjectivité dans son jeu »687. 2. La conscience herméneutique À partir de ces deux expériences de vérité que sont l’art et l’histoire et des « figures de la subjectivité » qui permettent de les appréhender, il est possible de discerner certains traits propres à la conscience herméneutique. 2.1. Une conscience auprès des choses Premièrement, il s’agit d’une conscience qui est auprès des choses. Pour mieux saisir ce dont il est question ici, nous pouvons faire référence à la figure antique du theorôs que Gadamer prend lui-même plusieurs fois à témoin et que nous avons rencontrée dans le chapitre précédent alors qu’il était question de la conception de la théorie et de son lien avec la pratique. Avec comme objectif, maintenant, de faire ressortir les caractéristiques de la conscience herméneutique et d’analyser le rapport qu’elle entretient avec l’altérité, rappelons, avec Gadamer, que « [l]e terme de Theorôs désigne […] celui qui participe à une délégation envoyée à une fête. Le membre d’une telle délégation n’a d’autre qualification ou fonction que d’assister à la fête. Le theorôs est donc le spectateur au sens propre du mot, celui qui, par sa présence, prend part à l’acte de la fête » 688 . Le theorôs, en tant que 686 VM, p. 324. Risser écrit ainsi que « le fait que nous ne pouvons pas surmonter l’efficience [efficacy] de l’histoire n’est pas une déficience de la réflexion, mais une indication de l’être historique que nous sommes » (J. Risser, Hermeneutics and the Voice of the Other, p. 79, notre traduction). 687 J. Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 139. 688 VM, p. 142. 208 spectateur – tout comme d’ailleurs le spectateur d’une pièce de théâtre que Gadamer évoque également – n’est pas extérieur à la fête ou à la pièce, il y participe plutôt. Mais comment comprendre le sens de cette participation ? Gadamer nous dit que cette façon d’être présent à un spectacle ou à une fête, cette « présence à », consiste pour le soi à être hors de soi. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que c’est en s’oubliant que l’on est auprès de l’autre. C’est en s’oubliant que le spectateur peut être vraiment présent auprès de ce qu’il regarde et c’est ainsi qu’il y prend véritablement part. C’est en s’oubliant que le spectateur se voue au spectacle. Il ne s’agit cependant nullement d’un oubli de soi au sens où l’on mettrait notre rapport à la chose de côté pour mieux appréhender cette dernière. Il ne faut pas se retirer de la situation où l’on s’explique et s’entend. Bien au contraire. Cet oubli de soi relève plutôt d’un abandon de soi permettant de prendre pleinement part, d’être totalement présent auprès de ce dont il s’agit de comprendre. Il s’agit d’une participation qui se vit dans l’immédiateté, d’une réelle présence à ce à quoi on prend part. En ce sens, c’est plutôt la réflexivité qui nous fait sortir de la relation. Cet oubli de soi n’est donc pas quelque chose de négatif pour Gadamer; il ne s’agit pas tant d’une négation de la présence à soi que d’un « abandon total à la “chose” »689. Dans cet abandon, pourrait-on dire, le rapport à l’autre passe avant le rapport à soi. Il s’agit d’être « capable d’oublier en faveur d’une cause ses intérêts personnels »690. Mais qu’est-ce que s’oublier plus précisément ? S’oublier, c’est sortir du rapport à soi, c’est ouvrir une brèche dans le cercle de l’intériorité. S’oublier, c’est s’abandonner, c’est-à-dire ne plus être dans un rapport à soi tel que le « sujet » cherche à se déterminer lui-même. Et c’est en s’oubliant ainsi soi-même que l’on peut s’ouvrir à l’autre et adopter une attitude réceptive à son égard. Mais, dès lors, cette façon pour la conscience d’être « hors de soi » signifie qu’elle est moins conscience qui agit que conscience agie, qu’elle est moins à comprendre comme « agir » que comme « pâtir » (pathos). Cela fait d’ailleurs dire à James Risser que « le fait que la compréhension n’est pas une action de la subjectivité mais une entrée dans – une participation à – un évènement de transmission est peut-être l’idée centrale de l’herméneutique philosophique de Gadamer »691. 689 Ibid., p. 144. Ibid., p. 142. 691 J. Risser, Hermeneutics and the Voice of the Other, p. 74, notre traduction. 690 209 2.2. Une conscience « agie » Par le terme de « conscience agie », nous avons déjà eu l’occasion de le mentionner, nous entendons que la conscience ne se pose pas comme maîtresse du sens, mais plutôt s’abandonne à et se laisse guider par la chose même. Il convient maintenant d’apporter quelques précisions. Si la conscience herméneutique est une « conscience agie », c’est avant tout parce qu’elle est une conscience dialogique, c’est-à-dire une conscience en dialogue. C’est en effet par le biais du dialogue que la conscience herméneutique se rapporte à la chose. Mais que signifie « être en dialogue » ? Que signifie de participer au dialogue avec et sur la chose même ? « Être en dialogue, écrit Gadamer, signifie se mettre sous la conduite du sujet que visent les interlocuteurs »692. Il en va du dialogue comme du jeu, rapprochement que Gadamer fait d’ailleurs lui-même explicitement693. Tout comme dans le jeu ce n’est pas le joueur qui mène le jeu, mais qu’il est plutôt pris dans le jeu et mené par lui, dans le dialogue, « ce n’est plus la volonté d’un individu se réservant ou s’ouvrant qui est déterminante, mais c’est la loi de la chose dont il s’agit dans le dialogue, suscitant le discours et la réplique et finissant dans l’harmonie »694. C’est la vérité de la chose, plus que les interlocuteurs eux-mêmes, qui dirige le dialogue. Cette idée de la vérité comme guide du dialogue est un élément essentiel du dialogue socratique, dialogue socratique qui représente une des références essentielles de Gadamer ainsi que nous le verrons dans le prochain chapitre. Dans le dialogue socratique, en effet, comme le met de l’avant Gonzalez, « les interlocuteurs […] s’effacent non pas en devenant anonymes, mais en se soumettant au sujet en question, permettant à sa vérité de déterminer pleinement le cours de la discussion » 695 . En effet, le dialogue socratico-platonicien compte, outre les deux interlocuteurs, une tierce instance. Le dialogue est médiatisé par un tiers qui n’est autre que la vérité, vérité qui toujours les dépasse et les surplombe. « Ainsi, si le philosophe ne prétend à aucun savoir, et en cela il diffère de la plupart des hommes, il reste fidèle à cette mission divine qui lui est impartie : établir la pérennité d’un dialogue arrimé à la vérité en assurant la protection d’une âme qui, laissée à elle-même, se perdrait 692 VM, p. 390. H.-G. Gadamer, « L’homme et le langage » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 64-65. 694 Ibid., p. 65. 695 F. J. Gonzalez, « Dialectique et dialogue dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.-G. Gadamer », p. 158-159. 693 210 dans la vacuité des discours »696. D’ailleurs, on se souviendra que dans l’analogie du Bien dont Platon traite au livre VI de La République, la vérité est décrite comme ce milieu dans lequel la pensée se meut. La vérité est le milieu qui rend possible l’exercice de la pensée, pensée qui n’est rien d’autre pour Platon que le dialogue de l’âme avec elle-même. Le dévoilement de la chose même ne demande ainsi pas à être compris comme une résultante de la volonté de deux subjectivités, mais davantage comme un advenir, comme un évènement. La « priorité [de] l’agir de la chose au sein de l’expérience herméneutique »697 tient en effet en partie au caractère événementiel de la compréhension. La venue à la compréhension de la chose même, dans le dialogue, est événementielle. « Plus une conversation en est vraiment une, écrit Gadamer, moins sa conduite dépend de la volonté de l’un ou l’autre partenaire. […] [D]ans cette conduite, les interlocuteurs ne sont pas tant ceux qui mènent que ceux qui sont menés. Nul ne sait d’avance ce qui “sortira” d’une conversation. La réussite ou l’échec de l’explication sont comme un évènement qui nous est survenu »698. Tout comme dans l’événement quelque chose nous arrive, c’est la chose même qui vient à celui qui sait l’entendre. La manifestation de la chose même est de l’ordre de l’événement et elle est plus précisément un événement langagier. En effet, c’est dans le langage que l’être même de la chose se manifeste. C’est que la langue elle-même possède un caractère événementiel. Et l’expérience herméneutique repose justement sur cette caractéristique événementielle de la langue. Quant à ce caractère événementiel de la langue, Gadamer écrit que par là, nous n’entendons pas seulement le fait que la langue courante et le perfectionnement des ressources linguistiques soient un processus auquel nulle conscience individuelle, avec son savoir et son pouvoir de choisir, ne fait face, et qu’en ce sens il est littéralement plus juste de dire que la langue nous parle que de dire que nous la parlons […] ; mais ce qui est plus important encore […], c’est ceci : ce n’est pas en tant que langue, grammaire ou lexique, que la langue constitue le véritable événement herméneutique, qui est à la fois appropriation et interprétation : le véritable événement herméneutique consiste dans la venue à la parole de ce qui est dit dans la tradition. C’est donc ici a fortiori qu’il est exact de dire que cet événement n’est pas notre action sur la chose, mais bien l’action de la chose même699. 696 J.-F. Mattéi, Platon, p. 29. VM, p. 510. 698 VM, p. 405, nous soulignons. 699 Ibid., p. 488-489. 697 211 Le caractère événementiel de la langue renvoie donc à deux choses. Premièrement, il renvoie au fait que la langue constitue en partie le milieu auquel on appartient et qui nous porte. La langue, pour Gadamer, n’est pas un moyen au service de la pensée. Elle n’est pas un instrument ou un outil. Elle n’est pas d’abord un ensemble de signes que l’on a à notre disposition. Elle constitue plutôt notre rapport au monde. Elle est une expression du mode humain d’être dans le monde. « Apprendre à parler, écrit Gadamer, ne veut pas dire : être introduit à l’usage d’un outil déjà disponible pour la dénomination du monde qui nous est familier et que nous connaissons ; mais cela veut dire : acquérir l’intimité et la connaissance du monde lui-même, comme il vient à notre rencontre »700. Nous vivons dans le langage. Le langage fait partie de ce qui nous est familier, de ce à quoi nous appartenons. « Nous sommes toujours déjà chez nous dans le langage, comme dans le monde » écrit encore Gadamer701. Par ailleurs, pour Gadamer, le langage est peut-être davantage le langage des choses que le langage des hommes. Ce sont les choses elles-mêmes qui viennent au langage. En effet, la parole qui nous est adressée et qui demande à être comprise n’est pas une façon seconde pour la chose de se présenter. Non. Pour Gadamer, la constitution ontologique de ce qui se présente à nous et demande à être compris est telle qu’elle se présente d’abord et avant tout comme langage. Sa présentation comme langage fait partie de son être propre702. En effet, c’est l’être même de la chose qui se donne en se présentant. « La présentation n’est pas une action qui viendrait comme en plus, mais la manifestation de la chose même »703, écrit très explicitement Gadamer. Or, qu’il n’y ait pas de distinction entre être et se présenter tient justement au caractère langagier de l’être qui peut être compris. La langue a, en effet, un caractère spéculatif. Par analogie avec le miroir, elle réfléchit les choses. La langue est réflexion. Et comme réflexion, c’est la chose même qu’elle réfléchit ou manifeste. « La réflexion même n’est pas autre chose que la pure manifestation du réfléchi »704. C’est donc bien la chose même dans son entièreté qui se manifeste dans le langage, qui s’y présente. La chose se donne pleinement dans sa présentation, dans sa 700 H.-G. Gadamer, « L’homme et le langage » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 61. Idem. 702 « Si nous partons de la constitution ontologique fondamentale que l’expérience herméneutique de l’être nous a révélée, et selon laquelle l’être est langue, c’est-à-dire autoprésentation […] » (VM, p. 512). 703 VM, p. 493. 704 Ibid., p. 491, nous soulignons. 701 212 manifestation, manifestation qui est une manifestation langagière. Claude Thérien écrit ainsi fort justement que, pour Gadamer, « la chose n’est pas antérieure au mot; elle ne lui préexiste pas, mais elle se constitue à travers lui, parce que le langage la fait apparaître dans l’horizon de nos rapports de signification »705. 2.3. La conscience herméneutique … « plus être (Sein) que conscience (Bewußtsein) »706 Dans la mesure où cet agir de la chose même est premier, nous avons vu qu’il induit donc une sorte d’effacement de la subjectivité ; il implique un oubli de soi, et ce, même si cet oubli de soi a une fonction positive et que Gadamer, par ailleurs, comme il l’écrit explicitement lui-même, « ne renonce pas à maintenir […] le concept de conscience »707. Cependant, après avoir vu dans le détail que cette conscience est bien plus conscience agie que conscience agissante, il semble légitime de demander ce qu’il reste, finalement, de la conscience ? Autrement dit, la conscience gadamérienne est-elle conscience uniquement passive ? Comme chez Ricœur et Levinas, Gadamer destitue le sujet maître du sens de son piedestal. La conscience herméneutique est en effet traversée par une forme de passivité : quelque chose agit en elle et elle ne peut jamais totalement s’en rendre maîtresse. Or, nous semble-t-il, Gadamer se situe ici entre Ricœur et Levinas. Nous avions vu en effet que la passivité pour Ricœur est toujours reprise par l’activité du soi. Pour Levinas, à l’inverse, dans sa rencontre avec l’autre, la passivité du soi est extrême, absolue. Chez Gadamer, comme chez Levinas, on retrouve ce primat de l’agir de l’autre sur l’agir du soi. À propos de la conception gadamérienne de l’art, Grondin écrit ainsi – avec des accents presque levinassiens – que « le poème nous impose toujours son diktat, les grands textes de la littérature sont des textes éminents et le tableau comme le poème parlent toujours depuis une certaine hauteur ou majesté. […] C’est ainsi que l’œuvre d’art s’adresse à nous, comme Aussage, comme énoncé ou message devant lequel nous ne pouvons pas rester indifférents »708. Ce rapprochement se retrouve d’ailleurs explicitement sous la plume de 705 C. Thérien, « Gadamer et la phénoménologie du dialogue », p. 180. H.-G. Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 21. 707 Idem. 708 J. Grondin, Introduction à Gadamer, p. 67. 706 213 Gadamer, quand il écrit par exemple que : « Quand nous comprenons un texte, ce qui en lui a sens captive de la même manière que le beau. Il s’impose et il captive d’emblée, avant que pour ainsi dire on ne revienne à soi et que l’on puisse contrôler la prétention au sens qu’il formule à quelqu’un »709. Chez Gadamer, comme chez Levinas, il y a ainsi une force de l’appel de l’autre, appel de l’autre qui s’impose à nous710. En ce sens, Bruns également soutient que « la symétrie entre l’herméneutique gadamérienne et l’éthique levinassienne commence avec la reconnaissance de la finitude humaine comprise comme un accusatif plutôt que comme ce qui pourrait limiter la souveraineté nominative, déclarative ou impérative d’une conscience présidant un domaine d’objets »711. Nous savons que l’éthique levinassienne s’entend effectivement à l’accusatif. Or, pour Bruns, nous pouvons en dire de même de l’herméneutique gadamérienne dans la mesure où dans la compréhension nous sommes toujours dans la position où nous sommes interpelés et où nos concepts sont insuffisants pour saisir la chose en question. Pour Gadamer, écrit Bruns, « nous ne pouvons jamais comprendre l’autre purement et simplement en partant de nous-même ni en nous arrêtant à ce qui nous apparaît comme manifestations évidentes [self-evident determinations] de ce que les choses sont »712. Pour Gadamer, effectivement, notre opinion sur la chose ou les certitudes que l’on pense posséder à son égard ne nous permettent pas de comprendre la chose. L’appel de l’autre qui demande à être compris requiert plutôt que nous mettions en question nos préconceptions sur la chose, c’est-à-dire la façon dont on l’a d’ores et déjà comprise. L’appel de l’autre nous oblige en quelque sorte à mettre en question nos préjugés si on veut le comprendre. Mais cette mise en question des préjugés ne marque-t-elle pas alors une certaine activité de la conscience ? 709 VM, p. 516. Il convient cependant de garder à l’esprit que, pour Gadamer, la conscience herméneutique est toujours déjà pétrie d’altérité et c’est ce fonds commun, cette familiarité avec ce qui est autre qui lui permet d’entendre son appel. Gadamer se distingue ici de Levinas. Pour Gadamer, on le sait, l’autre ne se présente jamais face à moi. Dire que la tradition travaille toujours en moi, c’est dire que je ne peux jamais me retourner entièrement pour lui faire face. J’ai toujours déjà des préjugés à l’égard de la chose à comprendre et donc déjà une préconception que la rencontre avec l’autre vient heurter. L’autre a toujours déjà été appréhendé d’une certaine façon, façon qu’il va falloir mettre en question si l’on veut que l’autre se fasse valoir en tant qu’autre. Gadamer reconnaît ainsi la persistance en nous de préjugés (qu’il nous enjoint de remettre en question – même si cette mise en question ne peut jamais être totale) et par le fait même l’inévitable donation préalable de sens avant même toute rencontre avec autrui. 711 G. L. Bruns, « On the Coherence of Hermeneutics and Ethics. An Essay on Gadamer and Levinas », p. 33, notre traduction. 712 Ibid., p. 32, notre traduction. 710 214 La conscience herméneutique n’est, en effet, pas entièrement passive. Comme le montre Deniau, « elle réclame une certaine attitude (Haltung), celle de la participation (theoria) consistant à s’ajuster à ce que la chose exige, à lui correspondre, à lui répondre de façon appropriée. […] [La compréhension] n’advient que sous les anticipations de sens qui sont autant d’ajustements, par projections et rectifications incessantes, à la teneur objective de la chose se manifestant »713. Entrer en dialogue, c’est entrer dans un jeu de va et vient – qui prend plus particulièrement la forme de la question et de la réponse comme nous le verrons ultérieurement – qui met à l’épreuve notre conception première de la chose, conception première qui relève souvent du préjugé, c’est-à-dire rappelons-le, d’un jugement porté avant tout examen véritable de la chose, d’un jugement non fondé. Entrer dans un dialogue duquel la vérité pourra jaillir est quelque chose d’exigeant qui requiert notamment de reconnaître les limites propres à la conscience, à savoir l’influence des préjugés qui, en partie, la déterminent. Ainsi, selon nous, la passivité que traduit le mode accusatif sur lequel se fait la rencontre de l’autre n’est pas aussi exacerbée chez Gadamer qu’elle peut l’être chez Levinas. Pour appuyer cette position, nous pouvons nous référer à la conception gadamérienne de la tradition et à sa réhabilitation de l’autorité, concept d’autorité sur lequel l’Aufklärung avait jeté le discrédit. Pour Gadamer, nous sommes portés par la tradition, c’est-à-dire par ce qui s’impose « sans avoir été préalablement fondé en raison »714. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que la raison est totalement étrangère à la conservation de la tradition. « La tradition, même la plus authentique et la mieux établie, écrit Gadamer, ne se déploie pas grâce à la force d’inertie qui permet à ce qui est présent de persister; elle a au contraire besoin que l’on y adhère, qu’on la saisisse et cultive. Elle est essentiellement conservation […]. Or, la conservation est un acte de raison »715. Et, ajoute-t-il, « la conservation n’est pas moins un acte de liberté que le bouleversement et l’innovation »716. Pour Gadamer, la raison n’est donc pas totalement absente de la perpétuation de la tradition. Elle nécessite bien un acte de la liberté, donc du soi. 713 G. Deniau, « La question du “sujet” dans l’herméneutique gadamérienne », p. 6-7. VM, p. 302. 715 Ibid., p. 303. 716 Idem. 714 215 C’est dans la réhabilitation que fait Gadamer du concept d’autorité que l’on peut trouver quelques précisions quant à cet acte de liberté. Pour lui, contrairement à l’opprobre que l’Aufklärung a jeté sur le concept d’autorité717, l’autorité des personnes n’a pas son fondement ultime dans un acte de soumission et d’abdication de la raison, mais dans un acte de reconnaissance et de connaissance : connaissance que l’autre est supérieur en jugement et en perspicacité, qu’ainsi son jugement l’emporte, qu’il a prééminence sur le nôtre. […]. [L]’autorité repose sur la reconnaissance, par conséquent, sur un acte de la raison même qui, consciente de ses limites, accorde à d’autres une plus grande perspicacité. Ainsi comprise dans son vrai sens, l’autorité n’a rien à voir avec l’obéissance aveugle à un ordre donné718. Gadamer considère que l’autorité peut être source de vérité et, dès lors, obéir à l’autorité relève moins d’une forme de soumission que d’une reconnaissance de la supériorité de l’autre. Acte de reconnaissance de la supériorité de l’autre qui est un acte de la raison. Gadamer prend l’exemple du « classique ». Qu’est-ce qu’un « classique » ? Le classique « désigne non pas une qualité assignable à des phénomènes historiques déterminés, mais une excellence de l’être-historique même, le privilège historique de la conservation qui, à la faveur d’une confirmation sans cesse renouvelée, donne l’être à une vérité » 719 . Le classique est ce dont on reconnaît, à chaque fois, l’excellence et la supériorité. Le classique est ce que l’on reconnaît comme ayant toujours quelque chose à nous dire. Or, cette reconnaissance est bien un acte de la raison. Passive, la conscience herméneutique ne l’est donc pas totalement et son activité réside dans sa capacité à mettre en question (pour finalement reconnaître ou non) la tradition qui toujours la porte et agit en elle. La conscience herméneutique – conscience « agie » et « auprès des choses » – diffère donc radicalement de la conscience certaine de soi. Elle ne cherche pas à se rendre maîtresse du sens mais entretient plutôt un autre rapport aux choses qu’elle cherche à comprendre. La conscience herméneutique, en effet, ne supprime pas, mais maintient plutôt dans la compréhension l’altérité de l’autre 720 . C’est ce que nous voudrions montrer maintenant. 717 Selon Gadamer, l’Aufklärung oppose autorité et raison; l’autorité étant ce qui nous empêche de faire usage de la raison. On pourra consulter à ce propos Vérité et méthode, p. 298 sq. 718 VM, p. 300. 719 Ibid., p. 308. 720 H.-G. Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 13. 216 CHAPITRE 3 - LA SIGNIFICATION DE L’OUVERTURE À L’ALTÉRITÉ DANS L’HERMÉNEUTIQUE GADAMÉRIENNE Dans Vérité et méthode, Gadamer s’élève contre une prise en compte totalement objectivante de la tradition historique – figure principale de l’altérité chez Gadamer –, c’est-à-dire contre une façon de considérer la tradition comme quelque chose de totalement étranger à nous. Mais quelle conception de l’altérité lui oppose-t-il alors? Pour répondre à cette question, on peut notamment partir des quelques pages de Vérité et méthode au cours desquelles Gadamer fait une analogie entre l’expérience du toi et l’expérience herméneutique721. En effet, il y distingue trois façons de se rapporter à l’altérité, que ce soit celle d’autrui ou de la tradition, allant de la plus aliénante à la plus authentique – dans le cas de l’expérience d’autrui, authentique devenant même synonyme d’éthique. La première forme d’expérience du toi, Gadamer la nomme « la connaissance des hommes » et elle a pour principale visée de déterminer en quoi l’autre pourra être utile à mes propres fins. Faire l'expérience du toi de cette façon relève alors d'une attitude à son égard qui est celle de « l'égoïsme pur et simple »722. Ce mode de relation à l’autre est à entendre dans le retrait de soi et l’objectivation de l’autre. Au niveau de l’expérience herméneutique, « ce qui alors lui correspond, c’est la foi naïve en la méthode et en l’objectivité qu’elle permet d’atteindre. Comprendre la tradition historique de cette manière, c’est en faire un objet, c’est-à-dire l’aborder en toute liberté, sans qu’elle nous concerne et, en éliminant pour des raisons de méthode tous les aspects subjectifs du rapport à la tradition, s’assurer de ce qu’elle contient »723. Dans le deuxième mode d’expérience du toi, ce dernier est certes perçu comme une personne et non plus comme un objet. Cependant, cette expérience relève encore d’une forme d’égocentrisme dans la mesure où l’on prétend, quasiment par avance, avoir compris l’autre et l’avoir peut-être même mieux compris qu’il ne se comprend lui-même. Nous sommes ici dans le règne du préjugé. En prétendant connaître autrui par avance, on prive ses exigences propres de toute légitimité. En résulte un rapport de domination. Il n’en est pas autrement en ce qui concerne l’expérience herméneutique. La conscience historique 721 VM, p. 381-385. Ibid., p. 381. 723 Ibid., p. 382. 722 217 reconnaît, certes, l’altérité de la tradition, mais en prétendant pouvoir la connaître à partir de sa propre position, elle se trouve encore à se dégager, par la réflexion, de la relation à la tradition et ainsi à « en détrui[re] le sens véritable »724. C’est uniquement à la conscience du travail de l’histoire (das wirkungsgeschichtliche Bewußtsein) que le sens véritable de la tradition peut apparaître dans la mesure où cette dernière ne récuse pas son insertion au sein même de la tradition. Au niveau de l’expérience du toi, cette implication se traduit notamment par le fait de « se laisser dire quelque chose par lui »725. Alors, seulement, on pourra véritablement rencontrer l’autre comme un toi, c’est-à-dire comme une fin et non seulement comme un moyen726 ancrant par là même la relation dans le domaine de l’éthique. Cependant, nous dit Gadamer, « il faut pour cela de l’ouverture » 727 , l’ouverture à l’altérité apparaissant ainsi comme la condition à une expérience du toi ou de la tradition authentique. Mais qu’est-ce que Gadamer entend, exactement, par « avoir de l’ouverture » ? La question mérite d’être posée dans la mesure où Gadamer ne développe pas vraiment ce concept et, surtout, n’élabore pas à propos de sa dimension éthique728. Il conviendra donc de se demander en quoi cette ouverture à l’altérité fait de l’expérience herméneutique une expérience éthique. En quoi mon ouverture à autrui me le fait-il rencontrer justement en tant qu’autrui et non plus en tant qu’autre ? Cela tient-il à la façon dont l’autre est rencontré dans cette expérience ? Mais quel autre, justement, cette expérience nous donne-t-elle à rencontrer ? Nous voulons montrer que le concept d’« ouverture à l’altérité » s’articule, plus particulièrement, autour de deux dimensions. Être ouvert à l’autre, c’est d’abord être prêt à reconnaître son non-savoir, c’est-à-dire à prendre conscience de ses préjugés. Mais, c’est également faire preuve d’attention à la parole de l’autre, ce qui implique la reconnaissance 724 Ibid., p. 384. Idem. 726 Gadamer fait explicitement référence, dans ces quelques pages, à la morale kantienne et plus particulièrement à la troisième formulation de l’impératif catégorique enjoignant à considérer autrui en tant que fin et non seulement comme moyen. Des trois façons de faire l’expérience du toi, seule la troisième peut être considérée comme éthique dans la mesure où c’est la seule au sein de laquelle autrui est bel et bien considéré comme une fin en soi et non seulement comme un moyen. 727 VM, p. 384. 728 J. Grondin écrit ainsi que « l’herméneutique gadamérienne, satisfaite d’avoir dévoilé cette dimension de l’ouverture […] connaît ses propres limites et renonce à l’élaboration du projet, toujours actuel, d’une anthropologie ou encore d’une éthique herméneutiques » (« La conscience du travail de l’histoire et le problème de la vérité en herméneutique », p. 440-441). 725 218 du rôle essentiel de l’interlocuteur dans le dialogue ainsi qu’une capacité d’écoute attentive. Ces deux volets ne sont cependant pas sans lien. Ils ont, en effet, un lieu commun au sein duquel ils s’articulent : le dialogue. Dégageant la place du dialogue dans l’herméneutique gadamérienne, nous voudrions montrer qu’il est la « façon » de rencontrer l’autre en tant qu’autre ouvrant ainsi la voie à une éthique herméneutique du dialogue que nous esquisserons dans le chapitre suivant. 1. L’ouverture à l’altérité comme reconnaissance de notre non-savoir 1.1. L’expérience herméneutique comme expérience de la négativité Dans la mesure où le concept d’ouverture à l’altérité se présente comme la marque d’une expérience authentique du toi et donc de l’expérience herméneutique, c’est du concept même d’expérience que nous voudrions partir pour l’expliciter. Si l’ouverture caractérise en propre l’expérience, il convient en effet de préciser qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle conception de l’expérience. L’expérience herméneutique ne renvoie pas à l’expérience comprise comme « expérimentation », à l’expérience scientifique, c’est-à-dire à l’expérience considérée « dans la perspective de son résultat », à l’expérience qui « correspond[…] à notre attente et la confirme[…] » 729 . Interprétée de cette façon, « l’expérience apparaît [alors] comme quelque chose de “positif” du fait [de son] résultat objectivable » 730 . À l’encontre de cette conception, l’expérience herméneutique relève plutôt de l’expérience envisagée comme « processus » et elle est intrinsèquement négative. Mais quelle est-elle plus précisément ? Faire une telle expérience, c'est reconnaître que quelque chose est autre qu'on l'avait cru de prime abord, qu’il n’est pas tel que ce à quoi on se serait attendu731. L’expérience comprise en ce sens là nous met par le fait même face aux limites de notre propre savoir 729 VM, p. 376. F. J. Gonzalez, « Dialectique et dialogue dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.-G. Gadamer », p. 178. 731 « L’expérience ainsi comprise présuppose au contraire nécessairement la déception infligée à des attentes multiples et diverses. Ce n’est pas autrement que s’acquiert l’expérience. Le fait que l’expérience soit éminemment douloureuse et désagréable ne correspond pas à une vision particulièrement pessimiste des choses mais procède directement […] de l’essence de l’expérience. […]. Toute expérience digne de ce nom réduit une attente à néant » (VM, p. 379). 730 219 tout en nous permettant cependant de les dépasser732. En effet, une fois l’expérience faite, on a une meilleure idée de la chose733. L’expérience nous permet d’acquérir un savoir plus juste de la chose 734 . Or, on peut dire de cette expérience qu’elle est ouverture dans la mesure où, ayant appris de ses expériences passées, l’individu sait qu’il pourra tirer de ses prochaines expériences un savoir meilleur. Il sait que l’expérience est à même de lui donner une vision plus juste des choses et de contribuer à l’élargissement de son savoir. Il est donc ouvert à faire de nouvelles expériences. Alors que l’expérience au sens de l’expérimentation scientifique est clôture du savoir dans la mesure où elle consiste en la répétition de la même expérience afin de venir en valider les résultats, l’expérience comme processus est ouverture dans la mesure où elle procure toujours un savoir nouveau. Ainsi, pour Gadamer, la vérité de l’expérience contient toujours la référence à une expérience nouvelle. Voilà pourquoi celui qu’on appelle un « homme d’expérience » n’est pas seulement celui qui est devenu tel grâce à des expériences, mais celui qui est ouvert à des expériences. L’accomplissement de son expérience […] ne consiste pas à tout savoir, ni à le savoir mieux que tout le monde. L’homme d’expérience s’avère au contraire radicalement étranger à tout dogmatisme. Ayant fait beaucoup d’expériences, dont il a beaucoup appris, il est tout particulièrement en mesure de faire de nouvelles expériences et d’en tirer de nouvelles leçons. La dialectique de l’expérience trouve son achèvement propre, non dans la clôture d’un savoir, mais dans l’ouverture à l’expérience que libère l’expérience elle-même735. 732 H.-G. Gadamer, « Autoprésentation » : « Il en va à la fin comme de l’acquisition de l’expérience de vie : une abondance d’expériences, de rencontres, d’enseignements et de déceptions ne veut pas dire qu’à la fin nous en savons plus, mais seulement que nous sommes avertis et avertis de notre propre modestie. Dans un chapitre central de mon ouvrage Vérité et méthode, j’ai défendu ce concept “personnel” d’expérience contre les recouvrements que lui a fait subir l’institutionnalisation des sciences de l’expérience » (p. 57). 733 « Faire l’expérience d’un objet signifie n’avoir pas, jusqu’à présent, vu les choses correctement et savoir mieux désormais ce qu’il en est. […]. Loin de se réduire à une illusion que l’on perce à jour et par conséquent à une rectification, elle représente l’acquisition d’un savoir de vaste portée. Ce ne peut donc être d’un objet choisi au hasard que l’on fait l’expérience. Il doit au contraire être tel qu’il permette d’accéder à un savoir meilleur, non seulement de lui-même, mais de ce que l’on pensait savoir auparavant, c’est-à-dire d’un universel » (VM, p. 376). 734 Avec F. J. Gonzalez, on remarquera ainsi que « cette négativité de l’expérience est une négativité productive. Faire l’expérience d’une erreur de perception, faire l’expérience de la limite de l’une de nos généralisations est nécessairement avoir maintenant une meilleure connaissance » (« Dialectique et dialogue dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.-G. Gadamer », p. 180). Gadamer lui-même écrit d’ailleurs que « l’expérience véritable est toujours une expérience négative. Faire l’expérience d’un objet signifie n’avoir pas, jusqu’à présent, vu les choses correctement et savoir mieux désormais ce qu’il en est. La négativité de l’expérience a donc un sens particulièrement créateur » (VM, p. 376). 735 VM, p. 378. 220 Faire véritablement une expérience, ce n’est pas se refermer sur le savoir ainsi acquis, mais, au contraire, prendre la mesure de la mouvance de l’universel auquel se rapporte ce savoir. Pour faire écho à l’analyse précédente de la phronèsis, on pourrait dire que faire une expérience, c’est être amené à reconnaître que les situations particulières – les expériences donc – informent cet universel, qui n’est ainsi pas fixe, pas fermé sur lui-même, mais est au contraire ouvert. L’homme d’expérience sait ainsi reconnaître qu’une telle expérience peut l’amener à acquérir un savoir meilleur, autre, un savoir élargi; il n’est donc pas figé dans une posture dogmatique, au contraire : au fait du savoir autre qu’une expérience peut lui apporter, il est d’autant plus ouvert à faire de nouvelles expériences. 1.2. L’art de questionner Or, cette ouverture, nous dit Gadamer, a pour structure « celle de la question »736. En effet, c’est en questionnant que l’on ouvre « l’être que l’on interroge »737. Seul celui qui sait questionner est en mesure d’ouvrir la chose dont il fait l’expérience pour en acquérir un savoir autre, meilleur. Plus précisément, questionner la chose, ce n’est pas l’ouvrir de n’importe quelle façon, à tous vents. C’est au contraire délimiter le champ de ses possibles, c’est-à-dire être capable de lui donner un sens, une direction. Ainsi, n’est pas maître dans l’art de questionner qui veut. D’ailleurs, que cela ne soit pas chose aisée, les dialogues de Platon nous le montrent de façon magistrale. Souvenons-nous de Socrate qui, à diverses reprises, propose à ses interlocuteurs – souvent des sophistes – de guider le dialogue et donc de poser les questions. Dans la bouche desdits sophistes, l’embarras remplace alors l’éloquence 738 . Pourquoi leur est-il si difficile de questionner, de faire preuve de cette ouverture propre à l’homme qui sait questionner? Tout simplement parce que questionner exige de reconnaître sa propre ignorance. Or, s’il y a bien une chose à laquelle se refusent les sophistes de Platon, c’est bien de reconnaître qu’ils ne savent pas! La question véritable, 736 VM, p. 385. Ibid., p. 386. 738 « Contrairement à l’opinion généralement répandue, il est plus difficile de questionner que de répondre : voilà l’une des intuitions les plus précieuses que nous devons au Socrate de Platon. Quand les partenaires du dialogue socratique, en peine pour répondre aux questions embarrassantes de Socrate, veulent user des mêmes armes pour prendre l’offensive et prétendent à leur tour au rôle soi-disant avantageux de celui qui questionne, c’est alors à plus fort raison qu’ils échouent » (VM, p. 386). 737 221 la question ouverte739 repose donc sur la reconnaissance de son non-savoir. « Pour être en mesure de questionner, il faut vouloir savoir, c’est-à-dire savoir que l’on ne sait pas »740. Là est l’ouverture à l’altérité, dans le « vouloir savoir ». Cependant, ne veut savoir que celui qui est au fait de son ignorance. Acquérir un savoir meilleur de la chose nécessite de la mettre en question et, pour la mettre en question, encore faut-il être prêt à suspendre son savoir de la chose, à reconnaître qu’il peut ne pas être exact, à reconnaître que, finalement, on ne sait pas. C’est en suspendant son savoir, en mettant en suspens et donc en question ses propres préjugés sur la chose, au sens gadamérien du terme, que l’on peut arriver à fixer « les présuppositions qui tiennent et à partir desquelles se montre ce qui reste en question »741, que l’on peut donc arriver à poser les limites au sein desquelles la question doit être posée. Pour poursuivre avec l’exemple des dialogues socratico-platoniciens, on reconnaîtra chez Socrate cet art de poser la question. Le lecteur d’un dialogue de Platon ne peut, en effet, s’empêcher de remarquer que Socrate semble savoir où il va, donnant même parfois l’impression que cet aveu d’ignorance qui le caractérise n’est qu’une feinte. Mais n’est-ce pas là, justement, l’art de poser une question ? Cet art n’implique-t-il pas, comme nous le montre fort justement Gadamer, de savoir délimiter le champ dans lequel la réponse va se donner ? Poser une question, c’est, en effet, déjà l’orienter vers des possibilités de réponse. Voilà, l’art de Socrate742. « Il n’existe pas de méthode qui apprenne à questionner, nous dit Gadamer, à discerner ce qui fait problème. L’exemple de Socrate nous enseigne au contraire que ce qui importe, c’est de savoir que l’on ne sait pas » 743 . Le questionner véritable ne relève pas de la méthode, il est plutôt le propre d’une attitude. Il n’existe pas de manuel, de règles à suivre pour bien questionner, il s’agit plutôt, humblement, d’être prêt à reconnaître son ignorance et donc de mettre en question ses préjugés. « L’attitude herméneutique, nous dit Gadamer, ne suppose qu’une prise de conscience qui, en 739 Gadamer dit ainsi, par exemple, de la question pédagogique ou de la question rhétorique qu’elles ne sont qu’apparences de question. En effet, le professeur ne remet pas en question son savoir de la chose quand il pose une question à son étudiant. L’objectif n’en est pas un de recherche en commun. Il s’agit plutôt d’évaluer le savoir de l’étudiant. Le savoir sur la chose n’est aucunement remis en question (VM, p. 386). 740 VM, p. 386. 741 VM, p. 387. 742 Et encore : « Questionner, c’est chercher, et par-là même se laisser guider par ce qui est cherché. On ne peut chercher que si l’on sait ce que l’on cherche – alors seulement, le regard fixé sur ce qui est su, on peut circonscrire, délimiter, et, en un mot, connaître. Voilà ce qu’enseigne le Ménon » (H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 58). 743 VM, p. 389. 222 caractérisant nos opinions et nos préjugés, les qualifie comme tels, et leur ôte du même coup leur caractère outrancier. Et c’est en réalisant cette attitude que nous donnons au texte la possibilité d’apparaître dans sa différence et de manifester sa vérité propre contre les idées préconçues que nous lui opposons d’avance »744 . Le savoir de la question, savoir pratique, passe avant tout par l’aveu de sa propre ignorance. Certes, la dialectique socratique, cet art du dialogue, peut être considérée comme une méthode au sens étymologique du terme, c’est-à-dire au sens d’un chemin qui mène vers quelque chose. Mais, pour Gadamer, cette « méthode » relève plus d’un savoir pratique que d’un ensemble de règles à suivre, de règles qu’il conviendrait d’appliquer. D’ailleurs, dans L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, il fait le lien entre la dialectique socratique et le savoir pratique aristotélicien, c’est-à-dire la phronèsis. Platon peut appeler également phronèsis cette dialectique vraie, et cela pour des raisons parfaitement fondées. Confronté à la question du Bien, on ne trouve aucun savoir préalable à sa disposition, et on ne peut non plus s’en remettre tout bonnement à autrui. Il faut s’interroger soi-même, et l’on est nécessairement en dialogue – avec soi-même ou avec d’autres. Il s’agit bien alors d’opérer des distinctions et de préférer ceci à cela. Quand Platon, plus tard, caractérise cette opération discriminatoire comme l’art de la diairesis (« division »), si bien que celui-ci coïncide presque avec la dialectique, il pense cependant moins à une méthode qu’à la tâche pratique d’opérer des distinctions pertinentes là où règne et sévit particulièrement la confusion. Ce n’est pas précisément une méthode scientifique au sens logique du terme. […] Il faut à l’avance savoir de la chose considérée de quel genre elle relève. […] L’art dialectique de faire des distinctions présuppose plutôt une familiarité préalable avec l’objet de la discussion, ainsi qu’une visée ne perdant jamais de vue l’enjeu de la discussion. […] Le point de vue de Platon me paraît être justement que la dialectique qui sait faire de telles distinctions est semblable à cette aptitude à « rendre compte » qui caractérisait l’homme Socrate quand il s’en tenait fermement à ce qu’il avait reconnu comme « bon ». Nous sommes véritablement en présence d’un savoir dans la mesure où celui qui sait ainsi son ignorance est disposé sans limite à rendre compte. Le thème directeur de Socrate est bien l’arétè. Elle est quelque chose qu’en un certain sens on sait toujours déjà, qu’il faut toujours déjà savoir. […], elle exige que l’on soit « au clair avec soi-même », et Socrate montre à ses interlocuteurs que cette évidence leur fait cruellement défaut. Platon a donné à cela une explication plus générale. Partout où il s’agit d’un savoir qui ne peut être acquis par apprentissage, mais seulement par un examen de soi-même et du savoir que l’on pense détenir, nous avons affaire à la dialectique. C’est seulement à la faveur du dialogue – avec soi-même ou avec d’autres – que l’on 744 H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 81, nous soulignons. 223 peut parvenir à dépasser les simples opinions préconçues, et seul celui qui se laisse guider par un tel savoir du « bien » pourra s’y tenir fermement745. On a donc affaire ici à un savoir vécu plus qu’appris, au savoir finalement de l’homme d’expérience et s’il s’apprend, c’est effectivement plus comme une vertu. Il exige, comme le dit Gadamer, que l’on soit au clair avec soi-même, c’est-à-dire que l’on ait déjà une certaine compréhension de soi. Nous y reviendrons. Concrètement, l’ouverture à l’altérité semble donc se traduire d’abord par la reconnaissance de son ignorance. Être ouvert à l’altérité, c’est d’abord et avant tout mettre son savoir, mettre ses positions, ses préjugés en question et être prêt à accepter qu’ils puissent ne pas être totalement vrais, qu’ils puissent ne pas rendre totalement raison de la chose en question. Dans cet aveu de non-savoir préalable à tout questionner authentique, on aura, bien entendu, reconnu la docta ignorantia socratique746. Seul celui qui reconnaît qu’il ne sait pas peut se mettre en marche vers la vérité ou, plus exactement, dans le cas des dialogues socratiques, vers l’Idée747. Seul celui qui peut se détacher de l’opinion dominante et porter un regard critique sur cette dernière est à même de commencer à questionner, le chemin vers l’Idée étant pavé de questions. Mais, fondamentalement, pourquoi faut-il reconnaître notre non-savoir pour que l’étincelle du questionnement puisse jaillir et entraîner la pensée jusqu’à la vérité ? Selon Gadamer, ce que nous apprend Platon, c’est que « la corruption que le savoir comme tel comporte et peut mettre en avant est, dans l’argumentation du dialogue, la prétention d’avoir toujours raison »748. En prétendant connaître, en prétendant avoir raison, on détourne finalement son regard de la chose pour le braquer sur notre propre connaissance, sur ce que l’on sait de la chose, mais qui n’est pas encore la chose elle- 745 p. 44-45. « […] de même la forme logique de la question et la négativité qui l’habitent trouvent-elles, elles aussi, leur achèvement dans une négativité radicale, dans le savoir du non-savoir. C’est la célèbre docta ignorantia socratique, qui inaugure, dans l’extrême négativité de l’aporie, la véritable supériorité de l’interrogation » (VM, p. 385). 747 Ainsi, dans le Ménon, Socrate a-t-il ces paroles s’adressant à Ménon « […] c’est parce que je me trouve moi-même dans un extrême embarras que j’embarrasse aussi les autres. Tu vois bien qu’à présent, parlant de la vertu, je ne sais pas ce qu’elle est, tandis que toi, qui le savais sans doute avant d’entrer en contact avec moi, tu ressembles tout de même à quelqu’un qui ne le sait pas! Cependant, je veux bien mener cet examen avec toi, pour que nous recherchions ensemble ce que peut bien être la vertu » (80a-b). 748 H.-G. Gadamer, « Dialectique et sophistique dans la VIIe lettre de Platon » dans L’art de comprendre. Herméneutique et tradition philosophique, p. 238-239. 746 224 même749. Le risque est, alors, d’hypostasier cette connaissance et de vouloir l’imposer à tout prix. Le risque est alors de perdre de vue la chose, de ne plus avoir la chose comme visée. Ainsi, celui qui se meut dans sa prétention à la connaissance empêche la vérité de faire ses preuves. En effet, cette prétention balaie à l’avance du revers de la main toute confrontation véritable avec des possibilités autres. Or, « la vérité d’une connaissance doit faire ses preuves dans le dialogue, c’est-à-dire contre toute contradiction possible » 750 . C’est dans la confrontation avec l’altérité que la vérité peut émerger. Cette mise en question de ses propres préjugés – qui est la forme que prend, dans l’herméneutique gadamérienne, la docta ignorancia socratique – se révèle donc être exposition à l’autre. On s’expose à la parole autre sur la chose. [L]oin de valider nos préjugés par le seul fait de les étaler, la parole les met en jeu, écrit Gadamer, c’est-à-dire qu’elle les soumet à notre propre doute et à la réplique de l’autre. […] Avant même qu’il ait ouvert la bouche pour répliquer, celui que nous rencontrons ainsi nous aide, par sa seule présence, à découvrir l’étroitesse de nos préjugés et à les faire éclater. Ce qui nous paraît ici comme l’expérience du dialogue ne se limite pas au champ des arguments que l’on s’oppose ainsi, dans l’échange et la mise en commun desquels on peut sans doute voir la fin de toute confrontation. […] [I]l y a là encore bien autre chose, pour ainsi dire une potentialité de l’altérité qui se situe encore au-delà de tout consensus751. Ce que Gadamer entend par là est que s’exposer à l’autre, ce n’est pas seulement exposer nos préjugés, exposer notre conception de la chose, exposer nos arguments, bien plus, c’est toujours s’exposer soi-même. En effet, du dialogue, de la confrontation avec l’autre, on ne ressort pas « indemne ». Pour Gadamer, le dialogue implique toujours ultimement une transformation de soi, sur laquelle nous reviendrons. « S’exposer à l’autre » signifie donc « se risquer ». Risquer le soi que nous sommes. Mettre en jeu ses préjugés, c’est finalement se mettre en jeu. Or, cela est rendu possible par la confrontation avec l’altérité. 749 C’est l’interprétation que fait Gadamer de l’excursus de la VIIe lettre de Platon : « […] ces quatre éléments indispensables à la connaissance vraie sont néanmoins responsables de ce que leur concours ne permette jamais de saisir la chose avec une sûreté entière. On ne peut jamais être assuré que, dans ces moyens, la chose elle-même se révèle avec son intelligibilité entière et non dissimulée. […]. À quoi tient-il qu’aucun de ces moyens, et pas davantage tous ces moyens réunis, ne puissent vraiment contraindre à comprendre? […] Ils [ces logoï] ont tous une réalité en eux-mêmes, une constitution qui les distingue de ce qu’ils représentent comme étant la chose. […]. La thèse de Platon est que tous se font valoir pour ce qu’ils sont par eux-mêmes et supplantent en quelque sorte ce qui se montre en eux » (Ibid., p. 232-233). 750 Ibid., p. 227. 751 H.-G. Gadamer, « Texte et interprétation » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 200-201. 225 2. L’ouverture à autrui comme capacité à écouter et à faire valoir la parole de l’autre 2.1. L’ouverture à l’altérité comme capacité à faire valoir la parole de l’autre Pour que cette mise à l’épreuve soit possible, outre la reconnaissance de son nonsavoir, encore faut-il être prêt à reconnaître que le chemin vers la vérité passe par le dialogue et donc par la parole de l’autre. Encore faut-il être disposé à écouter et à accueillir752 la parole de l’autre, c’est-à-dire à y faire droit comme à quelque chose qui est potentiellement porteur de vérité753. Il faut donc être prêt à accepter que l’autre puisse avoir raison. Seul celui qui est capable de faire droit à la parole de l’autre peut véritablement entrer en dialogue, le dialogue étant, pour Gadamer, rappelons-le, l’unique chemin vers la chose même. Ainsi, le dialogue duquel peut sourdre l’entente « implique que les partenaires y soient disposés et qu’ils essaient de faire droit à ce qui leur est étranger et opposé. Lorsque cela se produit et que chacun pèse les raisons de l’autre, tout en maintenant les siennes propres, on peut finalement, par un transfert réciproque, imperceptible et involontaire des points de vue […] parvenir à un langage commun et à l’expression d’une décision commune » 754 . Pour parvenir à s’entendre sur la chose même, le dialogue authentique nécessite une ouverture à l’altérité, ouverture qui se concrétise ici par le fait d’être prêt à accorder toute son importance à la parole de l’autre, d’être prêt à la faire valoir. Ainsi, « [e]lle [la philosophie herméneutique] insiste pour dire qu’il n’y a pas de plus haut principe que celui qui consiste à rester ouvert au dialogue. Et cela veut toujours dire qu’il faut reconnaître au préalable la légitimité possible, voire la supériorité de son interlocuteur »755. En effet, celui qui ne fait pas montre d’une telle attitude, celui qui n’est pas prêt à reconnaître que l’autre peut avoir raison, celui-là s’empêche de lui-même d’entrer dans le dialogue pouvant le mener vers la chose même. Allant de nouveau puiser chez Platon, Gadamer nous donne à voir ce qu’est un 752 Pour parler de la question et de la réponse, Gadamer évoque le « don et l’accueil » (VM, p. 391). « L’expérience du toi révèle, elle aussi, le paradoxe selon lequel quelque chose qui me fait face se fait valoir dans son droit propre et exige d’être reconnu purement et simplement et, dans cette mesure même, demande à être “compris”. Mais je crois avoir montré avec précision que cette compréhension ne s’adresse pas au toi comme tel, mais à ce qu’il dit de vrai. Par là, j’entends la sorte de vérité qui ne se rend visible qu’en passant par le toi, et dans la mesure seulement où on se laisse dire quelque chose par lui » (H.-G. Gadamer, « Préface à la seconde édition », p. 16-17). 754 VM, p. 408-409. 755 H.-G. Gadamer, « Autoprésentation », p. 57. 753 226 simulacre de dialogue, faisant d’autant mieux ressortir l’importance cruciale de l’ouverture à l’autre. Il s’arrête, plus particulièrement, chez Platon, aux deux formes inauthentiques du discours que sont la forme appauvrie de la rhétorique et l’éristique. Dans ces discours, « la parole parvient à usurper l’apparence du savoir. […] Sa fallacieuse prétention au savoir revêt [alors] la forme d’un Logos qui, loin d’accueillir librement l’objection ou l’approbation objective pour y trouver une aide ou une confirmation, vise au contraire à ôter au protagoniste la possibilité de répondre librement » 756 . Dans le cas de la forme appauvrie de la rhétorique, l’un des interlocuteurs cherche « à emporter de force l’adhésion de l’autre »757, dans le cas de l’éristique, « il s’efforcera de réfuter ses positions »758. Dans les deux cas, c’est la parole en tant que telle qui prend le dessus sur la chose même et, ce, dans l’objectif d’effacer l’autre en tant que réel partenaire du dialogue et finalement d’avérer sa supériorité sur l’autre partenaire. En effet, ce qui se trouve à caractériser ces formes de discours est la présence du phtónos, c’est-à-dire de « la préoccupation de celui qui veut à tout prix avérer sa supériorité sur les autres partenaires du dialogue ou du moins ne pas être en reste par rapport à eux »759. Dans ces formes inauthentiques de dialogue, la visée est avant tout d’affirmer sa supériorité sur son interlocuteur ; la parole vise à prendre le dessus sur ce dernier. Cela nous enseigne que pour qu’ait lieu un dialogue authentique qui puisse mener à l’Idée chez Platon, ou à la chose même chez Gadamer, il est nécessaire que le phtónos soit exclu du dialogue. D’ailleurs, celui dont l’attitude est malveillante envers l’autre, celui qui fait montre de jalousie, d’envie, celui-là ne s’empêche-t-il pas lui-même d’entrer dans un dialogue véritable avec l’autre ? Peut-il, avec cette attitude, prendre avec l’autre le chemin dialogique de la vérité ? Peut-il s’engager dans ce discours dialogué qui, seul, peut voir émerger l’Idée ? Ce sont là, bien sûr, de fausses questions. Il ne peut évidemment pas s’y engager dans la mesure où la dialectique ne consiste pas à trouver la faiblesse de ce qui est dit, mais à commencer, de sa propre initiative, par lui donner sa véritable force. Ce que l’on entend par là, ce n’est donc pas un art d’argumenter et de discourir, capable de donner force à cela même qui est faible, mais l’art de penser, qui sait donner plus de force aux objections en partant du sujet même. [Et] c’est à cet art de 756 H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 83. Idem. 758 Idem. 759 Ibid., p. 82. 757 227 renforcer que le dialogue platonicien doit une actualité, unique en son genre760. On remarquera que ces formes inauthentiques de dialogue correspondent, chez Gadamer, au deuxième mode d’expérience du toi, qui est, rappelons-le, une façon inauthentique de faire l’expérience de l’autre. En effet, dans cette façon de faire l’expérience du toi, on pense, préalablement à toute rencontre, avoir déjà compris l’autre et l’avoir peut-être même mieux compris qu’il ne se comprend lui-même. Or, « chacun sait qu’un dialogue est impossible si l’un des partenaires se croit de manière absolue en une position supérieure par rapport aux autres, par exemple, lorsqu’il prétend détenir un savoir préalable sur les préjugés dont l’autre est captif. Il s’enferme alors dans ses propres préjugés »761. Ce qui va donc surtout donner à penser à Gadamer dans l’art du dialogue socraticoplatonicien, c’est cette disposition des interlocuteurs du dialogue envers la parole de l’autre. La volonté de se mettre de l’avant et d’avoir le dessus sur l’autre doit être absolument bannie. Au contraire, la parole de l’autre est essentielle dans la mesure où elle est parole sur la chose. Seul celui qui est prêt à accorder toute sa légitimité, toute sa force à la parole de l’autre, seul donc, celui qui fait preuve de « bonne volonté » et est ainsi ouvert à cette parole peut entrer en dialogue. « “Bonne volonté”, écrit en effet Gadamer, signifie pour moi ce que Platon nomme eumeneis elenchoi. Cela veut dire qu’on ne se préoccupe pas de repérer les faiblesses de l’autre dans le but d’avoir raison absolument, mais qu’on cherche bien plutôt à renforcer autant que possible le point de vue de l’autre, de telle sorte que son discours devient en quelque sorte lumineux »762. Mais, pourquoi, pourrait-on demander, la parole de l’autre est-elle si importante ? Dans la perspective des dialogues socratico-platoniciens, et il n’en va pas autrement chez Gadamer, son caractère essentiel tient à ce que c’est grâce à elle qu’il est possible de progresser vers la chose qui, dans l’entente, se découvre alors. En effet, la science telle que la conçoit Aristote n’a nul besoin de l’assentiment d’un interlocuteur ; la nécessité qui gouverne sa méthode de démonstration rend superflue toute approbation effective d’autrui. La dialectique, en revanche, vit de la force de l’entente dialogique, son sort est lié à la participation et à la 760 VM, p. 391. Et encore : « Être en dialogue, ce n’est pas réduire l’autre au silence par l’argumentation, c’est au contraire déterminer le poids réel de son opinion » (VM, p. 390). 761 H.-G. Gadamer, « Herméneutique classique et philosophique », p. 117. 762 H.-G. Gadamer, « Et pourtant : puissance de la bonne volonté (une réplique à Jacques Derrida) » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 235. 228 compréhension de l’autre et chaque étape de son cheminement repose sur la garantie que lui procure l’acquiescement de l’interlocuteur763. L’autre est ainsi, au sein du dialogue socratico-platonicien, le garant de la vérité qui a émergé du dialogue. C’est grâce à la parole de l’autre que l’objectivité peut être atteinte764. Et comme l’analyse très justement Frey, il en va de même dans le dialogue gadamérien. L’autre a également cette fonction de garantie de l’objectivité. Ainsi, [t]out l’enjeu du modèle du dialogue sera de permettre la reconnaissance de l’altérité dans l’interprétation, altérité à la fois de la tradition et de la chose que celle-ci communique. C’est de cette manière, semble-t-il, que Gadamer fait droit à l’exigence d’objectivité de l’interprétation. […]. Proche du modèle dialogal proposé par Buber dans Je et Tu, Gadamer décrit la relation de l’interprète à la tradition comme la relation à un « toi » non personnel, où tout l’effort de compréhension et de distanciation par rapport à ses préjugés doit venir de l’interprète. Un net privilège est accordé au « Tu » sur le « Je » destiné à contrecarrer la tentation, sans cesse renaissante, qui pousse l’interprète à se donner raison envers et contre tout. Ce qui importe à Gadamer, c’est de montrer que l’objectivité de l’interprétation se confond avec la reconnaissance de la vérité de la tradition, qui implique elle-même l’effacement du sujet réflexif765. Pour rendre encore plus explicite la signification de la parole de l’autre ainsi que son rôle et son importance dans la progression du dialogue vers la vérité, on peut distinguer, avec Gadamer, deux formes d’entente : « celle [d’une part] où prédomine une tendance spécifiquement réflexive de l’être-ensemble, et celle [d’autre part] qui se tourne purement vers l’objet du discours, trouvant son accomplissement dans l’entretien scientifique »766, la seconde seulement pouvant être considérée comme un « être-ensemble authentique »767 . Précisons. Ce qui fondamentalement distingue les deux situations de dialogue, c’est que dans la première il n’est pas fait abstraction de celui qui parle. L’attention de l’un n’est pas 763 H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 49-50. Et encore : « J’ai eu à apprendre de Platon, le grand “dialogicien”, ou plutôt du dialogue socratique tel que Platon l’a créé, en poète, que la structure monologale de la conscience scientifique ne permet jamais totalement à la pensée philosophique de réaliser son intention » (H.-G. Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 23). 764 « Dans le cadre de cette pure dévolution à la chose, l’entretien accède à sa possibilité la plus propre, qui est de permettre à celui qui parle de progresser grâce à l’autre dans son investigation objective. Il partage en effet avec son partenaire la compréhension préalable de l’étant concerné, et en abordant cet étant pour en mettre au jour les fondements, il entend fonder en raison cette compréhension même. Toute la productivité objective du dialogue réside justement dans la confiance que l’on témoigne au partenaire et à ses objections pour être guidé dans sa propre recherche » (H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 75) 765 D. Frey, L’interprétation et la lecture chez Ricœur et chez Gadamer, p. 171. 766 H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 74. 767 Idem. 229 seulement portée sur la parole de l’autre et même plus précisément sur son contenu, sur les raisons amenées, mais également sur « le Dasein qui s’exprime toujours en même temps lui-même », c’est-à-dire sur [l]e ton de la voix et les gestes [qui] manifestent l’état d’âme et la disposition intérieure de celui qui parle. En entendant ce que l’autre pense et énonce, j’entends toujours aussi en même temps sa disposition intérieure, et cette écoute, elle aussi en situation, modifie la compréhension que j’ai de son propos. La chose concernée que la parole met en lumière n’est donc jamais saisie et comprise pour elle-même, mais elle est appréhendée dans ce que le locuteur a voulu y exprimer, dans ce qu’il a dit et donné à comprendre de lui-même à travers ses propos, intentionnellement ou non. L’interlocuteur ne répond donc pas véritablement au contenu de l’énoncé en tant que tel, mais à ce que l’autre y a exprimé de soi : il y répond en s’exprimant à son tour lui-même sur le sujet abordé. Cette manière de faire part de soi dans le dialogue constitue une modalité spécifique du rapport à l’autre. Le modèle d’entente qui prévaut ici n’est pas celui d’un accord sur la chose dont on parle, l’enjeu n’est pas d’affermir la certitude d’une découverte objective, mais bien de se manifester soi-même à l’autre à travers le discours qu’on tient sur elle768. Certes, l’entente est alors possible, mais il ne s’agit pas d’une entente sur la chose même. Cette idée que Gadamer développe déjà dans son interprétation du Philèbe conserve une place d’importance dans l’ouvrage majeur de 1960. Dans Vérité et méthode, il écrit en effet que toute véritable conversation implique donc que l’on réagisse à ce que dit l’autre, que l’on fasse vraiment droit à ses points de vue et que l’on se mette à sa place au sens où l’on veut comprendre non pas l’autre comme individualité, mais ce qu’il dit. Ce qu’il importe de saisir, c’est le droit de cela même qu’il pense, de sorte que nous puissions nous mettre d’accord sur la chose même. Ce n’est donc pas à lui en tant qu’individu que nous rattachons son opinion, mais à ce que nous pensons et présumons nous-mêmes. Par contre, dès lors que nous voyons vraiment dans l’autre l’individualité, par exemple dans l’entretien thérapeutique ou dans l’interrogatoire d’un accusé, la situation de l’explicitation-entente cesse absolument769. Et il ajoute en note de bas de page : « À ce transfert en autrui, où c’est l’autre que l’on vise au lieu de scruter ses raisons, correspond l’inauthenticité des questions posées dans un dialogue de cette sorte ». Bref, pour que le dialogue puisse mener à une entente authentique, à une entente sur la chose même, seule la parole d’autrui sur la chose doit être prise en compte. « Il est question, en d’autres termes, de saisir la valeur intrinsèque des 768 769 H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 73. VM, p. 407. 230 arguments avancés »770. C’est en s’en tenant aux arguments en faveur de la chose que porte la parole d’autrui que l’on peut arriver à une entente authentique, entente authentique qu’il faut comprendre comme « un mode d’entente qui s’appuie sur des raisons et se tient à l’écoute des raisons »771 . Et en ce sens, la première situation d’entente à laquelle nous avons fait référence antérieurement correspond davantage à « une dégradation réflexive de l’être-ensemble » plutôt qu’à une manière authentique d’être-ensemble. En effet, « celui qui, par exemple, pense comprendre son contradicteur sans pour autant lui donner raison a trouvé ainsi un bon moyen de se prémunir contre l’objection réelle; en se retranchant dans sa propre compréhension de soi-même – ce qui est inévitable lorsqu’on cherche ainsi à se démarquer par rapport à l’autre –, on s’enferme en effet à l’intérieur de possibilités d’où cet autre est d’emblée exclu, on se met hors d’atteinte »772. Ainsi, quand Gadamer pose comme condition à un dialogue authentique l’ouverture à l’altérité comprise comme attention à et valorisation de la parole de l’autre, il entend par là d’accueillir et de faire droit aux arguments et aux raisons amenées par l’autre dans le processus de dévoilement de la chose même. Mais quelle est alors la conception de l’altérité qui prévaut dans le dialogue gadamérien ? Qu’en est-il du statut et de l’individualité de l’autre dès lors que Gadamer écrit que « cet autre avec lequel on tâche d’arriver à l’accord n’est donc en rien différent de tous les autres, ou plus exactement il est seulement requis en tant qu’il ne diffère en rien de n’importe qui d’autre »773. L’autre n’acquiert-il pas alors le statut d’un anonyme ? Il semble que, dans le dialogue, si l’autre est bien là en tant qu’autre, il n’est aussi là qu’en tant qu’autre. D’un côté, de par son altérité, il est garant de la progression du 770 H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 75. H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 75. 772 Ibid., p. 74. Ou encore, dans Vérité et méthode, à propos du deuxième mode d’expérience du toi : « ici naît la possibilité, qu’a chacun des partenaires de l’emporter sur l’autre par la réflexion. Il prétend de lui-même connaître l’exigence de l’autre, bien plus, la comprendre mieux que celui-ci ne la comprend lui-même. Le toi perd ainsi son caractère immédiat de l’exigence qu’il exprime à quelqu’un. Il est compris, mais seulement au sens où c’est du point de vue de l’autre qu’il se prête à l’anticipation et tombe sous l’empire de la réflexion » (p. 382). Dans Langage et vérité également : « [L]’expérience montre que rien n’obstrue plus une compréhension authentique entre Je et Tu que de prétendre comprendre l’autre dans son être et son opinion. Être par avance compréhensif à l’égard de toute réplique de l’autre ne sert en vérité à rien d’autre qu’à se tenir à distance de la prétention d’autrui. C’est une façon de ne rien se laisser dire. Mais là où l’on est en mesure de se laisser dire quelque chose, où on laisse valoir la prétention de l’autre sans le comprendre par avance et par là sans le limiter, on parvient à une authentique connaissance de soi » (« Le problème de l’histoire dans la philosophie allemande moderne », p. 65). 773 H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 77. 771 231 dialogue vers la chose même. Mais, d’un autre côté, l’objection dialectique n’est pas simplement une thèse adverse que l’autre oppose, comme étant sa propre opinion, à l’opinion que j’ai moi-même avancée. On ne peut parler de contradiction dialectique là où deux opinions se dressent simplement l’une contre l’autre, mais seulement à partir du moment où une seule et même instance rationnelle est contrainte d’accorder à deux opinions antagonistes une égale validité ; il ne suffit pas qu’un autre contredise à la thèse pour que la contradiction soit dialectique : il faut encore que quelque chose y contredise, et peu importe dès lors que ce quelque chose ait été soulevé par moi-même ou par mon interlocuteur774. À l’effacement de soi propre à l’événement de compréhension – effacement de soi sur lequel nous nous sommes longuement entretenu dans le chapitre précédent – correspond donc un effacement de l’autre. Cependant, cet effacement n’est pas synonyme d’anonymat. Il faut en effet que chacun des interlocuteurs soit pleinement engagé dans le dialogue pour que celui-ci puisse avoir lieu. Dès lors, c’est dans son rapport à la chose à comprendre que l’altérité de l’autre se donne. Elle se trouve reconnue dans sa parole à propos de la chose, dans les raisons qu’il avance afin d’expliciter la chose en question. C’est dans sa parole sur la chose que l’autre est reconnu plutôt que sur ses caractéristiques propres. C’est l’expression de son rapport à la chose qui fait de lui un interlocuteur digne d’être reconnu. C’est ce que Fruchon avance lorsqu’il écrit qu’ [i]l s’agit en effet non pas de voir dans le discours de l’autre une des manifestations de son être, mais de ne l’entendre que comme expression de raisons relatives à l’enjeu commun. Donnée remarquable : c’est grâce à cette abstraction et en elle que l’autre, devenu un autre « quelconque », libre donateur et auditeur de raisons, se trouve « reconnu », puisque l’accès à l’enjeu commun passe nécessairement par sa parole. Cela ne revient pas à identifier le dialogue au simple déploiement linéaire d’une chaîne de raisons, qui se solderait par l’élimination des interlocuteurs. Ce sont en vérité les interlocuteurs eux-mêmes qui, tout au long du dialogue, dans sa facticité, dans leur sentiment propre de la situation et leur interprétation privée de l’enjeu commun, ne cessent pas en principe de s’effacer, de contenir et de remettre en jeu l’expression de leur individualité775. 774 775 Ibid., p. 81. P. Fruchon, L’herméneutique de Gadamer. Platonisme et modernité, p. 316. 232 2.2. L’ouverture à l’altérité comme capacité à écouter la parole de l’autre Par ailleurs, cette capacité à faire valoir la parole de l’autre en implique une autre, tout aussi essentielle, qui est celle de l’écoute. « La disposition générale au dialogue, nous dit, en effet, Gadamer, c’est de pouvoir écouter pour être capable de dialoguer »776. Pour faire valoir la parole de l’autre, encore faut-il être capable de l’écouter. Pour rendre la chose plus explicite, passons par la négative, c’est-à-dire par l’inaptitude au dialogue résultant de l’incapacité à écouter. Gadamer nous dit, en effet, que « la question de l’inaptitude au dialogue signifie qu’on se demande si l’on s’ouvre suffisamment et si l’on trouve l’autre suffisamment ouvert pour que les fils du dialogue puissent aller et venir » 777 . Cette incapacité à l’écoute, qui peut notamment consister à faire la sourde oreille ou encore à entendre de travers, provient principalement d’une trop grande focalisation sur soi, sur ses préjugés. « Seul fait la sourde oreille ou entend de travers celui qui s’écoute constamment lui-même, dont l’oreille est en quelque sorte si pleine de bonnes paroles qu’il s’adresse constamment à lui-même pendant qu’il suit ses penchants et ses intérêts qu’il ne lui est pas possible d’écouter l’autre »778. Un autre cas d’inaptitude au dialogue dans lequel la capacité d’écoute est quasiment absente est celui de personnes atteintes de troubles psychiques. En effet, « ce qui constitue le trouble pathologique qui entraîne finalement le patient dans une détresse totale, c’est que la communication naturelle avec l’entourage est interrompue par des représentations délirantes. Le malade est tellement empêtré dans ses représentations, il entretient tellement ses propres représentations pathologiques qu’il ne peut plus vraiment écouter la parole des autres »779. Ce qui est patent ici, c’est que le patient n’est pas capable d’écoute car il est intimement persuadé de la vérité de ses représentations. Il n’est tout simplement pas capable de les remettre en question et d’entendre autre chose. Ces représentations s’imposent à lui et il les impose à la discussion qui ne peut donc jamais devenir dialogue véritable. Mais ce manque d’écoute n’est pas uniquement l’apanage du patient. Quintin nous rappelle en effet, dans un ouvrage sur l’herméneutique et la psychiatrie, que même le 776 H.-G. Gadamer, « L’inaptitude au dialogue » dans Langage et vérité, p. 172. Ibid., p. 166. 778 Ibid., p. 174. « C’est la puissance des préjugés non repérés qui nous rend sourds à la chose qui parle dans la tradition transmise », écrit encore Gadamer (VM, p. 291). 779 Ibid., p. 172-173. 777 233 dialogue thérapeutique qui vise à surmonter l’incapacité au dialogue dans le processus même du dialogue peut être un faux dialogue « lorsque le thérapeute propose des arguments pour contrer ceux du patient, qu’il juge inadéquats ou illégitimes. Le patient alors se braque, s’entête, se fige. Sa résistance ne fait que refléter la propre résistance du thérapeute à l’ouverture et à l’écoute »780. Le lecteur de Foucault, également, n’est pas sans savoir que l’incapacité d’écoute due à l’empêtrement dans ses propres représentations n’est pas que le fait du « fou ». Si la parole de ce dernier n’est tout simplement plus écoutée, si elle n’apparaît plus digne d’écoute, c’est parce qu’elle est dénoncée, par le langage de la raison, comme n’étant, justement, plus un langage781. Il n’en est pas autrement dans le cas du dialogue avec le texte où l’incapacité d’écoute peut également venir empêcher toute compréhension véritable. Ainsi, qui veut comprendre un texte refuse de s’en remettre au hasard de sa préopinion propre, qui le rendrait sourd, avec la cohérence et l’obstination la plus extrême, à l’opinion du texte, – jusqu’à ce qu’on ne puisse plus lui faire la sourde oreille et qu’il élimine la compréhension prétendue. Comprendre un texte, c’est au contraire être prêt à se laisser dire quelque chose par ce texte. Une conscience formée à l’herméneutique doit donc être ouverte d’emblée à l’altérité du texte782. Faire preuve d’ouverture envers l’altérité, c’est d’abord être capable de l’écouter et pour cela reconnaître et suspendre ses préjugés. D’ailleurs, la suspension et la mise en question de ses préjugés – dans la mesure du possible bien entendu car la conscience du travail de l’histoire sait qu’elle ne peut jamais être totalement au clair avec elle-même – est l’idée majeure qui court tout au long de cette tentative de délimitation du concept d’ouverture à l’altérité. Reconnaître son non-savoir n’est finalement rien d’autre pour Gadamer que suspendre ses préjugés. Et, de même, seul celui qui est capable de ne pas 780 J. Quintin, Herméneutique et psychiatrie. Pouvoirs et limites du dialogue, p. 70. M. Foucault, « Préface, in Foucault (M.), Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique » dans Dits et écrits I. « Au milieu du monde serein de la maladie mentale, l’homme moderne ne communique plus avec le fou : il y a d’une part l’homme de raison qui délègue vers la folie le médecin, n’autorisant ainsi de rapport qu’à travers l’universalité abstraite de la maladie; il y a d’autre part l’homme de folie qui ne communique avec l’autre que par l’intermédiaire d’une raison tout aussi abstraite, qui est ordre, contrainte physique et morale, pression anonyme du groupe, exigence de conformité. De langage commun, il n’y en a pas; ou plutôt il n’y en a plus; la constitution de la folie comme maladie mentale, à la fin du XVIIIe siècle, dresse le constat d’un dialogue rompu, donne la séparation comme déjà acquise, et enfonce dans l’oubli tous ces mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu balbutiants, dans lesquels se faisait l’échange de la folie et de la raison. Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n’a pu s’établir que sur un tel silence » (p. 188). 782 VM, p. 290. 781 234 s’accrocher à ses préjugés peut écouter et faire valoir la parole de l’autre. La possibilité d’un dialogue authentique commence donc avec soi, avec la reconnaissance et la suspension de ses préjugés sur la chose qui demande à être comprise. Être prêt à mettre en question ses préjugés dans la confrontation avec l’autre, écouter et faire valoir la parole de cet autre : transperce dans ces présupposés au dialogue, un désir de l’autre. Nous rejoignons ici James Risser pour qui, également, dans l’herméneutique gadamérienne, « le désir est la condition du dialogue »783. Désir que le dialogue ne comble jamais entièrement dans la mesure où il n’est jamais définitivement clos, dans la mesure où la chose peut toujours être comprise autrement. Mais cette ouverture à l’altérité, en tant qu’attitude, ne relève-t-elle pas d’un comportement envers l’autre qui est de l’ordre de l’éthique ? En effet, comme Barthold le fait remarquer, le concept d’ouverture à l’altérité nous offre une réflexion quant à la façon de nous comporter avec l’autre. Dialoguer véritablement avec un autre implique qu’on le traite déjà d’une certaine manière, qu’on le traite comme méritant à la fois d’être écouté et de recevoir notre parole784. Le dialogue semble donc supposer un comportement éthique envers l’autre. Toute attitude visant l’instrumentalisation ou la réification de l’autre doit être bannie. Ce concept d’ouverture à l’altérité ouvre donc, selon nous, une voie pour penser une relation éthique entre soi et autrui. Mais qu’en est-il exactement de cette rencontre ? Dans quelle mesure le dialogue gadamérien relève-t-il véritablement de l’éthique ? 783 J. Risser, Hermeneutics and the Voice of the Other. Re-reading Gadamer’s Philosophical Hermeneutics, p. 181, notre traduction. 784 L. S. Barthold, Gadamer’s Dialectical Hermeneutics, p. 15. 235 CHAPITRE 4 – LA RELATION DIALOGIQUE : UNE RELATION ÉTHIQUE ? Le dialogue est un concept essentiel de l’herméneutique gadamérienne. On pourrait même dire qu’il en représente la pierre de touche. Si l’herméneutique ricœurienne est fondée sur une dialectique que l’on pourrait appeler « dialectique de la réflexion » au sens où l’entend Ricœur, c’est-à-dire une dialectique qui conjugue un moment d’analyse et de réappropriation à soi, l’herméneutique gadamérienne repose sur une dialectique comprise comme art du dialogue et même plus précisément du dialogue vivant, c’est-à-dire du dialogue entendu comme jeu de questions et de réponses. L’herméneutique gadamérienne est donc une herméneutique proprement dialogique. C’est du dialogue que la compréhension de la chose peut émerger. C’est du dialogue que ce qui est en jeu, et qui concerne les deux interlocuteurs, peut surgir. Mais au-delà de son rapport à la vérité et au regard de la question qui nous occupe, le dialogue représente surtout la forme authentique de relation à l’autre pour Gadamer. Quel modèle, justement, de relation à l’autre le dialogue gadamérien nous donne-t-il à voir ? Et qu’en est-il de sa portée éthique ? Nous voulons montrer que la relation à l’autre, dans le dialogue, répond à la forme qui est celle de l’« être-ensemble ». Il nous faudra alors interroger la signification que prend, pour Gadamer, cet « être-ensemble ». En particulier, en quoi se distingue-t-il du « avec et pour autrui » qui marque le second moment de l’éthique ricœurienne ? Et comment cet « être-ensemble » échappe-t-il au risque de la totalisation tel que mis de l’avant par Levinas ? C’est ensuite à la faveur d’un rapprochement avec celle que l’on pourrait appeler la plus haute forme de l’« être-ensemble », c’est-à-dire l’amitié, que nous viserons à dégager la portée éthique de ce mode de relation à l’autre. Nous montrerons finalement que le caractère éthique du dialogue trouve son point culminant dans la finalité ultime même du dialogue. 237 1. Le dialogue : un modèle de l’être-ensemble 1.1. Altérité et finitude Dans Vérité et méthode, Gadamer écrit que « [l]’être-au-texte qui me servait de référence ne peut, du point de vue de l’expérience radicale des limites, certainement pas rivaliser avec l’être pour la mort; et, de la même façon, le questionnement infini du sens de l’œuvre d’art ou du sens de l’histoire, cette question qui nous arrive et nous traverse, ne saurait être un phénomène aussi originaire que la question de la finitude telle qu’elle s’impose à l’être-là humain »785. Cette comparaison avec Heidegger est ici intéressante car elle permet de prendre la mesure d’une différence essentielle entre Gadamer et Heidegger en regard de la question qui nous occupe. Bien qu’il se situe dans la lignée de Heidegger, ce n’est pas la voie de la temporalité du Dasein que Gadamer a poursuivie. Quant à la finitude propre à l’homme, Gadamer s’attache en effet à montrer que c’est dans le dialogue avec l’autre que l’on en fait l’expérience vive. Le rapport à l’autre n’est certes pas absent de la pensée de Heidegger786, mais il n’a pas la place que lui accorde Gadamer. Alors que le rapport à l’autre n’a qu’une place secondaire chez Heidegger, il acquiert une place centrale dans l’herméneutique gadamérienne. Gadamer écrit ainsi que : L’« être-avec » représentait, pour Heidegger, une concession qu’il avait à faire, mais qu’il n’a jamais vraiment examinée. En effet, même quand il développait cette idée, il ne parlait pas vraiment de l’autre. Il se trouve que l’être-avec est une affirmation à propos de l’être-là qui doit naturellement prendre l’être-avec pour acquis. […]. Le souci [die Sorge] est toujours quelque chose qui concerne notre être propre et l’être-avec est, en vérité, une idée très faible de l’autre, davantage un « laisser l’autre être » qu’un authentique « être intéressé à l’autre »787. Nous avons antérieurement souligné que le Dasein heideggérien est bien un être de relation. Pour Heidegger, l’être-avec est une détermination existentiale du Dasein. « Le Dasein est en lui-même essentiellement être-avec » 788 , écrit-il. Cependant, nous avions alors fait ressortir que cette relation dont la forme originaire est la sollicitude consiste à laisser l’autre être, à le laisser prendre en charge son propre souci : « sollicitude qui ne se substitue pas 785 VM, p. 199. Cf. en particulier le §26 d’Être et temps sur le « Mit-Sein » ainsi que la partie intitulée « soi et autrui : substitution ou “laisser-être” » dans notre chapitre de problématique. 787 H.-G. Gadamer (in Conversation with Riccardo Dottori), A Century of Philosophy, p. 23, notre traduction. 788 M. Heidegger, Être et temps, p. 104. 786 238 tant à l’autre qu’elle ne le devance en son pouvoir-être existentiel, non point pour lui ôter le “souci”, mais au contraire et proprement pour le lui restituer »789. Il s’agit d’aider l’autre « à voir clair dans son propre souci et à se rendre libre pour lui » plutôt que d’assumer le souci de l’autre à sa place au risque qu’il devienne « dépendant et assujetti, cette domination demeurerait-elle même silencieuse au point de lui rester voilée »790. Mais, écrit Gadamer, « on peut assurément se demander dans quelle mesure cette approche, qui est celle d’Être et temps, permet[…] d’envisager l’autre de manière adéquate »791. En effet, poursuit-il, [s]uivant la manière dont Heidegger avait développé les choses en vue de préparer la question de l’être, […] l’autre ne pouvait se montrer dans sa propre existence que comme une limitation. Or mon idée était que c’était justement le fait de renforcer l’autre contre moi qui me permettait de découvrir, pour la première fois, la possibilité authentique de la compréhension. Faire valoir le bien-fondé de l’autre contre soi-même […] ne veut pas seulement dire que l’on doit reconnaître la limite de principe de son propre projet, mais exige plutôt de dépasser ses propres possibilités dans un processus dialogique, communicatif et herméneutique792. Pour Gadamer, l’autre est non seulement celui qui me permet de faire l’expérience de mes limites, mais également de les dépasser et, pour Gadamer, cela se produit dans le dialogue. Certes, une « limitation de soi par l’autre […] se produit dans le dialogue » 793 et cela signifie que, dans le dialogue avec l’autre, nous prenons conscience de notre finitude. Mais, dans le dialogue, nous prenons également la mesure du caractère jamais fini de la compréhension. Nous avons vu en effet qu’un texte, par exemple, peut toujours être compris autrement. « J’ai justement tenté de maintenir l’inachèvement constitutif de toute expérience du sens »794, écrit Gadamer; ou encore, très clairement : « La finitude historique de notre Dasein comporte la conscience qu’après nous il y aura d’autres hommes qui 789 Ibid., p. 105. En ce sens, Gadamer écrit à propos de cette forme authentique de la sollicitude : « La vraie sollicitude n’est pas celle qui s’occupe de l’autre, mais plutôt celle qui libère l’autre en vue de son ipséité à lui, ce qui est le contraire d’une prise en charge de l’autre qui chercherait à le priver du souci de l’existence. […]. L’expression de la sollicitude libératrice doit manifestement être comprise comme une libération pour ce qui constitue l’authenticité du Dasein » (H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne », p. 126). 790 M. Heidegger, Être et temps, p. 105. 791 H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne », p. 126. 792 Idem. Dans le même texte, il écrit d’ailleurs très explicitement que « [l]a question qui m’importait était celle de savoir pourquoi je ne dois éprouver ma limitation que dans la réplique de l’autre et que je dois toujours à nouveau apprendre à l’éprouver si je dois pouvoir être en mesure de surmonter mes limites » (p. 127). 793 H.-G. Gadamer, « Déconstruction et herméneutique » dans La philosophie herméneutique, p. 158. 794 H.-G. Gadamer, « Texte et interprétation » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 197. 239 comprendront toujours autrement »795. Dans le dialogue est ainsi en fait à l’œuvre la tension entre finitude et infinitude dont nous avions par ailleurs déjà pu mesurer l’importance dans l’herméneutique ricœurienne. En effet, c’est cette tension, – source de la faillibilité humaine – qui justifiait le passage par la norme, c’est-à-dire par le moment d’objectivation. Or, pour Gadamer, cette tension se joue et se résout plutôt dans le dialogue. C’est dans le dialogue que l’on prend conscience à la fois de notre finitude et de l’infinitude du sens. Pour rendre raison de cela, nous pouvons faire référence à la négativité de l’expérience qui se produit comme dialogue et sur laquelle nous avons déjà eu l’occasion d’insister. Faire une expérience avions-nous dit, c’est reconnaître que notre savoir de la chose n’est pas tout à fait exact et que l’on a, une fois l’expérience faite, un savoir autre, meilleur. Prenons maintenant à témoin, avec Gadamer, Eschyle et son « pathei mathos » : « Ce que l’homme doit apprendre de la souffrance, nous dit Gadamer, ce n’est pas ceci ou cela, c’est le discernement des limites de la condition humaine, du caractère irrévocable de la limite qui sépare du divin »796. Cela signifie que la négativité propre à l’expérience nous met face à nos limites et nous fait ainsi prendre conscience de notre finitude, des limites propres à notre caractère humain. « L’expérience véritable est celle qui donne à l’homme la conscience de sa finitude. En elle trouvent leur limite la puissance de faire et l’assurance de la raison organisatrice » 797 . Gadamer n’y voit cependant pas là quelque chose de « négatif » ; ou plutôt il conçoit cette négativité comme productive. Prendre conscience de ses limites, c’est en effet rester ouvert au dialogue, à d’autres expériences et savoir que l’on pourra toujours élargir notre horizon. Gadamer se distingue sur ce point radicalement de Hegel. Si, par le dialogue, on peut avoir une compréhension meilleure de la chose et finalement de soi et de l’autre, ce « savoir » n’est cependant jamais clos. Le dialogue nous fait plutôt prendre conscience que l’autre peut toujours être compris autrement. On est ici tout à fait à l’opposé de la conception hégélienne du savoir absolu. Gadamer se distingue de Hegel en ce qu’il ne pense pas l’expérience, qui se produit comme dialogue, à l’aune de la totalité. Gadamer 795 VM, p. 397. VM, p. 380. Par ailleurs, l’interprétation gadamérienne du « pathei mathos » fait également ressortir que l’expérience permet d’acquérir discernement et jugement (VM, p. 379). Or, cela n’est pas sans nous rappeler la figure aristotélicienne du phronimos. Faire des expériences, au sens où l’entend Gadamer, nous permet d’aiguiser notre jugement et notre sens du discernement quant à ce qui est faisable et à ce qui ne l’est pas. 797 VM, p. 380. 796 240 écrit ainsi que, pour Hegel, « la dialectique de l’expérience doit finalement surmonter toute expérience dans le savoir absolu, c’est-à-dire dans l’identité complète de la conscience et de l’objet » 798 . Au contraire, pour Gadamer, « [l]a dialectique de l’expérience trouve son achèvement propre, non dans la clôture d’un savoir, mais dans l’ouverture à l’expérience que libère l’expérience elle-même »799. Cette tension entre la finitude humaine et l’infinitude du sens que nous avons pour l’instant envisagée sous l’angle de la négativité de l’expérience nous montre déjà que la relation à l’autre dans le dialogue ne repose pas uniquement sur l’assentiment. Au contraire, le dialogue gadamérien possède une fonction critique, fonction critique qui permet la préservation de l’altérité de l’autre. 1.2. La relation dialogique : confrontation et distanciation Alors que Ricœur rejette le modèle du dialogue vivant pour son herméneutique et lui préfère un modèle dialectique qui fait la part belle à l’autonomie du texte et à l’analyse, Gadamer fonde son herméneutique sur ce modèle de l’échange entre deux interlocuteurs. Nous avons vu qu’il ne s’agit cependant pas de n’importe quelle discussion : c’est en effet le dialogue socratico-platonicien qui lui sert de modèle, c’est-à-dire un dialogue entre deux interlocuteurs qui ont une visée commune : rendre raison de la chose en question. Chez Platon, cela se traduit plus particulièrement par le fait de remonter jusqu’à l’Idée de la chose. Pour Gadamer, c’est surtout d’en arriver à une entente sur la chose en question. Mais que l’entente soit finalement atteinte ou non, là n’est pas au fond ce qui est essentiel. En effet, c’est avant tout dans le cheminement vers l’entente que la compréhension se joue : compréhension de soi et compréhension de l’autre. Or, ce cheminement vers l’entente, nous l’avons dit, se fait avec l’autre. Dans le dialogue est à l’œuvre une relation à l’autre. Mais quelle en est la forme ? Afin de mieux cerner cette relation dialogique, cet « êtreensemble » en vue de la chose, nous voudrions commencer par montrer qu’elle n’est pas 798 VM, p. 378. Idem. Et encore : « Une expérience parfaite n’est pas achèvement du savoir, mais ouverture parfaite à de l’expérience nouvelle. Telle est la vérité que la réflexion herméneutique fait valoir contre le concept du savoir absolu » (H.-G. Gadamer, « Réplique à Herméneutique et critique de l’idéologie » dans L’art de comprendre. Herméneutique et tradition philosophique, p. 168-169). 799 241 relation « fusionnelle », qu’elle n’est pas relation de pure appartenance mais que l’altérité y est au contraire préservée. Est en jeu ici la capacité de distanciation du dialogue. Dire que le dialogue consiste à chercher à s’entendre sur une chose n’en fait cependant pas une recherche de consensus. En effet, l’entente ne peut pas être assimilée à un lâche compromis. Le dialogue, pour Gadamer, est plutôt confrontation, confrontation avec une pensée autre, différente. Ce qui se joue ici, dans cette idée de confrontation, n’est rien de moins que le modèle même de l’herméneutique gadamérienne. Cette confrontation avec l’autre sur la chose renvoie en effet à la fonction critique et donc au moment de distanciation propre à l’herméneutique. Or, c’est justement cette fonction critique qui tend à poser problème chez Gadamer, comme Ricœur et d’autres n’ont pas manqué de le relever. Certes, Gadamer reconnaît que « les préjugés et les préconceptions, qui occupent la conscience de l’interprète, ne sont pas, en tant que tels, à sa libre disposition. Il n’est pas de lui-même en mesure de distinguer préalablement les préjugés féconds qui permettent la compréhension, de ceux qui lui font obstacle et mènent à des contresens »800. Par là même, Gadamer reconnaît qu’une mise à distance est nécessaire afin d’évaluer les préjugés et déterminer ceux qui tiennent. Reste cependant à savoir quelle forme prend cette distanciation. Dans l’herméneutique ricœurienne, nous l’avons vu, la mise à distance se traduit par un moment d’objectivation. Mais le modèle gadamérien récuse justement la nécessité d’une telle mise à distance objectivante. Quelle forme prend alors la mise à distance de l’autre ? Gadamer évoque, dans la première version de Vérité et méthode, la distance temporelle comme étant le seul élément qui permette de faire cette distinction entre les préjugés légitimes et féconds et ceux qui nous masquent la chose même et qu’il convient donc de surmonter. L’exemple du classique est, à cet égard, paradigmatique801. Par la suite, comme on le sait, Gadamer atténuera sa position pour finalement écrire dans une version subséquente de Vérité et méthode que « [l]a distance temporelle met souvent en mesure de répondre à la question proprement critique de l’herméneutique, à savoir celle que pose la distinction à opérer entre les préjugés vrais, ceux qui assurent la compréhension, et les préjugés faux qui entrainent la mécompréhension »802. Mais quelle autre forme prend alors 800 VM, p. 317, nous soulignons. Cf. VM, p. 306sq. 802 VM, p. 320, nous soulignons le premier terme (« souvent »). 801 242 cette mise à distance chez Gadamer ? Il s’agit là d’une question importante que l’on peut poser à l’herméneutique gadamérienne et à laquelle Gadamer lui-même n’a pas vraiment apporté de réponse. Cependant, même si Gadamer ne le fait pas ressortir en tant que tel, une autre instance critique peut néanmoins être décelée dans l’herméneutique gadamérienne803. On se souviendra que l’expérience objectivante que l’on peut faire de l’art et de l’histoire ne rend pas originairement compte de l’expérience de vérité qui leur est propre. Il est en effet des expériences – expériences qui concernent au fond l’existence humaine804 – qui ne se prêtent pas, originairement, à un moment objectivant. L’expérience authentique que l’on peut en faire se joue en deçà d’un tel moment d’objectivation. L’évènement de vérité a plutôt lieu dans le dialogue avec l’autre. Cet évènement de vérité est rendu possible par la confrontation avec l’autre dans le dialogue. Confrontation avec l’autre qui représente alors le moment de distanciation que nous cherchons. Dans l’herméneutique gadamérienne, le moment de distanciation est donc inhérent au dialogue lui-même. Au sein même du dialogue avec l’autre sur la chose s’opère en effet une forme de mise à distance et donc d’évaluation des préjugés. Une mise à distance s’opère dans la confrontation avec l’autre dans le cours du dialogue. Ce n’est pas l’objectivation qui permet la distance critique, comme dans le modèle ricœurien, mais la confrontation avec l’altérité qui a lieu dans le dialogue. Cela signifie que, pour Gadamer, ce qui est dit ne peut pas être extrait du processus du dire. L’énoncé seul ne peut nous mener à la chose, il ne peut se suffire à lui-même, c’est plutôt toujours dans le dialogue que la chose même peut se donner. D’ailleurs, comme l’analyse Gonzalez, « en choisissant le dialogue comme son modèle pour l’herméneutique, Gadamer a précisément choisi une sorte de logos qui, tout en se rapportant à la chose ellemême, ne peut pas être réduit aux propositions, ne peut pas être objectivé »805. Nul besoin de la distance introduite par l’objectivation car le dialogue produit lui-même une distance critique. Le dialogue gadamérien prend certes le dialogue vivant pour modèle mais ce n’est pas pour autant qu’il repose seulement sur l’appartenance. Dans le dialogue gadamérien 803 On pourra consulter à cet égard l’article de F. J. Gonzalez, « Dialectique et dialogue dans l’herméneutique de Paul Ricœur et H.-G. Gadamer », p. 167sq. 804 En effet, écrit Gadamer, « dans l’art comme dans les sciences historiques, on a affaire à des modes d’expérience où la conception que nous avons de notre existence entre toujours en ligne de compte » (H.-G. Gadamer, « Autoprésentation » dans La philosophie herméneutique, p. 44). 805 F. J. Gonzalez, « Dialogue et dialectique dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.-G. Gadamer », p. 191. 243 également s’opère une mise à distance. Mise à distance comme confrontation avec l’altérité dans le dialogue. Gadamer écrit ainsi que le dialogue est un « art de mettre à l’épreuve »806. Plus précisément, cette confrontation se fait sur le mode de la question et de la réponse. En effet, la confrontation ne signifie pas que « l’un répète toujours la même chose et l’autre la sienne, mais que l’un écoute l’autre et réponde de ce fait autrement que si cet autre n’avait pas questionné ou parlé » 807 . Dans le cas du dialogue avec un texte par exemple, le texte va nous parler différemment en fonction de la question que nous lui posons et il nous pose également des questions différentes en fonction des contextes. Par ailleurs, dans cet échange, il ne s’agit pas pour chacun de chercher uniquement à faire valoir sa position et ce, indépendamment de ce que l’autre peut dire. Il s’agit plutôt de faire fond sur cette parole autre afin de faire surgir peu à peu la chose dont il est ultimement question. S’inspirant de la dialectique platonicienne, le dialogue gadamérien est moins à entendre comme un échange de propositions avancées avec certitude que comme un échange de questions et de réponses, la question ayant priorité sur la réponse. « [C]e qui est […] premier, c’est la question que nous pose le texte, le fait que la parole prononcée par la tradition nous atteigne […]. Pour répondre à la question qui nous est posée, il faut que nous, à qui elle est posée, nous nous mettions nous-mêmes à questionner »808. Mettre la chose en question c’est mettre notre rapport à la chose en question. « Ce n’est pas qu’il faille, en écoutant quelqu’un ou en abordant une lecture, oublier toute opinion préconçue sur le fond et toute opinion personnelle. Ce qui est requis, c’est uniquement l’ouverture à l’opinion de l’autre ou du texte. Mais une telle ouverture implique toujours qu’on mette cette autre opinion en rapport avec le tout de ses opinions personnelles ou qu’on se mette soi-même en rapport avec cette opinion »809. C’est prendre au sérieux la question que la chose nous pose et ne pas penser que nous l’avons d’ores et déjà comprise. C’est reconnaître que l’autre peut avoir raison. Ce jeu des questions et des réponses vient à la fois mettre en question nos propres préconceptions sur la chose et nous donne à entendre, dans la parole autre, une conception de la chose qui peut être différente. À propos de la dialectique platonicienne – mais cela vaut tout à fait pour sa propre herméneutique –, 806 VM, p. 390. H.-G. Gadamer, « La continuité de l’histoire et l’instant de l’existence » dans Langage et vérité, p. 82. 808 VM, p. 397. 809 Ibid., p. 289. 807 244 Gadamer écrit que « [l]a dialectique n’est rien d’autre que l’art du dialogue et en particulier de faire apparaître, grâce à la logique de l’interrogation sans cesse reprise, l’inadéquation des opinions qui nous dominent à la chose. Ici, par conséquent, la dialectique est négative, elle confond les opinions. Mais un tel embarras signifie en même temps une clarification, car il libère pour la chose le regard qui lui convient »810 . Le dialogue nous permet de connaître l’horizon de l’autre avec qui nous sommes en dialogue et en ce sens, il peut mener à l’élargissement de notre horizon de pensée. C’est dans cette mise en question, par la parole autre, de nos propres conceptions sur la chose que se produit une mise à distance. Mise à distance qui est ensuite dépassée dans l’acquisition d’un savoir plus juste de la chose. Cependant, cette mise à distance qui se produit par la confrontation avec l’autre dans le dialogue ne s’entend pas comme le pouvoir que l’un aurait sur l’autre. Le « pouvoir-sur » relève, en effet, des formes perverties du dialogue. Le dialogue gadamérien est plutôt une exposition à l’autre. Dans le dialogue, je m’expose à l’autre et rencontre ainsi les limites de mes propres présuppositions. N’est donc jamais en jeu dans cette confrontation l’annihilation de l’altérité. Au niveau de la relation à autrui, ce qui se joue dans le dialogue entre les deux interlocuteurs, ce n’est donc pas une lutte pour la reconnaissance. En effet, Gadamer ne conçoit pas d’abord le problème de la reconnaissance sur le mode de la lutte. Pour lui, la reconnaissance est plutôt un « acte de la raison même qui, consciente de ses limites, accorde à d’autres une plus grande perspicacité »811. On est ici assez proche de la conception ricœurienne de la reconnaissance. Ainsi, même si le dialogue gadamérien implique une confrontation avec l’autre, il n’y est nullement question de domination ou d’annihilation de l’altérité. Le dialogue est plutôt synonyme d’une recherche en commun. 810 811 Ibid., p. 489-490. Ibid., p. 300. 245 1.3. La relation dialogique comme « Être-ensemble » Si Gadamer ne porte pas, en tant que tel, autrui au rang de ses interlocuteurs privilégiés, il n’en demeure pas moins, pourrait-on soutenir, que la voie vers la vérité, vers la chose même prend bien la forme d’une recherche en commun, tel que l’implique d’ailleurs le concept de dialogue qu’il met au cœur de son herméneutique. En ce sens, ce que Gadamer va chercher à développer ce n’est pas tant le concept heideggerien de « Mitsein » que le concept de « Mit-einander-sein », non pas tant l’« être-avec » que l’« êtreensemble ». Nous avons vu que la compréhension nécessite pleinement un autre. Elle requiert que l’on prenne conscience de l’altérité qui nous interpelle afin de se mettre ensemble sur le chemin de la vérité. Cette recherche ne peut être menée qu’avec l’autre, plus, aurions-nous envie d’ajouter, avec l’un et l’autre puisque l’interprète également doit s’impliquer dans le dialogue. Thérien écrit à ce propos que [c]elui qui questionne pour la vérité n’a pas intérêt à échanger une opinion pour une autre, tant qu’il ne s’est pas mis à la recherche des raisons qui parlent en faveur d’une affirmation plus qu’une autre. C’est ainsi que s’engage une forme de discussion où les interlocuteurs sont interreliés par un objectif commun : faire la lumière sur la chose visée par l’interrogation. Lorsque Gadamer parle de « Sachlichkeit » du dialogue, il entend cette visée commune des interlocuteurs qui les associe dans un même intérêt, ainsi que les attitudes requises correspondant à l’exigence spécifique du discours dialectique. Dans l’intérêt commun, les partenaires du dialogue sont invités à mettre de côté tous les aspects purement subjectifs pour se consacrer à l’étude exclusive des raisons objectives permettant d’éclairer la chose à connaître812. Le dialogue, finalement, nous met en relation avec l’autre, relation qui revêt la forme d’un « être en commun ». Or, Barthold voit là une forme de solidarité présentant une dimension éthique. « Le dialogue, comme modèle de la compréhension, écrit-elle, ne vise pas à nous fournir une connaissance claire et distincte du monde tel qu’il est, plutôt, il vise à révéler la réalité de la solidarité humaine » 813 . Et encore, « la vérité herméneutique, c’est-à-dire l’évènement de compréhension, relève de l’éthique dans la mesure où elle requiert de s’engager dans une poursuite commune avec un autre »814. Barthold nous semble relever 812 C. Thérien, « Gadamer et la phénoménologie du dialogue », p. 174-175. L. S. Barthold, Gadamer’s Dialectical Hermeneutics, p. xvi, ma traduction. (Également p. 104 sq). 814 Ibid., p. xx, ma traduction. Également, « [t]he ethical is shown to be primarily an increasing openness to and awareness of the finitude of our existence that finds us connected with another. The solidarity necessary 813 246 avec raison le fait que cette recherche en commun crée une certaine solidarité et qu’elle ne peut être menée à bien sans cela. Dans son article intitulé « Amitié et solidarité », Gadamer écrit en effet que [l]e terme [de solidarité] cherche donc à exprimer un lien solide et fiable, et justement dans les situations où la différence des intérêts et des situations de vie pourrait nous inciter à suivre nos propres intérêts et reléguer à l’arrière-plan le bien-être de l’autre. […]. Dans la solidarité que l’on déclare, librement ou par contrainte, il y a, en tout cas, un renoncement à ses préférences et ses intérêts les plus immédiats. Dans la solidarité, c’est à certains égards, à certains moments et pour certaines fins que l’on est prêt à abandonner quelque chose815. Or, c’est bien de cela dont il s’agit dans cette recherche en commun : mettre de côté ses intérêts particuliers afin de se concentrer sur la recherche commune. Nous aimerions ajouter que cette solidarité qui se crée au sein même d’un dialogue authentique repose sur un concept d’être-ensemble qui est peut-être encore plus fondamental pour l’herméneutique gadamérienne, à savoir celui de communauté dont Gadamer nous dit, en effet, qu’elle « rend seule possible la solidarité éthique et sociale »816. Si elle nous semble plus « fondamentale», c’est parce que la communauté apparaît comme une des conditions de la compréhension. Elle en est un des fondements et elle la rend donc possible. La compréhension, en effet, repose toujours sur une entente préalable qui est une entente langagière. La communauté dont il est ici question est donc en premier lieu une communauté de langue. « Comme Aristote l’a montré, dans une véritable communauté de langue, on ne commence pas par se mettre d’accord, on l’est déjà et depuis toujours. C’est sur le monde qui se présente à nous dans la vie commune et qui englobe toutes choses, que l’on cherche à s’accorder »817. C’est finalement notre appartenance à un monde commun de nature langagière qui rend possible la compréhension. [L]e monde linguistique propre dans lequel on vit n’est pas une barrière qui empêche d’accéder à la connaissance de l’« être en soi », il embrasse au contraire par principe tout ce à quoi notre compréhension peut s’élargir et s’élever. Sans doute ceux qui ont été élevés dans une certaine tradition linguistique et culturelle voient-ils le monde autrement que ceux qui relèvent d’autres traditions. Sans doute les « mondes » historiques qui se relayent au for understanding is more than an empty platitude betokening a false sense of security based on a denial of difference » (L. S. Barthold, « Friendship and the Ethics of Understanding », p. 426). 815 H.-G. Gadamer, « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques. Essais et conférences, p. 88. 816 H.-G. Gadamer, « Langage et compréhension » dans Langage et vérité, p. 151. 817 VM, p. 471. Et encore dans « Autoprésentation » : « La communauté que nous qualifions d’humaine repose sur la constitution langagière de notre monde vécu » (p. 46). 247 cours de l’histoire diffèrent-ils les uns des autres et aussi du monde actuel. Néanmoins c’est toujours un monde humain, c’est-à-dire un monde à constitution linguistique, qui se présente dans n’importe quelle tradition. En tant que constitué par la langue, chacun de ces mondes est de lui-même ouvert à toute compréhension possible, donc à toute extension de sa propre image du monde et, par conséquent, il est, dans cette mesure, accessible à d’autres818. Comme Jean-Claude Gens le fait justement ressortir dans sa préface à Langage et vérité, nous sommes des êtres historiques, qui appartenons à une tradition, mais nous sommes également des êtres pris dans l’élément langagier819. Pour Gadamer, une entente originelle nous porte et cette entente est de nature langagière820. La langue ne renvoie pas uniquement à une des facultés propres à l’être humain. Bien au-delà, elle est ce qui rattache l’être humain au monde. Pour Gadamer, la langue ne représente pas un système abstrait, elle est plutôt ce qui nous permet de faire partie du monde. Le langage n’est pas en premier lieu et avant tout un système de signes qui représente l’objet mais plutôt une expression du mode humain d’être dans le monde, d’être dans le monde avec l’autre 821. Avant même donc le lien de solidarité qui se noue dans le dialogue, Gadamer nous montre que toute compréhension n’est possible que sur la base d’un être-ensemble qui relève de notre appartenance commune à la sphère langagière. Par ailleurs, comme on a pu l’entrevoir lors d’analyses précédentes, la communauté se présente également comme la résultante de la compréhension. « Dans le dialogue réussi, ils se soumettent […] tous les deux à la vérité de la chose, et cette vérité les unit en une communauté nouvelle »822. Gadamer évoque également « la communauté qui est tellement commune qu’elle n’est plus mon opinion et ton opinion, mais une interprétation commune 818 VM, p. 471. « Il s’agit ici de reconnaître que tout dialogue émerge sur le fond d’une langue […]. La dimension langagière de notre existence ne faisant qu’un avec la dimension historique, la langue est ici pensée comme l’est la tradition : elle n’est pas l’idée générale abstraite du langage, mais le milieu ou l’élément concret auquel nous appartenons et à partir duquel se dessine notre orientation au monde, ou encore l’élément de notre compréhension de nous-mêmes et du monde » (J.-C. Gens, « Préface. Historicité, langage et amitié dans la philosophie herméneutique de Gadamer » dans Langage et vérité, p. 29). 820 H.-G. Gadamer, « Langage et compréhension » dans Langage et vérité, p. 151 notamment. 821 « La langue ne se réduit pas à une des facultés dont est équipé l’homme qui est au monde, c’est sur elle que repose, c’est en elle que se montre le fait que les hommes ont un monde. Pour l’homme, le monde est là comme monde, et, pour aucun autre être vivant du monde, il n’a cette forme de présence. Mais cette présence du monde a une constitution langagière » (VM, p. 467). 822 VM, p. 402. Et encore : « L’entente dans la conversation implique que les partenaires y soient disposés et qu’ils essaient de faire droit à ce qui leur est étranger et opposé. Lorsque cela se produit de part et d’autre, et que chacun des partenaires pèse les raisons de l’autre, tout en maintenant les siennes propres, on peut finalement, par un transfert réciproque, imperceptible et involontaire des points de vue […] parvenir à un langage commun et à l’expression d’une décision commune » (VM, p. 408-409). 819 248 du monde »823. Il faut y voir ici une référence à la fusion des horizons et une référence d’autant plus intéressante qu’elle en fait bien ressortir le caractère « commun ». Il convient cependant de ne pas comprendre cette référence à un caractère commun comme étant synonyme d’unité. Le dialogue gadamérien – et, au-delà, l’herméneutique gadamérienne – repose sur l’accueil de l’altérité ; il requiert un autre. Il vit de la différence824. En revanche, nous l’avons dit, il n’est jamais question d’assimilation de la différence ou de la formation d’une unité qui engloberait et verrait disparaître les horizons de chacun. Au terme d’un dialogue réussi, le point de vue initial de chacun est plutôt transformé, il se trouve enrichi des arguments autres qui auront été amenés. En ce sens, Kearney ne nous semble pas rendre justice à Gadamer quand il écrit que [l]’herméneutique romantique défend la thèse, soutenue par Schleiermacher, Dilthey et Gadamer, selon laquelle l’objectif de l’interprétation philosophique est d’unir la conscience d’un sujet à celle d’autrui. Ce processus est appelé appropriation, ce qui en allemand (Aneignung) signifie « devenir-un-avec ». […] Finalement, Gadamer a poursuivi l’idée d’une réconciliation entre notre propre entendement et celui d’autrui, en termes de « fusion d’horizons »825. L’herméneutique gadamérienne ne vise nullement une appropriation de l’autre par le même. Le dialogue doit plutôt être considéré comme une entreprise d’échanges d’arguments amenant à une révision des préjugés. La fusion est donc davantage à percevoir ultimement comme une transformation du soi et de l’autre, transformation grâce à laquelle chacun élargit son horizon par l’accès à une partie de l’horizon d’autrui. La fusion des horizons est surtout entente transformatrice. Et on pourrait ajouter que la fusion des horizons est d’autant moins assimilation de l’autre par le même que toute l’herméneutique gadamérienne est construite comme une critique du subjectivisme, le concept même de conscience du travail de l’histoire en étant la preuve dans la mesure où elle est conscience du travail de l’altérité au sein même du soi. On a donc moins affaire ici, avec cette entente commune sur la chose, à un « devenir-un-avec » qu’à un « être-ensemble » au sein duquel le soi et l’autre ont acquis « une ampleur supérieure de vision », pour reprendre une expression de Gadamer. 823 H.-G. Gadamer, « Langage et compréhension », p. 151. Que l’herméneutique gadamérienne présuppose la différence est un point qui est également soulevé, entre autres, par Barthold (Gadamer’s Dialectical Hermeneutics, p. 114) ainsi que par Davey (Unquiet Understanding. Gadamer’s Philosophical Hermeneutics, p. 5 et 7-12). Par ailleurs, les deux auteurs y décèlent une dimension éthique de l’herméneutique. 825 R. Kearney, « Vers une herméneutique diacritique du passage. En dialogue avec Jean Greisch », p. 25. 824 249 Ce concept de communauté ainsi que le concept de solidarité qui lui est lié, en mettant l’accent sur « l’être-ensemble », nous semblent bien être des éléments pour une éthique. D’ailleurs, Barthold, ainsi que Gens, font le lien avec le concept grec d’amitié 826. Et Gadamer lui-même écrit que : Ce n’est pas d’avoir expérimenté quelque chose de nouveau qui a fait du dialogue un dialogue, mais que quelque chose de l’autre soit venu à notre rencontre que nous n’avions pas encore rencontré dans notre expérience du monde. […]. Le dialogue a une force métamorphosante. Là où un dialogue a réussi, quelque chose nous est resté, et ce qui nous est resté nous a changé. Ainsi le dialogue est particulièrement proche de l’amitié. C’est seulement dans le dialogue […] que des amis peuvent se trouver l’un l’autre et construire ce genre de communauté dans laquelle chacun reste lui-même pour l’autre, car chacun se trouve en l’autre et se change lui-même par l’autre827. Mais jusqu’où peut-on pousser le rapprochement du dialogue et de l’amitié et comment cela nous éclaire-t-il sur la portée éthique de l’herméneutique gadamérienne ? 2. Dialogue et amitié Nous voudrions faire pleinement émerger la dimension éthique du dialogue par le biais du rapprochement avec le concept grec d’amitié, et plus particulièrement avec l’amitié telle que conçue par les penseurs Grecs – Platon et Aristote828. Une intention commune à l’interprétation gadamérienne de l’amitié et à son herméneutique du dialogue nous semble autoriser ce rapprochement, intention qui n’est par ailleurs pas étrangère à notre propre questionnement : Gadamer voit en effet dans la conception grecque de l’amitié une critique de la subjectivité, lire ici du primat de la conscience de soi. Or, il n’en va pas autrement du dialogue herméneutique. Amitié et dialogue herméneutique se présentent donc tous les deux comme une forme de critique de la conscience maîtresse d’elle-même et ce, par le biais de la mise en lumière de l’être-en-commun, de l’être-ensemble. Dans l’amitié comme dans le dialogue, la relation prime, en effet, sur les termes (soi ou autrui). Gadamer, 826 On pourra consulter à ce propos l’article de Barthold intitulé « Friendship and the Ethics of Understanding » ainsi que la préface à Langage et vérité écrite par Gens (en particulier, les pages 46 et suivantes). On pourra également se référer à l’article de Gadamer « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques. 827 H.-G. Gadamer, « L’inaptitude au dialogue » dans Langage et vérité, p. 170. 828 Gadamer prend explicitement l’amitié comme objet de réflexion dans deux articles : « Amitié et solidarité » (traduit dans Esquisses herméneutiques, p. 79-89) et « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik » (dans GW7, p. 396-406). 250 évoquant sa leçon inaugurale de 1929 sur l’amitié829, écrit que : « l’examen de la structure de l’amitié montre que, du fait de sa nature, l’amitié ne peut pas être l’affaire de l’un ou de l’autre. […]. C’était la première chose qui avait besoin d’être dégagée en opposition à la philosophie moderne dominée par le primat de la conscience de soi »830. Tout comme, pour Aristote, l’homme vertueux a besoin d’amis 831, l’homme qui veut comprendre a besoin d’un autre. La compréhension qui émerge dans le dialogue n’est pas quelque chose de solitaire; elle advient plutôt grâce à l’autre. Nous voudrions ainsi montrer que le rapport à l’autre dans le cadre du dialogue gadamérien partage des traits avec le rapport à l’autre qui a cours dans l’amitié – rapport à l’autre dans l’amitié qui est fondamentalement éthique. Plus même, dans la compréhension se joue quelque chose qui est du ressort de l’amitié. En effet, ce n’est pas avec n’importe quel autre que le dialogue herméneutique peut se nouer. « Pour ce que nous désirons vraiment comprendre, écrit Barthold à propos de l’herméneutique gadamérienne, nous devons l’approcher “comme” un vrai ami »832 . La question qui s’ouvre à nous maintenant consiste donc à savoir ce qui rapproche la compréhension et le dialogue de l’amitié, mais également à interroger la limite d’un tel rapprochement. 2.1. Amitié et compréhension de soi Dans son texte « Amitié et solidarité », Gadamer, se référant alors à Platon, donne une interprétation de l’amitié au sens de la familiarité avec autrui. Qu’est-ce que le familier ? Il est ce qui fait que l’on se sent « chez soi », que l’on se sent « à la maison », ce que traduit le terme grec d’oikeon, c’est-à-dire d’« économie ». Chez les grecs, l’économie 829 « Sur le rôle de l’amitié en éthique philosophique ». Voir J. Grondin, Hans-Georg Gadamer. Une biographie, p. 179. 830 H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik », p. 398, nous soulignons. Et encore : « Daß Plato Welt, Stadt und Seele in eines schauen konnte und daß Aristoteles, bei aller Ablösung der Ethik von der universalen Teleologie des Guten, jede Verengung auf Gesinnungsethik zu vermeiden wußte und die φιλία neben die αρετή stellen konnte, macht die praktische Philosophie der Griechen in vieler Hinsicht zum Paradigma einer Kritik am Subjektivitätsdenken, die uns noch heute zu denken gibt » (Ibid., p. 398-399, nous soulignons). Et, juste après, : « So setzte ich die Darlegung von 1928 notwendig in der Richtung fort, daß ich der Struktur der Selbstbezüglichkeit nachging, die nicht auf die Struktur der Subjektivität eingeschränkt werden darf, sondern jenseits ihrer zu spielen vermag » (Ibid., p. 399). 831 Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 9. 832 L. S. Barthold, « Friendship and the Ethics of Understanding », p. 427, notre traduction. 251 renvoyait en effet avant tout à l’économie de la maison, au domestique. Or, « le chez-soi et la maison, nous dit Gadamer, c’est le lieu de la vie commune »833. Cependant, poursuit-il, [c]ela ne veut pas dire que l’on ait des convictions communes, et cela ne veut pas non plus dire qu’il y ait concordance au plan des penchants et des intérêts. Justement, ce n’est pas du tout cela qui compte, ni même ce que l’on pourrait être tenté de nommer en premier lieu quand on nous demande : pourquoi quelqu’un t’est-il aussi cher ? Parce qu’il partage avec moi tant de choses qui me sont chères ? Parce qu’il est aussi semblable à moi ? Non, ce n’est pas cette unité de conviction qui importe. […] La thèse audacieuse consiste à dire qu’il est d’abord besoin d’amitié avec soi-même. C’est cela qui est nécessaire si l’on veut être là pour l’autre et vraiment lié à lui834. Prenant ici appui sur la pensée platonicienne, Gadamer émet « la thèse audacieuse » selon laquelle la familiarité que l’on partage avec l’ami, cet « être en commun » qui nous unit est rendu possible avant tout par l’amour que l’on se porte à soi-même. Comme nous le savons, c’est également une idée forte de l’éthique aristotélicienne et plus particulièrement des livres sur l’amitié. Dans ses traités d’éthique, et cela Gadamer le fait également bien ressortir, Aristote nous montre que pour être ami avec l’autre, il faut d’abord être ami avec soi-même. Seul celui qui s’aime lui-même et est capable de voir en lui-même le meilleur (arétè) peut ensuite voir le meilleur en l’autre. La philautia, l’amour de soi, est donc une condition essentielle à l’amitié. « La φιλαυτία, ou l’amour de soi, écrit Gadamer, rend possible la φιλία » 835 . Mais en quoi cela concerne-t-il le dialogue et la compréhension ? La compréhension, comme l’amitié, se vit sur le mode d’une certaine familiarité avec l’autre – familiarité qui prend plus particulièrement la forme de l’appartenance. Le concept d’appartenance nous est déjà bien connu : c’est parce que nous sommes des êtres historiques que nous pouvons comprendre la tradition. C’est parce que la tradition nous porte toujours déjà que nous pouvons entendre le message qu’elle nous adresse aujourd’hui. « L’herméneutique doit partir du fait que comprendre, c’est être en rapport à la fois avec la chose même qui se manifeste par la tradition et avec une tradition d’où la “chose” puisse me parler »836, écrit Gadamer. L’interprète appartient à la tradition à laquelle il a affaire. 833 H.-G. Gadamer, « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques, p. 84. Ibid., p. 84-85. 835 H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik », p. 401. 836 H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 85. 834 252 Or, cette appartenance est explicitement comprise comme familiarité 837. Nous partageons toujours une certaine familiarité avec ce que nous cherchons à comprendre : « Quiconque cherche à comprendre apporte toujours déjà quelque chose qui le relie par avance à ce qu’il cherche à comprendre, une entente fondamentale »838. Mais pour que cette familiarité avec l’autre soit possible, une forme particulière de rapport à soi s’avère nécessaire. La compréhension présuppose une forme de rapport à soi que nous avons déjà eu l’occasion d’aborder en analysant le concept d’expérience. De même que l’amour de soi nous ouvre à l’amitié, l’expérience, par laquelle on acquiert une certaine compréhension de soi, nous ouvre à de nouvelles expériences 839, elle nous ouvre à l’autre. L’expérience n’est pas clôture du savoir, elle n’est pas enfermement sur soi. Ultimement, l’accomplissement de l’expérience n’est pas la certitude de soi dans le savoir, comme chez Hegel 840 . L’expérience, du fait de sa négativité intrinsèque, nous permet d’avoir une meilleure compréhension de nous-même dans la mesure où elle nous fait prendre conscience de notre finitude et par là même nous rend plus ouvert à l’altérité. Se trouve confirmé ce que nous avions vu dans le chapitre consacré à la conscience herméneutique, à savoir que la compréhension de soi n’équivaut jamais à la certitude de soi. Nous pouvons maintenant mettre cela en parallèle avec la distinction entre l’amour de soi et l’égoïsme. L’amour de soi, tout comme la compréhension de soi, ne consiste pas à suivre ses propres intérêts de façon égoïste. L’amour de soi ouvre plutôt à l’autre alors que l’égoïsme enferme sur soi. « [L]e véritable amour de soi […] consiste dans le fait que l’on doive toujours être d’accord avec soi-même. On doit toujours être d’accord avec soi-même si l’on veut être pour quelqu’un d’autre un ami […]. Partout, celui qui ne peut pas être d’accord avec soi-même éprouvera la vie commune avec autrui comme un obstacle et une étrangeté »841. Insistant particulièrement sur le lien entre amitié et amour de soi dans ses analyses de la philia, Gadamer nous rappelle ainsi que l’amour de soi, plutôt que de nous enfermer sur nous-même, nous ouvre à l’autre et il n’en est pas autrement dans le cas de la compréhension. Il n’est ainsi pas étonnant qu’il fasse ressortir ce même point dans son 837 Ibid., p. 85-86. H.-G. Gadamer, « L’herméneutique, une tâche théorique et pratique » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 347. 839 Cet argument est également développé par L. S. Barthold dans son article « Friendship and the Ethics of Understanding », p. 423. 840 VM, p. 378. 841 H.-G. Gadamer, « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques, p. 84. 838 253 étude de l’oracle delphique (« Connais-toi toi-même ») : « Lorsque Aristote fait appel à lui [c’est-à-dire à l’impératif de l’oracle delphique], il pense seulement au sens pratique selon lequel celui qui suit cet avertissement sera ouvert aux relations avec les autres et au “bien” »842. Faisant fond sur la critique ricœurienne de Levinas, critique que nous avons longuement analysée dans la première partie de cette thèse, nous pouvons nous demander si Levinas n’a pas accordé trop peu d’importance à cette distinction qu’Aristote faisait déjà entre égoïsme et amour de soi. Levinas n’aurait-il pas manqué ce rapport positif à soi qu’est l’amour de soi ? Amour de soi qui prend la forme de l’estime de soi chez Ricœur et de la compréhension de soi par la reconnaissance du caractère productif de l’expérience chez Gadamer. Amour de soi qui permet l’ouverture à l’altérité et que l’on trouve à la fois chez Gadamer et chez Ricœur, même si c’est sous des formes différentes. Amour de soi au fondement de l’amour de l’autre. Ricœur et Gadamer ne nous montrent-ils pas qu’en revenant aux Grecs on peut arriver à penser une conception du soi autre que celle qui nous enferme dans l’egologie ? Aristote – dans ses analyses de l’amitié – et Platon – dans l’Alcibiade notamment – ne nous enseignent-ils pas que la connaissance de soi passe par l’autre et par les autres ? Ne nous enseignent-ils pas qu’il n’y a pas de soi sans l’autre et sans la communauté ? Kontos, cependant, critique l’interprétation gadamérienne de l’amitié en ce qu’elle insisterait surtout, pour la compréhension de soi, sur l’élément commun au soi et à l’ami plutôt que sur l’altérité propre de l’ami. Il appuie sa critique à la fois sur l’interprétation gadamérienne de l’amitié aristotélicienne et sur celle de la métaphore platonicienne du miroir. Commençons donc par rappeler cette métaphore que l’on trouve dans Alcibiade 113a et Phèdre 255d et à laquelle Gadamer fait référence dans « Amitié et connaissance de soi »843. Dans la bouche de Socrate qui s’adresse à Alcibiade, elle prend la forme suivante : « N’as-tu pas remarqué que, lorsque nous regardons l’œil de quelqu’un qui nous fait face, 842 H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik », p. 403. De l’oracle delphique, il tire, par ailleurs, un autre enseignement : « Connais-toi toi-même. […] Cela veut dire : reconnais que tu n’es qu’un homme et non un envoyé de la providence divine ou un être oint d’un charisme spécial auquel seraient, pour ainsi dire, accordés privilège, victoire et succès en deçà comme au-delà de toutes les obligations humaines » (« Amitié et solidarité », p. 86). Se connaître soi-même, cela signifie également reconnaître ses limites. 843 H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik », p. 404. 254 notre visage se réfléchit dans sa pupille comme dans un miroir […] car elle est une image de celui qui regarde. […]. Donc, lorsqu’un œil observe un autre œil et qu’il porte son regard sur ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est-à-dire ce par quoi il voit, il s’y voit luimême ». Platon, par la bouche de Socrate, nous enseigne ici que pour arriver à la connaissance de soi, il convient de regarder ce qu’il y a de meilleur en l’autre. Or, on sait que, pour Platon, c’est l’âme844 qui représente le lieu du meilleur en l’homme845. Pour Gadamer, dans cette métaphore, « la connaissance de soi ne signifie pas un intérêt pour soi en opposition à l’autre; elle se rapporte précisément à ce qui est commun à l’un et à l’autre : κατα το καλόν [selon le bien] »846. Or, pour Kontos, ce faisant, « l’ami fait [alors] office de miroir grâce à ce qui transcende sa différence et sa particularité. Ce n’est pas l’altérité qui rend légitime sa fonction de miroir ; bien au contraire, le surcroît d’être concerne, chez Gadamer, la compréhension de soi-même sur la base de l’élément commun »847. Kontos n’a pas tort de dire que Gadamer interprète la métaphore du miroir dans le sens de l’être-ensemble et de la communauté. Nous sommes ici renvoyés à la question de l’appartenance chez Gadamer : ce qui nous est commun est ce à quoi on appartient848. Cependant, le problème n’est pas de dire que l’appartenance est une vraie 844 Par ailleurs, l’analogie platonicienne du Bien nous a appris que l’œil renvoie explicitement à l’âme. Cela est d’ailleurs rendu explicite en 133b : « Eh bien alors, mon cher Alcibiade, dit Socrate, l’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit porter son regard sur une âme et avant tout sur cet endroit de l’âme où se trouve l’excellence de l’âme, le savoir ». Et ultimement, c’est le divin qu’il convient de contempler pour se connaître soi-même (Alcibiade, 133c). Cependant, chez Gadamer, nous semble-t-il, la métaphore du miroir n’est plus tant interprétée en référence au regard qu’en référence au dialogue. La connaissance n’est plus tant pensée dans les termes d’un voir que d’un entendre. L’« âme » ne transparaît plus tant dans le regard que l’on voit que dans la parole que l’on entend. 846 Et plus loin, il précise que « ce que l’un rencontre là n’est pas rencontré comme un devoir ou un commandement; c’est un double vivant. Parce que cet autre, ce double, n’est pas notre propre image dans le miroir, mais plutôt l’ami, tous les pouvoirs entrent en jeu augmentant la confiance et la dévotion au “meilleur soi” que l’autre est pour soi-même et c’est plus que de bonnes résolutions et une excitation intérieure de la conscience. […] Ce qui est ainsi communiqué n’est pas juste un sentiment ou une disposition; cela signifie un réel enchâssement dans la texture de la vie humaine commune » (H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik », p. 404-405, notre traduction). 847 P. Kontos, « L’impasse de l’intersubjectivité chez Gadamer ou l’appropriation inadéquate de la philia aristotélicienne », p. 62. 848 D’ailleurs, Kontos écrit explicitement que la difficulté que Gadamer rencontre chaque fois qu’il est obligé de décrire l’autre dans son altérité « est due à la constance avec laquelle Gadamer identifie l’amitié à l’appartenance, c’est-à-dire au fait que les amis appartiennent à la même tradition » (« L’impasse de l’intersubjectivité chez Gadamer ou l’appropriation inadéquate de la philia aristotélicienne », p. 61). Nous avons vu en effet que l’interprétation que Gadamer fait de l’oikeon notamment renvoie à l’appartenance. Cela est en tout cas très clair dans les quelques phrases suivantes : « On traduit volontiers oikeon par ce qui est “de famille”. Or ce qui est “de famille” comporte aussi la nuance de l’appartenance, de quelque chose auquel on prête l’oreille et obéit et qui fait de même, en raison de cette appartenance. […] C’est ce qui m’appartient et à quoi j’appartiens, et qui est, pour quelqu’un, aussi sûr et stable que tout ce qui pour lui est sa maison. Socrate 845 255 présupposition de toute amitié. Selon Kontos, « [l]e problème surgit [plutôt] dès lors que l’on entend réduire l’amitié à l’appartenance. Cette réduction altère l’amitié de fond en comble et mutile irrémédiablement son statut moral »849. Le véritable problème est donc de savoir si Gadamer réduit l’amitié à l’appartenance empêchant ainsi à l’altérité de l’autre de se faire valoir. À l’encontre de Kontos, nous voudrions montrer que tel n’est pas le cas. Mais commençons par détailler plus avant sa thèse. Il nous faut pour cela nous tourner vers l’amitié aristotélicienne et nous souvenir que, chez Aristote, l’amitié se nourrit de l’activité en commun (co-activité), de l’action de vivre ensemble. Or, selon Kontos, l’interprétation gadamérienne de l’amitié gommerait cette part d’activité propre à l’instauration et à la continuation de l’amitié. Gadamer interprèterait davantage l’amitié comme un Geschehen, comme un évènement qui nous porte, dans lequel nous sommes pris et auquel nous avons part mais que l’on ne construit pas vraiment850. L’amitié se trouverait ainsi « absorbée par un évènement situé hors de sa portée, indépendamment de ce qu’est autrui dans sa présence particulière »851. Et pour étayer son argument, Kontos renvoie au dialogue et à la « passivité » des partenaires qui sont sous la conduite de la chose852. Dès lors, dans le dialogue, on aurait moins affaire à une véritable amitié qu’à cette disposition qu’est la bienveillance. L’activité du soi dans le dialogue s’apparenterait plus à une disposition, à une hexis. Kontos n’a pas tort ici. Nous avons vu en effet que le dialogue herméneutique récuse toute maîtrise de la subjectivité et que, par ailleurs, il nécessite une disposition qui est celle de l’ouverture à l’autre et qui peut effectivement s’apparenter à la bienveillance. Mais estce pour autant à dire que le dialogue n’implique aucune activité (energeia au sens aristotélicien) des interlocuteurs, du soi et de l’autre ? La réponse à cette question implique en conclut alors que, quand quelqu’un aime vraiment un autre comme son ami, son désir s’oriente vers l’autre de telle manière qu’il s’y accomplit lui-même. Ce qu’il cherche finalement dans l’autre c’est l’appartenance » (H.-G. Gadamer, « Logos et Ergon dans le Lysis de Platon » dans L’art de comprendre. Herméneutique et tradition philosophique, p. 293). 849 P. Kontos, « L’impasse de l’intersubjectivité chez Gadamer ou l’appropriation inadéquate de la philia aristotélicienne », p. 62-63. 850 Kontos écrit ainsi que « l’amitié ne concerne donc pas une œuvre dont on se charge, elle ne vise pas une initiative qu’on veut résolument accomplir ; elle est ici comprise comme un évènement qui nous porte en son sein, un élément de notre essence en tant que nous appartenons à une tradition » (Ibid., p. 67). 851 Idem. 852 Ibid., p. 67-68. En particulier, « Gadamer tend à priver le dialogue de ce qui en constitue une activité et à le réduire à ce qui en fait un évènement déjà pourvu de valeur, d’autorité. Le dialogue est un évènement qui détermine l’amitié et les amis avant qu’ils puissent le maîtriser » (p. 68). 256 que nous apportions quelques précisions à la conception gadamérienne de la « subjectivité », c’est-à-dire au concept de « conscience herméneutique » : la conscience herméneutique n’est-elle que « passivité » ou comprend-elle également une part d’« activité » ? Souvenons-nous d’abord de ce que Gadamer nous dit à propos de l’essence du « jeu », concept dont il s’inspire pour penser la compréhension : « il est exclu que la conduite de celui qui joue soit comprise comme conduite de la subjectivité, puisque c’est au contraire le jeu qui joue, en intégrant les joueurs et en devenant lui-même le véritable subjectum du mouvement du jeu »853. Et encore : « Quel que soit ce qui est mis en jeu, ou est en jeu, cela ne dépend plus de soi-même, mais est justement régi par la relation que nous appelons jeu »854. Concevoir la compréhension comme Geschehen implique de penser les joueurs comme n’étant plus les maîtres du jeu. Mais, n’étant plus maîtres du jeu, n’ontils pas néanmoins un rôle à jouer ? Dit autrement, bien que Gadamer accorde une grande importance au fait que ce soit la chose même qui guide le dialogue, est-ce que « dialoguer » – c’est-à-dire poser des questions, donner des réponses, ce qui s’appelle finalement « penser » – n’est pas une activité ? Bien que les interlocuteurs finissent par se laisser entraîner dans le dialogue, ne peut-on pas voir dans le « penser-avec », dans le « penserensemble » une forme d’activité ? Dialoguer est-ce seulement « être-ensemble » ? N’est-ce pas également dans une certaine mesure « faire-ensemble » ? Nous sommes d’accord pour dire avec Deniau que « [l]e dialogue [gadamérien] n’est pas une prestation de la subjectivité »855, mais n’est-il pas néanmoins, dans une certaine mesure, un « faire » des interlocuteurs ? Dialoguer, n’est-ce pas même la plus haute des « activités » ? Ici, ce n’est bien entendu plus Aristote qu’il faut suivre, mais il nous faut plutôt revenir à la dialectique platonicienne. Gadamer ne louait-il pas la capacité socratique à être capable de poser les bonnes questions ? Il écrit en effet que dans le dialogue, « [l]a chose suit son cours et prend son développement, non certes sans que nous pensions; mais penser veut dire précisément : déployer une chose selon sa logique propre. Ce qui implique que l’on écarte les représentations “qui se présentent d’ordinaire” et que l’on s’attache 853 VM, p. 515. H.-G. Gadamer, « Le problème de la compréhension de soi » dans Langage et vérité, p. 141. 855 G. Deniau, « La question du “sujet” dans l’herméneutique gadamérienne », p. 12. 854 257 obstinément à la logique du penser. Depuis les Grecs, cela s’appelle la dialectique »856. C’est aussi ce que Barthold fait ressortir en lien avec le concept d’ouverture : « De la même façon que la personne d’expérience sait comment incorporer de nouvelles expériences dans son savoir, être ouvert signifie être capable de poser la bonne question. Gadamer insiste sur le fait que l’ouverture n’est pas “sans limite” – ce n’est pas une acquisition passive – mais est guidé par la décision quant à la bonne question à poser »857. Il n’est donc pas exact, selon nous, d’avancer que le dialogue n’implique aucune activité de la part des interlocuteurs. Le dialogue nécessite certes que les interlocuteurs soient dans une certaine disposition, mais pour se diriger vers une entente sur la chose même, il nécessite également qu’ils posent les bonnes questions. Il nécessite donc que les interlocuteurs prennent activement part au dialogue et cette activité vise notamment à faire valoir la parole de l’autre et donc son altérité. Certes, le dialogue nécessite un fond et une visée communs, mais cette recherche en commun loin de nier l’altérité du partenaire au dialogue la fait au contraire apparaître. C’est pourquoi quand Gadamer écrit à propos de l’amitié que « l’êtreensemble et l’intuition réciproque se forment au contact de la différence, de l’altérité, de l’autre et de l’altérité de l’autre »858, cela nous semble valoir tout autant pour le dialogue. Mieux, cet être-ensemble qu’est l’amitié ne se forme-t-il pas par la rencontre avec l’autre dans le dialogue ?859 Nous voudrions faire une dernière remarque quant à cette critique de Kontos selon laquelle Gadamer identifierait l’amitié à l’appartenance et gommerait par là même l’altérité de l’ami : le fait de ne pas insister sur l’altérité dans son interprétation de l’amitié aristotélicienne ne tient-il pas au fait que, comme le conclut Ricœur à la fin de sa propre analyse de l’amitié aristotélicienne dans Soi-même comme un autre : « On accordera volontiers qu’il n’y a pas de place pour un concept franc d’altérité chez Aristote »860? En effet, dans le cas de Ricœur, si ce dernier retient bien d’Aristote la mutualité propre à l’amitié, c’est la traversée de l’éthique levinassienne qui lui permettra de rendre justice à l’altérité d’autrui. Or, dans le cas de Gadamer, il nous semble que c’est dans le dialogue 856 VM, p. 489. L. S. Barthold, « Friendship and the Ethics of Understanding », p. 420. 858 H.-G. Gadamer, « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques, p. 85. 859 Cela ne signifie pas pour autant, bien entendu, que tout dialogue mène à l’amitié. 860 SA, p. 219. 857 258 (dia-logos / dia-legein : « Penser-avec ») que s’acquiert la distance seule à même de rendre justice à l’altérité d’autrui. 2.2. Amitié et finitude Dans l’optique, toujours, d’esquisser un rapprochement entre dialogue et amitié, nous voudrions montrer, en deuxième lieu, que dans le dialogue comme dans l’amitié, Autrui se présente moins comme une limite pour nous que comme la possibilité de transcender nos propres limites. C’est donc la finitude humaine, telle qu’elle se révèle dans le dialogue et dans l’amitié, mais surtout son dépassement que nous voulons ici examiner. « Il existe d’homme à homme, écrit Gadamer, un “s’ouvrir-à” et une familiarité qui permettent l’expérience de l’autre non comme un autre ou comme une limite à ce qui est proprement auprès-de-moi, mais plutôt comme une élévation, un élargissement, un complément de mon être propre »861. La rencontre avec l’autre, que ce soit dans l’amitié ou le dialogue, permet en effet l’acquisition d’un « surcroît d’être ». La rencontre – authentique – avec l’autre nous porte vers l’excellence, vers la plénitude, plénitude qui ne pourra cependant jamais être totalement atteinte dans la mesure où elle est réservée au divin. « Il appartient à la conscience la plus profonde de l’être humain qu’il a besoin de savoir à propos de lui-même qu’il n’est pas Dieu » 862 , écrit en effet Gadamer. Mais dans quelle mesure l’autre me permet-il de transcender mes propres limites ? L’amitié, comme le dialogue, nous met en contact avec un autre et c’est lui qui nous met à la fois face à nos limites et nous permet de les dépasser. Quant à l’amitié, Gadamer écrit que [c]e n’est pas un hasard si j’ai commencé en 1928 mon activité d’enseignement par une conférence inaugurale sur le rôle de l’amitié dans l’éthique philosophique. Que ni les principes, ni l’affirmation irréfutable, ni le contreargument victorieux ne garantissent la vérité, mais que seule compte une autre sorte de confirmation, impossible à l’individu, voilà ce qui allait m’assigner ma tâche : elle consistait non pas tant à reconnaître ses propres limites au contact de l’autre qu’à les dépasser de quelques pas. Ce dont il s’agissait, c’était de pouvoir avoir tort863. Il en va exactement de même dans le dialogue. En effet, 861 H.-G. Gadamer, « Lob der Theorie », p. 46, notre traduction. H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik », p. 403. 863 H.-G. Gadamer, « La tâche de la philosophie » dans L’héritage de l’Europe, p. 166. 862 259 l’une des expériences les plus essentielles qu’un homme puisse faire est qu’un autre le connaisse mieux. Cela signifie alors que nous devons prendre au sérieux le contact avec l’autre, parce qu’il se trouve toujours des situations où nous n’avons pas raison ou ne finissons pas par avoir raison. À travers le contact avec l’autre, nous nous élevons au-dessus de l’étroitesse de notre propre assurance de savoir. Un nouvel horizon s’ouvre vers l’inconnu. Ceci advient dans tout dialogue authentique. Nous nous approchons de la vérité parce que nous ne cherchons pas à nous faire valoir864. La rencontre avec l’autre nous permet de mettre en question notre savoir afin d’acquérir un savoir autre, un savoir meilleur. Nous sommes ici renvoyés à la conception gadamérienne de l’expérience et à la négativité qui lui est inhérente. Se trouver confronté à quelque chose qui n’est pas tel que nous pensions qu’il serait, c’est faire l’expérience des limites de notre connaissance et acquérir ainsi un savoir meilleur. L’expérience de la limite est en même temps dépassement de cette limite. Et c’est dans la confrontation avec l’altérité que ce dépassement survient. Pour Gadamer, ce dépassement de nos limites se produit grâce à la confrontation avec l’autre dans le dialogue. « Nous devons tous excéder nos limites afin de comprendre. Ceci se produit par l’échange vivant du dialogue »865, écrit-il. De même, à propos de l’amitié chez Aristote, il peut dire que « grâce à l’échange avec nos amis qui partagent nos vues et nos intentions, mais qui peuvent aussi les corriger ou les renforcer, nous nous approchons du divin »866. La confrontation avec l’autre, que ce soit dans l’amitié ou dans le dialogue, nous permet donc de transcender nos limites, nous permettant par làmême d’acquérir ce « surcroît d’être ». « [Aristote] savait […], écrit Gadamer, que quand quelqu’un se suffit pleinement à lui-même, quelque chose d’essentiel lui manque [néanmoins]. Ce qui manque est précisément le surcroît que l’amitié signifie »867. Il convient encore de préciser de quel ordre est ce « surcroît d’être » dans la compréhension. Pour Gadamer, par le biais du dialogue et dans la compréhension de la chose, on parvient à une compréhension de soi élargie. « Le propre de tout dialogue, écrit Gadamer, c’est que, par lui, quelque chose a changé »868. C’est que, par lui, nous avons changé. Ceux qui prennent part à un dialogue véritable en sortent en effet transformés. 864 C. Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, p. 43. Ibid., 57. 866 H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik », p. 405. Également : « der andere, der Freund, einen Zuwachs an Sein, Selbstgefühl und Lebensreichtum bedeutet. – Das wendet Aristoteles nun so, daß der in sich vollendete Gott keine Freunde hat » (p. 403). 867 Ibid., p. 402, nous soulignons. 868 H.-G. Gadamer, « Le problème de la compréhension de soi » dans Langage et vérité, p. 145. 865 260 « L’explication-entente à laquelle on procède dans le dialogue ne consiste pas à faire tout simplement valoir et triompher son propre point de vue, elle est au contraire la métamorphose qui vise à introduire dans ce qui est commun, et à la faveur de laquelle nul ne reste ce qu’il était »869. Le concept de fusion des horizons rend compte de cela. En effet, dans le dialogue, ce qui se donne à celui qui y est ouvert, c’est l’horizon de l’autre, c’est sa compréhension préalable – mais tout de même fondée en raison; il ne s’agit pas en effet d’une simple opinion – de la chose. Et dans le mouvement de va et vient du dialogue, une compréhension nouvelle, autre, en vient à émerger. Notre rapport à la chose a changé et notre rapport à nous-même, notre compréhension de nous-même s’est également transformée. Avant d’aborder le dernier argument qui vient soutenir le rapprochement entre amitié et dialogue, nous voudrions nous arrêter, de nouveau, sur une critique de Kontos en lien avec l’analyse que fait Gadamer de l’amitié et de la connaissance de soi870. L’analyse de Gadamer portant essentiellement sur la connaissance de soi, « l’élément cognitif », selon Kontos, prendrait le pas sur « l’élément moral »871. Cela viendrait par ailleurs confirmer, selon lui, le fait que dans sa description des trois modes de l’expérience d’autrui, « Gadamer se propose d’éclairer une forme de connaissance »872. L’argument de Kontos vise ainsi à « remettre en question le privilège “moral” accordé par Gadamer à la connexion entre l’expérience d’autrui et la compréhension de soi »873. Afin d’évaluer cette critique de Kontos, il convient de nous questionner quant à savoir de quel ordre est cette connaissance, connaissance qui, dans l’herméneutique gadamérienne prend les traits de la compréhension de soi. La réponse se fait alors aisément jour : nous sommes en effet renvoyés aux analyses que nous avons élaborées dans le chapitre que nous avons consacré à la réhabilitation gadamérienne de la phronèsis. Certes, il s’agit bien d’une connaissance, mais cette connaissance est pratique et éthique. 869 VM, p. 402. Analyse qu’il fait dans son article « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik ». 871 P. Kontos, « L’impasse de l’intersubjectivité chez Gadamer ou l’appropriation inadéquate de la philia aristotélicienne », p. 57. 872 Idem, nous soulignons. 873 Ibid., p. 58. 870 261 2.3. La structure égalitaire du dialogue et de l’amitié Nous voudrions avancer un dernier argument quant au rapprochement entre dialogue et amitié et soutenir que, comme l’amitié, le dialogue implique une structure égalitaire. Chez Aristote, en effet, « l’amitié est une égalité »874. Mais pour ce qui est du dialogue, dans quelle mesure peut-on dire qu’il se tient entre égaux ? Ce n’est certes pas une idée que Gadamer développe. Cependant, nous voudrions avancer que le dialogue repose sur une telle égalité et pour en saisir la pleine mesure, il convient de faire le détour par le concept de reconnaissance. Nous avions vu que, pour Ricœur, la reconnaissance permet de compenser la dissymétrie entre le soi et l’autre (sans l’annuler cependant) et restaurer ainsi une égalité. Or, le dialogue gadamérien repose sur le fait de faire valoir la parole de l’autre et d’en reconnaître l’éventuelle supériorité. Le dialogue implique donc déjà cette reconnaissance de la supériorité de l’autre. Gadamer écrit en effet que la philosophie herméneutique « insiste pour dire qu’il n’y a pas de plus haut principe que celui qui consiste à rester ouvert au dialogue. Et cela veut toujours dire qu’il faut reconnaître au préalable la légitimité possible, voire la supériorité de son interlocuteur »875. Cette reconnaissance de la supériorité de son interlocuteur nous renvoie aux analyses gadamériennes de la réhabilitation de l’autorité876. Pour Gadamer, en effet, l’autorité n’est pas un pouvoir supérieur qui exigerait l’obéissance aveugle et qui interdirait de penser. L’essence véritable de l’autorité repose bien plutôt sur ceci qu’il peut ne pas être déraisonnable, voire qu’il peut être exigé par la raison elle-même de présupposer en l’autre une supériorité de connaissance qui dépasse notre propre jugement. Obéir à l’autorité, c’est reconnaître que l’autre – mais aussi la voix autre qui se fait entendre du fond d’une tradition et d’un passé – peut mieux voir quelque chose que nous-mêmes877. L’entrée en dialogue nécessite cette reconnaissance. Reconnaissance dont on peut dire, après avoir suivi les analyses de Ricœur, qu’elle permet d’instaurer une forme d’égalité à même la dissymétrie. Être prêt à reconnaître la supériorité de l’autre, c’est donc déjà surmonter la dissymétrie qu’il peut y avoir et instaurer une forme d’égalité. 874 Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 7, 1157b35. H.-G. Gadamer, « Autoprésentation » dans La philosophie herméneutique, p. 57. 876 Réhabilitation suite à la critique que l’Aufklärung avait pu en faire. 877 H.-G. Gadamer, « La vérité dans les sciences humaines » dans La philosophie herméneutique, p. 66-67. Voir également VM, p. 300. Cette reconnaissance de la supériorité de l’autre renvoie à la finitude humaine : l’autorité, écrit Gadamer, « repose sur la reconnaissance, par conséquent, sur un acte de la raison même qui, consciente de ses limites, accorde à d’autres une plus grande perspicacité » (VM, p. 300). 875 262 Le dialogue herméneutique nous semble ainsi avoir plusieurs traits communs avec l’amitié. Bien sûr, il ne s’inscrit pas dans l’horizon temporel d’une vie, comme l’amitié, mais il y a néanmoins dans le dialogue quelque chose de cette vie en commun, de cette familiarité. Et si le dialogue ne fait pas forcément de nous l’ami de l’autre au sens fort du terme, il ne peut pas y avoir de dialogue authentique sans une certaine solidarité, c’est-àdire sans ce « lien solide et fiable » qui nous amène à renoncer à nos préférences et à nos intérêts les plus immédiats pour une certaine fin 878 . Nous voudrions justement nous interroger maintenant sur cette fin du dialogue gadamérien et soutenir, qu’ultimement, elle n’est autre que le bien, le bien humain. 3. Le bien comme orientation du dialogue Si, dans Vérité et méthode, Gadamer n’évoque quasiment pas ce pilier de la philosophie platonicienne qu’est le Bien, en revanche, il s’y consacre longuement dans ses ouvrages L’éthique dialectique de Platon et L’Idée du Bien comme enjeu platonicoaristotélicien. Or, dans la mesure où la dialectique platonicienne tapisse tout l’arrière-fond de la conception gadamérienne du dialogue, il nous semble pertinent d’analyser l’interprétation que Gadamer fait du Bien comme origine et finalité de la dialectique et d’étudier dans quelle mesure cela a influencé sa propre conception du dialogue. Chez Platon, la dialectique tend, en dernier lieu, vers le Bien. Ainsi peut-on lire dans la République que « dans le connaissable, ce qui se trouve au terme, c’est la forme du Bien »879. C’est le « Bien » qui dirige toute connaissance. Au-delà de l’être, epekeina tes ousias, se trouve l’idée transcendante du Bien qui est une structure absolue qui régit toute chose. Au-dessus de toutes choses, pour Platon, réside le Bien et c’est lui qui doit guider une vie sensée. Dans la dialectique platonicienne, c’est le Bien qui ultimement guide le dialogue et c’est vers le Bien que le dialogue tend. Le Bien est à la fois principe et fin. En ce sens, on peut voir là se dessiner, chez Platon, une éthique. Mais qu’en est-il chez Gadamer ? Est-ce avec une visée éthique que Gadamer se fait lecteur de l’Idée platonicienne du Bien ? 878 879 H.-G. Gadamer, « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques, p. 88. Platon, République, 517b. 263 3.1. La lecture gadamérienne du bien chez Platon En tant que principe ontologique ultime, en tant que commencement inconditionné, l’Idée platonicienne du Bien est la raison d’être de toute chose, elle est ce qui fait être les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent être880. Pour Gadamer, l’Idée du Bien est donc « la structure formelle de tout ce qui peut être considéré comme effectivement compris » 881 et, à cet égard, elle est le fondement ultime de toute entente dans la dialectique. L’Idée du Bien est la condition de possibilité de la dialectique. Qu’elle soit principe, Gadamer nous le montre ainsi : De même que le soleil procure à tout ce qui est visible être et visibilité en dispensant chaleur et lumière, de même le Bien n’existe pour nous que dans le don qu’il dispense ; connaissance et vérité. Dans le contexte de La République, le Bien se présente comme ce qui unifie le multiple […]. Dès lors apparaît une solution toute trouvée pour rendre compte du statut insigne et insaisissable de l’Idée du Bien, qui la distingue des autres idées : cela tient au fait qu’elle vient en premier, se trouve par conséquent soustraite à toute dérivation et constitue par là même ce qui recevra ultérieurement le nom de principe882. Or, en tant que principe, en tant que condition de possibilité de la dialectique, l’Idée du Bien a une valeur ontologique. En effet, « […] sans avoir elle-même l’être, [l’Idée du Bien] doit accorder l’être à ce qui est connu par la pensée »883. « [L’Idée du Bien] ne fournit, à proprement parler, aucune détermination positive de l’étant, mais elle est ce qui rend intelligible en son être tout ce qui est » 884 . L’Idée du Bien est donc « un principe ontologique ultime » 885 . C’est l’Idée du Bien qui, en tant que structure formelle, rend possible la connaissance. C’est l’Idée du Bien qui, ultimement, permet l’unification du multiple qui est en jeu dans la dialectique. Si la connaissance est possible par la dialectique, si la connaissance de l’Idée – cette perspective unitaire qui jette sa lumière sur les étants – est possible, c’est grâce à l’Idée du Bien. « L’Idée platonicienne trouve [en effet] sa source dans l’idée du Bien, c’est-à-dire dans la question de savoir ce qu’un étant doit être, ce en 880 « Platon spécifie que l’Idée du Bien transcende la sphère des étants parce qu’elle est cause, c’est-à-dire raison d’être de tout et par là même principe de connaissance de toute chose. C’est elle qui rend bonne la multiplicité des choses justes et belles et qui les rend aussi intelligibles en leur être » (H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 124). 881 Ibid., p. 125. 882 H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 53. 883 Ibid., p. 81. 884 H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 124-125. 885 Ibid., p. 124. 264 fonction de quoi il peut toujours être compris dans son identité immuable »886. Il convient tout de même de reconnaître que quant à la question platonicienne du Bien, Gadamer n’en reste pas à cette conception du Bien envisagé comme transcendant, comme au-delà de l’ousia, de l’essence, conception que Platon dévoile dans le livre VI de la République 887 . Conception que l’on pourrait résumer, dans les mots de Gadamer, en évoquant l’« ascension au-delà de l’être de telle sorte que le Bien soit la cause de l’être des multiples Idées »888. En effet, dans L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, Gadamer étudie cette conception en rapport avec celle qui ressort du Philèbe notamment, dialogue qu’il a analysé dans sa thèse d’habilitation qui a été publiée sous le titre L’éthique dialectique de Platon. Cette seconde conception est celle de la question socratique du bien humain. « Elle se pose, écrit Gadamer, comme la question portant sur l’arétè et, avec toutes ses ramifications, comme la question relative aux arêtai, non pas sous un angle d’attaque aussi universel, mais en un domaine plus étroitement délimité, celui du bien dans la vie humaine »889. La question de Socrate dans le Philèbe est ainsi de déterminer quel est pour l’homme le bien par excellence890. Dès lors, il va s’agir de mettre en rapport la conception platonicienne du Bien transcendant et la question socratique au sujet du bien humain. Comment peut-on comprendre cette question du bien pour l’homme alors que la conception fondamentale du bien chez Platon est celle d’une Idée pure du Bien ? Comment concilier ces deux conceptions ? Il s’agit en fait de montrer que « la question socratique demeure bien vivante là où la doctrine universelle des Idées et l’essence générale de la dialectique font l’objet de 886 Ibid., p. 36. « Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n’est pas seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais c’est leur être et aussi leur essence qu’ils tiennent de lui, même si le bien n’est pas l’essence, mais quelque chose qui est au-delà de l’essence, dans une surabondance de majesté et de puissance » (509b) 888 H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 81. 889 Ibid., p. 84. Et encore : « Certes, la position ontologique du Philèbe est identique à celle des autres dialogues et rejoint ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la théorie des Idées, mais cela ne doit pas nous faire oublier que ce texte fait tout spécialement porter sa question sur le problème éthique, c’est-à-dire sur le bien dans la vie humaine » (H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 27). 890 « Or donc, Philèbe soutient que le bien, pour tous les êtres animés, consiste dans la joie, le plaisir, l’agrément et dans toutes les choses du même genre, et moi, je prétends que ce n’est pas cela, et que la sagesse, la pensée, la mémoire et ce qui leur est apparenté, comme l’opinion droite et les raisonnements vrais, sont meilleurs et plus précieux que le plaisir pour tous ceux qui sont capables d’y participer, et que cette participation est la chose du monde la plus avantageuse pour tous les êtres présents et à venir » (Platon, Philèbe, 11a-b). 887 265 la discussion »891. L’intention est avant tout pratique. « C’est en effet le bien de l’existence humaine empirique qui doit être fondé sur l’Idée universelle, ontologique du Bien »892. Or, ne retrouve-t-on pas ici la question fondamentale qui préoccupe Gadamer à propos de l’éthique ? N’a-t-on pas devant les yeux la question de la possibilité d’une éthique philosophique ? C’est bien cela qui est en jeu ici. Gadamer se trouve donc, dans une certaine mesure, à poser au bien platonicien la question qu’il posait déjà à l’éthique aristotélicienne, en laquelle il a d’ailleurs trouvé un allié précieux pour son projet herméneutique. C’est la question de la possibilité de les porter au concept sans perdre pour autant leur teneur pratique, leur sens (dans les deux acceptions du terme : signification et direction) pour la vie humaine. C’est la question de la possibilité d’une éthique philosophique. C’est la possibilité d’une éthique philosophique qui est en jeu dans la réconciliation que Gadamer cherche à opérer entre l’Idée transcendante du Bien et le bien humain. Voyons comment il y parvient et commençons tout d’abord, par poser, clairement, avec Gadamer, l’antagonisme qui court dans les dialogues platoniciens. Dans le Philèbe, comme chez Aristote, la question pratique n’est jamais perdue de vue. La raison doit guider le faire. « De même qu’Aristote sait que sa réflexion théorique qu’il appelle éthique doit servir à la vie réellement vécue, il est clair, pour Platon et le lecteur du Philèbe, que le résultat du dialogue, l’Idéal d’une vie harmonieuse, est, en tant que tel, un logos qui renvoie à un ergon : choisir le juste au moment du choix »893. C’est dans la préférence donnée à une chose plutôt qu’à une autre que le bien humain se concrétise. C’est dans la concrétude de l’action éthique que le bien pour l’homme se donne. La raison pratique a une portée éminemment morale. C’est dans l’action humaine bonne – celle qui consiste à choisir le meilleur – guidée par la raison pratique que le bien s’incarne. La raison pratique guide véritablement la raison humaine et trouve sa raison d’être dans l’action bonne, dans le choix du meilleur. Pour le dire dans un vocabulaire un peu moins aristotélicien, dans le Philèbe, c’est dans le bien concret – c’est-à-dire ce qui présente mesure, symétrie et manifesté (alètheia) – que le sens ontologique du Bien apparaît. Dans le Philèbe, comme dans l’éthique aristotélicienne, l’intention pratique n’est jamais perdue de vue. La réflexion théorique doit guider le faire éthique. Or, nous trouvons là, incarnée 891 H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 108. H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 27-28. 893 H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 106, nous soulignons. 892 266 chez Platon, la question qui est celle que Gadamer pose à l’éthique, celle de la possibilité d’une éthique philosophique pour laquelle « le concept et la réflexion éthique ne peuvent éviter de prendre pour horizon et référence ultimes la réalité morale elle-même »894. Or, comme nous l’avons vu, au contraire, dans la République, le caractère transcendantal propre au Bien implique que « ce qui rend bonne toute chose s’y trouve délogé du rang d’étant. C’est qu’il n’y a pas pure et simple juxtaposition du Bien et des étants. “Lui-même”, auto tou agathon, “le Bien lui-même” se retire. Il est l’être des Idées en général, or cet être n’est pas lui-même une idée »895. N’étant pas une idée, le Bien ne se retrouve pas dans la multitude des étants. Quant à la question du bien chez Platon, on semble donc se trouver devant deux positions antagonistes. Comment le bien peut-il se trouver dans l’action juste alors qu’en tant que principe de ce qui est bon, il ne peut pas se concrétiser dans l’étant même auquel il donne sa déterminité éthique ? Ce qui est en jeu ici, au niveau éthique, ce n’est rien de moins que le rapport de la théorie à la pratique. Chez Platon, on semble trouver deux conceptions de ce rapport, deux conceptions qui sont en contradiction. Le Philèbe met de l’avant la portée pratique de la réflexion éthique alors que d’autres dialogues, comme la République, insistent sur une Idée pure du Bien, c’est-à-dire un concept du Bien qui ne se manifeste pas dans la diversité des étants. Cependant, pour Gadamer, « cette façon de s’exprimer [quant au caractère transcendantal du bien] est la forme mythique dans laquelle Platon énonce au fond ce qu’il exprime dans le Philèbe »896. Dans la mesure où « la transcendance du Bien exclut qu’il puisse être pensé comme une Idée, comme une quiddité qui serait un genre supérieur englobant tout [,] l’être, celui du bien comme celui de toute quiddité, n’a plus besoin d’être d’abord dispensé à l’étant, que ce soit par la spécification, la diairesis ou une articulation quelconque, pour lui ressembler »897. Qu’est-ce à dire ? En tant que fonction ontologique suprême, en tant que cause ultime des Idées, l’Idée du Bien n’est pas l’Idée des Idées, elle n’est pas un « eidos universel suprême » et n’a donc pas besoin d’être saisie comme elles en partant de la diversité de ses représentations, multiplicité des étants, à partir desquels, par ressemblance, peut être déduite l’Idée – recherche de l’identité dans la diversité. 894 H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 33. H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 108. 896 Idem. 897 Idem. 895 267 Comme l’Idée du Bien n’a pas le même statut que les autres Idées, sa relation avec les étants n’est pas non plus la même. Elle ne passe notamment pas par les procédés dialectiques que sont la division et la synthèse, diairesis et sunesis. En effet, on l’a vu, « [Le Bien] n’est aucunement susceptible d’être dispensé : c’est en lui-même qu’il apparaît immédiatement »898. Et plus précisément, c’est dans le Beau qu’il apparaît immédiatement en lui-même. Et dire qu’il apparaît en lui-même, en tant que fonction ontologique donc, en tant que structure de tout ce qui peut être compris, c’est dire qu’il apparaît, dans le Philèbe notamment, en tant que mesure, symétrie et manifesté. Ainsi, « que le bien s’abrite dans le beau ne signifie donc pas moins qu’on le rencontrera seulement dans le beau. Pourvu que mesure, symétrie et manifesté (alètheia) caractérisent le beau de façon insigne, il est du même coup le bien, ce qui garantit à tout ce qui est son être véritable »899. Le bien « n’est [donc] pas séparable de ce qu’il est à chaque fois, en chacune de ses “apparitions” »900. Dans la relation interne du bien et du beau […] nous pouvons donc tirer une indication sur le fait que « le bien » qui, en même temps, est le « beau » n’est pas pour soi, en soi et au-delà, n’importe où, mais en tout ce que nous reconnaissons comme beau mélange. Ce qui dans la perspective de la République (ou du Banquet) est visé comme le bien ou le beau pur, sans mélange, « au-delà de l’être », se détermine ici comme la structure du « mixte » lui-même et ne paraît à chaque fois pouvoir être rencontré que dans ce qui est un bien ou un beau concret, et de telle sorte que seuls l’unité et l’ajointement interne de l’apparence elle-même déterminent son être-bien. Cela ne me paraît pas introduire le moindre changement au sein de la doctrine platonicienne, un changement qui aurait amené Platon à abandonner la doctrine des Idées ou la « transcendance » du Bien. Il reste vrai que le « Bien » doit être extrait et écarté de tout ce qui apparaît en tant que bien. Mais il s’y trouve et peut en être détaché pour la bonne raison qu’il s’y trouve et que c’est à partir de là qu’il resplendit901. Ainsi, la question socratique de l’arete ne serait pas incompatible avec la question universelle du Bien (agathon). Cependant, Platon, au contraire d’Aristote, n’a pas tout à fait réussi à penser une philosophie morale qui sache rendre justice à son intention pratique. En effet, « Platon a anticipé de façon seulement symbolique ce que signifie proprement le 898 Idem. Ibid., p. 103. 900 Idem. 901 Ibid., p. 102. 899 268 “bien” en un tel sens universel, dans sa doctrine des nombres. Aristote a trouvé des réponses d’ordre conceptuel »902. Si Gadamer tente de réconcilier l’Idée du Bien et le bien humain chez Platon il n’en demeure pas moins qu’il se heurte aux limites de sa philosophie morale dans sa capacité à penser le bien pour l’agir humain. À cet égard, Aristote sera, pour Gadamer, un meilleur guide. 3.2. Le bien dans le dialogue herméneutique Pour Gadamer, en effet, ce bien humain, qui est au cœur de l’éthique aristotélicienne, est le ressort du dialogue herméneutique. C’est lui qui guide le dialogue herméneutique. Ainsi que l’écrit Thérien, « Gadamer invite à prendre en considération que le dialogue est plus qu’une recherche philosophique de l’idée puisqu’il s’adresse à notre vie toute entière »903. Sa portée éthique, le dialogue herméneutique la trouve dans le fait qu’il en va toujours ultimement de notre existence, que dans la compréhension, c’est toujours notre vie qui est en jeu. Mais en vérité, écrit Gadamer, le problème auquel renvoie la question de l’histoire pour l’humanité n’est pas celui de la connaissance scientifique, mais celui de la conscience personnelle de la vie. Ce n’est même pas seulement le fait que nous les hommes ayons une histoire, c’est-à-dire que nous vivons notre destin dans son ascension, sa culmination et son déclin. Ce qui est décisif, c’est que nous cherchons le sens de notre être précisément dans ce mouvement du destin. Dans la finitude même nous sommes en quête d’un sens904. Pour Gadamer, la compréhension a toujours un ancrage et une visée pratique : « Ce dont l’homme a besoin, ce n’est pas seulement d’un indéfectible discernement des questions ultimes, mais également du sens de ce qui est faisable, possible, approprié au moment présent »905. Et encore : « La science, avec tous ses progrès, nous offre toujours un comité d’experts. Il n’y a pas de problèmes où ne soit possible un rapprochement scientifique là où il y a des compétences, des autorités. Les profanes, nous autres hommes, nous sommes obligés de décider dans notre vie, en chaque moment, sans pouvoir invoquer un 902 Ibid., p. 146. C. Thérien, « Gadamer et la phénoménologie du dialogue », p. 180. 904 H.-G. Gadamer, « Le problème de l’Histoire dans la philosophie allemande moderne » dans Langage et vérité, p. 57-58. 905 H.-G. Gadamer, « Préface à la seconde édition » dans Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. Étienne Sacre, 1976, p. 19. 903 269 tribunal »906. Fondamentalement, la compréhension de soi, dont on a vu qu’elle se produit dans le dialogue, n’est pas une fin en elle-même. La compréhension de soi trouve plutôt sa finalité dans l’action humaine. La compréhension de la chose et de soi-même dans le dialogue n’est pas la fin dernière. Il ne s’agit pas seulement de comprendre et de se comprendre, mais la compréhension a plutôt pour objectif ultime de décider de ce qui est le mieux pour nous et cela en vue de l’action. La compréhension de nous-même que l’on acquiert par le biais du dialogue a ultimement pour fin de guider notre faire. L’inspiration aristotélicienne est bien entendu palpable ici. Gadamer ne nous dit-il pas d’ailleurs qu’il a développé la phronèsis non pas en termes de vertu, mais de dialogue907 ? Il est également intéressant de rappeler que, pour Gadamer, l’art du dialogue qu’est la dialectique socratico-platonicienne s’apparente aussi à un savoir pratique. Gadamer fait d’ailleurs à plusieurs reprises le rapprochement entre la phronèsis et la dialectique platonicienne, venant ainsi soutenir cette idée selon laquelle c’est comme dialogue qu’il aurait avant tout pensé ce savoir pratique qu’est la phronèsis. L’herméneutique a donc bien, selon nous, à la fois une tâche théorique et une tâche pratique et éthique. « Le pléonasme apparent d’une “philosophie théorique”, et davantage encore l’intitulé “philosophie pratique”, écrit Gadamer, contiennent ce qui, encore aujourd’hui, se reflète dans la pensée philosophique : son incapacité à renoncer complètement à ses prétentions, non seulement de savoir, mais aussi d’avoir un effet pratique consistant à favoriser le bien dans la vie humaine en sa qualité de science du bien »908. Il est possible de distinguer cet effet pratique de l’herméneutique en premier lieu dans son caractère « découvrant », c’est-à-dire dans son caractère d’ouverture. Gadamer écrit en effet que l’herméneutique « rend compte non seulement des démarches utilisées par la science, mais aussi des questions qui précèdent nécessairement l’utilisation de toute science […]. Ce sont les questions qui définissent tout savoir et toute action humaine, les questions “les plus importantes”, celles qui sont déterminantes pour l’homme et pour son choix du 906 H.-G. Gadamer, « Le problème herméneutique » dans L’art de comprendre. Herméneutique et tradition philosophique, p. 46. 907 H.-G. Gadamer (in Conversation with Riccardo Dottori), A Century of Philosophy, p. 21. 908 H.-G. Gadamer, « L’herméneutique, une tâche théorique et pratique » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 333, nous soulignons. 270 “bien” »909. L’herméneutique nous enjoint et nous permet de prendre conscience de ce qui, ultimement, en tant qu’homme, nous motive. Comment ? Grâce à l’ouverture qui la caractérise et dont nous avons vu qu’elle a pour structure celle de la question. Seul celui qui sait questionner est en mesure d’ouvrir la chose dont il fait l’expérience pour en acquérir un savoir autre, meilleur. Remettre en question la chose, ce n’est pas l’ouvrir de n’importe quelle façon. C’est au contraire délimiter le champ de ses possibles, c’est-à-dire être capable de lui donner un sens, une direction. Or, c’est en mettant en suspens et donc en question ses propres préjugés sur la chose que l’on peut arriver à fixer « les présuppositions qui tiennent et à partir desquelles se montre ce qui reste en question910 », que l’on peut donc arriver à poser les limites entre lesquelles la question doit être posée. L’herméneutique nous permet ainsi, en tant qu’homme, de délimiter nos possibles. Or, c’est dans le dialogue et donc dans la confrontation avec l’autre que l’on en arrive, à partir de là, à déterminer les conceptions de la chose qui tiennent. Son caractère dialogique représente donc le deuxième « effet pratique » de l’herméneutique. « Nous dépendons de l’entente dans nos questions pratiques, écrit Gadamer. Et l’entente se produit dans le dialogue » 911 . À cet égard, Gadamer développe, dans le cadre de son herméneutique, un aspect de la phronèsis qui, tout en étant un élément essentiel de l’éthique ricœurienne, reste relativement peu élaboré chez ce dernier : son caractère délibératif. En effet, si Ricœur reconnaît qu’« il est nécessaire d’écouter les tenants des thèses opposées pour mieux déterminer le point d’insertion de la sagesse pratique »912, Gadamer nous donne à voir la façon dont se produit ce processus de délibération et il insiste, dans ce processus délibératif, sur la place de l’autre. Il réinterprète ce caractère délibératif de la phronèsis en un sens dialogique. C’est dans le dialogue avec l’autre qu’il est possible d’en arriver à une entente sur ce qui est en jeu. Pour Gadamer, ce processus délibératif est donc un processus avant tout dialogique. Pour conclure, nous voudrions ressaisir en quelques traits la forme que prend la relation à autrui chez Gadamer ainsi que sa signification éthique. Heidegger, déjà, dans Être et temps, faisait ressortir la structure originellement relationnelle du Dasein. En tant 909 Ibid., p. 348-349. VM, p. 387. 911 C. Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, p. 105. 912 SA, p. 314. 910 271 qu’hommes, nous sommes des êtres de relations. Nous sommes des êtres qui portons originellement en nous cette structure du « Mit-sein ». Pour Gadamer, cependant, la forme authentique de l’« être-avec » ne consiste pas à « laisser l’autre être », à le laisser prendre en charge son propre souci. Il considère en effet qu’il s’agit là d’une conception faible de l’« être-avec ». L’« être-avec » trouve plutôt pour lui sa pleine réalisation dans l’« êtreensemble » qui se concrétise dans le dialogue. Or, le dialogue est le concept qui est au cœur de l’herméneutique gadamérienne. La compréhension se produit en effet dans et par le dialogue. C’est dire que, pour Gadamer, la relation à l’autre qui prend la forme de l’« êtreensemble » est primordiale. Si le soi est au cœur de l’herméneutique ricœurienne et qu’il conserve dans une certaine mesure la primauté dans le rapport à l’autre, si autrui est chez Levinas la figure centrale, celle par qui le soi advient à lui-même, l’herméneutique gadamérienne met au premier plan l’« être-ensemble », « être-ensemble » qui trouve sa concrétisation comme relation dialogique entre soi et autrui. Il ne s’agit cependant pas tant de proposer une conception autre de la subjectivité comme Ricœur (ipséité) ou Levinas (soi qui tient son unicité d’autrui) que d’élaborer et de mettre en avant cet « être-ensemble » qui se noue dans le dialogue. La critique gadamérienne de la subjectivité passe par cette conceptualisation de l’« être-ensemble ». Ce n’est ainsi pas tant la conscience herméneutique en elle-même qui intéresse Gadamer que la conscience herméneutique dans son lien à l’autre qui est à comprendre. Nous avions d’ailleurs vu dans un chapitre précédent que la conscience est agie, c’est-à-dire qu’elle est sous le joug de la recherche commune. Or, c’est dans et par cette recherche en commun qu’est la relation dialogique que l’on peut tout à la fois prendre le pouls de l’autre et enrichir la compréhension que l’on a de nous-même. Dans le dialogue avec l’autre s’ouvre en effet la possibilité d’acquérir un « surcroît d’être », d’avoir une compréhension élargie de nous-même. La compréhension de soi ne doit cependant être considérée ni comme la finalité du dialogue ni comme une fin en ellemême. La compréhension n’est pas « pour sa propre gloire ». Ultimement, la finalité de la compréhension réside plutôt dans l’action humaine. La compréhension nous aide à guider notre faire. C’est d’ailleurs comme dialogue que Gadamer pense ce savoir pratique qu’est la phronèsis. Elle n’est plus la vertu d’un seul. C’est plutôt dans le dialogue avec l’autre que 272 la compréhension peut se produire, compréhension qui a pour finalité ultime de nous éclairer quant à la meilleure action à poser pour nous et pour autrui. Mais il ne faudrait pas voir là une forme fusionnelle de relation. Nous avons vu en effet que l’altérité d’autrui y est préservée et ce, grâce à la fonction de distanciation propre au dialogue. Cette fonction critique du dialogue est donc essentielle même si, au premier abord, elle ne saute pas forcément aux yeux du lecteur de Vérité et méthode. Plus précisément, cette mise à distance s’opère dans la confrontation avec la parole autre sur la chose en question. Cette confrontation ne doit cependant pas s’entendre comme un pouvoir de l’un sur l’autre. Au contraire, elle se vit plutôt comme « exposition à l’autre ». Il s’agit en effet de mettre ses préjugés en suspens et, plutôt que de chercher à convaincre l’autre de notre opinion, de faire valoir sa parole contre la nôtre. L’« être-ensemble » qui se déploie dans le dialogue doit être compris en rapport avec un « style herméneutique » qui se distingue de celui de Ricœur. Alors que chez Gadamer, la relation à l’autre repose sur un modèle dialogique qui vise l’entente – Grondin écrit en effet à ce propos que « [c]omprendre (verstehen), c’est d’abord s’entendre (sich verstehen mit) avec autrui sur quelque chose, compréhension qui a le mode de l’entente » 913 – chez Ricœur, nous l’avons vu, elle repose plutôt sur le modèle du compromis. Ce dernier modèle consiste à articuler des positions antagonistes en montrant notamment qu’elles ont chacune leur lieu d’être dans leurs domaines respectifs. Rappelons que, quant à la relation à autrui, Ricœur cherche ainsi à « arbitrer » les positions rivales de Husserl et de Levinas et que, pour lui, « [d]e cette confrontation entre E. Husserl et E. Levinas ressort la suggestion qu’il n’y a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement complémentaires le mouvement du Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers le Même. Les deux mouvements ne s’annulent pas dans la mesure où l’un se déploie dans la dimension gnoséologique du sens, l’autre dans celle, éthique, de l’injonction »914. Mais au-delà des différences entre les deux modèles – modèle dialogique et modèle du compromis ; éthique dialogique et éthique du compromis – Gadamer et Ricœur nous montrent la possibilité d’une relation éthique fondée sur l’ouverture à l’autre et échappant à toute visée unifiante qui viendrait annihiler l’altérité de l’autre. 913 914 J. Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 186. SA, p. 393. 273 CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE Gadamer, contrairement à Ricœur, n’a certes pas fait sienne la tâche d’élaboration d’une éthique. Cependant, tout au long de son parcours philosophique, l’éthique – et plus particulièrement l’éthique grecque – n’a cessé de représenter pour lui un objet d’étude et de questionnement et elle a profondément influencé ses travaux sur l’herméneutique. Au terme de ce parcours nous voudrions faire ressortir les ressources éthiques du dialogue herméneutique. En effet, dès lors que ce n’est plus tant comme dialogue avec la tradition ou l’art mais plutôt avec autrui que l’on envisage le dialogue gadamérien, il présente selon nous des traits éthiques que nous voudrions maintenant rappeler. En premier lieu, si Gadamer nous apprend quelque chose, c’est bien que tout dialogue authentique n’est possible qu’à condition de suspendre et de mettre en jeu ses propres préjugés. Il ne s’agit pas de les écarter d’emblée mais de les reconnaître afin d’en questionner, dans le dialogue, c’est-à-dire dans la confrontation avec l’autre, le bien-fondé. Gadamer nous montre en effet que l’autre agit en nous de par les préjugés que l’on peut avoir à son égard et ce, au-delà même de ce que la conscience peut soupçonner. Il est donc illusoire de penser porter sur lui un regard neutre. Gadamer nous enjoint ainsi à nous comprendre nous-même et à reconnaître ce travail de l’autre en nous. C’est là notamment un enseignement que Gadamer tire de la lecture qu’il fait de la phronèsis dans Vérité et méthode, lecture dans laquelle il fait ressortir la place de l’autre. On se souviendra que Ricœur lui aussi faisait une lecture de la phronèsis orientée sur l’autre, lecture au sein de laquelle la phronèsis devenait presque synonyme d’« attention à l’autre915 » et ce, en dépit d’une visée différente de celle de Gadamer. Par ailleurs, de son analyse de la phronèsis, Gadamer fait ressortir l’effet éminemment pratique de la compréhension – elle nous aide à guider notre faire – qui n’est possible que par le dialogue, c’est à dire par la confrontation avec la parole autre916. Loin de viser à imposer sa conception de la chose à comprendre, cette confrontation implique d’abord de savoir écouter, au prix d’une sortie de ses préjugés, de ses penchants et de ses 915 C’est en particulier, ainsi que nous l’avons déjà montré, l’analyse que fait G. Fiasse de la lecture ricœurienne de la phronèsis. 916 Dialogue qui prend pour modèle la dialectique platonicienne dont Gadamer nous dit qu’elle peut être apparentée à la phronèsis. 274 intérêts. Gadamer nous montre d’ailleurs que la conscience herméneutique est conscience qui est « hors de soi », « auprès des choses » : ce n’est qu’à la faveur d’un oubli de soi que l’on peut être pleinement présent auprès de l’autre, pour l’autre, en un mouvement dans lequel le rapport à l’autre prime sur le rapport à soi. Le dialogue gadamérien repose donc sur une attitude réceptive à l’égard de l’autre qui nous permet de faire droit à sa parole. Plus encore, Gadamer nous enjoint à faire valoir cette parole, fut-ce contre la nôtre. Résolument vulnérable, je m’expose au risque de la supériorité de la parole de l’autre. Se dévoile donc dans ce dialogue une forme d’attention à l’autre sans laquelle l’altérité de l’autre ne saurait se donner. Cette dernière est reconnue dans la parole de l’autre lorsqu’elle se mesure à la chose, dans les raisons que l’autre avance afin d’expliciter la chose en question. C’est l’expression de son rapport à la chose qui fait de l’autre un interlocuteur digne d’être reconnu. Le dialogue est dès lors vécu comme une recherche en commun qui verra se tisser le lien solide et fiable de la solidarité, voire la forme la plus haute de la relation à autrui qu’est l’amitié. Il s'y noue une relation qui assume pleinement l’altérité d’autrui et se vit sur le mode de l’« être-ensemble ». Pour Gadamer, en effet, le mode authentique d’« être-avec » est celui de l’« être-ensemble » qui se réalise dans le dialogue. On peut donc déceler les ressources éthiques du dialogue, premièrement, en ce qu’il fait droit à l’altérité d’autrui. L'intention éthique, qui exige que le soi ne s'efface pas dans la relation, se révèle également dans l'effort pour une compréhension de soi accrue : soutenir le bien-fondé de la parole de l’autre contre soi-même rend possible une ouverture nouvelle. Troisièmement, le dialogue effectue une mise en relation sur le mode de l’« êtreensemble » ; il se crée une solidarité entre ceux qui, tendus vers un but commun, sont en dialogue. De plus la compréhension de soi et de l’autre qui émerge a un effet pratique : l'enrichissement de la compréhension de soi, des autres et du monde nous aide à délibérer quant aux questions essentielles de l’existence humaine et à guider notre agir. Enfin, pour être en mesure de dialoguer il faut de l’ouverture, c’est-à-dire être prêt à mettre en question ses préjugés, ainsi qu’à écouter et à faire valoir la parole autre, posture qui possède en ellemême une dimension indéniablement éthique. Selon nous une telle éthique du dialogue trouve particulièrement bien sa place au sein de l’éthique médicale entendue au sens de la relation patient-médecin. Elle répond à 275 l’« accusation d’un manque d’“humanité” de la part des médecins à l’égard de leurs patients » 917 , accusation qui peut prendre deux formes : manque de reconnaissance ou manque d’attention et de bienveillance. Certaines raisons propres à la médecine contemporaine viendraient expliquer en partie ce manque d’humanité : « protection émotionnelle et contrôle de soi de la part des médecins et des équipes soignantes, hypertechnicité et mécanisation de la pratique des soins, fragmentation du soin lié à la spécialisation professionnelle, contraintes économiques et administratives [et enfin] articulation complexe entre soin et recherche »918. À partir de ce constat s’est développé un discours qui vise à repenser les pratiques de soins dans deux directions : d’une part, en cherchant à promouvoir la compassion, la sollicitude et l’empathie et, d’autre part, en invitant à mieux reconnaître « la subjectivité du patient, c’est-à-dire [le] fait que le patient n’est pas seulement un être malade et souffrant mais un sujet qui fait l’expérience d’une maladie, l’interprète et, le cas échéant, en parle, sans pour autant s’y réduire »919. Dans le deuxième cas, il s’agit donc de « reconnaître, au-delà de la maladie, une subjectivité à part entière avec laquelle le médecin peut et doit dialoguer, y compris à propos de la maladie elle-même »920 – un dialogue à envisager dans le cadre éthique que nous proposons : place faite à l’altérité de cet autrui qu'est le patient que l'on écoute et dont on fait valoir la parole. De fait, on le considère comme digne d’être reconnu921. 917 M. Gaille et N. Foureur, « “L’humanité”, enjeu majeur de la relation médecin/patient. Y a-t-il une violence intrinsèque à la situation de soin ? », p. 189. 918 Ibid., p. 195-196. 919 Ibid., p. 196. 920 Ibid., p. 197. 921 Dans leur article M. Gaille et N. Foureur soutiennent par ailleurs que « la littérature [est] perçue comme une manière privilégiée de rendre compte des questions morales et des problèmes humains présents dans la relation de soin » (p. 197). À cet égard plusieurs des romans de Martin Winckler qui traitent du milieu médical abordent la question du déficit d’humanité dans la relation patient-médecin. Or, l’écoute et la valorisation de la parole de l’autre conceptualisées par Gadamer s’y trouvent particulièrement bien illustrées. Par exemple le roman Les trois médecins met en scène un jeune médecin qui doit examiner une patiente : « Cette femme m’impressionnait. Elle était jolie, elle avait surtout l’air très triste. J’étais censé l’examiner “complètement”, mais quand j’ai lu le motif d’admission, je n’ai pas pu, évidemment. Je ne voyais pas bien l’intérêt de sauter sur quelqu’un pour l’examiner de fond en comble après une tentative de suicide. J’en ai parlé à l’interne, qui m’a dit que j’avais tort : certaines personnes ont des comportements suicidaires à cause de maladies ou d’intoxications médicamenteuses qui peuvent donner des symptômes neurologiques, par exemple. Alors, les examiner, d’après l’interne, c’est indispensable. Je le comprends, mais je ne vois pas pourquoi j’aurais dû commencer par ça. J’avais plutôt envie de m’asseoir à côté d’elle et de l’écouter parler. De lui laisser entendre que je ne lui voulais pas de mal. Je n’aimerais pas, moi, qu’on se mette à me tripoter dans tous les sens sans me demander d’abord ma permission, sans me demander d’abord si ça va, comment je me sens » (p. 448). On a affaire dans cet extrait à deux façons de concevoir le patient. D’un côté, incarné par l'interne, c’est la « maladie » qui est à l’avant-plan plutôt que la personne et le savoir expert prend le dessus et 276 Dans leur article, M. Gaille et N. Foureur vont cependant plus loin et repèrent une autre raison du déni d’humanité dans un conflit entre la conception du bien du patient et celle du médecin. « [L]e médecin, aux yeux du patient, manque de “compréhension”, lui “impose” sa conception; de son côté, le médecin peut estimer qu’il s’agit-là d’un patient “difficile” et que ses proches sont “pénibles” à côtoyer dans l’exercice médical »922. Seul un dialogue, au sens où nous l'entendons, est à même d'éclairer cette mésentente et ce, d'autant plus que les préconceptions de chacun y contribuent de manière importante. Il ne s'agit pas que chacun campe sur ses positions et cherche à les imposer à l’autre, mais plutôt de commencer par mettre ces dernières en question. Bien entendu l'instauration d'un tel dialogue ne va pas de soi. Du côté du médecin est en jeu un savoir d’expert peu susceptible d'une mise en question, de celui du patient l'attachement à un bien relève d'une liberté difficilement négociable923. Il ne faut cependant pas oublier qu’il ne s’agit pas de rejeter d’emblée ces préjugés mais plutôt d’en évaluer le bien-fondé en regard de la chose qui ultimement est en question : le bien du patient, bien sur lequel une entente est à trouver. Or, c’est ce que permet le dialogue grâce à l’écoute et à la confrontation avec la parole autre qui consiste notamment à en faire valoir la supériorité par rapport à la nôtre. Il ne s’agit cependant pas de dire que tout conflit sera par là-même résolu, mais la mise en œuvre d’un tel dialogue peut tout de même, croyons-nous, concourir à restaurer une forme d’humanité dans la relation patient-médecin s’attache en premier lieu aux données « objectives » qui sont le fait de l’examen clinique. Le narrateur, à l'opposé, voit d’abord dans la patiente la personne malade qui a quelque chose à dire sur sa « maladie ». Il accorde une importance à la parole de la patiente et voit la nécessité de l’écouter. Cette seconde approche, à laquelle la conception gadamérienne du dialogue nous permet de donner sens, nous semble permettre de réinstaurer une forme d’humanité au sein de la relation patient-médecin, plus particulièrement ici par le biais de la reconnaissance de la subjectivité du patient. 922 Ibid., p. 201. 923 Les auteurs évoquent en particulier le cas d’un patient, témoin de Jéhovah, qui refuse toute transfusion sanguine alors que sa vie en dépend. 277 ÉPILOGUE 1. Soi et autrui : un soi ouvert à l’autre Nous avons pris, pour cette thèse, le chemin de l’écriture en ayant pour objet l’énigme d’autrui. Comment les herméneutiques de Gadamer et de Ricœur peuvent-elles nous permettre de répondre à cette énigme qu’est, pour le soi, autrui ? Prenant la pensée levinassienne, pensée de l’altérité par excellence, comme point d’opposition, nous avons cherché à montrer que l’herméneutique rompait avec « la notion de subjectivité coïncidant avec l’identité du Même »924 mais sans tomber non plus dans une conception du soi qui tiendrait son identité de l’autre, c’est-à-dire qui tiendrait sa liberté du commandement venant d’autrui (même s’il s’agit d’un commandement d’amour, rappelonsle), bref, sans tomber dans une conception du soi qui relèverait de l’hétéronomie. Pour Levinas, en effet, le soi n’advient à lui-même que par le biais de l’altérité et plus précisément de l’altérité d’autrui. Levinas ne considère en effet qu’une seule figure d’altérité : autrui, et fait par là même de l’éthique la philosophie première. Seul autrui fait véritablement advenir le soi à lui-même, à ce qu’il est vraiment. À l’inverse, de nombreuses figures de l’altérité jalonnent les herméneutiques de Ricœur et de Gadamer. L’histoire, et plus précisément la tradition, pour Gadamer, et le texte, pour Ricœur, sont les figures de l’altérité par rapport auxquelles se sont construites leurs herméneutiques. Elles sont cependant loin d’être les seules figures de l’altérité qui ont nourri leurs pensées. Pensons entre autres à l’art, en ce qui concerne Gadamer ou aux symboles, pour Ricœur. Mais alors quelle place, plus particulièrement, prend la figure d’autrui dans leurs herméneutiques? Dans sa phénoménologie de l’homme capable qu’est Soi-même comme un autre, Ricœur identifie, au niveau ontologique, trois foyers d’altérité afin de rendre compte des différentes expériences de passivité qui se sont faites jour au niveau phénoménologique. Ce trépied de l’altérité comprend certes autrui, mais également la chair et la conscience morale. Contrairement à Levinas, Ricœur ne fait pas d’autrui la seule, ou la principale figure d’altérité dès lors que le soi est en question. Il reconnaît en effet « le caractère polysémique de l’altérité, lequel […] implique que l’Autre ne se réduise pas, comme on le 924 E. Levinas, « La Révélation dans la tradition juive », p. 75. 279 tient trop facilement pour acquis, à l’altérité d’un Autrui »925. Gadamer, lui, ne s’arrête pas particulièrement sur cette figure d’altérité qu’est autrui. Cependant, ainsi que nous l’avons vu, toute son herméneutique repose sur le modèle du dialogue vivant, du dialogue entre deux interlocuteurs. On pourrait donc dire qu’autrui est présent en creux, implicitement, dans son herméneutique. Par ailleurs, il convient de reconnaître que Gadamer, au contraire de Ricœur, ne s’est pas donné pour tâche le développement d’une anthropologie ou d’une éthique et ce, même si nombre de ses travaux portent sur l’éthique et l’éthique grecque en particulier. Finalement, si l’herméneutique ricœurienne se veut, depuis le début, une herméneutique du soi, il n’en va pas de même de l’herméneutique gadamérienne. Ricœur reconnaît en effet son ancrage dans une certaine tradition qui est celle des philosophies de la réflexion. S’il met en question, dépasse et se réapproprie à sa manière cet héritage, il n’en demeure pas moins qu’il ne le récusera jamais totalement. Même s’il met à mal l’idée d’une conscience de soi qui serait transparente à elle-même, il n’en reste pas moins que, pour lui, ainsi que l’écrit Grondin, « l’initiative, la distanciation et l’appropriation réflexives restent toujours possibles, et souhaitables, face au moloch de l’histoire »926. Gadamer, lui, se fait beaucoup plus critique à l’encontre des philosophies de la réflexion. Il écrit ainsi dans une partie de Vérité et méthode intitulée justement « Les limites de la philosophie de la réflexion » qu’« [i]l s’agit pour nous de concevoir la conscience de l’histoire de l’action de telle sorte que cette conscience ne vienne pas à son tour dissoudre l’immédiateté et la supériorité de l’œuvre en simple réalité pour la réflexion. Il nous faut donc penser une réalité au contact de laquelle la toute-puissance de la réflexion trouve sa limite »927. Nous avons vu, à cet égard, que la conscience herméneutique est plus « être que conscience ». Elle est en effet une conscience qui est auprès des choses. Or, être réellement auprès des choses implique un oubli de soi, un abandon de soi afin de prendre pleinement part à ce dont il s’agit de comprendre. Il s’agit d’une participation qui se vit dans l’immédiateté. La conscience herméneutique est totalement présente auprès des choses dans l’expérience de compréhension. La réflexivité serait plutôt ce qui nous fait sortir de la relation alors que la conscience herméneutique est cet « hors de soi » qui permet de prendre 925 SA, p. 368. J. Grondin, « De Gadamer à Ricœur. Peut-on parler d’une conception commune de l’herméneutique? », p. 57. 927 VM, p. 365. 926 280 pleinement part à la relation. Le rapport à l’autre passe avant le rapport à soi. La conscience n’est plus maîtresse du sens, elle se laisse plutôt guider par la chose même. On n’a cependant pas affaire tout de même à une passivité extrême comme chez Levinas. En effet, la conscience herméneutique peut mettre en question – dans une certaine mesure en tout cas – les préjugés qui la façonnent. Pour Ricœur le soi est toujours traversé par l’altérité. Là est le sens de la dialectique de l’ipséité et de l’altérité qui structure en partie Soi-même comme un autre. Ipséité et altérité sont constitutives l’une de l’autre, elles ne peuvent plus être pensées l’une sans l’autre. C’est d’ailleurs ce que traduit le terme « comme » présent dans le titre de l’ouvrage : il s’agit moins d’un rapport de comparaison que d’implication. L’altérité est inhérente à l’ipséité. L’altérité travaille toujours au sein de l’ipséité. Cependant, ces formes de passivité ou d’altérité qui structurent le soi sont toujours ultimement reprises par un mouvement de la volonté. Dès Le volontaire et l’involontaire, Ricœur écrivait en effet que « loin qu’on puisse dériver le volontaire de l’involontaire, c’est au contraire la compréhension du volontaire qui est première dans l’homme. Je me comprends d’abord comme celui qui dit “Je veux”. […]. [L]e vouloir est l’un qui ordonne le multiple de l’involontaire » 928 . Par ailleurs, souvenons-nous que, dans Soi-même comme un autre, Ricœur nous montre que le soi se donne sur le mode de l’attestation qui est cette « assurance d’être soi-même agissant et souffrant »929 . Certes, avec ce concept, Ricœur récuse toute autofondation du soi. « L’attestation est capable d’éviter aussi bien l’exaltation de l’autofondation que l’humiliation d’être un fondement qui toujours se dérobe. L’attestation est le renoncement à toute fondation dernière »930, écrit-il. Le soi ne se pose pas, il s’atteste. Avec l’attestation, on quitte ainsi le domaine de la certitude pour entrer dans celui de la croyance, et plus précisément de la croyance comprise comme confiance en ses pouvoirs. « Je peux » vient finalement remplacer le « Je veux » du premier tome de la Philosophie de la volonté. Ainsi, bien qu’il conteste toute autofondation du soi, Ricœur met néanmoins toujours à la première place la capacité d’initiative du soi. Là est d’ailleurs la pierre de touche du débat entre Ricœur et Levinas. Selon Ricœur, en effet, « pour instaurer 928 PV1, p. 8-9. SA, p. 35. 930 F. Marty, « L’unité analogique de l’agir. Paul Ricœur et la tradition de l’analogie », p. 87. 929 281 l’ordre éthique, il faut un sujet du désir et de l’auto-affirmation »931. C’est parce que le soi s’atteste dans l’estime de soi qu’il peut recevoir et répondre à l’appel de l’autre. Au-delà des différences qui perdurent entre les conceptions ricœurienne et gadamérienne du soi, il n’en demeure pas moins qu’elles reconnaissent toutes les deux que le soi est pétri d’altérité ou, autrement dit, que l’altérité traverse et structure en partie le soi. Or, c’est cette présence de l’altérité au sein même du soi qui lui permet d’être ouvert à l’autre. Les conceptions du soi que Ricœur et Gadamer nous donnent à voir ne peuvent pas, en ce sens, être apparentées à l’ego. Nous ne sommes pas dans une egologie, à l’inverse de l’ontologie levinassienne. Pour Ricœur, ainsi que nous l’avons évoqué à plusieurs reprises au cours de cette étude, c’est justement la reconnaissance de cette altérité au sein du soi qui l’empêche de ce refermer sur lui-même. Nous avons pris l’exemple de la promesse. Maintenir sa parole perd tout son sens si on ne le fait pas avant tout pour l’autre. L’altérité inhérente à la promesse a besoin d’être déployée pour contrer l’enfermement sur soi consistant à ne tenir sa promesse qu’en vertu de l’obligation que l’on s’est donné de le faire, ce qui viendrait nier par là le sens même de la promesse, n’en faisant « qu’un pari stupide ». De même, pour Gadamer, c’est en vertu de notre familiarité avec la tradition, avec l’altérité que l’on peut entendre son appel. « L’herméneutique, écrit Gadamer, doit partir de l’idée que quiconque veut comprendre a un lien à la chose qui s’exprime grâce à la transmission, et qu’il relaie spontanément ou de propos délibéré la tradition à partir de laquelle la transmission prend la parole »932. Et nous avons montré comment se concrétise plus particulièrement cette ouverture à l’altérité. Elle consiste, par le dialogue, à prendre toute la mesure de ses préconceptions et préjugés afin d’avoir une idée plus juste de l’autre. Elle consiste également à écouter la parole de l’autre et à la faire valoir, à la considérer comme potentiellement supérieure. « L’attitude herméneutique ne suppose qu’une prise de conscience qui, en caractérisant nos opinions et nos préjugés, les qualifie comme tels, et leur ôte du même coup leur caractère outrancier. Et c’est en réalisant cette attitude que nous donnons au texte la possibilité d’apparaître dans sa différence et de manifester sa vérité propre contre les idées préconçues que nous lui opposons d’avance »933. 931 D. Banon (dir.), Emmanuel Levinas. Philosophe et pédagogue, p. 16. VM, p. 317. 933 H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 81. 932 282 Chez Gadamer, comme chez Ricœur, nous avons donc affaire à une conception du soi comme étant déjà ouvert à l’altérité. Dans un cas comme dans l’autre, nous n’avons nullement affaire à une egologie. Le soi n’est nullement compris comme intériorité. Il est plutôt déjà marqué par sa relation à l’autre. 2. Ontologie et éthique Par ailleurs, le fonds ontologique sur lequel les conceptions gadamérienne et ricœurienne se tiennent permet de penser une telle relation à l’autre qui lui rende justice. Aucune sortie de l’être ne semble nécessaire. Le rapport à autrui peut être pensé de façon éthique à l’intérieur même de l’ontologie. Là est en effet, fondamentalement, l’enjeu de la confrontation avec Levinas : la primauté de l’ontologie par rapport à celle de l’éthique, ou, plus exactement, une ontologie sans éthique par rapport à une éthique sans ontologie. Or, ce que nous montre Ricœur, c’est qu’il est possible de penser une éthique dans le lieu même de l’ontologie. Entre Heidegger et Levinas une autre position est possible934. À cet égard, Ricœur conçoit l’ontologie – qui est, plus précisément, une ontologie du soi – non plus tant comme un point de départ, que comme un point d’arrivée, une terre promise. Il considère l’ontologie comme une visée. C’est non seulement à un niveau épistémique que l’on ne peut parler de fondement, mais également à un niveau ontologique. Et toute la dialectique de l’ipséité et de l’altérité que Ricœur déploie dans Soi-même comme un autre vise à montrer la possibilité de l’éthique au sein même de l’ontologie. Quant à l’ontologie gadamérienne, elle se comprend comme une ontologie portée par le langage. Ainsi que le résume Jean Grondin, « [l]e langage – comme présentation, voire présent de l’être – se trouve investi pour Gadamer de la même vocation ontologique : c’est en lui que l’être des choses s’autoprésente, se révèle et se donne à comprendre »935. Or, nous dit Gadamer, « la langue est par essence langue du dialogue. C’est en permettant de se comprendre qu’elle constitue elle-même sa propre réalité »936. C’est par le dialogue avec l’autre que l’être des choses peut se donner. Et nous avons cherché à montrer que dans le 934 On remarquera que dans son article « Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage », Ricœur place un de ses maîtres, Jean Nabert, entre la position heideggerienne et la position levinassienne. Il serait à cet égard intéressant d’approfondir l’héritage que Ricœur tient de Jean Nabert. 935 J. Grondin, « De Gadamer à Ricœur. Peut-on parler d’une conception commune de l’herméneutique? », p. 59. 936 VM, p. 470. 283 dialogue justement se tisse une relation éthique avec autrui. Pour Gadamer, là encore, l’éthique peut être pensée au sein de l’ontologie. Mais qu’en est-il de cette relation éthique? Notre visée était de faire ressortir qu’à la fois l’herméneutique ricœurienne et l’herméneutique gadamérienne ouvrent sur une éthique. Cela apparaît clairement chez Ricœur puisqu’il développe, dans Soi-même comme un autre, sa propre éthique : une éthique de la sollicitude dont nous avons analysé en détails les trois mouvements : de la sollicitude à la sollicitude critique en passant par la norme. Mais nous avons montré également que l’herméneutique gadamérienne peut déboucher sur une éthique – une éthique du dialogue – même si Gadamer, contrairement à Ricœur, n’en a pas fait son projet ni sa tâche. Cette éthique du dialogue repose sur une posture éthique qu’est l’ouverture à l’altérité, à savoir être disposé à mettre en suspens ses conceptions a priori de la chose afin d’en interroger, dans le dialogue avec l’autre, le bien-fondé, mais également être prêt à écouter l’autre et à faire valoir sa parole, fut-ce contre la nôtre. Portés par un objectif commun, le dialogue se comprend dès lors comme une recherche qui se vit sur le mode de l’« être ensemble », créant par là-même un lien qui relève de la solidarité. N’oublions pas, cependant, que le dialogue se vit davantage comme confrontation que comme recherche de compromis. Confrontation entre des conceptions dont il s’agit d’évaluer le bien-fondé en regard de la chose en question. La dimension éthique du dialogue gadamérien est également patente en ce qu’il nous permet ultimement d’élargir nos horizons et d’avoir ainsi une meilleure compréhension de nous-même et du monde, ressource précieuse dès lors que nous nous trouvons face à la question de savoir comment agir au mieux pour nous et pour autrui. Autant l’éthique de la sollicitude que l’éthique du dialogue se présentent comme des éthiques relationnelles, c’est-à-dire des éthiques qui reposent avant tout sur la relation entre le soi et l’autre et qui cherchent à faire droit à la fois au soi et à autrui. Mais, au-delà de ce point commun, peut-on parler d’une conception commune de l’éthique herméneutique ? 284 3. Éthique et herméneutique 3.1. Des pensées en dialogue On réfère souvent à Ricœur comme à un penseur en dialogue937. Il est vrai qu’il n’a cessé de confronter sa propre pensée à celle d’autres auteurs et courants philosophiques, qui sont d’ailleurs parfois fort éloignés de ses propres allégeances philosophiques. Pensons, par exemple, à la place qu’il accorde à la philosophie analytique dans Soi-même comme un autre. Pourtant, paradoxalement, nous avons vu que le style même de son herméneutique ne repose pas sur un modèle dialogique, sur le modèle du dialogue vivant. Étant dialectique, son herméneutique peut certes être entendue de prime abord et d’une certaine façon comme un « art du dialogue », mais il faut garder en tête que ce dialogue est d’un type particulier. C’est un dialogue qui comprend toujours un moment d’objectivation, un dialogue qui suppose un mouvement de distanciation – moment critique – compris comme objectivation. C’est un dialogue dont à un certain moment l’on sort par le biais de la réflexion. L’herméneutique gadamérienne repose, en revanche, entièrement sur le modèle du dialogue vivant. Mais cela ne veut pas dire pour autant que tout moment critique est exclu. Nous l’avons vu, le dialogue lui-même permet une prise de distance critique, mais cette mise à distance ne consiste pas en une sortie du dialogue lui-même. Gadamer nous met par ailleurs au fait des conditions de possibilité du dialogue, nous rappelant ainsi que le dialogue véritable ne va pas de soi, qu’il n’est pas sans présenter des difficultés. S’engager dans un dialogue tout en faisant véritablement droit à la position adverse n’est pas chose aisée – qu’il s’agisse du dialogue avec un texte ou avec autrui. On a donc affaire à des pensées en dialogue, mais en un sens différent. Faut-il pour autant « choisir » entre Ricœur et Gadamer ? Nous croyons plutôt qu’ils ont chacun quelque chose de fondamental à nous dire. Quant à l’énigme d’autrui, qui nous a servi à mettre à l’épreuve ces deux modèles, et plus particulièrement quant à sa dimension la plus haute, c’est-à-dire sa dimension éthique, quant au souci d’autrui donc, Ricœur nous rappelle l’importance fondamentale de la règle, ainsi que le primat, ultimement, de la personne singulière sur cette dernière. Gadamer, lui, nous montre la pertinence du dialogue et, dans le dialogue, tout particulièrement, l’importance d’être ouvert à l’autre, c’est-à-dire 937 Un collectif récent sur la pensée de Ricœur s’intitule d’ailleurs : Paul Ricœur, la pensée en dialogue (J. Porée et G. Vincent (dir.), 2010). 285 de l’écouter et de faire droit à sa parole en étant prêt à reconnaître son éventuelle supériorité. Ces deux pensées sont par ailleurs animées par une même visée humaniste, par un même souci de l’autre, d’autrui. Afin de montrer que, sous certains aspects, ces deux pensées peuvent même s’avérer complémentaires, nous voudrions prendre l’exemple du soin dans le domaine médical, Gadamer et Ricœur ayant tous les deux réfléchi à cette question. 3.2. Le souci d’autrui. L’exemple du domaine médical En ce qui concerne le « prendre soin » d’autrui dans le domaine médical, on peut se référer plus particulièrement aux conférences données par Gadamer sur ce thème938. Dans le soin humain, la place du dialogue s’avère essentielle, même si elle est encore trop souvent occultée. Gadamer nous rappelle que le concept de soin ne peut pas seulement être appréhendé à l’aune d’une approche « scientifique », mais que la composante « humaine » du soin est également primordiale. À cet égard, il part de l’idée de mesure et, faisant référence à Platon939, distingue deux formes de mesure : la mesure scientifique et la « juste mesure ». Santé et maladie ne s’appréhendent pas uniquement à l’aune de la mesure scientifique des fonctions de l’organisme. Gadamer conçoit en effet la santé comme une sorte d’équilibre harmonieux. Le titre allemand de son recueil – Über die Verborgenheit der Gesundheit – renvoie au caractère caché de la santé940. Par là, Gadamer veut dire que quand la santé se manifeste, c’est-à-dire, quand on est en santé – sous-entendu en bonne santé – on l’oublie. La santé est quelque chose que l’on ne ressent pas. La caractéristique du fait d’être en santé est qu’elle ne se rappelle pas à nous. En langage phénoménologique, on dirait qu’elle se retire de sa propre manifestation. Elle nous permet d’être-dans-le-monde, c’est-à-dire d’être présent dans notre environnement familial, social, professionnel, mais tout en se faisant oublier. « La santé, écrit Gadamer, ne se donne pas à voir lors d’une auscultation, elle existe précisément de par le fait qu’elle y échappe. À la différence de la maladie, la santé ne nous est pas constamment présente à l’esprit, elle nous accompagne 938 Elles sont regroupées dans le recueil intitulé Philosophie de la santé. Gadamer prend ici pour référence une distinction que Platon établit dans Le politique, distinction entre metron, la mesure, et metrion, la juste mesure, c’est-à-dire ce qui est conforme à la juste mesure. 940 Le mot allemand « Verborgenheit » renvoie en effet à ce qui est caché, dissimulé. 939 286 sans que nous nous en souciions. Elle participe de ce prodige qu’est l’oubli de soi »941. Oubli de soi et même plus précisément oubli de son corps qui fait de la santé un équilibre harmonieux. Or, dès que l’on envisage la santé comme un équilibre, comme un état d’harmonie avec elle-même, la science, seule, ne peut nous donner les outils nous permettant d’en juger. Gadamer nous invite plutôt à considérer cet autre type de mesure qu’est la conformité à la « juste mesure », c’est-à-dire la mesure naturelle propre aux choses elles-mêmes. Cette « juste mesure » n’est pas tant une mesure extérieure que l’on applique à la chose qu’une mesure que la chose recèle en elle. Cette forme de mesure ne ressort pas du mesurable. On a donc, d’une part, « la mesure que l’on relève quand on approche un objet de l’extérieur et que l’on procède à un relevé de ses mesures »942 et, d’autre part, la mesure inhérente à la chose elle-même. La juste mesure est une mesure personnelle, individuelle, propre à chacun de nous. Il est clair qu’il existe deux types de mesure, nous dit Gadamer, l’une est entre les mains de la science, l’autre est propre au tout constituant notre être-dans-lemonde. […] [P]our simplifier, il y a d’un côté l’observation et le constat qui se font à l’aide de la mesure; ils représentent un mode de connaissance dans lequel on évalue par le calcul la manière dont on peut influer sur la maladie. Et d’un autre côté, il y a le traitement. […]. Le « traitement » va bien au-delà de la technique moderne qui repose sur le principe de progrès. Car il comprend non seulement la main mais encore l’oreille fine qui sait retenir le mot qu’il faut entendre, l’œil observateur que le médecin tente de dissimuler derrière un regard protecteur. Le traitement est pour le patient un évènement qui met tant de choses essentielles en jeu943. On a, d’une part, la mesure scientifique qui se base sur des valeurs et normes standard fixées et, d’autre part, « la signification de la juste mesure qui tient précisément à ce qu’elle désigne quelque chose que l’on ne peut définir » 944 . Pour Gadamer, la santé, en tant qu’équilibre, harmonie intérieure, relève davantage de cette « juste mesure » que du mesurable, « [c]’est pourquoi il n’est pas dépourvu de sens de demander à un patient s’il se sent malade »945. Un des problèmes est que la composante scientifique du soin tend encore à prévaloir. Or, elle laisse de côté tout un pan essentiel de la maladie qui est celle de l’expérience que le 941 H.-G. Gadamer, Philosophie de la santé, p. 107. Ibid., p. 109. 943 Ibid., p. 109-110. 944 Ibid., p. 142. 945 Ibid., p. 117. 942 287 patient a de sa maladie et, en ce sens, dans beaucoup de cas, elle semble insuffisante pour traiter l’humain. À l’extrême, nous pourrions dire que la composante scientifique du soin traite des corps plutôt que des hommes. Gadamer prend à ce propos un exemple éclairant qui est celui des « personnes âgées et malades chroniques. Leur mal, aujourd’hui, revêt une signification particulière pour la médecine, il apporte la preuve singulièrement cruelle des limites du savoir-faire technique de cette dernière. Le traitement d’un malade chronique et pour finir l’assistance apportée au mourant, nous rappellent sans cesse que le patient n’est pas un “cas” mais une personne »946. Pour ces situations tout particulièrement, la dimension scientifique du soin montre ses limites et la composante humaine du soin prend alors toute sa signification. À ce propos, Gadamer se tourne vers « les écrits de la médecine antique [qui] sont, dans une large mesure, pleins de descriptions du contexte et de l’environnement dans lequel vit le malade »947. En effet, « la santé suppose un rapport harmonieux tant avec le milieu social qu’avec l’environnement naturel » 948 . Or, la mesure telle qu’elle est pratiquée par notre science ne rend pas compte de cela. Mais alors, comment appréhender cette dimension ? Pour Gadamer, l’observation, l’écoute, ainsi que le dialogue peuvent justement nous permettre d’appréhender l’écart par rapport à la conformité intérieure, l’écart que la maladie a creusé par rapport à la juste mesure qui rend compte de la santé. C’est précisément ce que Martin Winckler fait ressortir dans un passage de son roman, Les trois médecins : « Mais on les a mis là, une blouse sur le dos, un stéthoscope à la main, sans leur expliquer que soigner, ça se fait avec les mains, les oreilles et les yeux, mais que les mains, ça ne sert pas seulement à tenir des appareils, que les yeux, ça n’est pas seulement fait pour regarder des horreurs, que les oreilles, ça ne sert pas seulement à écouter les râles… »949. 946 Ibid., p. 110. Ibid., p. 141. 948 Idem. 949 M. Winckler, Les trois médecins, p. 409. Gadamer, qui est toujours très attentif à la langue, nous rappelle la proximité langagière entre le traitement et la main, entre le traitement et le fait de palper avec la main. En effet, en allemand, dans le terme traiter (behandeln), on retrouve le mot Hand, main. « Traiter (behandeln) signifie palpare, c’est-à-dire palper avec la main (Hand, palpa) prudemment et délicatement le corps du malade afin de repérer les tensions et les contractures qui soit confirmeront, soit infirmeront la localisation subjective indiquée par le patient et que l’on appelle douleur. Dans la vie, la douleur est une sensation subjective dont la fonction est de signaler la présence d’un trouble dans l’équilibre harmonieux du mouvement vital qui constitue la santé. […] Seul celui qui sait vraiment pratiquer [la palpatio] saura sentir quelque chose et c’est là ce que tout bon médecin se doit de tenter d’apprendre » (H.-G. Gadamer, Philosophie de la santé, p. 118). Ce que veut entre autres nous dire 947 288 En ce qui concerne le dialogue, plus particulièrement, nous avons vu qu’il est un échange qui est guidé par une visée commune qui serait ici le rétablissement. Ce faisant, le dialogue est rencontre avec l’autre, il est confrontation avec une pensée qui peut être différente. En ce sens, le dialogue peut aussi être envisagé comme espoir, espoir de voir s’élargir notre horizon de pensée. Le dialogue consiste à chercher à s’entendre sur une chose et ce faisant nous permet de connaître l’horizon de l’autre avec qui nous sommes en dialogue. À cet égard, le dialogue est facteur de relation, de cette relation soignant-soigné qui est également partie intégrante du processus de rétablissement. Nous pensons ici aux travaux de Michael Balint, psychiatre anglais, qui a étudié entre autres ce qu’il appelle le « remède médecin »950, à savoir le rôle que joue la relation médecin-patient dans le rétablissement. Pour Gadamer, le dialogue est un élément du traitement médical. « [D]ans le domaine médical, le dialogue n’est pas une simple introduction ou une préparation au traitement. Le dialogue est déjà un traitement et il intervient dans la progression du traitement qui doit conduire à la guérison »951 . Mais pour que le dialogue soit possible, encore faut-il être disposé à écouter et à accueillir la parole de l’autre, c’est-à-dire à y faire droit comme à quelque chose qui est potentiellement porteur de vérité. Dans le cas qui nous intéresse, celui du soin, encore faut-il être prêt à accepter que le patient, qui nous fait entre autres part de son expérience vécue, a quelque chose à nous dire et que ce dire peut participer à son rétablissement. Ricœur également s’est intéressé au domaine médical et plus particulièrement aux questions d’éthique médicale952. Il fait notamment ressortir que la relation entre patient et médecin relève d’un pacte de soin fondé sur la confiance. Au départ, on a en effet à faire à une situation dissymétrique : d’un côté, on trouve le médecin qui sait et sait faire et, de l’autre côté, le patient qui souffre. En liant patient et médecin, le pacte de soin va venir surmonter la dissymétrie. De son côté, « [l]e patient porte au langage sa souffrance en la prononçant comme plainte, laquelle comporte une composante descriptive (tel Gadamer ici, c’est que la palpation nécessite une certaine expérience. 950 M. Balint, Le médecin, son malade et la maladie. 951 H.-G. Gadamer, Philosophie de la santé, p. 137. 952 À cet égard, on pourra notamment consulter ses deux articles « Les trois niveaux du jugement médical » et « La prise de décision dans l’acte médical et dans l’acte judiciaire » (dans Le juste 2). Son article, « Les trois niveaux du jugement médical » reprend les trois moments de sa petite éthique. Le parcours en est cependant inversé : niveau prudentiel, niveau déontologique, niveau de la légitimation de la déontologie « qui met en scène […] l’histoire entière de la sollicitude » (p. 239). 289 symptôme…) et une composante narrative (un individu enchevêtré dans telles et telles histoires) ; à son tour la plainte se précise en demande : demande de… (de guérison) et demande à… adressée comme un appel à tel médecin »953. Le médecin, quant à lui, établit un diagnostic et donne une prescription. Le pacte de soin devient une sorte d’alliance scellée entre deux personnes contre l’ennemi commun, la maladie. À ce « niveau prudentiel » du soin prime la reconnaissance du caractère singulier de la situation de soin et surtout de la personne singulière qu’est le patient. C’est l’insubstituabilité de l’individu qui est ici en jeu. Ce niveau prudentiel met également en jeu l’estime de soi du patient. En effet, nous dit Ricœur, « la situation de soin, en particulier dans les conditions de l’hospitalisation, n’encourage que trop la régression du côté du malade à des comportements de dépendance et du côté du personnel soignant à des comportements offensants et humiliants pour la dignité du malade »954. L’estime de soi « vise [alors] à équilibrer le caractère unilatéral du respect, allant du même à l’autre, par la reconnaissance de sa valeur propre par le sujet lui-même »955. C’est alors qu’« [e]ntre les contractants du pacte de soin s’établit un rapport qu’on peut dire de juste distance, à michemin entre d’un côté l’indifférence, la condescendance, voire le mépris, en tout cas la suspicion et de l’autre, la fusion affective dans laquelle les identités se noient. Ni trop près, ni trop loin. En ce sens, le pacte de soins, lui aussi, sépare ceux qui ne doivent pas se perdre l’un dans l’autre, comme dans une compassion éperdue »956. Cependant, cette relation est marquée par une certaine fragilité. La confiance qui caractérise le pacte de soin peut en effet se transformer en méfiance, en soupçon. Le patient peut ainsi craindre que le médecin abuse de son pouvoir du fait de la situation de dépendance créée par la maladie, situation de dépendance qu’accentue la prise en charge du patient en milieu hospitalier957. « Le médecin [de son côté] peut craindre que son patient, confondant obligation de soin et obligation de résultat, attende – voire exige – de lui ce 953 P. Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical », p. 229-230. Ibid., p. 232. 955 Idem. 956 P. Ricœur, « La prise de décision dans l’acte médical et dans l’acte judiciaire », p. 253. 957 Ricœur évoque ici le médecin, mais dans le cas de l’hospitalisation, la relation de pouvoir peut s’étendre à tout le personnel hospitalier. Quant à la question de la maltraitance dans les hôpitaux, et plus particulièrement quant aux différentes formes que peut prendre cette maltraitance, on pourra se référer, entre autres, à l’étude de Claire Compagnon et Valérie Ghadi, La maltraitance « ordinaire » dans les établissements de santé, 2009. On peut y voir l’étude concrète, en milieu hospitalier, du spectre des figures du mal qu’évoque Ricœur dans la huitième étude de Soi-même comme un autre (cf. p. 256-257 en particulier). 954 290 qu’il ne peut donner, c’est-à-dire en dernier ressort l’immortalité »958. C’est cette méfiance qui institue la nécessité du passage au niveau déontologique qui est celui de l’interdiction (par exemple de briser le secret médical) et de la norme. Le pacte de confiance se fait contrat médical, contrat médical qui est notamment régi par tout un code de déontologie. Au niveau prudentiel, la pensée de Gadamer peut, nous semble-t-il venir préciser ce pacte de confiance qui lie, pour Ricœur, patient et médecin. Gadamer nous montre en effet quelles sont les conditions pour que ce « pacte de soin » puisse réellement en être un. Il nous montre que ce pacte de soin ne va pas de soi, mais se forge plutôt dans un dialogue dont l’enjeu commun est le rétablissement de la santé. Gadamer nous instruit sur ce qui rend ce dialogue possible. La « bonne volonté », l’ouverture à autrui prend, chez le médecin, la forme de l’écoute de la parole du patient, non seulement des symptômes, mais également de toute la trame narrative qui l’accompagne – et nous rejoignons ici Ricœur. Elle impose de faire véritablement droit à cette parole. Quant à Ricœur, il a le mérite de prendre en charge cette face trop souvent cachée du soin qui est celle de la maltraitance et de nous rappeler par là même la nécessité et la pertinence de la norme. Un autre enseignement que l’on peut tirer concernant la relation patient-médecin et qui fait montre d’un rapprochement qu’il est possible d’effectuer entre Gadamer et Ricœur concerne la question de l’éducation. Nous avons vu l’importance qu’a la phronèsis pour les pensées de Ricœur et de Gadamer. Or, chez Aristote, c’est en partie de son éducation que le phronimos tient sa capacité de jugement. Dans son analyse de la phronèsis, Labarrière insiste ainsi particulièrement sur le fait que l’éducation du phronimos est, pour une bonne part, ce qui lui permet de bien juger, d’être l’incarnation même de la droite règle. Or qu’est donc le vertueux si ce n’est un homme cultivé et bien éduqué, écrit-il, un homme ayant appris à ne pas céder à l’attrait du plaisir immédiat ? Pour cette raison même et parce qu’il sait ce qu’il en est de devenir vertueux, c’est-àdire en un sens, conforme à sa propre nature tant il est vrai que l’inculture n’aboutit jamais qu’à pervertir ce qui aurait pu bien croître si cette capacité avait été bien éduquée plutôt que laissée à elle-même, le vertueux est bien celui auquel on peut se référer en toute confiance. Sa vertu, surtout quand elle est portée à son point le plus extrême, comme dans le cas de Périclès, vient garantir que ses raisonnements pratiques sont toujours mis au service d’une bonne cause, même si celui-là n’est pas exempt d’erreurs et n’est nullement infaillible. Bien éduqué, et reconnu comme tel par tous ou par les plus avisés, on peut bien le reconnaître comme « canon et mètre » de l’action droite. Son exemplarité 958 P. Ricœur, « La prise de décision dans l’acte médical et dans l’acte judiciaire », p. 254. 291 même montre qu’on ne saurait être prudent sans être vertueux, ni vertueux sans être prudent959. Or, Gadamer insiste également sur cette dimension de l’éducation qui, chez lui, prend la forme de la Bildung. C’est par la Bildung, c’est-à-dire par la formation, que l’on apprend notamment à s’élever au-dessus de ses intérêts propres. Or, qui est capable de s’élever audessus de ses intérêts est mieux en mesure de faire droit à une position autre. Pour Gadamer, « la caractéristique générale de la formation [est, en effet,] l’ouverture maintenue à l’altérité, à des perspectives autres et plus générales. Il y a en elle un sens général de la mesure et de la distance par rapport à soi, d’où procèdent une élévation, au-delà de soimême, à l’universel »960. Par ailleurs, quant à la façon dont se fait cette éducation, c’est-à-dire finalement quant à la façon dont on advient à soi, soi éthique, Ricœur nous ouvre quelques voies par le biais de sa réflexion sur le récit. Les récits sont, en effet, une source inépuisable d’enseignement éthique, que ce soit le récit d’autrui qui nous rapporte ses expériences 961, le récit littéraire ou encore la fiction télévisuelle ou cinématographique. Le récit se fait enseignement éthique à plusieurs égards. Tout d’abord, il nous plonge au cœur de dilemmes éthiques auxquels font face ses personnages, offrant ainsi à notre réflexion la manière dont, eux, composent avec ces conflits moraux. La fiction alimente alors le monde des possibles que l’on peut ensuite faire varier par le biais de l’imagination 962 . Les récits font également partie de ces sources dont émergent nos projets de vie, dont émergent ce que l’on considère comme le bien pour nous. Là encore la fiction nous ouvre le monde des possibles à l’aune duquel on peut envisager notre propre vie que ce soit sur le plan professionnel, familial ou autre, c’est-à-dire donc aussi notre propre vie avec les autres. D’ailleurs, au niveau du soi éthique, ce que Ricœur nous enseigne peut-être avec le plus de force, c’est qu’il ne saurait s’entendre sans un autre. Pour ce qui est du domaine médical, plus particulièrement, puisque c’est l’exemple que nous avons pris, nous pouvons penser aux récits littéraires qui traduisent une certaine conception de la médecine (pensons aux ouvrages de Martin 959 J.-.L. Labarrière, « Du phronimos comme critère de l’action droite chez Aristote », p. 161. VM, p. 33. 961 « [D]ans l’échange d’expériences que le récit opère, les actions ne manquent pas d’être approuvées ou désapprouvées et les agents d’être loués ou blâmés » (SA, p. 194). 962 « C’est l’imagination qui fournit le milieu, la clairière lumineuse, où peuvent se comparer, se mesurer, des motifs aussi hétérogènes que des désirs et des exigences éthiques, elles-mêmes aussi diverses que des règles professionnelles, des coutumes sociales ou des valeurs fortement personnelles » (TA, p. 249). 960 292 Winckler qui font montre d’une conception humaine du soin), mais également, à l’heure actuelle, aux séries télévisées (citons, entre autres, House M. D., ER ou encore Grey’s Anatomy). Ces récits peuvent à la fois faire naître des vocations et une certaine compréhension de la médecine, mais ils peuvent également être utilisés lors de la formation des médecins, à l’instar d’études de cas par exemple. Par ailleurs, au-delà de l’intérêt qu’elle présente pour le domaine médical, cette conception de l’éducation peut nous apporter un élément de réponse quant à la dissension entre la pensée herméneutique et éthique de Ricœur et de Gadamer, ancrée dans le modèle grec de la phronèsis et l’éthique levinassienne, qui repose davantage sur le modèle de la révélation. En effet, l’éducation permet cette élévation au-dessus de ses intérêts propres, cette sortie de soi qui ouvre à l’autre. Levinas, en revanche, n’envisage pas cet aspect de ce que l’on pourrait appeler « l’éducation au bien », au bien humain. Dès lors, la sortie de soi vers et pour l’autre devra être plus « radicale », devra venir de plus loin. Effectivement, quand cette fonction éthique de l’éducation est restée lettre morte, alors l’ouverture à l’autre ne peut peut-être venir que d’une injonction de l’étranger. On retrouve ici l’analyse croisée que fait Marlène Zarader de la promesse et dont nous avions déjà fait ressortir les accents levinassiens. Dans le film La promesse, l’advenue à soi d’Igor, c’est-à-dire la rupture avec le même, avec l’identification au père, peut se produire grâce à l’appel d’Hamidou, l’étranger. Sa promesse l’engage auprès d’Hamidou, engagement qui prend la forme de la responsabilité : Igor s’engage à prendre soin de la femme et du fils d’Hamidou, c’est-à-dire à en être responsable. Mais en laissant aller notre esprit au gré de variations imaginatives, on peut concevoir que cet appel d’autrui ne soit pas tant la clé du passage du même au soi, mais qu’il trouve plutôt déjà un soi, un soi déjà ouvert à l’autre, par le biais notamment de l’éducation, mais non plus une éducation qui enferme dans le même, plutôt une éducation qui ouvre à autrui. On l’aura compris, l’éducation dont il est ici question, consiste à apprendre à valoriser cette attention à l’autre. Là est d’ailleurs le cheval de bataille d’un courant éthique relativement récent : l’éthique du care, c’est-à-dire du souci des autres. L’éthique du care promeut un souci pour les autres et pour les relations que nous entretenons avec eux : une préoccupation qui, dans les mots de Brugère, « prend la forme d’une activité éthique et 293 politique en faveur de la vulnérabilité humaine »963. Des ponts, croyons-nous, pourraient être érigés entre cette éthique du care et les éthiques herméneutiques de Ricœur et de Gadamer. Elles partagent en effet un trait essentiel qui n’est autre que ce qui est au cœur de notre thèse : ce sont des éthiques relationnelles. Valorisant les relations et permettant d’en montrer la portée morale964, elles apportent par là même une réponse à l’énigme d’autrui. 963 F. Brugère, Le sexe sollicitude, p. 19. 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