Éthique et herméneutique. Une réponse des herméneutiques de

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Éthique et herméneutique.
Une réponse des herméneutiques de Paul Ricœur
et de Hans-Georg Gadamer à l’énigme d’autrui
Thèse
Cyndie Sautereau
Doctorat en philosophie
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
Québec, Canada
© Cyndie Sautereau, 2013
RÉSUMÉ
Cette thèse a pour objet l’énigme d’autrui. À cet égard, elle interroge l’opposition entre
deux conceptions de l’altérité, celle de Husserl et celle de Levinas. Pour Husserl, autrui est
envisagé du point de vue de la connaissance, connaissance d’autrui qui se fait à partir de
moi. Autrui est pensé comme alter ego. Levinas, lui, fait éclater cette conception de
l’autre : pour lui, autrui ne peut pas être pensé comme l’autre du même. Plutôt, c’est autrui
qui, pensé à partir de sa vulnérabilité, oblige le soi à la responsabilité. La relation ne part
plus du même mais de l’autre, de l’autre dont l’appel enjoint le soi à ne pas rester
indifférent. L’énigme d’autrui semble donc se tenir dans la tension entre le lointain et le
proche. Trop proche, son altérité est annihilée. Trop lointain, il devient presque
inaccessible. Or, entre familiarité et étrangeté se situe le lieu propre de l’herméneutique, un
lieu que tant Ricœur que Gadamer n’ont cessé d’explorer.
Quelle(s) réponse(s) les herméneutiques de ces deux penseurs apportent-elles à l’énigme
d’autrui ? De quel ordre relève d’abord la relation entre soi et autrui : épistémologique
(Husserl) ou éthique (Levinas) ? Nous soutiendrons que c’est principalement la dimension
éthique qui est en jeu. C’est par le biais d’un dialogue avec Levinas que nous chercherons à
faire ressortir la dimension éthique de l’herméneutique. Ce faisant, nous nous trouverons
face à une autre question, celle d’une conception commune de l’herméneutique. Nous
serons par conséquent amenée à dégager les aspects sur lesquels les pensées de Ricœur et
de Gadamer se rejoignent et ceux sur lesquels elles se différencient, construisant ainsi des
ponts entre leurs herméneutiques et inscrivant par là même notre thèse dans la veine des
travaux qui les mettent en dialogue.
iii
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ
III
TABLE DES MATIÈRES
V
LISTE DES ABRÉVIATIONS
IX
REMERCIEMENTS
XI
PROBLÉMATIQUE : L’ÉNIGME D’AUTRUI
1
1. Positions extrêmes : Husserl et Levinas
1.1. Altérité relative c. altérité absolue
1.2. Ricœur au-delà de Husserl et Levinas
1
1
4
2. La conception husserlienne : autrui comme alter ego
5
2.1. L’intersubjectivité chez Husserl
5
2.2. Critiques de Ricœur
11
2.2.1. Premières critiques
11
2.2.2. La critique de la conception husserlienne de l’intersubjectivité dans Soi-même comme un
autre
13
3. La conception levinassienne ou la priorité donnée à autrui
3.1. La relation à autrui comme relation éthique
3.1.1. La manifestation d’autrui : apparition c. expression
3.1.2. Expression et langage chez Levinas
3.1.2.1. L’opposition à Heidegger
3.1.2.2. Le Dire et le Dit
3.1.3. Autrement que savoir
3.1.4. Relation éthique comme proximité
3.2. La mise en question de l’ontologie heideggerienne : l’éthique est plus fondamentale que
l’ontologie
3.2.1. L’ontologie heideggerienne comme intériorité
3.2.2. L’ontologie levinassienne comme excendance
3.2.3. L’ontologie n’est pas fondamentale
3.3. Soi et autrui : substitution ou « laisser-être »?
3.4. La critique de Ricœur : le soi en question
15
15
16
19
19
21
24
25
4. Entre le proche et le lointain : le lieu de l’herméneutique
4.1. Le lieu de l’herméneutique
4.2. Deux conceptions de l’herméneutique : Paul Ricœur et Hans-Georg Gadamer
4.2.1. L’herméneutique de Paul Ricœur
4.2.2. L’herméneutique de Hans-Georg Gadamer
4.3. Une conception commune de l’herméneutique ?
4.3.1. Ricœur et Gadamer
4.3.2. La place de Levinas
4.4. La voie vers une réponse à l’énigme d’autrui
4.4.1. Structure
40
40
42
42
43
46
46
47
47
47
26
27
30
34
35
39
v
4.4.2. Corpus
4.4.3. Plan
48
49
PREMIÈRE PARTIE : LE PROBLÈME DE LA RELATION À AUTRUI DANS L’HERMÉNEUTIQUE
DU SOI DE PAUL RICŒUR
53
1. La dialectique de l’appartenance et de la distanciation
54
2. La compréhension de soi
60
CHAPITRE 1 – LA PRIMAUTÉ DU SOI. LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS
65
1. Le soi comme ipséité
65
2. L’ipséité comme condition de possibilité de la rencontre éthique avec autrui : L’exemple de la
sollicitude
73
2.1. La sollicitude
73
2.2. Figure(s) levinassienne(s) du sujet : de l’ego au moi.
76
2.3. La critique ricœurienne
84
CHAPITRE 2. UNE CONCEPTION RELATIONNELLE DU RAPPORT À AUTRUI : LA
RÉCIPROCITÉ. LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS (SUITE)
99
1. Une conception herméneutique de la réciprocité : le cas de la sollicitude
1.1. La sollicitude comme relation réciproque
1.2. La reconnaissance
1.3. Autrui, mon semblable; autrui, l’irremplaçable
1.3.1. L’autre soi dans la sphère du langage
1.3.1.1. Le problème de l’autodésignation
1.3.1.2. Le problème du transfert à toute autre personne
1.3.1.3. Soi et autre soi dans la sphère du langage
1.3.2. L’autre soi dans la sphère éthique
100
100
103
104
107
107
110
112
115
2. Reconnaissance ou responsabilité?
2.1. La réciprocité en question. La critique de Ricœur envers Levinas
2.2. À l’origine de la responsabilité levinassienne
2.3. La conception ricœurienne de la responsabilité
120
120
124
130
3. La justification du Bien dans l’éthique ricœurienne
136
CHAPITRE 3 : DE LA SOLLICITUDE À LA SOLLICITUDE CRITIQUE
143
1. Nécessité de la morale en raison de la possibilité humaine du mal
1.1. La possibilité humaine du mal
1.2. La faillibilité humaine : disproportion entre transcendance et finitude
1.3. La disproportion entre transcendance et finitude au sein de la relation intersubjective
145
145
147
152
2. Le passage par l’obligation : grandeur et limite du respect dans la relation intersubjective 155
2.1. La Règle d’Or
156
2.2. Le respect au sens kantien
160
vi
3. La sollicitude critique ou l’exception d’autrui
3.1. Relecture de la phronèsis
3. 2. La place de l’autre dans la promesse
3. 3. La voix d’autrui
162
162
165
167
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
170
1. L’énigme d’autrui : un parcours
170
2. L’énigme d’autrui : Husserl et Levinas
171
3. L’énigme d’autrui : Ricœur et Gadamer ?
172
SECONDE PARTIE – LA RELATION DIALOGIQUE DANS L’HERMÉNEUTIQUE
GADAMÉRIENNE
175
CHAPITRE 1 – UN SAVOIR D’IMPLICATION
177
1. Le modèle aristotélicien et sa reprise gadamérienne
1.1. Un savoir d’implication de soi
1.2. Un savoir ouvert
181
181
189
2. L’herméneutique comme philosophie pratique
2.1. Phronèsis et philosophie pratique
2.2. Le modèle du theorôs
193
193
194
CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HERMÉNEUTIQUE : UNE CONSCIENCE DIALOGIQUE
201
1. Les formes de la conscience herméneutique dans Vérité et méthode
1.1. L’expérience de l’œuvre d’art : la conscience esthétique et la figure du joueur
1.2. La conscience historique et la conscience du travail de l’histoire
202
202
205
2. La conscience herméneutique
2.1. Une conscience auprès des choses
2.2. Une conscience « agie »
2.3. La conscience herméneutique … « plus être (Sein) que conscience (Bewußtsein) »
208
208
210
213
CHAPITRE 3 - LA SIGNIFICATION DE L’OUVERTURE À L’ALTÉRITÉ
DANS L’HERMÉNEUTIQUE GADAMÉRIENNE
217
1. L’ouverture à l’altérité comme reconnaissance de notre non-savoir
1.1. L’expérience herméneutique comme expérience de la négativité
1.2. L’art de questionner
219
219
221
2. L’ouverture à autrui comme capacité à écouter et à faire valoir la parole de l’autre
2.1. L’ouverture à l’altérité comme capacité à faire valoir la parole de l’autre
2.2. L’ouverture à l’altérité comme capacité à écouter la parole de l’autre
226
226
233
vii
CHAPITRE 4 – LA RELATION DIALOGIQUE : UNE RELATION ÉTHIQUE ?
237
1. Le dialogue : un modèle de l’être-ensemble
1.1. Altérité et finitude
1.2. La relation dialogique : confrontation et distanciation
1.3. La relation dialogique comme « Être-ensemble »
238
238
241
246
2. Dialogue et amitié
2.1. Amitié et compréhension de soi
2.2. Amitié et finitude
2.3. La structure égalitaire du dialogue et de l’amitié
250
251
259
262
3. Le bien comme orientation du dialogue
3.1. La lecture gadamérienne du bien chez Platon
3.2. Le bien dans le dialogue herméneutique
263
264
269
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE
274
ÉPILOGUE
279
1. Soi et autrui : un soi ouvert à l’autre
279
2. Ontologie et éthique
283
3. Éthique et herméneutique
3.1. Des pensées en dialogue
3.2. Le souci d’autrui. L’exemple du domaine médical
285
285
286
BIBLIOGRAPHIE
295
viii
LISTE DES ABRÉVIATIONS
VM
Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une
herméneutique philosophique, trad. Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert
Merlio, Paris, Seuil, 1996.
TA
Ricœur, Paul, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil (Coll.
Points Essais), 1986.
SA
Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (Coll. Points Essais),
1990.
PV1
Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté 1. Le volontaire et l’involontaire,
Paris, Aubier, 1950.
PV2
Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté 2. Finitude et culpabilité, Paris,
Aubier, 1960.
TI
Levinas, Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Hague,
Martinus Nijhoff (Le livre de poche, coll. Biblio essais), 1961.
AE
Levinas, Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Hague,
Martinus Nijhoff (Le livre de poche, coll. Biblio essais), 1974.
EN
Levinas, Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Éditions
Grasset et Fasquelle (Le livre de poche. Coll. Biblio Essais), 1991.
ix
À Michel Audet
ix
REMERCIEMENTS
Rien de cette thèse n'eut été possible sans de nombreux autres...
J’aimerais tout d'abord remercier mon directeur, Luc Langlois, pour m’avoir fait
confiance et m'avoir épaulée tout au long de mon parcours et ma co-directrice, Sophie-Jan
Arrien, pour son soutien sans faille et ses remarques toujours aiguisées.
Je souhaite aussi remercier la Faculté de philosophie. Je n’aurais pu mener à bien ce
travail sans son aide financière : je pense ici au privilège que j’ai eu de pouvoir profiter de
la bourse Charles-de Koninck, à la confiance qui m'a été accordée afin d'offrir plusieurs
cours et à l’opportunité que j'ai eue de participer au développement et à l'enseignement
régulier de cours à distance ; toutes ces activités m’ont permis de parfaire ma formation.
Pour cela je remercie Luc Langlois, Victor Thibaudeau, Luc Bégin, Bernard Collette et
Mark Hunyadi.
Je dois beaucoup à l’ambiance accueillante qui règne à la Faculté de philosophie et
en fait un milieu d’étude particulièrement agréable. Mmes Lucie Fournier, Danielle Lafleur,
Hélène Rivière et Lucille Gendron y sont pour beaucoup. Un grand merci à elles.
Merci également à mes étudiants. Vous écouter, vous lire et discuter avec vous
session après session ne cesse de me rappeler combien j’aime ce que je fais.
Je voudrais aussi exprimer ma gratitude à ceux qui ont croisé ma route et y ont
laissé une trace : Thomas De Koninck, Daniel Frey, Gilles Paradis et Sylvain Auclair.
Un doctorat est loin de n’être qu’une aventure intellectuelle, je veux dire un
immense merci à mes amis : Chantale, pour avoir toujours été là ; Simon, pour l’aventure
de Pratique et langage ; Marie-Hélène, pour les délicieux moments de traduction et les
discussions stimulantes ; Marie et Géraldine pour avoir réussi à me faire sortir de temps à
autre de ma tanière ; sans oublier Anne-Marie, André, Claire, Fannie et Nathalie.
xi
Merci à mon père, ma mère et mes grands-parents pour leur soutien indéfectible au
cours de ces années. Et à Théo, bien sûr, pour les longues promenades au cours desquelles
ont souvent surgi les meilleures idées.
De tout cœur, merci à mon conjoint, Antoine, pour sa patience, son oreille attentive
et ses nombreux conseils.
Merci, finalement, à Michel Audet, pour m’avoir ouvert la voie. J’aimerais un jour
pouvoir faire une telle différence dans la vie d’un de mes étudiants.
xii
PROBLÉMATIQUE : L’ÉNIGME D’AUTRUI
1. Positions extrêmes : Husserl et Levinas
1.1. Altérité relative c. altérité absolue
La pensée de l’autre s’inscrit dans une vaste tradition philosophique. Au sein de cet
horizon, une position qui n’a peut-être pas marqué l’émergence de cette pensée, mais qui a
sans conteste laissé une empreinte forte est celle que Platon met dans la bouche de
l’Étranger d’Élée. C'est dans Le sophiste notamment que Platon aborde cette question
(254b-259e). Et, pour une fois, ce n'est pas Socrate, mais l'Étranger d'Élée qui mène
l'investigation. C'est l'Étranger qui est appelé pour poser la question de l'Autre. Question de
l'altérité qui, pour être pensée, doit être ramenée à une interrogation sur l'être (l'autre étant
assimilé par Platon au non-être1) et plus précisément sur la possibilité d'une catégorie audelà de l'être. En effet, si l'être est la seule catégorie qui soit, ce qui revient alors à nier que
le non-être existe – là est d'ailleurs la grande thèse de Parménide –, alors le faux, qui dit
être ce qui n'est pas ou l'inverse, devient impossible2. Dans sa recherche quant à l'existence
ou non du non-être, l'Étranger part des genres les plus importants, à savoir l'Être, le
Mouvement et le Repos et dans la mesure où « chacun d'eux est [...] le même que luimême »3 y ajoute un quatrième genre, le Même. Par ailleurs, comme ces genres s'avèrent
différents entre eux, un cinquième genre, l'Autre, devient à son tour nécessaire. Autre qui
ne se trouve pas en relation d'extériorité, mais est bien plutôt inhérent à chaque être, les
affectant d'un non-être qui n'est pas le contraire de l'être, mais l'autre. Ainsi peut-on lire en
259b, dans la bouche de l'Étranger : « les genres se mêlent les uns aux autres, l'être et l'autre
pénètrent dans tous et se pénètrent eux-mêmes mutuellement, que l'autre participant de
l'être existe en vertu de cette participation, sans être ce dont il participe, mais en restant
autre, et, parce qu'il est autre que l'être, il est clair comme le jour qu'il est nécessairement
non-être ». Pour l'Étranger, l'autre n'est autre qu'en relation avec le même. Pour que l'autre
1
« Quand nous énonçons le non-être, nous n'énonçons point, ce me semble, quelque chose de contraire à
l'être, mais seulement quelque chose d'autre » (Platon, Le Sophiste, 257b).
2
« C'est que cette assertion [qu'il est réellement possible de dire ou de penser faux] implique l'audacieuse
supposition que le non-être existe, car, autrement, le faux ne pourrait pas être. Or, le grand Parménide [...] a
toujours [...] protesté contre cette supposition : Non, jamais on ne prouvera que le non-être existe. Écarte
plutôt ta pensée de cette route de recherche » (Platon, Le Sophiste, 237a).
3
Platon, Le Sophiste, 254d.
1
fasse sens, le même doit le précéder. Concept de la différence, certes, mais qui,
paradoxalement, ne s'appréhende qu'à l'aune d'une unité préalable. Pour le dire dans les
mots de Kearney, « l'autre comme genre distinct n'est compréhensible que s'il est
appréhendé relativement à un Autre »4. L'autre est ainsi, d’une part, toujours relatif5, et il
est, d’autre part, pensé au sein de l’ontologie.
Si, dans son ouvrage Soi-même comme un autre, Ricœur n’est pas sans mettre en
rapport sa réflexion sur l’altérité avec la conception platonicienne des grands genres que
sont le Même et l’Autre, il s’en détache cependant rapidement pour tracer sa propre voie.
C’est, en effet, l’altérité dans son lien avec l’ipséité qui intéresse Ricœur. À cet égard, il
discerne trois catégories principales d’altérité – il parle de « foyers » d’altérité – : la chair,
autrui et la conscience. C’est la deuxième – autrui – qui sera l’objet de cette thèse.
Or, en regard de la conception d’autrui, la position relative de l’autre par rapport au
même héritée de Platon va en quelque sorte trouver son aboutissement dans la façon dont
Husserl va penser l’intersubjectivité. Pour Husserl, la connaissance d’autrui – puisque, pour
Husserl, c’est bien dans l’ordre de la connaissance qu’autrui est envisagé – se fait à partir
de moi. Autrui est pensé comme alter ego. Cependant, la conception relative de l’altérité
trouve également là sa limite dans la mesure où, ainsi que l’écrit Bégout, « la constitution
intersubjective6 prouve à Husserl que, dans ce cas précis, l’origine de la constitution du
sens ne peut se trouver dans l’ego seul. Tout ce qui se constitue en moi ne se constitue pas
forcément par moi, mais il y a au sein de la subjectivité transcendantale des donations de
sens qui ne relèvent pas de l’initiative exclusive de l’ego »7. L’autre échappe, à certains
égards, au même.
C’est cette conception de l’autre, qui prend racine dans la philosophie grecque, que
Levinas fait éclater. Pour lui, autrui échappe, non plus sous certains aspects mais
totalement, au même. Il ne peut pas être pensé comme l’autre du même. Pour Levinas, en
effet, c’est autrui qui, pensé à partir de sa vulnérabilité, oblige le soi à la responsabilité.
Inversion. La relation ne part plus du même mais de l’autre, de l’autre dont l’appel enjoint
le soi à ne pas rester indifférent. Dès lors, la relation entre soi et autrui n’est plus pensée au
4
R. Kearney, « Entre soi-même et un autre : l'herméneutique diacritique de Paul Ricœur », p. 210.
« Et l'autre est toujours relatif à un autre, n'est-ce pas ? [. . .]. Nous constatons indubitablement que tout ce
qui est autre n'est ce qu'il est que par son rapport nécessaire à autre chose » (Platon, Le Sophiste, 255d).
6
La constitution intersubjective certes, mais également la constitution temporelle et la constitution passive.
7
B. Bégout, « Edmund Husserl », p. 27.
5
2
sein de l’ontologie, c’est plutôt l’éthique qui devient la philosophie première. « C’est
[donc] à propos d’autrui, comme l’écrit Derrida, que le désaccord paraît définitif. […]
[S]uivant Levinas, en faisant de l’autre, notamment dans les Méditations cartésiennes, un
phénomène de l’ego, Husserl aurait manqué l’altérité infinie de l’autre et l’aurait réduite au
même. Faire de l’autre un alter ego, dit souvent Levinas, c’est neutraliser son altérité
absolue »8.
S’opposent ici deux façons d’envisager autrui, le soi
9
et par le fait même leur
relation. Ulysse et Abraham, personnages appartenant à deux traditions différentes –
respectivement la tradition hellénique et la tradition judéo-chrétienne –, en sont
l’incarnation. D’un côté, en effet, selon Levinas, « [l]’itinéraire de la philosophie reste celui
d’Ulysse dont l’aventure dans le monde n’a été qu’un retour à son île natale – une
complaisance dans le Même, une méconnaissance de l’Autre »10. D’un autre côté, à Ulysse,
on peut opposer la figure d’Abraham. Abraham qui, appelé et ordonné par Dieu, part pour
une terre inconnue 11 . C’est dans cette seconde figure que se reconnaît la conception
levinassienne. Alors qu’Ulysse quitte sa patrie en songeant déjà à son retour, Abraham part
sans même l’espoir de revoir un jour sa terre, mu par sa seule confiance en la parole
adressée par Dieu. Ainsi,
Ulysse et Abraham représentent dans l’écriture lévinassienne deux façons très
différentes de penser : le premier incarne les traits de caractère de la pensée
occidentale, pensée issue du primat d’un ego retournant sur lui-même dans le
8
J. Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas », p. 180.
En effet, poser la question de l’altérité implique toujours aussi de poser celle de la subjectivité. C’est
notamment ce que Sylvie Courtine-Denamy nous rappelle au début de l’article qu’elle consacre à ce concept
dans l’Encyclopaedia Universalis : « Quelle que soit la façon dont on le pense, comme un ennemi ou comme
l'incarnation d'une humanité partagée, autrui apparaît inséparable de ma propre subjectivité » (Sylvie
Courtine-Denamy, « Altérité » dans Encyclopaedia Universalis, [en ligne]).
10
E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, p. 40.
11
À ce propos, on se réfèrera à Genèse 12, 1-9 : 1. Yahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la
maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai. 2. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je
magnifierai ton nom; sois une bénédiction ! 3. Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux qui te
maudiront. Par toi se béniront tous les clans de la terre. 4. Abram partit, comme lui avait dit Yahvé, et Lot
partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lorsqu'il quitta Harân. 5. Abram prit sa femme Saraï, son
neveu Lot, tout l'avoir qu'ils avaient amassé et le personnel qu'ils avaient acquis à Harân; ils se mirent en
route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent. 6. Abram traversa le pays jusqu'au lieu saint de Sichem, au
Chêne de Moré. Les Cananéens étaient alors dans le pays. 7. Yahvé apparut à Abram et dit : C'est à ta
postérité que je donnerai ce pays. Et là, Abram bâtit un autel à Yahvé qui lui était apparu. 8. Il passa de là
dans la montagne, à l'orient de Béthel, et il dressa sa tente, ayant Béthel à l'ouest et Aï à l'est. Là, il bâtit un
autel à Yahvé et il invoqua son nom. 9. Puis, de campement en campement, Abram alla au Négeb. (Bible de
Jérusalem, traduction Louis Segond, Les éditions du Cerf, 1973. Consulté sur Internet :
http://unbound.biola.edu/index.cfm?method=searchResults.doSearch).
9
3
mouvement de la conscience de soi. Le second représente par contre, la pensée
juive en tant que pensée tendue vers une altérité totale. Il s’agit d’une pensée
presque déracinée qui, sans revenir sur ses pas et sans exiger aucune
certification, reste orientée par une hétéronomie radicale12.
C’est l’opposition entre ces deux conceptions de l’altérité que nous voulons
interroger. L’apport de l’éthique levinassienne à la pensée de l’altérité est indéniable. Mais
en même temps, ne renverse-t-elle pas le problème? Ne substitue-t-elle pas, à la dérivation
de l’autre par le même, la dérivation du même par l’autre?
1.2. Ricœur au-delà de Husserl et Levinas
C’est en tout cas la façon dont Ricœur pose le problème de l’altérité à partir de Soimême comme un autre (1990)13. Par exemple, dans son article « De la métaphysique à la
morale » de 1993, il dit chercher à « échapper à l’alternative entre le critère simplement
perceptif de l’apprésentation d’autrui, comme chez Husserl, et le critère immédiatement
moral de l’injonction inhérente à l’appel à la responsabilité propre »14 . Et encore, dans
Parcours de la reconnaissance :
je voudrais faire paraître la nouveauté de la catégorie existentielle de réciprocité
en tirant argument d’une difficulté que rencontre la phénoménologie à dériver
la réciprocité de la dissymétrie présumée originaire du rapport de moi à autrui.
La phénoménologie donne deux versions clairement opposées de cette
dissymétrie originaire, selon qu’elle prend pour pôle de référence le moi ou
autrui; l’une, celle de Husserl dans les Méditations cartésiennes, reste une
phénoménologie de la perception; son approche est en ce sens théorétique;
l’autre, celle de Levinas, dans Totalité et Infini et dans Autrement qu’être ou
au-delà de l’essence, est franchement éthique et, par implication, délibérément
anti-ontologique15.
Et, finalement, dans Soi-même comme un autre, Ricœur écrit qu’il « voudrai[t] montrer
essentiellement qu’il est impossible de construire de façon unilatérale cette dialectique [du
Même et de l’Autre], soit que l’on tente avec Husserl de dériver l’alter ego de l’ego, soit
12
C. Rea, « De l’ontologie à l’éthique », p. 82.
C’est finalement à partir de sa rencontre avec la pensée de Levinas qu’il en viendra à envisager le problème
de cette façon. En effet, dans un texte antérieur à cette période, « Sympathie et respect », c’est Kant que
Ricœur oppose alors à Husserl.
14
P. Ricœur, « De la métaphysique à la morale », p. 470.
15
P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 246.
13
4
qu’avec E. Levinas on réserve à l’Autre l’initiative exclusive de l’assignation du soi à la
responsabilité »16.
Mais avant de s’engager, avec Ricœur, dans cette voie autre que celles prises par
Husserl et Levinas, encore convient-il de saisir la teneur de ces deux approches ainsi que la
critique que Ricœur leur oppose.
2. La conception husserlienne : autrui comme alter ego
2.1. L’intersubjectivité chez Husserl
Ce qui motive les recherches de Husserl sur l’intersubjectivité, ce n’est pas tant, de
prime abord, la connaissance d’autrui que la possibilité de la fondation d’une science
objective. C’est là ce qui est en jeu, en effet, pour Husserl, dans le problème de la position
de l’existence d’autrui. Il écrit ainsi que « [l]a justification conséquente du monde de
l’expérience objective implique une justification conséquente de l’existence des autres
monades » 17 . Après avoir déployé les ressorts d’une double réduction – la réduction
phénoménologique tout d’abord, puis la réduction transcendantale – Husserl arrive à
montrer que les phénomènes reçoivent leur sens d’un ego transcendantal qui se trouve à
leur base 18 . L’ego transcendantal constitue donc le sens de tous les phénomènes
apparaissant à sa conscience. Plus précisément, ce qu’a permis d’opérer le tournant
16
P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 382. (Désormais abrégé SA).
E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, §60, p. 224.
18
Dans un premier temps, grâce à la réduction phénoménologique, Husserl se propose de mettre la thèse du
monde entre parenthèses. Ce faisant, il se détourne de l’attitude naturelle et ne se prononce plus sur
l’existence du monde. Il s’agit plutôt de laisser le monde se manifester comme phénomène. En effet, l’attitude
naturelle nous porte à considérer le monde comme une donnée évidente, certaine, dont on ne peut douter. Il
s’agit donc de mettre entre parenthèses la thèse du monde, d’en suspendre la validité existentielle. C’est
l’apparaître du phénomène qui doit devenir la thématique. On ne s’intéresse plus à l’existence des objets du
monde mais à leur donation à la conscience, à leur apparition à une conscience. On cherche à comprendre
l’objet comme phénomène. Grâce à cette épochè, les phénomènes peuvent maintenant apparaître à la
conscience. Husserl propose dès lors de franchir un pas de plus et de considérer explicitement cette prise de
conscience, cette opération de la conscience. Il s’agit de savoir ce qui demeure intacte après cette mise entre
parenthèses. Dans un second temps, Husserl opère donc une réduction à l’ego transcendantal. Un tournant
transcendantal va avoir lieu dès lors que l’on va s’interroger sur les conditions de possibilité d’apparition des
phénomènes dans et par la conscience, que l’on va s’interroger sur leur donation. La conscience intentionnelle
se retourne ainsi sur elle-même. Le regard phénoménologique se tourne vers l’auto-donation du sens des
vécus à la conscience. Il va s’agir de rendre compte de la constitution de ces unités de sens. Ainsi, les
phénomènes reçoivent leur sens d’un ego transcendantal qui se trouve à leur base. Comme le souligne Dastur,
on va pouvoir parler de tournant transcendantal dès lors que « la conscience se reconnaît en tant que
constituante comme origine du monde et non plus comme conscience mondaine, comme partie intégrante du
monde » (F. Dastur, « Réduction et intersubjectivité », p. 55).
17
5
transcendantal qui interroge les conditions de possibilité d’apparition des phénomènes dans
et par la conscience, c’est que la transcendance de l’objet se trouve contenue dans
l’immanence de la conscience car elle est constituée par elle. C’est dans l’immanence de la
conscience que l’objet transcendant apparaît et prend son sens. La conscience se pose
comme subjectivité constituante. Seul l’ego transcendantal peut constituer le sens de ce qui
est donné à la conscience et ensuite en garantir la validité. La conscience a donc ce pouvoir
constitutif du sens des objets qui se présentent à elle. Comme l’écrit Husserl dans la
Quatrième Méditation, « la transcendance est un caractère d’être immanent qui se constitue
au sein de l’ego. Tout sens concevable, tout être concevable, qu’on les dise immanents ou
transcendants, relèvent du domaine de la subjectivité transcendantale en tant qu’elle est ce
qui constitue le sens et l’être »19.
Mais si l’on considère ainsi que c’est l’ego transcendantal qui donne un sens à tout
phénomène, la réduction transcendantale ne nous réduit-elle pas alors au seul ego
transcendantal ? Husserl pose lui-même cette objection dans les Méditations cartésiennes :
Rattachons nos nouvelles méditations à ce qui pourrait sembler une très grave
objection. Elle ne concerne rien de moins que la prétention de la
phénoménologie transcendantale d'être déjà une philosophie transcendantale, et
donc de pouvoir résoudre – sous la forme d'une théorie et d'une problématique
constitutive se déployant dans le cadre de l'ego transcendantalement réduit – les
problèmes transcendantaux touchant le monde objectif. Lorsque je – le je
méditant – me réduis moi-même, grâce à (l'épochè) phénoménologique, à mon
ego transcendantal absolu, ne suis-je pas alors devenu un solus ipse, et, ce, aussi
longtemps que, sous, le titre « phénoménologie », je poursuis une explication
cohérente de moi-même. Une phénoménologie qui voudrait résoudre les
problèmes de l'être objectif, et se donner déjà une philosophie, ne devrait-elle
pas être stigmatisée comme solipsisme transcendantal20 ?
Comment, dès lors, envisager la position d'autrui ? Autrui entre-t-il dans le champ de la
représentation à l’instar des objets du monde ? Tombe-t-il sous le coup de la construction
de sens de ce seul ego ? Si, comme Ricœur l'écrit, tout sens naît « dans et à partir de moi »,
ego, comment rendre compte de l'expérience d'autrui, en tant justement qu'il n'est pas un
simple objet du monde21 ? « Qu'en est-il, demande Husserl, des autres ego qui ne sont
pourtant pas de simples représentations ni de simples objets représentés en moi, mais
19
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 41, p. 132.
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 42, p. 137.
21
P. Ricœur, À l'école de la phénoménologie, p. 235.
20
6
précisément des autres ? »22. Comment, à partir de la position de l’ego transcendantal, de
l’ego constituant, être en mesure de reconnaître l'autre en tant qu'autre ? Sur quel mode
autrui se donne-t-il ? Celui des choses ? La manière dont la conscience connaît les choses,
leur donne un sens, les constitue, est-elle encore valable dès lors que c’est autrui qui me fait
face ? Comment, à partir d'un ego absolu, arriver à rendre compte d'autrui, des autres ?
Comment rendre compte d’autrui en tant qu’autre dans et à partir de moi, ego constituant ?
Toute la tension est là : comment constituer l’autre en moi tout en le constituant comme
autre, tout en préservant son altérité23 ?
Le fait est que, contrairement aux choses, autrui ne m’est pas donné de façon
immédiate. Quand autrui se présente à moi, quand il entre dans mon champ de perception,
cela ne signifie pas pour autant que j’ai accès à son « être propre », à son « essence
propre », ou, pour le dire encore autrement, à ce qui lui appartient en propre. En effet, « ce
n’est pas l’autre “moi” qui m’est donné en original, non pas sa vie, ses phénomènes euxmêmes, rien de ce qui appartient à son être propre. Car si c’était le cas, si ce qui appartient à
l’être propre d’autrui m’était accessible d’une manière directe, ce ne serait qu’un moment
de mon être à moi, et, en fin de compte, moi-même et lui-même, nous serions le même »24.
D’autrui, on ne peut pas « faire le tour », d’autrui, on ne peut pas faire la somme de toutes
les esquisses. Autrui a toujours une face cachée pour nous (et probablement pour lui aussi,
mais cela Husserl ne l’évoque pas), son psychisme étant l’exemple suprême. Ses vécus, sa
vie psychique ne peuvent jamais m’être donnés de façon originaire. Je ne peux pas saisir,
dans une intuition originaire, la vie psychique d’autrui.
Mais, si la présentation d’autrui ne peut pas être immédiate, comment, alors, accéder
à l’autre lui-même ? Par le biais d’une médiation. La présentation de l’autre devra être
médiate. Présentation qui, selon le mot de Husserl, est alors une « apprésentation ». Et cette
apprésentation se fera par la médiation du corps. Ce qui est apprésenté, c’est le corps de
l’autre. Autrui ne m'est pas présenté directement, il n'est pas non plus représenté par moi, il
est plutôt apprésenté par le biais de son corps. Il est apprésenté de manière analogique. Il
22
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 42, p. 137-138.
« Il s’agit d’interroger cette expérience elle-même et d’élucider, par l’analyse de l’intentionnalité, la
manière dont elle “confère le sens”, la manière dont elle peut apparaître comme expérience et se justifier
comme évidence d’un être réel et ayant une essence propre, susceptible d’explicitation, comme évidence d’un
être qui n’est pas mon être propre et n’en est pas une partie intégrante, bien qu’il ne puisse acquérir de sens ni
de justification qu’à partir de mon être à moi » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 48, p. 174).
24
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 50, p. 177-178.
23
7
nous faut ici introduire la distinction, essentielle, entre « corps » (Körper) et « chair » ou
« corps vivant » ou encore « corps propre » (Leib)25. L’enveloppe corporelle, le corps objet,
le corps comme matière se distingue en effet de la chair ou corps propre qui est le lieu des
vécus, de mes vécus ou, pour reprendre l’expression de Depraz, le corps tel qu’« animé par
la vie psychique »26. Cette distinction étant posée, nous pouvons dire que si pour l'ego son
corps est en même temps chair pour lui-même et corps du monde pour les autres, alors le
corps d'autrui qui est chair pour lui-même est corps du monde pour l'ego qui lui fait face. Je
reconnais donc dans la présence du corps de l'autre l'analogie de ma propre
mondanéisation. C'est ainsi que j'accorde à autrui le sens ego. Cet appariement ou
accouplement (Paarung) peut s'opérer grâce à la reconnaissance de la ressemblance de ces
deux corps. Je vais ainsi pouvoir prêter à ce corps que je perçois la signification « corps
d'autrui »27. Précisons.
C’est tout d’abord par le biais de son corps qu’autrui se présente à moi. Ensuite, c’est
à partir de ma propre chair, c’est-à-dire du sens que mon corps a pour moi que la charnéllité
du corps d’autrui va prendre sens. Si je peux donner le sens de chair au corps d’autrui, c’est
parce que mon propre corps a cette signification-là pour moi et que je la transfère sur le
corps d’autrui. Autrement dit, la perception du corps d’autrui me fait appréhender ma chair
25
Quant à la difficulté de traduire « Leib », on pourra se référer à la postface écrite par N. Depraz à sa
traduction de Zur Phänomenologie der Intersubjektivität de Husserl (« Postface : la traduction de Leib, une
crux phaenomenologica » dans E. Husserl, Sur l’intersubjectivité. Tome 1, p. 386-399).
26
Mais qu’est-ce que Husserl entend plus précisément par corps charnel ? Husserl débute sa recherche sur
l’altérité d’autrui par une nouvelle réduction (après donc la réduction phénoménologique et la réduction
transcendantale) : la réduction au propre. Afin de ne pas présupposer ce qui est recherché, il s’agit d’éliminer
toute référence à l’étranger en moi. Il s’agit de mettre entre parenthèses le non-moi afin de déterminer ce qui
m’est propre. « Nous éliminons du champ de la recherche, écrit Husserl, tout ce qui, maintenant, est en
question pour nous, c’est-à-dire nous faisons abstraction des fonctions constitutives de l’intentionnalité qui se
rapporte directement ou indirectement aux subjectivités étrangères » (Méditations cartésiennes, § 44, p. 153).
Or, cette nouvelle réduction mène à la nature propre. Et « [p]armi les corps de cette “Nature”, réduite à “ce
qui m’appartient”, je trouve mon propre corps organique (Leib) se distinguant de tous les autres par une
particularité unique; c’est, en effet, le seul corps qui n’est pas seulement corps, mais précisément corps
organique; c’est le seul corps à l’intérieur de la couche abstraite, découpée par moi dans le monde, auquel,
conformément à l’expérience, je coordonne, bien que selon des modes différents, des champs de sensations
(champs de sensations du toucher, de la température, etc.); c’est le seul corps dont je dispose d’une façon
immédiate ainsi que de chacun de ses organes. Je perçois avec les mains […], avec les yeux […], etc.; et ces
phénomènes cinesthésiques des organes forment un flux de modes d’action et relèvent de mon “je peux” »
(Ibid., p. 158-159). Ma chair est ainsi ce qui m’est le plus propre et ce dont aucun autre ne pourra avoir une
expérience originaire.
27
« [S]i [. . .], écrit Husserl, dans ma sphère primordiale, un corps physique distinct apparaît qui ressemble au
mien, c'est-à-dire constitué de telle manière qu'il doit entrer avec le mien dans un appariement phénoménal, il
paraît tout à fait clair qu'il doit aussitôt recevoir le sens de corps propre par un glissement de sens issu du
mien » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 51, p. 162).
8
comme corps – ce que Depraz nomme « incorporation » –, cette expérience de la corporéité
de ma chair me permettant alors de transférer le sens de chair au corps d’autrui – ce que
Depraz nomme « incarnation »28. C’est par le biais de la ressemblance de nos deux corps et
de l’expérience de la corporéité de ma chair que je peux transférer le sens de chair – à partir
de ma chair dont je fais immédiatement l’expérience – au corps d’autrui. Dans un premier
moment de la donation – particulière – d’autrui, « le moi est d’abord déterminé seulement
comme agissant dans le corps. […]. C’est l’appréhension des membres comme mains qui
touchent ou qui poussent, comme jambes qui marchent, comme yeux qui voient, etc. »29. À
partir de la propre activité de ma chair, je peux donner sens aux différentes parties du corps
d’autrui comme chair et envisager ainsi, par exemple, sa main comme main qui touche. De
la sorte, c'est à partir de l'expérience que l'ego a de sa chair que l'altérité de l'autre se donne
à comprendre. L'ego transfère le sens de cette expérience chez l'autre. Un sens est donné à
autrui par un transfert qui prend sa source en moi. C’est par un processus de ressemblance
avec moi-même comme chair et corps qu’autrui va prendre sens. On a donc ici une
démarche qui va de l'ego vers l'alter ego30.
Quant à la « sphère psychique supérieure » d’autrui, – et c’est le second moment de la
donation – elle est donnée de manière médiate par l’intropathie (Einfühlung).
L’apprésentation du psychisme se fait de manière analogue à celle de la chair. Les
« contenus déterminés de la sphère psychique supérieure […] nous sont suggérés, indiqués,
eux aussi, par le corps et par le comportement de l’organisme dans le monde extérieur, par
exemple, comportement extérieur du courroucé, du joyeux, etc. Ils me sont
compréhensibles à partir de mon propre comportement dans des circonstances
analogues » 31 . C’est donc effectivement à partir de moi, à partir de mes propres
comportements que, par ressemblance, je vais donner sens non pas seulement aux
comportements d’autrui que son corps me donne à voir, mais que je vais le constituer
comme une autre subjectivité, capable, tout comme moi, de régner sur son corps.
« L’autre ne se donne [donc] pas de manière frontale : on n’y accède que par un
28
N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 133.
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 54, p. 194.
30
Mais, ainsi que nous l’avons vu, à l’inverse, le caractère corporel passe de l’alter ego à l’ego. En effet,
« l’alter ego, qui n’était tout d’abord que corps, donne à apercevoir [le caractère corporel] à l’ego qui, étant
immédiatement chair, ne s’était pas tout d’abord aperçu comme corps » (N. Depraz, Transcendance et
incarnation, p. 143).
31
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 54, p. 195.
29
9
détour »32 , c’est-à-dire par le biais d’un travail de médiation qui prend la forme d’une
interprétation, d’une traduction expressive. Pour Depraz, la saisie de l’autre est saisie
interprétative. Ce qui se joue ici, c’est donc une forme de compréhension d’autrui basée sur
la compréhension de moi-même en tant qu’ego régnant sur son corps.
Il convient par ailleurs de préciser que Husserl reconnaît que tout comme autrui est
un alter ego pour moi, je suis un alter ego pour l’ego qu’est autrui : « de même que son
organisme corporel se trouve dans mon champ de perception, de même le mien se trouve
dans son champ à lui et, généralement, il m’appréhende tout aussi immédiatement comme
“autre” pour lui que moi je l’appréhende comme “autre” pour moi »33. Ce qui se fait jour
ici, c’est une forme de réciprocité entre autrui et moi. Tout comme je fais l’expérience
d’autrui, ce dernier fait l’expérience de moi-même.
Il n’en demeure cependant pas moins que le fait qu’autrui soit toujours apprésenté
plutôt que seulement présenté (comme les choses) entraîne une dissymétrie. En effet, au
contraire de ma propre chair qui m’est donnée immédiatement de façon originaire, les
vécus d’autrui ne me seront jamais donnés de façon originaire. Je ne pourrais jamais vivre
les vécus d’autrui. C’est ici où, dans une certaine mesure, la constitution d’autrui, au sens
strict du terme, échoue. En effet, ses vécus psychiques me seront toujours donnés de façon
médiate et jamais dans une intuition originaire.
Finalement, on peut dire que, pour Husserl, l'autre est reconnu à partir de moi comme
autre que moi. L'autre n'est donc jamais absolument autre. Il est plutôt à entendre par
rapport au même. Il est l'autre du même. Dans les mots de Husserl, cela s’entend ainsi :
« au point de vue phénoménologique, l’autre est une modification de “mon” moi » 34 .
L’impossibilité de rendre compte d’autrui en tant qu’autre est donc à chercher, dans la
phénoménologie husserlienne, dans la dérivation de l’altérité à partir de l’ego. La position
d’un sujet constituant présente ici une limite. Une deuxième limite – qui découle d’ailleurs
de la première – tient au mode du rapport entre l’ego et l’alter ego. La relation à autrui telle
que pensée par Husserl est à entendre dans un rapport de connaissance. Mais qu’est-ce
qu’une telle visée de connaissance nous donne finalement à voir d’autrui ? Est-ce sous ce
32
N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 153.
E. Husserl, Méditations cartésiennes, §56, p. 210. Également : « le sens d’une communauté des hommes
[…] implique une existence réciproque de l’un pour l’autre. Cela entraîne une assimilation objectivante qui
place mon être et celui de tous les autres sur le même plan » (p. 209-210).
34
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 52, p. 187.
33
10
mode – gnoséologique – qu’autrui se donne de façon authentique ? Comme Gadamer le
laisse entendre, « il est clair, en tout cas, que Husserl, subissant la pression de motifs
inspirés de la théorie de la science, a insisté sur le fait que l’autre ne pouvait d’abord être
donné que comme objet de perception, et non dans toute sa vitalité, dans sa donation
charnelle. […] Dans la relation d’une vie à l’autre, la donation sensible d’un objet de
perception est une construction bien secondaire » 35 . L’altérité d’autrui se donne-t-elle
d’abord et primairement à voir à partir d’une visée de connaissance ? Une telle visée laisset-elle apparaître l’essentiel ou ne l’a-t-elle pas toujours déjà occulté ? Une telle visée
permet-elle de faire réellement droit à autrui ? Lui laisse-t-elle la possibilité de se donner tel
qu’il est ? Est-ce que le primat que Husserl reconnaît à l’ego transcendantal36 n’empêche
pas, dés le départ, de rendre compte d’autrui d’une façon qui lui rende justice ? Est-ce que
dans l’expérience réflexive qui est celle de l’ego transcendantal, autrui peut véritablement
prendre place en tant qu’autre ?
Dans cette veine, la principale critique que Ricœur va porter à l’encontre de Husserl,
des années 1950 jusqu’à Soi-même comme un autre et Parcours de la reconnaissance, est
celle du primat de l’ego.
2.2. Critiques de Ricœur
2.2.1. Premières critiques
La conception husserlienne de l’intersubjectivité fait l’objet de critiques de la part de
Ricœur dès les années 1950. En 1954 plus particulièrement, Ricœur publie une étude sur les
Méditations cartésiennes de Husserl. Il y reprend, pas à pas, les cinq méditations et
consacre même un texte entier à la cinquième méditation. Il montre en particulier que dès
lors que l’on s’en tient à l’attitude naturelle dans laquelle le moi n’est pas thématisé, n’est
pas porté à la réflexion philosophique, il règne une forme de réciprocité entre les hommes.
La question d’autrui ne se pose pas, chacun interagissant avec les autres. « [I]l n’y a ni moi
35
H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne », p. 124.
« Par conséquent, en fait, l’existence naturelle du monde – du monde dont je puis parler – présuppose,
comme une existence de soi antérieure, celle de l’ego pur et de ses cogitationes. Le domaine d’existence
naturelle n’a donc qu’une autorité de second ordre et présuppose toujours le domaine transcendantal »
(E. Husserl, Méditations cartésiennes, §8, p. 47).
36
11
ni autrui; il y a des hommes réels »37, écrit Ricœur. En revanche, « [a]vec le surgissement
du questionnement philosophique, surgit concurremment un sujet qui oriente le champ
entier de l’expérience; désormais “le” monde devient monde-pour-moi; mais avec cette
réorientation du monde comme sens pour moi, une dissymétrie survient également dans le
champ de l’expérience : il y a moi et il y a l’autre »38. Dans cette attitude réflexive, la
question d’autrui se pose et elle se pose à partir de moi. Il s’agit en effet de montrer
« comment le sens “moi” […] se communique à ces autres et me permet de dire que ces
autres là-bas sont aussi des moi »39. Ils ne sont cependant tels qu’en un sens dérivé dans la
mesure où le sens « moi » se constitue d’abord en moi. Mais comment autrui peut-il être
autre que moi tout en prenant sens en moi, à partir de ce qui m’est le plus propre ? Voilà ce
qui pose problème pour Ricœur. Plus précisément, Husserl échouerait à faire tenir ensemble
deux exigences incompatibles. Il échouerait à « rendre justice à cette double énigme de la
subjectivité étrangère ET semblable » ainsi que Ricœur l’écrit dans l’article de 1954
intitulé « Sympathie et respect »40. En effet,
d’un côté, pour rester fidèle à l’idéalisme qui a présidé à la réduction et à la
constitution de la chose, [Husserl] veut montrer comment autrui est un « sens »
qui se constitue « dans » la sphère d’appartenance, dans ce qui m’est le plus
propre. […]. D’un autre côté, en même temps que Husserl constitue autrui « en
moi » selon l’exigence idéaliste de la méthode, il entend respecter le sens qui
s’attache à la présence d’autrui, comme un autre que moi, comme un autre moi,
qui a son monde, qui me perçoit, s’adresse à moi et noue avec moi des relations
d’intersubjectivité d’où sortent un unique monde de la science et de multiples
mondes de culture.
Bref, comment, demande finalement Ricœur, faire tenir ensemble l’asymétrie exigée par
l’idéalisme transcendantal et la réciprocité exigée par le réalisme sociologique ? Une
attitude pratique plutôt que théorétique ne rendrait-elle pas mieux compte de l’altérité
d’autrui ?
En ce sens, dans « Sympathie et respect », Ricœur proposera de dépasser la
conception husserlienne en allant « chercher du côté de l’affectivité l’ouverture sur le
37
P. Ricœur, « Edmund Husserl. La cinquième Méditation cartésienne » dans À l’école de la
phénoménologie, p. 23.
38
Idem.
39
Idem.
40
P. Ricœur, « Sympathie et respect » dans À l’école de la phénoménologie, p. 334.
12
monde des personnes »41. Il fera plus particulièrement appel au concept de sympathie tel
que développé par Max Scheler dans Nature et Formes de la Sympathie. Cependant, selon
Ricœur, la sympathie tel que la conçoit Scheler ne serait finalement pas à même de rendre
compte de la distance phénoménologique inhérente à la relation à autrui. C’est pourquoi,
dans un ultime mouvement, Ricœur va se tourner vers le respect kantien. En effet, « [l]e
respect […] opère la justification critique de la sympathie; il travaille comme un
discriminant au sein de la confusion affective inhérente à la sympathie; c’est le respect qui,
sans cesse, arrache la sympathie à sa tendance romantique, soit à se perdre en autrui, soit à
absorber autrui en soi »42.
2.2.2. La critique de la conception husserlienne de l’intersubjectivité dans Soimême comme un autre
Dans Soi-même comme un autre, Ricœur ne reprend pas explicitement la critique de
« Sympathie et respect » à l’issue de laquelle il exprimait sa déception quant à la capacité
de la phénoménologie à répondre à l’énigme d’autrui43. Certes, il montre la limite de la
phénoménologie dès lors qu’il s’agit de rendre compte de la relation à autrui, mais il en
reconnaît également l’intérêt. Il ne rejette plus totalement l’apport de la phénoménologie
quant à la question de l’intersubjectivité. Il montre même que « la notion d’apprésentation
combine […] de façon unique similitude et dissymétrie »44. Similitude, tout d’abord, dans la
mesure où autrui est mon alter ego, c’est-à-dire un autre ego. Là est le sens de la saisie
analogisante. Nous l’avons vu, c’est en vertu d’une ressemblance entre ma propre chair et
la chair d’autrui apprésentée par son corps que l’autre peut être reconnu comme un autre
ego. C’est en vertu de cette ressemblance que je transfère le sens de chair qui m’est propre
au corps d’autrui. Cependant, nous avons dit également que les vécus d’autrui se donnent
de façon médiate et non originaire. Je ne pourrais jamais faire l’expérience des vécus
d’autrui de la même façon que je fais l’expérience de ma propre chair. Que le mode de
41
Ibid., p. 340.
Ibid., p. 349.
43
« Pourquoi parler de déception à propos de la phénoménologie d’autrui ? Parce qu’elle est une promesse qui
ne pouvait être tenue » (Ibid., p. 334).
44
SA, p. 386, nous soulignons. Lecture que fait également Natalie Depraz quand elle écrit qu’« appréhender
l’expérience d’autrui en termes d’alter ego invite à suivre, en l’ego qualifié d’alter, le fil de la proximité et de
la ressemblance des deux ego plus que de leur étrangeté l’un au regard de l’autre. Mais l’utilisation de
l’adjectif Fremd porte à insister sur la dimension d’éloignement. L’autre est donc à la fois le proche et le
lointain, le familier et l’étranger » (N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 125).
42
13
donation d’autrui soit l’apprésentation plutôt que la présentation traduit ainsi une
dissymétrie entre l’ego et l’alter ego. L’alter ego est un autre ego qui, comme moi, règne
sur son corps, mais il n’est pas moi. À ce propos, Depraz écrit que
la position de Husserl est constante dans son refus de comprendre l’autre sur le
mode d’un simple dédoublement par rapport à moi. […] L’autre n’est pas une
réduplication littérale de moi-même, selon un mode reproductif qui est
répétition sans différence ni spécificité propres. […] L’autre a tout autant que
moi-même une sphère du propre caractérisée par sa charnellité propre. Sa
définition positive réside dans le fait d’avoir la chair en propre : il n’a pas la
chair comme une propriété qui lui serait extérieure, il a une conduite charnelle
sans être pour autant la seule chair. Bref, il a la chair en propre sans être
proprement la seule chair45.
C’est bien également ce que Ricœur entend par dissymétrie : « [l]’assimilation d’un terme à
l’autre, que paraît impliquer la saisie analogisante, doit être corrigée par l’idée d’une
dissymétrie fondamentale, liée à l’écart qu’on a dit plus haut entre apprésentation et
présentation originaire; jamais l’appariement ne fera franchir la barrière qui sépare
l’apprésentation de l’intuition »46.
Alors que dans « Sympathie et respect », Ricœur rejette clairement la position
husserlienne au profit d’une dialectique du sentiment et du respect, dans Soi-même comme
un autre, il en reconnaît certes les limites, mais également la grandeur. Ricœur ne
disqualifie plus totalement la conception husserlienne, mais il la remet plutôt à ce qu’il
considère être sa place, à savoir que « l’apprésentation ne vaut que dans les limites d’un
transfert de sens »47. Elle a priorité, mais uniquement dans la sphère gnoséologique. Là où
« la découverte de Husserl est ineffaçable » 48 , écrit-il, c’est qu’elle permet de rendre
compte de la similitude entre moi et autrui. Similitude qui est fondée sur le corps propre.
C’est en effet parce que je reconnais que l’autre est chair comme moi, comme ce qui me
caractérise en propre, que je peux le dire mon semblable. Or, pour Ricœur, il est essentiel
de commencer par reconnaître qu’autrui est mon semblable dans la mesure où « [s]i je ne
suis pas constitué responsable de mon dire, sujet d’énonciation, sujet responsable, capable
de tenir mes promesses, etc., je ne pourrais pas comprendre ce que l’autre exige et requiert
de moi, pour la simple raison que je ne peux comprendre l’idée même de l’autre que
45
N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 148-149.
SA, p. 386.
47
Idem.
48
Idem.
46
14
comme un autre moi, un alter ego. C’est-à-dire qu’il faut que je puisse transférer le signe
ego sur la deuxième personne pour qu’elle soit une personne »49. Nous y reviendrons pour
nous demander entre autres comment Ricœur passe de l’ego husserlien à sa propre
conception du soi et pour prendre la mesure de cet aspect de la conception ricœurienne de
l’altérité.
Pour Ricœur, il convient, par ailleurs, de reconnaître les limites de la conception
husserlienne. Nous l’avons dit, pour lui, elle « ne vaut que dans les limites d’un transfert de
sens : le sens ego est transféré à un autre corps qui, en tant que chair, revêt lui aussi le sens
ego »50. Tant que l’on maintient la conception husserlienne dans le domaine qui est le sien
– le domaine gnoséologique – elle a quelque chose à nous dire et quelque chose qui est,
nous le verrons, essentiel aux yeux de Ricœur : en effet, elle « confère une signification
spécifique [à l’altérité], à savoir que l’autre n’est pas condamné à rester un étranger, mais
peut devenir mon semblable »51. Mais, ce faisant, Husserl ne rendrait compte que d’une
dimension du problème : il nous permet certes d’éclairer le mouvement qui va de l’ego vers
l’alter ego, mais non le mouvement qui va d’autrui vers le soi. Ce mouvement d’autrui vers
le soi est en revanche celui de l’éthique levinassienne.
3. La conception levinassienne ou la priorité donnée à autrui
« La seule valeur absolue c’est la possibilité humaine
de donner sur soi une priorité à l’autre »52
3.1. La relation à autrui comme relation éthique
Si, chez Husserl, autrui est une dérivation de l’ego, chez Levinas, à l’inverse, c’est
autrui qui institue le sujet comme soi. Que la philosophie levinassienne mette l’accent sur
autrui est chose bien connue. De prime abord, Levinas apparaît comme le penseur de
l’altérité. Autrui : le visage, l’altérité absolue. Pourtant la philosophie levinassienne est
aussi, et surtout, aurions-nous envie d’écrire, une pensée de la « subjectivité ». Dans la
préface de Totalité et infini, par exemple, Levinas présente l’ouvrage « comme une défense
49
D. Banon (dir.), Emmanuel Levinas. Philosophe et pédagogue, p. 13.
SA, p. 386.
51
Idem.
52
E. Levinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, p. 119. (Désormais abrégé EN).
50
15
de la subjectivité »53 et dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il écrit qu’« [i]l
s’agit [là] de penser la possibilité d’un arrachement à l’essence. […] L’essence prétend
recouvrir et recouvrer toute ex-ception – la négativité, la néantisation et déjà depuis Platon,
le non-être qui “dans un certain sens est”. Il faudra dès lors montrer que l’ex-ception de
l’“autre que l’être” – par-delà le ne-pas-être – signifie la subjectivité ou l’humanité, le soimême qui repousse les annexions de l’essence »54. Défense de la subjectivité, certes. Mais
pensée autrement. La subjectivité ne se donne plus dans le retour sur soi, tradition réflexive
initiée par Descartes et qui culmine avec Husserl. Plutôt, c’est autrui qui fait advenir le soi à
lui-même. Inversion. Le mouvement n’en est plus un de soi à soi qui, ultimement, se
projette vers l’autre. Le mouvement part plutôt d’autrui, mais d’autrui qui ne se comprend
plus par son rapport au soi. Levinas refuse, en effet, de penser l’autre par rapport au soi.
L’autre n’est pas un non-moi, un autre moi. L’autre n’est pas le négatif du même. Non. Son
altérité est irréductible. Absolue. Le point de départ de Levinas n’est donc plus le soi, mais
l’autre, autrui. Priorité accordée à autrui qui fait chuter le sujet, tel que conçu par la
tradition réflexive, de son piédestal. La rencontre avec autrui brise le schème d’un sujet qui
se suffit à lui-même pour se poser, se trouver et exister, pour persévérer comme sujet. En
quoi cette rencontre d’autrui désarçonne-t-elle donc le sujet?
3.1.1. La manifestation d’autrui : apparition c. expression
Si la rencontre d’autrui se produit sur le mode du bouleversement du sujet, c’est
qu’autrui n’apparaît pas. Autrui ne se livre pas à la visée signifiante de l’ego. En effet, il
n’est pas un phénomène se manifestant parmi les phénomènes du monde. L’entrée d’autrui
n’est pas de l’ordre de la manifestation. Il s’annonce plutôt comme visage, autre façon de
dire qu’il fait sens avant toute donation de sens, avant toute Sinngebung. Le visage a un
sens à partir de lui-même. Il signifie par lui-même. Il est l’auto-signifiance même. Ce que le
terme de visage traduit, ce à quoi il fait référence, ce n’est pas à la signification culturelle,
mondaine d’autrui, dont Levinas nous dit qu’elle se comprend comme une herméneutique,
le contexte permettant de l’éclairer. Non. « [A]utrui, dans la rectitude de son visage, n’est
pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un “personnage” : on est
53
54
E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, p. 11. (Désormais abrégé TI).
E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 21. (Désormais abrégé AE).
16
professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’État, fils d’Un tel, tout ce qui est dans
le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel
du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à
autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui tout seul »55. Autrui est par lui-même et
ne se réfère à aucun système, à aucune totalité.
Le visage échappe à l’intentionnalité et par là même à la connaissance que l’on peut
avoir de lui. Il ne laisse pas à l’intentionnalité le temps de se mettre en marche. Il surprend
la conscience, conscience thématisante, conscience constituante. Comment ? En
s’exprimant. « Le visage a un sens […] à partir de lui-même, et c’est cela l’expression. Le
visage, c’est la présentation de l’étant, comme étant, sa présentation personnelle »56. Le
mode de manifestation d’autrui n’est pas l’apparaître ou la donation mais l’expression. Le
visage est expression et il s’exprime avant que la conscience même n’ait pu le viser. Dire
que le visage s’exprime, c’est dire qu’il se montre à partir de lui-même et non pas à partir
d’un autre qui lui donnerait sens. En effet, « [l]’expression ne consiste pas […] à présenter
à une conscience contemplative un signe que cette conscience interprète en remontant au
signifié. Ce qui est exprimé, ce n’est pas une pensée qui anime autrui, c’est aussi autrui
présent dans cette pensée »57, autrui qui se présente en personne. Le visage, en tant que
signifiant qui émet le signe, se présente directement. Il n’est pas ce qui est signifié par le
signe58. Le signe n’est pas le porteur de l’intériorité d’autrui qu’il donnerait alors à voir.
La manifestation du καθ’ αύτό, où l’être nous concerne sans se dérober et sans
se trahir – consiste pour lui, non point à être dévoilé, non point à se découvrir
au regard qui le prendrait pour thème d’interprétation et qui aurait une position
absolue dominant l’objet. La manifestation καθ’ αύτό consiste pour l’être à se
dire à nous, indépendamment de toute position que nous aurions prise à son
égard, à s’exprimer. Là, contrairement à toutes les conditions de la visibilité
d’objets, l’être ne se place pas dans la lumière d’un autre mais se présente luimême dans la manifestation qui doit seulement l’annoncer, il est présent comme
dirigeant cette manifestation même59.
55
E. Levinas, Éthique et infini, p. 80-81. Et encore : « Ne pas être autochtone, être arraché […] à la culture, à
la loi, à l’horizon, au contexte […] – ce n’est pas revêtir un certain nombre d’attributs susceptibles de figurer
dans un passeport, c’est venir de face, se manifester en défaisant la manifestation. Tel est le visage »
(E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 322).
56
E. Levinas, Liberté et commandement, p. 49.
57
Idem.
58
« L’expression ne manifeste pas […] la présence de l’être en remontant du signe au signifié. Elle présente le
signifiant. Le signifiant, celui qui donne signe – n’est pas signifié » (TI, p. 198)
59
TI, p. 60-61. Et encore : « L’essence originelle de l’expression et du discours ne réside pas dans
l’information qu’ils fourniraient sur un monde intérieur et caché. Dans l’expression, un être se présente lui-
17
S’exprimer, ou se présenter en personne, ce n’est donc pas se manifester comme
phénomène, c’est-à-dire comme « un être qui se manifeste précisément en étant absent de
sa manifestation »60 et qui n’ayant donc pas son assistance doit être éclairé, compris par le
contexte, par le système dans lequel il s’intègre61. Le phénomène est, en effet, ce qui est
compris en tant que ceci ou cela62 et non pas à partir de lui-même63. Or, dans l’expression,
c’est-à-dire dans la parole – puisque s’exprimer, c’est parler –, il en va tout autrement. En
effet, « [l]a parole, nous dit Levinas, consiste pour autrui à porter secours au signe émis, à
assister à sa propre manifestation par signes, à remédier à l’équivoque par cette
assistance »64. Autrui n’apparaît donc pas comme celui qui est à voir, mais il se donne
plutôt à entendre. Dans le langage, autrui est immédiatement présent sans détour aucun par
le signifié. « [D]ans le langage s’accomplit l’afflux ininterrompu d’une présence »65. Il faut
cependant s’entendre sur ce qu’est, pour Levinas, le « langage » ou la « parole ».
même. L’être qui se manifeste assiste à sa propre manifestation et par conséquent en appelle à moi. Cette
assistance n’est pas le neutre d’une image, mais une sollicitation qui me concerne de sa misère et de sa
hauteur. Parler à moi c’est surmonter à tout moment ce qu’il y a de nécessairement plastique dans la
manifestation. Se manifester comme visage, c’est s’imposer par-delà la forme, manifestée et purement
phénoménale, se présenter d’une façon, irréductible à la manifestation, comme la droiture même du face à
face, sans intermédiaire d’aucune image dans sa nudité, c’est-à-dire dans sa misère et dans sa faim » (TI,
p. 218). Dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger également : « Le visage se présente dans
sa nudité, il n’est pas une forme recélant – mais par là même indiquant – un fond, un phénomène cachant –
mais par là même trahissant une chose en soi. Sinon le visage se confondrait avec un masque qui le
présuppose. Si signifier équivalait à indiquer, le visage serait insignifiant. [...] Il procède de l'absolument
Absent. Mais sa relation avec l'absolument Absent dont il vient, n'indique pas, ne révèle pas cet absent; et
pourtant l'Absent a une signification dans le visage. Mais cette signifiance n'est pas pour l'Absent une façon
de se donner en creux dans la présence du visage – ce qui nous ramènerait encore à un mode de dévoilement.
[...]. Le visage est précisément l'unique ouverture où la signifiance du Transcendant n'annule pas la
transcendance pour la faire entrer dans un ordre immanent, mais où, au contraire, la transcendance se
maintient comme transcendance toujours révolue du transcendant » (p. 276).
60
TI, p. 193.
61
On notera par ailleurs que, pour Levinas, l’expression ne s’oppose pas tant à l’apparaître du phénomène,
mais lui est plutôt antérieure. Elle en est la condition de possibilité. Levinas parle ainsi du « langage, source
de toute signification » (TI, p. 293).
62
Ce « en tant que » traduit la distance impliquée par l’intentionnalité, par la conscience de... . La proximité,
telle que pensée par Levinas, est justement l’inversion de cette distance. Elle est immédiateté.
63
« L’intentionnalité est pensée et entendement, prétention, le fait de nommer l’identique, de proclamer
quelque chose en tant que quelque chose » (E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger,
p. 306). Et encore : « La conscience confère un sens, non pas en hypostasiant l’immanent donné, mais en
prenant le donné “pour ceci” ou “pour cela”, qu’il soit immanent ou transcendant. Prendre conscience, c’est
“prendre pour …” » (Ibid., p. 308).
64
TI, p. 91-92.
65
TI, p. 99.
18
3.1.2. Expression et langage chez Levinas
3.1.2.1. L’opposition à Heidegger
Pour saisir la conception levinassienne du langage, il n’est pas inutile de remonter à
ce à quoi elle s’oppose. Et sur ce point en particulier, c’est avec Heidegger que Levinas est
en opposition. On le sait, dans Être et temps, l'enjeu, pour Heidegger, est d'accéder au sens
de l'être. Or, l’étant qui permet de remonter au sens de l’être en général est le Dasein. Il est
en effet le seul étant qui est ouvert à l’être dans la mesure où il se questionne sur ce qu’il
est. Cependant, quand le Dasein essaie de se comprendre lui-même, il le fait comme avec
les étants qu’il n’est pas : il essaye de s’interpréter comme s’il était un étant parmi les
autres étants du monde. Une tendance au recouvrement est donc inscrite dans le mode
d’être propre du Dasein. C’est pourquoi va s’avérer nécessaire un travail d’interprétation du
Dasein dans la façon qu’il a de se montrer en lui-même et à partir de lui-même, c’est-à-dire
dans la quotidienneté, afin de découvrir sa structure ontologique. Ainsi, pour Heidegger, ce
qui va devoir être mis en lumière, c’est ce qui ne se montre pas, ce qui se trouve caché par
rapport à ce qui apparaît, mais qui en même temps est au fondement de cet apparaître.
Or la « méthode » qui permet de mettre au jour, de faire apparaître, est la
phénoménologie. Il convient cependant de s’entendre sur ce que Heidegger entend par
phénoménologie66. Étymologiquement, le terme « phénoménologie » est construit à partir
des termes grecs φαινόμενα, c’est-à-dire ce qui se montre en soi-même, à partir de soimême, et λόγος (du verbe λέγειν) que l’on traduit généralement par « raison, jugement,
concept, définition, fondement, rapport » ou encore énoncé67. Pour Heidegger, cependant,
ce ne sont là que des sens dérivés. Pour lui, en effet, le logos est ce qui a la fonction de
rendre manifeste ce dont il est parlé dans le discours. Le logos fait voir ce sur quoi porte la
parole. Le discours, ou plus exactement le logos, a d’abord et avant tout une fonction de
manifestation de l’être et « en tout cas point primairement [de] jugement tant que l’on
entend par là une “liaison” ou une “prise de position” (acquiescement – refus) »68. « Λόγος
en tant que discours, écrit-il, signifie bien plutôt […] rendre manifeste ce dont “il est parlé”
(il est question) dans le discours. […] Le λόγος fait voir (φαίνεσθαι) quelque chose, à
66
Cf. M. Heidegger, Être et temps, § 7.
Ibid., p. 45.
68
Idem.
67
19
savoir ce sur quoi porte la parole […]. Le parler “fait voir” από… à partir de cela même
dont il est parlé »69. Heidegger traduira ainsi λέγειν par « faire voir à partir de soi-même »
et la phénoménologie consistera à faire voir un phénomène tel qu’il se montre à partir de
lui-même, c’est-à-dire à « faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se
montre à partir de lui-même »70.
Mais qu’est-ce donc que la phénoménologie doit faire voir ?
Manifestement ce qui, de prime abord, et le plus souvent, ne se montre
justement pas, ce qui, par rapport à ce qui se montre de prime abord et le plus
souvent, est en retrait, mais qui en même temps appartient essentiellement, en
lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus
souvent. […] Mais ce qui en un sens privilégié demeure retiré, ou bien retombe
dans le recouvrement, ou bien ne se montre que de manière « dissimulée », ce
n’est point tel ou tel étant, mais, ainsi que l’ont montré nos considérations
initiales, l’être de l’étant71.
C’est donc l’être qui va devenir le phénomène de la phénoménologie. Mais, nous l’avons
dit, l’être se montre sous le mode du recouvrement, il est caché, voilé. Du fait de son
essence même, l’être se montre constamment sous le mode du recouvrement, sous le mode
de la dissimulation. Il s’agit de décrire la manifestation de l’être, mais comme l’être se
montre en se cachant, un travail herméneutique est donc nécessaire. L’être ne se donnant
qu’à travers le Dasein, il va donc être nécessaire d’interpréter le Dasein en vue d’accéder
au sens de l’être en général. Ce que la phénoménologie devra faire voir, c'est quelque chose
qui se montre mais qui se montre sous le mode de la dissimulation, du recouvrement, c'est
pour cela que la phénoménologie deviendra herméneutique. La phénoménologie consiste à
faire voir quelque chose à partir de soi-même, mais comme cet être qu’il s’agit de faire voir
à partir de lui-même se montre en se cachant, qu’il ne se donne pas dans l’évidence, un
travail d’explicitation va s’avérer nécessaire. D’où le recours à l’herméneutique afin de
faire voir l’être tel qu’il se montre à travers l’étant qu’est le Dasein et à partir de la façon
dont il se dissimule. C’est notamment à cette conception que Levinas oppose le concept
d’« expression ».
69
Idem.
M. Heidegger, Être et temps, p. 46.
71
Ibid., p. 47.
70
20
3.1.2.2. Le Dire et le Dit
C’est surtout dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence que Levinas précisera
les notions d’« expression » et de « langage » en établissant la distinction entre le « Dire »
et le « Dit », mais la signification du langage pointe déjà dans Totalité et infini quand
Levinas évoque la parole « dégagée de son épaisseur de produit linguistique »72. Levinas
distingue, en effet, dans Totalité et infini, la « parole pure » que l’on peut rapprocher du
Dire, de la « parole activité » qui renvoie davantage au Dit73. La parole entendue comme
activité fait référence par exemple à la façon d’articuler, au style, bref, à ce qui s’offre à
l’interprétation, mais elle n’est pas pure présence, présence immédiate. En effet, « [d]e ma
parole-activité, je m’absente comme je manque à tous mes produits »74. La parole activité
signifie plutôt à la manière d’une œuvre, sachant que pour Levinas,
[p]ar les œuvres seulement le moi n’arrive pas au-dehors ; s’en retire ou s’y
congèle comme s’il n’en appelait pas à autrui et ne lui répondait pas, mais
cherchait dans son activité le confort, l’intimité et le sommeil. Les lignes de
sens que l’activité trace dans la matière, se chargent aussitôt d’équivoques,
comme si l’action, en poursuivant son dessein, était sans égards pour
l’extériorité, sans attention. […]. L’ouvrier ne tient pas en main tous les fils de
sa propre action. […] Si ses œuvres délivrent des signes, ils sont à déchiffrer
sans son secours. S’il participe à ce déchiffrement, il parle75.
La parole pure, elle, est plutôt appel. Elle sollicite autrui plutôt que de simplement le
« laisser être » 76 . Elle en fait mon interlocuteur 77 . En effet, à la première parole, celle
d’autrui – « Tu ne commettras pas de meurtre » –, le soi ne peut que répondre, répondre par
72
Ibid., p. 192.
Ibid., p. 199.
74
Idem.
75
Ibid., p. 191.
76
Cf. TI, p. 212. Le terme de « laisser être » renvoie ici à Heidegger. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus
loin pour en expliquer la teneur et montrer en quoi Levinas est en opposition – totale – avec le « laisser être »
heideggerien.
77
Cf., par exemple, TI, p. 212-213. Et encore, presque dix ans avant Totalité et infini, dans « Éthique et
esprit », texte de 1952 : « Parler, c’est en même temps que connaître autrui se faire connaître à lui. Autrui
n’est pas seulement connu, il est salué. Il n’est pas seulement nommé, mais aussi invoqué. Pour le dire en
termes de grammaire, autrui n’apparaît pas au nominatif, mais au vocatif. Je ne pense pas seulement à ce qu’il
est pour moi, mais aussi et à la fois, et même avant, je suis pour lui. En lui appliquant un concept, en
l’appelant ceci ou cela, déjà j’en appelle à lui. Je ne connais pas seulement mais suis en société. Ce commerce
que la parole implique est précisément l’action sans violence : l’agent, au moment même de son action, a
renoncé à toute domination, à toute souveraineté, s’expose déjà à l’action d’autrui, dans l’attente de la
réponse. Parler et écouter ne font qu’un, ils ne se succèdent pas. Parler institue ainsi le rapport moral d’égalité
et par conséquent reconnaît la justice. Même quand on parle à un esclave, on parle à un égal. Ce que l’on dit,
le contenu communiqué n’est possible que grâce à ce rapport de face-à-face où autrui compte comme
interlocuteur avant même d’être connu. On regarde un regard. Regarder un regard, c’est regarder ce qui ne
s’abandonne pas, ne se livre pas, mais qui vous vise : c’est regarder le visage » (p. 22).
73
21
sa responsabilité pour autrui. Le sens du visage réside dans cet appel à ne pas tuer, à ne pas
le tuer. Le sens du visage est l’exigence éthique78. Nous y reviendrons.
Dans Autrement qu’être, cette distinction devient centrale. Il ne faut cependant pas
opposer trop vite Dit et Dire, mais plutôt distinguer, d’une part, un Dire qui est encore
corrélatif du Dit, soit un Dire absorbé dans le Dit et, d’autre part, un Dire pur qui se trouve
en deçà de la corrélation Dire/Dit. Le mouvement d’Autrement qu’être est celui d’une
remontée à ce Dire pur, soit un Dire sans Dit. Il va s’agir de « montrer la signification
propre du Dire en deçà de la thématisation du Dit »79. Il s’agit de remonter à ce Dire pur à
partir duquel seulement le Dit peut ensuite se dire, à partir duquel « la signification du Dit
pourra s’interpréter »80. Pour Levinas, en effet, « la signification du Dire va au-delà du Dit :
ce n’est pas l’ontologie qui suscite le sujet parlant. Et c’est, au contraire, la signifiance du
Dire allant au-delà de l’essence rassemblée dans le Dit qui pourra justifier l’exposition de
l’être ou l’ontologie »81.
Le Dire corrélatif du Dit, absorbé en lui est celui de l’identification, de la
connaissance82. « Le mot identifie “ceci en tant que ceci”, énonce l’idéalité du même dans
le divers. Identification qui est prestation de sens : “ceci en tant que cela”. […] Le Dit n’est
pas simplement signe ou expression d’un sens : il proclame et consacre ceci en tant que
cela » 83 . Comme le précise Féron, « [i]dentifier ceci en tant que cela, c’est tendre une
intentionnalité déjà linguistique qui donne un sens à quelque chose en lui donnant un
nom »84. « L’intentionnalité, écrit Levinas, est pensée et entendement, prétention, le fait de
nommer l’identique, de proclamer quelque chose en tant que quelque chose »85. Le Dire a
alors pour fonction de conférer le sens idéal de l’être, de proclamer l’identité du multiple86.
78
Exigence éthique et non nécessité ontologique, bien entendu (cf. entre autres Éthique et infini, p. 81).
L’interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible.
79
AE, p. 74.
80
Ibid., p. 77.
81
Ibid., p. 66.
82
« Le Dire tendu vers le Dit et s’absorbant en lui, corrélatif du Dit, nomme un étant, dans la lumière ou la
résonance du temps vécu qui laisse apparaître le phénomène, lumière et résonance qui peuvent, à leur tour,
s’identifier dans un autre Dit » (Ibid., p. 65).
83
Ibid., 62.
84
E. Féron, « Éthique, langage et ontologie chez Emmanuel Levinas », p. 67. Cf. également Levinas,
« Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 304-305.
85
E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 306.
86
« La présence à la conscience, c’est le fait que ceci qui se dessine dans l’expérience est déjà prétendu ou
entendu ou identifié, donc pensé comme ceci ou comme cela et comme présent : c’est-à-dire précisément
pensé » (Ibid., p. 305).
22
C’est par ou grâce à ce Meinen87 que ce qui apparaît peut avoir une signification. « Mais ce
qui apparaît, ne peut apparaître en dehors de la signification. L’apparoir du phénomène, ne
se sépare pas de son signifier, lequel renvoie à l’intention proclamatoire, kerygmatique de
la pensée. Tout phénomène est discours ou fragment d’un discours »88. Autrement dit, tout
Dire est Dit et s’absorbe dans ce Dit89. Le langage prend ainsi sa place dans la pensée « dès
le premier geste de l’identification, dès l’aura de l’idéalité qui entoure la pensée comme
pensée »90.
Mais le Dire ne peut être réduit au rapport qu’il entretient avec le Dit. Il signifie en
effet à l’autre « d’une signification à distinguer de celle que portent les mots dans le Dit »91.
On demandera ainsi avec Levinas :
Que signifie le Dire avant de signifier un Dit ? Peut-on tenter de montrer le
nœud d’une intrigue qui ne se réduit pas à la phénoménologie – c’est-à-dire à la
thématisation du Dit et qui, pour ce qui concerne le Dire, ne se réduit pas à la
description de sa fonction consistant à rester en corrélation avec le Dit, à
thématiser le Dit et à ouvrir l’être à lui-même, suscitant l’apparaître et, dès lors,
dans le thème, suscitant des noms et des verbes, opérant la « mise ensemble »,
la synchronisation ou la structure92 ?
Comme nous le développerons dans les prochains chapitres, ce Dire pur est la
responsabilité pour Autrui. En ce sens, Dire, c’est répondre à Autrui, répondre à l’appel
d’Autrui en répondant de lui. « [L]e dire, écrit Levinas, c’est le fait que devant le visage je
ne reste pas simplement là à le contempler, je lui réponds. Le dire est une manière de saluer
autrui, mais saluer autrui, c’est déjà répondre de lui » 93 . Le Dire pur est « la suprême
passivité de l’exposition à Autrui qu’est précisément la responsabilité pour les libres
initiatives de l’autre. D’où “inversion” de l’intentionnalité qui, elle, conserve toujours
87
Meinen que Levinas se refuse à traduire par « viser » dans la mesure où, ce faisant, il s’estompe dans son
énonciation identificatrice (Cf. AE, p. 65, note 1). Levinas préfère ainsi le traduire par « prendre pour… »,
« entendre comme… » ou encore « prétendre » ou « maintenir comme… » (Cf. « Langage et proximité » dans
En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 308).
88
E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 309.
89
À ce Dire corrélatif du Dit correspondrait la conscience comme œuvre passive du temps. « Conscience,
certes, sans sujet ; “activité passive” du temps dont aucun sujet ne saurait revendiquer l’initiative, “synthèse
passive” de ce qui “se passe”, mais née dans la fluence et l’écart du temps, anamnésis et retrouvailles et par
conséquent identification où prennent sens idéalité et universalité » (E. Levinas, « Langage et proximité »
dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 311). Et au Dit correspondrait la conscience
visant un objet.
90
E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 311.
91
AE, p. 78.
92
Idem.
93
E. Levinas, Éthique et infini, p. 82.
23
devant le fait accompli assez de présence d’esprit pour l’assumer. D’où l’abandon de la
subjectivité souveraine et active – de la conscience de soi, indéclinée, comme le sujet au
nominatif de l’apophansis »94.
3.1.3. Autrement que savoir95
Ce qui est déjà en jeu dans la distinction entre le Dire et le Dit, comme Féron le fait
particulièrement bien ressortir, c’est la relation entre connaissance et éthique – relation qui
représente le cœur de notre problème. Nous n’avons donc pas affaire à une pure distinction
entre les deux domaines.
Le statut du connaître comme Dire tendu vers le Dit, écrit Féron, indique déjà
que l’intervalle entre le Dire et le Dit ne pourra être superposé purement et
simplement à une distinction entre l’éthique et la connaissance. La notion de
Dire institue au contraire un plan sur lequel connaissance et éthique pourront
apparaître dans leur lien intime. […] La pensée de Levinas ne dénonce pas une
quelconque finitude du savoir pour délimiter un domaine impénétrable à la
connaissance et dans lequel seraient exilées des significations éthiques96.
Ricœur, en opposant Husserl et Levinas, connaissance et éthique, cristallise donc de prime
abord une opposition qui n’existe pas en tant que telle chez Levinas. Le rapport entre
connaissance et éthique ne peut être réduit, chez Levinas, à cette opposition. C’est ce lien
que nous préciserons dans les prochains chapitres au fil de la discussion de Levinas avec
Ricœur. Ricœur va en effet soutenir la thèse selon laquelle ultimement les deux positions
94
AE, p. 81, nous soulignons. C. Rea éclaire fort judicieusement, à partir de la langue juive, la différence
entre le « logos ontologique de l’apophansis » ou, pour Levinas, le Dit, et le Dire. « Pour le philosophe de
Messkirch, l’être est toujours présupposé dans toute proposition, au moins implicitement. “La rose est belle” :
c’est grâce à cet est qu’il est possible de parler de la beauté de la rose, de lier le sujet au prédicat. Dans la
langue juive, au contraire, se vérifie une sorte de “déstructuration” du Dit : […] (la rose elle belle).
Désarticulation de la forme, silence de l’être : voici les caractères du langage pré-ontologique. Il incarne le
Dire avant tout Dit, Dire qui, en tant qu’expression d’une transcendance radicale, a déjà laissé tomber l’être
dans l’oubli. L’oubli apparaît ici co-originaire à la constitution de ce Dire. Mais revenons à l’expression “la
rose elle belle” : les unités restent ici déliées, elles ne se laissent pas reconduire à la totalité. L’altérité est
radicale » (C. Rea, « De l’ontologie à l’éthique », p. 91). Ainsi, « [l]e langage de l’autrement qu’être, langage
éthique de la responsabilité, va bien au-delà de l’apophansis et brise le logos de l’ontologie » (Ibid., p. 90).
95
Nous reprenons le titre d’un collectif consacré à Levinas : E. Levinas, Autrement que savoir. Avec les
études de Guy Petitdemange et Jacques Rolland.
96
E. Féron, « Éthique, langage et ontologie chez Emmanuel Levinas », p. 68. Et encore : « La distinction
entre le Dit et le Dire ne correspond pas à un dédoublement du langage qui procéderait du cloisonnement de
deux régions particulières de la réalité, la connaissance et l’éthique » (Ibid., p. 72). Également : « Définir
l’éthique comme parole interpellante en face du discours conceptuel, c’est d’emblée falsifier la pensée de
Levinas puisque c’est séparer ce qui est d’abord envisagé dans une situation totale » (Ibid., p. 73). Féron
récuse ici explicitement l’interprétation qui est celle de Jean de Greef dans son article « Éthique, réflexion et
histoire chez Levinas » paru en 1969 dans le Revue Philosophique de Louvain.
24
(c’est-à-dire celle de Husserl qui se tient dans un cadre épistémologique et celle de Levinas
qui incarne la position éthique) ne sont pas irréductibles, mais plutôt complémentaires.
Cependant, pour Ricœur, la position ontologico-épistémologique demeure première, alors
que pour Levinas, c’est l’inverse. Ainsi, pour Levinas, alors que « [l]’intentionnalité
demeure aspiration à combler et remplissement, mouvement centripète d’une conscience
qui coïncide avec soi et se recouvre et se retrouve sans vieillir et repose dans la certitude de
soi, se confirme, se double, se consolide, s’épaissit en substance[,] [l]e sujet dans le Dire
s’approche du prochain en s’ex-primant, au sens littéral du terme en s’expulsant hors de
tout lieu, n’habitant plus, ne foulant plus aucun sol »97. Cette citation fait apparaître ce qui
est ultimement en jeu ici, chez Levinas et Ricœur : savoir « Qui parle? » pour reprendre une
expression à la fois ricœurienne 98 et levinassienne 99 . Est ici implicitement en jeu le
« véritable problème du sujet »100. « Me voici » plutôt que « Je suis », le moi, pour Levinas,
va se dire sur le mode de l’autrement qu’être, c’est-à-dire sans que ne résonne le verbe être.
3.1.4. Relation éthique comme proximité
Pour Levinas, la relation avec le visage n’en est pas une de connaissance mais de
proximité. Plus précisément,
[l]a proximité d’autrui est présentée dans le livre [à savoir Autrement qu’être ou
au-delà de l’essence] comme le fait qu’autrui n’est pas simplement proche de
moi dans l’espace, ou proche comme un parent, mais s’approche
essentiellement de moi en tant que je me sens – en tant que je suis – responsable
de lui. C’est une structure qui ne ressemble nullement à la relation
intentionnelle qui nous rattache, dans la connaissance, à l’objet – de quelque
objet qu’il s’agisse, fût-ce un objet humain. La proximité ne revient pas à cette
intentionnalité; en particulier elle ne revient pas au fait qu’autrui me soit
connu101.
La proximité traduit le fait que le discours avant de faire œuvre de thématisation est
contact. La proximité de l’approche – son immédiateté – se distingue de la distance 102
97
AE, p. 83.
C’est la question à laquelle Ricœur s’attache à répondre dans les deux premières études de Soi-même
comme un autre.
99
AE, p. 80, note 2.
100
Idem.
101
E. Levinas, Éthique et infini, p. 93.
102
« L’intuition est vision, encore (ou déjà) intentionnalité, ouverture et, par là, distance et, par là à “un temps
de réflexion” de ce qu’elle vise (fût-il en original) et, par là, proclamation ou annonciation » (E. Levinas,
« Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 319).
98
25
instaurée par la connaissance. Or, le lien instauré par cette façon d’approcher autrui,
Levinas le nomme éthique, terme à entendre en un sens pré-moral 103 . « Nous appelons
éthique, écrit Levinas, une relation entre des termes où l’un et l’autre ne sont unis ni par
une synthèse de l’entendement ni par la relation de sujet à objet et où cependant l’un pèse
ou importe ou est signifiant à l’autre, où ils sont liés par une intrigue que le savoir ne
saurait ni épuiser ni démêler »104. L’éthique « indique un retournement de la subjectivité,
ouverte sur les êtres […] en subjectivité qui entre en contact avec une singularité excluant
l’identification dans l’idéal, excluant la thématisation et la représentation, avec une
singularité absolue […]. C’est là le langage originel, fondement de l’autre »105.
3.2. La mise en question de l’ontologie heideggerienne : l’éthique est plus fondamentale
que l’ontologie
Il ne suffit pas de dire que Levinas cherche à penser la subjectivité autrement, c’est-àdire en partant non plus de l’ego mais d’autrui, du visage. Pour Levinas, le rapport à l’autre
homme – l’éthique, qu’il nomme encore religion106 – est philosophie première en lieu et
place de l’ontologie. L’éthique précède l’ontologie. Ce point est capital dans la pensée
levinassienne et il l’est tout autant pour le problème qui nous occupe. Levinas ne nous
propose pas seulement une réflexion sur le rapport à l’autre homme, toute sa pensée est
également une critique de l’ontologie et plus particulièrement de l’ontologie
heideggerienne. « La philosophie occidentale coïncide avec le dévoilement de l’Autre où
l’Autre, en se manifestant comme être, perd son altérité. La philosophie est atteinte, depuis
son enfance, d’une horreur de l’Autre qui demeure Autre, d’une insurmontable allergie.
103
« L’orientation du sujet sur l’objet s’est faite proximité, l’intentionnel s’est fait éthique (où, pour le
moment, rien de moral ne se signale) » (E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence
avec Husserl et Heidegger, p. 314).
104
E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 314,
note 1.
105
Ibid., p. 314. Et précise Levinas, « [c]ette relation de proximité, ce contact inconvertible en structure
noético-noématique et où s’installe déjà toute transmission de messages […] est le langage originel, langage
sans mots ni propositions, pure communication » (Ibid., p. 319).
106
« Ce lien avec autrui qui ne se réduit pas à la représentation d’autrui, mais à son invocation, et où
l’invocation n’est pas précédée d’une compréhension, nous l’appelons religion. [Cependant], aucune
théologie, aucune mystique ne se dissimule derrière l’analyse que nous venons de donner de la rencontre
d’autrui » (EN, p. 19).
26
C’est pour cela qu’elle est essentiellement une philosophie de l’être, que la compréhension
de l’être est son dernier mot et la structure fondamentale de l’homme »107.
3.2.1. L’ontologie heideggerienne comme intériorité
Dans son rapport à l’ontologie, comme nous allons le développer, Levinas s’oppose à
Heidegger108. Ce n’est donc pas d’abord la conception heideggerienne du rapport à autrui
que Levinas critique, mais plutôt le piédestal sur laquelle elle repose, à savoir l’ontologie
heideggerienne même. L’opposition de Levinas à Heidegger est d’abord une critique de
l’ontologie heideggerienne et plus particulièrement de deux de ses aspects : son caractère
fondamental et le fait qu’elle est une pensée de l’intériorité.
En posant le problème de l’ontologie où à juste titre Heidegger voit l’essentiel
de son œuvre, écrit Levinas, il a subordonné la vérité ontique celle qui se dirige
sur l’autre à la question ontologique qui se pose au sein du Même, de ce soimême qui, par son existence a une relation avec l’être qui est son être. Cette
relation avec l’être est l’intériorité originelle véritable. La philosophie de
Heidegger est donc une tentative de poser la personne en tant que lieu où
s’accomplit la compréhension de l’être en renonçant à tout appui dans
l’éternel109.
Mais dans quelle mesure l’ontologie heideggerienne est-elle, selon Levinas, intériorité ? Sa
critique du caractère d’intériorité de l’ontologie heideggerienne transparaît notamment dans
107
E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 263.
Il n’est pas question ici d’évaluer la critique levinassienne, mais de la comprendre pour mieux situer la
pensée de Levinas. Il s’agit de voir dans quelle mesure la pensée de Levinas est influencée par la lecture qu’il
fait de Heidegger et plus particulièrement de Sein und Zeit.
109
E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 128. Cette critique perdure encore
dans Totalité et Infini notamment où on peut par exemple lire que : « L’ontologie heideggerienne
subordonnant à la relation avec l’être, toute relation avec l’étant – affirme le primat de la liberté par rapport à
l’éthique. […] La relation avec l’être, qui se joue comme ontologie, consiste à neutraliser l’étant pour le
comprendre ou pour le saisir. Elle n’est donc pas une relation avec l’autre comme tel, mais la réduction de
l’Autre au Même » (TI, p. 36-37). Également, dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger,
Levinas écrit que « [l]’ontologie heideggerienne subordonne le rapport avec l’Autre à la relation avec le
Neutre qu’est l’Être et, par là, elle continue à exalter la volonté de puissance dont Autrui seul peut ébranler la
légitimité et troubler la bonne conscience » (p. 236).
La critique que Ricœur oppose à l’ontologie heideggerienne dans « Existence et herméneutique » va dans le
même sens que celle de Levinas qui reproche à Heidegger de subordonner le rapport entre étants au rapport
entre l’être et l’étant, et ce, même si à l’époque ce n’est pas la question du rapport à autrui qui intéresse
Ricœur, c’est-à-dire la question éthique, mais plutôt la question épistémologique. Ricœur écrit : « aussi bien,
Heidegger n’a-t-il voulu considérer aucun problème particulier concernant la compréhension de tel ou tel
étant : il a voulu rééduquer notre œil et réorienter notre regard; il a voulu que nous subordonnions la
connaissance historique à la compréhension ontologique, comme une forme dérivée d’une forme originaire »
(« Existence et herméneutique », p. 14).
108
27
l’interprétation qu’il fait de Sein und Zeit110. Si elle est intériorité, c’est parce que le rapport
privilégié est celui de l’étant à l’être (de l’étant). En effet, pour Heidegger, l’être ne peut
être compris qu’à partir du Dasein, c’est-à-dire de l’étant pour lequel il y va en son être de
son être même 111 . Dans la mesure où le sens de l’être ne peut être compris qu’en
interrogeant l’étant pour lequel il y va en son être de cet être même, la relation privilégiée
par Heidegger est celle de l’étant à son être112. Relation d’intériorité s’il en est une. Toute
l’explicitation que fait Levinas de ce mode d’être du Dasein – dans les articles qu’il
consacre à Heidegger notamment, mais pas seulement –, fait montre d’une telle lecture
orientée sur cette dimension d’intériorité. Précisons.
Selon Levinas, la compréhension de l’être se présente, pour Heidegger, sous la forme
de la structure de « l’être-dans-le-monde ». Si « [p]our la conscience commune, le monde
équivaut à l’ensemble des choses que découvre la connaissance[,] notion ontique et
dérivée », Heidegger nous montre que la notion de monde se comprend plutôt par « sa
référence à l’existence du Dasein. C’est un être caractérisé par un engagement essentiel
dans un monde »113. En effet, nous comprenons d’abord les objets du monde de par l’utilité
qu’ils ont pour nous114. Le mode d’être des objets du monde relève ainsi de l’usage, du
maniement. L’objet sert à quelque chose. Il est « en vue de quelque chose ». Or,
ultimement, ce en vue de quoi l’ustensile est, que l’on peut appeler renvoi, « s’achève dans
le Dasein »115. « Le Monde n’est rien d’autre que cet “en vue de soi-même” où le Dasein
110
Voir notamment son article intitulé « Martin Heidegger et l’ontologie » dans En découvrant l’existence
avec Husserl et Heidegger, p. 77-109. C’est surtout à Sein und Zeit que Levinas s’oppose.
111
Dans Humanisme de l’autre homme, Levinas écrit : « À un sujet tourné vers lui-même qui selon la formule
stoïcienne est caractérisé par la ορμή ou la tendance de persister dans son être ou pour qui, selon la formule
heideggerienne “il y va dans son existence de cette existence même”, à un sujet qui se définit ainsi par le
souci de soi et qui, dans le bonheur, accomplit son pour soi-même, nous opposons le Désir de l’Autre qui
procède d’un être déjà comblé et, dans ce sens, indépendant et qui ne désire pas pour soi » (p. 45).
112
« Pour Heidegger, la compréhension de l’être n’est pas un acte purement théorique, mais […] un
évènement fondamental où toute sa destinée est engagée […]; elle concerne l’être même de l’homme. Le
passage de la compréhension implicite et non-authentique à la compréhension explicite et authentique […] est
le drame de l’existence humaine. […] C’est parce que l’homme comprend l’être qu’il intéresse l’ontologie.
L’étude de l’homme va nous découvrir l’horizon à l’intérieur duquel le problème de l’être se pose, car en lui
la compréhension de l’être se fait » (E. Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie » dans En découvrant
l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 83).
113
Ibid., p. 90.
114
« Les choses au milieu desquelles le Dasein existe sont, avant tout, objets de soins, de sollicitude (das
Besorgte); elles s’offrent à la main, invitent au maniement. Elles servent à quelque chose : des haches pour
fendre du bois, des marteaux pour marteler le fer, des poignées pour ouvrir des portes, des maisons pour nous
abriter etc. Ce sont, au sens très large du terme, des ustensiles (Zeuge) » (Idem).
115
Ibid., p. 93.
28
est engagé dans son existence et par rapport auquel peut se faire la rencontre du
maniable »116. Le Dasein comprend le monde à partir de son existence même qui consiste,
en tant qu’il est Dasein, à exister en vue de soi-même. Exister, c’est donc, par delà les
objets du monde, se soucier de son être. Ainsi, « l’acte de sortir de soi pour aller aux
objets », qui correspond à la manière même d’exister du Dasein, « a sa raison dans un saut
accompli par delà les “étants” compris d’une manière ontique vers l’être ontologique. C’est
à ce saut par delà l’étant vers l’être – et qui est l’ontologie elle-même, la compréhension de
l’être – que Heidegger réserve le mot de transcendance »117. Mais, plus précisément, de
quelle façon cette transcendance s’accomplit-elle?
Le fait est qu’
au lieu de se comprendre dans sa possibilité fondamentale d’être-dans-lemonde, c’est-à-dire […] dans sa possibilité d’être en vue de soi-même, tout
livré au souci angoissé de sa propre finitude, le Dasein fuit ce mode authentique
de se comprendre; il se disperse en compréhension des possibilités secondaires
que la possibilité fondamentale, implicitement toujours comprise, mais jamais
explicite rend seule possible. Le Dasein se comprend à partir des possibilités
relatives aux ustensiles, à partir des êtres intérieurs au monde. C’est le
phénomène de la chute (Verfallen)118.
À partir de là, « esquisser la possibilité authentique de l’existence consiste, avant tout, à
remonter la pente et, en premier lieu, à éclairer ontologiquement la situation même de la
chute où le Dasein est initialement plongé »119. C’est « [d]ans l’angoisse [que] le Dasein se
comprend d’une manière authentique ramené qu’il est à la possibilité nue de son existence
[…]. En faisant disparaître les choses intra-mondaines l’angoisse rend impossible la
compréhension de soi-même à partir des possibilités ayant trait à ces objets, et elle amène
ainsi le Dasein à se comprendre à partir de soi-même, elle le ramène à soi-même »120.
La transcendance, chez Heidegger, marque certes le mouvement qui va au-delà de
l’étant vers l’être de l’étant, mais elle marque surtout un surcroît de profondeur à l’intérieur
de soi. Or c’est ce mouvement qui constitue « le passage à la manière d’exister
authentique »121. La transcendance est le passage de la compréhension de l’étant ou vérité
116
Ibid., p. 94.
Ibid., p. 95.
118
Ibid., p. 100-101.
119
Ibid., p. 103.
120
Ibid., p. 106-107.
121
E. Levinas, « L’ontologie dans le temporel » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger,
p. 119.
117
29
ontique à la compréhension de l’être ou vérité ontologique. Cette transcendance constitue
l’existence humaine. L’existence se caractérise essentiellement par la transcendance.
À cette transcendance, Levinas oppose un mouvement d’excendance. Alors que la
trans-cendance va au-delà de l’étant vers l’être de l’étant marquant un retour sur soi, l’excendance est sortie de l’être. Levinas voit dans cette intériorité une nécessité d’évasion, une
sortie de l’être qu’il nomme excendance122.
Au besoin d’évasion, écrit Levinas, l’être […] apparaît […] comme un
emprisonnement dont il s’agit de sortir. L’existence est un absolu qui s’affirme
sans se référer à rien d’autre. C’est l’identité. […] Dans l’identité du moi,
l’identité de l’être révèle sa nature d’enchaînement car elle apparaît sous forme
de souffrance et elle invite à l’évasion. Aussi l’évasion est-elle le besoin de
sortir de soi-même, c’est-à-dire de briser l’enchaînement le plus radical, le plus
irrémissible, le fait que le moi est soi-même. […] C’est l’être même, le « soimême » qu’elle [l’évasion] fuit123.
Si l’ontologie heideggerienne n’est tributaire d’aucune figure extérieure, si elle a renoncé à
« tout appui dans l’éternel », pour reprendre les termes de Levinas, si elle ne repose que sur
elle-même, à l’inverse, ainsi que l’analyse Taminiaux, Levinas résiste à « poser la question
ontologique au sein du Même, c’est-à-dire à appréhender la relation de l’existant à l’être,
comme relation de soi-même à son être, comme une “intériorité originelle” »124. C’est pour
cela que Levinas parlera d’« autrement qu’être », sachant qu’« autrement qu’être, c’est
avant tout, la négation de la persévérance dans l’être comme évènement originel et
irrémissible de l’être »125.
3.2.2. L’ontologie levinassienne comme excendance
À l’inverse de l’ontologie heideggerienne, l’ontologie levinassienne est donc marquée
par un mouvement de sortie de l’être. Non pas remontée de l’étant à l’être, mais, en
vocabulaire heideggerien, sortie de l’être vers l’étant. En effet, c’est par cette sortie de
l’être que, pour Levinas, se fait l’avènement du « sujet ». La subjectivation se produit
comme sortie de l’être.
122
E. Levinas, De l’évasion, p. 98.
Idem.
124
J. Taminiaux, « La première réplique à l’ontologie fondamentale », p. 281.
125
E. Levinas, Autrement que savoir, p. 76.
123
30
Cette sortie de l’être est en fait triple. Pour Levinas, l’être, c’est le neutre, l’anonyme,
l’impersonnel. Il le nomme l’« il y a ». « L’il y a, dans son refus de prendre une forme
personnelle, écrit Levinas, est l’“être en général” »126. Pour le dire autrement, l’il y a, c’est
l’existence sans l’existant ou, pour le dire en des termes heideggeriens, l’il y a, c’est l’être
sans l’étant. L’il y a marque l’absence de sujet, l’absence du sujet. L’hypostase marque
alors la première sortie de l’être. Plus précisément, elle traduit l’apparition du sujet. À
propos de ce surgissement du sujet dans l’être jusqu’alors dénué d’existant, Levinas écrit :
Nous cherchions l’apparition même du substantif. Et pour indiquer cette
apparition nous avons repris le terme d’hypostase qui, dans l’histoire de la
philosophie, désignait l’évènement par lequel l’acte exprimé par un verbe
devenait un être désigné par un substantif. L’hypostase, l’apparition du
substantif, n’est pas seulement l’apparition d’une catégorie grammaticale
nouvelle; elle signifie la suspension de l’il y a anonyme, l’apparition d’un
domaine privé, d’un nom. Sur le fond de l’il y a surgit un étant. La signification
ontologique de l’étant dans l’économie générale de l’être – que Heidegger pose
simplement à côté de l’être par une distinction – se trouve ainsi déduite. Par
l’hypostase l’être anonyme perd son caractère d’il y a. L’étant – ce qui est – est
sujet du verbe être et, par là, il exerce une maîtrise sur la fatalité de l’être
devenu son attribut. Quelqu’un existe qui assume l’être, désormais son être127.
Cependant, ce surgissement de l’existant dans l’exister qui en fait son exister marque aussi,
pour Levinas, « la solitude de l’exister ». En effet,
[p]ar la vue, par le toucher, par la sympathie, par le travail en commun, nous
sommes avec les autres. Toutes ces relations sont transitives : je touche un
objet, je vois l’Autre. Mais je ne suis pas l’Autre. Je suis tout seul. C’est donc
l’être en moi, le fait que j’existe, mon exister qui constitue l’élément
absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport. On peut
tout échanger entre êtres sauf l’exister. Dans ce sens, être, c’est s’isoler par
l’exister. Je suis monade en tant que je suis. C’est par l’exister que je suis sans
portes ni fenêtres, et non pas par un contenu quelconque qui serait en moi
incommunicable. S’il est incommunicable, c’est qu’il est enraciné dans mon
être qui est ce qu’il y a de plus privé en moi. De sorte que tout élargissement de
ma connaissance, de mes moyens de m’exprimer demeure sans effet sur ma
relation avec l’exister, relation intérieure par excellence128.
126
E. Levinas, De l’existence à l’existant, p. 94.
Ibid., p. 140-141.
128
E. Levinas, Le temps et l’autre, p. 21. Et encore : « L’exister est maîtrisé par l’existant, identique à luimême, c’est-à-dire seul. Mais l’identité n’est pas seulement un départ de soi; elle est aussi un retour à soi. […]
La rançon de la position d’existant réside dans le fait même qu’il ne peut pas se détacher de soi. L’existant
s’occupe de soi » (Ibid., p. 36).
127
31
La façon dont l’existant se rapporte au monde – que Levinas appelle jouissance –
représente une seconde sortie de l’être. Alors que dans l’identité pure et simple de
l’hypostase, le sujet s’embourbe en lui-même, dans le monde, à la place du retour à soi, il y
a rapport avec tout ce qui est nécessaire pour être. Et c’est plus précisément dans la
jouissance que le sujet qui s’est arraché à l’être se rapporte au monde. La jouissance
commence par le besoin. Le besoin est mon besoin mais, en même temps, il fait référence à
ce que je ne suis pas, à ce qui n’est pas moi. En effet, si j’ai besoin de quelque chose, c’est
en même temps que je ne le suis pas moi-même. C’est dans l’immédiateté du besoin, dans
son instantanéité que le sujet s’arrache à la neutralité de l’existence pour se trouver comme
sujet. Dans le souci de ses besoins, dans la jouissance qui consiste à les combler, dans le
« vivre de », le sujet se détache de l’être en général. La jouissance rend le Moi indépendant.
« Contre l’il y a anonyme, horreur, tremblement et vertige, ébranlement du moi qui ne
coïncide pas avec soi, le bonheur de la jouissance affirme le Moi chez soi »129. En effet,
cette jouissance, cette possession des choses qui permet au moi de se détacher du fond de la
neutralité pour s’affirmer, nécessite que le Moi se retire en sa demeure, demeure qui est la
marque du recueillement, du repli sur soi. Seul, dans sa maison, le Moi peut satisfaire
pleinement ses besoins, jouir de la vie. Jouir de la vie en égoïste. On peut cependant parler
ici d’un égoïsme positif car il sera condition de la réussite de la rencontre avec Autrui –
nous y reviendrons. Dans la possession, le Moi fait sien ce qui auparavant était extérieur.
On pourrait même dire que, dans une certaine mesure, il réduit l’autre au même. Dans une
certaine mesure seulement car en tant que servant à satisfaire un manque, l’altérité de
l’objet est certes assimilée dans le processus d’identification, mais son statut d’objet lui
permet cependant de sauvegarder une certaine part d’altérité.
Cependant, si « [l]’intentionnalité de la conscience permet de distinguer le moi des
choses, [elle] ne fait pas disparaître le solipsisme puisque son élément, la lumière, nous
rend maître du monde extérieur, mais est incapable de nous y découvrir un pair »130. Quelle
est, dès lors, l’expérience qui brisera l’élan de la possession dans lequel le sujet jouit de la
vie mais aussi s’enferme sur lui-même?
129
TI, p. 152. Et encore : « L’étant ne serait donc pas justiciable de la “compréhension de l’être” ou de
l’ontologie. On devient sujet de l’être, non pas en assumant l’être, mais en jouissant du bonheur, par
l’intériorisation de la jouissance qui est aussi une exaltation, un “au-dessus de l’être”. L’étant est “autonome”
par rapport à l’être. Il n’indique pas une participation à l’être mais le bonheur » (TI, p. 124).
130
E. Levinas, Le temps et l’autre, p. 48.
32
Cette expérience est celle du visage. C’est celle d’Autrui. C’est aussi celle qui marque
le passage de l’ontologie à l’éthique, du « Je suis » au « Me voici! ». Afin que le même
puisse sortir de l’immanence à laquelle la jouissance l’enchaîne, il faut un évènement, un
acte, un véritable acte de transcendance qui l’amène non plus « au-dessus de l’être » mais
dans la sphère de l’« autrement qu’être ». Surgissement du visage – responsabilité et
élection qui individuent le moi. « Le moi, c’est la crise même de l’être de l’étant dans
l’humain. Crise de l’être, non pas parce que le sens de ce verbe aurait encore à être compris
dans son secret sémantique et en appellerait à l’ontologie, mais parce que moi, je
m’interroge déjà si mon être est justifié, si le Da de mon Dasein n’est pas déjà l’usurpation
de la place de quelqu’un »131. Cette ultime sortie de l’être est la véritable transcendance.
Non plus au-delà de l’étant vers l’être de l’étant, mais au-delà de l’être ou autrement
qu’être. D’ailleurs, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence s’ouvre sur ces mots : « Si la
trancendance a un sens, elle ne peut signifier que le fait, pour l’évènement d’être – pour
l’esse –, pour l’essence, de passer à l’autre de l’être » 132 . La transcendance dont parle
Levinas ici est donc autre que la transcendance heideggerienne 133 . Si elle devait se
revendiquer d’un héritage, ce serait plutôt de l’héritage platonicien et en particulier de
l’epekeinia tes ousia134.
131
E. Levinas, Éthique comme philosophie première, p. 105.
AE, p. 13.
133
Dans « Énigme et phénomène », Levinas écrit : « Autre que l’Être. L’Être exclut toute altérité. Il ne peut
rien laisser au-dehors, ni rester au-dehors, se laisser ignorer. L’être de l’étant est le jour où toutes choses sont
en rapport. Et sa nuit même est un sourd et solidaire martèlement de toutes choses, l’obscur travail de la
totalité […]. Mais l’Autre se distingue absolument en s’absolvant, en s’écartant, en passant; en passant audelà de l’être, pour céder sa place à l’être » (dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger,
p. 297).
134
Dans « La trace de l’autre », Levinas écrit : « Et cependant la transcendance de l’être qui se décrit par
l’immanence n’est pas l’unique transcendance dont parlent les philosophes eux-mêmes. Les philosophes nous
apportent aussi l’énigmatique message de l’au-delà de l’Être. […]. L’Un dont parle Platon dans la première
hypothèse du Parménide est étranger à la définition et à la limite, au lieu et au temps, à l’identité avec soi et à
la différence par rapport à soi, à la ressemblance et à la dissemblance, étranger à l’être et à la connaissance
dont d’ailleurs tous ces attributs constituent les catégories. Il est autre chose que tout cela, autre absolument et
non pas par rapport à quelque terme relatif » (dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger,
p. 264-265). On pourra consulter à ce propos l’article de Jean-Marc Narbonne intitulé « De l’“au-delà de
l’être” à l’“autrement qu’être” : le tournant lévinassien ».
132
33
3.2.3. L’ontologie n’est pas fondamentale135
Pour Levinas, il s’agit non plus d’aller vers l’être, mais de sortir de l’être, sachant
qu’ultimement seul un autre, autrui, pourra rendre cette sortie effective, faisant ainsi
vaciller l’ontologie toute entière. Renversement. Ce n’est plus l’ontologie qui portera le
« sujet » à lui-même, mais l’éthique. Non plus le Même, mais l’Autre. L’ontologie n’est
plus fondamentale. L’éthique l’est. Alors que Heidegger cherche à penser l’être à partir de
l’étant et plus particulièrement à partir de cet étant qu’est le Dasein – puisque le Dasein est
l’étant qui est ouvert à l’être, qui comprend l’être –, pour Levinas, « il faut comprendre
l’être à partir de l’autre de l’être » 136 . C’est à partir du rapport à autrui que la
compréhension de l’être devient possible. Le plan ontique (où s’opère la rencontre avec
autrui) n’est donc plus subordonné, pour Levinas, au plan ontologique, ainsi qu’il pouvait
l’être chez Heidegger 137. Pour Levinas, « [a]u dévoilement de l’être en général, comme
135
Dans son article intitulé justement « L’ontologie n’est pas fondamentale », Pascal David s’attache à
montrer que, pour Heidegger, contrairement à ce que Levinas laisse entendre, l’ontologie n’est pas
fondamentale. Il écrit ainsi par exemple que : « [d]e l’ontologie fondamentale, donc, on pourrait dire qu’elle
ne cesse en quelque sorte de ramer contre l’ontologie vers laquelle la fait refluer la réception lévinassienne de
Sein und Zeit. Sein und Zeit ne peut faire droit à la question de l’être qu’en récusant le caractère fondamental
de l’ontologie requise par la métaphysique en son ajointement moderne. L’ontologie fondamentale est là pour
nous montrer que l’ontologie n’est pas fondamentale, mais fait obstruction à la question à laquelle Sein und
Zeit tente phénoménologiquement de faire droit » (p. 57-58).
136
AE, p. 33.
137
On touche ici au débat entre Jean-Luc Marion et Levinas. Ce débat permet de préciser que le dépassement
de l’ontologie heideggerienne se fait, chez Levinas, en deux temps. Marion, dans L’idole et la distance,
considère que, donnant privilège à l’étant sur l’être, Levinas inverse certes la différence ontologique, mais ce
faisant, finalement, la consacre. Certes, il inverse le rapport des termes, mais, par là même, il la reconnaît, il
en reconnaît le bien-fondé. Quant à cette inversion de priorité entre l’être et l’étant, on pourra se référer
notamment à l’ouvrage de R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 31sq. Il écrit en particulier que « le
problème de Heidegger n’est pas celui de l’être soi, mais bien celui de l’être : en effet, dit Heidegger, “ […] la
question portant sur l’existence n’est constamment qu’au service de l’unique question de la pensée, c’est-àdire de l’unique question qu’il faut d’abord déployer, portant sur la vérité de l’Être… ”. Or, à l’encontre d’une
telle dérivation, il y va chez Levinas de l’“appropriation de l’existence par un existant qu’est le ‘Je’ ”. […].
Levinas ne tente de penser l’exister sans existant que parce qu’il veut penser l’étant lui-même, avant même de
se demander s’il est ou non justiciable de la question de l’être » (p. 35). Levinas affirme ainsi la précellence
du sujet sur l’être.
À la critique de Marion, Levinas rétorque que « ce renversement n’aura été que le premier pas d’un
mouvement qui, s’ouvrant sur une éthique plus vieille que l’ontologie, laissera signifier des significations
d’au-delà de la différence ontologique, ce qui, sans doute, est, en fin de compte, la signification même de
l’Infini. C’est la démarche philosophique allant de Totalité et infini à Autrement qu’être » (dans De l’existence
à l’existant, « Préface à la deuxième édition »). Levinas cherche d’abord à rendre son privilège à l’étant (ce
qui présuppose effectivement la différence ontologique entre être et étant) avant de dépasser la différence
ontologique par l’éthique. Marion reconnaît ainsi finalement que « [p]lus essentielle – moins essantielle plutôt
– que la dite différence ontologique se révèle la différence éthique : pour que l’être puisse me parler (me
revendiquer), encore faut-il que j’admette que l’être “me dit quelque chose” et que je dois l’écouter – encore
faut-il donc le Dire. Faute du Dire, tout dit (même celui de l’être de l’étant) sonnerait dans le vide de
l’indifférence. Seule la non-indifférence à autrui peut éviter l’indifférence à la différence ontologique; mais,
34
base de la connaissance et comme sens de l’être, préexiste la relation avec l’étant qui
s’exprime; au plan de l’ontologie, le plan éthique »138.
La pensée levinassienne ne consiste cependant pas en un rejet de l’ontologie, elle
conteste plutôt sa place de fondement. Dans Autrement qu’être, Levinas écrit ainsi que
« [l]a façon de penser proposée ici ne consiste pas à méconnaître l’être ni à le traiter avec
une prétention ridicule d’une façon dédaigneuse, comme la défaillance d’un ordre ou d’un
Désordre supérieur. Mais c’est à partir de la proximité qu’il prend, au contraire, son juste
sens » 139 . Pour Levinas, il ne s’agit pas tant de questionner l’être que de le mettre en
question et cette mise en question ne peut venir que de l’extérieur. L’étant Dasein est peutêtre ouverture sur l’être, il nous permet peut-être de comprendre l’être, mais la véritable
mise en question de l’être – et au-delà, le fondement de l’être – ne peut venir que de l’autre.
« S’en tenir, comme Heidegger, au niveau du rapport entre être et étant, c’est rester sourd
encore à l’appel de l’autrement qu’être »140.
À la primauté de la relation de l’être avec l’étant, Levinas substitue la relation avec
un autre étant, avec Autrui, relation à autrui qui se trouve à l’opposé de la conception
heideggerienne.
3.3. Soi et autrui : substitution ou « laisser-être »?
Ultimement, quant au rapport à autrui, comme l’a très justement analysé Jean-Luc
Marion dans son article « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit
Heidegger », la différence entre Heidegger et Levinas se joue au niveau de la substitution :
alors que pour Levinas, la relation véritable à autrui s’entend comme substitution, pour
Heidegger, elle se comprend au contraire comme sollicitude devançante, c’est-à-dire
comme le fait de « laisser-être » l’autre.
du même coup, la non-indifférence marque son antériorité sur la différence ontologique et, par suite, l’abolit
de nouveau dans l’indifférence » (Jean-Luc Marion, « Note sur l’indifférence ontologique », p. 54).
138
TI, p. 220.
139
AE, p. 33.
140
R. Calin et F.-D. Sebbah, Le vocabulaire de Levinas, p. 16-17.
35
Pour Heidegger, « le Dasein est en lui-même essentiellement être-avec » 141 . Cela
signifie que le Dasein est fondamentalement un être de relation 142 . Relation qui est à
entendre comme sollicitude, comme Fürsorge. Cette sollicitude peut cependant se
concrétiser de plusieurs façons. Dans son mode déficient, inauthentique – dans lequel « le
Dasein se tient de prime abord et le plus souvent »143 –, la sollicitude relève par exemple de
l’assistance sociale. Il s’agit de procurer à l’autre qui en a besoin les biens de première
nécessité comme de la nourriture, un toit, etc. On a affaire ici à un mode déficient de la
sollicitude dans la mesure où
cette assistance, précisément parce qu’elle se concentre sur les biens de
première urgence, donc de premier usage, ne traite en fait que des étants intramondain usuels (Zuhandene) et justement pas directement de l’autre (comme)
Dasein. En sorte que celui-ci reste indifférencié, non-individué, voire anonyme,
tel que la même assistance puisse s’appliquer à tel ou tel autre sans distinction.
Paradoxalement […] l’assistance (la Fürsorge comme un Besorgen qui
s’ignore) ne se soucie pas de l’altérité de l’autre (comme) Dasein, parce qu’elle
n’en considère pas encore l’altérité individualisée, identifiée comme telle et à
elle-même de Dasein. L’assistance socialise l’altérité, qu’elle rend indéterminée
et indifférente. Autrui devient quiconque et n’importe qui; il prend donc la
figure sans visage du On (das Man) et reste finalement en déficit d’altérité144.
Ainsi, cette forme d’assistance, à l’encontre de ce que l’on pourrait croire, n’ouvre pas
l’accès à l’altérité d’autrui, mais le dissimule. Autrui se fait indifférencié. Ce qui passe au
premier plan ce sont ces biens dont il manque et non pas autrui en tant que Dasein.
Dans ses modes positifs, la sollicitude se comprend de deux façons opposées. La
première consiste à se mettre à la place d’autrui, c’est-à-dire à se substituer à lui. Il s’agit
d’assumer à sa place son souci, c’est-à-dire ce dont il a à se préoccuper. Il s’agit de prendre
141
M. Heidegger, Être et temps, p. 104. Plus précisément, Heidegger écrit que : « […] le Dasein est en luimême essentiellement être-avec. L’énoncé phénoménologique : le Dasein est essentiellement être-avec a un
sens ontologico-existential. Cet énoncé ne prétend pas constater ontiquement que je ne suis pas facticement
seul sous-la-main, et qu’au contraire surviennent d’autres étants de mon espèce. Si la proposition : l’être-aumonde du Dasein est essentiellement constitué par l’être-avec, avait ce sens, l’être-avec ne serait pas une
détermination existentiale caractérisant le Dasein à partir de soi-même et selon son mode d’être, mais
simplement une propriété s’imposant à chaque fois sur la base de la survenance d’autrui. L’être-avec
détermine existentiellement le Dasein même lorsqu’un autre n’est ni sous-la-main ni perçu facticement »
(p. 104).
142
« [A]ppartient […] à l’être du Dasein, dont il y va pour lui en son être même, l’être-avec-autrui. Comme
être-avec, le Dasein “est” donc essentiellement en-vue-d’autrui. Cet énoncé doit être compris comme énoncé
d’essence. Même lorsque le Dasein factice ne se tourne pas vers d’autres, qu’il croit pouvoir se passer d’eux
ou s’en passe effectivement, il est selon la guise de l’être-avec » (Ibid., p. 106).
143
Ibid., p. 105.
144
J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 127-128.
36
en charge son souci. « Dans une telle sollicitude, écrit Heidegger, l’autre peut devenir
dépendant et assujetti, cette domination demeurerait-elle même silencieuse au point de lui
rester voilée » 145 . La seconde, à l’inverse, consiste à laisser à l’autre la charge de son
souci146, elle consiste à le laisser-être dans sa possibilité la plus propre. Il s’agit « d’une
sollicitude qui ne se substitue pas tant à l’autre qu’elle ne le devance en son pouvoir-être
existentiel, non point pour lui ôter le “souci”, mais au contraire et proprement pour le lui
restituer. Cette sollicitude, qui concerne essentiellement le souci authentique, c’est-à-dire
l’existence de l’autre, et non pas quelque chose dont il se préoccupe, aide l’autre à se rendre
transparent dans son souci et à devenir libre pour lui » 147 . On a alors affaire à une
« sollicitude devançante-libérante »148. Marion écrit à propos de cette forme authentique de
sollicitude que
ce soin de l’autre (comme) Dasein consiste précisément à ne pas prendre sa
place, mais à le laisser prendre lui-même en charge le poids de sa propre
possibilité […]. Le soin d’autrui revient à ne pas s’y substituer, mais à le laisser
porter sa charge, celle de l’être dont il ne peut pas ne pas décider, puisqu’il
s’agit de son propre le plus propre. Le soin d’autrui demande de l’abandonner à
soi-même. […]. Il s’agit à la fin de reconnaître à autrui la détermination
originaire du Dasein. […] Or, cette propriété […], le Dasein ne l’accomplit
qu’en exerçant sa dernière possibilité, en étant sur le mode d’être vers la mort.
[…] Si moi, le Dasein, je veux atteindre mon propre et mon ipséité, je dois ne
jamais laisser autrui se substituer à moi, en particulier, pas à l’instant de ma
mort149.
Mais, demande Levinas, « dans notre relation avec autrui, s’agit-il de le laisser-être?
L’indépendance d’autrui ne s’accomplit-elle pas dans son rôle d’interpelé? »150. Ainsi que
Marion l’analyse de façon très éclairante, quant à la relation à autrui, c’est donc autour de la
145
M. Heidegger, Être et temps, p. 105.
« La totalité formellement existentiale du tout structurel ontologique du Dasein doit donc être saisie dans
la structure suivante : l’être du Dasein veut dire être-déjà-en-avant-de-soi-dans-(le-monde-) comme-êtreauprès (de l’étant faisant encontre de manière intramondaine). Cet être remplit la signification du titre de
souci, que nous utilisons ici de manière purement ontologico-existentiale. […] L’être-en-avant-de-soi comme
être pour le pouvoir-être le plus propre contient la condition ontologico-existentiale de possibilité de l’êtrelibre vers des possibilités existentiales authentiques » (Ibid., 148).
147
Ibid., p. 105.
148
Idem. C’est également l’analyse qu’en fait Gadamer : « la sollicitude acquiert chez lui [c’est-à-dire
Heidegger] un accent spécial qui l’amène à qualifier celle qui est authentique de “sollicitude libératrice”. Le
terme laisse bien entendre ce qui lui tient à cœur. La vraie sollicitude n’est pas celle qui s’occupe de l’autre,
mais plutôt celle qui libère l’autre en vue de son ipséité à lui, ce qui est le contraire d’une prise en charge de
l’autre qui chercherait à le priver du souci de l’existence ». Et, ajoute-t-il, « [o]n peut assurément se demander
dans quelle mesure cette approche qui est celle d’Être et temps, permettait d’envisager l’autre de manière
adéquate » (« Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne », p. 125-126).
149
J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 129.
150
EN, p. 17.
146
37
« substitution » que se joue l’opposition entre Heidegger et Levinas ou plutôt l’opposition
de Levinas à Heidegger. En effet, si pour Heidegger la forme authentique de rapport à
autrui consiste à le laisser-être, à ne pas prendre en charge son souci, à ne pas se substituer
à lui, pour Levinas, au contraire, le rapport à autrui s’entend comme substitution et ce n’est
que par cette substitution que le soi pourra advenir à lui-même. Pour le dire avec Marion,
« [l]’individuation du soi ne passe pas par le Je, son pour-soi ni sa mienneté (Jemeinigkeit),
en particulier pas par ma possibilité, comme Dasein, d’être vers ma mort; mon
individuation provient à l’inverse de ma responsabilité envers autrui, avant toute accusation
et toute réponse, c’est-à-dire de ma responsabilité absolument inconditionnée, sans raison,
ni cause »151. La substitution renvoie bien au fait de se mettre à la place d’autrui dans le
sens d’assumer ses fautes et ses souffrances, d’en être responsable. Cette notion de
responsabilité est primordiale chez Levinas et nous aurons l’occasion d’y revenir et de
l’approfondir. Il nous faut cependant dès maintenant préciser un point essentiel quant à la
substitution : ce n’est pas le soi qui choisit, ou encore, qui prend l’initiative de se substituer
à autrui afin de lui épargner des souffrances ou qui, par devoir, prendrait sur lui les fautes
d’autrui. La substitution n’est pas le fait d’une décision altruiste. Le soi se voit plutôt
imposer de se substituer à autrui. En ce sens, Levinas écrira, dans Autrement qu’être
notamment, que le soi est otage. Il se substitue à autrui sans l’avoir même décidé. S’il est
important d’insister sur cette condition d’otage par laquelle le soi est amené à se substituer
à autrui, c’est parce qu’elle marque la destitution du sujet souverain. « La responsabilité
pour autrui qui n’est pas l’accident arrivant à un Sujet, mais précède en lui l’Essence, n’a
pas attendu la liberté où aurait été pris l’engagement pour autrui. Je n’ai rien fait et j’ai
toujours été en cause : persécuté. L’ipséité, dans sa passivité sans arché de l’identité est
otage. […]. La responsabilité dans l’obsession est une responsabilité du moi pour ce que le
moi n’a pas voulu, c’est-à-dire pour les autres »152. Son unicité le moi la trouve dans le fait
de porter la faute d’autrui, mais sachant qu’il a été enjoint à le faire et que cela ne part donc
pas d’un acte de sa volonté. Comme le souligne Judith Butler, « l’on agit sur moi
unilatéralement du dehors, mais […] cette “action sur” moi inaugure l’idée que j’ai de moi
comme étant dès l’origine une idée que j’ai de l’autre » 153 . Ou, comme l’écrit encore
151
J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 135.
AE, p. 180-181.
153
J. Butler, Le récit de soi, p. 91.
152
38
Marion, « [c]e qui me fait moi ne coïncide pas avec ce que je pense, ni ce que j’en pense, ni
avec ce que je veux, ni même avec ce que je suis […], mais avec ce dont je réponds et
surtout ce à qui je réponds »154.
Alors que pour Heidegger, « laisser-être » autrui et donc ne pas se substituer à lui est
ce qui peut seulement lui permettre d’advenir comme soi, de prendre en charge ses
possibilités les plus propres, pour Levinas, c’est parce qu’un autre vient d’une certaine
façon se substituer à lui que le soi peut advenir à lui-même. Ainsi que l’écrit Marion :
Je deviens irréductiblement moi-même, c’est-à-dire que je m’identifie à ce qui
résiste à toute réduction du moi lorsque j’accomplis ce residuum parfait –
assumer non pas les variations et les intermittences du je (même entendu
comme Dasein), mais le fait accompli de ma responsabilité pour ce qui ne
dépend pas de moi, n’en a jamais dépendu et n’en dépendra jamais – les
responsabilités que d’autres ont prises sans moi mais pour moi. Pour moi : non
en ma faveur, mais à ma place et sur mon compte. Ce fait accompli avant moi et
pour moi me qualifie d’une facticité sans égale155.
Que ce soit dans son rapport à l’ontologie ou dans sa conception de la relation à autrui,
Levinas s’oppose ainsi explicitement à Heidegger, opposition qui nous a permis de faire
ressortir les points saillants de l’éthique levinassienne. Nous voudrions maintenant nous
tourner vers la critique que Ricœur, lui-même, oppose à cette éthique.
3.4. La critique de Ricœur : le soi en question
Il convient tout d’abord de faire droit à l’influence que la pensée de Levinas a eue sur
celle de Ricœur. Si Ricœur n’a pas attendu de lire Levinas pour s’intéresser à l’énigme
154
J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 136.
J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 136. Butler,
également, écrit que, pour Levinas, « [j]e suis agi comme l’objet accusatif de l’action de l’Autre, et mon soi
prend la forme que lui donne cette accusation. La forme prise par la persécution est la substitution elle-même :
quelque chose prend ma place et un “je” surgit qui ne peut comprendre sa place autrement que comme cette
place qu’occupe déjà un autre » (Le récit de soi, p. 92). On peut encore se référer à ce passage très dense que
l’on trouve dans la partie centrale d’Autrement qu’être, qui s’intitule justement « La substitution » : « Soi – en
deçà du repos : impossibilité de revenir de toutes choses pour ne “se soucier que de soi”, mais tenir à soi en se
rongeant. La responsabilité dans l’obsession est une responsabilité du moi pour ce que le moi n’avait pas
voulu c’est-à-dire pour les autres. Cette anarchie de la récurrence à soi, au-delà du jeu normal de l’action et de
la passion où se maintient – où est – l’identité de l’être, en deçà des limites de l’identité, cette passivité subie
dans la proximité de par une altérité en moi, cette passivité de la récurrence à soi qui n’est pas cependant
l’aliénation d’une identité trahie – que peut-elle d’autre sinon la substitution de moi aux autres ? » (p. 181,
nous soulignons).
155
39
d’autrui et développer une conception de l’intersubjectivité 156 , celle-ci va trouver un
nouveau souffle et faire résolument droit au souci d’autrui suite à sa rencontre avec
Levinas.
Ricœur
va
également
trouver
chez
Levinas
cette
« distance
phénoménologique »157 qu’il avait déjà cherchée en vain dans l’analyse de la sympathie de
Max Scheler158.
Cependant, la position levinassienne ne rendrait compte, selon Ricœur, que d’une
partie du problème, c’est-à-dire du mouvement d’autrui vers le soi (mouvement inverse du
mouvement husserlien), mouvement éthique. Ricœur va ainsi élever une critique assez
virulente à l’encontre de l’éthique levinassienne. Nous aurons l’occasion de détailler très
précisément cette critique dans les prochains chapitres de cette étude, mais il est néanmoins
déjà possible de dire qu’elle porte sur la conception levinassienne du soi 159. Si le geste de
Ricœur et de Levinas est le même quant à la destitution de la subjectivité souveraine,
Ricœur ne peut suivre Levinas jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à accepter que le soi
n’advient véritablement à lui-même que par l’autre. Ricœur ne se résoudra jamais à
sacrifier l’initiative du soi. Héritier de la tradition réflexive160, s’il remet cet héritage en
question, jamais il ne l’abandonnera totalement. La rencontre avec Levinas vient certes
enrichir la réflexion de Ricœur sur le problème de l’intersubjectivité et sur l’éthique, mais
elle ne vient pas bouleverser de fond en comble une pensée axée, depuis les débuts, sur la
compréhension de soi-même.
4. Entre le proche et le lointain : le lieu de l’herméneutique
4.1. Le lieu de l’herméneutique
Il ressort des analyses précédentes que l’énigme d’autrui se tient dans la tension entre
le lointain et le proche. Trop proche, son altérité est annihilée. Trop lointain, il devient
presque inaccessible. C’est ce que nous ont donné à voir les positions de Husserl et de
156
En témoigne, entre autres, son article « Sympathie et respect » (1954) (repris dans P. Ricœur, À l’école de
la phénoménologie, p. 333-359).
157
Même si, comme nous le verrons, paradoxalement, cette « distance » s’entend chez Levinas comme
proximité.
158
P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 340-341.
159
Ce qui vient encore renforcer l’idée que s’intéresser à l’énigme d’autrui nous conduit immanquablement à
croiser ce mystère qu’est le soi.
160
P. Ricœur, « De l’interprétation » dans Du texte à l’action, p. 29.
40
Levinas. Ainsi, dans la mesure où Husserl part du moi pour en faire dériver sa conception
de l’autre, l’autre se trouve alors à une distance quasi-nulle. Tout ce que je peux connaître
d’autrui, c’est ce en quoi il est même que moi. Proximité qui est cependant en même temps
distance en ce que je le tiens au loin, comme un objet que je peux à loisir étudier. Chez
Levinas, la relation entre moi et autrui est entendue sur le mode d’une éthique
fondamentale, première. C’est l’autre qui permet au moi d’advenir à lui-même – moi
éthique. Autrui est alors au plus proche : son dénuement en fait mon prochain, mon frère,
mais en même temps, il se donne dans toute son extériorité : une extériorité absolue.
Étranger. Autrui est l’étranger qui ne peut pas être ramené à l’espèce du Même, il est même
hors toute espèce.
L’énigme d’autrui semble donc se tenir dans la façon de conjuguer proximité et
distance. Quelle est la « bonne distance » entre soi et autrui ? Quelle est la bonne distance
qui permet à la fois de préserver son altérité sans pour autant le rendre inaccessible ? Quelle
est cette distance qui permet à la fois de reconnaître son altérité, c’est-à-dire d’y faire droit,
tout en laissant ouverte la possibilité d’une réelle « re-lation », c’est-à-dire d’une relation
qui ne s’entende pas de façon unilatérale ? Ce questionnement n’est pas sans rejoindre
certains enjeux soulevés par Richard Kearney quand il écrit que « [c]onfrontés à la fois à la
philosophie traditionnelle de la mêmeté et à la fixation postmoderne sur l’altérité, nous
avons besoin de construire des ponts entre le monde de l’autos et celui de l’heteros. Il nous
faut tracer une voie entre ces extrêmes que constituent la tautologie et l’hétérologie »161.
Ainsi, pour lui, « le défi consiste désormais à reconnaître la différence entre le soi et l’autre
sans pour autant les séparer de façon schismatique au point qu’il n’y ait plus aucune
relation possible entre eux » 162 . Afin de trouver cette voie, il convient, croyons-nous,
d’explorer ce lieu borné par le proche et le lointain. Mais nous ne partons pas en aveugle.
En effet, ce lieu est habité, nous permettant de trouver là un guide pour dessiner le chemin à
parcourir. Entre familiarité et étrangeté se situe, en effet, le lieu propre de l’herméneutique,
tel le Dieu Hermès qui servait de messager entre l’humain et le divin. « Toute la difficulté,
tout l’art de comprendre, écrit Jean Greisch, est de trouver le juste milieu entre un excès de
familiarité qui exclut l’expérience de l’étranger, et l’excès d’étrangeté qui fait basculer
161
162
R. Kearney, « Entre soi-même et un autre : l’herméneutique diacritique de Ricœur », p. 205.
R. Kearney, « Vers une herméneutique diacritique du passage. En dialogue avec Jean Greisch », p. 31.
41
l’herméneutique dans l’hermétisme »163. C’est justement cet art de comprendre que Ricœur
mais également Gadamer n’ont cessé d’explorer.
4.2. Deux conceptions de l’herméneutique : Paul Ricœur et Hans-Georg Gadamer
4.2.1. L’herméneutique de Paul Ricœur
Ricœur découvre pour nous en partie ce lieu entre le proche et le lointain dans le
dépassement qu’il propose de l’opposition entre Husserl et Levinas. À cet effet, il soutient
« qu’il n’y a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement complémentaires le
mouvement du Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers le Même »164. Ricœur ne rejette
donc pas ces deux positions. Chacune est certes, en elle-même, insuffisante à rendre compte
de l’énigme d’autrui et par là même de la relation à autrui, mais elles n’en ont pas moins
quelque chose à nous dire. Plutôt donc que de les balayer, il prétend que la réponse à
l’énigme d’autrui réside dans la conjugaison de ces approches opposées et même plus
précisément dans la façon de les conjuguer. Elles sont en effet pour lui « dialectiquement
complémentaires ». Sa réponse est donc structurée selon un modèle dialectique, modèle
dialectique qui représente le « style »165 même de l’herméneutique ricœurienne. En arrièrefond de la question posée par l’énigme d’autrui est donc en jeu le modèle de
l’herméneutique ricœurienne. Si l’on trouve déjà des traces de ce modèle dialectique dans
les premiers travaux de Ricœur166, c’est vraiment dans ses Essais d’herméneutique167 qu’il
va pleinement le développer et cela sous la forme de la dialectique de l’appartenance et de
la distanciation. Afin de saisir toute la portée de la réponse ricœurienne à l’énigme d’autrui,
il convient donc d’en faire apparaître la structure sous-jacente qui s’avère être une structure
dialectique. Mais encore faudra-t-il s’entendre sur la conception de la dialectique qui est
celle de Ricœur.
163
J. Greisch, Le cogito herméneutique, p. 154, nous soulignons.
SA, p. 393, nous soulignons.
165
Nous empruntons ici l’expression à Daniel Frey. Voir à ce propos son article « Entre la méthode et le
style : usages de l’herméneutique chez Ricœur ».
166
On pourra consulter, entre autres, Le conflit des interprétations.
167
On pourra se référer en particulier à Du texte à l’action dont le sous-titre est : Essais d’herméneutique II.
164
42
4.2.2. L’herméneutique de Hans-Georg Gadamer
Mais Ricœur ne se tient pas seul en ce lieu herméneutique qui cherche à conjuguer
proximité et distance. Gadamer l’avait en effet déjà cartographié dans Vérité et méthode. La
distanciation aliénante qui règne alors au sein des sciences humaines et qui en est comme le
présupposé va être son point de départ et son cheval de bataille. L’obligation
méthodologique de se mettre à distance et de nier l’appartenance à l’objet d’étude lui paraît
intolérable. La nécessité d’objectivation qui est alors la norme est, pour lui, intenable. En
effet, si on prend la sphère historique, par exemple168, Gadamer nous dit qu’avec l’histoire,
avec la tradition, on a toujours une part de familiarité. On ne se tient pas devant la tradition
comme devant un objet, comme devant quelque chose de totalement étranger à nous. Avec
la tradition, nous avons un lien et afin de la comprendre nous n’avons pas à vouloir dénouer
ce lien. Nous sommes des êtres historiques et en tant que tels sommes donc part à la
tradition, ce qui implique ainsi un certain rapport de familiarité avec celle-ci. Notre
appartenance à la chose à comprendre est une des conditions de possibilité même de notre
compréhension. En effet, « une présupposition fondamentale est commune à la
compréhension dans les sciences de l'esprit et à la survivance de la tradition : c'est que la
tradition nous y adresse la parole »169. Prendre part à la tradition nous permet donc d'être
interpelés par cette dernière. Cependant, ce que cette interpellation révèle également, c'est
que la tradition ne revêt pas qu'un caractère de familiarité pour nous, mais aussi d'étrangeté.
S'il y a appel, c'est que le familier a pris le visage de l'étranger. La tradition relève donc à la
fois de la familiarité et de l'étrangeté. Elle revêt à la fois le caractère de l'appartenance et de
la distance. Ni tout à fait nous-mêmes, ni tout à fait une autre mais plutôt à la fois l'un et
l'autre, plutôt un entre-deux. « Cette position intermédiaire entre l’étrangeté et la familiarité
qui caractérise pour nous la tradition, nous dit Gadamer, c’est l’entre-deux qui se situe entre
l’objectivité distante du savoir historique et l’appartenance à une tradition. C’est dans cet
entre-deux (Zwischen) que l’herméneutique a son véritable lieu »170.
168
Dans Vérité et méthode, Gadamer traite des sphères esthétique, historique et langagière.
H.-G. Gadamer, Vérité et Méthode, p. 303 (Désormais abrégé VM).
170
Ibid., p. 317. Et encore : « Le statut intermédiaire entre la familiarité et l’étrangeté qu’a pour nous la
tradition désigne donc l’entre-deux entre l’objectivation qui résulte de la mise à distance historique, d’une
part, et l’appartenance à une tradition, d’autre part. C’est dans cet entre-deux que se trouve le lieu véritable de
l’herméneutique » (H.-G. Gadamer, « Du cercle de la compréhension » dans La philosophie herméneutique,
p. 81). Dans Le problème de la conscience historique, également, il écrit : « Nous fondons la tâche
169
43
Or, c’est également de façon dialectique que Gadamer va conjuguer familiarité et
étrangeté ou, dit autrement, appartenance et distanciation. Cependant, si Ricœur s’attache à
montrer que le moment d’appartenance lui-même appelle un moment d’objectivation171, il
n’en va pas du tout ainsi pour Gadamer. Pour ce dernier, il ne sera nullement question
d’une dialectique de la réflexion et de l’analyse comme chez Ricœur, mais plutôt d’une
dialectique structurée sur le modèle du dialogue vivant, c’est-à-dire d’une dialectique
dialogique.
Nous sommes ainsi face à deux « styles » herméneutiques, pour reprendre le terme de
Daniel Frey, qui permettent chacun de composer avec la question de la proximité et de la
distanciation. Nous avons affaire à deux « styles » qui renvoient à deux façons différentes
de concevoir la dialectique : d’une part, une conception qui inclut un moment
d’objectivation et, d’autre part, une conception qui le refuse et lui préfère le modèle du
dialogue vivant, c’est-à-dire de la question et de la réponse. Ce sont ces deux modèles que
nous voulons mettre à l’épreuve à travers la question de la relation à autrui. Sont-ils
totalement irréconciliables ou au contraire peut-on dégager une conception herméneutique
commune de la relation à autrui, conception qui se tiendrait entre, ou au-delà, des deux
pôles que représentent les pensées husserlienne et levinassienne?
Mais avant de poser la question d’une conception herméneutique commune de la
relation à autrui, on pourrait déjà nous objecter que, de prime abord, autrui n’est pas une
figure d’altérité qui est au cœur des travaux de Gadamer. Son intérêt porte en effet plutôt
sur l’art, mais aussi et surtout sur la tradition. C’est la compréhension de la tradition qui
motive en premier lieu Gadamer et non la compréhension d’autrui. Autrui n’est ainsi
effectivement pas au centre des réflexions de Gadamer. Une des raisons en est peut-être
que, à l’inverse de Ricœur, il n’a jamais vraiment fait du « soi » son objet d’étude. En effet,
si Ricœur ne prend pas d’abord le soi, mais plutôt le texte pour objet lorsqu’il développe sa
dialectique de l’appartenance et de la distanciation – dans Du texte à l’action notamment –,
il n’en reste pas moins que son travail va s’orienter ensuite explicitement sur la question du
herméneutique précisément sur la tension qui existe entre la “familiarité” et le caractère “étranger” du
message que nous transmet la tradition. […] En ce qui concerne le caractère à la fois “familier” et “étranger”
des messages historiques, l’herméneutique réclame en quelque sorte une “position de médiateur”. L’interprète
est tiraillé entre son appartenance à une tradition et sa distance par rapport aux objets qui sont le thème de ses
recherches » (p. 85-86).
171
Il convient de préciser tout de suite que ce moment d’objectivation n’est cependant pas une fin en soi mais
nécessite d’être réapproprié par l’interprète.
44
soi, en témoigne Soi-même comme un autre172. Or, c’est dans ce cadre-là, dans le cadre
d’un questionnement sur le soi, qu’autrui comme figure d’altérité va se poser comme objet
d’étude. À l’inverse, bien que la compréhension de soi ne soit pas totalement absente de la
pensée de Gadamer, elle n’en constitue néanmoins pas la trame centrale. Cependant, si
Gadamer n’a pas traité explicitement de cette figure d’altérité qu’est autrui, cette dernière
est-elle pour autant absente de son œuvre ?
Remarquons tout d’abord que, dans un passage de Vérité et méthode dont nous
montrerons l’importance au cours de la thèse, Gadamer n’hésite pas à comparer
l’expérience herméneutique avec l’expérience du toi173. Gadamer y évoque « le troisième
mode, le plus élevé, de l’expérience herméneutique : l’ouverture à la tradition qui est propre
à la conscience de l’action de l’histoire ». Or, nous dit-il, « [c]ette ouverture, elle aussi,
correspond véritablement à l’expérience du toi. Dans la relation humaine […] il importe de
rencontrer vraiment le toi comme un toi, c’est-à-dire de ne pas être sourd à son exigence
mais de se laisser dire quelque chose par lui » 174 . Gadamer fait donc lui-même
explicitement le lien entre l’expérience herméneutique et la relation à autrui.
Par ailleurs, en ce qui concerne la relation à autrui, nous ne sommes tout de même pas
sans ressources. En effet, nous disposons des nombreuses réflexions de Gadamer sur
l’éthique. Si le maître ouvrage de Gadamer ne traite pas d’éthique, le philosophe y a
néanmoins consacré nombre d’autres textes. Il n’a certes jamais développé une éthique, à
l’instar de Ricœur, mais il s’est longuement arrêté en particulier sur l’éthique
aristotélicienne ainsi que sur la question du Bien chez Platon. Certains de ses écrits,
également, portent sur le thème de l’amitié. Or la question de la relation à autrui est là bien
présente.
Ainsi, si nous pouvons nous appuyer sur les figures de l’altérité que sont l’art ou la
tradition pour dégager, d’une façon générale, la conception gadamérienne de l’altérité, ses
réflexions sur l’éthique peuvent, elles, nous permettre de préciser ce qu’il en est de l’altérité
d’autrui.
172
Si la compréhension de soi est certes le fil directeur de l’ensemble de son œuvre, il n’en fait vraiment son
objet d’étude que dans l’ouvrage de 1990.
173
Cf. VM, p. 381-385.
174
VM, p. 384.
45
4.3. Une conception commune de l’herméneutique ?
4.3.1. Ricœur et Gadamer
Mais en visant à dégager la réponse de l’herméneutique à cette énigme qu’est autrui,
nous nous trouvons cependant rapidement face à une seconde question, celle d’« une
conception commune de l’herméneutique »175. À partir des herméneutiques de Gadamer et
de Ricœur, peut-on dégager une telle conception commune ? Dans une analyse approfondie
de cette question, Jean Grondin en vient à la conclusion qu’« [e]n dépit des thématiques (la
compréhension, l’histoire, le langage) et des références (Dilthey, Bultmann, Heidegger)
parfois communes, il apparaît imprudent de l’affirmer tout de go. Si l’on tient compte de
leurs points de départ et de leurs ennemis différents, des ponts entre les deux herméneutes
ne peuvent être jetés qu’à travers un patient labeur de réflexion. Mais c’est justement ce qui
rend le dialogue, à venir, entre les deux penseurs si féconds » 176 . Visant à dégager la
réponse que Gadamer et Ricœur apportent à l’énigme d’autrui, notre thèse s’inscrit ainsi
dans la veine des travaux qui les mettent en dialogue177.
Au-delà de leurs différences, émergent déjà certains points communs entre ces deux
herméneutiques, points communs qui viennent selon nous justifier que l’herméneutique
philosophique puisse nous permettre de penser autrement l’énigme d’autrui. Premièrement,
ainsi que nous l’avons déjà dit, elles font travailler ensemble appartenance et distanciation.
Il s’agira pour nous de montrer justement comment cette dialectique de l’appartenance et de
la distanciation se déploie à la fois chez Gadamer et chez Ricœur et comment elle peut nous
permettre de dénouer les fils de l’énigme d’autrui.
Deuxièmement, l’herméneutique philosophique – que ce soit celle de Ricœur ou celle
de Gadamer – met en question le primat de la conscience certaine de soi. Cette mise en
question est certes moins radicale que chez Levinas pour qui c’est l’autre qui individue le
soi. Mais n’est-elle pas, cependant, ce qui permet de jeter ce pont entre soi et autrui
qu’évoquait Kearney ? En effet, les herméneutiques de Ricœur et de Gadamer nous
175
Nous faisons ici référence au titre d’un article de Jean Grondin : « De Gadamer à Ricœur. Peut-on parler
d’une conception commune de l’herméneutique ? ».
176
Ibid., p. 62.
177
Nous pensons entre autres à l’article de Jean Grondin précédemment cité, de même qu’à ceux de Francisco
J. Gonzalez « Dialectique et dialogue dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.-G. Gadamer » et de
Marc-Antoine Vallée « La conception herméneutique du langage chez Gadamer et Ricœur » ainsi qu’à
l’ouvrage de Daniel Frey, L’interprétation et la lecture chez Ricœur et Gadamer.
46
permettent de penser le soi dans cet entre-deux : elles nous montrent que le soi est
fondamentalement marqué par une ouverture, une ouverture à l’autre.
Troisièmement, ainsi que nous avons commencé à le dégager, se dessine en arrièrefond de ce problème posé par l’énigme d’autrui un enjeu majeur qui est celui de la mise en
question du primat de l’ontologie par l’éthique. Or, nous croyons que l’herméneutique
philosophique nous permet de penser l’être non plus comme enfermement, anonymat ou
intériorité, non plus comme la guerre178, mais plutôt comme étant marqué, là encore, par
une ouverture fondamentale. Dès lors, se pose la question de savoir si demeure la nécessité
de sortir de l’être pour penser l’éthique.
4.3.2. La place de Levinas
Dans le problème de la relation à autrui est également en jeu la dimension éthique de
l’herméneutique. À cet égard, même si, suivant en cela la façon dont Ricœur a posé le
problème, nous partons de l’opposition entre Husserl et Levinas, c’est-à-dire entre la
position épistémologique et la position éthique, c’est surtout avec la conception
levinassienne – conception éthique par excellence – que nous ferons dialoguer les
herméneutiques de Ricœur et de Gadamer. C’est notamment en les mettant en contraste
avec la position extrême que représente l’éthique levinassienne que nous pourrons en faire
ressortir les ressources éthiques.
4.4. La voie vers une réponse à l’énigme d’autrui
4.4.1. Structure
L’intention de cette thèse est donc triple, sachant que ces trois intentions ont comme
dénominateur commun l’énigme d’autrui, énigme d’autrui qui constitue véritablement le fil
d’Ariane de cette thèse. La première intention est de dégager les réponses ricœurienne et
gadamérienne à l’énigme d’autrui. Qui est autrui ? De quel ordre relève d’abord la relation
entre soi et autrui : épistémologique (Husserl), ontologique (Heidegger), éthique
178
F.-D. Sebbah écrit à ce propos que « [l]a radicalité du “pessimisme” ontologique de Levinas est
inentamable : l’être, c’est la guerre; “être”, c’est participer, même “malgré soi” mais comme un Moi, à la
guerre comme telle impitoyable. On peut bien approcher la question par tous les biais que l’on voudra, nul
moyen probe d’atténuer ce “pessimisme” ontologique : la pensée lévinassienne n’est pas, n’est surtout pas,
une pensée de l’atténuation » (« C’est la guerre », p. 47).
47
(Levinas) ? Nous verrons que c’est principalement cette dernière dimension de la relation à
autrui – la dimension éthique – qui est en jeu. Et c’est par le biais d’un dialogue avec
Levinas que nous chercherons à faire ressortir la dimension éthique de l’herméneutique. Là
est la deuxième intention de cette thèse. Évoquer la dimension éthique de l’herméneutique
nous conduit finalement à la troisième intention de cette étude : dégager les points sur
lesquels les pensées de nos deux auteurs se rejoignent et ceux à propos desquels ils se
différencient et voir si des ponts peuvent alors être construits.
Concrètement, nous avons opté pour une analyse en deux parties, la première étant
consacrée à Ricœur et la seconde à Gadamer et ce afin de pouvoir élaborer clairement leurs
réponses respectives à l’énigme d’autrui. De ce fait, nous nous retrouvons à accorder une
certaine priorité aux deux premières intentions sur la troisième. Cependant, afin de faciliter
les passages entre les pensées des deux auteurs, nous avons visé à instaurer une structure
parallèle entre les deux parties. Ainsi les chapitres 1 chez Ricœur (« La primauté du soi. Le
dialogue de Ricœur avec Levinas ») et 2 chez Gadamer (« La conscience herméneutique :
une conscience dialogique ») ont leurs conceptions respectives du soi pour objet. La
relation à autrui – qui s’entend déjà dans une certaine mesure comme relation éthique – est
elle au cœur du chapitre 2 de la partie sur Ricœur (« Une conception relationnelle du
rapport à autrui : la réciprocité. Le dialogue de Ricœur avec Levinas – suite ») et du
chapitre 3 de la partie sur Gadamer (« La signification de l’ouverture à l’altérité dans
l’herméneutique gadamérienne »). La dimension éthique de leur herméneutique est
explicitement discutée dans les derniers chapitres des deux parties (« De la sollicitude à la
sollicitude critique » et « Éléments pour une éthique herméneutique du dialogue »).
4.4.2. Corpus
Afin de mener à bien la tâche que nous avons définie, nous prendrons avant tout
comme référence dans le corpus ricœurien Soi-même comme un autre (et en particulier les
études sept à neuf qui composent le triptyque éthique de Ricœur de même que l’étude
finale) ainsi que les différents textes de l’auteur portant sur l’éthique179. Afin d’approfondir
nos analyses, nous aurons cependant fréquemment à puiser dans d’autres écrits du vaste
179
Il s’agit entre autres de ses articles « Le problème du fondement de la morale », « Fondements de
l’éthique », « Éthique et morale » et « Approches de la personne ».
48
corpus du philosophe. Le second tome de sa Philosophie de la volonté – Finitude et
culpabilité –, les recueils Du texte à l’action et Le conflit des interprétations ou encore son
ouvrage Parcours de la reconnaissance seront en particulier convoqués, de même que
certains articles de ses recueils Le juste et Le juste 2 et de ses Lectures180.
Pour dégager la réponse de l’herméneutique gadamérienne à l’énigme d’autrui, nous
aurons bien entendu recours à l’œuvre maîtresse de Gadamer, Vérité et méthode. Mais nous
nous appuierons aussi et surtout sur ses autres écrits traitant d’éthique et de philosophie
pratique. Ses ouvrages L’éthique dialectique de Platon ainsi que L’Idée du Bien comme
enjeu platonico-aristotélicien de même que des articles comme « Le savoir pratique » ainsi
que « Sur la possibilité d’une éthique philosophique », « L’herméneutique, une tâche
théorique et pratique» ou encore « L’herméneutique comme philosophie pratique », de
même que ses textes sur l’amitié (« Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der
Freundschaft in der griechischen Ethik » et « Amitié et solidarité ») nous serons d’un grand
secours.
Dans la mesure où Levinas sera également un acteur important de cette étude, il nous
faut également dire un mot des textes que nous avons privilégiés. Les deux ouvrages
majeurs de Levinas – Totalité et infini ainsi que Autrement qu’être ou au-delà de l’essence
– seront au cœur de nos analyses. Nous nous appuierons également sur plusieurs textes de
ses recueils En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger et Entre nous. Essais sur
le penser-à-l’autre, sans bien entendu, nous y limiter.
4.4.3. Plan
Dans la mesure où c’est à partir de la pensée de Ricœur que nous posons, dans cette
étude, le problème de l’énigme d’autrui, elle représentera également notre point de départ et
nous lui consacrerons notre première partie. La conception ricœurienne de l’altérité
reposant sur le modèle herméneutique même de Ricœur – qui est, nous l’avons dit, structuré
par sa conception de la dialectique mais également par ce qui le motive, à savoir la
compréhension de soi – nous en ferons une analyse détaillée en préambule. Les bases
seront ainsi posées afin de nous permettre d’aborder le problème qui nous occupe, à savoir
180
Nous faisons ici référence à ses recueils Lectures 1. Autour du politique, Lectures 2. La contrée des
philosophes et Lectures 3. Aux frontières de la philosophie.
49
celui d’autrui. Nous ne l’aborderons cependant pas de front. En effet, qui s’intéresse à
l’énigme d’autrui ne manque pas de rencontrer également ce mystère qu’est le soi – et
l’éthique levinassienne, pensée de l’altérité par excellence, ne fait pas exception. Et si,
d’une façon générale, poser la question de l’altérité implique toujours aussi de poser celle
de la subjectivité, c’est peut-être encore plus vrai dans le cas de la pensée de Paul Ricœur.
En effet, c’est dans le cadre de son herméneutique du soi que la question de l’altérité
émerge. Pour lui, la « détermination de l’ipséité » passe notamment « par la voie de sa
dialectique avec l’altérité »181. L’autre se trouve sur le chemin allant de soi à soi. Mieux,
l’autre est toujours sur le chemin qui ramène à soi. C’est la compréhension de soi qui,
ultimement, est en jeu. Mais est-ce alors à dire que Ricœur donne la primauté au soi dans la
relation à autrui ? C’est la question que nous poserons dans notre premier chapitre, chapitre
qui mettra Ricœur en dialogue avec Levinas. Ce dialogue se poursuivra dans le chapitre
suivant alors que nous nous attacherons à montrer que sa conception de l’ipséité conduit
Ricœur à privilégier un modèle de la relation à autrui fondé sur la réciprocité et non sur
l’unilatéralité – critique qu’il oppose aux conceptions husserlienne et levinassienne. Il
faudra cependant s’entendre sur le sens de cette réciprocité. En effet, si, à la requête de l’un,
l’autre répond, les deux mouvements ne sont pas pour autant équivalents. Cette conception
de la réciprocité étant portée au plus haut dans la « petite éthique » que Ricœur élabore
dans Soi-même comme un autre, ce sont les enjeux éthiques de la relation entre soi et autrui
qui seront au cœur de notre troisième chapitre. Nous discuterons alors ce qui représente le
point d’orgue de l’éthique ricœurienne : la sollicitude critique.
Si la phronèsis aristotélicienne sert d’inspiration à Ricœur pour penser la relation
éthique entre soi et autrui, nous montrerons qu’il en va tout autrement pour Gadamer. En
effet, si la phronèsis joue effectivement un rôle essentiel dans l’herméneutique
gadamérienne, ce n’est pas avant tout avec une visée éthique qu’il réhabilite ce savoir
pratique. Ce dialogue de Gadamer avec Aristote nous servira à ouvrir la seconde partie,
consacrée à Gadamer, de cette étude. La phronèsis, en tant que savoir pratique, c’est-à-dire
savoir qui toujours, en tant qu’homme, nous concerne, nous mettra par ailleurs sur la voie
de la conception gadamérienne de la subjectivité. Reconnaître qu’en tant qu’êtres qui
comprenons nous sommes toujours déjà impliqués dans cela même que nous cherchons à
181
50
SA, p. 345. La détermination de l’ipséité passe également « par la voie de son contraste avec la mêmeté ».
comprendre sous-entend en effet que nous ne pouvons aborder ces expériences à la manière
d’une conscience qui voudrait s’en rendre maîtresse. Mais quelle conception Gadamer
oppose-t-il à cette conscience maîtresse du sens et en quoi se distingue-t-elle de l’ipséité
ricœurienne ? Ces questions constitueront le fil directeur de notre deuxième chapitre. Dans
le chapitre suivant, nous poursuivrons notre investigation en examinant dans le détail
l’aspect qui est peut-être le plus fondamental, en regard du problème qui nous occupe, de la
conscience herméneutique : son ouverture à l’altérité. Cette ouverture est en effet
essentielle à qui veut entrer en un dialogue véritable avec autrui – dialogue qui représente,
soutiendrons-nous, le mode authentique de relation à autrui. Notre quatrième chapitre
visera ainsi à dégager, à partir de la pensée gadamérienne, des éléments pour une éthique
du dialogue.
51
PREMIÈRE PARTIE : LE PROBLÈME DE LA RELATION À AUTRUI DANS
L’HERMÉNEUTIQUE DU SOI DE PAUL RICŒUR
La question générale qui motive les analyses qui vont suivre est la suivante :
comment, pour Ricœur, le soi rencontre-t-il autrui ? Autrement posée : quelle réponse
Ricœur apporte-t-il au problème de la relation à autrui ?
C’est en des termes ricœuriens que nous avons posé le problème de l’intersubjectivité
dans le premier chapitre de cette thèse. Soit autrui est pensé à partir du pôle du soi et alors il
n’est pensé que de manière relative dans le cadre d’une relation de connaissance – c’est la
position de Husserl –, soit il est envisagé comme absolu dans le cadre d’une relation où
l’éthique se donne alors comme philosophie première – c’est la position de Levinas. Poser,
avec Ricœur, le problème de la sorte, nous a permis de le préciser. Partir du « tout moi » ou
du « tout autre », faire dériver la rencontre entièrement d’un pôle ou de l’autre pose
finalement la question de la distance. Chez Husserl, le caractère relatif de l’altérité fait de
l’autre le proche, mais en même temps, le mode d’« approche » de l’autre – la connaissance
– le met au plus loin. À l’inverse, chez Levinas, la conception de l’altérité comme absolu
fait certes d’autrui celui qui est au plus loin dans la mesure où tout le sépare du soi, où ils
n’ont aucun sol commun sur lequel poser pied. Autrui, l’étranger. Mais en même temps,
quand le visage se montre, cette distance s’inverse en proximité. Proximité qui marque la
« présence du proche en excès sur toute présence représentable, parce qu’elle bouche la
distance dans laquelle pourrait s’insérer la conscience de. Présence par rapport à laquelle je
ne peux prendre de distance. Impossibilité de s’éloigner de l’autre »182. L’énigme d’autrui
réside ainsi dans la tension entre le proche et le lointain.
Cependant, pour Ricœur, chacune de ces conceptions est insuffisante et ne rend pas
pleinement compte de la relation à autrui, soit que ce dernier n’ait pas véritablement voix
comme chez Husserl, soit, qu’à l’inverse le soi n’ait pas une pleine capacité de réponse.
Lien certes, mais non une véritable « re-lation » au sens où ce « re- » dont nous faisons ici
un préfixe vient marquer que chez Husserl et Levinas, le lien entre le soi et l’autre ne
comprend aucun mouvement de retour. De lien, il ne devient jamais relation. Dès lors, la
position de Ricœur sera la suivante : ni Husserl, ni Levinas, mais plutôt les deux à la fois.
182
R. Calin et F.-D. Sebbah, Le vocabulaire de Lévinas, p. 48.
53
Dans la dernière étude de Soi-même comme un autre, Ricœur nous livre en effet sa réponse
au problème de l’intersubjectivité qui consiste à concilier les positions – a priori
inconciliables – de Husserl et de Levinas :
De cette confrontation entre E. Husserl et E. Lévinas, écrit-il, ressort la
suggestion qu’il n’y a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement
complémentaires le mouvement du Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers
le Même. Les deux mouvements ne s’annulent pas dans la mesure où l’un se
déploie dans la dimension gnoséologique du sens, l’autre, dans celle, éthique,
de l’injonction. L’assignation à responsabilité, selon la seconde dimension,
renvoie au pouvoir d’autodésignation, transféré, selon la première dimension, à
toute troisième personne supposée capable de dire « je ». Cette dialectique
croisée du soi-même et de l’autre que soi n’avait-elle pas été anticipée dans
l’analyse de la promesse ? Si un autre ne comptait sur moi, serais-je capable de
tenir ma parole, de me maintenir183 ?
Cependant, si Ricœur discute bien les positions de Husserl et de Levinas quant au problème
de la relation à autrui, il ne développe pas véritablement sa propre position. Comment
arrive-t-il à concilier les deux positions a priori opposées que sont la position
gnoséologique et la position éthique? Que retient-il de Husserl et de Levinas et comment
ces
éléments
se
conjuguent-ils
pour
apporter
une
réponse
au
problème
de
l’intersubjectivité ? Dans quelle mesure la conciliation de ces deux mouvements apporte-telle une réponse à la question de l’intersubjectivité qui rende mieux compte de la relation à
autrui que ne le font Husserl et surtout Levinas, penseur par excellence de l’altérité ?
Dans la mesure où le problème de l’intersubjectivité réside dans la tension entre le
proche et le lointain, c’est en suivant le fil de la dialectique de l’appartenance et de la
distanciation, soit le modèle même de l’herméneutique de Paul Ricœur, que nous nous
proposons de répondre à ces questions. Comprendre la réponse que Ricœur apporte au
problème de l’intersubjectivité revient ainsi à saisir comment la dialectique ricœurienne de
l’appartenance et de la distanciation se déploie dans la sphère intersubjective. Mais avant
toute chose, quel est-il ce « modèle » ricœurien de l’herméneutique ?
1. La dialectique de l’appartenance et de la distanciation
C’est à partir de sa critique de l’herméneutique gadamérienne que Ricœur développe
la dialectique de l’appartenance et de la distanciation. Selon Ricœur, Gadamer opposerait à
183
54
SA, p. 393.
la distanciation aliénante propre à l’approche scientifique, l’appartenance qui marque notre
rapport fondamental au monde184. Ricœur pointe ainsi « l’antinomie qui [lui] a paru être le
ressort essentiel de l’œuvre de Gadamer, à savoir l’opposition entre distanciation aliénante
et appartenance »185. En effet, selon Ricœur toujours, « [l]’expérience nucléaire autour de
laquelle s’organise toute l’œuvre [c’est-à-dire Vérité et méthode], et à partir de laquelle
l’herméneutique élève sa revendication d’universalité, est celle que constitue, à l’échelle de
la conscience moderne, la sorte de distanciation aliénante (Verfremdung) qui lui paraît être
la présupposition de ces sciences »186. La méthode scientifique reposerait sur une nécessaire
prise de distance, pour ne pas dire une coupure entre le chercheur et l’objet de sa recherche.
Le chercheur devrait faire fi de ses préjugés et autres présuppositions afin d’adopter une
attitude la plus neutre possible. Chercheur et objet de la recherche n’ayant plus rien en
commun et étant donc « étrangers » l’un à l’autre, la distanciation entre eux serait dès lors
« aliénante ». C’est l’invasion de la méthode scientifique dans le domaine des sciences
humaines qui motiverait plus particulièrement l’entreprise gadamérienne. Ainsi, écrit
Ricœur, « [l]’aliénation est en effet bien plus qu’un sentiment ou qu’une humeur; c’est la
présupposition ontologique qui soutient la conduite objective des sciences humaines. La
méthodologie de ces sciences implique à ses yeux, inéluctablement, une mise à distance,
laquelle à son tour exprime la destruction du rapport primordial d’appartenance
(Zugehörigkeit) sans quoi il n’existerait pas de rapport à l’historique comme tel »187. À ce
rapport de distance aliénante, Gadamer opposerait un « rapport primordial d’appartenance »
trouvant sa concrétisation dans la conscience du travail de l’histoire
188
(Die
184
Cf. P. Ricœur, Du texte à l’action, p. 106-111 et 113 (abrégé TA). On consultera également à ce propos
l’excellent article de F. Gonzalez, « Dialectique et dialogue dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de
H.- G. Gadamer ».
185
TA, p. 113. Et, poursuit-il, « [c]ette opposition est une antinomie, parce qu’elle suscite une alternative
intenable : d’un côté, avons-nous dit, la distanciation aliénante est l’attitude à partir de laquelle est possible
l’objectivation qui règne dans les sciences de l’esprit ou sciences humaines ; mais cette distanciation, qui
conditionne le statut scientifique des sciences, est en même temps la déchéance qui ruine le rapport
fondamental et primordial qui nous fait appartenir et participer à la réalité historique que nous prétendons
ériger en objet. D’où l’alternative sous-jacente au titre même de l’œuvre de Gadamer Vérité et Méthode : ou
bien nous pratiquons l’attitude méthodologique, mais nous perdons la densité ontologique de la réalité
étudiée, ou bien nous pratiquons l’attitude de vérité, mais alors nous devons renoncer à l’objectivité des
sciences humaines ».
186
TA, p. 106.
187
Idem.
188
Nous préférons ici la traduction de Grondin à celle de Ricœur, qui traduit « Die Wirkungsgeschichtliches
Bewußtsein » par « la conscience-de-l’histoire-des-effets ». Tout en étant aussi fidèle à l’allemand, elle nous
apparaît plus claire et plus compréhensible. À ce propos, on pourra consulter l’article de Jean Grondin « La
55
Wirkungsgeschichtliches Bewußtsein), c’est-à-dire, toujours dans les mots de Ricœur : « la
conscience d’être exposé à l’histoire et à son action, d’une manière telle qu’on ne peut
objectiver cette action sur nous, parce qu’elle fait partie du phénomène historique luimême »189. Cependant, s’opposant à la distanciation aliénante, le problème se pose alors de
savoir s’il est possible « d’introduire une instance critique quelconque dans une conscience
d’appartenance expressément définie par le refus de la distanciation »190. Ricœur identifie
bien quelques pistes en ce sens dans l’herméneutique gadamérienne (la fusion des horizons
et le caractère universellement langagier de l’expérience humaine notamment) mais qui lui
semblent insuffisantes pour pleinement assumer ce moment de mise à distance. C’est
pourquoi il propose une autre façon de dépasser l’alternative qu’il considère comme
ruineuse entre appartenance et distanciation aliénante.
Le texte, à cet égard, lui sert de pierre de touche pour penser la relation entre
appartenance et distanciation non plus en termes d’opposition, mais en termes dialectique
où le moment d’appartenance appelle lui-même un moment d’objectivation qui n’est
cependant pas une fin en soi mais nécessite d’être réapproprié par l’interprète. Là est
d’ailleurs, pour Ricœur, la tâche de l'herméneutique, dans le fait « de chercher dans le texte
lui-même, d'une part la dynamique interne qui préside à la structuration de l'œuvre, d'autre
part la puissance de l'œuvre de se projeter hors d'elle-même et d'engendrer un monde qui
serait véritablement la chose du texte. Dynamique interne et projection externe constituent
ce que j'appelle le travail du texte. C'est la tâche de l'herméneutique de reconstruire ce
double travail du texte »191. La tâche de l’herméneutique va consister à la fois à reconstruire
la dynamique interne du texte, sa structure et à préserver le pouvoir du texte à se projeter
hors de lui-même.
Mais dans quelle mesure le texte a-t-il valeur de paradigme pour cette dialectique ?
Pour Ricœur, il ne faut pas voir dans le texte – qui est tout de même, rappelons-le, l’objet
premier de l’herméneutique – une situation particulière du dialogue interhumain. Selon lui,
le texte a plutôt un statut autonome par rapport à la parole et à l’échange de paroles. En
effet, le couple auteur-lecteur n’obéit pas à la même dynamique que celle qui anime les
conscience du travail de l’histoire et le problème de la vérité en herméneutique » dans lequel il justifie sa
traduction.
189
TA, p. 109.
190
Idem.
191
Ibid., p. 36.
56
interlocuteurs d’un dialogue. L’écrivain, étant absent du texte, ne peut donc pas répondre
aux questions que pourrait (se) poser le lecteur. Le texte ne peut en aucun cas compter sur
son auteur pour éclairer son sens aux yeux du lecteur. Le texte est seul. Le texte est
autonome au contraire des paroles échangées dans un dialogue vivant et que leur auteur
peut expliquer afin qu’elles soient mieux comprises. Ainsi, écrit Ricœur,
le rapport écrire-lire […] n’est pas un rapport d’interlocution; ce n’est pas un
cas de dialogue. Il ne suffit pas de dire que la lecture est un dialogue avec
l’auteur à travers son œuvre; il faut dire que le rapport du lecteur au livre est
d’une tout autre nature; le dialogue est un échange de questions et de réponses;
il n’y a pas d’échange de cette sorte entre l’écrivain et le lecteur; l’écrivain ne
répond pas au lecteur; le livre sépare plutôt en deux versants l’acte d’écrire et
l’acte de lire qui ne communiquent pas; le lecteur est absent à l’écriture;
l’écrivain est absent à la lecture192.
De plus, non seulement, l’auteur est absent du texte, mais le texte ne peut pas se reporter
non plus au monde qui l’entoure pour être compris. « [L]e texte est en quelque sorte “en
l’air”, hors monde ou sans monde; à la faveur de cette oblitération du rapport au monde,
chaque texte est libre d’entrer en rapport avec tous les autres textes qui viennent prendre la
place de la réalité circonstancielle montrée par la parole vivante »193.
Pour Ricœur, « cette autonomie du texte a une première conséquence herméneutique
importante : la distanciation n'est pas le produit de la méthodologie et, à ce titre, quelque
chose de surajouté ou de parasitaire; elle est constitutive du phénomène du texte comme
écriture; du même coup, elle est aussi la condition de l'interprétation; le Verfremdung n'est
pas seulement ce que la compréhension doit vaincre, elle est aussi ce qui la conditionne »194.
Ricœur va ainsi essayer de dépasser l’alternative entre la distanciation aliénante, qui
apparaît comme la seule possibilité d’objectivation dans les sciences de l’humain, et
l’appartenance grâce à la problématique du texte qui, selon lui, permet de « réintroduire une
notion positive et productive de la distanciation »195. Comment ? En montrant que le texte
lui-même invite à penser l’appartenance et la distanciation de façon dialectique.
En effet, à partir du caractère autonome du texte, deux attitudes s’offrent au lecteur :
« Nous pouvons, en tant que lecteur, rester dans le suspens du texte, le traiter comme texte
sans monde et sans auteur ; alors nous l’expliquons par ses rapports internes, par sa
192
Ibid., p. 155.
Ibid., p. 157-158.
194
Ibid., p. 125.
195
Ibid., p. 114.
193
57
structure. Ou bien nous pouvons lever le suspens du texte, achever le texte en paroles, le
restituant à la communication vivante; alors nous l’interprétons. Ces deux possibilités
appartiennent toutes les deux à la lecture et la lecture est la dialectique de ces deux
attitudes »196. Il convient donc déjà de dire que ces deux attitudes, pour Ricœur, ne sont pas
séparées, mais au contraire, liées au sein d’une dialectique au sens où l’une ne peut
s’entendre sans l’autre, c’est-à-dire que l’une ne peut pas être pensée sans l’autre, que l’une
appelle l’autre : l’interprétation appelle ou nécessite l’explication et en retour l’explication
doit être réintégrée dans un processus visant à faire sens. Ricœur écrit ainsi que :
Si au contraire on tient l’analyse structurale pour une étape – et une étape
nécessaire – entre une interprétation naïve et une interprétation critique, entre
une interprétation en surface et une interprétation en profondeur, alors il
apparaît possible de replacer l’explication et l’interprétation sur un unique arc
herméneutique et d’intégrer les attitudes opposées de l’explication et de la
compréhension dans une conception globale de la lecture comme reprise du
sens197.
Mais qu’en est-il, plus précisément, du premier mouvement qui va de la compréhension à
l’explication?
La lecture n’est plus simplement une écoute, écrit Ricœur. Elle est réglée par
des codes comparables au code grammatical qui guide la compréhension des
phrases. Dans le cas du récit, ces codes sont ceux qu’une analyse structurale
dégage sous le nom de codes narratifs. [Le passage par l’explication] est donc
une médiation exigée par le discours lui-même. […] Cette extériorisation dans
des marques matérielles et cette inscription dans des codes de discours rendent
non seulement possible mais nécessaire la médiation de la compréhension par
l’explication, dont l’analyse structurale du récit constitue la plus remarquable
exécution198.
Si la compréhension du texte appelle un moment explicatif, cela est dû au statut autonome
du texte. La compréhension appelle l’explication dès que n’existe plus la situation de
dialogue où le jeu des questions et des réponses permet de vérifier l’interprétation en
196
Ibid., p. 163, nous soulignons.
Ibid., p. 174.
198
Ibid., p. 184-185, nous soulignons. TA, p. 163 également : « Ce projet est non seulement possible mais
légitime ; en effet, la constitution du texte comme texte et du réseau de textes comme littérature autorise
l’interception de cette double transcendance du discours, vers un monde et vers un autrui. À partir de là est
possible un comportement explicatif à l’égard du texte ». Et encore, dans Réflexion faite, p. 50-51 : « [L]es
sciences du texte imposent une phase explicative au cœur même de la compréhension […]. Je retrouvais à un
nouveau niveau le rôle médiateur déjà reconnu à la sémiotique dans le traitement sémantique du discours
simple. Ce qui était nouveau, c’était la prise en compte des règles de composition propres au texte; autrement
dit, c’était la texture même des textes qui autorisait et même imposait ce détour par des procédures relevant de
l’analyse objective et de l’explication ».
197
58
situation au fur et à mesure de son déroulement, dès que l’on est donc face à un texte, texte
qui, entre autres, n’a plus le support de son auteur. C’est le texte lui-même qui, parce qu’il
est autonome, demande un moment d’explication.
Quant à ce moment explicatif, Ricœur se base sur l'analyse structurale des mythes que
fait Lévi-Strauss pour l'appliquer au texte. Le modèle structural permet en effet de montrer
que l'on peut expliquer un texte, donc une « grosse unité de langage », une unité de langage
qui ressort du discours, de la même façon que les unités plus petites de langage que sont les
phrases et dont l'explication relève de la linguistique. Ce moment de l’explication, de
l’analyse, permet de faire ressortir la structure du texte, la façon dont les divers éléments
sont en lien les uns avec les autres. Dès lors, le sens du mythe, du récit ou du texte, selon
cette analyse structurale ne ressort pas de ce que le texte veut dire, mais de sa structure 199.
Le texte, de ce point de vue, est considéré comme un monde en soi, un monde clos, avec
son fonctionnement, sa structure, ses règles et l’explication correspond alors bien au
moment de la distanciation. En effet, dans ce moment de l’explication, on s’en tient à ce
que dit le texte. Non pas ce qu’il nous dit, mais bien ce qu’il dit. « Ici, écrit Ricœur, le texte
n’est que texte et la lecture ne l’habite qu’en tant que texte, dans le suspens de sa
signification pour nous, dans le suspens de toute effectuation dans une parole actuelle »200.
Mais si ce moment d’explication, d’objectivation s’avère nécessaire, il n’est pas, en
lui-même, une fin. L’explication n’est pas, comme l’écrit parfois Ricœur « for its own
sake », pour sa propre gloire. En effet, « il n’est pas d’explication qui ne s’achève par la
compréhension »201. Le texte est porteur d’une signification, d’une vérité sur le monde qu’il
faut maintenant se réapproprier202. Réappropriation qui permet d’enrichir la compréhension
199
« Ce qu’on appelle ici fonction signifiante n’est pas du tout ce que le mythe veut dire, sa portée
philosophique ou existentielle, mais l’arrangement, la disposition des mythèmes, bref la structure du mythe »
(TA, p. 166).
200
TA, p. 167, nous soulignons. Et encore, à la page 230 en parlant de l’approche des écoles structurales de
critique littéraire : cette approche, écrit-il, « procède de la suspension, de l’épochè, de la référence ostensive.
Lire, en ce sens, signifie prolonger cette suspension de la référence ostensive au monde et se transporter soimême dans le lieu où le texte se tient, dans la clôture de ce lieu acosmique. Ce choix fait que le texte n’a plus
de dehors mais seulement un dedans ».
201
Ibid., p. 185.
202
« Finalement la sorte de jeu de langage que le système entier des oppositions et des combinaisons incarne
perdrait toute espèce de signification, si les oppositions elles-mêmes que, selon Lévi-Strauss, le mythe vise à
médier n’étaient pas des oppositions significatives concernant la naissance et la mort, la cécité et la lucidité, la
sexualité et la vérité. […] Si ce n’était pas là la fonction de l’analyse structurale, elle se réduirait à un jeu
stérile, elle dépouillerait même le mythe de la fonction que Lévi-Strauss lui-même lui assigne, celle de rendre
les hommes attentifs à certaines oppositions et de tendre vers leur médiation progressive » (TA, p. 232). Et
59
que l’on a de nous-même. Devant le texte, dira Ricœur, on se comprend mieux. « Par
appropriation, j'entends ceci, écrit-il, que l'interprétation d'un texte s'achève dans
l'interprétation de soi d'un sujet qui désormais se comprend mieux, se comprend autrement,
ou même commence de se comprendre »203. L'explication du texte n'est pas une fin en soi,
elle permet plutôt au soi de se comprendre par l'intermédiaire de ce texte, par la médiation
du texte. Cette appropriation à soi permet de lutter contre la distance du sens; en
s'appropriant le texte on se rend propre ce qui était auparavant étranger. Mais, du fait de son
passage par le moment explicatif, l’appropriation a perdu de son caractère arbitraire, ou
pour le dire autrement, elle a gagné en objectivité. Elle est devenue critique. Ainsi, écrit
Ricœur, « [t]oute la théorie de l'herméneutique consiste à médiatiser cette interprétationappropriation par la série des interprétants qui appartiennent au travail du texte sur luimême. L'appropriation perd alors de son arbitraire, dans la mesure où elle est la reprise de
cela même qui est à l'œuvre, au travail, en travail, c'est-à-dire en gésine de sens, dans le
texte. Le dire de l'herméneutique est un re-dire qui réactive le dire du texte » 204 .
Ultimement, le texte apparaît donc comme le moment médiateur dans la compréhension de
soi.
2. La compréhension de soi
La dialectique de l’appartenance et de la distanciation s’ancre ainsi dans la
compréhension de soi, compréhension de soi qui constitue le fil directeur de toute l’œuvre
de Ricœur. C’est donc dans ce cadre-là qu’il va nous falloir ressaisir la question de
l’intersubjectivité; question que Ricœur pose dans son ouvrage qui prend justement le soi
pour thème central, à savoir Soi-même comme un autre. Dans la mesure où c’est dans cet
ouvrage que Ricœur discute du problème de l’intersubjectivité, c’est celui-ci qui nous
servira principalement de référence, sans, bien entendu, nous y limiter. L’éclairage apporté
par des textes beaucoup plus anciens de Ricœur comme L’homme faillible ou Le conflit des
encore : « Si la lecture est possible, c’est parce que le texte n’est pas fermé sur lui-même, mais ouvert sur
autre chose » (p. 170).
203
Ibid., p. 170. Et encore : « Ainsi faut-il dire [...] que la réflexion n'est rien sans la médiation des signes et
des œuvres, et que l'explication n'est rien si elle ne s'incorpore à titre d'intermédiaire dans le procès de la
compréhension de soi; bref, dans la réflexion herméneutique – ou dans l'herméneutique réflexive –, la
constitution de soi et celle du sens sont contemporaines » (TA, p. 171).
204
Ibid., p. 178
60
interprétations ainsi que par des textes plus récents comme Parcours de la reconnaissance
nous sera en effet d’un grand secours.
Soi-même comme un autre est composé de dix études au cours desquelles Ricœur vise
à répondre à la question « Qui suis-je? ». Le soi, nous dira Ricœur, est mieux caractérisé
comme homme capable. Les neuf premières études vont ainsi explorer, à un niveau
phénoménologique, les capacités du soi : homme capable de dire (études une et deux),
homme capable d’agir (études trois et quatre), homme capable de se raconter (études cinq
et six) et enfin homme capable d’imputation morale (études sept, huit et neuf). Cependant,
tant que l’on en reste à ces différentes acceptions phénoménologiques, le soi ne se donne
que comme fragmenté. C’est pour cela que Ricœur, dans une ultime étude, voit la nécessité
de se questionner quant à l’unité permettant de rassembler ces fragments de soi. Ricœur va
ainsi en dernier lieu s’interroger sur la manière dont est fait le soi pour qu’il puisse parler,
agir, se raconter et être responsable. Après avoir vu qui il est, Ricœur va s’intéresser à ce
qui fait qu’il est ainsi. Autrement dit, il s’agit de déterminer qui est l’être qui permet de
rendre compte de ces différentes puissances d’agir. Pour le dire dans les mots de Ricœur, il
s’agit d’aller « d’une phénoménologie, au sens le plus précis de la description de ce qui
apparaît, tel que cela se montre, vers une ontologie, au sens du discernement du mode
d’être adjointé à ce qui apparaît »205.
Mais le soi ne se comprend pas uniquement par le biais de ses capacités. Homme
capable certes, mais également homme affecté. Homme défini par ses capacités, mais
également traversé par différentes formes de passivité. On retrouve ici sous une autre forme
la double figure de l’homme que Ricœur avait déjà élaborée dans un de ses premiers
ouvrages, Le volontaire et l’involontaire, dans lequel la subjectivité est définie à la fois par
le volontaire et par l’involontaire. Mieux, le volontaire et l’involontaire sont toujours liés et
ils entretiennent plus précisément un rapport de réciprocité 206 . Ainsi, « [l]e besoin,
l’émotion, l’habitude etc. [c’est-à-dire l’involontaire] ne prennent un sens complet qu’en
relation avec une volonté qu’ils sollicitent, inclinent et en général affectent, et qui en retour
fixe leur sens, c’est-à-dire les détermine par son choix, les meut par son effort et les adopte
205
P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 381.
« La première situation que révèle la description est au contraire la réciprocité de l’involontaire et du
volontaire » (P. Ricœur, Philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire, p. 8, abrégé PV1).
206
61
par son consentement [choix, effort et consentement étant des figures du volontaire] »207.
C’est le rapport de réciprocité entre le volontaire et l’involontaire qui structure la
subjectivité. Déjà dans Le volontaire et l’involontaire, qui représente un premier essai pour
tenter de penser le soi par rapport à lui-même, le soi devra en passer par son autre, ici
l’involontaire, pour se comprendre.
Sont ici sous-jacents deux présupposés qui traversent toute l’herméneutique du soi de
Ricœur : 1) Pour Ricœur, depuis les débuts, c’est le soi, dans la façon qu’il a de se
réapproprier lui-même qui est en question. Son herméneutique du soi s’ancre ainsi dans la
philosophie réflexive que Ricœur reconnaît explicitement comme étant son héritage. Ce que
Ricœur retient de la philosophie réflexive, c’est que pour cette dernière le sujet se
comprend en se retournant sur soi dans la réflexion.
Par philosophie réflexive, j’entends en gros le mode de pensée issu du Cogito
cartésien […]. Les problèmes philosophiques qu’une philosophie réflexive tient
pour les plus radicaux concernent la possibilité de la compréhension de soi
comme le sujet des opérations de connaissance, de volition, d’estimation, etc.
La réflexion est cet acte de retour sur soi par lequel un sujet ressaisit, dans la
clarté intellectuelle et la responsabilité morale, le principe unificateur des
opérations entre lesquelles il se disperse et s’oublie comme sujet208.
La réflexion est ainsi « réflexion sur soi-même »209.
Cependant, pour Ricœur, cette réappropriation n’est pas synonyme de connaissance
immédiate de soi, d’où le deuxième trait de la réflexion : 2) « réflexion n’est pas intuition;
ou, en termes positifs : la réflexion est l’effort pour ressaisir l’ego de l’ego Cogito dans le
miroir de ses objets, de ses œuvres et finalement de ses actes »210. Pour Ricœur, ce retour
sur soi n’est pas intuition mais se produit grâce à une médiation et il ne se fait pas dans la
transparence. L’involontaire nous met ainsi déjà sur la voie d’une obscurité du soi pour luimême. Il n’y a qu’à penser à cette figure de l’involontaire qu’est l’inconscient. Ainsi,
« [n]ous pouvons dire qu’une philosophie de la réflexion n’est pas une philosophie de la
conscience, si par conscience nous entendons la conscience immédiate de soi-même. La
conscience est une tâche […], mais elle est une tâche parce qu’elle n’est pas une
207
PV1, p. 8.
TA, p. 29, nous soulignons.
209
P. Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) » dans Le conflit des
interprétations. Essais d’herméneutique, p. 322.
210
Idem.
208
62
donnée »211. Pour Ricœur, la conscience, ou le soi, n’est pas donnée212. Elle nécessite plutôt
d’être toujours à nouveau conquise. La réflexion se fait ainsi, avec Ricœur,
« réappropriation de notre effort pour exister »213. Le soi est séparé de lui-même214 et sa
tâche est donc de faire sien ce qui a cessé de l’être, ce qui est maintenant étranger. Son
ancrage dans les philosophies de la réflexion fait en sorte que, pour Ricœur, la visée
première en est donc une de compréhension de soi215, mais que, par ailleurs, « les manières
multiples dont l’autre que soi affecte la compréhension de soi par soi marquent précisément
la différence entre l’ego qui se pose et le soi qui ne se reconnaît qu’à travers ces affections
mêmes » 216 . La compréhension de soi par soi passe ainsi toujours par un autre. Dans
l’herméneutique ricœurienne, on a donc toujours affaire à des médiations ainsi que notre
analyse de la dialectique de l’appartenance et de la distanciation nous l’avait déjà révélé.
211
Idem. Et encore, p. 324 : « [L]a position du soi n’est pas une donnée, elle est une tâche ; elle n’est pas
gegeben, mais aufgegeben ».
212
« Je ne possède pas d’abord ce que je suis » martèle-t-il. (P. Ricœur, « Herméneutique des symboles et
réflexion philosophique (II), p. 324)
213
P. Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique (II) », p. 323.
214
Et cette séparation implique un désir et finalement une affirmation d’être : « Cet effort est un désir, parce
qu’il n’est jamais satisfait, mais ce désir est un effort, parce qu’il est la position affirmative d’un être singulier
et non pas simplement un manque d’être » (P. Ricœur, « Herméneutique des symboles et réflexion
philosophique (II) », p. 325).
215
On pourra remarquer que la compréhension de soi n’est pas absente de l’herméneutique gadamérienne.
Ainsi, écrit Gadamer : « Tout comprendre est finalement un se-comprendre, mais pas au sens d’une
possession de soi antérieure ou finalement atteinte. Car ce se-comprendre ne s’effectue toujours qu’à travers
le comprendre d’une Chose et n’a pas le caractère d’une libre réalisation de soi. Le soi que nous sommes ne se
possède pas lui-même. On pourrait plutôt dire qu’il s’advient » (« Le problème de la compréhension de soi »
dans Langage et vérité, p. 142). Cette entente sur la chose même transforme les interlocuteurs faisant dire à
Gadamer que « [l]e propre de tout dialogue, c’est que, par lui, quelque chose a changé » (« Le problème de la
compréhension de soi », p. 145). Cependant, au contraire de la visée réflexive explicitement posée par
Ricœur, cette transformation de soi, chez Gadamer, nous apparaît moins comme une visée que comme une
conséquence. Il y a bel et bien compréhension de soi chez Gadamer, mais elle ne nous semble pas être ce qui
est d’abord et avant tout recherché. La conscience du travail de l’histoire fait certes retour sur elle-même,
mais c’est pour mieux débusquer les préjugés qui viennent faire obstacle à un dialogue véritable avec la
tradition. Chez Ricœur, c’est le soi qui est d’abord et avant tout en question, alors que chez Gadamer le
dialogue avec la tradition a plutôt pour but d’en arriver à une entente sur la chose même.
216
SA, p. 380.
63
CHAPITRE 1 – LA PRIMAUTÉ DU SOI.
LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS
Ce rappel de l’ancrage de la pensée de Paul Ricœur dans les philosophies de la
réflexion nous fournit un point de départ pour appréhender la conception ricœurienne de la
subjectivité. Les philosophies de la réflexion supposent en effet une mise en avant du sujet.
Or, il n’en est pas autrement dans l’herméneutique ricœurienne : c’est, en effet, la
compréhension de soi qui, ultimement, est en jeu. Mais est-ce alors à dire que Ricœur
donne la primauté au soi dans la relation à autrui ? Par ailleurs, si Ricœur reconnaît et
assume son héritage, nous avons vu qu’il s’en démarque également. Mais quelle conception
du soi est alors la sienne ?
Dans ce chapitre, nous voulons montrer qu’effectivement, pour Ricœur, la relation
entre soi et autrui est marquée par le primat du soi. C’est d’ailleurs là que se situe le point
central de discorde avec Levinas, penseur de l’altérité par excellence. Comme il est rappelé
fort justement dans la présentation d’un entretien entre les deux penseurs, « [l]es
divergences entre Lévinas et Ricœur portent sur l’ordre de préséance entre le “ je ” et le
“ tu ” ou entre le “ moi ” et “ l’autre ” »217. Cependant, l’opposition est beaucoup moins
tranchée qu’il n’y paraît de prime abord dans la mesure où Ricœur partage avec Levinas le
fait de critiquer la conception du sujet qui se pose comme son propre fondement,
conception propre aux philosophies de la réflexion. Levinas certainement, mais Ricœur
également, ébranlent le piédestal qui a été celui du sujet depuis Descartes. Le dialogue entre
Ricœur et Levinas nous permettra ainsi de préciser quel « soi » l’herméneutique
ricœurienne nous donne à voir pour l’autre.
1. Le soi comme ipséité
Comme nous avons commencé à le montrer en évoquant La philosophie de la
volonté, la question de la compréhension de soi traverse véritablement toute l’œuvre de
Ricœur. Toute l’herméneutique de Ricœur vise en effet à éclaircir la question de la
compréhension de soi. Bien entendu, entre un texte plus ancien comme « Existence et
herméneutique » (1969) et Soi-même comme un autre (1990) où Ricœur pose explicitement
217
D. Banon (dir.), Levinas. Philosophe et pédagogue, p.11.
65
la question « Qui suis-je ? », sa conception même du soi va évoluer, passant d’une
compréhension du soi comme « existence » à une compréhension du soi comme « ipséité ».
Cependant, ultimement, c’est toujours la compréhension de soi que vise l’herméneutique.
Dans « Existence et herméneutique », Ricœur écrit ainsi que :
[t]oute interprétation se propose de vaincre un éloignement, une distance, entre
l’époque culturelle révolue à laquelle appartient le texte et l’interprète luimême. En surmontant cette distance, en se rendant contemporain du texte,
l’exégète peut s’approprier le sens : d’étranger, il veut le rendre propre, c’est-àdire le faire sien, c’est donc l’agrandissement de la propre compréhension de
soi-même qu’il poursuit à travers la compréhension de l’autre. Toute
herméneutique est ainsi, explicitement ou implicitement, compréhension de soimême par le détour de la compréhension de l’autre218.
Mais justement, comment se comprend-il ce sujet ?
Le soi que Ricœur découvre au fil des études de Soi-même comme un autre est un soi
qui se sait notamment toujours déjà pétri d’altérité. Voilà en quoi il vient rompre avec les
conceptions du soi et de l’autre envisagées dans leur toute puissance et ouvrir « des
possibilités
d’inter-communication
entre
des
soi
certes
distants,
mais
pas
incomparables »219. Ce soi qui reconnaît la part d’altérité qui le constitue, Ricœur nous le
donne à voir, plus particulièrement, à travers la dialectique de l’ipséité et de l’altérité : le
soi ne peut être pensé sans l’autre. Soi et autre : les deux sont inextricablement liés. Ils
entretiennent un rapport dialectique, terme à entendre comme supposant une relation au
sein de laquelle « certaines choses n’existent ou ne sont connues que si une autre chose
opposée existe ou est connue en même temps »220. L’altérité apparaît comme inhérente à
l’ipséité. Pour mieux voir l’ipséité, il ne s’agit pas d’écarter l’altérité – comme le fait, par
exemple, Husserl dans la réduction au propre221. C’est plutôt en considérant l’altérité que
l’on va voir l’ipséité apparaître.
218
P. Ricœur, « Existence et herméneutique », p. 20, nous soulignons.
R. Kearney, « Entre soi-même et un autre : l’herméneutique diacritique de Ricœur », p. 59.
220
P. Ricœur cité par Olivier Abel dans son ouvrage Paul Ricœur. La promesse et la règle, p. 91.
221
Le premier geste que pose Husserl dans la Cinquième méditation afin de tenter de répondre à l’objection
du solipsisme est d’opérer une nouvelle réduction. Cette « réduction au propre » consiste à faire abstraction de
tout ce qui est étranger et de ne considérer plus que ce qui est propre à l’ego transcendantal. Sur la base de la
réduction transcendantale, il s’agit donc de déterminer ce qui appartient en propre à l’ego transcendantal, ce
qui lui est spécifique, ce qui implique de mettre entre parenthèses tout ce qui se rapporte aux autres, que ce
soit directement ou indirectement par le biais de médiations (culture, langage). « La première exigence
méthodique, écrit Husserl, est […] de commencer par accomplir à l’intérieur de la sphère universelle
transcendantale une épochè thématique d’un type spécifique. Nous excluons hors du champ thématique tout
ce qui est maintenant en question, c’est-à-dire nous excluons du regard toutes les opérations constitutives de
219
66
À ce point de l’analyse, il est important de saisir que c’est avec l’ipséité que l’altérité
entretient ce type de rapport dialectique 222 . En effet, cette dialectique de l’ipséité et de
l’altérité repose sur la distinction fondamentale que fait Ricœur dans Soi-même comme un
autre, à savoir la distinction entre moi et soi, entre l’idem et l’ipse. Ainsi, écrit Ricœur dans
la préface de Soi-même comme un autre :
Tant que l’on reste dans le cercle de l’identité-mêmeté, l’altérité de l’autre que
soi ne présente rien d’original : « autre » figure, comme on a pu le remarquer en
passant, dans la liste des antonymes de « même », à côté de « contraire »,
« distinct », « divers », etc. Il en va tout autrement si l’on met en couple
l’altérité avec l’ipséité. Une altérité qui n’est pas – ou pas seulement – de
comparaison est suggérée par notre titre, une altérité telle qu’elle puisse être
constitutive de l’ipséité elle-même. Soi-même comme un autre suggère d’entrée
de jeu que l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que
l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre,
comme on dirait en langage hégélien. Au « comme », nous voudrions attacher
la signification forte, non pas seulement d’une comparaison – soi-même
semblable à un autre –, mais bien d’une implication : soi-même en tant que…
autre223.
Et encore, dans un autre texte : « “Soi” est immédiatement structuré par l’altérité. Dans Soimême comme un autre, j’ai voulu montrer que l’ipséité – la propriété réflexive du soi – était
essentiellement liée à sa capacité réceptive à l’égard de l’altérité »224.
Pour bien saisir la dialectique de l’ipséité et de l’altérité, il convient de préciser cette
distinction entre ipséité et mêmeté et d’éclaircir la relation que ces deux facettes de
l’identité entretiennent avec l’altérité. En effet, la mêmeté et l’ipséité entretiennent toutes
les deux un rapport à l’altérité, mais un rapport qui est différent.
Nous l’avons déjà évoqué : toute la philosophie ricœurienne est traversée par la quête
du soi, mais c’est véritablement dans Soi-même comme un autre qu’il attaque de front cette
question en prenant comme fil directeur de son travail la question « Qui suis-je ? ». Dans
les chapitres centraux de l’ouvrage (études cinq et six), il établit la distinction majeure entre
l’intentionnalité qui se réfère immédiatement ou médiatement à la subjectivité étrangère » (Méditations
cartésiennes, § 44).
222
Ce que Johann Michel souligne également quand il écrit que : « L’introduction de l’identité-ipse […]
scelle le […] tournant intersubjectif. Qu’il s’agisse de l’identité narrative ou du caractère, de l’autre entre
assurément dans la constitution du même, si l’on considère, d’une part, que la narration de soi-même
s’enchevêtre avec la coprésence d’autrui, d’autre part, que les dispositions acquises du caractère intègrent des
opérations d’identification à des personnes, des personnages, des héros. Mais ce qu’apporte en supplément
l’identité-ipse concerne la médiation éthique d’autrui au cœur de soi-même » (J. Michel, Paul Ricœur. Une
philosophie de l’agir humain, p. 94).
223
SA, p. 13-14.
224
P. Ricœur, « Entretien », p. 24.
67
deux facettes de l’identité : l’identité-idem ou mêmeté et l’identité-ipse ou ipséité
auxquelles Ricœur accole deux modèles paradigmatiques que sont respectivement le
caractère et la promesse. Caractère et promesse traduisent deux façons de se reconnaître
comme étant soi-même. Le caractère et la promesse se trouvent chacun à un pôle du
concept d’identité225. En effet, le caractère marque le recouvrement de l’ipse par l’idem
alors que dans le cas de la promesse, l’ipséité s’affranchit de la mêmeté. D’un côté, idem et
ipse coïncident, alors que de l’autre côté l’ipse est irréductible à l’idem. Mais comment le
caractère et la promesse nous permettent-ils de prendre la mesure de la mêmeté et de
l’ipséité ?
Le caractère, tout d’abord, est ce qui nous permet de dire d’une personne que c’est
bien elle. Plus précisément, Ricœur le définit comme « l’ensemble des marques distinctives
qui permettent de réidentifier un individu comme étant le même »226 ou encore comme
« l’ensemble des conditions durables à quoi on reconnaît une personne » 227 . Or, ces
marques distinctives ou ces conditions durables qui traduisent la constance, la stabilité du
caractère sont plus exactement des dispositions qui relèvent de l’habitude ou
d’identifications acquises. Ces deux concepts – habitude et identifications acquises – sont
particulièrement intéressants pour notre questionnement dans la mesure où 1) ils requièrent,
pour se construire, le recours à l’altérité et où 2) ils nous permettent de voir dans quelle
mesure l’idem vient recouvrir et en quelque sorte fixer ou figer l’ipse.
En effet, ce que traduisent l’habitude et les identifications acquises, c’est
premièrement que l’identité d’un individu se forme en grande partie grâce à l’identification
aux normes, valeurs, attitudes du groupe auquel il appartient, qu’elle se façonne donc par
des emprunts extérieurs. L’altérité est donc bien présente dans la formation du caractère
sous les traits de ce à quoi le soi s’identifie. Le soi, c’est-à-dire l’ipse, participe en effet du
caractère. Plus précisément, il se laisse deviner dans le moment où l’individu s’identifie ou
se reconnaît dans des personnes, personnages, figures héroïques, valeurs ou autres. L’ipse
se laisse déceler dans le moment de la réflexion, et plus précisément de la réflexion telle
que l’entend Ricœur, c’est-à-dire médiatisée par l’altérité. Mais avant d’en venir au
225
Plus précisément, ils entretiennent une relation dialectique dont la narration est le terme médiateur. Nous
n’abordons pas cet aspect, c’est-à-dire la question de l’identité narrative, ici dans la mesure où c’est la
distinction de la mêmeté et de l’ipséité qui s’avère pertinent pour notre propos plus que leur mise en relation.
226
SA, p. 144.
227
Ibid., p. 146.
68
moment de la médiation, nous tenons à insister sur le fond du caractère, à savoir l’ipséité.
Comme nous avons commencé à le voir, avant tout, l’ipse traduit le geste réflexif. L’ipse,
c’est le « se » plutôt que le « je ». C’est le « s’ » de s’identifier à. L’ipse, c’est le « soi »
qui, nous dit Ricœur, en français « est défini d’emblée comme pronom réfléchi »228. Par
ailleurs, rapprocher « soi » du terme « se » permet de lever l’obstacle consistant à
considérer le pronom « soi » comme n’étant le pronom réfléchi que de la troisième
personne. En effet, le « se » tant qu’il est rapporté à des verbes du mode infinitif, « désigne
alors le réfléchi de tous les pronoms personnels, et même de pronoms impersonnels, tels
que “chacun”, “quiconque”, “on” »229. Ainsi, le fait de se reconnaître dans des valeurs, de
s’identifier à des figures héroïques qui sont le propre du caractère portent la marque de
l’ipse qui en est même au fondement. L’ipse est bien présente dans la formation du
caractère.
Cependant, il convient encore de rappeler que, pour Ricœur, le retour à soi de la
réflexion ne se fait pas dans l’immédiateté, mais toujours par le biais d’un détour. Le retour
à soi nécessite un intermédiaire, un terme médiateur. Dans le cas du caractère, ce sont
toutes les figures, mais aussi toutes les valeurs, les normes, les idéaux pour reprendre des
termes que Ricœur lui-même emploie230 qui nous servent de modèles dans l’enfance et
encore à l’âge adulte pour advenir à nous-même. Ce sont tous les modèles par lesquels se
construit notre caractère. Ces modèles représentent une forme d’altérité qui entre en
relation avec le caractère. De l’autre entre dans le même. Mais il faut immédiatement
préciser qu’il entre en relation sur le mode de l’intégration. En effet, le caractère autre de
ces différents modèles est intériorisé, ce qui a pour effet, au final, d’annuler précisément
l’altérité. Pour le dire autrement, l’autre est devenu même. L’altérité a été transformée en
mienneté. Ainsi, ce processus dynamique de réflexion médiatisée qui intériorise l’altérité
aboutit à l’acquisition et à la sédimentation dans le même de ces traits autres et cela sous la
forme de dispositions que l’on rassemble sous le vocable de caractère. De cette façon, le
caractère acquiert une stabilité. Ainsi, « en tant même que seconde nature, mon caractère
228
Ibid., p. 11.
Idem. « “Soi” est un réflexif de toutes les personnes, écrit Ricœur. C’est par ce chemin, précise-t-il par
ailleurs, que je me suis efforcé de quitter les ornières d’un certain solipsisme, d’un certain idéalisme que j’ai
moi-même traversé alors que j’étais plus proche que je ne le suis maintenant de Husserl, et surtout du Husserl
des Méditations cartésiennes » (P. Ricœur, « Entretien », p. 24)
230
SA, p. 146-147.
229
69
c’est moi, moi-même, ipse; mais cet ipse s’annonce comme idem. Chaque habitude ainsi
contractée, acquise et devenue disposition durable, constitue un trait – un trait de caractère
précisément –, c’est-à-dire un signe distinctif à quoi on reconnaît une personne, on la
réidentifie comme étant la même, le caractère n’étant pas autre chose que l’ensemble de ces
signes distinctifs »231.
Un tout autre rapport à l’altérité se dessine dès lors que l’on considère l’identité-ipse,
c’est-à-dire cette forme d’identité où l’ipséité est mise à nu sans le support de la mêmeté232.
L’exemple que Ricœur considère comme paradigmatique dans le cas de l’identité-ipse est
celui du maintien de la parole donnée, autrement dit celui de la promesse. Promettre, c’est
s’engager à faire ce que l’on a dit que l’on ferait. Définition qui rend relativement bien
compte de ce qu’est la promesse, mais qui cache cependant, en son sein, un élément
essentiel qu’il convient de faire apparaître si l’on ne veut pas passer à côté de ce qu’elle est
vraiment. En effet, si l’on prend cette définition telle quelle, sans en faire apparaître la
dimension dialogale, c’est-à-dire sans dé-couvrir la part de l’autre qui lui est inhérente, un
danger guette l’auteur de la promesse. Péril de l’enfermement sur soi. Si l’on ne fait pas
explicitement ressortir que la promesse est avant tout promesse faite à quelqu’un, si l’on
occulte l’autre à qui la promesse est faite, alors cet engagement qui la caractérise n’est plus,
finalement, qu’engagement envers soi : ne maintenir sa promesse que parce qu’on s’est
engagé à le faire. Promesse qui n’est alors plus qu’une obligation envers soi-même.
Cependant, Ricœur nous rappelle que « l’engagement est […] premièrement “envers
l’allocutaire” »233. C’est donc seulement si l’on reconnaît que la promesse est avant toute
chose engagement envers l’autre 234 , autrement dit si l’on fait ressortir explicitement la
dimension dialogale de la promesse que l’on peut venir contrer l’enfermement du soi.
Ricœur nous dit ainsi que
l’obligation de se maintenir soi-même en tenant ses promesses est menacée de
se figer dans la raideur stoïcienne de la simple constance si elle n’est pas
irriguée par le vœu de répondre à une attente, voire à une requête venue
d’autrui. C’est en vérité, dès le premier stade, celui de l’intention ferme, que
231
Ibid., p. 146.
Ibid., p. 148.
233
P. Ricœur, « La promesse d’avant la promesse », p. 27.
234
Ricœur nous rappelle d’ailleurs la force du rapport à l’autre dans la promesse (Parcours de la
reconnaissance, p. 205).
232
70
l’autre est impliqué : un engagement qui ne serait pas de faire quelque chose
que l’autre pourrait choisir ou préférer pourrait n’être qu’un pari stupide235.
Ainsi, alors que dans le cas de l’identité-idem, l’altérité est intériorisée pour finalement
devenir mienneté, au contraire, quand l’altérité est en couple avec l’ipséité, les deux, bien
qu’intimement liés trouvent leurs marques propres. Le rapport à l’autre qui est celui de
l’ipséité implique certes un lien, mais également une mise à distance, une distanciation à
partir de soi, alors que, au contraire, le même tend à ramener l’autre à lui, à l’intégrer en lui.
Le modèle de la promesse est vraiment éclairant à cet égard : le rapport à l’altérité est tel
que cette dernière nécessite d’être déployée, d’être distinguée pour justement contrer
l’enfermement sur soi qui viendrait nier le sens même de la promesse, n’en faisant « qu’un
pari stupide ». Ainsi, alors que la mêmeté est fermeture, l’ipséité est ouverture.
Mêmeté et ipséité traduisent donc deux mouvements inverses quant au rapport à
l’autre : la mêmeté ramène à elle-même, alors que l’ipséité distingue d’elle-même. Cela
ressort avec beaucoup de clarté dans l’analyse croisée que fait Marlène Zarader du concept
ricœurien de « promesse » et du film des frères Dardenne intitulé La promesse. Zarader fait
par ailleurs très bien ressortir un aspect que nous avons encore relativement peu évoqué, à
savoir que c’est l’appel de l’autre, d’autrui qui permet à l’ipse de se distinguer de l’idem.
Mais avant de détailler cette analyse, rappelons, avec Zarader, l’intrigue du film :
Dans une banlieue désolée […], un homme sans scrupule (Roger) exploite des
travailleurs immigrés clandestins, qu’il loge dans une bâtisse insalubre. Il est
aidé dans cette tâche par son fils d’une quinzaine d’années, Igor. À l’occasion
d’un contrôle de l’inspection du travail, un ouvrier burkinabé, Hamidou, tombe
d’un échafaudage et se blesse grièvement. La veille, il avait accueilli sa femme
(Assita) et son bébé (Tiga), venus du pays. Pendant qu’Igor tente de le secourir,
Hamidou, presque qu’inconscient, lui demande de « s’occuper » de sa femme et
de son fils. Et comme l’adolescent acquiesce en silence, il insiste : « Dis-le ».
Igor promet. Quelques minutes plus tard, le père arrive. Igor […] suggère de
transporter [Hamidou] à l’hôpital, [mais] Roger […] s’emploie [plutôt] à
camoufler l’agonisant sous un empilement de planches. Le soir, […] les deux
hommes ensevelissent [le corps] sous un mélange de béton et de gravats. La
suite du film montre comment Igor – confronté à des situations chaque fois
nouvelles […] – « improvise » au jour le jour pour ne pas trahir sa promesse.
Cela le conduit, par-delà les gestes mineurs auxquels il croyait pouvoir se tenir
au début (couper du bois, donner de l’argent), à se détacher graduellement du
père, selon une progression qui apparaît comme inévitable : le quitter […],
l’attacher […], enfin le dénoncer236.
235
236
SA, p. 311.
M. Zarader, « La promesse et l’intrigue », p. 90-91.
71
Ce dont il est entre autres question dans ce film, c’est, pour reprendre les mots de Ricœur,
du « devenir humain et adulte »237 d’Igor, de la façon dont Igor advient à lui-même. Or,
comme le remarque Zarader, le film illustre particulièrement bien la tension qui se joue
entre un advenir à soi qui voit le soi arriver à se tenir sans le secours du même, et un
advenir à soi comme enfermement dans le même. L’enfermement dans le même est ici
représenté par l’identification à la figure du père. Zarader relève ainsi fort justement que
« c’est la même bague que Roger offre à Igor, le même tatouage qu’il dessine sur son
épaule, la même chanson enfin qu’ils chantent en chœur dans l’inoubliable scène du
karaoké »238. Avant la promesse à Hamidou, c’est à la manière du père, à la manière du
même qu’Igor était en train d’advenir à lui-même. Mais par cette parole donnée à l’autre, à
Hamidou, Igor va justement se détacher d’un père qui voulait l’enfermer dans le lieu du
même pour au contraire se révéler comme soi, c’est-à-dire autre que lui-même. Igor advient
à lui-même comme un autre plutôt que de devenir le même que l’autre. C’est, en effet, en
tenant sa promesse, en tenant sa parole, coûte que coûte, envers et contre son père, qu’Igor
se maintient ainsi lui-même et, ce faisant, se détache de son père pour advenir à lui-même.
Certes, le moment d’« identification-à des valeurs, des normes, des idéaux, des
modèles, des héros, dans lesquels la personne, la communauté se reconnaissent » 239 est
nécessaire dans la construction de l’identité, mais elle nécessite également un moment de
mise à distance pour que finalement le soi puisse se tenir sans le secours du même; dans le
film, sans le secours du père. Par ailleurs, comme le montre fort bien Zarader grâce au film
des frères Dardenne, cette advenue à soi est rendue possible grâce à un autre, un étranger.
Mêmeté et ipséité sont ainsi traversées de part en part par l’altérité, mais de façon
différente : « soit que [l’autre] consolide l’idem, soit qu’il ouvre à l’ipse »240. Et il convient
d’ajouter que la façon dont l’autre vient garantir l’ipséité, c’est en « interdis[ant] toute
confusion avec moi »241 :
L’identité-idem reste enfermée en [l’identification], [alors que] l’identité-ipse
s’en affranchit. […] Or c’est bien là ce que le film, littéralement, met en scène.
L’autre auquel Igor a donné sa parole est l’étranger, le Noir, le clandestin : non
237
Voir, à ce propos, P. Ricœur, « Existence et herméneutique », p. 26. Également J. Michel, « L’animal
herméneutique ».
238
M. Zarader, « La promesse et l’intrigue », p. 93.
239
SA, p. 146.
240
M. Zarader, « La promesse et l’intrigue », p. 93.
241
Ibid., p. 94.
72
pas celui avec lequel il pourrait se confondre, mais celui qui l’attire hors de luimême. […] Luc Dardenne en avait une claire conscience, lorsqu’il résumait
ainsi le projet du film : « La promesse, ou comment un fils échappe au meurtre
de [par] son père. Comment échapper à celui qui vous aime et que vous aimez ?
Qui viendra vous tirer de là ? […] Un autre. Et il faudra qu’il vienne de loin, de
très loin »242.
La promesse nous montre que dans le cas de l’identité-ipse, autrui m’ouvre à un « hors de
moi », à un « au-delà de moi », plus précisément même, à un « au-devant de moi ». En
promettant, je m’engage, en effet, maintenant à faire quelque chose dans le futur. « En
promettant, nous dit Ricœur, je me place intentionnellement sous l’obligation de faire ce
que je dis que je ferai »243. Cependant, comme nous l’avons déjà évoqué, le maintien de soi
propre à l’ipséité pourrait se figer en une constance stérile si la promesse n’était pas faite
avant tout à autrui. Dire « je promets », ce n’est pas m’engager avant tout envers moi, mais
plutôt envers autrui. Mais ce n’est pas tout. « La promesse, nous dit en effet Ricœur, n’a
pas seulement un destinataire, mais un bénéficiaire »244. Je m’engage certes envers autrui,
mais je m’engage surtout à faire le bien pour autrui. Selon Ricœur, en effet, « [l]a promesse
est un engagement à “faire” ou à “donner” quelque chose de tenu bon pour lui »245, et
même plus précisément, tenu bon par lui. La promesse consiste à répondre au souhait
d’autrui, à ce qu’il peut choisir ou préférer. En ce sens, la promesse comporte une
dimension éthique. Mais est-ce alors à dire que cette dimension éthique représente une
caractéristique propre de l’ipséité ?
2. L’ipséité comme condition de possibilité de la rencontre éthique avec autrui :
L’exemple de la sollicitude
2.1. La sollicitude
Pour Ricœur, en effet, c’est bien l’ipséité et non la mêmeté qui constitue le socle de la
relation éthique à autrui. Et il est possible de voir à l’œuvre cette relation à autrui qui est le
fait de l’ipse plutôt que de l’idem dans la dialectique entre l’estime de soi (pôle du soi) et la
242
Idem.
P. Ricœur, Temps et récit. Tome III. Le temps raconté, p. 419.
244
P. Ricœur, « La promesse d’avant la promesse », p. 27.
245
Idem.
243
73
sollicitude (pôle de l’autre) 246 qui est une traduction, au plan phénoménologique, de la
dialectique de l’ipséité et de l’altérité (qui, elle, se joue davantage au plan ontologique)247.
Qu’est-ce que l’estime de soi ? Au regard d’une vie, l’estime de soi correspond au degré
d’accomplissement des idéaux de chacun. C’est la mesure dans laquelle le parcours de vie
de quelqu’un correspond à ce qu’il aurait souhaité qu’il soit sachant que cette « mesure »
est médiatisée par l’interprétation que chacun en fait. En effet, l’estime de soi n’est pas
donnée directement, elle résulte plutôt du travail d’interprétation par l’individu de ses
actions, de ses idéaux, de ses réalisations. L’estime de soi, écrit ainsi Ricœur, est « le
moment réflexif de la praxis »248. Moment réflexif car c’est par la reconnaissance du fait
que ces actions sont bien les nôtres, c’est-à-dire que nous en sommes l’auteur, que l’estime
de soi devient possible. Ces actions ne résultent pas de « simples forces de la nature », mais
plutôt de notre capacité d’agir intentionnellement, c’est-à-dire de notre capacité d’agir pour
des raisons ainsi que de notre capacité d’initiative, c’est-à-dire de notre capacité de
commencer quelque chose de neuf dans le monde. Ce moment réflexif de la praxis est ainsi
le regard – interprétatif, c’est-à-dire toujours médiatisé – que l’on pose sur les actions et les
œuvres de notre vie. C’est par l’interprétation de nos actions que l’estime de soi devient
possible. Et, plus précisément, l’estime de soi est un processus réflexif qui passe par
l’évaluation de nos actions. C’est en interprétant nos actions à l’aune d’étalons
d’excellence, c’est-à-dire de règles de comparaison données par la société, et au regard de
nos plans de vie professionnels, familiaux, etc. que l’on en vient à se reconnaître comme un
soi digne d’estime. Ainsi, écrit Ricœur, « c’est en évaluant nos actions que nous
contribuons d’une façon remarquable à l’interprétation de nous-mêmes en termes
d’éthique ». À partir de là, il « propose d’appeler estime de soi, l’interprétation de soimême médiatisée par l’évaluation éthique de nos actions. L’estime de soi est en tant que
telle un processus évaluatif appliqué indirectement à nous-mêmes en tant que soi »249.
246
Il semble pertinent de considérer plus particulièrement le soi dans sa capacité éthique puisque de l’aveu
même de Ricœur « [la dialectique] de l’ipséité et de l’altérité a régné plus complètement sur les trois dernières
études », c’est-à-dire sur les trois études de Soi-même comme un autre qui composent la « petite éthique » de
Ricœur (SA, p. 345).
247
SA, p. 346 et 368 notamment.
248
P. Ricœur, « Éthique et morale », p. 259.
249
P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 394.
74
Cependant, la réflexivité propre à l’estime de soi, nous dit Ricœur, « semble porter en
elle la menace d’un repli sur soi, d’une fermeture »250. Risque de voir le soi se muer en moi,
en un ego coupé d’autrui. Or, ce qui va prévenir cette dérive égologique, c’est l’appel de
l’autre. Appel qui va réveiller l’orientation vers l’autre que le soi porte toujours déjà en lui
quand il a en vue le bien vivre au regard duquel il va s’estimer lui-même. Au niveau de
l’estime de soi, l’altérité est en effet déjà bien présente sous la forme de sentiments
spontanément dirigés vers autrui. Ainsi, si le soi ne se referme pas sur lui-même, si le moi
ne prend pas sa place, c’est parce qu’il porte en lui une part d’altérité251 que l’appel de
l’autre découvre. Le soi porte déjà en lui cette orientation vers autrui qui prend ici « le beau
nom de “sollicitude” »252. La sollicitude agit ainsi toujours de l’intérieur même de l’estime
de soi et l’empêche de se muer en une espèce d’amour de soi, d’égoïsme en lui rappelant
qu’« une action ne pourrait être estimée bonne, si elle n’était faite en faveur d’autrui, par
égard pour lui » 253 . C’est l’appel de l’autre qui vient contrer la prétention à la toutepuissance de l’ego. Mais si le soi peut entendre cet appel, c’est parce qu’il est
fondamentalement toujours déjà pétri d’altérité et donc ouvert à l’autre. Ricœur peut ainsi
écrire que « [c]e que la souffrance de l’autre, autant que l’injonction morale issue de
l’autre, décèle dans le soi, ce sont des sentiments spontanément dirigés vers autrui »254.
Pour Ricœur, l’appel de l’autre est essentiel, mais pour être reçu, il faut que le soi ne soit
pas totalement fermé sur lui-même. Seul un soi potentiellement déjà ouvert à autrui peut
réellement accueillir l’autre et lui répondre. Ici se fait jour un premier point de discorde
entre Ricœur et Levinas. En effet, pour Levinas, c’est plutôt l’autre qui vient fracturer le
monde clos du soi, le faisant par là-même entrer dans la sphère de l’éthique. Aucun soi ne
se tient, au préalable, ouvert à lui, potentiellement prêt à l’accueillir255. Précisons.
250
SA, p. 212.
D’ailleurs, il convient de remarquer avec Ricœur que « [d]ire soi n’est pas dire moi. Soi implique l’autre
que soi, afin que l’on puisse dire de quelqu’un qu’il s’estime soi-même comme un autre » (P. Ricœur,
« Éthique et morale », p. 260).
252
P. Ricœur, « Éthique et morale », p. 258.
253
SA, p. 222.
254
Ibid., p. 224, nous soulignons.
255
À cet égard, dans son analyse du film des frères Dardenne, Marlène Zarader nous semble parfois faire une
lecture plus levinassienne que ricœurienne. Elle insiste en particulier sur le fait que l’autre – qui prend
d’ailleurs la figure de l’étranger – vient faire « effraction » – vocabulaire plus levinassien que ricœurien –
dans la sphère du soi. Dans la lecture qu’elle en fait, il semble donc que ce soit l’étranger qui vienne ouvrir le
soi à lui-même, alors que, pour Ricœur, le soi est déjà ouvert à l’autre et, pour cette raison même, est capable
d’entendre son appel.
251
75
2.2. Figure(s) levinassienne(s) du sujet : de l’ego au moi.
De prime abord, il apparaît que, chez Levinas, le Moi n’est pas d’abord tourné vers
l’autre, ouvert à l’autre. Au contraire, chez lui, dans son monde de jouissance, il n’est
tourné que vers lui-même et, en ce sens, fermé à autrui. Le sujet qui prévaut à la rencontre
avec autrui est un sujet caractérisé par l’égoïsme. On a affaire à un sujet qui cherche à
affirmer son identité et qui le fait par la médiation du monde. Dans la possession du monde,
dans la jouissance du monde, le Moi fait sien ce qui auparavant était extérieur. Assimilation
de l’altérité du monde pour mieux coïncider avec lui-même. Dans la jouissance du monde
par le Moi s’opère un revirement de l’altérité du monde en identification de soi.
Identification du Même qui définit le concret de l’égoïsme. Égoïsme qui doit cependant,
pour Levinas, être entendu dans un sens positif dans la mesure où il traduit l’indépendance
du Moi, son autonomie. En effet, il faut un Moi pour rencontrer autrui. Ce Moi, même s’il
n’est pas encore le moi au sens plein du terme chez Levinas 256, c’est-à-dire le moi éthique,
marque déjà une sortie du moment impersonnel, de l’être en général, au sein duquel aucune
rencontre n’est possible. La jouissance rend le Moi définitivement indépendant. Cependant,
cette jouissance, cette possession des choses qui permet au moi de se détacher du fond de la
neutralité pour s’affirmer, nécessite qu’il se retire en sa demeure, demeure qui marque le
recueillement, le repli sur soi et donc la séparation.
Mais, pour Levinas, cette séparation est essentielle dans la mesure où elle est une
condition de possibilité de la rencontre du visage. « Le Même et l’Autre à la fois se tiennent
en rapport et s’absolvent de ce rapport, demeurant absolument séparés. L’idée de l’Infini
demande cette séparation. La métaphysique s’efforcerait de supprimer la séparation, d’unir.
Concevoir la séparation comme déchéance ou privation ou rupture provisoire de la totalité,
c’est ne pas connaître d’autre séparation que celle dont témoigne le besoin » 257 . La
rencontre d’autrui ne peut se faire qu’avec un moi indépendant, qu’entre deux êtres que rien
256
À propos du « moi » et de l’ambiguïté qu’il y a même à le dire, Levinas écrit : « Mais quel embarras du
langage ou quelle ambiguïté dans le moi ! Voilà que nous parlons du moi comme d’un concept alors que dans
chaque moi la “première personne” est unicité et non pas individuation d’un genre. Le moi, si on peut dire, est
moi, non pas là où on parle de lui, mais là où il parle à la première personne : moi s’évadant du concept
malgré le pouvoir que le concept reprend sur lui dès qu’on parle de cette évasion, de cette unicité, de cette
élection » (E. Levinas, « Diachronie et représentation », p. 175, note 1).
257
TI, p. 104. Et encore, toujours dans Totalité et infini : « Pour avoir l’idée de l’Infini, il faut exister comme
séparé. L’idée de l’Infini, c’est la transcendance même. Si la totalité ne peut se constituer, c’est que l’Infini ne
se laisse pas intégrer. Ce n’est pas l’insuffisance du Moi qui empêche la totalisation, mais l’infini d’Autrui »
(p. 78).
76
ne relie et qui ne peuvent donc pas être pensés à l’aune d’une totalité, qui échappent à la
totalité. Dans l’ordre du Même, autant d’ailleurs, chez Levinas que chez Ricœur, le moi a
besoin de l’autre, de l’autre du monde, de l’autre que le moi fait sien en se repliant toujours
sur soi. Cependant, la rencontre d’autrui, du visage ne peut pas ressortir à une telle relation,
c’est-à-dire d’une relation marquée par le besoin car une telle relation implique
l’assimilation de l’autre au Même. Le moi et l’autre ne doivent plus être dans cette relation
de besoin qui, immanquablement, entraîne une intégration de l’altérité annihilant en partie
son caractère d’altérité. La séparation marque au contraire la non-dépendance à autrui, le
fait que le moi pré-éthique n’est pas déjà en rapport avec lui. « La séparation radicale entre
le Même et l’Autre, écrit Levinas, signifie précisément qu’il est impossible de se placer en
dehors de la corrélation du Même et de l’Autre pour enregistrer la correspondance ou la
non-correspondance de cet aller à ce retour. Sinon, le Même et l’Autre se trouveraient
réunis sous un regard commun et la distance absolue qui les sépare serait comblée »258.
Cette exigence de séparation peut être mieux comprise en faisant référence à l’idée de
l’infini, idée de l’infini qui est en quelque sorte le mode de la relation à autrui, mode
inverse de celui de l’intentionnalité, ou même plutôt hors l’intentionnalité 259 . Idée de
l’infini qui repose sur une rupture avec la totalité et donc sur la séparation. En effet, lors de
la rencontre avec autrui, ce que le visage exprime, c’est l’infini, c’est-à-dire ce qui ne peut
être englobé, ce qui ne peut être totalisé, ce qui ne peut être thématisé ou conceptualisé.
L’absolument autre est ce qui déborde la pensée. Extériorité car en-dehors de toute totalité,
car autrement que la totalité. Dès la préface de Totalité et Infini, Levinas écrit qu’« on peut
remonter à partir de l’expérience de la totalité à une situation où la totalité se brise, alors
que cette situation conditionne la totalité elle-même. Une telle situation est l’éclat de
l’extériorité ou de la transcendance dans le visage d’autrui. Le concept de cette
transcendance […] s’exprime par le terme d’infini. […]. [Et] dans l’idée de l’infini se pense
258
TI, p. 24. Et encore : « La séparation ne se réduisant pas à un simple pendant de la relation, la relation avec
Autrui n’a pas le même statut que les relations offertes à la pensée objectivante et où la distinction des termes
en reflète aussi l’union. […] Les termes en demeurent absolus malgré la relation où ils se trouvent » (TI,
p. 197).
259
« L’idée de l’infini n’est pas une intentionnalité dont l’Infini serait l’objet. […] [L]’intentionnalité qui est
l’ouverture de la pensée sur le thème, ne déborde pas ce thème. Elle ne consiste pas à penser plus que ce qui
est pensé en elle. […] L’infini n’est donc pas le corrélatif de l’idée de l’infini comme si elle était une
intentionnalité » (E. Levinas, « Transcendance et hauteur », p. 103).
77
ce qui reste toujours extérieur à la pensée » 260 . L’idée de l’Infini met en échec
l’intentionnalité, c’est-à-dire le « mode » ou la « façon » de la connaissance. En effet,
« [l]’idée de l’infini consiste précisément et paradoxalement à penser plus que ce qui est
pensé en le conservant cependant dans sa démesure par rapport à la pensée. L’idée de
l’infini consiste à saisir l’insaisissable en lui garantissant cependant son statut
d’insaisissable »261. Ce qui est pensé (l’infini) ne rentre pas dans l’idée que l’on a de lui. Ce
qui est pensé dépasse l’idée que l’on peut en avoir262. Or, pour être en mesure d’être mis en
question par ce qui le dépasse, il faut que le moi soit séparé, fermé. Il faut que le moi soit
séparé pour qu’autrui puisse, comme extériorité absolue, venir le mettre en question. Pour
Levinas, seul un étranger, au sens fort du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui ne partage rien
avec moi, peut briser la conscience de soi centrée, tournée sur elle-même et l’ouvrir
véritablement à elle-même, c’est-à-dire à son unicité. Cet étranger, c’est le visage. C’est
autrui.
Autrui ébranle le sujet – conscience, conscience de…, conscience de soi – en
l’interpelant, c’est-à-dire en lui enjoignant la responsabilité. Assignation à responsabilité
qui est une injonction à répondre d’autrui, à être responsable d’autrui et ce, avant même
d’avoir fait quelque chose. Nous aurons l’occasion de discuter en détails la teneur de cette
responsabilité, mais on peut déjà dire que c’est une responsabilité qui est imposée de
l’extérieur au sujet. Une responsabilité qui ne s’ancre pas dans la liberté du sujet mais la
précède au sens où elle en est l’origine. C’est dire que cette responsabilité incombe au sujet
alors qu’il ne l’a pas voulu, pas choisi, pas décidé. Responsabilité qui a alors l’apparence
d’un fardeau. Pourtant il n’en est rien. « La subjectivité, en tant que responsable, écrit
Levinas, est une subjectivité qui est d’emblée commandée; en quelque manière
l’hétéronomie est ici plus forte que l’autonomie, sauf que cette hétéronomie n’est pas un
esclavage, n’est pas un asservissement »263. En effet, la responsabilité, pour Levinas, est ce
qui structure la subjectivité. C’est par la responsabilité pour autrui qui lui est imposée que
le sujet advient à lui-même, qu’il s’individue comme « sujet » éthique. Que cet appel, ce
260
p. 9-10.
E. Levinas, « Transcendance et hauteur », p. 103.
262
Levinas s’est inspiré ici de la conception cartésienne de l’Infini. Voir, entre autres, « La philosophie et
l’idée de l’infini » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 238-239. Également,
« Transcendance et hauteur », p. 104.
263
E. Levinas, « Philosophie, justice et amour » dans EN, p. 121.
261
78
commandement à responsabilité ne soit pas un asservissement, Levinas s’en explique de la
façon suivante : c’est « comme si certaines relations purement formelles, quand elles se
remplissent de contenu, pouvaient avoir un contenu plus fort que la nécessité formelle
qu’elles signifient. A commandant B est une formule de la non-liberté de B; mais si B est
homme et A est Dieu, la subordination n’est pas servitude, au contraire, c’est un appel à
l’homme » 264 . Commandement, certes, mais commandement d’amour 265 . « Aime ton
prochain ». Ordre d’aimer. Levinas évoque ainsi « la relation à autrui qui, amour, charité,
miséricorde portée sur la responsabilité, est soucieuse d’autrui et, ainsi, de l’autre dans son
unicité – souci qui est la nouveauté même de l’humain dans l’économie de l’être […] »266.
Ordre, commandement qui relève ainsi plus de l’« élection » – concept essentiel sur lequel
il faudra nous arrêter – que de la subordination. Levinas précise ainsi que
[l]a conscience de responsabilité d’emblée obligée n’est certes pas au
nominatif, elle est plutôt à l’accusatif. Elle est « ordonnée », et le mot
« ordonner » est très bon en français : quand on devient prêtre, on est ordonné,
mais en réalité on reçoit des pouvoirs. Le mot « ordonner » en français signifie
à la fois avoir reçu l’ordre et être consacré. C’est dans ce sens-là que je peux
dire que la conscience, la subjectivité n’a plus dans sa relation à l’autre la
première place267.
L’autre, plutôt, a la première place. Inversion. C’est ce que traduit le fait que le « sujet »
soit celui qui ait à répondre – à répondre d’autrui. En ce sens, le sujet ne s’entend plus au
nominatif – comme « je » – mais à l’accusatif – comme celui qui répond « Me voici! » au
commandement d’autrui. « Me voici! », deux mots qui individuent le « sujet » plus que tous
264
Et encore dans Autrement que savoir : « Je ne suis pas du tout effrayé par l’impératif. L’impératif peut être
déformé par les relations humaines, par l’autorité humaine, par le fait que ce n’est pas le bien qui vous
commande. Ce qui vous commande n’est peut-être pas d’emblée ce devant quoi l’homme s’incline. Mais nous
avons parlé aujourd’hui encore de la manière dont on peut s’incliner sans être humilié. Ou obéir sans être
esclave. Je pense que, du point de vue formel, évidemment, lorsque A commande B, B est esclave de A, mais
il s’agit de savoir qui est A. C’est-à-dire quel est le contenu de cette relation formelle. Elle ne résiste pas à
certains contenus ! C’est à partir de la qualité de l’impératif que l’ordre peut être reconnu comme ordre du
bien » (p. 82).
265
Même si, par ailleurs, Levinas évite d’avoir recours à ce mot, trop galvaudé selon lui. Ainsi, dans
Autrement que savoir, Levinas parle de « ce mot trop beau ou trop pieux ou trop vulgaire » (p. 75). Et, plus
loin, il dit : « L’une des raisons pour lesquelles j’hésite quand même beaucoup à parler de l’amour, c’est
l’usage abusif ou séducteur de ce terme. C’est aussi son ambiguïté, et même son caractère d’“équivoque” »
(p. 77).
266
Autrement que savoir, p. 62.
267
EN, p. 121. Et encore dans Autrement que savoir : « […] voici que le moi jusqu’alors intéressé peut
répondre de l’autre, comme s’il y était appelé et élu, et par là précisément moi et unique. N’a-t-il pas entendu
la parole de Dieu ? Dieu vient là à l’idée. Il ordonne le moi comme moi, comme allégeance à autrui, dans cet
ordre d’aimer que l’amour seul peut donner ; amour comme commandement d’aimer remettant en question
l’antique opposition de l’amour et de l’ordre ! » (p. 81).
79
les nominatifs parce que le moi qui répond à l’autre, qui répond de l’autre, c’est moi et pas
un autre. Ainsi, le moi se trouve ou se découvre véritablement comme subjectivité dans la
relation éthique, relation éthique marquée par la responsabilité. Le moi est véritablement
soi dans le pour l’autre. Personne ne peut répondre à ma place à l’appel qu’autrui me lance.
Personne ne peut se substituer à moi. Responsabilité, unicité qui font du moi un sujet.
« L’identité éthique, écrit Calin, identifie le moi parce qu’elle le réduit à soi, à ce qu’il est
vraiment parce qu’il est le seul à l’être – c’est-à-dire un moi responsable d’autrui »268.
De cette conception de la subjectivité découlent plusieurs implications qui seront
capitales dans la discussion avec Ricœur :
Premièrement, de par la relation particulière que le moi entretient avec le visage,
visage qui l’interpelle et auquel il répond, le moi est créature. Il est créature car de la
situation de rencontre avec le visage qui fait de lui l’unique, il n’est pas à l’origine. Le sujet
levinassien, sujet dès lors créé, dépend donc d’un autre dont il reste cependant séparé. Il ne
trouve pas son commencement en lui. Le sujet ne se donne pas à lui-même son propre
commencement, sa propre origine. Envisager le sujet comme créature, c’est aller à
l’encontre des philosophies du Même qui ramènent l’extériorité à l’intériorité. L’idée de
créature, au contraire, reconnaît l’antériorité de l’extériorité. Extériorité antérieure à toute
intériorité, sens d’avant toute donation de sens. L’être créé est celui qui a une origine en
deçà de son origine. Levinas porte l’extériorité à son paroxysme. La subjectivité pour
Levinas est irréductible à la conscience. Le sujet se définit quant à sa responsabilité envers
les autres, ces autres que nous ne connaissons même pas.
La subjectivité n’est donc plus définie par la conscience car c’est la conscience même
que le visage défie. C’est la deuxième implication que nous voulons mettre de l’avant. « La
pure réflexion, écrit Levinas, ne peut avoir le premier mot : comment surgirait-elle dans la
spontanéité dogmatique d’une force qui va ? Il faut que, du dehors, on la mette en question.
Il faut à la réflexion une hétéronomie »269. L’intentionnalité originaire se trouve ébranlée.
L’autonomie de la conscience est mise à mal. Avant même que de pouvoir se trouver
comme constituante, la conscience est affectée, la conscience est approchée, et cela malgré
268
269
80
R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 269.
E. Levinas, « Transcendance et hauteur », p. 104.
elle, sans qu’elle l’ait voulu. En ce sens le sujet est otage270. Hyperbole pour signifier la
destitution de la notion de sujet pensée comme position.
Le sujet comme Moi est ce qui se tient, se possède, nous dit Levinas, il est
maître de lui-même comme de l’univers. Ce sujet est par conséquent
commencement, comme s’il était avant toute chose. Il assure l’univers comme
s’il en était le commencement. Même s’il arrive tard, il est comme s’il était
avant toute chose : par l’histoire, il peut savoir ce qui était avant lui. Mais,
commencement, il est aussi achèvement : la fin de l’histoire est pleine
possession de soi par soi, pleine présence à soi. Dans la relation à autrui qu’il
n’a pas encore interprétée, cette présence à soi est d’entrée de jeu défaite par
l’autre271.
Le sujet exalté comme l’appelle Ricœur, le sujet conscience de soi et conscience du monde,
le sujet comme conscience de, le sujet qui se pose est mis en question par autrui. La
conscience est mise en question sans pouvoir même se réapproprier cette mise question. Il
s’agit en effet d’une « mise en question de la conscience et non de la conscience de la mise
en question »272. Par le fait même, « [l]e Moi perd sa souveraine coïncidence avec soi, son
identification où la conscience revient triomphalement à elle-même pour reposer sur ellemême. Devant l’exigence d’autrui, le Moi s’expulse de ce repos et n’est pas la conscience,
déjà glorieuse de cet exil » 273 . Le visage vient littéralement arrêter la conscience qui
persévère en elle-même. Mais le visage n’est pas une simple limite opposée à la liberté du
sujet, il vient plutôt mettre en question cette liberté même et en redéfinir la teneur 274. La
liberté n’est plus première, nous dit Levinas. N’est pas originaire cette liberté qui est
270
Nous aurons l’occasion de revenir sur cette conception du sujet comme otage et sur le concept qui lui est
apparenté de substitution.
271
E. Levinas, Dieu, la Mort, le Temps, p. 209.
272
E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 272. Voir également Liberté et
commandement, p. 63 et p. 76-77.
273
E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 273. Et encore : « Toute critique de
soi dans la réflexion se place déjà après la responsabilité » (« Transcendance et hauteur », p. 104).
274
Voir, entre autres, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 243 sq. Par exemple : « Autrui
m’apparaît dans son visage non pas comme un obstacle, ni comme une menace que j’évalue, mais comme ce
qui me mesure. Il faut, pour me sentir injuste, que je me mesure à l’infini. Il faut avoir l’idée de l’infini, qui
est aussi l’idée du parfait comme le sait Descartes, pour connaître ma propre imperfection. L’infini ne
m’arrête pas comme une force mettant la mienne en échec, elle met en question le droit naïf de mes pouvoirs,
ma glorieuse spontanéité de vivant, de “force qui va” » (p. 244). Levinas ne considère donc pas que la relation
intersubjective consiste d’abord en la confrontation de deux libertés. Pour Levinas, on n’a pas d’abord affaire
à un face-à-face de deux libertés qui s’opposent et se limitent. Dans Totalité et infini, il écrit ainsi que
« l’Autre, absolument autre – Autrui – ne limite pas la liberté du Même. En l’appelant à la responsabilité, il
l’instaure et la justifie » (p. 214). Et encore, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence : « Par la
substitution aux autres, le Soi-même échappe à la relation. Au bout de la passivité, le Soi-même échappe à la
passivité ou à la limitation inévitable que subissent les termes dans la relation : dans la relation incomparable
de la responsabilité, l’autre ne limite plus le même, il est supporté par ce qu’il limite » (p. 181).
81
caractérisée avant tout par l’impérialisme du Même qui, en se connaissant, se possède et
intègre à son identité ce qui au départ se présente comme autre, comme non-moi. C’est la
marche en avant de la conscience que l’entrée d’autrui fige et fait s’inverser. « Autrui, nous
dit Levinas, s’impose comme une exigence qui domine cette liberté et, dès lors, comme
plus originelle que tout ce qui se passe en moi »275. La liberté n’est plus définie par rapport
à une autonomie. Elle est plutôt fondée sur une hétéronomie. Responsabilité avant la
liberté. Je ne suis pas libre d’accepter ou de refuser cette responsabilité. Elle est antérieure à
ma liberté et m’incombe d’ores et déjà. La justification de la liberté, le fondement de la
liberté est à chercher dans la responsabilité du moi pour autrui, donc dans l’éthique.
Troisièmement, nous voulons souligner que c’est uniquement en prenant pied dans
l’éthique que l’on pourra échapper à l’arbitraire de la liberté. S’opère donc ici un
déplacement. De la fondation de soi par soi caractéristique des philosophies de la réflexion,
on passe avec Levinas au l’un-pour-l’autre, à un sujet dont le fondement est donné par
l’autre et est à chercher dans le lien à l’autre. C’est ainsi le lien à l’autre pensé
originairement comme éthique qui devient fondement. Le sujet chez Levinas n’est donc
plus fondement de soi comme chez Descartes ou Husserl. Le sujet, pourrait-on dire, perd de
sa superbe, mais ne tombe par pour autant dans l’humiliation si chère à Nietzsche. Il n’est
pas humilié mais gagne de l’humilité. Le soi ne se trouve pas mais devient moi dans sa
rencontre avec autrui. Autrui m’élit à moi, nous y reviendrons. Autrui désarçonne donc le
sujet, il le désarçonne de sa position de sujet qui se fonde mais c’est pour mieux lui trouver
une assise dans l’éthique, comme sujet éthique. Le sujet ne se pose plus mais il n’erre pas
non plus. Autrui lui donne un point d’appui.
L’éthique pour Levinas est ainsi première, elle ne repose pas sur un fond
ontologique. « La responsabilité pour autrui qui n’est pas l’accident arrivant à un sujet,
mais précède en lui l’essence, écrit Levinas, n’a pas attendu la liberté où aurait été pris
l’engagement pour autrui. Je n’ai rien fait et j’ai toujours été en cause : persécuté. L’ipséité,
dans sa passivité sans arché de l’identité est otage. […]. La responsabilité dans l’obsession
est une responsabilité du moi pour ce que le moi n’a pas voulu, c’est-à-dire pour les
autres » 276 . L’assignation à responsabilité vient marquer ce primat de l’éthique sur
275
276
82
TI, p. 59.
AE, p. 145. Nous soulignons.
l’ontologie. En effet, cette assignation par l’autre à la responsabilité du soi traduit une
obéissance précédant toute écoute du commandement. Avant même tout choix ou toute
volonté de ma part, j’ai été élu et plus précisément élu au bien. « Dans cette bonté préalable
à tout choix qu’est ma responsabilité, nous dit Levinas, je suis comme élu, non
interchangeable, le seul à pouvoir faire ce que je fais à l’égard d’autrui » 277 . Cette
responsabilité pour l’autre qui m’incombe est donc une responsabilité morale. « La
signification même de mon obligation éthique, c’est le fait que personne d’autre ne pouvait
faire ce que je fais, comme si j’étais élu. […]. Dans ma responsabilité pour autrui, je suis
toujours appelé comme si j’étais le seul qui puisse le faire… se faire remplacer pour un acte
moral, c’est renoncer à l’acte moral »278. Cette impossibilité de se soustraire fait du moi le
point qui porte « la gravité du monde » pour reprendre un mot de Levinas. L’accusatif par
lequel le moi se dit marque un commencement. Je suis unique avant d’être. Ce qui définit le
sujet avant d’être, c’est la passivité de son élection. Avant d’être, le sujet se meut dans
l’autrement qu’être, dans la transcendance. Il est « l’Autre-dans-le-Même ». Subjectivité
qui s’entend dans la responsabilité et la substitution et donc subjectivité comme passivité.
C’est Autrui qui m’interpelle, c’est de lui que part toute initiative et donc moi, je suis
exposé à Autrui, passivement. Responsabilité, donc, qui définit la structure même de la
subjectivité : « la responsabilité en effet n’est pas un simple attribut de la subjectivité, écrit
Levinas, comme si celle-ci existait déjà en elle-même, avant la relation éthique. La
subjectivité n’est pas un pour soi; elle est, encore une fois, initialement pour un autre »279.
Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, également, Levinas écrit : « Malgré moi,
pour-un-autre – voilà la signification par excellence et le sens du soi-même, du se –
accusatif ne dérivant d’aucun nominatif – le fait même de se retrouver en se perdant »280.
C’est en se perdant dans l’extrême passivité de sa responsabilité pour l’autre que le sujet se
trouve. Dire « Me voici! », c’est dire plus que simplement « Je suis ». C’est s’affirmer
comme individu, comme moi et pas comme autre. « J’ai toujours pensé que l’élection n’est
pas du tout un privilège, écrit Levinas; c’est la caractéristique fondamentale de la personne
humaine, en tant que moralement responsable. La responsabilité est une individuation, un
277
E. Levinas, « L’asymétrie du visage », p. 119.
Idem.
279
E. Levinas, Éthique et infini, p. 103.
280
AE, p. 14.
278
83
principe d’individuation. Sur le fameux problème, “l’homme est-il individué par la matière,
individué par la forme ?”, je soutiens l’individuation par la responsabilité pour autrui »281.
La conception levinassienne de la subjectivité est ainsi marquée par le primat de
l’autre dans la mesure où c’est par autrui, dans ma responsabilité pour lui, que j’accède à
moi. Or, cette primauté d’autrui, Ricœur ne peut l’accepter.
2.3. La critique ricœurienne
En effet, pour Ricœur, il faut au contraire déjà un soi pour être en mesure d’entendre
l’appel de l’autre. Plus précisément, seul un soi déjà ouvert à autrui peut véritablement
entendre et répondre à l’appel de l’autre. Or, pour Levinas, c’est plutôt l’autre qui est à
l’origine de l’ouverture du sujet à l’éthique. À la fois Ricœur et Levinas font tomber le sujet
de son piédestal, mais Levinas le fait de façon beaucoup plus radicale que Ricœur et c’est
finalement cette radicalité que Ricœur critique. Ricœur, rappelons-le, est un héritier des
philosophies de la réflexion et s’il transforme la conception du sujet héritée de Descartes et
de Husserl notamment, il ne la renie jamais totalement.
Ricœur énonce sa critique de Levinas dans les études sept et dix de Soi-même comme
un autre et la reprend ensuite dans quelques autres textes. Il l’énonce notamment fort
clairement dans un échange de lettres qu’il a eu avec Levinas : « S’il y a entre vous et moi
quelque différend, écrit Ricœur en s’adressant à Levinas, il se situe exactement au point où
je soutiens que le visage de l’autre ne saurait être reconnu comme source d’interpellation et
d’injonction que s’il s’avère capable d’éveiller ou de réveiller une estime de soi, laquelle, je
l’accorde volontiers, resterait inchoative, non déployée et infirme hors de la puissance
d’éveil issue de l’autre »282. Ricœur est ici d’accord avec Levinas quant au fait que c’est
l’appel de l’autre qui initie la relation intersubjective qui est même alors relation éthique.
Cependant, pour Ricœur, cet appel ne peut trouver écho que chez un soi qui est déjà, d’une
certaine manière, un soi éthique. Ce n’est pas un autre qui confère au soi sa capacité
éthique. C’est parce que le soi s’atteste déjà comme soi (pré-)éthique dans l’estime de soi
qu’il peut recevoir et répondre à l’appel de l’autre. Cela apparaît clairement dans ces mots
que Ricœur a adressés à Levinas lors d’un entretien avec ce dernier : « Si je ne suis pas
281
282
84
EN, p. 118.
E. Levinas et P. Ricœur, « L’unicité humaine du pronom “je” », p. 37.
constitué responsable de mon dire, sujet d’énonciation, sujet responsable, capable de tenir
mes promesses, etc., je ne pourrais pas comprendre ce que l’autre exige et requiert de moi,
pour la simple raison que je ne peux comprendre l’idée même de l’autre que comme un
autre moi, un alter ego. C’est-à-dire qu’il faut que je puisse transférer le signe ego sur la
deuxième personne pour qu’elle soit une personne »283. Dans un texte plus ancien, « Le
problème du fondement de la morale » (1975), Ricœur développait déjà cette idée – de
façon un peu plus embryonnaire et quelque peu différente certes, mais on y trouve déjà le
cœur du propos. En effet, il n’y est pas encore question du soi, mais plutôt de la liberté
comme étant au fondement de l’éthique. Ainsi :
Je ne peux donc partir que de la croyance que je peux et que je suis ce que je
peux, que je peux ce que je suis. C’est cette corrélation initiale d’une croyance
et d’un acte (d’un acte qui se pose, d’une croyance qui est la lumière d’un acte)
qui, à mon sens, est le seul point de départ possible d’une éthique. Et il y a
éthique précisément parce que, si on peut appeler la croyance dans la liberté la
lumière d’un acte, c’est une lumière aveugle dont la productivité doit se
ressaisir à travers toute une vie, toute une activité. […]. Ce qui est absolument
premier, c’est ce désir d’être dans un désir de faire qui serait comme
l’expression, la marque et la signature de ce pouvoir faire. […]. Mais ce
premier point de départ ne fait pas encore une éthique. Nous aborderons
l’éthique en introduisant l’idée de deuxième personne, de liberté en deuxième
personne284.
Pour Ricœur, l’éthique commence avec un soi qui est capable de se reconnaître comme
l’auteur de ses actes. Un soi et non un moi : là est en effet précisément le lieu où l’on avait
vu se jouer la distinction entre mêmeté et ipséité : alors que dans le cas de la mêmeté, le
283
D. Banon (dir.), Emmanuel Lévinas. Philosophe et pédagogue, p. 13. Et encore dans « Approches de la
personne », p. 205 : « il n’y aurait pas de sujet responsable si celui-ci ne pouvait s’estimer soi-même en tant
que capable d’agir intentionnellement, c’est-à-dire selon des raisons réfléchies, et en outre capable d’inscrire
ses intentions dans le cours des choses par des initiatives qui entrelacent l’ordre des intentions à celui des
évènements du monde ». Également, dans « Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage », p. 103 : « le soi
serait-il résultat, s’il n’était pas d’abord présupposition, c’est-à-dire potentiellement capable d’entendre
l’assignation ? Je le sais bien, enquérir sur quelque potentialité qui ne seraient pas l’œuvre même de
l’assignation, c’est pour Lévinas poser une question inadmissible. La plus infime admission d’une capacité
propre, corrélative de l’assignation, ruinerait tout l’acquis d’une philosophie de la passivité menée sans
faiblesse. […] Mais est-il interdit à un lecteur, ami de Nabert et de Lévinas, de creuser le sillon d’une
philosophie où l’attestation de soi et la gloire de l’absolu seraient co-originaires ? ».
284
p. 314, 316-317, nous soulignons. Dans « Approches de la personne » également, Ricœur écrit, à propos de
la situation d’interlocution : « À vrai dire, l’expression s’adresser à l’autre exige le renversement : quelqu’un
d’autre s’adresse à moi et je réponds. Nous retrouvons le problème posé plus haut de la reconnaissance : en un
sens, on peut dire que c’est l’autre qui prend l’initiative et que je me reconnais comme personne dans la
mesure où je suis, selon l’expression de Jean-Luc Marion, interpelé ou, mieux, interloqué. Mais je ne serais
pas celui à qui la parole est adressée si je n’étais pas en même temps capable de me désigner moi-même
comme celui à qui la parole est adressée. En ce sens, autodésignation et allocution sont aussi réciproques que
l’étaient plus haut l’estime de soi et la sollicitude » (p. 212).
85
retour sur soi est annulé par l’intégration de l’altérité, ce qui brouille par là-même la
frontière entre le moi et l’autre – on est alors dans l’ordre du Même –, dans le cas de
l’ipséité, nous avions vu qu’au contraire le soi se tient sans le secours du Même. Or, c’est
cette distinction entre mêmeté et ipséité, entre moi et soi que, selon Ricœur, Levinas aurait
manquée285. Ce dernier concevrait le sujet comme un ego fermé sur lui-même plutôt que
comme un soi ouvert à autrui.
Chez E. Levinas, écrit Ricœur, l’identité du Même a partie liée avec une
ontologie de la totalité que ma propre investigation n’a jamais assumée, ni
même rencontrée. Il en résulte que le soi, non distingué du moi, n’est pas pris
au sens de désignation par soi d’un sujet de discours, d’action, de récit,
d’engagement éthique. Une prétention l’habite, qui est plus radicale que celle
qui anime l’ambition fichtéenne, puis husserlienne, de constitution universelle
et d’autofondation radicale; cette prétention exprime une volonté de fermeture,
plus exactement un état de séparation, qui fait que l’altérité devra s’égaler à
l’extériorité radicale286.
Et encore : « le moi d’avant la rencontre de l’autre, on dirait mieux d’avant l’effraction du
moi par l’autre, est un moi obstinément fermé, verrouillé, séparé »287. Levinas isolerait ainsi
le sujet dans le lieu du Même, sujet qui se trouverait alors totalement coupé d’autrui et en
opposition à lui288. Ricœur critique finalement Levinas pour avoir durci les pôles du Même
et de l’Autre. À l’opposé de l’ipséité ricœurienne, le moi levinassien serait totalement
285
« À vrai dire, ce que l’hyperbole de la séparation rend impensable, c’est la distinction entre soi et moi, et la
formation d’un concept d’ipséité défini par son ouverture et sa fonction découvrante » (SA, p. 391).
286
SA, p. 387. Et encore, dans l’étude sept cette fois : « Toute la philosophie d’E. Lévinas repose sur
l’initiative de l’autre dans la relation intersubjective. À vrai dire, cette initiative n’instaure aucune relation,
dans la mesure où l’autre représente l’extériorité absolue au regard d’un moi défini par la condition de
séparation » (p. 221).
287
SA, p. 389.
288
Cette critique de Ricœur envers Levinas est relayée par plusieurs commentateurs. Pour Peter Kemp, par
exemple, « Ricœur n’accepte pas ces hyperboles [levinassiennes] parce qu’elles rendent l’accueil de l’autre et
la distinction entre soi et moi impensables » (« Ricœur entre Heidegger et Levinas », p. 81). Waldenfels,
également, dans « L’autre et l’étranger », reprend l’argument : « Ricœur reproche principalement à Levinas
d’opposer brutalement “l’altérité de l’Autre” à une conception de “l’identité du Même”. En effet, cette
opposition barre la route du moi au soi, et elle enferme le moi dans une totalité ontologique et le sépare de
l’autre qui à son tour se trouve exilé dans une extériorité absolue » (p. 341). De même, Marc Faessler écrit
dans « Attestation et élection » : « En fait, il lui reproche implicitement de pousser la réflexion à un degré de
radicalité tel, qu’il en devient impossible de proposer un concept d’ipséité se distinguant de l’identité du moimême et se définissant par son ouverture et sa fonction découvrante, comme il en va de toute entreprise
herméneutique. Il lui objecte par ailleurs qu’à séparer ainsi l’extériorité de l’Autre et l’identité du Même,
l’altérité elle-même se trouve rejetée hors portée du sujet, privé qu’il est de toute réceptivité d’accueil à
l’égard de l’injonction même qui doit lui venir d’autrui » (p. 134). On pourrait encore citer Nicolas Monseu :
« Ricœur ne voit que “rupture” dans le visage levinassien, craignant une absence de capacité d’accueil du soi,
dans sa posture de séparation » (p. 120). Et, pour finir, Ricœur lui-même : « Il faut bien accorder au soi une
capacité d’accueil qui résulte d’une structure réflexive, mieux définie par son pouvoir de reprise sur des
objectivations préalables que par une séparation initiale » (SA, p. 391).
86
fermé à autrui à qui revient l’initiative de la rencontre qui se produit alors comme effraction
dans la demeure du soi. Effraction par un visage qui me commande : « Tu ne tueras pas ».
Seul autrui serait capable de briser le cercle de l’égologie.
Sans être totalement injustifiée, la critique ricœurienne semble cependant quelque peu
excessive. Il convient donc de se demander 1) jusqu’à quel point la critique de Ricœur est
justifiée, 2) pourquoi Ricœur ne rend pas totalement justice à Levinas et, finalement, 3) si
leur opposition est irréductible. L’enjeu n’est alors rien de moins que le fondement de
l’éthique : l’éthique peut-elle encore être pensée au sein de l’ontologie ou doit-elle, comme
Levinas nous le suggère, s’en affranchir ? L’éthique a-t-elle encore un sens quand elle est
pensée au sein de l’ontologie ?
Que la critique ricœurienne ne rende pas vraiment justice à Levinas semble presque
faire l’unanimité parmi les commentateurs. Ainsi, pour Peter Kemp :
si l’on choisit de considérer Totalité et infini comme l’ouvrage clé de Levinas
[plutôt qu’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence comme Ricœur le fait], on
ne peut pas interpréter l’analyse de la séparation comme l’a fait Ricœur. Il y a
en effet dans Totalité et infini un équilibre que Ricœur n’a pas vu entre les
niveaux d’analyse et, par conséquent, une séparation sans contradiction entre
l’existence éthique et la vie pré-éthique. C’est seulement en adoptant la
perspective d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence et en oubliant Totalité
et infini qu’on peut écrire que le moi d’avant la rencontre de l’autre est
« obstinément fermé, verrouillé, séparé ». […] Dans Totalité et infini il y a trois
niveaux de description de l’existence : celui de la jouissance et de la demeure
(dénommé Intériorité), celui du visage (dénommé Extériorité), et celui de
l’amour et de la fécondité (dénommé Au-delà du visage). Et aucun de ces trois
niveaux n’abolit les autres. […] Ainsi, le terme « autrui » que Levinas utilise en
parlant de l’ignorance d’autrui doit être entendu dans le sens strictement éthique
de visage, commandement. Car la jouissance est vécue dans une demeure où
l’autre, bien qu’il ne soit pas encore « visage », n’est pourtant pas absent, mais
est au contraire présent dans l’intimité et la douceur, dans la familiarité et la
féminité 289.
P. Bourgeois partage également cette critique envers Ricœur : « Cette lecture conçoit le rôle
du soi, avant la rencontre en face à face avec autrui, comme un ego “obstinément fermé,
verrouillé, séparé”. […]. Ce qui ne va pas est que Ricœur, dans Totalité et infini, n’a pas vu
ceci qui est présupposé par l’épiphanie du visage, à savoir la place des autres dans
l’intériorité, son économie, sa jouissance et son hospitalité. Le face à face, même dans
289
P. Kemp, « Ricœur entre Heidegger et Levinas » dans Sagesse pratique de Paul Ricœur, p. 82-83.
87
Totalité et infini, présuppose cette vie avec les autres »290. Pour Nicolas Monseu également,
« Ricœur comprime la subtilité des niveaux de l’éthique levinassienne (notamment selon la
séquence intériorité, extériorité, au-delà du visage) et les traces de l’autre que sont, aussi,
l’intimité, la familiarité, voire la féminité. […] Or, manquer les “traces” d’autrui peut
conduire à hypostasier l’autre, le confiner dans un égoïsme et un narcissisme que,
précisément, l’éthique levinassienne refuse »291.
Ces quelques références font bien montre de la convergence des critiques de la lecture
ricœurienne de Levinas. Cette capacité d’accueil d’autrui qui, pour Ricœur, est absente
chez Levinas serait bel et bien présente sous la forme notamment de la féminité tel que
Totalité et infini nous le donne à voir. Dans l’intériorité de sa demeure, le moi serait déjà en
relation avec les autres. La question qui se pose donc maintenant à nous est de savoir si et
dans quelle mesure les analyses de la féminité que fait Levinas dans Totalité et infini nous
permettent bien d’amoindrir la critique ricœurienne qui ne voit dans le moi levinassien
qu’un ego tourné vers lui-même, persévérant dans son être et alors coupé d’autrui. Et si tel
est bien le cas, comment concilier alors cette hospitalité avec l’indépendance nécessaire à la
rencontre du visage ?
290
P. L. Bourgeois, « Ricœur and Levinas : Solicitude in Reciprocity and Solitude in Existence », p. 111,
notre traduction.
291
N. Monseu, « Injonction de l’homme responsable et attestation de l’homme capable : Levinas et Ricœur »,
p. 119. C’est encore la critique que fait Richard A. Cohen à Ricœur : « the separation of the self is so
excessive, so passive that it is inviolate, that is to say, again, out of relation » (« Moral Selfhood : A
Levinasian Response to Ricœur on Levinas », p. 131). Et plus loin, concernant toujours la critique que Ricœur
oppose à Levinas : « Because the Levinasian self is too separate, the other is taken to be too other, hence they
cannot be put into relation. […] for Ricœur the basic flaw of Levinas’s account is to have overly insularized,
overly isolated, overly separated the self. The real truth, so Ricœur argues, is that in order to receive the other,
as the self surely does, the self must first have its own prior moral capacity of reception, its own prior moral
self-subsistence. Such a prior capacity […] is the key to Ricœur’s alternative conception of moral selfhood
and indeed of selfhood altogether. Although […] Levinas time and again refers to the self in terms of a
passivity deeper than receptivity, there is an entire alternative avenue of response, having to do with eros and
more specifically with familiality. […] Ricœur nowhere touches upon Levinas’s very fine analyses of the
self’s capacity of reception found in Part Four of Totality and Infinity. There the separated self – the self
susceptible to moral relations – is determined as capable of moral encounter precisely because of its created
rather than its caused or posited being. […] Levinas’s point is that the self’s is first the product of familial
relations, is conditioned by birth, filiality […] and fraternity. The self is susceptible to radical alterity because
it is a being that is born, born from and into a web of familial relations. […] Unfortunately, Ricœur nowhere
refers to these all important analyses of the erotic relation, of the self as born, the self as a child of parents, as
a sibling, etc. […] They represent Levinas’s answer to the problem Ricœur repeatedly harps upon and takes to
be insoluble, namely, establishing a selfhood capable to receiving transcendent alterity without at all
diminishing the radical transcendence of that alterity » (p. 138-139).
88
À l’instar des critiques faites à Ricœur, la féminité, comme « condition du
recueillement, de l’intériorité de la Maison et de l’habitation » 292 , semble marquer une
brèche de l’autre dans le moi, dans le moi replié sur lui-même. C’est notamment ce que
Rodolphe Calin fait ressortir en avançant que « l’altérité du féminin […] rend possible
[l’]intimité du moi, c’est-à-dire sa présence à soi »293. Mais alors le moi n’est-il pas ici déjà
en relation avec autrui ? Cette figure de l’altérité qu’est la féminité, en se tenant dans la
demeure du moi, n’entre-t-elle pas en contradiction avec la solitude, avec l’égoïsme
caractérisant le moi avant la rencontre du visage294 ?
La difficulté semble pouvoir être surmontée si l’on remarque que l’on a affaire à deux
figures fondamentalement différentes de l’altérité. Or, c’est cela que fait fort justement
ressortir Rodolphe Calin : l’autre incarné ici par le féminin, l’autre qui permet le
recueillement n’est pas encore le visage.
Le féminin n’est là d’abord que pour permettre au moi d’accomplir un retrait en
soi. Si donc Levinas, en dépit de son souci de décrire la solitude abstraction
faite de toute présupposition de l’autre, en vient pourtant à découvrir, à partir de
la référence du recueillement à un accueil, la secrète présence d’autrui au cœur
du moi, c’est bien une présence secrète qu’il découvre – l’imperceptible
présence de l’autre entièrement vouée à s’effacer devant la présence à soi du
moi295.
Effectivement, l’altérité, sous la forme de la féminité, est bien présente dans la demeure du
même. Cependant, elle est une présence discrète, trop discrète pour arracher le moi à sa
demeure, pour l’ébranler. Le féminin est, en effet, pour Levinas, familiarité : « Autrui qui
m’accueille dans l’intimité n’est pas le vous du visage qui se révèle dans une dimension de
hauteur – mais précisément le tu de la familiarité »296. Oui, le féminin est une figure de
292
TI, p. 166.
R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 137.
294
C’est d’ailleurs ce que Calin fait ressortir : « la difficulté que soulève le fait que, étant chez moi, et moi
absolument, je sois déjà en relation avec autrui, autrement dit que dans la plus pure solitude, dans laquelle je
me pose sans poser un autre, autrui et moi soyons déjà en contact. Cette thèse semble fragiliser la doctrine
levinassienne de l’individuation du moi dans la plus pure solitude, justement parce qu’il s’agissait pour elle au
départ de faire droit à la vérité ontologique d’une solitude non pensée à partir de la collectivité, à la vérité
d’un procès de la subjectivation compris comme référence à soi sans référence préalable à l’autre » (R. Calin,
Levinas et l’exception du soi, p. 137-138).
295
Il poursuit ainsi : « Ce n’est pas dans une situation dialogale qu’il met au jour le fait que l’intimité du Je
présuppose déjà la présence d’un Tu, dans la mesure où ici le Je n’invoque aucun Toi, n’interpelle aucun Tu,
mais au mieux s’appelle lui-même – dans une structure qui, certes, comporte de l’altérité, mais peut-être tout
juste assez pour que le moi, en quelque sorte, se fasse lui-même les questions et les réponses, ou, plus
simplement, entende résonner le son de sa propre voix » (R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 141).
296
TI, p. 166.
293
89
l’altérité qui est en plus accueil et hospitalité, mais en ce sens, elle vient justement conforter
le moi en sa demeure. Le féminin permet le séparation297 plutôt qu’éveiller à autrui. C’est
l’argument que fait d’ailleurs valoir Calin quand il écrit que :
la manière dont l’Autre rend ici possible le Même ne rend peut-être pas attentif
à l’autre, n’éveille peut-être pas à lui : l’autre avec lequel j’entre en contact en
m’isolant dans la demeure, l’autre qui rend la demeure habitable et accueille le
poids de ma présence, se laisse oublier et méconnaître tout autant que la base
avec laquelle j’entre en contact et qui me supporte. Pour s’éveiller vraiment à
l’autre, et reconnaître, dans le simple toucher, la proximité humaine – pour que
le moi, dans ce toucher de l’autre, s’« arrache à son hypostase, à l’ici », à son
sommeil, au lieu d’y trouver d’abord la confirmation de sa solitude –, le contact
devra aller jusqu’à « la douleur de l’éblouissement et de la brûlure ». La trop
grande discrétion de la présence du féminin devra en appeler, pour que s’opère
la concrétisation même de l’éthique, à la présence en excès, jusqu’à la violence,
du visage298.
Par conséquent, on peut effectivement dire que le féminin est présence de l’autre dans la
demeure même du moi et que cet autre ne se laisse pas intégrer, comme les objets du
monde, dans le Même. Cependant, cet autre n’éveille pas encore le moi au « pour-autrui ».
Il faudra une rencontre plus radicale, un autre qui soit plus étranger, qui ne partage pas la
demeure du moi pour que le moi s’éveille enfin à autrui. Finalement, la relation avec le
féminin n’est pas encore relation éthique. Ce que le visage vient marquer, au contraire de la
figure du féminin, c’est l’entrée dans la sphère de l’éthique. La féminité, elle, est encore du
ressort de l’ontologie. Si le moi, avant la rencontre du visage, avant la rencontre d’autrui,
est fermé sur lui-même, ou plus exactement, fermé à autrui, c’est parce que l’on est encore
dans le règne de l’ontologie et que seule l’éthique pourra venir nous en sortir. En ce sens là,
Calin écrit que :
l’ontologie impose au sujet d’être soi absolument, d’accomplir sa séparation,
c’est-à-dire de se poser soi-même sans poser un autre, et sans se reconnaître
posé par un autre. L’intériorité se constitue dans une pure référence à ellemême, dans l’ignorance de l’autre, et même du tout autre. Certes, l’autre, le
féminin est toujours déjà là, mais il n’est là que pour se faire oublier et
permettre au moi d’accomplir sa présence à soi. […]. Au mieux, le moi, dans
une telle solitude, pressent l’autre, mais il ne saurait l’avoir face à lui; par
297
Levinas écrit ainsi que « [l]a familiarité est un accomplissement, une én-ergie de la séparation. À partir
d’elle, la séparation se constitue comme demeure et habitation. Exister signifie dès lors demeurer. Demeurer,
n’est précisément pas le simple fait de la réalité anonyme d’un être jeté dans l’existence comme une pierre
qu’on lance derrière soi. Il est un recueillement, une venue vers soi, une retraite chez soi comme dans une
terre d’asile, qui répond à une hospitalité, à une attente, à un accueil humain » (TI, p. 166).
298
R. Calin, Levinas et l’exception du soi, p. 142.
90
conséquent personne ne lui fait face et ne lui impose de prendre une vraie
distance par rapport à soi299.
Chez Levinas, avant la rencontre avec le visage, on est encore dans l’ontologie, dans une
ontologie de l’ego. Ce que la rencontre d’autrui viendra opérer, c’est une rupture. Rupture
éthique, mais une éthique qui veut se penser hors l’ontologie. Au-delà de l’ontologie300.
Pour Levinas, l’éthique nécessite une sortie de l’ontologie et plus précisément de la totalité.
Au contraire, et là est peut-être le fond de leur dissension, pour Ricœur, l’éthique peut être
pensée au sein de l’ontologie dans la mesure où l’ontologie du soi n’est justement pas une
ontologie de l’ego301. S’il est possible de penser l’éthique comme articulée à l’ontologie,
c’est parce que Ricœur ne comprend pas l’ontologie à l’aune de la totalité. Ricœur, plutôt
que de chercher à fonder l’éthique hors l’ontologie comme Levinas, nous propose plutôt
une autre compréhension de l’ontologie, une compréhension de l’ontologie qui rend
l’éthique possible. Alors que Levinas cherche à penser autrement que l’ontologie, Ricœur
pense l’ontologie autrement. Il écrit ainsi que
[d]ans la conjoncture philosophique contemporaine, du moins celle qui marque
l’alternative Heidegger/Lévinas, la tentative ici proposée serait de sauver une
ontologie autre que celle que Lévinas récuse, mais autre aussi que celle que
Heidegger déploie. En ce sens, dire : ni Lévinas, ni Heidegger, serait trop
brutal, dans la mesure où la voie de l’ontologie de l’acte, explorée dans le
sillage de la phénoménologie du soi, serait une voie distincte de celle que l’un
préconise et de celle que l’autre refuse; c’est plutôt une voie sur laquelle il
serait possible de payer sa dette à l’un et à l’autre302.
Afin de préciser ce point, il nous faut ici dire un mot de l’ontologie du soi que Ricœur
nous propose dans la dixième étude de Soi-même comme un autre. Dans les neuf premières
études, Ricœur s’emploie à cerner le soi à un niveau phénoménologique. Il découvre ainsi
un être qui est capable de parler (études une et deux), de faire (études trois et quatre), de se
raconter (études cinq et six) et d’être responsable (études sept, huit et neuf). Après avoir
étudié les capacités d’agir du soi, la dixième étude va s’attacher à analyser ce qui fait que le
soi est tel qu’il est. La question qui, dès lors, va se poser est : qui est l’être qui permet de
299
Ibid., p. 167.
« Pour Levinas, l’éthique commence de soi sans préparation ontologique » (P. Ricœur, « Emmanuel
Levinas, penseur du témoignage », p. 95).
301
Quant à la primauté de l’éthique ou de l’ontologie, on remarquera que ce sont également deux traditions de
pensée qui s’opposent : d’une part, l’héritage de la philosophie grecque et, d’autre part, l’héritage biblique
« sous la forme de la relation avec le prochain » (E. Levinas, « L’Asymétrie du visage », p. 117).
302
P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 381, note 1.
300
91
rendre compte de ces différentes puissances d’agir ? En d’autres mots, quelle est la
constitution ontologique du soi ? Nous voudrions en relever plus particulièrement deux
aspects qui trouvent résonnance dans la confrontation avec Levinas. 1) C’est seulement
sous le sigle de l’unité analogique de l’agir que vont être rassemblées les expressions
phénoménologiques multiples de l’agir humain. Unité analogique dans la mesure où la
diversité propre à l’agir humain doit en même temps être préservée. Ricœur récuse par là
même toute ontologie de la substance. L’ontologie du soi se distingue d’une ontologie de la
substance. 2) Par ailleurs, l’ontologie ricœurienne n’est pas fondamentale. Elle ressort
davantage d’une visée que d’un donné.
Qu’en est-il, premièrement, de l’unité analogique de l’agir humain ? Les neuf
premières études ont certes permis de donner chair au soi mais ce dernier demeure
fragmenté. Dans la dernière étude, Ricœur va donc s’employer à lui donner une unité, mais
une unité qui puisse se dire en différentes acceptions, une unité qui respecte la diversité de
ses puissances d’agir, bref, une unité analogique. Ricœur écrit ainsi qu’« en des sens
différents quoique apparentés, parler, faire, raconter, se soumettre à l’imputation, peuvent
être tenus pour des modes distincts d’un agir fondamental. Mais celui-ci ne se donne nulle
part ailleurs que dans les actes de parole, les initiatives et les interventions pratiques, la
mise en intrigue des actions racontées et des protagonistes de ces actions, ou dans l’acte
d’imputer à quelqu’un la responsabilité de la parole, de l’action ou du récit »303. Au terme
des neuf premières études, le soi se présente à travers des morceaux disparates qu’il
convient donc de rassembler, auxquels il faut donner une unité, mais une unité qui ne
pourra être qu’analogique dans la mesure où cette diversité doit en même temps être
préservée. Mais qu’est-ce que Ricœur entend précisément par « unité analogique » ? De
quel ordre est le trait commun qui permet de rassembler les différentes acceptions de l’agir
propres au soi ?
Si Ricœur parle bien d’un « agir fondamental » auxquelles les différentes acceptions
de l’agir se rapportent, il rompt néanmoins avec toute ontologie de la substance. « Je
connais les pièges dans lesquels est menacé de tomber tout recours à l’analogie, écrit en
effet Ricœur, comme ce fut le cas avec les interprétations scolastiques du pros hen au plan
de la série des catégories. Mais je ne revendique aucun pros hen pour ma série des
303
92
P. Ricœur, « De la métaphysique à la morale », p. 462.
catégories de l’agir »304. Ce que Ricœur entend par analogie, ce n’est pas que les diverses
formes de l’agir se rapporteraient toutes à un fond unitaire et ultime qui en serait comme la
substance. Le « pros hen » fait en effet référence à la « petite plurivocité » aristotélicienne
des sens de l’être (comme la nomme Ricœur)305, c’est-à-dire celle que l’on trouve au début
du livre  de la Métaphysique : « Nous avons traité de l’Être pris au sens premier, et auquel
se rapportent toutes les autres catégories de l’Être, c’est-à-dire de la substance. C’est, en
effet, par leur relation avec la notion de substance que les autres catégories sont appelées
êtres : ainsi la quantité, la qualité et les autres catégories; car toutes impliqueront la notion
de substance » (1045b27-30). Or, Ricœur se distingue clairement de cette conception de
l’analogie pour se référer plutôt au concept wittgensteinien de « ressemblance de famille » :
« De l’analogie, écrit en effet Ricœur, je ne retiens que la place tenue entre homonymie et
univocité par ce que Wittgenstein a appelé ressemblance de famille »306.
Le concept de « ressemblance de famille » consiste en une autre façon de considérer
ce qui lie les différentes entités entre elles307. Il ne s’agit plus en effet de chercher une
essence qui serait commune à toutes ces entités, mais plutôt de repérer les analogies et les
affinités qu’elles partagent. Wittgenstein écrit ainsi dans l’aphorisme 67 des Investigations
philosophiques :
Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot : « ressemblance de
famille »; car c’est de la sorte que s’entrecroisent et que s’enveloppent les unes
sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents
membres d’une famille; la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la
démarche, le tempérament etc. […] Et nous étendons ce concept […] à la
manière dont nous lions fibre à fibre en filant un fil. Et la résistance du fil ne
réside pas dans le fait qu’une fibre quelconque le parcourt sur toute sa longueur,
mais dans le fait que plusieurs fibres s’enveloppent mutuellement.
C’est ce genre de rapports analogiques qu’entretiennent, pour Ricœur, les différents modes
de l’agir qu’il distingue. Ils ne se rapportent pas tous à une même substance qu’ils auraient
304
Ibid., p. 462.
« Petite plurivocité » des sens de l’être qu’il distingue de la « grande plurivocité » des sens de l’être
qu’Aristote énonce en Métaphysique E2 : « L’Être proprement dit se prend en plusieurs acceptions : nous
avons vu qu’il y avait d’abord l’Être par accident, ensuite l’Être comme vrai, auquel le faux s’oppose comme
Non-Être; en outre il y a les types de catégorie, à savoir la substance, la qualité, la quantité, le lieu, le temps et
tous les autres modes de signification analogues de l’Être. Enfin, il y a, en dehors de toutes ces sortes d’être,
l’Être en puissance et l’Être en acte » (1026a 30-35, p. 335). C’est cette dernière qui retiendra l’attention de
Ricœur et plus particulièrement la distinction entre energeia et dunamis.
306
P. Ricœur, « De la métaphysique à la morale », p. 462.
307
On pourra se référer plus particulièrement aux aphorismes 65, 66 et 67 des Investigations philosophiques.
305
93
en commun et qui serait le « noyau » de chacun d’entre eux. Plutôt, les différentes
acceptions de l’agir partagent certains traits permettant de les rapprocher. En ce sens, elles
peuvent toutes être tenues pour le premier analogon en fonction de la perspective sous
laquelle on les envisage. Tout comme on pourrait prendre la couleur des yeux ou la forme
du nez pour établir les ressemblances entre des membres d’une même famille, on peut
prendre le parler ou le raconter (ou bien encore le faire ou l’imputation morale) pour
évaluer les affinités entre les diverses acceptions de l’agir. Quant à l’imputation morale, par
exemple, Ricœur écrit : « L’imputation morale, elle aussi, peut être tenue pour le premier
analogon dans la série des acceptions de l’agir : que signifierait la désignation par soi du
locuteur, si la sincérité de son dire n’était présumée par les interlocuteurs ? Un agent
pourrait-il être tenu pour l’auteur de ses actes, s’il ne se disait prêt à être jugé comptable de
ceux-ci devant une instance d’évaluation, d’approbation, bref de jugement moral ? »308.
Cette « famille » à laquelle appartiennent le parler, le faire, le raconter et l’imputation
morale est, nous l’avons déjà dit, celle de l’agir qui, au niveau ontologique, se comprend
comme une ontologie de l’acte et plus précisément une ontologie de l’acte et de la
puissance en référence à l’acception aristotélicienne de l’être comme energeia-dunamis.
Pourquoi la conception de l’être comme acte-puissance ? Parce que ce dont Ricœur cherche
à rendre compte au niveau ontologique ce n’est pas seulement de l’agir humain, mais
également des pouvoirs du soi, c’est-à-dire des différentes puissances d’agir du soi, décelés
au niveau phénoménologique309.
Cette réappropriation de la conception aristotélicienne, que Ricœur n’effectue pas
sans faire un certain nombre de détours, vise entre autres à montrer – et c’est ce qui nous
intéresse particulièrement ici – que l’ontologie ricœurienne du soi n’est pas une ontologie
de la substance, ce que le concept d’« unité analogique » nous avait déjà laissé entrevoir.
En effet, un des problèmes que Ricœur identifie dans l’ontologie de l’acte-puissance en vue
d’une réappropriation par l’herméneutique du soi est le primat de l’acte sur la puissance en
308
P. Ricœur, « De la métaphysique à la morale », p. 462-463. Quant à la façon dont le parler, le faire et le
raconter tiennent lieu de premier analogon, voir. p. 462.
309
« N’avons-nous pas, au cours de nos investigations, tenu bien souvent le terme “acte” (acte de discours !)
pour synonyme des termes “agir” et “action” ? Et n’avons-nous pas, dans les mêmes contextes, recouru au
terme de puissance pour dire soit la puissance d’agir de l’agent à qui une action est ascrite ou imputée, soit le
pouvoir de l’agent sur le patient de son action […], soit le pouvoir-en-commun d’une communauté historique
que nous tenons pour plus fondamental que les rapports hiérarchiques de domination entre gouvernants et
gouvernés ? Bref, le langage de l’acte et de la puissance n’a cessé de sous-tendre notre phénoménologie
herméneutique de l’homme agissant » (SA, p. 351-352).
94
liaison avec la théorie de la substance310. C’est au livre Θ8 de la Métaphysique qu’Aristote
traite de l’antériorité de l’acte sur la puissance. Ainsi, peut-on lire que « [p]our toute
puissance ainsi entendue, l’acte lui est antérieur, tant selon la notion que selon l’essence »
(1049b10). Mais « il est [également] clair que l’acte, sous le rapport de la substance, est
antérieur à la puissance » (1050b3). Comme le souligne Ricœur, on voit donc s’entrecroiser
ici les deux significations primitives de l’être, à savoir l’être selon les catégories et l’être en
tant qu’acte et puissance. Pourquoi est-ce si grave ? Parce que là où Aristote ne semble pas
considérer qu’il y ait une opposition dans sa métaphysique entre ces deux sens de l’être, il y
en a très certainement une dans l’herméneutique du soi ricœurienne. Définir l’être en terme
de substance reviendrait en effet à le caractériser principalement en terme de mêmeté. Or,
toute la démarche de Ricœur tend plutôt vers l’ipséité.
Ricœur va donc chercher à désubstantialiser cette ontologie de l’acte afin de « libérer
une signification de l’être comme acte qui soit homogène aux déterminations du soi comme
ipse plutôt que comme idem »311. Il n’est cependant pas le premier instigateur d’une telle
désubstantialisation de l’ontologie de l’acte. Un tel renversement a en effet déjà été opéré
au cours de l’histoire de la philosophie. Ricœur fait ainsi lui-même référence entre autres au
conatus spinoziste, à l’appetitus leibnizien ou encore aux Potenzen de Schelling. Quant à
Ricœur, il réinterprète l’ontologie de l’acte comme « fond d’être à la fois puissant et
effectif, sur lequel se détache l’agir humain » 312 . Fond d’être qui traduit à la fois la
centralité et le décentrement de l’agir humain. Décentrement car « c’est plutôt dans la
mesure où l’energeia-dunamis irrigue d’autres champs d’application que l’agir humain, que
sa fécondité se manifeste. Il importe peu que, dans le texte d’Aristote, ce soit tantôt au
bénéfice de la physique du mouvement que la dunamis soit mobilisée, tantôt au bénéfice de
la cosmothéologie que l’acte pur soit invoqué. L’essentiel est le décentrement luimême » 313 . Cependant, l’agir humain est « le lieu de lisibilité par excellence de cette
acception de l’être en tant que distincte de toutes les autres (y compris celles que la
310
Les autres problèmes sont la polysémie du terme dunamis, la place de l’action humaine, c’est-à-dire de la
praxis dans l’ordre plus général de l’agir, la détermination circulaire de l’acte et de la puissance,
l’écartèlement de leurs champs respectifs d’application et la non-paradigmacité des exemples relevant de
l’agir humain. Voir à ce propos Soi-même comme un autre, p. 352-356.
311
P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 397.
312
SA, p. 357.
313
Idem.
95
substance entraîne à sa suite) »314. Ce que cela traduit c’est que cette ontologie du soi n’a
aucune prétention de fondement. En ce sens cette ontologie de l’être comme acte-puissance
a bien partie liée avec l’ipséité (alors que la mêmeté, elle, s’entend davantage dans la
mouvance de l’ontologie de l’être comme substance)315.
Que l’ontologie du soi n’ait aucune prétention de fondement se confirme dans le fait
que l’ontologie, pour Ricœur, ne peut être qu’une visée. Ce sera notre second point. Il n’est
ainsi pas inutile de rappeler que, dès « Existence et herméneutique » (1969), Ricœur
conçoit moins l’ontologie comme un point de départ, que comme « une terre promise »316.
Ricœur prend ici ses distances avec l’ontologie heideggerienne. Alors que Heidegger porte
d’emblée la réflexion à un niveau ontologique, pour Ricœur, on ne peut accéder à
l’ontologie que par degrés, en traversant d’abord ses lieux d’effectuation ou de
manifestation. Dans « Existence et herméneutique », Ricœur critique ainsi Heidegger pour
avoir porté la réflexion « d’emblée au plan d’une ontologie de l’être fini »317 et, ce faisant,
de rompre avec les débats de méthode qui, pour Ricœur, sont pourtant au cœur du problème
herméneutique. Ces débats, écrit Ricœur,
sont proprement non considérés dans une herméneutique fondamentale; et cela,
à dessein : cette herméneutique n’est pas destinée à les résoudre, mais à les
dissoudre; aussi bien Heidegger n’a-t-il voulu considérer aucun problème
particulier concernant la compréhension de tel ou tel étant : il a voulu rééduquer
notre œil et réorienter notre regard; il a voulu que nous subordonnions la
connaissance historique à la compréhension ontologique, comme une forme
dérivée d’une forme originaire. Mais il ne nous donne aucun moyen de montrer
en quel sens la compréhension proprement historique est dérivée de cette
compréhension originaire318.
On retrouve ici, dans une certaine mesure, une des critiques que Levinas oppose à
Heidegger, à savoir de subordonner le niveau éthique au niveau ontologique, autrement dit,
le rapport entre étants au rapport à l’être. Pour Ricœur, dans le cas de l’herméneutique,
qu’il prend pour objet dans le texte de 1969, ce sont les exigences méthodologiques que
314
Idem.
Voir P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 381 et 397.
316
« Existence et herméneutique » se clôt sur cette phrase : « Ainsi, l’ontologie est bien la terre promise pour
une philosophie qui commence par le langage et par la réflexion ; mais, comme Moïse, le sujet parlant et
réfléchissant peut seulement l’apercevoir avant de mourir » (p. 30). Par ailleurs, la dernière étude de Soimême comme un autre – étude qui traite donc de l’ontologie du soi – s’intitule « Vers quelle ontologie ? »
(nous soulignons).
317
p. 10, nous soulignons.
318
p. 14.
315
96
Heidegger a subordonnées à l’exigence ontologique. Or, ce faisant, la conception
heideggerienne laisse en suspens, non résolues, certaines questions propres à
l’herméneutique319. C’est pourquoi Ricœur, sans abandonner la préoccupation ontologique,
voit néanmoins la nécessité de traverser le champ où les différentes disciplines
herméneutiques se rejoignent : celui du langage. « Si donc une nouvelle problématique de
l’existence doit pouvoir être élaborée, ce ne peut être qu’à partir et sur la base de
l’élucidation sémantique du concept d’interprétation commun à toutes les disciplines
herméneutiques. Cette sémantique s’organisera autour du thème central des significations à
sens multiple ou multivoques ou encore, dirons-nous, symboliques »320. L’ontologie, plutôt
qu’un point de départ, comme chez Heidegger, devient une visée, un désir qui anime et
oriente cette traversée. Dans Soi-même comme un autre, cette traversée est celle de la
phénoménologie du soi, phénoménologie du soi qui a « pour enjeu une ontologie de l’actepuissance »321. L’ontologie ricœurienne ne relève ainsi pas de l’ontologie fondamentale à
laquelle Levinas s’oppose.
Ainsi, au terme de cette analyse, il apparaît que la critique ricœurienne de Levinas
n’est pas totalement fausse, mais qu’elle ne rend pas non plus pleinement justice à la pensée
levinassienne. En effet, nous l’avons montré, le moi levinassien est fermé à autrui et en cela
Ricœur n’a pas tort. Cependant, cette fermeture est nécessaire pour penser un être séparé,
un moi qui ne peut jamais être pensé avec autrui au sein d’une totalité. Or, cela n’est pas
vraiment mis de l’avant par Ricœur. C’est bien cette ouverture dans la fermeture qu’incarne
le féminin. En effet, cette figure de l’altérité tout en confortant le soi dans sa demeure crée
les conditions pour que le visage puisse y pénétrer. Levinas écrit ainsi qu’
[i]l faut que l’intériorité assurant la séparation produise un être absolument
fermé sur lui, ne tirant pas dialectiquement son isolement de son opposition à
Autrui. Et il faut que cette fermeture n’interdise pas la sortie hors de
l’intériorité, pour que l’extériorité puisse lui parler, se révéler à lui, dans un
mouvement imprévisible que ne saurait susciter, par simple contraste,
319
« [A]vec la manière radicale d’interroger de Heidegger, les problèmes qui ont mis en mouvement notre
recherche non seulement restent non résolus, mais sont perdus de vue. Comment, demandions-nous, donner
un organon à l’exégèse, c’est-à-dire à l’intelligence des textes ? Comment fonder les sciences historiques face
aux sciences de la nature ? Comment arbitrer le conflit des interprétations rivales ? » (p. 14).
320
p. 15.
321
P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 382.
97
l’isolement de l’être séparé. Il faut donc que dans l’être séparé, la porte sur
l’extérieur soit à la fois ouverte et fermée322.
Même si c’est de façon différente, Ricœur et Levinas destituent donc tous les deux l’ego de
son fondement solide et stable et ouvrent par là-même la possibilité de penser la relation
intersubjective comme relation éthique. Mais quelle relation éthique, justement, nous
donnent-ils chacun à voir ? Par ailleurs, si la critique que fait Ricœur de la position
levinassienne n’est pas totalement justifiée, quelle conception rend alors mieux compte de
la relation intersubjective ?
322
98
TI, p. 158.
CHAPITRE 2. UNE CONCEPTION RELATIONNELLE DU RAPPORT À
AUTRUI : LA RÉCIPROCITÉ.
LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS (SUITE)
On se souviendra que Ricœur critique Husserl et Levinas pour l’unilatéralité de leurs
conceptions respectives de l’intersubjectivité. Ricœur écrit ainsi très explicitement dans
Soi-même comme un autre : « Je voudrais montrer essentiellement qu’il est impossible de
construire de façon unilatérale cette dialectique, soit que l’on tente avec Husserl de dériver
l’alter ego de l’ego, soit qu’avec E. Lévinas on réserve à l’Autre l’initiative exclusive de
l’assignation du soi à la responsabilité »323. Nous voudrions montrer qu’à l’inverse de ces
positions qu’il considère comme étant tout simplement non tenables, Ricœur propose une
conception de la relation à autrui placée sous le signe de la réciprocité. Il nous invite ainsi à
penser une véritable « re-lation » entre le soi et l’autre : le lien qui unit le soi à l’autre étant
alors marqué par le « re » du retour. Et la réciprocité représente justement cette figure de la
relation entre le soi et l’autre impliquant un mouvement en retour. Réciprocité comme
« mouvement du soi vers l’autre, qui répond par l’interpellation du soi par l’autre »324. À
l’appel de l’un, l’autre réplique.
Un nouveau point de tension, pour ne pas dire de clivage avec Levinas – plus encore
qu’avec Husserl – émerge alors de façon très nette. En effet, pour Levinas, « je suis
responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie »325. Le dialogue
avec Levinas se poursuit donc au niveau, cette fois, de la teneur de la relation
intersubjective. Alors que la conception ricœurienne repose sur la réciprocité, l’approche
levinassienne met en cause la possibilité même d’une relation réciproque. Deux modèles de
la relation à l’autre sont ici confrontés, et même plus précisément deux façons de concevoir
la relation éthique. La question qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure cette
conception ricœurienne de la réciprocité peut s’imposer face à la conception de l’éthique
qui a probablement su montrer avec le plus de force toute la puissance qui se dégage de la
vulnérabilité d’autrui à laquelle nous ne pouvons dès lors rester indifférent, même si cette
323
p. 382.
P. Ricœur, « Approches de la personne », p. 205. C’est la définition que Ricœur donne de la sollicitude
dont on verra qu’elle est une forme de relation réciproque. Cette définition me semble très bien qualifier la
relation de réciprocité telle que Ricœur l’entend dans la mesure où elle marque bien le mouvement de retour
qui part véritablement de l’autre, qui a entendu l’appel du soi, pour aller vers le soi.
325
E. Levinas, Éthique et infini, p. 94-95, nous soulignons.
324
99
relation se joue hors la réciprocité. Dans quelle mesure le concept de réciprocité est-il
fondamental dans la relation éthique ? Question d’autant plus importante qu’elle renvoie à
la capacité même de l’herméneutique ricœurienne à rendre compte de la relation entre le soi
et l’autre dans la mesure où, comme nous nous proposons de le montrer, le concept
ricœurien de réciprocité répond au modèle herméneutique de la dialectique de
l’appartenance et de la distanciation.
1. Une conception herméneutique de la réciprocité : le cas de la sollicitude
1.1. La sollicitude comme relation réciproque
Afin de dégager toute l’originalité de la conception ricœurienne de la réciprocité et de
dénouer les fils de sa confrontation avec Levinas nous nous proposons de prendre la
sollicitude comme exemple de relation réciproque chez Ricœur. Ce choix nous semble
justifié dans la mesure où la question de la relation à autrui s’ancre plus particulièrement
dans la dialectique de l’ipséité et de l’altérité, et où, selon Ricœur, cette dialectique « a
régné plus complètement sur les trois dernières études »326, c’est-à-dire sur les études sept,
huit et neuf de Soi-même comme un autre, autrement dit, les études dans lesquelles Ricœur
développe sa « petite éthique ».
Dans la mesure où la conception ricœurienne de la sollicitude ne nous est pas
inconnue, nous nous contenterons de rappeler qu’elle est cette spontanéité bienveillante
dirigée vers autrui et intimement liée à l’estime de soi au sein de la vie bonne327. Alors que
ce « sentiment bienveillant envers autrui » qu’est la sollicitude est généralement considéré
comme unilatéral, comme, par exemple, quand nous montrons de la sympathie et de la
compassion pour l’autre souffrant, Ricœur nous montre que la sollicitude appelle plutôt un
mouvement de retour de la part d’autrui, sous peine de perdre sa teneur. En effet, pour
Ricœur, la sollicitude repose sur « l’échange entre donner et recevoir »328. Reposant sur un
échange, la sollicitude implique donc déjà un mouvement en retour. Cette « nécessité »
apparaît peut-être de façon plus claire si l’on compare la sollicitude à l’agapè, à l’amour
chrétien. En effet, à propos de l’agapè, Ricœur nous dit que « la pratique généreuse du don,
326
p. 345.
SA, p. 220-222.
328
Ibid., p. 220.
327
100
du moins dans sa forme “ pure ”, ne requiert, ni n’attend de don en retour » 329 . La
sollicitude, en ce sens, semble se distinguer de l’amour chrétien en ce qu’elle porterait une
attente, l’attente d’un mouvement de retour. Mais est-ce alors à dire que la sollicitude est un
mouvement vers autrui qui est intéressé ? Non, bien sûr. Comme l’a très bien vu Gaëlle
Fiasse, il convient de différencier « deux sortes d’attente, l’une éthique, l’autre
utilitaire »330 . La sollicitude ne s’inscrit pas dans une logique de calcul économique331 .
Cette bienveillance envers autrui n’a pas pour visée de l’obliger à agir de même envers
moi, ce serait nier ce qui la caractérise en propre, à savoir qu’elle a en vue le bien pour
autrui. Cependant, ce donner – sous forme de sentiments bienveillants – n’est pas non plus
l’agapè, cet « amour [qui] reste sans réplique aux questions parce que la justification lui est
étrangère en même temps que l’attention à soi »332. En effet, la sollicitude, nous le savons,
s’inscrit dans une dialectique avec l’estime de soi. Ainsi le soi ne s’efface pas, il est plutôt
toujours en jeu. Un soi qui peut s’attester en se reconnaissant, notamment, digne d’estime
en vertu des actions faites pour autrui. Cependant, pour que cette attestation soit effective
encore faut-il que notre geste envers autrui ait été reçu. C’est là où se joue l’attente propre à
la sollicitude.
Dans la mesure où la sollicitude œuvre le plus généralement au sein de relations
dissymétriques – que le pôle du soi ou bien le pôle de l’autre soit à l’initiative de
l’échange –, le moment de la réception se traduit alors par la possibilité de restaurer une
forme d’égalité au sein de la dissymétrie. Là se joue le mouvement de retour propre à la
sollicitude, dans « cette recherche d’égalité à travers l’inégalité »333. Or, selon Ricœur, c’est
sous la forme de la reconnaissance que cette égalité peut être restaurée. Pour éclairer cela,
prenons l’exemple d’une relation (dissymétrique) de sollicitude qui est l’initiative du soi.
329
P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 342.
G. Fiasse, « Asymétrie, gratuité et réciprocité », p. 135.
331
En ce sens, Richard Cohen ne nous semble pas faire une critique justifiée de l’éthique ricœurienne quand il
écrit que : « Ricœur conceives the sociality of solicitude on an economic model, based “principally” […] “on
the exchange between giving and receiving” » (R. Cohen. « Moral Selfhood. A Levinasian Response to
Ricœur on Levinas », p. 130). L’éthique ricœurienne est bien fondée sur un modèle de réciprocité, mais une
forme de réciprocité qu’il faut justement comprendre en dehors du modèle économique.
332
P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 345.
333
SA, p. 225. Pour Ricœur, l’amitié représente la forme particulière de sollicitude « où le donner et le
recevoir son égaux par hypothèse » (SA, p. 220-221. Ricœur discute plus particulièrement la conception
aristotélicienne de l’amitié). L’amitié s’entend donc comme une situation où l’égalité est présupposée.
Cependant, Ricœur nous le dit bien, l’amitié est « un point fragile d’équilibre » et c’est plus généralement au
sein de relations dissymétriques qu’œuvre la sollicitude.
330
101
Face à l’autre souffrant, toute l’initiative part du soi qui donne sa sympathie. Mais alors,
cette spontanéité bienveillante envers autrui qu’est la sollicitude n’enferme-t-elle pas l’autre
dans le rôle de celui qui ne peut que recevoir ? D’une certaine façon, c’est effectivement
bien le cas. Pourtant, l’autre, du fond de sa faiblesse, n’est pas totalement sans ressources.
C’est ainsi la reconnaissance qui va venir compenser la dissymétrie initiale.
Reconnaissance qui prend ici la figure de la gratitude334, « gratitude [qui] allège le poids de
l’obligation de rendre et oriente celle-ci vers une générosité égale à celle qui a suscité le
don initial »335. C’est ainsi que « lorsque la sollicitude va du plus fort au plus faible, comme
dans la compassion, c’est encore la réciprocité de l’échange et du don, qui fait que le fort
reçoit du faible une reconnaissance qui devient l’âme secrète de la compassion du fort »336.
On peut également prendre l’exemple inverse où l’initiative de l’échange revient à
autrui. L’éthique levinassienne relève de cette situation. Ricœur écrit ainsi que « [t]oute la
philosophie d’E. Lévinas repose sur l’initiative de l’autre dans la relation intersubjective. À
vrai dire, cette initiative n’instaure aucune relation, dans la mesure où l’autre représente
l’extériorité absolue au regard d’un moi défini par la condition de séparation. L’autre, en ce
sens, s’ab-sout de toute relation. Cette irrelation définit l’extériorité même »337. Si Ricœur
critique Levinas quant à la façon unilatérale qu’il a d’envisager la relation éthique à autrui,
pour lui, à l’injonction du maître de justice, le soi peut répondre de façon à développer une
relation éthique réciproque avec autrui. La possibilité d’un mouvement de retour est
envisageable et elle réside, là encore, dans la reconnaissance de la supériorité d’autrui.
L’injonction d’autrui vient en effet libérer les ressources de bonté propres à un soi qui
reconnaît la primauté d’autrui. Avec Ricœur, on peut donc dire que « la réciprocité n’exclut
pas une certaine inégalité, comme dans la soumission du disciple au maître ; l’inégalité
toutefois est corrigée par la reconnaissance de la supériorité du maître, reconnaissance qui
rétablit la réciprocité »338.
Se fait jour dans ces exemples le fait que le concept de reconnaissance traduit le
rétablissement d’une certaine égalité au sein même de la dissymétrie qui demeure. Le
334
Ricœur nous enseigne, en effet, que « la langue française est une de celles où “ gratitude ” se dit aussi
“ reconnaissance ” » (P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 374).
335
P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 374.
336
P. Ricœur, « Approches de la personne », p. 206.
337
SA, p. 221.
338
P. Ricœur, « Éthique et morale », p. 260.
102
concept de reconnaissance rend ainsi compte de l’originalité du concept de réciprocité : le
mouvement de retour qui permet de rétablir l’égalité ne se fait pas à l’identique, ne se
donne pas pour équivalent au mouvement initial, ce qui permet de préserver l’altérité
d’autrui. Ainsi, quand Ricœur écrit : « je voudrais faire paraître la nouveauté de la catégorie
existentielle de réciprocité en tirant argument d’une difficulté que rencontre la
phénoménologie à dériver la réciprocité de la dissymétrie présumée originaire du rapport à
autrui » 339 , il nous semble qu’il faille voir dans le concept de reconnaissance cette
nouveauté. Mais en quoi, exactement, la reconnaissance est-elle le ressort caché de la
réciprocité ?
1.2. La reconnaissance
Le concept de reconnaissance vient caractériser en propre la conception ricœurienne
de la réciprocité dans la mesure où il permet de rendre compte de la compensation de
l’inégalité initiale au sein même de la dissymétrie. C’est le concept de reconnaissance qui
nous permet de saisir que la réciprocité n’implique pas nécessairement une correspondance
exacte, une équivalence, entre le mouvement de l’un et le mouvement de l’autre. Le
mouvement de retour de la réciprocité ricœurienne, bien qu’il restaure une forme d’égalité,
ne consiste pas à rendre à l’identique, ou tout au moins de façon équivalente, ce qui a été
donné. Détaillons.
Tout comme Mauss, dans son étude ethnologique du don, montre que « ce n’est pas
l’obligation de donner […], mais celle de donner en retour »340 qui pose question, Ricœur,
sur un plan philosophique, nous montre avec sa réflexion sur la relation entre soi et autrui
chez Husserl et Levinas, que c’est la possibilité même du mouvement de retour qui fait
problème. Or, la clé de l’énigme, Ricœur la trouve dans la reconnaissance, reconnaissance
qui vient donc marquer la possibilité d’une relation réciproque à l’intérieur même d’une
relation dont la dissymétrie, en tant que telle, perdure. Ce que la reconnaissance permet,
c’est l’atteinte d’une certaine égalité au sein même de la dissymétrie. Pour bien saisir ce
rôle que joue la reconnaissance, on peut poursuivre le parallèle avec le don, tel que le fait
d’ailleurs Ricœur lui-même quand il discute, dans Parcours de la reconnaissance, les
339
340
P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 246.
Ibid., p. 350.
103
thèses de Hénaff. « La révolution de pensée que propose Hénaff, nous dit Ricœur, consiste
à déplacer l’accent de la relation sur le donateur et le donataire »341. Ce que cela signifie,
c’est que dans le don, contrairement à l’échange marchand, le bien échangé passe au second
plan. Ce sont les personnes – le soi, autrui – qui tiennent plutôt le devant de la scène, au
contraire de la relation de marché dans laquelle les protagonistes s’effacent, pour ainsi dire,
devant ce qui est échangé. Ce n’est pas le bien échangé qui compte, mais les personnes et la
relation entre les personnes. Plus précisément, ce qui est en jeu, c’est la reconnaissance.
C’est la recherche de reconnaissance qui implique les acteurs au sein même de la relation.
En effet, la reconnaissance touche à ce fond d’être qui caractérise en propre le soi. « Être
reconnu, nous dit ainsi Ricœur, serait pour chacun recevoir l’assurance plénière de son
identité à la faveur de la reconnaissance par autrui de son empire de capacité »342. Ainsi, ce
qui est en jeu dans les relations de réciprocité, « ce sont bien les capacités présumées des
agents de ces transactions qui s’apportent eux-mêmes dans leur puissance d’agir »343 et ce
qui est reconnu, c’est l’autre comme mon semblable. Ricœur peut ainsi écrire que
[l]a similitude est le fruit de l’échange entre estime de soi et sollicitude pour
autrui. Cet échange autorise à dire que je ne puis m’estimer moi-même sans
estimer autrui comme moi-même. Comme moi-même signifie : toi aussi tu es
capable de commencer quelque chose dans le monde, d’agir pour des raisons,
de hiérarchiser tes préférences, d’estimer les buts de ton action et, ce faisant, de
t’estimer toi-même comme je m’estime moi-même. […]. Deviennent ainsi
fondamentalement équivalentes l’estime de l’autre comme un soi-même et
l’estime de soi-même comme un autre344.
1.3. Autrui, mon semblable; autrui, l’irremplaçable
Par là même Ricœur nous donne à voir la conception de l’altérité d’autrui qui est la
sienne : Autrui est à la fois mon semblable et l’irremplaçable. Autrui, pour Ricœur, est
d’abord un autre soi-même, c’est-à-dire notamment quelqu’un qui est capable de s’estimer
341
Ibid., p. 365.
Ibid., p. 383. Dans la relation de réciprocité, c’est avant tout de la voix passive du verbe « reconnaître »
qu’il est question. Ricœur évoque, en effet, « la différence dans l’usage du verbe “ reconnaître ” selon qu’il
est pris à la voix active – “ je reconnais ” – ou à la voix passive – “ je suis reconnu ” » (P. Ricœur, Parcours
de la reconnaissance, p. 381).
343
P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 385-386. C’est bien encore de cela dont il est question dans
la situation de l’autre souffrant à qui le soi offre sa sympathie. La réciprocité est rendue effective non plus
certes dans la reconnaissance de l’égalité des capacités d’agir, mais dans son pendant, la faiblesse, entendue
comme diminution de la capacité d’agir. Ricœur peut ainsi écrire que « dans le cas de la sympathie qui va de
soi à l’autre, l’égalité n’est rétablie que par l’aveu partagé de la fragilité, et finalement de la mortalité » (SA,
p. 225).
344
SA, p. 226.
342
104
lui-même. Autrui est d’abord celui en qui je reconnais un homme capable, capable d’être
responsable de ses actions, tout comme moi. « Même la seconde personne, écrit Ricœur,
[…] ne serait pas une personne si je ne pouvais soupçonner qu’en s’adressant à moi elle se
sait capable de se désigner soi-même comme celle qui s’adresse à moi et ainsi s’avère
capable de l’estime de soi »345. Bref, pour lui, autrui est d’abord mon semblable, « à savoir
quelqu’un qui, comme moi, dit “ je ” » 346 . Ricœur reconnaît par là le bien-fondé de la
position de Husserl : elle ne rend certes pas compte de la totalité de l’énigme d’autrui, mais
elle nous en donne néanmoins en partie la clé. Ricœur écrivait ainsi déjà plusieurs années
avant Soi-même comme un autre et alors qu’il conceptualisait la relation éthique comme
rapport entre deux libertés plutôt qu’à partir de l’estime de soi que
[l]a liberté à la deuxième personne est véritablement l’analogon de la première.
Ici, je reste husserlien : dans la Cinquième Méditation cartésienne, il ne peut y
avoir de problématique de la deuxième personne, si je ne sais pas ce que veut
dire « je », « ego ». L’autre est vraiment un autre moi, un « alter ago », alter
certes, mais alter ego. Si je ne comprenais pas ce que veut dire pour moi être
libre, et avoir à le devenir réellement, je ne pourrais le vouloir pour autrui.
Effectivement, si dans des moments d’effondrement de ma croyance, je doute
que je sois libre, si je m’éprouve écrasé par des déterminations de toutes sortes,
alors je ne crois plus non plus à la liberté de l’autre et je ne puis plus vouloir
l’aider à être libre. Si je me crois non libre, je crois aussi l’autre non libre. […]
L’autre est mon semblable! Semblable dans l’altérité, autre dans la
similitude347.
Cette longue citation, de même que les précédentes d’ailleurs, traduit deux choses :
premièrement, comme nous voulons le montrer, que l’autre, pour Ricœur, est d’abord un
autre soi, un analogon. C’est en effet à la faveur d’une sorte de transfert analogique que
l’autre m’apparaît comme tel. Husserl sert ici de point d’appui à Ricœur. Rappelons en effet
que, pour ce dernier,
le transfert analogique que pointe Husserl est une opération authentiquement
productive, dans la mesure où elle transgresse le programme même de la
phénoménologie, en transgressant l’expérience de la chair propre. Si elle ne
crée pas l’altérité, toujours présupposée, elle lui confère une signification
spécifique, à savoir l’admission que l’autre n’est pas condamné à rester un
étranger, mais peut devenir mon semblable, à savoir quelqu’un qui, comme
moi, dit « je »348.
345
P. Ricœur, « Approches de la personne », p. 205.
SA, p. 386.
347
P. Ricœur, « Le problème du fondement de la morale », p. 317.
348
p. 386.
346
105
Chez Ricœur, la ressemblance entre l’ego et l’alter ego prend plus particulièrement la
forme du transfert de la capacité propre d’autodésignation de l’ego à toute autre personne
que lui-même et ce, dans les sphères du langage, de l’action, du récit et de l’imputation
morale. Autrui, tout comme moi, est celui qui est capable de dire « je »349, c’est-à-dire de se
reconnaître comme l’auteur de sa parole, de son action, du récit de sa vie et de sa
responsabilité envers l’autre. Ainsi, Ricœur écrit-il que :
Si l’on objecte que le transfert de sens ne produit pas le sens alter de l’alter
ego, mais le sens ego, il faut répondre qu’il en est bien ainsi dans la dimension
gnoséologique. Le sens ego, dans alter ego, c’est celui que nous avons
présupposé dans toutes nos études portant sur l’autodésignation de toute autre
personne que moi, dans le langage, l’action, le récit et l’imputation morale. À la
limite, ce transfert de sens peut revêtir la forme d’une citation, en vertu de
laquelle « il pense », « elle pense » signifie : « il/elle dit dans son cœur : je
pense ». Voilà la merveille du transfert analogique350.
Cependant, et c’est notre deuxième point, il convient de ne pas oublier que, pour Ricœur, la
possibilité de transférer à autrui la capacité à dire « Je » va de pair avec la propre capacité
du soi à dire « Je ». Bref, il faut que je sois capable de dire « Je » (ou de m’estimer moimême) pour pouvoir transférer cette capacité à autrui. Il faut que je me reconnaisse comme
sujet parlant pour être en mesure de reconnaître autrui comme tel. Tout comme Husserl
commence ses méditations sur l’intersubjectivité par la réduction au propre, Ricœur part en
quête du soi qui pourra reconnaître l’autre comme un autre soi. Cependant, pour Ricœur,
c’est cette quête du soi qui va s’avérer la plus ardue (alors que pour Husserl, c’est plutôt le
problème de l’intersubjectivité – pensons, à cet égard, à l’ampleur de la cinquième
méditation par rapport aux quatre premières). C’est le soi qui représente le véritable objet
des méditations ricœuriennes (tout du moins dans Soi-même comme un autre). C’est
pourquoi, afin de rendre compte de l’autre comme mon semblable, il est nécessaire de
prendre la mesure du soi à partir duquel l’autre pourra être dit mon semblable. Si le concept
de similitude est important, c’est certes parce dans ce concept il y va du transfert du sens
« soi » à autrui, mais aussi – et, aurions-nous envie de dire, surtout – parce qu’il y va de la
capacité du soi à se reconnaître comme soi. Or, seul un soi qui se reconnaît comme tel peut
reconnaître autrui également comme un soi. C’est pour cela que la question de savoir
comment se déploie, plus précisément, chez Ricœur, le passage de l’autodésignation (de
349
350
Et même plus précisément : « Je peux ».
SA, p. 387.
106
soi) à l’autodésignation de toute autre personne que moi recoupe immanquablement la
question de savoir qui est ce soi qui est capable de se désigner lui-même comme l’auteur de
sa parole. Cette quête du soi permettra également de lever l’ambiguïté qui tend à imprégner
la relecture que Ricœur fait de Husserl dans le cadre de sa propre conception de
l’intersubjectivité : chez Ricœur, autrui n’est pas tant un alter ego qu’un autre soi.
Ce sont ces deux perspectives qui vont guider notre analyse de la façon dont Ricœur
se réapproprie le concept husserlien de transfert analogique, réappropriation qui se fait
d’abord dans la sphère du langage. Le langage représente en effet le premier niveau351 où
l’autodésignation et le transfert de cette autodésignation à autrui, puis à toute autre
personne, se fait jour. Ricœur aborde la sphère du langage dans les deux premières études
de Soi-même comme un autre, débutant ainsi sa quête de l’ipséité avec la question « Qui
parle ? ». Deux théories du langage sont convoquées afin de servir de point d’appui à
Ricœur : la sémantique et la pragmatique.
1.3.1. L’autre soi dans la sphère du langage
1.3.1.1. Le problème de l’autodésignation
Avec la sémantique, Ricœur part du sens le plus pauvre de la notion d’identification
qui consiste à identifier quelque chose, c’est-à-dire à faire connaître à autrui ce dont nous
avons l’intention de parler. C’est, par exemple, évoquer « ce livre que je suis en train de
lire ». L’identification de soi n’entre pas ici en jeu. Il s’agit seulement d’identifier quelque
chose. La personne fait alors partie de ces choses dont nous parlons plutôt que d’être
considérée en tant que véritable sujet parlant 352 . « [L]a personne apparaî[t] comme un
particulier de base irréductible à tout autre : elle [est] le “lui” dont on parle et à qui on
351
Dans Soi-même comme un autre, Ricœur ouvre son questionnement sur l’identité – et commence donc par
donner chair au soi – par deux études sur le langage. Par ailleurs, dans « Approches de la personne », il écrit :
« si tout n’est pas langage, tout, dans l’expérience, n’accède au sens que sous la condition d’être porté au
langage. L’expression : “porter l’expérience au langage” invite à tenir l’homme parlant, sinon pour
l’équivalent de l’homme tout court, du moins pour la condition première de l’être-homme. Même si, dans un
instant, nous serons amenés à faire de la catégorie de l’agir la catégorie la plus remarquable de la condition
personnelle, l’agir proprement humain se distingue du comportement animal, et à plus forte raison du
mouvement physique, en ceci qu’il doit être dit, c’est-à-dire porté au langage, afin d’être signifiant » (p. 209).
352
« La personne apparaît alors comme un particulier de base, c’est-à-dire l’un de ces particuliers auxquels
nous devons nous référer lorsque nous parlons comme nous le faisons au sujet des composantes du monde.
[…] [L]a personne n’est pas encore un soi à ce niveau de discours dans la mesure où elle n’est pas traitée
comme une entité capable de se désigner elle-même. C’est l’une des choses au sujet desquelles nous parlons,
c’est-à-dire une entité à quoi nous faisons référence » (« Approches de la personne », p. 210).
107
attribue des prédicats physiques et psychiques »353. Elle appartient ainsi à l’ordre du même.
En effet, « [c]e qui importe à l’identification non ambiguë, c’est que les interlocuteurs
désignent la même chose. L’identité est définie comme mêmeté et non comme ipséité »354.
L’accent est mis sur le « quoi » des particuliers dont on parle plutôt que sur le « qui » de
celui qui parle. « La personne reste du côté de la chose dont on parle, plutôt que du côté des
locuteurs eux-mêmes qui se désignent en parlant »355. À ce niveau, la personne n’est pas
encore traitée comme celle qui a le pouvoir de se désigner elle-même, c’est-à-dire comme
un soi. C’est, en effet, « le pouvoir d’autodésignation qui fait de la personne non plus
seulement une chose d’un type unique, mais un soi »356, pouvoir d’autodésignation dont la
pragmatique, plutôt que la sémantique, nous permet de rendre compte. Ricœur écrit ainsi
que « tandis qu’au niveau de la sémantique la personne était seulement l’une des choses au
sujet desquelles nous parlons, au niveau de la pragmatique la personne est immédiatement
désignée comme soi, dans la mesure où le sujet parlant se désigne soi-même chaque fois
qu’il spécifie l’acte illocutoire dans lequel il engage sa parole »357. Précisons la façon dont
cela se produit.
Pour passer de la simple désignation d’un objet par le biais du langage à
l’autodésignation, Ricœur fait appel à la théorie des actes de discours d’Austin et de Searle.
Cette théorie distingue en effet l’acte locutoire, c’est-à-dire la simple locution, la simple
353
SA, p. 68-69. Et encore : « dans le contexte philosophique de la référence identifiante, le statut de sujet
n’est pas spécifié autrement que par la nature de ce qui lui est attribué, à savoir les prédicats psychiques et
physiques » (p. 52).
Par ailleurs, il convient de préciser que Ricœur, à la suite de Peter Strawson, définit les particuliers de base
comme « [l]es corps physiques et les personnes que nous sommes […] en ce sens qu’on ne peut identifier
quoi que ce soit sans renvoyer à titre ultime à l’un ou l’autre de ces deux types de particuliers. En ce sens, le
concept de personne, comme celui de corps physique, serait un concept primitif, dans la mesure où on ne
saurait remonter au-delà de lui, sans le présupposer dans l’argument qui prétendrait le dériver d’autre chose »
(p. 43).
354
SA, p. 45. En fait, comme nous l’avons vu avec le caractère, la mêmeté recouvre l’ipséité. Ricœur écrit
ainsi que « [d]ans la stratégie de Strawson, le recours à l’autodésignation est en quelque sorte intercepté dès
l’origine par la thèse centrale qui décide des critères d’identification de quoi que ce soit au titre de particulier
de base. Ce critère est l’appartenance des individus à un unique schème spatio-temporel dont il est dit dès le
début qu’il nous contient, que nous y prenons place nous-mêmes. Le soi est bien mentionné par cette
remarque incidente, mais il est immédiatement neutralisé par cette inclusion dans le même schème spatiotemporel que tous les autres particuliers. Je dirais volontiers que, dans Les Individus, la question du soi est
occultée, par principe, par celle du même au sens de l’idem » (p. 45).
355
p. 44.
356
p. 45.
357
« Approches de la personne », p. 212, nous soulignons. Et, ajoute-t-il : « Je serais tenté de dire que c’est
d’abord comme locuteur capable de se désigner soi-même que l’estime de soi est anticipée dans sa
signification pré-morale ».
108
proposition (« le livre est sur la table ») de l’acte illocutoire. Qu’est-ce qu’un acte
illocutoire ? C’est un acte en vertu duquel le langage fait quelque chose. En disant, par
exemple, « je promets que je serai là demain », je fais quelque chose, à savoir une
promesse. Or, ce faisant, le locuteur s’engage, s’implique. En effet, « [c]’est la force
illocutoire des actes de discours, écrit Ricœur, qui exprime l’engagement du locuteur dans
son discours » 358 . Mais comment passer de l’acte locutoire qui dit quelque chose sur
quelque chose à l’acte illocutoire dans lequel quelqu’un dit quelque chose sur quelque
chose ? Pour cela, il faut remarquer qu’un faire est toujours inclus dans le dire. Or, ce faire
est le fait de quelqu’un. Avec ce faire vient un sujet qui se dit lui-même. Pour rendre ce
faire explicite quand il ne l’est pas, il suffit de faire précéder l’énoncé du préfixe « j’affirme
que », par exemple. La proposition « le livre est sur la table » devient ainsi « j’affirme que
le livre est sur la table » faisant par là-même apparaître le locuteur. « Mis en rapport avec
l’acte d’énonciation, le “je” devient le premier des indicateurs; il indique celui qui se
désigne lui-même dans toute énonciation contenant le mot “je” »359.
Cependant, la réflexivité que la pragmatique met de l’avant n’est pas encore ipséité.
On a plutôt affaire à « une réflexivité sans ipséité; un “se” sans “soi-même”; pour dire la
même chose autrement, la réflexivité caractéristique du faire de l’énonciation ressemble
plus à une référence inversée, une rétro-référence, dans la mesure où le renvoi se fait à la
factualité qui “opacifie” l’énoncé »360 . En effet, ce qui intéresse la théorie des actes de
discours c’est davantage l’acte du discours que son agent. « [L]a réflexivité dont il a été
question jusqu’à présent, écrit Ricœur, a été constamment attribuée, non au sujet de
l’énonciation, mais au fait même de l’énonciation »361. L’acte de l’énonciation est traité
comme un fait, c’est-à-dire comme un évènement qui se produit dans le monde. C’est
pourquoi, pour Ricœur, à moins que l’on en mette au jour et que l’on en dépasse les apories
et les paradoxes, la pragmatique risque de dériver « vers un concept de sui-référence où
l’accent principal est mis sur la factualité de l’énoncé »362. Réflexivité certes, mais d’un
sujet sans ancrage dans le monde. À cet effet, la principale aporie se fait jour dès lors que
l’on souligne, avec Wittgenstein, « la non-coïncidence entre le “je” limite du monde et le
358
p. 211.
SA, p. 61.
360
Ibid., p. 64.
361
Ibid., p. 63.
362
Ibid., p. 64.
359
109
nom propre qui désigne une personne réelle »363 . Comment rendre compte « du rapport
d’un locuteur unique à la multiplicité de ses actes de discours »364 ? Comment rattacher la
multiplicité de mes actes de discours à la personne réelle, moi, CS que je suis ? C’est
seulement ainsi, en effet, que la réflexivité pourra se faire ipséité.
1.3.1.2. Le problème du transfert à toute autre personne
À cette aporie s’en ajoute une seconde qui pose déjà la question du transfert à toute
autre personne (et ce, donc, même si le problème de l’autodésignation n’est pas
complètement réglé. Mais cela ne fait finalement que nous renvoyer au fait que, pour
Ricœur, le soi et l’autre sont toujours intimement liés : on ne peut « régler » le problème de
l’autodésignation sans passer par l’autre). En effet, un autre danger guette la théorie de
l’énonciation : celui de l’enfermement dans l’expérience privée. Dès lors qu’avec la
pragmatique on considère l’énonciation plutôt que l’énoncé (comme c’est le cas avec la
sémantique), autrui se trouve par là même impliqué. « Que quelqu’un s’adresse à quelqu’un
d’autre, cela fait la différence entre le discours effectif et une simple proposition logique. Il
est remarquable que, dans cette relation d’interlocution, les deux pôles du discours sont
également impliqués comme se désignant chacun soi-même et comme s’adressant soimême à l’autre »365. Le discours n’est plus seulement traité comme le fait de dire quelque
chose sur quelque chose (approche de la sémantique), mais il consiste à s’adresser à
quelqu’un pour lui dire quelque chose sur quelque chose. Avec l’énonciation se révèle ainsi
une situation d’interlocution, fut-elle, de prime abord, implicite. Ainsi, dire « j’affirme
que » équivaut à dire « je te déclare que ». Pour la théorie de l’énonciation, la personne
n’est plus celle dont on parle, mais elle est un « je » qui parle à un « tu ». Que l’énonciation
soit toujours déjà interlocution se comprend par le fait que quand je parle, je parle toujours
à quelqu’un. Est ici à l’œuvre la dialectique de l’ipséité et de l’altérité. L’ipséité implique
l’altérité qui lui est inhérente même si cette dernière n’est pas toujours explicitement
déployée. Ainsi, qui dit énonciation dit interlocution. Quand je dis quelque chose, ce dire
est toujours adressé à quelqu’un, fût-ce à moi-même … en tant qu’autre. Dans le contexte
de l’interlocution la relation à l’autre entre ainsi en jeu.
363
Ibid., p. 68.
Ibid., p. 67.
365
P. Ricœur, « Approches de la personne », p. 212.
364
110
Cependant, la théorie de l’énonciation tend à refermer la situation d’interlocution sur
les seules première et deuxième personnes, excluant par là-même toute troisième personne
en en faisant une « non-personne ». Ricœur se base ici sur les travaux de Benveniste pour
dire que
les arguments en faveur de cette exclusion se ramènent à un seul : il suffit du
« je » et du « tu » pour déterminer une situation d’interlocution. La troisième
personne peut être n’importe quoi dont on parle, chose, animal ou être humain.
[…] Si la troisième personne est si inconsistante grammaticalement, c’est
qu’elle n’existe pas comme personne, du moins dans l’analyse du langage qui
prend comme unité de compte l’instance du discours, investie dans la phrase.
On ne peut mieux souder la première et la deuxième personne à l’évènement de
l’énonciation qu’en excluant du champ de la pragmatique la troisième personne,
dont il est parlé seulement comme d’autres choses366.
Ce qui est en jeu c’est donc la possibilité du « je-tu » de l’interlocution à s’extérioriser dans
une troisième personne et ce, sans perdre la capacité de se désigner soi-même. Ce qui est en
jeu, c’est la capacité de la théorie de l’énonciation à reconnaître toute autre personne
comme capable de se désigner elle-même comme sujet du discours, tout comme moi. Ce
qui est en jeu ici, c’est vraiment le « soi » en tant que pronom réfléchi de toutes les
personnes. En effet, comme cela a déjà été mentionné, dès la première page de Soi-même
comme un autre, Ricœur nous fait part de sa première intention qui est « de marquer le
primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet, telle qu’elle s’exprime à
la première personne du singulier : “je pense”, “je suis”. [Or,] cette première intention
trouve un appui dans la grammaire des langues naturelles lorsque celle-ci permet d’opposer
“soi” à “je” »367, « soi » devant être pris ici non seulement comme le pronom personnel
réfléchi de la troisième personne, mais de toutes les personnes (ainsi qu’il en est des verbes
réfléchis à l’infinitif, par exemple « se présenter »).
Par ailleurs, les limites de l’approche pragmatique quant à la conception du soi se
répercutent dans la situation d’interlocution. Cette dernière situation vient confirmer ces
limites. En effet, ce que l’on peut constater au niveau de la situation d’interlocution, c’est
qu’il y a bien une réversibilité, mais qu’il s’agit seulement d’une réversibilité des rôles.
Ainsi, « quand je dis “tu” à un autre, il comprend “je” pour lui-même. Quand il s’adresse à
moi à la seconde personne, je me sens concerné à la première personne; la réversibilité
366
367
SA, p. 62.
p. 11.
111
porte simultanément sur les rôles d’allocuteur et d’allocutaire, et sur une capacité de se
désigner soi-même présumée égale chez le destinataire du discours et son destinateur »368.
« Mais, ajoute Ricœur, ce sont seulement des rôles qui sont réversibles »369. En effet, au
niveau de la pragmatique, le soi manque encore de chair.
1.3.1.3. Soi et autre soi dans la sphère du langage
Or, c’est par le biais de la sémantique (que nous avions abandonnée au profit de la
pragmatique) que la réflexivité peut à la fois trouver l’ancrage qui lui manque et la
référence à toute troisième personne occultée par la pragmatique. Par le fait même, ce qui
est mis en avant par Ricœur, c’est la complémentarité des deux théories du langage que
sont la sémantique et la pragmatique pour ce qui est de la question de l’ipséité. Dans le
domaine du langage, l’ipséité est alors ce « mixte du “je” réflexif et de la personne
référée »370. Le « je » réflexif et substituable de la théorie de l’énonciation gagne en effet en
chair dès lors qu’il est croisé avec la personne comme particulier de base irréductible à
toute autre de la théorie de la référence identifiante.
Au niveau de la relation à l’autre dans le discours, la théorie de la référence
identifiante ajoute l’idée d’insubstituabilité. Ricœur écrit en effet que « seule l’idée
d’insubstituabilité prend en compte les personnes qui tiennent ces rôles. En un sens,
l’insubstituabilité est également présupposée dans la pratique du discours, mais d’une autre
façon que dans l’interlocution à savoir en rapport à l’ancrage du “je” en emploi. Cet
ancrage fait que je ne quitte pas mon lieu et que je n’abolis pas la distinction entre ici et làbas »371. Et en un mouvement inverse, c’est en vertu d’un transfert de la capacité de se
désigner soi-même de la première personne, c’est-à-dire du « je » réflexif, à la troisième
personne de la référence identifiante que cette dernière acquière sa signification complète
de personne. En effet, « la troisième personne selon la théorie de la référence identifiante
n’acquiert sa signification complète de personne que si l’attribution de ses prédicats
psychiques est accompagnée par la capacité de se désigner soi-même, transférée de la
368
SA, p. 225.
Idem.
370
p. 69.
371
SA, p. 225.
369
112
première à la troisième personne, à la façon d’une citation placée entre guillemets. L’autre,
la tierce personne, dit dans son cœur, “J’affirme que” »372.
Ricœur réinterprète ici la conception husserlienne de l’apprésentation dans la sphère
du langage. Si la réversibilité chez Ricœur renvoie à la saisie analogisante chez Husserl,
l’insubstituabilité (concept ricœurien), elle, renvoie à la dissymétrie qu’ouvre l’écart entre
apprésentation et présentation originaire chez Husserl. Ricœur écrit ainsi que
« l’assimilation d’un terme à l’autre, que paraît impliquer la saisie analogisante, doit être
corrigée par l’idée d’une dissymétrie fondamentale, liée à l’écart […] entre apprésentation
et présentation originaire; jamais l’appariement ne fera franchir la barrière qui sépare
l’apprésentation de l’intuition »
373
. Nous avions vu en effet que, pour Ricœur,
l’apprésentation conjugue similitude et dissymétrie. Similitude en vertu de la saisie
analogisante et dissymétrie dans la mesure où l’apprésentation n’est pas une présentation
originaire. Bien que l’alter ego, tout comme l’ego, soit capable de régner sur son corps,
l’alter ego n’est pas l’ego, l’alter ego n’est pas un dédoublement de l’ego. Qu’autrui ne
puisse être qu’apprésenté permet de conserver la différence essentielle qui fait que l’alter
ego est un ego mais n’est pas l’ego, n’est pas finalement le dédoublement de l’ego374 .
Analogie certes entre ego et alter ego dans la mesure où il y a une ressemblance de rapports
entre la chair et le corps de l’ego, d’une part, et la chair et le corps de l’alter ego, d’autre
part, et que c’est en vertu de cette ressemblance que le sens ego peut être transféré à l’autre
ego. Cependant, l’ego n’aura jamais une expérience originaire de la chair d’autrui et en ce
sens une inadéquation demeure. Autrui ne se donne pas par le biais d’une intuition
originaire, il est apprésenté. Husserl écrit que « l’objet apprésenté par cette analogie ne peut
jamais être réellement présent, ne peut jamais être donné dans une perception
véritable »375. Même si autrui m’apparaît comme celui qui, comme moi, dit « je », il n’est
pas « un deuxième moi-même ». Le phénomène d’ancrage (que Ricœur nomme plus
372
Ibid., p. 69.
Ibid., p. 386.
374
« Quant à l’expérience qu’autrui a de lui-même, elle me restera à jamais interdite sous sa forme originaire
et cela même dans le cas le plus favorable d’une confirmation de mes présomptions tirées de la cohérence des
expressions physionomiques, gestuelles et verbales déchiffrées sur le corps d’autrui. Moi seul apparaît à moimême “présenté” ; l’autre, présumé analogue, reste “apprésenté” » (Parcours de la reconnaissance, p. 398).
375
E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, §51, p. 182.
373
113
précisément « appellation »)376 par lequel « je » et « CS » veulent dire la même personne
l’atteste. Même si par le biais de l’imagination, je reconnais l’autre comme capable de dire
« je », je ne me mets cependant pas réellement à la place de l’autre. Le fait de me
reconnaître également comme « moi, CS » m’ancre ici. Et il n’en est pas autrement chez
Husserl. À la fin du §53 de la cinquième méditation, on peut ainsi lire :
Car je n’appréhende pas « l’autre » tout simplement comme mon double, je ne
l’appréhende ni pourvu de ma sphère originale ou d’une sphère pareille à la
mienne, ni pourvu de phénomènes spatiaux qui m’appartiennent en tant que liés
à l’« ici » (hic); mais […] avec des phénomènes tels que je pourrais en avoir si
j’allais « là-bas » (illic) et si j’y étais. Ensuite, l’autre est appréhendé dans
l’apprésentation comme un « moi » d’un monde primordial ou une monade.
Pour cette monade, c’est son corps qui est constitué d’une manière originelle et
est donné dans le mode d’un « hic absolu », centre fonctionnel de son action.
Par conséquent, le corps apparaissant dans ma sphère monadique dans le mode
de l’illic, appréhendé comme l’organisme corporel d’un autre, comme
l’organisme de l’alter-ego, l’est en même temps, comme le même corps, dans le
mode du « hic », dont l’autre a l’expérience dans sa sphère monadique377.
Ces rapprochements avec la conception husserlienne trouvent par ailleurs assise dans
le fait que Ricœur reconnaît que la structure mixte du « Je-Un tel », c’est-à-dire
l’assimilation entre la personne de la référence identifiante et le « je » échantillon réflexif
peut être fondée sur une réalité plus fondamentale : celle du corps propre qui présente
effectivement une double structure : à la fois ma chair et corps du monde. « La même
allégeance double de corps propre, écrit Ricœur, fonde la structure mixte du “Je-Un tel”; en
tant que corps parmi les corps, il constitue un fragment de l’expérience du monde; en tant
que mien, il partage le statut du “Je” entendu comme point de référence limite du monde et
l’organe d’un sujet qui n’appartient pas aux objets dont il parle »378. Dans la conception de
la référence identifiante, la problématique du corps propre ne se pose même pas. Le corps
376
« “Je” est littéralement inscrit, en vertu de la force illocutoire d’un acte de discours particulier,
l’appellation, sur la liste publique des noms propres, suivant les règles conventionnelles qui régissent
l’attribution des patronymes et des prénoms […]. Ainsi inscrit, le “je” est, au sens propre du terme, enregistré.
De cet enregistrement résulte ce qui s’énonce : “Moi, un tel, né le…, à… ”. De cette manière, “je” et “P.R.”
veulent dire la même personne. Ce n’est donc pas arbitrairement que la personne, objet de référence
identifiante, et le sujet, auteur de l’énonciation, ont même signification ; une inscription d’un genre spécial,
opérée par un acte spécial d’énonciation, l’appellation, opère la conjonction » (SA, p. 71). L’appellation peut,
selon nous, être rapprochée du phénomène de « mondanéisation » chez Husserl, phénomène par lequel je
reconnais que ma chair est aussi un corps et c’est parce que je me reconnais comme étant aussi corps que je
vais pouvoir transférer le sens de chair au corps d’autrui.
377
E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, §53, p. 190-191.
378
SA, p. 71-72.
114
propre est un corps quelconque. Mon corps est un objet du monde et non la manière d’être
au monde du soi. Corps, personne sont ce dont on parle, ce que l’on nomme.
L’ipséité prend ainsi la forme de la sui-référence et traduit une double identification,
à la fois comme personne objective et comme sujet réfléchissant. « Le soi [est] à la fois une
personne dont on parle et un sujet qui se désigne à la première personne, tout en s’adressant
à une seconde personne »379. De plus, il ressort qu’allocuteur et allocutaire sont pris dans
des relations d’échange qui conjuguent réversibilité des rôles et insubstituabilité des
personnes. Je ne peux pas me désigner moi-même sans te reconnaître également capable de
te désigner toi-même. Dans la mesure où, moi CS (selon l’idée d’insubstituabilité), je me
reconnais comme l’auteur de cette parole que je t’adresse, je te reconnais également, toi,
PR comme capable de te désigner toi-même comme l’auteur de la parole que tu vas
m’adresser (et ce, en vertu de l’idée de réversibilité).
1.3.2. L’autre soi dans la sphère éthique
C’est le même schéma qui est à l’œuvre au niveau éthique. Le rapport entre soi et
autrui est structuré à la fois par la réversibilité et par l’insubstituabilité, insubstituabilité qui,
au niveau éthique, prend cependant une figure nouvelle, celle de l’irremplaçabilité.
S’agissant de la réversibilité, Ricœur écrit :
Avant de m’interdire quoi que ce soit, le visage de l’autre me requiert; il me
demande de l’aimer comme moi-même 380 . La relation est ainsi parfaitement
réversible : je suis visé comme un « me » à l’accusatif par celui à qui je dis
« tu » au vocatif et qui dit « je » pour lui-même. Il se passe ici quelque chose
de tout à fait semblable à ce que les linguistes observent concernant le
fonctionnement des pronoms personnels : celui qui dit « je » se sait adressé par
une autre personne comme « tu » et réciproquement. C’est pourquoi on peut
partir soit du tu soit du je dans la mesure où le tu est un alter ego : comme moi,
tu dis je. Si je ne comprenais pas ce que veut dire « je », je ne saurais pas que
379
Ibid., p. 48.
Même si cette première phrase a un accent clairement levinassien, elle est totalement non levinassienne.
Chez Levinas, aucune réversibilité, aucune similitude ne sont possibles. Pour Levinas, autrui ne me demande
pas de l’aimer comme moi-même mais il m’ordonne de l’aimer et c’est cela qui institue le soi. Quant à cette
non-réversibilité chez Levinas, on pourra notamment consulter son texte intitulé « La trace de l’autre » dans
En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger. Il écrit entre autres que « [l]'ordre personnel auquel
nous oblige le visage, est au-delà de l'être. Au-delà de l'être est une troisième personne qui ne se définit pas
par le Soi-même, par l'ipséité. [...] L'au-delà dont vient le visage est la troisième personne. Le pronom Il, en
exprime exactement l'inexprimable irréversibilité [...]. L'illéité de la troisième personne est la condition de
l'irréversibilité » (p. 277-278).
380
115
l’autre est « je » pour lui-même, donc liberté comme moi, liberté qui elle aussi
se pose, croit en elle-même, cherche à s’attester381.
Parce que je suis capable de me comprendre comme un « je », ici comme quelqu’un
capable de s’estimer lui-même, je peux reconnaître en l’autre quelqu’un qui est également
capable de s’estimer lui-même. Plus encore, en vertu de ce principe de réversibilité, « je ne
puis m’estimer moi-même sans estimer autrui comme moi-même »382.
Mais, ainsi que nous l’avons vu précédemment, « ce sont seulement des rôles qui sont
réversibles. Seule l’idée d’insubstituabilité prend en compte les personnes qui tiennent ces
rôles »383. Même si en imagination et en sympathie, je me mets à la place de l’autre, pour
autant, « je ne quitte pas mon lieu et […] je n’abolis pas la distinction entre ici et làbas » 384 . Ainsi, comme moi, Autrui est capable de souffrir, mais si je peux donc
comprendre et partager sa souffrance, je ne la vis pas pour autant, je ne l’éprouve pas pour
autant385.
Par ailleurs, ce que l’éthique ajoute, c’est le caractère irremplaçable de toute
personne, « c’est la dimension de valeur qui fait que chaque personne est irremplaçable
dans notre affection et dans notre estime »386. Ricœur trouve ici appui chez Levinas, même
s’il ne suit pas ce dernier jusqu’au bout. Il écrit ainsi : « Des singularités, j’en vois de trois
espèces. Assurément, les personnes singulières, irremplaçables. Nos rôles sociaux pourront
nous remplacer les uns les autres, mais nous ne pourrons pas nous substituer les uns aux
autres dans notre qualité absolument singulière387. Et là, j’irai très volontiers du côté de
Levinas, avec le visage : chaque visage est unique »388. Nous avons déjà eu l’occasion de le
souligner à maintes reprises, l’altérité de l’absolument Autre, d’Autrui n’est pas
381
« Fondements de l’éthique », p. 63.
SA, p. 226.
383
Ibid., p. 225. Pour Levinas, à l’inverse, l’idée de réversibilité n’est pas tenable et cela, justement parce
qu’elle concerne des rôles. En effet, pour Levinas, envisager autrui quant à son rôle, sa fonction, c’est lui faire
violence. La relation à autrui n’est pas de l’ordre de la relation entre un « Je » et un « Tu ».
384
Idem. Max Scheler nous apprenait déjà que la sympathie distingue les êtres alors que la contagion et la
fusion affective les mêlent (P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 340).
385
Pour Levinas, à l’inverse, il y a substitution.
386
SA, p. 226.
387
Pour Levinas, cependant, c’est par la substitution que le soi accède à sa singularité, à son unicité.
388
P. Ricœur, L’unique et le singulier, p. 46. Également, en évoquant le visage qui prend les traits du maître
de justice : « [N]e se substitue à son offenseur que celui qui est “un et irremplaçable”. […]. Assigné, certes, le
soi l’est sans l’avoir choisi, mais, dans cette mesure même, il est “assigné comme irremplaçable” »
(P. Ricœur, « Emmanuel Levinas, penseur du témoignage, p. 102-103). Ricœur, dans une lettre à Levinas,
écrit également : « je vous rejoins dans votre dernière affirmation, à savoir “l’unicité humaine du pronom je”,
irréductible à l’intégration, à la généralité d’un genre » (Emmanuel Levinas et Paul Ricœur, « L’unicité
humaine du pronom je », p. 37).
382
116
simplement à entendre comme l’autre face de l’identité, altérité qui aurait encore une
frontière avec le Même. Levinas nous le répète, l’absolument autre n’a rien de commun
avec le Même, aucune patrie commune. Ce n’est pas dans sa généralité que l’Autre est
appréhendé, ce qui pour Levinas est œuvre d’ontologie, mais dans son unicité. Levinas
n’envisage pas le soi et l’autre dans ce qu’ils ont de commun, ni d’ailleurs dans ce qu’ils
ont de différent, mais dans leur singularité, dans leur unicité. Or, pour Ricœur, c’est bien
cette acception d’autrui comme unique que la sollicitude porte au plus haut. C’est bien « la
sollicitude qui s’adresse aux personnes dans leur singularité irremplaçable »389.
Ainsi, Ricœur suit jusqu’à un certain point Levinas. Mais jusqu’à un certain point
seulement. En effet, pour Ricœur, le caractère irremplaçable d’autrui ressort encore de
l’échange entre estime de soi et sollicitude. Il s’inscrit dans une forme de réciprocité et
repose encore sur la réversibilité. Ricœur écrit ainsi que « c’est dans l’expérience du
caractère irréparable de la perte de l’autre aimé que nous apprenons, par transfert d’autrui
sur nous-même, le caractère irremplaçable de notre propre vie. C’est d’abord pour l’autre
que je suis irremplaçable. En ce sens, la sollicitude répond à l’estime de l’autre pour moimême »390. Chaque personne est irremplaçable certes, mais elle est surtout irremplaçable
pour moi. Et c’est par un effet de retour – réversibilité – que je peux prendre la mesure de
mon propre caractère irremplaçable. Au contraire, chez Levinas, le caractère unique et non
thématisable du visage d’autrui repose, comme nous l’avons vu, sur la séparation. Par
ailleurs, son propre caractère irremplaçable, le soi ne le tient nullement du transfert du
caractère irréparable de la perte de l’autre sur lui-même. Nul transfert chez Levinas. Son
unicité, le soi la tient plutôt de son assignation à responsabilité par le visage. « Cette
assignation à responsabilité déchire les formes de la généralité dans laquelle mon savoir,
ma connaissance de l’autre homme, me le représente comme semblable, pour me découvrir
dans le visage du prochain comme responsable de lui et, ainsi, comme unique – et élu »391.
Pour Levinas, le caractère irremplaçable de l’individu ne peut jamais se conjuguer avec la
réversibilité : « la responsabilité à laquelle je suis exposé dans une telle passivité ne me
saisit pas comme une chose interchangeable, car personne ici ne peut se substituer à moi; en
en appelant à moi comme à un accusé qui ne saura récuser l’accusation, elle m’oblige
389
SA, p. 305.
Ibid., p. 226, nous soulignons.
391
E. Levinas, Éthique comme philosophie première, p. 101.
390
117
comme irremplaçable et unique »392. Ainsi, pour Levinas, « [l]a seule valeur absolue c’est
la possibilité humaine de donner sur soi une priorité à l’autre »393.
Cependant, malgré leurs différends, Levinas, reste, pour Ricœur, celui qui permet de
penser un concept franc d’altérité, et cela mieux que l’agapè chrétienne ou l’idée
hégélienne de lutte ne permettent de le faire394. En effet, outre, le caractère irremplaçable
d’autrui, c’est le changement de perspective opéré par Levinas qui interpelle Ricœur.
Ricœur voit ainsi en Levinas celui qui a osé renverser la formule « “pas d’autre que soi sans
un soi” pour lui substituer la formule inverse “pas de soi sans un autre qui le convoque à la
responsabilité” »395 . « À vrai dire, écrit ainsi Ricœur, l’expression “s’adresser à l’autre”
exige le renversement : quelqu’un d’autre s’adresse à moi et je réponds. […] En un sens on
peut dire que c’est l’autre qui prend l’initiative et que je me reconnais comme personne
dans la mesure où je suis […] interpelé »396. Cette prise en compte explicite de la parole
d’autrui, on la trouve notamment exprimée chez Ricœur dans sa conception de la promesse.
Ricœur, nous l’avons vu, fait en effet ressortir que l’obligation de tenir sa promesse a, en
tant que telle, peu d’intérêt si la visée n’est pas avant tout de répondre à l’attente d’autrui. Il
écrit ainsi qu’« un engagement qui ne serait pas de faire quelque chose que l’autre pourrait
choisir ou préférer pourrait n’être qu’un pari stupide »397. Être fidèle à sa parole perd tout
son sens si la visée première n’est pas d’être à la hauteur de la réponse qu’exige autrui. Ce
qui est donc mis en avant ici, c’est la requête, la demande d’autrui. Cependant, ainsi qu’on
l’a vu, Ricœur ne va pas aussi loin que Levinas. Il reconnaît seulement en partie la
pertinence de la position levinassienne. Pour lui, en effet, « je ne serai pas celui à qui la
parole est adressée si je n’étais pas en même temps capable de me désigner moi-même
comme celui à qui la parole est adressée »398. Ainsi,
[t]out en souscrivant aux analyses de Lévinas sur le visage, l’extériorité,
l’altérité, voire le primat de l’appel venu de l’autre sur la reconnaissance de soi
par soi, il me semble, écrit Ricœur, que la requête éthique la plus profonde est
celle de la réciprocité qui institue l’autre comme mon semblable et moi-même
392
E. Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, p. 117-118.
EN, p. 119.
394
SA, p. 219.
395
Idem. C’est ce que Peter Kemp également souligne quand il écrit que « [c]’est cette assignation à la
responsabilité sous forme d’une injonction par l’autre qui constitue pour Ricœur la force de Levinas »
(Sagesse pratique de Paul Ricœur, p. 69).
396
« Approches de la personne », p. 212, nous soulignons.
397
SA, p. 311.
398
« Approches de la personne », p. 212.
393
118
comme le semblable de l’autre. Sans réciprocité ou […] sans reconnaissance,
l’altérité ne serait pas celle d’un autre que soi-même, mais l’expression d’une
distance indiscernable de l’absence. Autre mon semblable, tel est le vœu de
l’éthique à l’égard du rapport entre l’estime de soi et la sollicitude399.
Ainsi, Ricœur suit jusqu’à un certain point Levinas. Jusqu’à un certain point seulement car
il se refuse à ne voir dans l’autre que l’étranger. Aussi étranger soit-il, autrui n’en demeure
pas moins mon semblable. Il faut, en effet, que les fils du dialogue puissent se nouer.
Alors que la conception levinassienne fait fond sur une dissymétrie absolue – qui
repose sur le fait qu’autrui est avant tout l’irremplaçable –, Ricœur propose un modèle de
relation qui, tout en reconnaissant l’importance de préserver la dissymétrie, c’est-à-dire
l’altérité d’autrui, prend cependant en compte la nécessité de restaurer une forme d’égalité
qui prend la forme de la reconnaissance. Pour le dire autrement, à l’éthique levinassienne
qui fait fond sur une distanciation absolue nécessaire à la préservation du caractère
irréductible d’autrui, Ricœur oppose une conception plus nuancée, une conception
dialectique du rapport à autrui qui intègre également un moment d’appartenance. On a, en
effet, affaire, avec la conception ricœurienne, premièrement, à un moment d’appartenance,
que l’on pourrait appeler ici le moment du proche, soit le fait de reconnaître autrui comme
mon semblable. C’est le moment qui porte le mouvement de spontanéité bienveillante vers
autrui. Ce moment ne saurait cependant se comprendre sans un deuxième moment qui
marque une distanciation. C’est le moment du lointain, soit le fait de reconnaître autrui
comme cet autre singulier irremplaçable, l’altérité d’autrui étant ici préservée par le
caractère toujours dissymétrique de la relation. La sollicitude, comme modèle de
réciprocité, semble ainsi répondre au modèle dialectique de l’herméneutique ricœurienne.
Ricœur oppose donc à la conception unilatérale du rapport à autrui telle que nous la montre
Levinas, une conception réciproque ancrée dans son modèle dialectico-herméneutique.
Mais dans quelle mesure la conception ricœurienne rend-elle mieux compte de la relation
éthique à autrui que la conception levinassienne ? Pour le dire autrement, en quoi le
caractère unilatéral de la position levinassienne pose-t-il problème ? Par ailleurs, dans
quelle mesure ce « concept franc d’altérité » que Ricœur trouve chez Levinas est-il préservé
dès lors qu’il est mis en relation dialectique avec une conception de l’autre compris comme
mon semblable ?
399
Ibid., p. 205-206.
119
2. Reconnaissance ou responsabilité?
« Au mythe d’Ulysse retournant à Ithaque,
nous voudrions opposer l’histoire d’Abraham
quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue
et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ ».
Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 267.
2.1. La réciprocité en question. La critique de Ricœur envers Levinas
Afin de répondre à ces questions, commençons par examiner de plus près la relation
entre le soi et l’autre telle que nous la décrit Levinas. Avec Ricœur, on accordera volontiers
à l’éthique levinassienne le mérite de nous montrer que la relation intersubjective est
profondément dissymétrique400. Dissymétrie qu’elle porte même à l’extrême dans la mesure
où elle est, pour Levinas, irréductible. On se souviendra en effet que le soi est enjoint à la
responsabilité par autrui. Assignation à responsabilité. Là est le sens du visage. Mais,
semble-t-il légitime de demander, autrui n’est-il pas alors responsable à mon égard, de
même que je suis responsable à son égard ?
Peut-être, nous dit Levinas, mais ceci est son affaire. […]. La relation
intersubjective est une relation non-symétrique. En ce sens, je suis responsable
d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque,
c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la
relation n’est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui; et je suis « sujet »
essentiellement en ce sens. C’est moi qui supporte tout401.
Et encore, de façon on ne peut plus claire et marquant par là-même ce qui le sépare de la
conception ricœurienne :
[J]e ne pense pas que l’autre est un alter ego, je ne pense pas que la rencontre
avec l’autre commence dans cette égalité parfaite. En tant qu’être humain, et
non comme être parmi les autres êtres, autrui a le droit de tout exiger de moi;
mon obligation à l’égard d’autrui n’est pas symétrique; la relation avec l’autre
homme, c’est la dissymétrie par excellence; au contraire tout ce qui est mon
droit et tout ce qui fait ma force sont dérivés de cette première obligation402.
Mon obligation envers autrui qui est caractérisée par la responsabilité est poussée à
l’extrême par Levinas et cela à deux égards. Premièrement, la responsabilité du moi pour
autrui est sans mesure ni limite. Le moi est toujours davantage responsable que ne peut
400
Plus précisément, l’éthique levinassienne est l’exemple paradigmatique où, dans l’initiative de l’échange,
le pôle de l’autre l’emporte. Cf. SA, p. 221-223.
401
E. Levinas, Éthique et infini, p. 105.
402
D. Banon (dir.), Emmanuel Levinas. Philosophe et pédagogue, p. 13-14.
120
l’être autrui. C’est pourquoi, pour Levinas, la dissymétrie ne peut jamais être compensée.
Deuxièmement, cette responsabilité est assignée au moi par autrui. Elle lui est commandée
par autrui, elle n’est pas d’abord et avant tout le fait du sujet lui-même. Évoquant la
responsabilité lévinassienne, Judith Butler écrit ainsi que « la responsabilité apparaît ainsi
non pas avec le “ je ”, mais avec le “ moi ” accusatif »403.
Bien entendu, Ricœur ne peut accepter cette position. S’il s’accorde avec Levinas sur
le caractère dissymétrique de la relation intersubjective en général et de la sollicitude en
particulier404, à l’inverse de Levinas, il pense que cette dissymétrie peut être surmontée
(même si toujours elle demeure) dans la réciprocité et ceci par le biais de la reconnaissance.
Plus précisément, la salve que Ricœur porte à Levinas est la suivante :
Certes, le soi est « assigné à responsabilité » par l’autre. Mais, l’initiative de
l’injonction revenant à l’autre, c’est à l’accusatif seulement que le soi est rejoint
par l’injonction. Et l’assignation à responsabilité n’a pour vis-à-vis que la
passivité d’un moi convoqué. La question est alors de savoir si, pour être
entendue et reçue, l’injonction ne doit pas faire appel à une réponse qui
compense la dissymétrie du face-à-face. Prise à la lettre, en effet, une
dissymétrie non compensée romprait l’échange du donner et du recevoir et
exclurait l’instruction par le visage du champ de la sollicitude405.
Remarquons, en premier lieu, que Ricœur amène Levinas sur son propre terrain, à
savoir celui d’une nécessaire réciprocité qui représente, au plan intersubjectif et éthique, le
modèle dialectico-herméneutique de Ricœur. Et n’oublions pas, par ailleurs, que, pour
Ricœur, la sollicitude est en relation dialectique avec l’estime de soi. Elle est le dépli de la
dimension dialogale de l’estime de soi406. Ricœur écrit ainsi que « si l’estime de soi tire
effectivement sa première signification du mouvement réflexif par lequel l’évaluation de
certaines actions estimées bonnes se reporte sur l’auteur de ces actions, cette signification
reste abstraite aussi longtemps que lui fait défaut la structure dialogique que la référence à
autrui introduit »407. En effet, pour que le soi puisse revenir à lui-même en évaluant son
action, encore faut-il que cette action ait trouvé un point de réception. La réciprocité s’avère
être un pilier essentiel de la conception ricœurienne du soi.
403
J. Butler, Le récit de soi, p. 93.
Dissymétrie qui, d’une façon plus générale, est au fondement d’une conception phénoménologique de
l’altérité.
405
SA, p. 221.
406
Ibid., p. 212.
407
SA, p. 202.
404
121
Cependant, si la réciprocité est essentielle chez Ricœur, elle ne l’est peut-être pas
autant dans l’éthique levinassienne. En effet, dans la philosophie levinassienne, le moi tient
son individuation de sa responsabilité illimitée pour autrui. C’est cette responsabilité
illimitée qui le fait advenir à lui-même, moi éthique. À l’inverse de la conception
ricœurienne du soi qui appelle et même nécessite une réciprocité dans la relation avec
l’autre, la conception même de la subjectivité levinassienne implique une irréductible
dissymétrie. « Je puis me substituer à tous, mais nul ne peut se substituer à moi. Telle est
mon identité inaliénable de sujet »408, écrit Levinas. Nous y reviendrons.
À première vue, il semble donc difficilement imaginable que Ricœur rende
pleinement justice à Levinas en lançant sa critique à partir d’une perspective qui n’est pas
celle de Levinas. Mais quelle est-elle cette critique plus précisément ? Selon Ricœur, l’autre
tel que nous le montre Levinas, en m’assignant à la responsabilité m’assignerait par là
même à une passivité extrême ne me laissant que la possibilité du recevoir. Le soi n’aurait
pas le choix d’accepter ou non cette responsabilité. Sa liberté serait ici seconde. La critique
de Ricœur porte sur la liberté qu’a le soi quant à l’acceptation de cette responsabilité. En
effet, demande Ricœur, est-ce que ce geste – ma responsabilité envers autrui – est avant
toute chose fait en faveur d’autrui ou n’est-ce pas plutôt ici le respect de l’obligation qui
prime409 ? Étant assigné à responsabilité et n’ayant même pas la possibilité de refuser et
donc, à l’inverse, d’assumer pleinement cette responsabilité, puis-je dire que je le fais avant
tout pour-autrui ? Autrui ne se trouve-t-il pas à être secondaire dans l’équation du retour ?
Pour Ricœur, Levinas mettrait la morale avant l’éthique.
En effet, Ricœur distingue l’éthique de la morale et donne primauté à la première. Si
l’éthique renvoie à une conception téléologique du bien, la morale, elle, doit davantage être
comprise dans une perspective déontologique au sein de laquelle la loi, et donc l’obligation
et la norme, sont reines 410 . Or, selon lui, le mouvement vers l’autre – dans le cas de
408
E. Levinas, Éthique et infini, p. 108.
SA, p. 221.
410
« C’est donc par convention que je réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui
de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à
l’universalité et par un effet de contrainte. […]. On reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée et
norme l’opposition de deux héritages, un héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa
perspective téléologique, et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la
norme, donc par un point de vue déontologique. On se propose d’établir […] la primauté de l’éthique sur la
morale […] » (SA, p. 200).
409
122
l’éthique levinassienne, la responsabilité – relèverait davantage de l’obligation, de
l’obligation d’un sujet qui n’a pas le choix, que d’un véritable désir du bien pour autrui :
le vocabulaire de l’assignation, de l’injonction, est peut-être déjà trop « moral »
[…]; c’est pourquoi l’Autre, sous la figure du maître de justice, et même sous
celle du persécuteur, qui passe au premier plan dans Autrement qu’être ou audelà de l’essence, doit forcer les défenses d’un moi séparé. Mais on est déjà
dans l’ordre de l’impératif, de la norme. Notre pari, c’est qu’il est possible de
creuser sous la couche de l’obligation et de rejoindre un sens éthique qui n’est
pas à ce point enfoui sous les normes qu’il ne puisse être invoqué comme
recours lorsque ces normes deviennent à leur tour muettes face à des cas de
conscience indécidables411.
Ricœur, ici, rend-il justice à Levinas ? Contre Ricœur, il ne nous semble pas que Levinas
soit dans le domaine de la morale, de la norme. En fait, la dissension est plus profonde et
elle a déjà été entrevue. Pour Levinas, ultimement l’éthique est première, alors que Ricœur
pense encore l’éthique au sein de l’ontologie, d’une ontologie du soi. Nous sommes ainsi
d’accord avec Faessler quand il écrit que « la critique de Ricœur ramène sur le plan d’une
ontologie du soi, une pensée qui s’en extrade pour offrir justement à la visée éthique que
l’ipséité atteste en son être, l’inassumable fondation qui la justifie d’autrement qu’être »412.
Pour approfondir notre analyse de la critique que Ricœur fait à Levinas, nous devons
encore nous questionner quant à savoir dans quelle mesure on peut dire que la
responsabilité levinassienne n’est pas d’abord et avant tout un « pour autrui ». Pour être en
mesure de répondre à ces questions, il semble qu’il nous faille d’abord comprendre la
teneur exacte de cette responsabilité dont Levinas nous dit qu’elle « n’est pas l’accident
arrivant à un Sujet, mais précède en lui l’Essence, n’a pas attendu la liberté où aurait été
Également dans « Fondements de l’éthique » : « je vous proposerai de distinguer entre éthique et morale, de
réserver le terme d’éthique pour tout le questionnement qui précède l’introduction de l’idée de loi morale et
de désigner par morale tout ce qui, dans l’ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois, des normes, des
impératifs » (p. 61).
411
SA, p. 222.
P. Bourgeois reprend ces deux éléments de critique dans son article « Ricœur and Levinas. Solicitude in
Reciprocity and Solitude in Existence », p. 118. Marc Faessler, également, dans « Attestation et élection » :
« Ricœur ne parvient pas à entendre, sous le motif lévinassien de l’assignation du soi au pour-l’autre de la
responsabilité, une fondation d’élection à rebours de toute coïncidence du sujet avec soi dans le Cogito, donc
ordonnée à supporter l’attestation même de l’ipséité. Il persiste à n’y voir qu’un effet de rupture pro-voqué,
dans la voix sinaïtique du visage, par l’ab-solue extériorité de l’Autre pour constituer responsable un soi sans
capacité d’accueil dans la fermeture de sa séparation » (p. 137).
412
M. Faessler, « Attestation et élection », p. 138. Ainsi, pour Faessler, Ricœur « manque le moment
anarchique de l’élection chez Levinas – “passivité plus passive que toute passivité” – et l’inclut trop
hâtivement dans la dimension ontologique de l’injonction où s’atteste, déjà réassumé, le pouvoir
d’autodésignation que l’ipséité transfère à tout alter ego supposé capable de dire je » (p. 139).
123
pris l’engagement pour autrui. Je n’ai rien fait et j’ai toujours été en cause : persécuté.
L’ipséité, dans sa passivité sans arché de l’identité est otage. […]. La responsabilité dans
l’obsession est une responsabilité du moi pour ce que le moi n’a pas voulu, c’est-à-dire
pour les autres »413.
2.2. À l’origine de la responsabilité levinassienne
Dans la conception levinassienne, sa responsabilité pour autrui, le soi la tient d’un
moment plus originaire qui est celui de son élection au Bien. Pour Levinas, avant tout choix
et toute volonté de ma part, j’ai été élu et plus précisément élu au Bien et la responsabilité
pour autrui qui dès lors m’incombe me permet d’advenir à moi – « sujet » éthique414. Or,
c’est à cette élection que renvoient les termes – hyperboliques il est vrai – de persécution ou
encore d’otage qui, dès lors, « ne trahissent aucun mépris ou rabaissement du sujet »415.
Pour Levinas, le moi est créature, et c’est de cette condition de créature qu’il tient ses
ressources de bonté. « La bonté n’est pas un acte volontaire, écrit Levinas. Je veux dire par
là qu’il n’y a pas, dans le mouvement de liberté, d’acte particulier d’une volonté qui
intervient. On ne se décide pas à être bon, on est bon avant toute décision. Il y a, dans ma
conception, l’affirmation d’une bonté initiale de la nature humaine »416. C’est finalement
cette élection au Bien qui est à l’origine de la responsabilité par laquelle le moi est défini –
sujet éthique. La volonté n’est pas première et ce n’est pas elle qui est à la source de
l’obligation morale. On l’a vu, pour Levinas, la responsabilité ne commence pas avec la
liberté du sujet. « La responsabilité pour autrui[, écrit clairement Levinas,] ne saurait
découler d’un engagement libre »417. Elle résulte plutôt de mon élection au Bien. L’éthique,
pour Levinas, est antérieure à la liberté du sujet. C’est plutôt autrui qui me commande et
m’inspire. C’est, en effet, pour Levinas, sur ce mode de l’inspiration que le moi devient
413
AE, p. 180.
« La bonté donne à la subjectivité sa signification irréductible » (AE, p. 36).
415
M. Faessler, « Attestation et élection », p. 144.
416
E. Levinas, « L’asymétrie du visage », p. 120.
417
AE, p. 87. Et encore : « La responsabilité pour autrui ne peut avoir commencé dans mon engagement, dans
ma décision » (AE, p. 24). Également, dans « L’asymétrie du visage » : « La bonté n’est pas un acte
volontaire. Je veux dire par là qu’il n’y a pas, dans le mouvement de liberté, d’acte particulier d’une volonté
qui intervient. On ne se décide pas à être bon, on est bon avant toute décision. Il y a, dans ma conception,
l’affirmation d’une bonté initiale de la nature humaine » (p. 120).
414
124
finalement l’auteur de l’obligation418. Pour appuyer cette lecture de Levinas, on peut encore
citer Rodolphe Calin qui écrit que « […] le fait que l’obéissance au Plus-Haut se décrive
comme inspiration signifie que l’éthique ne correspond pas à l’ordre du vouloir compris
comme l’ordre de l’intention, de l’autonomie d’un libre-arbitre responsable »419.
Mais comment, exactement, comprendre cette inspiration qui fait de l’obéissance
autre chose que la pure soumission à un ordre ? Comment comprendre cette obéissance qui
permet de concilier obéissance et spontanéité ? Nous avions déjà commencé à l’entrevoir
dans le chapitre précédent, mais il est maintenant temps de le préciser. Pour saisir que, chez
Levinas, cette réponse à l’ordre relève bien d’une spontanéité plutôt que d’une obligation et
qu’ainsi la sollicitude, telle que nous la donne à voir Levinas, ne peut être réduite à un
« morne devoir »420, nous proposons d’en référer à un concept assez peu développé chez
Levinas du fait de son ambiguïté, mais qui est pourtant des plus éclairants : le concept
d’« amour »421. Concept d’autant plus intéressant qu’il nous permettra de croiser certaines
analyses ricœuriennes. Ce faisant, il portera cependant le débat « aux frontières de la
philosophie »422.
Ainsi, la critique que Ricœur oppose à Levinas est d’autant plus difficile à
comprendre que Ricœur possède par ailleurs tous les éléments pour justement rendre
pleinement justice à Levinas – quitte ensuite à mettre en question la position levinassienne.
Ces éléments, ce sont ses réflexions sur l’amour et plus précisément sur l’agapè423, c’est-àdire l’amour unilatéral et désintéressé de Dieu pour les hommes dans la tradition judéochrétienne. Ces réflexions, ainsi que nous nous proposons de le montrer, permettent non
418
R. Calin et F.-D. Sebbah, Le vocabulaire de Lévinas, p. 40. Dans un autre article, Rodolphe Calin écrit
également, s’appuyant sur Levinas : « L’obéissance se dit comme inspiration : “L’inspiration n’a pas son
mode originel dans l’écoute d’une muse qui dicte les chants, mais dans l’obéissance au Plus-Haut comme
relation éthique avec autrui” » (R. Calin, « Le soi et le sens. Soi éthique et soi poétique chez Levinas et
Ricœur », p. 31. La citation de Levinas est tirée de son ouvrage L’au-delà du verset, p. 178). Et encore, sous
la plume de Mylène Baum cette fois : « La responsabilité ne s’articule à la volonté qu’en un deuxième temps,
dans le moment réflexif qui est second par rapport à celui de la passive inspiration » (M. Baum,
« Responsabilité et liberté », p. 76).
419
R. Calin, « Le soi et le sens. Soi éthique et soi poétique chez Levinas et Ricœur », p. 31.
420
SA, p. 226.
421
Jean-Luc Marion, en particulier, s’est intéressé à la question de l’amour dans la philosophie levinassienne.
Voir entre autres son article « D’autrui à l’individu » ainsi que ses interventions dans E. Levinas, Autrement
que savoir.
422
En référence au sous-titre du recueil d’articles de Paul Ricœur, Lectures 3. Un de ses principaux textes sur
Levinas se trouve d’ailleurs dans cet ouvrage.
423
Réflexions que l’on trouve, entre autres, dans Amour et justice et dans Parcours de la reconnaissance.
125
seulement de faire une lecture plus « juste » de la pensée levinassienne, mais également
d’enrichir la compréhension première que nous en avons.
Dans Amour et justice, Ricœur s’interroge en effet sur le caractère étrange de la
« forme impérative dans des expressions bien connues telles que “Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu… et tu aimeras ton prochain comme toi-même” »424. Il questionne ainsi le « statut
du commandement, s’agissant du commandement d’aimer »425. Comment l’amour peut-il
relever d’un commandement, c’est-à-dire d’une forme de discours qui, a priori, oblige ?
Prenant appui sur l’ouvrage de Rosenzweig, L’étoile de la rédemption426, Ricœur montre,
qu’en ce qui a trait au commandement d’amour, il convient de distinguer commandement et
loi. En effet, selon la distinction établie par Rosenzweig, si la loi est du ressort des hommes,
le commandement, lui, est du ressort de Dieu427 :
L’idée proprement géniale, écrit Ricœur, est alors de montrer le commandement
d’aimer jaillissant de ce lien d’amour entre Dieu et une âme solitaire. Le
commandement qui précède toute loi est la parole que l’amant adresse à
l’aimée : Aime-moi! Cette distinction inattendue entre commandement et loi
n’a de sens que si l’on admet que le commandement d’aimer est l’amour luimême, se recommandant lui-même, comme si le génitif contenu dans le
commandement d’aimer était à la fois génitif objectif et génitif subjectif;
l’amour est objet et sujet du commandement; ou, en d’autres termes, c’est un
commandement qui contient les conditions de sa propre obéissance par la
tendresse de son objurgation : Aime-moi!428
Le commandement d’amour est langage de l’amour lui-même. Or, il n’est pas tant langage
qui oblige à aimer que langage qui, en investissant d’amour l’être aimé, ne peut que l’ouvrir
à l’amour, à aimer. L’impératif du commandement d’amour ne relève donc pas de la règle,
ni de la norme. Ricœur écrit ainsi qu’« en vertu de la parenté entre le commandement :
424
P. Ricœur, Amour et justice, p. 19-20.
Ibid., p. 20, nous soulignons.
426
Ouvrage qui est également au cœur de certaines analyses de Levinas.
427
Voir notamment André LaCocque dans Paul Ricœur et André LaCocque, Penser la Bible, p. 113.
428
P. Ricœur, Amour et justice, p. 21-22. Rosenzweig écrit dans L’étoile de la rédemption : « Le
commandement de tous les commandements est le commandement d’amour. On ne peut commander l’amour;
nul tiers ne peut le commander ni l’obtenir par force. Nul tiers ne le peut, mais l’Unique le peut. Le
commandement de l’amour ne peut venir que de la bouche de l’amant. Seul celui qui aime, mais lui
réellement peut dire et dit en effet, aime-moi! Dans sa bouche, le commandement de l’amour n’est pas un
commandement étranger, il n’est rien d’autre que la voix de l’amour lui-même. L’amour de celui qui aime n’a
pas d’autre mot pour s’exprimer que le commandement. Tout le reste n’est déjà plus expression immédiate,
mais explication – explication de l’amour. Le commandement impératif jaillit de l’instant. Le “aime-moi” de
l’amant, voilà l’expression absolument parfaite, le parfaitement pur langage de l’amour. L’impératif ne peut
imaginer que l’immédiateté de l’obéissance. S’il allait penser à un avenir ou à un toujours il ne serait point
commandement, ce ne serait pas un ordre, mais une loi » (p. 251sq).
425
126
Aime-moi! et le chant de louange […] le commandement d’amour se révèle irréductible,
dans sa teneur éthique, à l’impératif moral, légitimement égalé par Kant à l’obligation, au
devoir »429. Ricœur propose ainsi de parler d’un « usage poétique de l’impératif »430 , le
discours de l’amour étant un discours de louange. Or, « dans la louange, l’homme se réjouit
à la vue de son objet régnant au-dessus de tous les autres objets de son souci »431.
Mais en quoi, cela rejoint-il la pensée de Levinas ? En ceci que l’impératif – « Tu ne
tueras pas! » qui est le langage du visage fracturant la demeure du sujet, qui est injonction à
la responsabilité – n’est rien d’autre qu’un commandement d’amour, un commandement
invitant à aimer son prochain – inspiration –, c’est-à-dire à être responsable de lui; l’autre
nom de la responsabilité étant, en effet, l’amour du prochain432. L’interprétation que fait
André LaCocque du Décalogue et de cet impératif en particulier (« Tu ne commettras pas
de meurtre ») vient appuyer le lien entre cet impératif et le commandement d’amour. « Tout
despotisme de celui qui ordonne envers celui qui est ordonné est absent, écrit-il. Le
commandement est expression d’amour, il fait comprendre avec compassion ce qui fait
obstacle à l’accomplissement de l’Alliance, dès lors la forme négative est employée. […]
Israël est placé devant une tâche à honorer et non pas devant un ordre coercitif auquel il
429
P. Ricœur, Amour et justice, p. 22.
Idem.
431
P. Ricœur, Penser la Bible, p. 174 ; également dans Parcours de la reconnaissance, p. 346.
432
Levinas écrit ainsi que la « responsabilité qui garde sans doute le secret de la socialité, dont la gratuité
totale – fût-elle vaine à la limite – s’appelle amour du prochain – c’est-à-dire la possibilité même de l’unicité
de l’unique (par-delà sa particularité d’individu dans un genre) » (EN, p. 176). Ou encore : « Responsabilité
pour autrui : visage comme me signifiant le “tu ne tueras point” et, par conséquent, aussi : “tu es responsable
de la vie de cet autre absolument autre”, responsabilité pour l’unique. Pour l’unique, c’est-à-dire pour l’aimé,
l’amour étant la condition de la possibilité même de l’unique » (EN, p. 174). Également : « La responsabilité
pour le prochain qui est, sans doute, le nom sévère de ce qu’on appelle l’amour du prochain, amour sans Éros,
charité, amour où le moment éthique domine le moment passionnel, amour sans concupiscence » (EN,
p. 113). Comme l’écrit fort justement André LaCocque, « l’amour de Dieu se reflète dans l’amour du
prochain » (Penser la Bible, p. 118).
Il convient également ici d’éclaircir un point qui peut paraître ambigu. Quand Levinas évoque le
commandement d’amour, il fait parfois référence à la Règle d’Or qui est celle de Matthieu 22 : 36,40, c’est-àdire « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Par exemple, dans « Le scandale du Mal », il parle
d’autrui comme de l’« homme à ne pas tuer ou à aimer comme soi-même » (p. 16, nous soulignons). Or,
pourrait-on à bon droit objecter, n’est-on pas là dans la réciprocité (sous la forme de la réversibilité) ?
Réciprocité dont nous avons dit à plusieurs reprises qu’elle est exclue de l’éthique levinassienne. En fait, si
Levinas se réclame de ce commandement d’amour c’est en ce qu’il est semblable à un autre commandement,
unilatéral celui-là. Il faut ici référer aux versets qui précèdent ce commandement :
« -Maître, quel est, dans la Loi, le commandement le plus grand ?
Jésus lui répondit :
-Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée.
C'est là le commandement le plus grand et le plus important.
Et il y en a un second qui lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Tout ce qu'enseignent la Loi et les prophètes est contenu dans ces deux commandements ».
430
127
doit obéir »433. Cela se confirme quand Levinas écrit que « c’est sous forme de parole, sous
forme d’ordre éthique ou d’ordre d’aimer que se fait la descente de Dieu. C’est dans le
Visage de l’Autre que vient le commandement qui interrompt la marche du monde »434.
Levinas évoque également « cet ordre d’aimer que l’amour seul peut donner; amour comme
commandement d’aimer remettant en question l’antique opposition de l’amour et de
l’ordre » 435 . Ainsi, s’il est un impératif du commandement d’amour, il faut alors le
comprendre dans son usage poétique ainsi que Ricœur nous l’enseigne si bien. Caractère
poétique de l’impératif que semble d’ailleurs corroborer une note de Levinas sur l’amour :
« aimer en disant l’amour à l’aimé – chant d’amour, possibilité de la poésie, de l’art »436.
Pour préciser encore la teneur de cette obéissance, on peut rappeler, avec Levinas,
que selon une des conceptions de la disposition des dix commandements, le sixième, c’està-dire « Tu ne tueras pas », renvoie au premier, à savoir « Je suis l’Éternel votre Dieu qui
vous a fait sortir d’Égypte »437. Or, faire sortir d’Égypte le peuple d’Israël, c’est lui donner
la liberté. Yahvé, en faisant sortir d’Égypte le peuple d’Israël l’a libéré. Liberté qui a pour
contrepartie, comme Levinas l’écrit lui-même, l’obéissance438. Mais une obéissance qu’il
faut ici comprendre comme « obéissance aimante »439, selon le mot même de Ricœur. Pour
saisir la pleine teneur de cette obéissance, il faut en effet se demander d’où vient l’ordre.
Or, il vient d’un Dieu aimant.
Si, pour Levinas, il n’est pas question de verser dans la théologie, ainsi qu’il le
précise régulièrement, il semble néanmoins que ce soit ce modèle d’un Dieu aimant qui
inspire sa conception de la relation à autrui440. Ainsi, ce qui désarçonne le sujet dans le
visage d’autrui, c’est cette parole qui vient de plus haut, parole de Dieu 441 (sans attacher au
mot Dieu de teneur théologique, répétons-le), Dieu autre nom de la transcendance. Le
passage par la notion d’amour nous permet ainsi de saisir que
433
Il s’agit ici de l’Alliance conclue entre Yahvé et le peuple d’Israël. Cf. Deutéronome 5,1-5.
EN, p. 120. Également : « [c]ette manière de commander, c’est ce que j’appelle la parole de Dieu dans le
visage » (« L’asymétrie du visage », p. 118).
435
Autrement que savoir, p. 81.
436
AE, p. 227.
437
Autrement que savoir, p. 83.
438
Ibid., p. 84.
439
Le commentaire que fait Ricœur d’Exode 20, 13 (« Tu ne commettras pas de meurtre ») s’intitule « Une
obéissance aimante » (dans Penser la Bible, p. 157-189).
440
On pourrait comprendre cette inspiration du texte biblique comme le fait que le texte biblique donne à
penser.
441
EN, p. 120 : « dans le visage d’autrui, j’entends la parole de Dieu ».
434
128
si la soumission à Autrui n’enlève pas à l’acte sa dignité de mouvement
spontané, c’est qu’Autrui n’est pas seulement dehors, mais déjà en hauteur.
L’idée de hauteur concilie la contradiction qui oppose spontanéité et
soumission. La mise en question du Même par l’Autre s’accomplit dans un
mouvement positif, celui de la responsabilité du Moi pour Autrui et devant
Autrui. Mouvement à la fois spontané et critique : ce qui s’exprime dans un
malgré soi, qui est ipso facto une affirmation de soi, une impossibilité de se
dérober à la marche, une nécessité d’aller toujours droit devant soi sans avoir en
quelque façon de temps pour se retourner442.
Par ailleurs, selon LaCocque, le commandement « Tu ne tueras pas » – qui est,
rappelons-le, le premier de la série concernant le rapport au prochain – trouve une
« extension frappante » en Genèse 4 avec l’histoire de Caïn. On peut en rappeler ici les
deux versets centraux pour notre problème :
Gn 4:8 - Cependant Caïn dit à son frère Abel : Allons dehors, et, comme ils
étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua.
Gn 4:9 - Yahvé dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas.
Suis-je le gardien de mon frère ?
Ces versets viennent préciser le sixième commandement dans la mesure où ils nous disent
que « quiconque tue un être humain, tue son frère »443. Par ailleurs, être le gardien de son
frère, n’est-on pas là dans la responsabilité levinassienne ? Levinas lui-même nous le
confirme :
Pourquoi me sentirais-je responsable en présence du Visage ? C’est cela la
réponse de Caïn, quand on lui dit : « Où est ton frère ? », il répond : « Est-ce
que je suis le gardien de mon frère? ». C’est cela le Visage de l’Autre pris pour
une image entre images et quand la Parole de Dieu qu’il porte reste méconnue.
Il ne faut pas prendre la réponse de Caïn comme s’il se moquait de Dieu, ou
comme s’il répondait en petit garçon : « Ce n’est pas moi, c’est l’autre ». La
réponse de Caïn est sincère. Dans sa réponse manque seulement l’éthique; il y a
de l’ontologie seulement : moi, c’est moi et lui c’est lui. Nous sommes des êtres
ontologiquement séparés444.
Être le gardien de son frère, c’est en être responsable, c’est-à-dire ne pas être indifférent à
son égard.
À la lumière de ces différentes analyses, il apparaît que Ricœur ne rend pas
pleinement justice à Levinas en ne reconnaissant pas la nature de l’impératif levinassien et
442
E. Levinas, « Transcendance et hauteur », p. 103.
André LaCocque dans Paul Ricœur et André LaCocque, Penser la Bible, p. 127.
444
EN, p. 120. Également : « car il me reste incompréhensible qu’autrui me concerne. “Que m’est Hécube ?”
– autrement dit : “Suis-je le gardien de mon frère ?” – de telles questions sont incompréhensibles dans l’être »
(E. Levinas, Dieu, la mort et le temps, p. 205).
443
129
en n’insistant pas sur ce moment d’élection au Bien qui permet de mieux saisir en quoi
consiste exactement la passivité du sujet éthique levinassien. D’ailleurs, Ricœur n’insiste
pas non plus sur le fait que, chez Levinas, c’est sa responsabilité pour autrui qui
véritablement individue le sujet. Ainsi, là où Ricœur voit un problème, à savoir que le soi,
n’ayant même pas « acté » le recevoir, ne peut pas pleinement assumer un mouvement de
retour, Levinas y voit un processus de subjectivation éthique. Ricœur ne fait ainsi pas
pleinement droit à cette passivité de l’élection.
2.3. La conception ricœurienne de la responsabilité
Plusieurs raisons peuvent expliquer la lecture ricœurienne. La première est peut-être
la coupure nette que Ricœur souhaite conserver entre ses réflexions philosophiques et ses
réflexions théologiques. Deuxièmement, on pourrait mettre en avant la conception
différente qu’ont Ricœur et Levinas de la notion de passivité. Avec le concept d’« archipassivité », Levinas pousse la passivité à son comble puisqu’elle n’est reprise par aucune
activité445. Pour Levinas, cette « passivité plus passive que toute passivité » est en deçà de
la distinction entre activité et passivité telle que la conçoit Ricœur, pour qui la passivité est
le revers de l’activité. Ricœur et Levinas reconnaissent tous les deux la passivité originaire
propre au soi, mais si chez Levinas, elle est plus passive que toute passivité, chez Ricœur,
elle est toujours ressaisie par l’activité du sujet. En effet, dès Le volontaire et l’involontaire,
Ricœur affirme que l’involontaire n’aurait pas de sens s’il n’était pas repris dans un acte de
volonté446. Ricœur reconnaît l’involontaire, l’altérité, la passivité – tous ces termes sont ici
équivalents – propres au soi, mais « c’est […] la compréhension du volontaire qui est
445
Idée d’archi-passivité que Ricœur a d’ailleurs bien vue. En effet, Ricœur, dans « Levinas, penseur du
témoignage », écrit : « […] idée d’une passivité qui ne serait pas l’envers de l’activité, donc qui ne serait pas
un subir, que les philosophies de la conscience pourraient convertir en acte d’assumer ou de consentir »
(p. 97). Cela fait d’ailleurs écho à une phrase de Levinas : « Le paradoxe de cette responsabilité consiste en ce
que je suis obligé sans que cette obligation ait commencé en moi – comme si, en ma conscience un ordre
s’était glissé en voleur, s’est insinué par contrebande […]. Ce qui pour une conscience est impossible et
atteste clairement que nous ne sommes plus dans l’élément de la conscience. Dans la conscience, ce “je ne
sais où” se traduit par un bouleversement anachronique, par l’antériorité de la responsabilité et de
l’obéissance par rapport à l’ordre reçu ou au contrat. Comme si le premier mouvement de la responsabilité ne
pouvait consister, ni à attendre, ni même à accueillir l’ordre (ce qui serait encore une quasi-activité) mais à
obéir à cet ordre avant qu’il ne se formule » (AE, p. 28).
446
Le geste ricœurien du détour de la réflexion par l’analyse se fait déjà sentir ici, de même que la dialectique
du soi et de l’autre que soi.
130
première dans l’homme ». « Il n’y a pas d’intelligibilité propre de l’involontaire »447, écrit
encore Ricœur, c’est à la volonté de le ressaisir et de lui donner un sens. Or, chez Levinas,
l’archi-passivité n’est pas pensée en rapport avec l’activité. Cette archi-passivité se joue en
deçà de toute relation de réciprocité ou de première activité. Butler écrit ainsi fort
justement :
Il faut comprendre cette passivité, ce que Levinas appelle une « passivité plus
passive que toute passivité », non pas comme l’opposé de l’activité, mais
comme la pré-condition de la distinction entre le passif et l’actif lorsqu’elle
intervient dans la grammaire et dans les descriptions quotidiennes des échanges
dans le champ de l’ontologie. […] [C]ette exposition primaire est une
« persécution » pour la raison précise qu’elle n’est pas désirée, parce que nous
sommes totalement soumis à l’action exercée par un autre, et parce qu’on ne
peut remplacer cette exposition par un acte de volonté ou par l’exercice de la
liberté448.
Troisièmement, quant à savoir pourquoi Ricœur ne dit mot de cette élection au Bien
qui, par le biais de la responsabilité, individue le sujet éthique et pourquoi il s’arrête plutôt
à la seule injonction à la responsabilité, nous voulons avancer qu’il faut également chercher
dans leurs conceptions différentes de la responsabilité la réponse à cette question. En effet,
Ricœur critique la responsabilité levinassienne dans la mesure où, pour lui, la responsabilité
renvoie avant tout à une obligation. Ricœur s’arrête donc au caractère d’obligation qui,
selon lui, est inhérent à la responsabilité. Il écrit ainsi, dans un article intitulé « Le concept
de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », que « [l]’adjectif responsable entraîne à sa
suite une diversité de compléments : vous êtes responsable des conséquences de vos actes,
mais aussi responsable des autres, dans la mesure où ils sont commis à votre charge ou à
votre soin, et éventuellement bien au-delà de cette mesure. À la limite, vous êtes
responsable de tout et de tous »449. Quand Ricœur, dans cet article, analyse le concept de
responsabilité, il semble donc inclure la responsabilité levinassienne, et ce sans faire de
différence notable avec les autres emplois du terme. En effet, la dernière phrase de Ricœur,
que nous soulignons, fait explicitement référence à la responsabilité levinassienne :
Levinas, reprenant et transformant une phrase de Dostoïevski dans Les frères Karamazov,
se plaît à écrire et à répéter : « Nous sommes tous responsables de tout et de tous et moi
447
PV1, p. 8-9.
J. Butler, Le récit de soi, p. 90.
449
Nous soulignons.
448
131
plus que tous les autres »450. Ricœur poursuit immédiatement après : « Dans ces emplois
diffus, la référence à l’obligation n’a pas disparu; elle est devenue celle de remplir certains
devoirs, d’assumer certaines charges, de tenir certains engagements. Bref, c’est une
obligation de faire qui excède le cadre de la réparation et de la punition »451. Pour Ricœur,
le caractère d’obligation est inhérent à la responsabilité, et la responsabilité levinassienne
n’y échappe pas. Par ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler que l’obligation appartient,
pour Ricœur, au domaine de la morale, c’est-à-dire à celui de la contrainte et de la norme
plutôt qu’au domaine de l’éthique qui, lui, recoupe la visée du bien avec et pour autrui.
Morale, qui, pour lui, est toujours seconde par rapport à l’éthique qui, elle, est
fondamentale. La morale, avec son caractère de contrainte et d’obligation, est certes
toujours nécessaire, et nous verrons en temps venu pourquoi, mais il demeure que l’éthique
est première par rapport à la morale.
Cependant, au-delà de la lecture que Ricœur peut en faire, nous avons vu que chez
Levinas, l’obligation, pour le dire très paradoxalement, n’a pas ce caractère « obligeant »
entendu dans le sens de la contrainte et de la norme. La responsabilité levinassienne, ainsi
que nous avons cherché à le monter, est en effet plutôt éveil à soi dans le pour-autrui. La
responsabilité, nous l’avons dit, traduit mon élection au Bien. Sa responsabilité pour autrui
constitue le soi dans la mesure où il est le seul à pouvoir répondre d’autrui. En ce sens, chez
Levinas, le caractère d’obligation, au sein même de la responsabilité, passe au second plan.
Ricœur ne rend donc pas pleinement justice à Levinas en affirmant que chez ce dernier le
caractère d’obligation de la responsabilité pour autrui viendrait avant la visée du bien de
l’autre, en vocabulaire ricœurien, que la morale viendrait avant l’éthique. Avec Levinas, on
se situe bel et bien dans l’éthique (selon, toujours, la distinction que Ricœur en fait), voire
même aux fondements de l’éthique. Moment pré-éthique ?
Par ailleurs, quant à ce caractère d’obligation propre à la responsabilité, il convient
d’ajouter que, selon l’analyse qu’en fait Ricœur, il provient du concept qui est au
fondement de la responsabilité, à savoir l’imputation. « [C]’est hors du champ sémantique
450
D’ailleurs, Ricœur fait explicitement référence à Levinas dans la suite de la citation : « Ce débordement est
si insistant que c’est sous cette signification que le terme [de responsabilité] s’impose aujourd’hui en
philosophie morale, au point d’occuper tout le terrain et de devenir “principe” avec Hans Jonas et, dans une
large mesure, avec Emmanuel Levinas ».
À propos du mot de Levinas, on pourra se référer, entre autres, à la page 95 de Éthique et infini.
451
P. Ricœur, « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », p. 42, nous soulignons.
132
du verbe répondre, écrit Ricœur, qu’il s’agisse de répondre de… ou de répondre à…, qu’il
faut chercher le concept fondateur, à savoir dans le champ sémantique du verbe imputer.
Dans l’imputation réside un rapport primitif à l’obligation »452. En effet, « [i]mputer […]
c’est mettre sur le compte de quelqu’un une action blâmable, une faute, donc une action
confrontée au préalable à une obligation ou à une interdiction que cette action enfreint »453.
Or, l’imputation renvoie avant tout, et Ricœur insiste sur ce point, au fait d’« attribuer
l’action à quelqu’un comme à son véritable auteur »454. L’imputation est, par conséquent, le
fait d’un sujet capable. Elle ne prend son sens qu’en référence à un sujet capable. La
référence à l’imputation – par le biais de l’obligation – met en avant le fait que la
responsabilité est avant tout le fait du soi. Elle est l’initiative du soi. Elle prend sa source
dans le soi, alors que, nous l’avons vu, chez Levinas, sa responsabilité, le soi la tient de plus
haut que lui, il la tient de l’extérieur, de son élection au Bien.
Afin de préciser encore la conception ricœurienne de la responsabilité quant au fait
qu’elle est l’initiative d’un soi capable, nous pouvons nous tourner vers la fin de la
neuvième étude de Soi-même comme un autre où Ricœur apporte une conclusion à son
triptyque éthique. Cherchant alors à identifier les déterminations du soi qu’il convient
d’ajouter à celles du soi parlant, agissant et capable de raconter sa propre histoire, il aboutit
au sujet d’imputation morale. Mais, plus précisément, qui est-il ce sujet d’imputation
morale ? Pour répondre à cette question, Ricœur prend appui sur les trois dialectiques qui
forment son herméneutique du soi455 et associe à chacune une facette de sa conception de la
responsabilité. Le sujet d’imputation morale est ainsi d’abord placé sous le signe de
l’imputabilité. Imputabilité qui, si l’on prend la définition donnée précédemment relève
effectivement de la dialectique de la réflexion et de l’analyse. Être imputable de quelque
chose, c’est être reconnu comme celui qui a fait l’action, c’est se reconnaître comme
l’auteur de l’action. C’est revenir à soi en s’attribuant l’action ainsi effectuée. Si l’on place
cette imputabilité dans le champ de l’éthique, « [n]ous sommes ainsi renvoyés à l’estime de
soi, mais en tant que médiatisée par le parcours entier des déterminations du juste, du bon,
de l’obligatoire, du juste procédural, enfin du jugement moral en situation. À qui une action
452
Ibid., p. 43.
Ibid., p. 44.
454
Ibid., p. 44-45.
455
Ces trois dialectiques sont, je le rappelle :1) le détour de la réflexion par l’analyse, 2) la dialectique de
l’ipséité et de la mêmeté et 3) la dialectique de l’ipséité et de l’altérité.
453
133
est-elle alors imputable ? Au soi, en tant que capable de parcourir le cours entier des
déterminations éthico-morales de l’action »456. C’est, effectivement, au soi, c’est-à-dire à
l’ipse et non pas à l’idem, qu’incombe la responsabilité morale. Que la responsabilité relève
de l’ipse plutôt que de l’idem est appuyé par le lien entre la deuxième dialectique et les
déterminations du sujet d’imputation moral.
C’est le concept de responsabilité à proprement parler qui sert ici de référence à
Ricœur. La responsabilité implique d’abord d’assumer les conséquences de ses actes. Elle
implique donc une projection dans le futur457.
Mais la notion de responsabilité a aussi une face tournée vers le passé, écrit
Ricœur, dans la mesure où elle implique que nous assumions un passé qui nous
affecte sans qu’il soit entièrement notre œuvre, mais que nous assumons comme
nôtre. […] Ces deux acceptions prospective et rétrospective de la responsabilité
se rejoignent et se recouvrent pour la responsabilité dans le présent. […] [Ce
présent] a l’épaisseur que lui donne précisément la dialectique de la mêmeté et
de l’ipséité, à propos de la permanence dans le temps. Se tenir responsable
maintenant, c’est […] accepter d’être tenu pour le même aujourd’hui que celui
qui a fait hier et qui fera demain458.
Pour Ricœur, la responsabilité est donc bien l’initiative du soi. La responsabilité est le fait
d’un sujet qui est capable de s’imputer les conséquences de ses actes, qui est capable de se
reconnaître comme celui qui a fait. À l’obligation, s’ajoute donc le fait que, pour Ricœur, la
responsabilité relève du soi capable459. Nous retrouvons ici le point majeur d’achoppement
entre les deux auteurs, point que nous avons discuté dans le chapitre précédent. Si le moi
d’avant la rencontre d’autrui, tel que le pense Levinas, ressort davantage de l’idem que de
l’ipse, alors effectivement c’est d’un autre qu’il doit tenir le fait d’assumer sa
responsabilité. Elle ne peut pas être son propre fait. Pour Ricœur, seul un soi peut être à
l’initiative de la responsabilité pour autrui.
456
SA, p. 340.
« Selon une de ses significations usuelles, la responsabilité implique que quelqu’un assume les
conséquences de ses actes, c’est-à-dire tienne certains évènements à venir comme des représentants de luimême, en dépit du fait qu’ils n’ont pas été expressément prévus et voulus ; ces évènements sont son œuvre,
malgré lui » (SA, p. 341).
458
SA, p. 342. De la même façon, Ricœur écrit dans Le conflit des interprétations : « Ce mouvement d’avant
en arrière de la responsabilité, est essentiel : il constitue l’identité du sujet moral à travers passé, présent,
futur; celui qui portera le tort est le même que celui qui maintenant prend sur soi l’acte et que celui qui a fait »
(p. 423).
459
Pour terminer de récapituler les déterminations du sujet d’imputation moral, Ricœur prend, comme terme
emblématique de la dialectique de l’ipséité et de l’altérité, la reconnaissance. Nous laissons pour l’instant ce
moment en suspens dans la mesure où nous nous y consacrerons longuement plus loin. Mais déjà : dans le
lieu du croisement de l’ipséité et de l’altérité, la reconnaissance apparaît plus fondamentale que la
responsabilité.
457
134
Enfin, « [s]’il fallait […] nommer la catégorie qui, au niveau de la troisième
problématique [à savoir celle de la dialectique de l’ipséité et de l’altérité] mise en
mouvement par le retour sur soi, correspondait aux catégories précédentes d’imputabilité et
de responsabilité, je choisirais, écrit Ricœur, le terme si cher à Hegel dans la période de
Iéna et dans tout le cours ultérieur de son œuvre, celui de reconnaissance »460. Pour Ricœur,
quant à la dialectique de l’ipséité et de l’altérité, c’est bien la reconnaissance qui apparaît
comme la détermination fondamentale du sujet d’imputation morale. Plus que la seule
responsabilité, comme chez Levinas, Ricœur, comme nous l’avons déjà vu, insiste sur la
nécessité de la reconnaissance au sein de la relation intersubjective, au sein de la relation
éthique. Pour Ricœur, ce moment de la reconnaissance est nécessaire pour assoir finalement
l’estime de soi. Pour s’estimer pleinement lui-même le soi a besoin de la reconnaissance de
l’autre, d’être reconnu par l’autre.
Sans vouloir gommer la différence fondamentale entre Ricœur et Levinas, il nous
semble cependant qu’un point de rapprochement se dessine ici dans la nécessité de l’autre
pour ce qui est de la subjectivation, pour ce qui est du devenir un « sujet » éthique.
Cependant, dans la mesure où Levinas met le visage de l’autre au fondement de ce
processus de subjectivation, la question de la reconnaissance – au sein de ce processus de
subjectivation – ne se pose alors plus. Ou plutôt, l’élection au Bien est en quelque sorte déjà
reconnaissance. Reconnaissance par autrui des déterminations éthiques du soi.
Reconnaissance avant même que le moindre geste ait été posé. Alors que pour Ricœur, la
responsabilité appelle la reconnaissance, pour Levinas, la reconnaissance permet la
responsabilité.
Cependant, une question se pose alors quant à l’éthique ricœurienne : si la
responsabilité est l’initiative du soi plutôt que d’une élection au Bien, d’où le soi tire-t-il ses
ressources de bonté ? Si la liberté du sujet est première, est-ce alors à dire que la bonté, la
spontanéité bienveillante comme Ricœur la nomme, relève d’un acte volontaire ?
460
SA, p. 343-344.
135
3. La justification du Bien dans l’éthique ricœurienne
Si l’élection au Bien, chez Levinas, vient justifier cette spontanéité bienveillante du
soi 461 , chez Ricœur, cette justification est beaucoup moins claire. Cette critique est
notamment soulevée par Richard Cohen :
Nous devons poser une question difficile : d’où le soi tire-t-il son inclination à
la bienveillance ? Avec la notion de « spontanéité bienveillante », ne voit-on
pas Ricœur succomber à un optimisme moral injustifié, comme c’est le cas
avant lui pour les moralistes anglais tels que Shaftesbury et Hutcheson ? Ricœur
pose ce qu’il ne peut pas prouver. Aucune évidence ne soutient son optimisme,
ou, plutôt, l’évidence s’y oppose. Seul un argument transcendantal, que Ricœur
rejette, pourrait postuler la bonté de l’être naturel comme explication de la
moralité. Levinas, à la différence, ne tombe pas dans l’équivoque sur ce point :
« personne n’est bon volontairement ». Seule l’altérité inassumable de l’autre
personne a la force morale de transformer le soi naturel en un être moral462.
À première vue, il est vrai que Ricœur ne nous donne pas vraiment d’assises pour penser et
justifier ces ressources de bonté permettant au soi d’accueillir autrui 463, au contraire de
Levinas, ainsi que Cohen semble le suggérer. C’est pourquoi, pour rendre compte,
justement, de ces ressources de bonté propres au soi, Faessler avance que l’« on peut
montrer, sans forcer les choses, que la notion d’attestation mise en avant par Ricœur appelle
son fondement dans celle d’élection élaborée par Levinas »464. Plus précisément, il propose
de « considérer cette élection du soi amenée de l’impensé à la pensée par Levinas comme le
461
« Dans la pré-histoire du Moi, le moi est, de fond en comble, otage – plus anciennement qu’ego. Pour le
soi, il ne s’agit pas, dans son être, d’être. C’est là la re-ligiosité du moi, pré-originellement noué à autrui. Et
c’est seulement cette incondition d’otage qui fait qu’il peut y avoir pardon, pitié ou compassion » (E. Levinas,
Dieu, la mort et le temps, p. 205). Par ailleurs, pour Levinas, « la bonté n’est pas un acte volontaire. Je veux
dire par là qu’il n’y pas, dans le mouvement de liberté, d’acte particulier d’une volonté qui intervient. On ne
se décide pas à être bon, on est bon avant toute décision. Il y a, dans ma conception, l’affirmation d’une bonté
initiale de la nature humaine » (« L’asymétrie du visage », p. 120).
462
R. Cohen, « Moral Selfhood. A Levinasian Response to Ricœur on Levinas », p. 132, notre traduction.
L’argument est également repris par N. Monseu : « [E]n fondant son éthique dans le radical et pur “soucid’autrui”, et non dans une volonté qui serait un souci de la réalisation de soi (comme/par un autre), et en
pensant l’élection comme “an-archique”, ne s’originant donc pas dans la conscience et, moins encore, dans
l’action, Levinas pense une bonté archaïque (malheureusement oubliée par Ricœur) où le Bien originaire vient
ordonner au “pour-l’autre” et appelle » (N. Monseu, « Injonction de l’homme responsable et attestation de
l’homme capable : Levinas et Ricœur », p. 117).
463
Comme Cohen l’évoque, c’est bien à une théorie des sentiments moraux que Ricœur réfère, même si c’est
moins à celle de l’école anglaise qu’à l’étude de la sympathie de Max Scheler. Cependant, il ne fait ce renvoie
qu’en note de bas de page (SA, p. 224) et sans autre développement. Pour une analyse plus approfondie de la
question, il convient de se reporter à l’article « Sympathie et respect » (1954) dans lequel, Ricœur, discutant la
question de l’intersubjectivité, consacre une partie à la conception de la sympathie de Scheler.
464
M. Faessler, « Attestation et élection », p. 134.
136
point d’appui implicite de l’attestation de soi à l’œuvre dans l’herméneutique de Ricœur ».
En effet, pour lui, cette
spontanéité bienveillante ne peut être celle de l’être qui va son train et
qu’épouse la conscience à travers ses thématisations. C’est nécessairement une
dimension interne à la conscience réflexive, qui toutefois ne se confond pas
avec l’initiative même du Cogito, mais s’atteste à travers la vulnérabilité et la
sensibilité à l’autre où s’éprouve la sollicitude. C’est donc l’écho dans la
conscience de l’élection dans la proximité. Élection qui échappe à la
conscience, mais d’où elle juge, mesure, vise et se réapproprie un soi-même.
Cette spontanéité doit être dite bienveillante, non pas en soi, mais parce qu’en
elle veille, à son in-su, le Bien qui la voue électivement à l’éthique465.
Vouloir « repositionner les pensées de Ricœur et de Levinas dans un rapport de
complémentarité » 466 est en effet tentant. Le concept levinassien d’élection au Bien
viendrait ainsi justifier en raison, apporter un fondement à ce qui est seulement posé par
Ricœur. L’effort herméneutique de Ricœur venant, en retour, prolonger, au plan réflexif et
ontologique, la pensée levinassienne467. Mais l’attestation peut-elle vraiment trouver son
origine dans l’élection ?
Tout d’abord arrêtons-nous sur ce concept d’attestation qui, pour Ricœur, n’est rien
de moins que la clé de Soi-même comme un autre468. Ricœur la définit comme « l’assurance
d’être soi-même agissant et souffrant » 469 et encore comme « la sorte d’assurance, de
confiance que chacun a d’exister sur le mode de l’ipséité »470. L’attestation est la manière
465
Ibid., p. 149. Levinas, lui-même, écrit dans Totalité et infini : « Le visage signifie par lui-même, sa
signification précède la Sinngebung, un comportement sensé surgit déjà dans sa lumière […]. On n’a pas à
l’expliquer, car, à partir de lui, toute explication commence. Autrement dit, la société avec Autrui, qui marque
la fin de l’absurde bruissement de l’il y a, ne se constitue pas comme l’œuvre d’un Moi prêtant un sens. Il faut
déjà être pour autrui – exister et non pas œuvrer seulement – pour que le phénomène du sens, corrélatif de
l’intention d’une pensée, puisse surgir. Être pour autrui, ne doit pas suggérer une finalité quelconque et
n’implique pas la position préalable ou la valorisation d’une je ne sais quelle valeur. Être pour autrui – c’est
être bon. Le concept d’Autrui n’a certes aucun contenu nouveau par rapport au concept de moi; mais l’êtrepour-autrui n’est pas un rapport entre concepts dont la compréhension coïnciderait, ni la conception d’un
concept par moi, mais ma bonté. Le fait que, existant pour autrui, j’existe autrement qu’en existant pour moi –
est la moralité même. Elle enveloppe de toutes parts ma connaissance d’Autrui par une valorisation d’autrui,
en sus de cette connaissance première. La transcendance comme telle est “conscience morale” » (p. 292).
Faessler écrit également, précisant le rapport entre attestation et élection : « L’élection, au sens où Lévinas
l’entend, origine éthiquement l’attestation de soi, mais elle ne se confond pas avec elle. En revanche et
réciproquement, l’attestation, au sens où l’explicite Ricœur, est conduite au déploiement de l’herméneutique
du soi à partir d’une conscience désormais orientée vers la justice par l’élection du sujet, révélé en sujétion
d’allégeance au Bien » (p. 146).
466
M. Faessler, « Attestation et élection », p. 146.
467
Ibid., p.147.
468
Voir à ce propos la note 1, page 335.
469
SA, p. 35.
470
P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », p. 381-382.
137
d’exister sur le mode de l’ipséité. Or, cette manière d’exister ne relève ni de la certitude ni
de la vérification, mais plutôt de l’assurance et de la confiance. Le soi ne pose pas son
existence sur le mode de la certitude, comme chez Descartes, il s’atteste plutôt toujours –
dans le sens où il n’a jamais fini de s’attester – sur le mode de la créance. Créance qui
traduit une sorte de croyance non doxique. Une croyance qui relève du « je crois en » plutôt
que du « je crois que »471. Une croyance, donc, qui s’apparente à la confiance plutôt qu’à
l’opinion. C’est ainsi par la croyance et même plus précisément par la confiance que le soi
a en ses pouvoirs que ce dernier peut agir et ainsi advenir à lui-même, bref, s’attester.
« Créance est aussi fiance, écrit ainsi Ricœur. Ce sera un des leitmotiv de notre analyse :
l’attestation est fondamentalement attestation de soi. Cette confiance sera tout à tour
confiance dans le pouvoir de dire, dans le pouvoir de faire, dans le pouvoir de se
reconnaître personnage de récit, dans le pouvoir enfin de répondre à l’accusation par
l’accusatif : Me voici! »472. S’attester, c’est finalement laisser ses pouvoirs renseigner le soi
sur lui-même. Face à la certitude fondationnelle du Cogito, Ricœur place ainsi la confiance
en ses pouvoirs. Cela signifie cependant que le soi ricœurien ne se pose pas tel un
fondement solide. Il est au contraire toujours fragile :
La confiance que je mets dans ma puissance d’agir fait partie de cette puissance
même. Croire que je peux, c’est déjà être capable. Il n’en va pas autrement des
figures de la non puissance et d’abord de celles du non pouvoir de dire. Se
croire incapable de parler, c’est déjà être un infirme du langage. [On a en effet
alors affaire à un] effroyable handicap, d’une incapacité redoublée par un doute
foncier concernant son propre pouvoir de dire, et même triplé par un manque
d’approbation, de sanction, de confiance et d’appui accordés au pouvoir de dire
propre473.
En quittant le domaine de la certitude pour entrer dans celui de la créance, de la croyance
en soi, Ricœur renonce à toute fondation dernière, à tout fondement absolu de l’existence.
Cependant, relève alors Faessler, « cette confiance assertive du sujet, ultime recours
de l’attestation de soi contre l’inhérence du soupçon en elle, demeure sans garantie autre
que la persistance de la question “qui ?”, maintenue tel un refuge du je dans les méandres
de l’objectivation où se perd et se retrouve l’interprétation de soi »474. Pour Faessler, rien ne
viendrait véritablement garantir ou supporter l’attestation. Et là est, selon lui, la place de
471
SA, p. 33.
Ibid., p. 34-35.
473
P. Ricœur, « autonomie et vulnérabilité », p. 90.
474
M. Faeesler, « Attestation et élection », p. 135, nous soulignons.
472
138
l’élection levinassienne : pour pallier ce manque de fondement, il propose une « fondation
d’élection […] ordonnée à supporter l’attestation même de l’ipséité »475. Mais, pourrait-on
demander, l’attestation a-t-elle réellement besoin d’être supportée, d’être supportée par un
autre ? La notion d’attestation même n’empêche-t-elle pas qu’elle soit comprise comme
trouvant son fondement à l’extérieur d’elle-même ainsi que le concept d’élection le laisse
supposer ?
Nous croyons plutôt que s’il doit y avoir un fondement de l’attestation, il est au bout
du chemin plutôt qu’à l’origine. Il est visée plutôt qu’enracinement. Cela n’empêche
cependant pas le soi de « se tenir » et cela même sans garantie ou sans filet. Le soi est, en
effet, profondément dynamique et il est entraîné par la visée qui est la sienne. L’idée que
l’individu « se tienne » ou « se maintienne » peut être éclaircie ici par la référence que fait
Ricœur à Spinoza et plus précisément au concept de conatus. Le conatus renvoie à
« l’effort pour persévérer dans l’être, qui fait l’unité de l’homme comme de tout
individu »476. Chez Spinoza l’individu est un dans la mesure où l’effort que l’individu fait
pour conserver son être n’est pas autre chose que son être qu’il s’efforce de conserver. Tout
son être se définit en terme d’effort, d’effort pour exister. Il lui faut finalement attester sans
cesse son existence et cela, à travers même le soupçon et le doute. Le soi doit même passer
par l’épreuve du soupçon pour véritablement s’attester, se trouver. Pour Ricœur, « le
soupçon est aussi le chemin vers et la traversée dans l’attestation »477. Comme le remarque
justement Ilunga Kayombo, « c’est ce soupçon, incorporé à l’attestation de soi, qui force le
soi à la modestie » 478 . L’attestation de soi n’est jamais définitive, elle ne met jamais
véritablement hors jeu le soupçon ou le doute. Mais cela n’est pas à déplorer dans la mesure
où le soupçon se trouve ainsi toujours à renforcer l’attestation tout en lui rappelant que la
puissance d’agir n’est pas une toute-puissance. « Sous la pression du négatif, des
expériences en négatif, écrit Ricœur, nous avons à reconquérir une notion de l’être qui soit
acte plutôt que forme, affirmation vivante, puissance d’exister et de faire exister »479. Ainsi,
selon nous, s’il doit y avoir un originaire dans la pensée de Ricœur, c’est cette affirmation.
475
M. Faeesler, « Attestation et élection », p. 137. Et encore : « D’où peut provenir, en ce non-lieu de tout
fondement, une telle dimension de promesse au suspens de l’attestation de soi, sinon d’une élection qui,
d’ores et déjà, échappe au je ? » (p. 137).
476
SA, p. 365-366.
477
SA, p. 350-351.
478
B. Kayombo, Paul Ricœur : de l’attestation de soi, p. 353.
479
P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », p. 405.
139
L’élan du soi pour exister est à trouver dans l’affirmation, dans le oui, dans la « véhémence
du oui » pour reprendre une expression de Ricœur lui-même480.
Mais une question, déjà anticipée, se pose alors : dans quelle mesure cet élan du soi
pour exister se fait également élan vers et pour autrui ? Dans Soi-même comme un autre,
Ricœur suggère que cet élan vers autrui est celui de « l’être-enjoint ». C’est d’une
injonction que le soi tient sa visée à vivre bien, avec et pour autrui, dans des institutions
justes. « Je suis appelé à vivre-bien avec et pour autrui dans des institutions justes : telle est
la première injonction », écrit ainsi Ricœur481. À ce point, effectivement, on croise bien la
pensée de Levinas. Mais la pensée de Levinas dont nous avons essayé de rendre compte et
non la pensée de Levinas d’après la lecture que Ricœur en fait. Ricœur rejoint ainsi Levinas
malgré lui. Cette injonction qu’invoque en effet ici Ricœur est plus originaire que celle de
l’interdiction; elle est une forme de commandement qui n’est pas encore une loi. Elle relève
du « Toi, aime-moi! »482. Elle relève d’un commandement d’amour. Que Ricœur persiste
dans sa lecture peu fidèle à la pensée de Levinas nous est d’ailleurs confirmé ici quand il
écrit que « c’est parce que la violence entache toutes les relations d’interaction, à la faveur
du pouvoir-sur exercé par un agent sur le patient de son action, que le commandement se
fait loi et la loi interdiction : “Tu ne tueras pas” »483. Nous l’avons vu, cette interdiction
relève également d’un commandement d’amour. Elle est bien commandement et non pas
loi.
Mais comment, alors, cette injonction recoupe-t-elle l’attestation? Nous avons en
effet montré qu’elle ne pouvait en être le fondement. Cette injonction relève de la voix de la
conscience et attestation et injonction se recoupent dans la figure de l’être-enjoint. Être
enjoint par l’autre, pour Ricœur, consiste à écouter la voix de la conscience, sachant que,
comme nous l’avons déjà vu, pour pouvoir être affecté sur le mode de l’être enjoint,
l’injonction doit originairement être attestation, sous peine que l’injonction ne soit pas
reçue. Comme l’analyse très justement Kayombo, « le pouvoir-être du soi est structuré de
480
Pour Levinas, au contraire, ainsi que l’analyse Derrida, la « transcendance au-delà de la négativité ne
s’accomplit pas dans l’intuition d’une présence positive, elle “instaure seulement le langage où ni le non ni le
oui ne sont le premier mot” (TI), mais l’interrogation » (« Violence et métaphysique », p. 142).
481
SA, p. 405.
482
Idem.
483
Idem.
140
telle sorte qu’il reçoive l’injonction et qu’il soit une auto-injonction. Si le soi est enjoint à
bien-vivre, c’est à partir de son pouvoir-être le plus propre »484. En effet, écrit Ricœur,
La conscience, en tant qu’attestation-injonction, signifie que ces « possibilités
les plus propres » du Dasein sont originairement structurées par l’optatif du
bien-vivre […]. S’il en est ainsi, la passivité de l’être-enjoint consiste dans la
situation d’écoute dans laquelle le sujet éthique se trouve placé par rapport à la
voix qui lui est adressée à la seconde personne. Se trouver interpelé à la
seconde personne, au cœur même de l’optatif du bien-vivre, […], c’est se
reconnaître enjoint de vivre-bien avec et pour les autres dans des institutions
justes et de s’estimer soi-même en tant que porteur de ce vœu485.
C’est ainsi du for intérieur, du lieu propre au colloque de soi avec soi-même que vient
l’injonction. Quant à savoir, cependant, de quelle autre voix, la voix de la conscience se fait
l’écho, c’est alors aux frontières de la philosophie, de nouveau, que cela se joue. Ricœur
sent en effet « la nécessité de maintenir une certaine équivocité au plan purement
philosophique du statut de l’Autre486. […]. Peut-être le philosophe, en tant que philosophe,
doit-il avouer qu’il ne sait pas et ne peut pas dire si cet Autre, source de l’injonction, est un
autrui que je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y a
point de représentation, tant ma dette à leur égard est constitutive de moi-même, ou Dieu –
Dieu vivant, Dieu absent – ou une place vide »487. Soi-même comme un autre semble ainsi
s’arrêter au point où Ricœur sent qu’il ne peut plus tenir ses promesses. Dans la préface de
l’ouvrage, n’écrivait-il pas, en effet, que « les dix études qui composent cet ouvrage
supposent la mise entre parenthèses, consciente et résolue, des convictions qui me
rattachent à la foi biblique »488 ?
Au terme de ce chapitre, nous pouvons donc dire que Ricœur et Levinas nous
proposent tous les deux une conception du fondement de la relation intersubjective, de la
relation éthique, conceptions qui, malgré une différence fondamentale, ont le mérite de
mettre de l’avant la part essentielle de l’autre dans la relation intersubjective. Cependant,
considérant les critiques que Ricœur oppose à Levinas et la façon dont il s’en détache, estce qu’il ne perd pas la force de ce qu’il semble par ailleurs vouloir retenir de Levinas, à
savoir un concept franc d’altérité ? N’oublions pas, en effet, que dans la dixième étude, la
484
B. Kayombo, Paul Ricœur : de l’attestation de soi, p. 348.
SA, p. 406.
486
Et ce à l’inverse de Levinas pour qui cet Autre est toujours Autrui.
487
SA, p. 409.
488
SA, p. 36.
485
141
réponse ricœurienne au problème de l’intersubjectivité consiste à faire tenir ensemble la
phénoménologie husserlienne et l’éthique levinassienne. Or, que reste-t-il de la conception
levinassienne de l’altérité après la critique ricœurienne ?
L’opposition entre les deux penseurs semble, par ailleurs, encore se creuser dans la
huitième étude de Soi-même comme un autre, et ce, même si Levinas en est absent. Ricœur
ne s’arrête pas en effet à la conception de la sollicitude qu’il nous présente dans la septième
étude. Il développe sur cette base une éthique proprement dite au sein de laquelle cette
« spontanéité bienveillante » envers autrui est confrontée à la réalité du mal ouvrant par là
même sur une conception critique – et non plus naïve – de la sollicitude. Ainsi, du fait de
l’existence du mal, un moment de distanciation s’avère nécessaire, moment de distanciation
qui s’incarne dans la Règle d’Or et l’impératif kantien, c’est-à-dire dans le passage par la
norme. Mais ce moment de distanciation qui se pose comme une nécessité pour Ricœur
n’est-il pas à l’opposé de l’éthique levinassienne ? Éthique levinassienne qui s’entend, en
effet, entre autres comme proximité. Souvenons-nous de la réponse que fait Caïn à
Yahvé qui lui demande où est son frère Abel : « Suis-je le gardien de mon frère ? ». Être le
gardien de son frère, c’est être présent pour lui, « présence par rapport à laquelle je ne peux
prendre de distance. Impossibilité de s’éloigner de l’autre. Proximité signifie l’implication
du moi dans la relation transcendante en lui interdisant tout survol de la relation dans lequel
la proximité déchoirait en simple contigüité spatiale »489. Chez Levinas, en effet, le moment
de distanciation ne vient qu’avec le tiers, c’est-à-dire au moment de la justice. Pour Ricœur,
au contraire, ce moment de mise à distance, ce moment critique, ressort de sa conception
même de la relation à autrui.
489
R. Calin et F.-D. Sebbah, Le vocabulaire de Levinas, p. 49.
142
CHAPITRE 3 : DE LA SOLLICITUDE À LA SOLLICITUDE CRITIQUE
Nous avons vu qu’au contraire de l’éthique levinassienne qui repose sur une
conception de la relation entendue comme séparation – séparation qui, rappelons-le, pour
Levinas, est à la fois nécessaire et positive – et proximité, la conception ricœurienne de la
relation intersubjective est dialectique dans le sens où le soi et l’autre ne peuvent être
entendus l’un sans l’autre. Par là-même Ricœur nous propose une critique du concept de
sujet hérité des philosophies de la réflexion. Il nous montre en effet un soi non seulement
ouvert à l’autre, mais plus encore structuré par l’autre, ce qui pour lui rend justement
possible la rencontre éthique avec autrui qui prend la forme de la sollicitude. Sa conception
du soi lui permet ainsi de rendre compte de cette « spontanéité bienveillante » qu’est la
sollicitude. Cependant, Ricœur n’en reste pas à une conception de la sollicitude qu’il
qualifie lui-même de « naïve ». La sollicitude envers autrui, bien qu’originaire, ne rend en
effet pas entièrement compte de la relation éthique à autrui. Plus précisément, ce niveau
originaire de l’éthique omet une chose : le mal. Le mal qui peut venir s’immiscer dans la
dissymétrie inhérente aux relations humaines. Pour Ricœur, même si la sollicitude est
première, il faut donc néanmoins en passer par la loi morale, par la règle. Et cela, nous dit
Ricœur, parce que l’homme peut faillir, parce qu’il peut faillir à la vie bonne avec et pour
autrui et que le mal peut venir pervertir la relation. Ricœur prend acte de l’existence du mal
et c’est pour cela qu’il en appelle à la morale. Passage par la morale qui s’incarne dans la
Règle d’Or et l’impératif kantien.
Nous voudrions montrer que ce passage par la norme s’avère correspondre à un
moment critique, à un moment de distanciation du soi par rapport à lui-même et par rapport
à la relation effective à autrui et que, en ce sens, la petite éthique que Ricœur développe
dans Soi-même comme un autre répond à son « modèle herméneutique », à savoir la
dialectique de l’appartenance et de la distanciation. En ce sens, et c’est ce que nous
viserons à dégager, il s’avère que ce moment de distanciation est rendu nécessaire par la
constitution même du soi et par le fait qu’il reste le point de départ pour penser le problème
de l’intersubjectivité. Chez Levinas, au contraire, le soi n’étant pas seulement appelé mais
inspiré et élu par l’autre, ce moment de distanciation perd sa pertinence. Il ne deviendra
nécessaire qu’avec l’apparition du tiers et la question de la justice.
143
Cependant, le caractère formel et universalisant de ce moment de distanciation qu’est
l’impératif kantien ne nous éloigne-t-il pas de l’unicité d’autrui de laquelle Ricœur semblait
pourtant vouloir se rapprocher ? Dans un article de 1954, « Sympathie et respect », Ricœur
montrait déjà les limites de la phénoménologie et d’une conception centrée sur l’affectivité,
et plus précisément sur la sympathie, pour rendre compte de l’intersubjectivité et il en
appelait alors au respect kantien, respect qui venait justifier la sympathie. Entre le texte de
1954 et Soi-même comme un autre a cependant eu lieu la rencontre avec Levinas. Bien qu’il
le critique sur certains points précis, comment la rencontre avec Levinas vient-elle
influencer et modifier la conception de l’intersubjectivité que Ricœur développe en 1954
dans « Sympathie et respect » ? Quelle place Levinas prend-il dans la dialectique de la
sollicitude et du respect que Ricœur développe dans Soi-même comme un autre ?
Pour répondre à ces questions, il nous faudra également aborder le troisième et
dernier volet de l’éthique ricœurienne qui met de l’avant le concept de « sagesse pratique ».
En effet, alors que déjà dans le texte de 1954, Ricœur écrivait que « [l]’abstraction
kantienne du respect n’a donc de sens que si maintenant nous surprenons le respect à
l’œuvre dans la pulpe affective et historique de la sympathie et de la lutte »490, de même,
dans Soi-même comme un autre, Ricœur ne donne pas à la loi morale le statut de point
final, de point d’arrivée. Encore faut-il faire place à « une méditation sur la place inévitable
du conflit dans la vie morale »491. Or, nous dit Ricœur, dès lors qu’un conflit surgit entre la
loi et le respect de la personne singulière, il convient alors de se souvenir du primat de
l’unicité de chacun et de faire preuve d’un jugement moral en situation qui relève d’une
véritable créativité normative.
La sollicitude se fait alors critique, ou même plus précisément dialectique au sens où
l’est l’herméneutique ricœurienne. Le moment d’appartenance qu’est la sollicitude naïve
appelle en effet un moment de mise à distance et plus précisément de mise à distance de
l’autre qui prend la forme du respect de la norme. Cependant, à l’instar du modèle de
l’herméneutique ricœurienne, le respect de la norme s’avère ne pas être une fin en soi. En
effet, quant le respect de la règle entre en confrontation avec le respect de la personne
singulière, il convient alors de rappeler le primat de cette dernière. L’influence
490
491
P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 349.
SA, p. 288.
144
levinassienne trouve ici sa place. Comme Gaëlle Fiasse le montre fort justement, Ricœur
oriente résolument le concept aristotélicien de sagesse pratique vers l’autre492.
1. Nécessité de la morale en raison de la possibilité humaine du mal
Nous voudrions analyser dans ce chapitre la forme que prend la mise à distance de
l’autre dans la petite éthique ricœurienne. Pour Ricœur, cette mise à distance, qui se
concrétise dans le passage par la norme, est rendue nécessaire du fait de la possibilité
humaine du mal. Parce que dans sa visée de la vie bonne avec et pour autrui l’homme peut
faillir, il doit recourir à la norme. Sa condition humaine lui ouvre certes les portes de
l’éthique, mais elle peut également l’entraîner vers le mal. C’est pour cela que, pour
Ricœur, l’éthique appelle la morale, ou, pour le dire autrement que l’éthique appelle un
moment de distanciation. Ricœur fait plus que prendre acte des conflits possibles au sein
des relations interpersonnelles. Il remonte à la racine même du mal, à la faillibilité
humaine. Il nous permet ainsi de penser la zone d’ombre de la sollicitude. Il nous permet de
comprendre son envers et donc la nécessité d’en appeler à la norme.
1.1. La possibilité humaine du mal
À l’instar de Levinas, Ricœur reconnaît que la sollicitude s’exerce au sein de relations
profondément dissymétriques, dissymétrie dont nous avons vu qu’elle est nécessaire à la
préservation de l’altérité d’autrui. Cependant, pour Ricœur, si la situation dissymétrique où
l’autre est vulnérable ou souffrant est le lieu même où la spontanéité bienveillante qu’est la
sollicitude peut s’exercer, elle est également le lieu d’une inégalité forte entre agent et
patient de l’action ouvrant par là même la possibilité à toutes les dérives maléfiques. La
dissymétrie est la porte par laquelle la violence peut pénétrer au sein de l’interaction. En
effet, le pouvoir-agir qui actualise la spontanéité bienveillante en réponse au besoin d’autrui
se trouve également à être pouvoir-sur autrui. Or, nous dit Ricœur, « le pouvoir-sur, greffé
sur la dissymétrie initiale entre ce que l’un fait et ce qui est fait à l’autre – autrement dit ce
que cet autre subit – peut être tenu pour l’occasion par excellence du mal de violence »493
492
493
G. Fiasse, « La phronèsis dans l’éthique de Paul Ricœur », p. 356.
SA, p. 256.
145
qui est la diminution ou la destruction du pouvoir-faire d’autrui494. Certes, la sollicitude se
présente comme une réponse éthique à la souffrance – le mal subi –, mais elle peut
également être le lieu du mal commis, détruisant d’autant plus la capacité d’agir, déjà
affaiblie, de l’autre souffrant. L’homme capable, capable de se soucier d’autrui, est aussi
homme faillible. « Que veut-on dire, demande Ricœur, quand on appelle l’homme
faillible ? Essentiellement ceci : que la possibilité du mal moral est inscrite dans la
constitution de l’homme »495. La faillibilité, pour Ricœur, est la « faiblesse constitutionnelle
qui fait que le mal est possible »496.
Deux points sont ici à relever quant à la conception du mal que Ricœur nous donne à
voir. Premièrement, pour lui, le mal est contingent, le bien étant originaire. Dire que le mal
est contingent revient à dire qu’il est le mal d’un bien plus originaire. Il est une déchéance
de quelque chose de plus originaire qui caractérise l’homme. Le mal commis est ainsi une
dérive de la capacité d’agir du soi qui est, elle, originaire.
Deuxièmement, pour Ricœur, le mal est avant tout le fait de l’agir humain. C’est dans
le champ de la pratique que réside le mal plutôt que dans celui de la théorie. Mais Ricœur
n’ancre pas le mal dans la pratique, c’est-à-dire dans l’agir humain, de façon arbitraire. Il
assume plutôt le fait que le mal représente une limite pour la raison humaine. Selon lui, on
ne peut pas expliquer le mal. « Le mal est rencontré comme une donnée inexplicable,
comme un fait brut. […] Il y a le mal. Mais je ne sais dire pourquoi »497. La question
« pourquoi le mal ? » reste immanquablement sans réponse. Mais renoncer à cette question,
renoncer à sonder l’origine du mal, c’est renoncer à faire du mal une catégorie de la théorie
pour le faire relever plutôt de la pratique, c’est-à-dire de l’action. Le mal est ce contre quoi
on lutte quand on a renoncé à l’expliquer. Pour Ricœur, si on ne peut rien dire de l’origine
du mal, si son commencement absolu reste inaccessible à la raison, en revanche, on peut
dire que c’est l’homme qui perpétue le mal. L’homme est ainsi en quelque sorte le relais du
mal dans la mesure où il trouve le mal toujours déjà là et le perpétue. Par là, Ricœur ancre
494
Dans le même ordre d’idées, Fabienne Brugère, une des tenantes de l’éthique du care, écrit que « agir pour
l’autre à partir de la scène de la vulnérabilité suppose de la disponibilité et un fonds de bienveillance, un
authentique souci des autres. En même temps, la dépendance implique une irrémédiable asymétrie qui met en
avant un marquage du pouvoir. Finalement l’éthique de la sollicitude est une affaire de conduite à travers des
relations déséquilibrées sur lesquelles plane toujours le spectre du pouvoir » (F. Brugère, Le sexe de la
sollicitude, p. 67).
495
P. Ricœur, Philosophie de la volonté. Tome II. Finitude et culpabilité, p. 149 (abrégé PV2).
496
PV2, p. 11.
497
P. Ricœur, « Le scandale du mal », p. 60.
146
le mal humain dans la liberté : l’homme fait et donc, paradoxalement, « commence » le mal
en le perpétuant. Et si l’homme est le relais du mal, c’est parce qu’il est traversé par une
faille dans laquelle le mal peut s’engouffrer. L’homme a une faiblesse qui lui fait perpétrer
le mal. Cette capacité d’agir propre au soi n’est jamais totalement assurée. Elle reste
toujours fragile.
1.2. La faillibilité humaine : disproportion entre transcendance et finitude
Afin de prendre la mesure de cette faillibilité humaine et comprendre pourquoi elle
est le point d’insertion du mal, il faut nous tourner vers un des premiers travaux de Ricœur,
à savoir Finitude et culpabilité qui représente la seconde partie de la Philosophie de la
volonté. En effet, dans Soi-même comme un autre, Ricœur ne reprend pas en détails ce
point qui est pourtant essentiel pour nos propos. Ce qui, de prime abord, peut s’apparenter à
un détour va plutôt véritablement nous permettre de comprendre pourquoi le recours à la
norme s’avère nécessaire. Il nous faut saisir quelle est cette condition humaine qui tout à la
fois ouvre l’homme à l’éthique mais peut également l’entraîner sur la voie du mal, venant
par là même justifier le deuxième moment de l’éthique ricœurienne.
Cette faille proprement humaine qui rend le mal possible réside pour Ricœur dans le
fait que l’homme est un être de médiation qui a à composer avec deux dimensions
antithétiques de son être : la finitude et l’infinitude. L’homme est pris entre son caractère
fini et son accès, en même temps, à l’infini. L’homme est composé – Ricœur dira qu’il est
mixte 498 – de deux pôles qui ne peuvent coïncider. Et c’est entre ces deux pôles que
l’homme devra faire médiation. Cette médiation que l’homme a à être entre ses deux pôles
– finitude et infinitude – est à l’œuvre à trois niveaux : au niveau transcendantal, c’est-àdire du penser ; au niveau pratique, c’est-à-dire de l’agir ; et finalement au niveau affectif,
c’est-à-dire du sentir, sachant que c’est uniquement à ce dernier niveau, celui du sentiment,
que la disproportion pourra être tenue pour irréductible. En effet, Ricœur montre, dans
L’homme faillible, qu’aux deux premiers niveaux, la scission initiale peut finalement être
réduite. C’est seulement au niveau du sentiment qu’aucune synthèse n’est possible. C’est
ainsi à ce dernier niveau que le mal peut s’immiscer.
498
« L’homme n’est pas intermédiaire parce qu’il est entre l’ange et la bête; c’est en lui-même, de soi à soi
qu’il est intermédiaire; il est intermédiaire parce qu’il est mixte et il est mixte parce qu’il opère des
médiations. Pour l’homme, être-intermédiaire, c’est faire médiation » (PV2, p. 23).
147
Ricœur commence son investigation de la disproportion caractérisant l’homme par
celle qui est inhérente à son pouvoir de connaître. La finitude propre à notre pouvoir de
connaître est à chercher dans la réceptivité. Si la perception est le signe de la finitude, c’est
parce qu’elle est toujours point de vue ou perspective. L’objet nous apparaît toujours selon
une certaine perspective. La perception est toujours un point de vue sur les choses. Elle est
ouverture sur le monde certes, mais ouverture finie car elle ne nous donne jamais qu’une
perspective sur le monde. Nous ne percevons jamais d’emblée toutes les facettes de l’objet.
Notre ouverture perceptive sur le monde se heurte donc déjà à une limite. Elle ne nous
donne pas accès à l’ensemble de l’objet. Ici se tient la finitude de notre pouvoir de
connaître. À même l’ouverture réside une fermeture. Nous expérimentons d’abord
l’ouverture, mais cette ouverture s’avère vite être confrontation à des limites, aux limites
proprement humaines et ainsi nous expérimentons l’ouverture comme ouverture toujours
déjà finie. Cependant, si « l’expérience de la finitude se présente d’emblée comme une
expérience corrélative de limite », elle implique également le « dépassement de [cette]
limite », écrit Ricœur499. Le dépassement réside ici dans la parole signifiante. « Dès que je
parle, je parle des choses dans leurs faces non perçues et dans leur absence. […] et cette
dicibilité du sens est un continuel dépassement, au moins en intention, de l’aspect perceptif
du perçu ici et maintenant »500. La parole permet de dépasser la finitude de la perception en
rendant, d’une certaine manière, « présent » ce que la perception ne peut nous donner à voir
du fait du caractère perspectiviste qui est le sien.
« Cependant, comme l’analyse Sugimura, la disproportion du connaître n’est pas
encore la “faillibilité” dans la mesure où elle se projette et s’oublie dans la synthèse de
l’objet »501. En effet, si l’on suit Kant, dans l’ordre du connaître, l’imagination pure sert de
terme médiateur entre l’entendement et la sensibilité. L’imagination permet d’unifier
sensibilité et entendement dans une synthèse qui s’entend comme objectivité. Cependant,
« ce troisième terme n’est pas donné en lui-même, mais seulement dans la chose. […]
Autrement dit […], si l’on peut parler de conscience de synthèse ou de la synthèse comme
conscience, cette conscience n’est pas encore conscience de soi, n’est pas encore
499
P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », p. 379.
PV2, p. 45.
501
Y. Sugimura, « L’homme, médiation imparfaite », p. 202.
500
148
“homme” »502. On a donc affaire ici à une synthèse sur la chose. « L’objectivité de l’objet
n’est pas du tout “dans” la conscience; elle est plutôt en face d’elle, comme cela à quoi elle
se rapporte […]; aussi ne préjuge-t-elle aucunement de l’unité réelle de l’homme pour luimême »503. « La “conscience” n’est pas encore l’unité d’une personne en soi et pour soi;
elle n’est pas une personne une; elle n’est personne; le “Je” du je pense est seulement la
forme d’un monde pour quiconque et pour tous; elle est conscience en général, c’est-à-dire
simple et pur projet de l’objet »504. Ainsi, « [l]a place intermédiaire [de l’homme], c’est
d’abord sa fonction de médiateur d’infini et de fini dans les choses »505.
La deuxième étape de l’anthropologie de la disproportion que Ricœur se donne pour
tâche réside dans le passage du théorique au pratique. La dialectique finitude-infinitude se
concrétise dans ce deuxième moment dans la dialectique entre le caractère et le bonheur. À
la finitude du caractère répond l’infinitude du bonheur.
« Que signifie la finitude du caractère ? », demande Ricœur. « C’est l’ouverture finie
de mon existence, prise comme un tout » 506 . La fermeture dans l’ouverture propre au
caractère se comprend mieux si l’on prend de nouveau pour guide la conception
perspectiviste. En tant qu’homme, mon existence est un ensemble de possibles. Mieux, elle
est l’ensemble de tous les possibles. Ne dit-on pas que le champ des possibles est ouvert à
l’enfant naissant ? En ce sens, l’ouverture du caractère, c’est mon humanité, humanité qui
« fait de tout homme mon semblable » 507 . Ricœur écrit ainsi que « l’ouverture de mon
champ de motivation c’est mon accessibilité de principe à toutes les valeurs de tous les
hommes à travers toutes les cultures. Mon champ de motivation est ouvert à l’humain dans
son ensemble »508. Mais si toutes les « vertus et les vices », toutes les « valeurs », toutes les
« passions » sont accessibles à tous les hommes, chacun les teinte d’une couleur qui lui est
propre. Mon caractère, « c’est cette humanité aperçue de quelque part », « c’est la manière
inimitable dont j’exerce ma liberté d’homme »509. « Le caractère est l’étroitesse de cette
502
PV2, p. 55.
Ibid., p. 56.
504
Ibid., p. 63.
505
Idem.
506
Ibid., p. 75.
507
Ibid., p. 78.
508
Ibid., p. 77.
509
Ibid., p. 78.
503
149
“âme entière” dont l’humanité est l’ouverture. Ensemble mon caractère et mon humanité
font de ma liberté une possibilité illimitée et une partialité constituée »510.
Qu’en est-il du bonheur maintenant ? « Le bonheur doit être à l’ensemble des visées
humaines ce qu’est le monde à l’égard des visées de perception; de même que le monde est
l’horizon de la chose, le bonheur est l’horizon à tous égards »511. Le bonheur est la direction
qui me sert à orienter mes projets et même plus précisément mon projet existentiel dont
mon caractère est le point de départ.
La disproportion entre la finitude du caractère et l’infinitude du bonheur trouve son
troisième terme, son terme médiateur dans la personne. La synthèse du bonheur et du
caractère, c’est la personne; la personne qui est « le Soi qui manquait à la conscience en
général, réciproque de la synthèse de l’objet, au “Je” du Je pense kantien »512. Cependant,
écrit Ricœur, « ce second pas ne peut être le dernier tant notre réflexion [est] restée
formelle, n’ayant échappé à un formalisme transcendantal que pour entrer dans un
formalisme pratique, le formalisme de l’idée de personne »513 . En effet, tout comme le
moment de fragilité de la conscience, le moment de fragilité de l’humanité n’est pas encore
le moment de fragilité par excellence. Il n’est pas encore la disproportion originaire.
C’est plutôt dans le sentiment, le cœur, le thumos que la disproportion irréductible
résiderait. Il s’agit, écrit Ricœur, de « comprendre la fragilité de l’homme tout entier par
celle du sentiment »514 . Dans le domaine du penser et de l’agir, le terme médiateur, le
moment de fragilité (imagination transcendantale et respect) se dépassait toujours vers autre
chose que lui-même (chose et représentation de la personne). Au contraire, le cœur, le
sentiment représenterait la fragilité par excellence, c’est-à-dire une fragilité qui ne se
dépasse pas en autre chose, mais est, au contraire, pour soi. L’affection originaire serait
ainsi le lieu même de la faillibilité. Le sentiment « rend sensible la dualité de la raison et de
la sensibilité qui trouvait dans l’objet un point de repos; il distend le moi entre deux visées
affectives fondamentales, celle de la vie organique qui s’achève dans la perfection
instantanée du plaisir, celle de la vie spirituelle qui aspire à la totalité, à la perfection du
510
Idem.
Ibid., p. 82.
512
Ibid., p. 86.
513
Ibid., p. 87.
514
Ibid., p. 108.
511
150
bonheur » 515 . La disproportion trouve, dans le sentiment, son paroxysme. Pour le cœur
inquiet, point de repos. Point de synthèse « totale » possible. Ricœur qualifie encore l’âme
du thumos de « désir du désir »516, « désir du désir [qui] est sans fin »517. « Une situation
proprement humaine naît dès qu’un désir quelconque est traversé par ce désir du désir; alors
la réussite, le succès, demeurent partiels, relatifs à des “tâches” qui se découpent sur un
fond de désirabilité non saturée; nous avons du mouvement pour aller plus loin »518. Le
désir de bonheur ferme à jamais au soi la porte du repos procuré par la totalité. Entre plaisir
et bonheur, la scission est à jamais irréductible. « [C]’est dans cette poursuite indéfinie de
la médiation que réside la manière d’exister proprement humaine, à savoir le “soi”, écrit
Sugimura »519 . Dès les débuts de son anthropologie philosophie, soit 40 ans avant Soimême comme un autre, Ricœur avait déjà entrevu le caractère brisé du Cogito qui ne peut
jamais être envisagé à l’aune d’une totalité 520 . La visée du bonheur qui est la sienne
l’entraîne au contraire au sein d’une dynamique qui fait qu’il ne pourra jamais coïncider
avec lui-même. Mais si là, comme nous l’avons vu, réside la possibilité de son ouverture à
l’altérité, là réside également la possibilité du mal.
Cependant la possibilité du mal n’est pas encore son effectivité. Le passage de l’une à
l’autre se fait par le biais de la faute. La faute qui nous rappelle que « le mal […] s’inscrit
en profondeur dans la liberté humaine »521. En effet, c’est par le biais de la liberté que l’on
passe de l’anthropologie de l’homme faillible à l’éthique. « Affirmer la liberté, écrit
Ricœur, c’est prendre sur soi l’origine du mal »522. Le mal se fait alors « mal-faire-parmoi »523. Mais la faute, le mal-agir n’est pas encore affirmation de liberté. Non seulement,
il faut la faute, mais aussi l’aveu de la faute. C’est en reconnaissant être l’auteur de l’acte
mauvais que je m’impute cet acte. Par le biais de l’aveu du mal, je me pose comme l’auteur
de l’acte et je prends donc conscience de ma liberté. Ainsi, « si la liberté qualifie le mal
comme “faire”, le mal est révélateur de la liberté »524. Par le négatif, on retrouve ici ce que,
515
Ibid., p. 148.
Ibid., p. 146.
517
Ibid., p. 143.
518
Ibid., p. 143.
519
Y. Sugimura, « L’homme, médiation imparfaite », p. 206.
520
Cela vient encore soutenir le point selon lequel la pensée ricœurienne n’est pas une pensée de la totalité.
521
M. Fœssel, « Le mal comme évènement », p. 40.
522
P. Ricœur, Le conflit des interprétations, p. 422.
523
Idem.
524
Idem.
516
151
dans le chapitre précédent, nous avions identifié comme le fondement de l’éthique dans la
pensée ricœurienne, à savoir la liberté. Si sa liberté permet au sujet de répondre à autrui et
d’autrui, elle est aussi la source du mal-commis. Rappelons, à cet égard, ces mots de
Ricœur :
Ce qui est absolument premier, c’est ce désir d’être dans un désir de faire qui
serait comme l’expression, la marque et la signature de ce pouvoir faire. Le
négatif intervient, et certes très primitivement, essentiellement à cause de
l’inadéquation ressentie entre le désir d’être et toute œuvre. Par conséquent,
c’est le négatif d’un désir, le négatif d’un manque. […] [L]e propre des
sentiments, c’est qu’ils expriment dès le départ l’écart entre le désir d’être et
toute effectuation. C’est un écart constitutif – je cite Jean Nabert – de la
conscience empirique réelle : le « je suis », dit-il, n’est pas un être donné mais
identiquement l’acte d’être et celui de valoir et l’acte de ne point être et de ne
point valoir. Le sentiment de la faute […] est inhérent à la conscience œuvrante
dans son sentiment d’inégalité à sa propre position de liberté. En commençant
ainsi, j’ai voulu insister sur l’affirmation originaire525.
1.3. La disproportion entre transcendance et finitude au sein de la relation intersubjective
Comment cette disproportion entre transcendance et finitude se traduit-elle au niveau
de la relation intersubjective ? Ainsi que Ricœur l’écrit dans « Fondements de l’éthique », il
ne s’agit plus de
l’inadéquation de moi-même à moi-même, mais [de] l’opposition d’une liberté
à l’autre, l’affrontement dans la sphère de l’action. C’est sans doute ce que
Hegel voulait dire lorsqu’il affirmait, dans la dialectique du maître et de
l’esclave, que le premier désir, qui est le désir du désir d’une autre conscience,
passe par une histoire spécifique, celle de l’esclavage, de l’inégalité, de la
guerre. Nous touchons ici, avec ce moment négatif, à ce qu’il y a de plus
primitif dans l’expérience du mal, à savoir le meurtre, comme on voit dans
l’histoire biblique d’Abel et de Caïn. La tâche de devenir libre est contrariée
originellement par le mal primordial du meurtre de la liberté526.
Autrui se présente comme une limite à ma liberté, comme une limite à ma faculté de
désirer527. Autrui me renvoie à ma propre finitude. Et, ce faisant, est mise au jour non pas
525
P. Ricœur, « Le problème du fondement de la morale », p. 316, nous soulignons.
p. 64.
527
Nous avons vu que pour Levinas il n’en va pas ainsi, qu’autrui n’est pas d’abord une limite à ma liberté.
Dans Liberté et commandement, par exemple, Levinas écrit : « La face, le visage, est le fait qu’une réalité
m’est opposée ; opposée non pas dans ses manifestations, mais dans sa manière d’être, si on peut dire
ontologiquement opposée. C’est ce qui me résiste par son opposition, et non pas ce qui s’oppose à moi par sa
résistance. Je veux dire que cette opposition ne se révèle pas en heurtant ma liberté, c’est une opposition
antérieure à ma liberté et qui la met en marche. Ce n’est pas ce à quoi je m’oppose, mais ce qui s’oppose à
526
152
tant une passivité ou une inadéquation de soi à soi, mais une véritable scission, une scission
entre le préférable et le désirable528. C’est de cette non-coïncidence entre le préférable et
mon désirable que naissent l’interdiction et l’obligation morales.
Par ailleurs, un danger guette toujours le mouvement de spontanéité bienveillante
envers autrui, à savoir l’oubli de la dissymétrie. Ricœur écrit en effet que « l’éloge de la
reconnaissance mutuelle invite à oublier cette asymétrie originaire du rapport entre moi et
autrui »529. Il évoque également cette « dissymétrie qui voudrait se faire oublier dans le
bonheur du “l’un l’autre” »530. Dans la sollicitude, la dissymétrie reste fragile. Pourquoi ?
Parce que la sollicitude en tant que telle ne permet pas de poser l’existence d’autrui. On
peut ici se tourner vers la critique que fait Ricœur du concept de sympathie de Scheler531
dans son article « Sympathie et respect ». Max Scheler distingue certes la sympathie de la
contagion et de la fusion affective, c’est-à-dire du fait de se perdre soi-même et de se perdre
en autrui, en ce que la sympathie distinguerait les êtres alors que la contagion et la fusion
affective les confondraient. Cependant, Ricœur reste dubitatif quant à la capacité de
distanciation de la sympathie. En effet, écrit-il, « pour être aussi répandue, la confusion de
la sympathie et de la contagion affective ne tient-elle pas à la nature même de la
sympathie ? La sympathie n’est-elle pas elle-même cette relation équivoque à autrui qui
attend d’ailleurs critique et discernement ? »532. Ainsi, poursuit-il, « l’équivoque qui paraît
inhérente à la sympathie ne doit-elle pas sans cesse être tranchée par un acte de position
d’autrui en tant qu’autrui, par un acte qui confère à la sympathie ce discernement de la
distance entre les êtres que la phénoménologie déclare constater ? »533. Pour Ricœur, déjà
dans son article de 1954, c’est dans la limitation de mon désir par le biais de l’obligation –
et il fait ici explicitement référence à la morale kantienne – que l’existence d’autrui peut
moi. C’est une opposition inscrite dans sa présence à moi. Elle ne suit pas du tout mon intervention ; elle
s’oppose à moi dans la mesure où elle se tourne vers moi », p. 46.
528
P. Ricœur, « Le problème du fondement de la morale », p. 325.
529
P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 398-399. Également : « Dissymétrie qui voudrait se faire
oublier dans le bonheur du “l’un l’autre” » (p. 396-397).
530
p. 396-397.
531
Le renvoi de la sollicitude à la sympathie est rendu possible parce que Ricœur lui-même reconnaît « la part
que prennent les sentiments […] dans la sollicitude » (SA, p. 224). Ricœur fait par ailleurs explicitement
référence à Max Scheler dans une note de bas de page (p. 224, note 2). S’il ne fait ici qu’une allusion aux
travaux de Max Scheler, on peut penser que c’est parce que dans cette septième étude de Soi-même comme un
autre, c’est la dimension éthique qui prévaut. Ricœur se place au niveau éthique et prend donc principalement
appui sur Aristote. Dans cette étude, la question de l’intersubjectivité n’est pas première.
532
P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 341.
533
Ibid., p. 343.
153
être posée. La critique que Ricœur fait de l’affect dans « Sympathie et respect » n’est pas
reprise explicitement, quarante ans plus tard, dans Soi-même comme un autre. Cependant,
cette critique ne vaut-elle pas toujours ? Même si Ricœur n’insiste pas sur ce point, la
dissymétrie n’a-t-elle pas besoin d’être préservée ? La sollicitude contient-elle en ellemême cette distance phénoménologique empêchant le soi de se perdre en l’autre ou
d’absorber autrui en lui ? Est-ce que la sollicitude en tant qu’affect permet de rendre
compte de l’altérité d’autrui ? Dans Le sexe la sollicitude, Fabienne Brugère écrit que
« manifester de la sollicitude ne revient pas à se mettre à la place de l’être pris en charge
mais à entretenir une distance juste »534. Mais la sollicitude, en elle-même, permet-elle de
maintenir cette juste distance ?
Si Ricœur ne reprend pas la question en ces termes, c’est, peut-on penser, parce que,
dans Soi-même comme un autre, il aborde le problème du point de vue d’une
phénoménologie de l’homme capable. Et ce sont donc moins les dangers propres au
sentiment de sollicitude qui sont pris en compte que les dangers propres à la sollicitude en
tant qu’elle repose sur une relation de pouvoir. Mais la violence ne vient-elle pas justement
annihiler l’altérité d’autrui comme pouvait le faire, d’une autre façon, la fusion affective ?
En effet, écrit Ricœur, « [s]ous ces formes diverses [c’est-à-dire « depuis l’influence, forme
douce du pouvoir-sur, jusqu’à la torture, forme extrême de l’abus »], la violence équivaut à
la diminution ou la destruction du pouvoir-faire d’autrui »535.
Qu’est-ce finalement que le mal pour Ricœur ? C’est le fait d’une liberté, et même
plus exactement le faire d’une liberté, liberté à laquelle il convient alors de poser une
limite. Et c’est cette limite qui pose justement l’existence d’autrui, qui préserve la
dissymétrie qui est sans cesse menacée d’oubli. Comme l’écrit Ricœur dans « Sympathie et
respect », suivant en cela Kant, « [i]l n’est pas possible que je reconnaisse autrui dans un
jugement d’existence brute qui ne soit pas un consentement de mon vouloir au droit égal
d’un vouloir étranger »536 . Au contraire, chez Levinas, nous l’avons vu, ce n’est pas le
« consentement de mon vouloir » qui permet de poser l’existence d’autrui. La position de
l’existence d’autrui est antérieure à ma volonté. Le visage pose son existence avant de
534
F. Brugère, Le sexe de la sollicitude, p. 67. Une partie du Que sais-je ? que Fabienne Brugère a écrit sur
l’éthique du care s’intitule d’ailleurs « Comment s’occuper des autres sans y perdre son soi ? » (p. 20sq).
535
SA, p. 256.
536
p. 346, nous soulignons.
154
s’imposer comme une limite à ma volonté. Pour Levinas, l’existence d’autrui n’est jamais
posée par le choc entre deux libertés, par ce qu’il appelle la guerre. Elle n’est pas posée par
la limitation de ma liberté. Elle est plutôt posée par le fait de « céder sa première place »537.
En ce sens, pour Levinas, le mal commence plutôt avec le fait d’être indifférent à autrui.
C’est pour cela que, chez Levinas, la dissymétrie est de facto préservée. Mais comme
Ricœur ne s’accorde pas avec cet aspect de la pensée levinassienne, il lui faut passer par un
moment critique qui vient marquer la position d’autrui.
Que l’on reste au niveau de l’affect ou bien que l’on réintroduise le problème de
l’intersubjectivité dans celui, plus vaste, d’une phénoménologie de l’homme capable, il
n’en demeure pas moins que, pour Ricœur, un moment de distanciation s’avère nécessaire.
Il convient maintenant de détailler la forme que prend cette mise à distance ainsi que la
façon dont la « réalité d’autrui »538 vient s’attester par ce biais.
2. Le passage par l’obligation : grandeur et limite du respect dans la relation
intersubjective
Ricœur trouve dans la morale kantienne, et plus particulièrement dans le concept de
respect, l’attestation de la « réalité d’autrui ». Dans Soi-même comme un autre, le passage
par le respect au sens kantien sera cependant retardé par le recours à la Règle d’Or qui agit
alors comme une structure de transition entre l’éthique de la visée de la vie bonne pour
autrui et la morale du respect qui pose la réalité d’autrui. Mais pourquoi Ricœur introduit-il
cette référence à la Règle d’Or ? N’aurait-il pas pu faire appel directement au second
impératif kantien, ainsi qu’il le fera dans un second temps ? La Règle d’Or se présente
comme une structure de transition dans la mesure où, d’un côté, elle s’avère déjà formelle.
En effet, la règle « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait » ne
précise pas la teneur exacte de l’obligation, du faire. Mais, d’un autre côté, cette règle garde
également encore un pied dans le domaine du souhait. Ainsi que l’écrit Gaëlle Fiasse à
propos de la Règle d’Or, « Ricœur insiste sur le caractère formel de la règle. Rien n’est dit
sur le contenu de l’agir. Mais, contrairement aux impératifs kantiens, les sentiments de
souhait ou d’amour demeurent fondamentaux et ne sont pas exclus à cause de leur caractère
537
538
E. Levinas, « La vocation de l’autre », p. 92.
P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 345.
155
empirique. On cherche à agir comme nous “aimerions” que l’autre agisse envers nous »539.
La Règle d’Or représente ainsi une transition entre la sollicitude et le respect car, d’une
part, elle garde des traces de l’affection propre à la sollicitude tout en possédant, d’autre
part, le caractère formel d’une règle à l’instar de l’impératif moral kantien.
2.1. La Règle d’Or
La Règle d’Or se présente comme un premier pas sur la voie de l’obligation de
contrer la violence dans la mesure où elle fait fond sur la même dissymétrie que la
sollicitude. Le « parcours sinistre […] des figures du mal dans la dimension intersubjective
instaurée par la sollicitude a sa contrepartie dans l’énumération des prescriptions et des
interdictions issues de la Règle d’Or »540. Nous avons vu dans le chapitre précédent que la
sollicitude repose sur une dissymétrie entre le soi et l’autre dans la relation interpersonnelle
et que cette dissymétrie est propice à l’introduction du mal dans la relation541. Or, c’est ce
que la Règle d’Or vient justement contrer. Si la Règle d’Or est amenée à s’imposer, c’est
parce que, ainsi que nous l’avons montré, la situation de dissymétrie sur laquelle repose la
sollicitude peut éventuellement donner lieu à des dérives. La dissymétrie peut, en effet,
laisser s’infiltrer le mal et la violence au sein même de la relation dès lors que la capacité
d’agir de l’un se transforme en pouvoir sur l’autre. Or, face à la possibilité du mal dans la
relation interpersonnelle, c’est la Règle d’Or qu’il faut faire intervenir. Parce que le soi est
ainsi fait qu’il peut faillir dans l’exercice de la sollicitude, il a besoin de la morale qui prend
ici la forme de la Règle d’Or. Cependant, la Règle d’Or ne fait ici office que de transition
dans la mesure où elle ne permet pas encore de rendre complètement compte du moment de
distanciation recherché. Précisons.
La Règle d’Or impose de ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous
fasse (forme négative du Talmud de Babylone, traité Shabbat, 31a) : « Ne fais pas à ton
prochain ce que tu détesterais qu’il te soit fait. C’est ici la loi tout entière; le reste est
commentaire »542, ou encore, sous forme positive : « ce que vous voulez que les hommes
539
G. Fiasse, « Asymétrie, gratuité et réciprocité », p. 138.
SA, p. 257.
541
La dissymétrie a une double face : elle préserve certes l’altérité d’autrui, mais elle ouvre également la
possibilité que le mal s’immisce dans la relation intersubjective.
542
Cité par Ricœur dans SA, p. 255.
540
156
fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux » (forme positive de l’Évangile, Lc 6,
31). La Règle d’Or est ainsi une règle d’action qui nous indique comment agir543 pour le
bien d’autrui, même si elle ne précise pas la teneur de l’action bonne et reste en ce sens une
morale formelle544. Mais quand on s’arrête justement sur la forme de la Règle d’Or, on est
alors amené à questionner son caractère altruiste. Dans quelle mesure autrui est-il
véritablement pris en compte dans la Règle d’Or ? Dans quelle mesure la Règle d’Or rendelle vraiment justice à autrui ? Plutôt qu’une règle altruiste, ne serait-ce pas plutôt une règle
ego-(ou plus exactement sui-)centrée. C’est la critique qu’en fait Mark Hunyadi dans son
article intitulé « La règle d’or : l’effet-radar ». Il montre que la formulation même de la
Règle d’Or – « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait » – met en son
centre le soi et non pas autrui. « C’est moi, écrit Mark Hunyadi, qui ne dois pas faire à
autrui ce que moi je ne voudrais pas qu’il me soit fait »545. Ainsi,
[d]e la même manière qu’un émetteur-radar projette autour de lui ses ondes en
cercles concentriques, et reçoit en retour, non les ondes émises par l’objet qu’il
traque, mais les siennes propres qui se réverbèrent à partir de cet objet, de
même, la formulation classique de la Règle d’Or ne laisse à autrui que la
possibilité de refléter mes propres désirs et répulsions. Dans ce sens, le modèle
de l’interaction qui la sous-tend reste fondamentalement à sens unique546.
S’il nous faut reconnaître la pertinence de la critique faite à Ricœur, il nous semble
cependant que l’on ne peut pas isoler l’analyse que fait Ricœur de la Règle d’Or de
l’ensemble de sa conception de l’intersubjectivité sous peine de mésinterpréter cette
dernière. Le caractère sui-centré de la Règle d’Or est en effet une des formes de la
réversibilité que nous avons analysée en détails dans le chapitre précédent. Et c’est
justement parce qu’elle présente ce caractère de réversibilité que Ricœur introduit ici la
Règle d’Or. La Règle d’Or a ici pour fonction de rendre compte du moment du semblable;
ce n’est pas encore l’altérité d’autrui qui est en jeu. En effet, ce que nous cherchons à
543
Alors que la sollicitude œuvre dans le domaine des sentiments, la Règle d’Or régit le domaine de l’action
et ce afin que le « pouvoir-faire » ainsi que le « pouvoir-en-commun » ne se transforment en relation de
domination, c’est-à-dire en « pouvoir-sur » autrui (cf. SA, p. 256).
544
« Mais, comme le souligne justement Gaëlle Fiasse, contrairement aux impératifs kantiens, les sentiments
de souhait ou d’amour demeurent fondamentaux et ne sont pas exclus à cause de leur caractère empirique. On
cherche à agir comme nous “aimerions” que l’autre agisse envers nous » (« Asymétrie, gratuité, réciprocité »,
p. 138).
545
M. Hunyadi, « La règle d’or : l’effet-radar », p. 221.
546
Idem. Gaëlle Fiasse également a bien perçu « la perspective foncièrement égologique du principe
d’action » quand elle écrit qu’«[e]n agissant à l’égard d’autrui comme je voudrais qu’il agisse pour moi, je
vise au bien-être d’autrui, j’atteste la distance qui nous sépare, mais mon action, censée se rapporter aux
désirs d’autrui, ne part que de ma visée propre » (« Asymétrie, gratuité, réciprocité », p. 125).
157
montrer depuis le début, c’est la façon dont Ricœur cherche à faire tenir ensemble le
moment du semblable et le moment de la différence. Il ne veut tomber ni dans un extrême
ni dans l’autre. Ainsi, « ce qui doit pouvoir équilibrer le sentiment de la différence, c’est le
sentiment de la similitude humaine, de l’autre mon semblable. C’est le fameux “comme” du
Lévitique. “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”. On risque de perdre le “comme”
dans l’idéologie de la différence »547. Pour Ricœur, la similitude est l’apanage « de toutes
les formes initialement inégales du lien entre soi-même et l’autre »548. Elle vise à rappeler
qu’autrui est avant toute chose mon semblable. Au niveau éthique, nous avions vu que cela
signifie que « [c]omme moi-même […,] toi aussi tu es capable de commencer quelque
chose dans le monde, d’agir pour des raisons, de hiérarchiser tes préférences, d’estimer les
buts de ton action et, ce faisant, de t’estimer toi-même comme je m’estime moi-même »549.
Au niveau moral maintenant, ce n’est plus tant « l’estime de l’autre comme un soi-même et
l’estime de soi-même comme un autre » qui deviennent fondamentalement équivalentes
que le respect de l’autre comme un soi-même et le respect de soi-même comme un autre.
Cependant, si « la règle d’or conduit le soi à ne pas regarder uniquement son bien-être
et à penser au mouvement réflexif de sa propre action », comme Gaëlle Fiasse le souligne
et que ce faisant, il est invité à « tenir compte d’autrui »550, dans quelle mesure, peut-on
demander en rappelant le fond de la critique de Mark Hunyadi, rend-il vraiment justice à
autrui ? Pour que justice lui soit faite ne faudrait-il pas plutôt que la règle d’or soit formulée
de la manière suivante, ainsi que le propose Mark Hunyadi : « Ne fais pas à autrui ce que
lui ne voudrait pas qu’il lui soit fait »551 ? Ne faudrait-il pas que je prenne réellement en
compte le point de vue d’autrui plutôt que de seulement me mettre à sa place ? Ce à quoi
renvoie cette critique, au fond, c’est à la conception de la réciprocité propre à la Règle
d’Or. Toute « norme de réciprocité » qu’elle soit, instaure-t-elle véritablement une relation
réciproque au sein de laquelle la voix d’autrui est écoutée ainsi qu’il peut en être dans la
sollicitude ou la promesse552 ? Souvenons-nous, en effet, de ce que disait Ricœur à propos
de la promesse : « L’obligation de se maintenir soi-même en tenant ses promesses est
547
P. Ricœur, « Étranger, moi-même », p. 102.
SA, p. 226.
549
SA, p. 226.
550
N’oublions pas que, pour Ricœur, l’ipséité se tient toujours dans une relation dialectique avec l’altérité.
551
M. Hunyadi, « La règle d’or : l’effet-radar », p. 221.
552
La Règle d’Or apparaît davantage comme une norme de réversibilité que de réciprocité.
548
158
menacée de se figer dans la raideur stoïcienne de la simple constance, si elle n’est pas
irriguée par le vœu de répondre à une attente, voire à une requête venue d’autrui »553.
En fait, comme le montre Gaëlle Fiasse en écho à la critique de Mark Hunyadi, dans
le cas de la Règle d’Or,
l’exigence de réciprocité se situe à un autre niveau que celui d’une réelle
relation interpersonnelle. La personne se positionne elle-même face au miroir
de sa propre action. […] La règle d’or se base sur la transposition imaginative
d’une action réciproque, interne au soi. Cette première dimension de la
réciprocité est dès lors à penser comme la projection réflexive de notre action
sur autrui. Le soi regarde l’envers de son propre agir. Il se projette comme une
personne pouvant subir sa propre action. En pensée, il se met à la place
d’autrui554.
La relation de réciprocité est donc ici d’un autre ordre que dans le cas de la sollicitude ou
de la promesse. La Règle d’Or n’institue aucune réciprocité effective entre soi et autrui.
Ainsi que l’emploi du conditionnel dans la formulation de la Règle d’Or l’indique,
« l’auteur de l’action ne se trouve pas d’emblée confronté à une autre personne dans un
face-à-face. Il se place face à un précepte lui enjoignant d’agir comme il souhaiterait qu’un
autre agisse à son égard. […] Rien n’atteste que la réalité correspondra un jour à ce souhait.
La réciprocité n’est pas forcément de mise, ni la reconnaissance mutuelle » 555 . Rien
n’indique que l’attente éthique vis-à-vis d’autrui sera comblée. Rien n’indique que se
produira effectivement un mouvement de retour. Plus que d’instaurer une réciprocité, « la
Règle d’Or se propose d’aplanir cette inégalité de position dans l’interaction pour préserver
celle-ci de basculer dans la violence. […]. La Règle d’Or vient imposer à l’agent de l’action
l’obligation de ne pas profiter de sa position d’agent pour glisser la violence dans son faire,
laquelle nuirait au désir de bien vivre du patient »556.
La Règle d’Or vient limiter les actions du soi afin que ce dernier ne profite pas de la
situation dissymétrique, c’est-à-dire ne mette pas en œuvre le pouvoir qu’il a sur autrui.
Cependant, la Règle d’Or ne porte pas encore l’interdit à son plus haut niveau 557. En effet,
553
SA, p. 311, nous soulignons.
G. Fiasse, « Asymétrie, gratuité, réciprocité », p. 123. Ce que C. Theobald note également : « L’échange
impliqué dans la règle d’or provoque la capacité paradoxale de se mettre à la place d’autrui sans quitter sa
propre place » (« La règle d’or chez Paul Ricœur. Une interrogation théologique », p. 56).
555
G. Fiasse, « Asymétrie, gratuité, réciprocité », p. 122-123.
556
B. Kayombo, Paul Ricœur : de l’attestation du soi, p. 209.
557
« [I]l a paru opportun de prendre appui sur la Règle d’Or, dans la mesure où elle représente la formule la
plus simple qui fasse transition entre la sollicitude et le second impératif kantien. En plaçant la Règle d’Or
554
159
restant encore pour une part dans le domaine de l’optatif, elle ne satisfait que partiellement
à l’exigence d’universalité qui viendra poser une limite définitive au soi et donc empêcher
l’introduction de la violence558.
2. 2. Le respect au sens kantien
Cette exigence d’universalité est portée à son plus niveau avec le second impératif
kantien qui enjoint d’« agi[r] de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et
jamais simplement comme un moyen ». Le recours au second impératif permet d’éliminer
la référence aux inclinations qui subsistait encore dans la Règle d’Or. Le recours à
l’impératif kantien vient purifier les dernières références à l’inclination qui subsistaient
encore dans la Règle d’Or permettant d’en retrouver l’intention profonde, à savoir que le
« pouvoir-faire » ne dérive en « pouvoir-sur ». « C’est bien son intention profonde [celle de
la Règle d’Or], écrit Ricœur, qui ressort ici clarifiée et purifiée [par le recours au second
impératif kantien]. Qu’est-ce en effet que traiter l’humanité dans ma personne et dans celle
d’autrui comme un moyen, sinon exercer sur la volonté d’autrui ce pouvoir qui, plein de
retenue dans l’influence, se déchaîne dans toutes les formes de la violence et culmine dans
la torture ? »559. L’analyse que fait Ricœur de la conception kantienne du respect dans son
article de 1954 « Sympathie et respect » est, à cet égard, instructive. Le respect représente
en effet la limite de ma faculté d’agir. Plus précisément, nous dit Ricœur, il ne s’agit là ni
d’une limitation de la puissance de connaître, ni d’une limitation de la puissance d’agir (par
impuissance empirique), mais plutôt d’une « limite pratique-éthique », c’est-à-dire que « la
limite est ici pure altérité : un autre vaut et existe, existe et vaut face à moi. Et son altérité
se signale en ceci qu’il met un point d’arrêt à ma tendance à déterminer toute chose comme
dans cette position intermédiaire, nous nous donnons la possibilité de traiter l’impératif kantien comme la
formalisation de la Règle d’Or » (SA, p. 259).
558
Ricœur écrit, en effet, à propos de la Règle d’Or qu’« elle est imparfaitement formelle, dans la mesure où
elle fait référence à l’aimer et au détester : elle introduit ainsi quelque chose de l’ordre des inclinations.
L’épreuve d’universalisation opère ici à plein : elle élimine tout candidat qui ne passe pas son test. […].
Amour et haine sont les principes subjectifs de maximes qui, en tant qu’empiriques, sont inadéquates à
l’exigence d’universalité ; d’autre part, l’amour et la détestation sont virtuellement des désirs hostiles à la
règle, et donc entrent dans le conflit entre principe subjectif et principe objectif. En outre, si l’on tient compte
de la corruption de fait de ces affections, il faut avouer que la règle de réciprocité manque d’un critère
discriminant capable de trancher dans le vif de ces affections et de distinguer entre demande légitime et
demande illégitime » (SA, p. 260).
559
SA, p. 261.
160
une visée de mes inclinations et à l’inclure ainsi intentionnellement en moi comme objet de
mes inclinations » 560 . En cela, le second impératif kantien qui enjoint de traiter autrui
comme une fin permet de rendre compte de l’altérité d’autrui.
C’est dans l’analyse du respect, écrit encore Ricœur, qu’est contenue toute la
philosophie kantienne de l’existence d’autrui. Lorsque Kant introduit
brusquement la notion de personne, avec la deuxième formule de l’impératif
catégorique, il conteste qu’il y ait un problème de l’existence d’autrui avant
celui du respect : dans le respect un vouloir pose sa limite en posant un autre
vouloir. Ainsi l’existence en soi d’autrui est posée avec sa valeur absolue dans
un seul et même acte; et cette existence est d’emblée autre que celle des
choses : la « chose » appartient comme objet de mon désir à l’ordre des
moyens; la « personne » appartient comme vis-à-vis de mon vouloir à l’ordre
des fins en soi561.
Et, ajoute Ricœur, « [q]uand chaque personne non seulement m’apparaît, mais se pose
absolument comme fin en soi limitant mes prétentions à l’objectiver théoriquement et à
l’utiliser pratiquement, c’est alors qu’elle existe à la fois pour moi et en soi »562. Ce que
permet le respect, c’est de maintenir l’altérité des êtres. En effet, « le respect creuse la
“distance phénoménologique” entre les êtres, en mettant autrui à l’abri des empiètements de
ma sensibilité indiscrète : la sympathie touche et dévore du cœur, le respect re-garde de
loin »563.
Même si, à première vue, avec l’idée d’humanité, qui porte l’exigence d’universalité
à son plus haut en précisant ce qui, en chacun est digne de respect, à savoir son humanité,
on semble perdre « toute altérité radicale »564, ce n’est en réalité pas le cas. En effet, écrit
Ricœur, « la notion de personne en tant que fin en elle-même vient équilibrer celle
d’humanité, dans la mesure où elle introduit dans la formulation même de l’impératif la
distinction entre “ta personne” et “la personne de tout autre”. Avec la personne seulement
vient la pluralité »565.
560
P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 347, nous soulignons.
Ibid., p. 346.
562
P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 348.
563
Ibid., p. 349.
564
SA, p. 261. Le concept englobant d’humanité semble en effet effacer à première vue la pluralité des
personnes. C’est ce que Marcel Hénaff, à la suite de Ricœur, remarque quand il demande : « Qui est d’abord
visé dans cette formule ? N’est-il pas clair que c’est l’humanité de toute personne, non la personne comme
être singulier ? Comment alors concevoir le face-à-face direct de soi-même avec l’autre ? N’est-ce pas la
dimension de l’altérité qui est effacée dans cette relation même ? » (« Remarques sur la Règle d’Or. Ricœur et
la question de la réciprocité », p. 317).
565
SA, p. 261.
561
161
Mais au terme de cette analyse, une question se pose encore : qu’en est-il de la voix
d’autrui, si justement rappelée par Mark Hunyadi ? La voix d’autrui, pour Ricœur, relève
de l’éthique et non de la morale. La morale ne vise pas à faire entendre la voix d’autrui.
Elle vise plutôt à le faire apparaître face au soi comme une personne, c’est-à-dire comme
cet autre que le soi ne peut jamais s’approprier. La morale permet de « poser » autrui face à
moi comme autre que moi. Cependant, pour Ricœur, si le passage par la morale est
nécessaire, il ne doit cependant pas être considéré comme une fin. La morale du respect
n’est qu’un moment de sa conception de l’éthique et de la relation intersubjective. Ricœur
écrit ainsi que « [l]e propre d’un formalisme est de fournir à l’éthique l’armature a priori
impliquée dans le moment de “prise de position” à l’égard d’autrui et appelée à s’achever
dans le sentiment et dans l’action. Il n’y a pas de morale concrète qui ne soit que formelle;
mais il n’y a pas de morale sans un moment formel. C’est là que Kant est invincible : la
pauvreté du formalisme est sa force »566.
Finalement, ce que marque le moment de la norme, c’est une mise à distance de la
relation interpersonnelle. Pour que le moment critique soit possible, une mise à distance est
nécessaire, mise à distance de soi, mise à distance de la relation interpersonnelle et donc
d’autrui. Il s’agit de s’extraire de la relation pour l’analyser et décider de la façon d’agir. La
relation est objectivée. Cependant, nous nous souviendrons que dans l’herméneutique
dialectique de Ricœur, le moment de distanciation ne peut pas être considéré comme une
fin en soi. Or, cela vaut également pour le moment de l’obligation de sa petite éthique.
3. La sollicitude critique ou l’exception d’autrui
3.1. Relecture de la phronèsis
Ainsi, dans les cas où l’application de la règle vient entrer en conflit avec les
situations particulières et ici, plus précisément même, avec le respect des personnes
566
P. Ricœur, « Sympathie et respect », p. 357. Et dans Soi-même comme un autre : « Et, si le commandement
ne peut manquer de revêtir la forme de l’interdiction, c’est précisément à cause du mal : à toutes les figures du
mal répond le non de la morale. Là réside sans doute la raison ultime pour laquelle la forme négative de
l’interdiction est inexpugnable. La philosophie morale en fera d’autant plus volontiers l’aveu que, au cours de
cette descente en enfer, le primat de l’éthique sur la morale n’aura pas été perdu de vue. Au plan de la visée
éthique, en effet, la sollicitude, en tant qu’échange mutuel des estimes de soi, est de part en part affirmative.
Cette affirmation, qu’on peut bien dire originaire, est l’âme cachée de l’interdiction. C’est elle qui, à titre
ultime, arme notre indignation, c’est-à-dire notre refus de l’indignité infligée à autrui » (p. 258).
162
particulières, Ricœur nous enjoint à faire preuve d’une forme de sagesse pratique qui « vise
à inventer les comportements justes appropriés à la singularité des cas » 567 . C’est ici
directement à la phronèsis aristotélicienne que Ricœur fait référence. Laissons-le nous
instruire à ce propos :
Le livre VI [de l’Éthique à Nicomaque, livre qui traite de la phronèsis], qui
porte sur les vertus dianoétiques, offre […] un modèle de délibération plus
complexe. La délibération est ici le chemin que suit la phronèsis, la sagesse
pratique […], et, plus précisément, le chemin que suit l’homme de la phronèsis
– le phronimos – pour diriger sa vie. La question ici posée semble bien être
celle-ci : qu’est-ce qui compte comme la spécification la plus appropriée aux
fins ultimes poursuivies ? À cet égard, l’enseignement le plus fort du livre VI
concerne le lien étroit établi par Aristote entre la phronèsis et le phronimos, lien
qui ne prend sens que si l’homme de jugement sage détermine en même temps
la règle et le cas, en saisissant la situation dans sa pleine singularité568.
Rappelons que la phronèsis, ou sagesse pratique comme la nomme Ricœur, est pour
Aristote, une « disposition, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce
qui est bon ou mauvais pour un être humain »569 , sachant que cette capacité d’agir du
phronimos est capacité à délibérer afin d’être en mesure de choisir la meilleure action à
poser. La phronèsis est donc ce savoir pratique auquel le phronimos, qui a en vue le bien de
l’homme, recourt afin de déterminer quelle action poser dans une situation particulière.
S’appuyant sur la phronèsis aristotélicienne, Ricœur conçoit la sollicitude critique,
c’est-à-dire la forme que la sagesse pratique prend au sein des relations interpersonnelles,
comme une sorte de jugement pratique, de jugement éthique. Ayant en vue le bien pour soi
et pour autrui et reconnaissant le primat de la singularité des personnes, elle nous permet de
déterminer le comportement approprié dans les cas de conflits moraux où la norme morale
entre en conflit avec la singularité des cas.
Ricœur se réapproprie cependant la phronèsis de telle façon que cette dernière ne
consiste pas seulement à savoir comment agir dans telle situation particulière, mais nous
invite surtout à ne jamais oublier de prendre autrui en considération, à ne jamais oublier
qu’autrui doit être notre première considération. Ricœur met ainsi la considération pour
autrui au cœur de la phronèsis. C’est également en ce sens que Gaëlle Fiasse analyse la
réappropriation ricœurienne de la phronèsis : « la réappropriation par Ricœur de la
567
SA, p. 313.
SA, p. 205-206.
569
Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140b5.
568
163
prudence aristotélicienne consiste à orienter cette notion vers l’“autre”. […]. La reprise de
la phronèsis dans l’éthique contemporaine est directement associée à la capacité de
reconnaître l’altérité des personnes. La phronèsis devient presque un synonyme de
l’attention à l’autre »570. Ricœur fait ainsi une relecture de la phronèsis dans le cadre des
relations interpersonnelles. Il montre la pertinence de cette sagesse pratique dans les cas où
des conflits surgissent au sein de situations particulières qui concernent les relations entre le
soi et l’autre et même plus particulièrement au sein de situations où la décision à prendre
concerne autrui. Ricœur voit dans la phronèsis une façon de penser la résolution de conflits
moraux au sein de relations interpersonnelles. Il écrit ainsi que
[l]a possibilité d’un conflit surgit […] dès lors que l’altérité des personnes,
inhérente à l’idée même de pluralité humaine, s’avère être, dans certaines
circonstances remarquables, incoordonnable avec l’universalité des règles qui
sous-tendent l’idée d’humanité; le respect tend alors à se scinder en respect de
la loi et respect des personnes. La sagesse pratique peut dans ces conditions
consister à donner la priorité au respect des personnes, au nom même de la
sollicitude qui s’adresse aux personnes dans leur singularité irremplaçable571.
Ricœur précise la visée de la phronèsis : elle n’est plus le bien humain dans sa généralité, le
bien pour moi et pour les autres, mais, plus particulièrement, le bien pour autrui.
Dans les cas où l’application de la règle mène à des conflits, il faut en effet savoir
faire exception à la règle pour le bénéfice d’autrui et ce, au nom de la priorité de l’éthique
sur la morale. Et c’est justement la sagesse pratique qui « consiste à inventer les conduites
qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins
possible la règle » 572 . La sagesse pratique est alors une forme de jugement pratique,
d’intelligence pratique. Ayant en vue le bien pour autrui, elle nous permet de déterminer le
comportement approprié dans les cas de conflits moraux où la norme morale entre en
conflit avec la singularité des cas et, plus précisément, avec la singularité d’autrui. Deux
exemples forts permettent à Ricœur d’illustrer ce jugement pratique en situation. Il s’agit de
celui de la vie finissante et plus précisément de la question de « la vérité due aux
mourants » – doit-on « dire la vérité sans tenir compte de la capacité du mourant à la
recevoir, par pur respect de la loi supposée ne tolérer aucune exception ; ou bien [doit-on]
mentir sciemment, de peur, estime-t-on, d’affaiblir chez le malade les forces qui luttent
570
G. Fiasse, « La phronèsis dans l’éthique de Paul Ricœur », p. 356.
SA, p. 305.
572
SA, p. 312.
571
164
contre la mort et de transformer en torture l’agonie d’un être aimé » 573 – et de la vie
commençante – ce sont, entre autres, les questions posées par l’avortement. Le domaine de
la sagesse pratique est donc celui des choix déchirants – on se souviendra que Ricœur ouvre
la neuvième étude sur le conflit qui est celui d’Antigone : donner une sépulture à son frère
ou respecter les lois de la cité qui le lui interdisent –, choix déchirants qui nécessitent une
exception à la règle fondée sur la reconnaissance de la primauté de la singularité des
personnes. Comme le fait, à juste titre, remarquer Gaëlle Fiasse, le « jugement moral en
situation […] repose [donc] en dernière instance sur des convictions et non sur des règles.
Ricœur estime toutefois, poursuit Gaëlle Fiasse, que ces convictions, loin d’être arbitraires,
appartiennent à un sens éthique originaire »574. Or, ce sens éthique originaire n’est autre que
la sollicitude « naïve » que Ricœur développe dans la septième étude de Soi-même comme
un autre, et sur laquelle nous nous sommes longuement attardés, sollicitude naïve à propos
de laquelle il écrit qu’elle a « un statut plus fondamental que l’obéissance au devoir »575. Le
jugement éthique en situation, la sollicitude critique, ne prend donc pas appui sur des
règles, mais sur des convictions qui reposent sur cette spontanéité bienveillante envers
autrui.
3. 2. La place de l’autre dans la promesse
Cette primauté donnée ultimement à autrui est encore appuyée par l’analyse que fait
Ricœur de la promesse 576 , promesse qui, rappelons-le, lui avait déjà servi à distinguer
l’identité-idem de l’identité-ipse. Dans le cas présent, la référence à la promesse, dont il
cherche à montrer la structure dyadique, lui sert à faire ressortir le caractère primordial du
« pour autrui ». Reprenons donc l’analyse de la promesse afin d’en faire ressortir la
structure dialogique. De prime abord, avions-nous dit, on peut définir la promesse comme
un engagement à faire ce que l’on a dit que l’on ferait. Cependant, cette caractérisation de
la promesse apparaît vite comme insuffisante – et c’est ce que cherche à montrer Ricœur –
dans la mesure où elle masque la dimension dialogale qui lui est inhérente. C’est en effet
d’abord envers l’autre que l’on s’engage plutôt qu’envers soi. La promesse vit du rapport à
573
Ibid., p. 313.
G. Fiasse, « La phronèsis dans l’éthique de Paul Ricœur », p. 355.
575
SA, p. 222.
576
SA, p. 311sq.
574
165
l’autre. C’est à autrui que l’on promet quelque chose. C’est devant lui que l’on s’engage. À
cet égard, tenir sa promesse uniquement en vertu de l’obligation que l’on a fait nôtre a-t-il
encore un sens ? Non, nous dit Ricœur, car l’autre est alors occulté. La promesse consiste
donc à répondre à l’appel de l’autre. En effet, dans la promesse, il faut vraiment que le soi
réponde à un appel de l’autre pour qu’elle ne se transforme pas en une constance ridicule et
vaine. Il faut vraiment que le soi fasse droit au désir d’autrui, qu’il réponde à une attente de
sa part. C’est d’ailleurs ce qui fait basculer la promesse dans le domaine de l’éthique. La
phénoménologie de la promesse, nous dit en effet Ricœur, « se déploie en deux temps :
dans le premier est soulignée la dimension linguistique de l’acte de promettre en tant
qu’acte de discours ; dans le second, induit par le premier, c’est la caractéristique morale de
la promesse qui passe au premier plan »577. Comment s’opère ce passage à la sphère de
l’éthique ? Qu’est-ce qui permet ce basculement ? Ce qui fait passer la promesse dans le
champ de l’éthique, c’est premièrement la prise en compte du caractère dyadique inclus
dans le « je promets ». Dire « je promets », ce n’est pas m’engager avant tout envers moi,
c’est m’engager avant tout envers autrui. Cependant, ce n’est pas l’entrée de l’autre en tant
que tel dans la sphère de la promesse qui ouvre la porte de l’éthique. C’est plutôt que « la
promesse n’a pas seulement un destinataire, mais un bénéficiaire »578. Je m’engage certes
envers autrui, mais je m’engage surtout à faire le bien pour autrui. Cependant, exposer cette
« clause du bienfait » propre à la promesse, ce n’est pas encore en épuiser le caractère
éthique. En effet, la promesse, nous l’avons vu, n’est pas au-delà de tout risque. Dans la
promesse, le pôle du soi peut s’hypostasier marquant ainsi le repli du moi sur lui-même.
Effacement de l’autre. Mais une autre menace plane également sur la promesse. Celle de la
trahison. « Pouvoir promettre, écrit Ricœur, c’est aussi pouvoir rompre sa parole »579. Or,
comment peut-on conjurer ce risque ? En reconnaissant pleinement le caractère
d’obligation propre à la promesse. En promettant, je m’engage maintenant à faire quelque
chose dans le futur. « En promettant, nous dit Ricœur, je me place intentionnellement sous
l’obligation de faire ce que je dis que je ferai »580. C’est ce principe de fidélité à la parole
donnée qui peut mettre à mal le risque de trahison. Cependant, si ce niveau de l’obligation
577
P. Ricœur, « La promesse d’avant la promesse », p. 26.
Ibid., p. 27.
579
Ibid., p. 30.
580
P. Ricœur, Temps et récit. Tome III. Le temps raconté, p. 419.
578
166
s’avère nécessaire, il demande encore à être dépassé et surtout remis à sa juste place. En
effet, le principe de fidélité, le maintien de sa parole donnée à l’autre ne peut pas devenir
une fin en lui-même, auquel cas, nous l’avons déjà évoqué, le maintien de soi propre à
l’ipseité pourrait se figer en une constance stérile. Il convient donc encore de rappeler la
primauté d’autrui qui compte sur moi. Il convient de ne pas perdre de vue que « je me
retrouve dans la position seconde de celui qui répond » 581 . Le respect pour autrui doit
toujours primer sur le seul respect de la règle. « Si la fidélité consiste à répondre à l’attente
de l’autre qui compte sur moi, c’est cette attente que je dois prendre pour mesure de
l’application de la règle »582, écrit Ricœur. Nous sommes ici dans la sphère de la sagesse
pratique.
3. 3. La voix d’autrui
Une question, cependant, se pose : comment savoir ce qu’autrui peut vouloir ou
préférer ? Certes, Ricœur ne nous laisse pas totalement sans ressources face à cette
épineuse question : dans Soi-même comme un autre, il incite ainsi à prendre conseil auprès
de ceux qui sont réputés compétents et sages583. On pourrait également avancer, allant plus
loin que Ricœur, mais avec lui tout de même, que l’arbitraire du jugement en situation est
d’autant moindre qu’il est guidé par autrui et plus précisément par son récit. Ricœur nous
apprend, en effet, que c’est en se racontant que l’on peut notamment savoir qui l’on est.
Dans le récit s’opère l’unification du divers584. Or, c’est cette unité du divers qui constitue
le soi. Par son récit, l’autre peut donc nous dire qui il est et ce qu’il souhaite et ainsi nous
aider à savoir comment agir à son égard.
Néanmoins, il demeure que la sagesse pratique est le fait du phronimos, de l’homme
solitaire. Elle est le fait de l’homme sage, certes, mais qui ultimement prend seul sa
581
P. Ricœur, « La promesse d’avant la promesse », p. 32.
SA, p. 312.
583
Ibid., p. 418.
584
« […] l’opération narrative développe un concept tout à fait original d’identité dynamique qui concilie […]
l’identité et la diversité » (SA, p. 170). Le récit a en fait un rôle de liant, il est une sorte de connecteur. En
effet, la vie d’un individu est ponctuée de mille actions accomplies au cours du temps. Or, le récit est ce qui
permet de les ramasser, de leur donner l’intelligibilité qui leur manquait en tant qu’actions isolées. Ainsi,
l’individu en se racontant se crée son identité, une identité qui est toujours en construction pourrait-on dire
dans la mesure où l’histoire personnelle globale est toujours remise en cause par les nouveaux récits. C’est
donc un processus dynamique.
582
167
décision. Dans cet ordre d’idées, il n’est pas inutile de remarquer que les exemples de
conflit que Ricœur prend dans la sphère des relations interpersonnelles sont des conflits où
l’autre est en quelque sorte « absent », que l’on pense au fœtus ou à la personne mourante
(à qui poser la question quant à savoir si elle veut savoir la vérité reviendrait à nier la
question même).
Pour conclure, nous pouvons donc affirmer que la « sollicitude critique » marque le
point d’orgue de l’éthique ricœurienne. Ricœur nous rappelle ultimement la primauté
d’autrui, l’importance de tenir compte d’autrui dans son unicité. Il ne faut cependant pas s’y
tromper. Il ne s’agit pas non plus de la primauté d’autrui telle que peut la concevoir
Levinas. Certes, il faut tenir compte de l’unicité d’autrui quand son intérêt entre en conflit
avec la règle; on pourrait presque parler d’une primauté d’autrui sur la règle. Ricœur nous
rappelle le caractère primordial de la personne particulière et sa sollicitude critique peut
s’apparenter à une forme d’attention à l’autre585. Il ne s’agit cependant pas de la primauté
d’autrui par rapport au soi. Le soi reste premier (même s’il est traversé par l’autre).
Par ailleurs, cette sollicitude critique ne peut pas être assimilée à la responsabilité
levinassienne. La sollicitude, l’attention pour autrui est reprise dans une forme de
raisonnement pratique. La sollicitude critique est une forme de savoir pratique qui permet
de déterminer comment agir dans les situations particulières qui, dans le cas de relations
avec autrui, sont souvent celles de conflits moraux. N’oublions pas que l’éthique
ricœurienne prend place dans une phénoménologie de l’agir humain.
Suivant cette phénoménologie de l’agir humain, justement, il ressort que, pour
Ricœur, le soi ne se définit pas entièrement et uniquement dans le « pour-l’autre ». Soi
éthique, certes, mais l’éthique, si elle en est peut-être le sommet, n’épuise pas les
déterminations du soi. Chez Ricœur, le soi n’advient pas uniquement à lui-même dans le
« pour-l’autre ».
Par ailleurs, si la sollicitude critique relève bien d’une certaine façon d’un « pour
l’autre », elle ne peut pas non plus être entendue comme la gratuité totale qu’est la
responsabilité levinassienne. La sollicitude critique n’est pas don. Elle n’est pas don de soi.
585
Il serait à cet égard intéressant de faire le rapprochement avec l’éthique du care, c’est-à-dire l’éthique du
souci des autres.
168
Elle n’est pas oubli de soi; elle s’ancre plutôt, nous l’avons vu, dans l’estime de soi.
Différence ultime entre Ricœur et Levinas.
Nous voulions également montrer que l’éthique ricœurienne prend la forme de la
méthode dialectique propre au penseur, c’est-à-dire qu’elle relève d’une dialectique de
l’appartenance et de la distanciation. Or, au terme de ce parcours, il s’avère que la
sollicitude critique n’est plus, en effet, la sollicitude naïve que Ricœur développe tout
d’abord (septième étude). Nous avons vu que la sollicitude elle-même appelle un
mouvement de distanciation dans la mesure où l’homme est ainsi fait qu’il peut faillir.
Enclin au bien, l’homme peut cependant faire le mal. C’est cette faille propre à la nature
humaine qui nous a fait saisir la nécessité de ce moment de distanciation qu’est le passage
par la norme. La distanciation opérée par l’impératif kantien permet en effet de déjouer la
part d’ombre propre au soi. Elle a une valeur critique. Cependant, est alors perdu de vue
l’unicité d’autrui. Elle est non seulement perdue de vue, mais elle peut entrer en conflit
avec la norme même qui vise à la protéger. C’est pour cela, qu’ultimement, Ricœur fait
appel à la phronèsis et à la figure du phronimos qui est l’incarnation même de la droite
règle, qui sait comment la règle s’applique dans les situations toujours particulières.
Investissant le savoir pratique aristotélicien d’une pensée de l’altérité, Ricœur fait de la
phronèsis une forme de jugement pratique ayant pour moteur ce sens éthique originaire
qu’est la sollicitude. La phronèsis se fait sollicitude critique. Sollicitude qui interprète la
règle en prenant en compte l’unicité d’autrui, en faisant exception pour autrui.
169
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
1. L’énigme d’autrui : un parcours
Pour répondre avec Ricœur à l’énigme d’autrui, nous avons voulu mettre de l’avant
plusieurs aspects de la pensée du philosophe. En le mettant en débat avec Levinas, tout
d’abord, nous avons cherché à faire ressortir non seulement la place et l’importance qu’a le
soi pour lui, mais également la primauté qu’il lui accorde. Certes, l’ipséité n’est plus l’ego
souverain qui se pose dans la certitude de lui-même. Mais nous avons vu que Ricœur
conserve tout de même de Husserl le mouvement qui part de soi pour aller vers autrui :
autrui est avant tout mon semblable. Il faut que je sois en mesure de le reconnaître comme
mon semblable, comme quelqu’un qui, comme moi, est capable de dire « je » afin de
pouvoir entendre sa voix. Si, pour Levinas, autrui est d’abord l’étranger qui n’a rien de
commun avec moi, pour Ricœur, autrui est d’abord mon semblable. Ricœur cherche
cependant également à rendre compte de l’unicité d’autrui. Autrui est certes mon
semblable, mais il est aussi l’irremplaçable – unique.
Cette façon d’envisager autrui permet alors de penser leur relation comme réciproque.
Pour Ricœur – et il s’oppose ici encore à Levinas – c’est en effet comme réciprocité que se
joue la relation entre soi et autrui. Réciprocité au sens où ce que l’un donne appelle un don
en retour afin de restaurer une forme d’égalité. Don en retour qui est cependant plutôt à
entendre comme un autre « premier don » dans la mesure où il ne repose pas avant tout sur
l’obligation de rendre mais fait plutôt montre que le premier don a été reçu. La
reconnaissance s’avère ainsi être le pilier central de la conception ricœurienne de la
réciprocité. Elle permet de comprendre que si l’égalité est d’une certaine façon rétablie, le
second mouvement n’est pas l’identique du premier. Ainsi la dissymétrie qui préserve
l’altérité d’autrui n’est pas abolie mais au contraire maintenue. Ricœur trouve donc le
moyen de préserver la dissymétrie si chère à Levinas tout en rétablissant une égalité entre
soi et autrui et cela grâce à la reconnaissance. La réciprocité ne va plus dès lors à l’encontre
de la dissymétrie.
Au niveau phénoménologique, cette relation entre soi et autrui est élevée au plus haut
dans le triptyque éthique que Ricœur élabore dans Soi-même comme un autre. Elle se joue
170
alors en trois mouvements qui correspondent aux moments de la dialectique ricœurienne de
l’appartenance et de la distanciation. Cette éthique porte en effet au plus profond d’ellemême le sceau de l’herméneutique ricœurienne. La sollicitude, cette spontanéité
bienveillante envers autrui, a beau être originaire, il n’en reste pas moins que le mal existe
et qu’il est ancré dans la nature humaine elle-même. Ce sentiment bienveillant envers autrui
peut en effet prendre la figure du mal et la dissymétrie entre soi et autrui peut être
l’occasion d’une dérive du pouvoir que l’un a sur l’autre. Un détour par la Philosophie de
la volonté, nous a permis de saisir que l’homme est homme faillible. C’est la faillibilité
humaine même qui appelle alors le recours au moment moral, au moment de l’obligation.
Pour Ricœur, cependant, le respect de la règle n’est pas une fin en soi. Quand le respect de
la règle entre en conflit avec le respect de la personne singulière, il convient alors d’en
appeler au jugement éthique en situation. Dans la délibération éthique, ne doit jamais être
perdue de vue l’attention à autrui.
2. L’énigme d’autrui : Husserl et Levinas
Au terme de cette analyse de la conception ricœurienne de la relation à autrui, à
travers entre autres l’analyse de la « petite éthique » du philosophe, il convient de reprendre
la thèse de Ricœur selon laquelle
De cette confrontation entre E. Husserl et E. Lévinas ressort la suggestion qu’il
n’y a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement complémentaires le
mouvement du Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers le Même. Les deux
mouvements ne s’annulent pas dans la mesure où l’un se déploie dans la
dimension gnoséologique du sens, l’autre, dans celle, éthique, de l’injonction.
L’assignation à responsabilité, selon la seconde dimension, renvoie au pouvoir
d’autodésignation, transféré, selon la première dimension, à toute troisième
personne supposée capable de dire « je ». Cette dialectique croisée du soi-même
et de l’autre que soi n’avait-elle pas été anticipée dans l’analyse de la
promesse ? Si un autre ne comptait sur moi, serais-je capable de tenir ma
parole, de me maintenir ?586
Rappelons tout d’abord que la thèse de Ricœur repose sur sa méthode dialectique qui
consiste à mettre en relation des positions antagonistes pour mieux les dépasser. Elle vise à
arbitrer un conflit d’interprétations rivales : l’éthique aristotélicienne et la morale kantienne
au plan phénoménologico-éthique, les positions husserlienne et levinassienne au plan
586
SA, p. 393.
171
ontologique. Cependant, comprise uniquement comme tension entre deux termes puis
dépassement de cette opposition, la dialectique ricœurienne ne fait que répondre à la
définition classique de la méthode dialectique et n’apporte rien de neuf. Son originalité
réside dans la façon de dépasser cette opposition, ce conflit. Ce dépassement trouve son lieu
d’être dans la complémentarité des approches au départ opposées : elles ont chacune leur
légitimité dans leurs domaines respectifs et la dialectique consiste alors à les articuler de
façon fructueuse. En ce sens, la méthode dialectique ressort du « compromis », pour
reprendre un terme de Ricœur. Ainsi conçue, la méthode dialectique n’a alors aucune visée
unifiante, mais cherche plutôt à distinguer et à combiner les différents ordres sans les
confondre.
Ici, la méthode dialectique permet à Ricœur d’articuler l’éthique levinassienne qui
porte la conception d’autrui à son plus haut à la tradition réflexive qui donne le primat au
soi. Cette articulation dialectique lui permet de prendre autrui réellement en compte sans
perdre pour autant totalement le soi. Cependant, ce compromis n’est pas sans faire violence
à Levinas dans la mesure où il demande d’abandonner le moment de subjectivation du soi
par le visage. Levinas a certes permis à Ricœur de prendre résolument en compte l’unicité
d’autrui (par rapport, entre autres, à l’article de 1954). Cependant, Ricœur n’est pas prêt à
abandonner le primat du soi.
3. L’énigme d’autrui : Ricœur et Gadamer ?
Ricœur et Levinas proposent tous les deux une conception neuve du problème de
l’intersubjectivité. Cependant, l’un et l’autre pensent encore le rapport à autrui à partir de la
subjectivité (même si dans le cas de l’éthique levinassienne, c’est en opposition au primat
du soi587). Avant même la question éthique, c’est celle de la subjectivité qui est en jeu.
Dans les deux cas, il s’agit de penser la subjectivité autrement.
Cependant, chez Ricœur, si le soi n’est plus au fondement, ni même au centre, il n’en
demeure pas moins qu’il reste le point de départ, le point de départ pour penser la relation à
587
C’est également l’analyse que fait Jean-Luc Marion : « la substitution (qui me constitue en “otage”, terme
encore à définir) ne relève pas d’abord d’un horizon éthique, parce qu’elle a pour tâche, plus radicale, de
contredire le primat du je, c’est-à-dire la détermination de la subjectivité par une essence, donc par l’être. Il ne
s’agit pas déjà encore ici d’éthique (qui détermine comment devrait agir la subjectivité pour rendre justice à
autrui), mais d’une tâche préalable, autrement difficile – celle de libérer la subjectivité de toute détermination
ontologique » (« La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », p. 124)
172
autrui. À cet effet, comme nous l’avons souligné, il n’est pas anodin que Ricœur ne
conceptualise pas vraiment cette voix qui est celle d’autrui. Comment être au fait de ce
qu’autrui peut vouloir ou préférer ? Ricœur n’analyse pas en détails cette question. Il nous
propose certes une éthique délibérative, mais sans étudier cependant tous les ressorts de la
forme de délibération qu’il nous propose. Cette question se pose d’autant plus que si
l’herméneutique, et celle de Ricœur en particulier, nous a mis au fait de quelque chose,
c’est bien de la plurivocité du sens.
Or, la délibération, c’est-à-dire l’examen de tous les éléments d’une question en vue
d’une décision, implique, selon nous, un dialogue, que ce soit avec soi-même ou avec
d’autres. Elle implique de prendre en considération le point de vue de l’autre, que cet autre
soit autrui ou nous-même en tant qu’autre. Nous avons vu cependant que l’herméneutique
ricœurienne rejette le modèle du dialogue vivant (pour lui préférer le modèle du texte). En
effet, pour Ricœur, dans le dialogue les interlocuteurs peuvent venir au secours du sens, ils
peuvent venir expliquer leur parole. Là n’est donc pas le lieu premier de l’herméneutique.
Mais, pourrions-nous demander, le dialogue fait-il effectivement toujours droit aux
positions adverses ? Dans le dialogue fait-on toujours droit à la voix d’autrui ? Est-on
toujours prêt à l’écouter ? Et dans les cas où l’autre est « absent » comme dans les
situations éthiques de début et de fin de vie que Ricœur soumet à examen, comment, dans
la délibération avec soi-même ou avec d’autres essayer de faire droit à ce qu’il pourrait
préférer ?
À cet égard, l’herméneutique gadamérienne a, croyons-nous, quelque chose à nous
dire. Reposant, elle aussi, sur un modèle dialectique, c’est cependant le dialogue vivant qui
en est le cœur. Là où la conception ricœurienne s’arrête, l’herméneutique gadamérienne
peut, selon nous, prendre le relai. Leur articulation est cependant loin d’aller de soi. En
effet, comme nous le montrerons, ces deux modèles herméneutiques sont de prime abord
plutôt opposés que complémentaires.
Et qu’en est-il, par ailleurs, de la façon dont Gadamer envisage la relation entre soi et
autrui ? Comment se joue le rapport entre soi et autrui pour Gadamer ? Ricœur mais
également Levinas pensent encore la relation à autrui par rapport à la question de la
subjectivité. Qu’en est-il de Gadamer ? Sur le plan du dépassement de la subjectivité,
Gadamer se tient dans une certaine mesure dans la lignée de Heidegger, alors que Ricœur
173
se détache de ce dernier pour se reconnaître plutôt comme un héritier des philosophies de la
réflexion. Gadamer, en revanche, se sépare de Heidegger sur la question qui nous intéresse,
à savoir celle du rapport à autrui. En effet, si Heidegger a le mérite de ne pas penser le
Dasein comme un ego certain de lui-même mais plutôt comme étant structuré par une
question, celle de son être, il n’est cependant pas celui qui donne le mieux voix à autrui ou,
disons, celui qui a su le mieux rendre compte de la relation à autrui, ce que cherche
d’ailleurs à faire ressortir Ricœur quand il évoque la position heideggerienne comme étant
celle d’une « ontologie sans éthique ». À cet égard, Gadamer lui-même reconnaît qu’il
trouve que « l’incapacité de Heidegger à rendre compte d’autrui représent[e] un point faible
chez lui. Cette sorte d’analyse et cette conception de l’existence humaine laisse le problème
de l’autre non pensé. […]. Ce que j’ai graduellement développé n’est pas le “Mit-sein”
[“être-avec”] mais le “Miteinander” [“l’un avec l’autre”]. L’être-avec est une idée très
faible de l’autre, davantage un “laisser l’autre être” qu’un authentique “être intéressé à
lui” »588. Dans quelle mesure Gadamer nous permet-il alors de penser la question de la
relation à autrui ? La thèse que nous voulons développer est que la relation éthique à autrui
a lieu, chez Gadamer, dans le dialogue. En effet, pour Gadamer, « celui qui pense le
“langage” se meut déjà dans un au-delà de la subjectivité »589. Interroger le langage revient
donc à explorer cet au-delà. Or, pour Gadamer, le langage est en son essence dialogique.
Ainsi que l’écrit Deniau, « le dialogue ruine les prérogatives de la subjectivité » 590 .
Gadamer, comme nous le disions plus tôt, se distingue ici de Ricœur, ce dernier désavouant
le modèle du dialogue dans sa propre conception de l’herméneutique591. Ce qui est donc ici
en jeu, à travers le problème de la relation à autrui, ce sont les approches de Gadamer et de
Ricœur et plus particulièrement leur articulation : peut-on penser leur complémentarité ou
doit-on les considérer comme définitivement irréductibles ?
588
H.-G. Gadamer, A century of philosophy, p. 23, notre traduction.
H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne » (1975), p. 129.
590
G. Deniau, « La question du “sujet” dans l’herméneutique gadamérienne », p. 2.
591
Il lui préfère en effet, ainsi que nous l’avons vu, le modèle du texte.
589
174
SECONDE PARTIE – LA RELATION DIALOGIQUE
DANS L’HERMÉNEUTIQUE GADAMÉRIENNE
Si Ricœur prend à bras le corps à la fois le problème du soi et celui de la relation à
autrui, il en va tout autrement pour Gadamer. Même s’il est possible de faire émerger des
écrits de Gadamer une conception du soi, de l’autre et de leur rapport, ce ne sont pas
d’abord et avant tout ces questions qui l’interpellent. Alors que le parcours de Ricœur peut
être relu comme la vaste entreprise d’une anthropologie philosophique qui s’est construite
au fil de ses ouvrages pour culminer avec Soi-même comme un autre et sa « petite
éthique », ce n’est pas la question du soi qui, au premier chef, occupe Gadamer. Son maître
ouvrage, Vérité et méthode, s’interroge plutôt sur ces expériences de vérité qui sont d’un
autre ordre que les expériences issues du domaine scientifique. Les expériences en question
sont celles de l’art, de l’histoire et du langage. Sa visée est d’ailleurs on ne peut plus
explicite quand il écrit que « les études [qui composent Vérité et méthode] se rattachent à la
résistance […] opposée à la prétention à l’universalité élevée par la méthodologie
scientifique […]. Elles se proposent de discerner, partout où elle se rencontre, l’expérience
de vérité qui dépasse le domaine soumis au contrôle de la méthode scientifique et de
l’interroger sur sa légitimation spécifique »592.
Or, s’élever contre cette imposition de la conception de la vérité comme certitude à
toutes les sphères de l’expérience – non seulement scientifique mais également humaine –
conduit également à repenser à la fois le rapport de l’homme aux choses et le rapport de
l’homme à lui-même. Si « [c]e qui motive la primauté de la conscience de soi sur la
conscience de la chose dans la pensée moderne, c’est le primat de la certitude sur la vérité
qui a été fondée par l’idée de méthode dans la science moderne »593, ébranler ce primat de
la certitude dans les domaines de l’art et de l’histoire revient également à mettre en
question la conscience certaine de soi. Qui dit interroger le primat de la méthode, dit
également interroger le primat de la conscience certaine de soi et, avec elle, le lien à l’autre.
Plus implicite et donc moins facilement discernable de prime abord, cette idée n’en est pas
moins présente dans les écrits gadamériens. Certes, nous l’avons dit, l’entreprise
gadamérienne n’est pas une anthropologie philosophique. Néanmoins, dans sa façon
592
593
VM, p. 11, nous soulignons.
H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne » (1975), p. 118.
175
d’envisager art et histoire, en tant que formes d’altérité, Gadamer nous donne à voir une
conception du soi et conceptualise différents modes – à la fois inauthentiques et
authentiques – de rapport à l’altérité et ce sont ces modes que nous voudrions interroger
afin d’en dégager des éléments pour une éthique. Éléments pour une éthique qu’il sera alors
possible de confronter à la pensée ricœurienne afin de déterminer dans quelle mesure il est
possible de parler d’une « éthique herméneutique ».
Parlant d’éthique, le lecteur de Vérité et méthode pourrait immédiatement nous faire
remarquer qu’un concept clé de l’éthique aristotélicienne – la phronèsis – constitue un des
piliers de l’opus magnum de Gadamer, phronèsis qui est d’ailleurs au cœur de l’éthique
ricœurienne. Mais qu’en est-il pour Gadamer ? Son actualisation de la phronèsis peut-elle
représenter la base de ces éléments pour une éthique que nous souhaitons dégager ? Cela
constituera notre premier objet de réflexion. En tant que savoir pratique, la phronèsis
apparaît par ailleurs comme une forme de savoir qui toujours nous concerne et dans
laquelle nous sommes impliqués. Pointe donc déjà ici ce que l’on discernera en filigrane
dans l’œuvre de Gadamer : une critique de la conscience certaine de soi. Mais quels sont
alors les traits propres à la conscience herméneutique que lui oppose Gadamer ? En quoi se
distingue-t-elle de la conception ricœurienne du soi ? Nous le verrons, au-delà de leurs
différences, la conscience herméneutique et l’ipséité partagent la caractéristique essentielle
d’être ouvertes à l’altérité. Mais là encore, quelle forme prend l’ouverture à l’altérité dans
l’herméneutique gadamérienne ? Par ailleurs, quel rapport à l’autre permet-elle
d’instaurer ? Ces questions guideront notre troisième chapitre. Ce rapport – d’ordre
dialogique – nous amènera finalement à nous interroger sur la possibilité de discerner, dans
l’herméneutique gadamérienne, une éthique herméneutique du dialogue.
176
CHAPITRE 1 – UN SAVOIR D’IMPLICATION
Nous avons vu que Paul Ricœur fait une lecture de bout en bout éthique de la
phronèsis dans la neuvième étude de Soi-même comme un autre. Sa relecture est, en effet,
pleinement motivée par un questionnement éthique, à savoir comment dénouer les conflits
moraux surgissant entre le respect pour la loi et celui pour les personnes singulières. Il voit
en la phronèsis une forme d’intelligence pratique qui « vise à inventer les comportements
justes appropriés à la singularité des cas » 594 . Ricœur fait donc intervenir la phronèsis
aristotélicienne afin de développer sa propre éthique. Gadamer également trouve inspiration
dans l’éthique du Stagirite. On ne peut cependant pas dire que l’intention qui prévaut à sa
relecture d’Aristote soit avant tout éthique. Ce n’est pas un questionnement éthique qui est
à l’origine de la réhabilitation gadamérienne de la phronèsis. Mais quelle est alors la place
de la phronèsis dans l’herméneutique gadamérienne ?
Gadamer accorde à la phronèsis une place tout à fait centrale au sein même de son
herméneutique. Dans l’introduction qu’il écrit aux Interprétations phénoménologiques
d’Aristote de son maître Heidegger, on peut en effet lire que : « Ce premier séminaire
consacré à Aristote auquel j’ai participé595 a surtout été pour moi-même une introduction à
la signification fondamentale de la “Phronèsis”, du savoir pratique. Comme on le sait, j’ai
plus tard mis au premier plan ce point pour faire ressortir le savoir pratique par opposition
au concept de méthode propre à la science moderne et marquer les limites de cette
dernière »596. C’est cette place de la phronèsis dans l’herméneutique gadamérienne qu’il
nous faut maintenant mieux cerner afin de savoir si, malgré le fait que Gadamer n’ancre pas
sa relecture de la phronèsis dans le cadre de l’élaboration d’une éthique proprement dite, il
n’est pas néanmoins possible d’en mettre au jour certaines implications d’ordre éthique
pour l’herméneutique. Autrement dit : la relecture gadamérienne peut-elle nous permettre
d’aller plus loin que Gadamer lui-même ? Peut-elle nous aider à nourrir notre propre
questionnement qui, lui, est bel et bien d’ordre éthique ? La question qui va nous servir de
fil directeur tout au long de ce chapitre est donc la suivante : Qu’en est-il de la dimension
594
SA, p. 313.
Il s’agit du séminaire de Heidegger sur le livre VI de l’Éthique à Nicomaque.
596
H.-G. Gadamer, « Un écrit “théologique” de jeunesse de Heidegger », p. 12. On pourra également
consulter la postface de Gadamer à sa traduction du livre VI de l’Éthique à Nicomaque (Aristoteles,
Nikomachische Ethik VI, p. 67).
595
177
éthique de la phronèsis dans la relecture gadamérienne ? Mais pour cela, il nous faut au
préalable saisir le sens de l’interprétation que Gadamer fait de ce concept.
« [S]i nous relions à notre problématique la description du phénomène éthique et en
particulier celle de la vertu du savoir moral chez Aristote, écrit Gadamer, l’analyse
aristotélicienne livre en fait une sorte de modèle des problèmes que pose la tâche
herméneutique » 597 . Pour comprendre le rôle que Gadamer fait jouer à la phronèsis
aristotélicienne au sein de sa propre philosophie, il faut donc partir du « problème central
de toute l’herméneutique » 598 , c’est-à-dire celui de l’application (Anwendung) 599 . « Le
problème que nous pose l’herméneutique, écrit Gadamer, peut se définir par la question
suivante: quel sens faut-il donner au fait qu’un seul et même message transmis par la
tradition est pourtant saisi de manière toujours différente, c’est-à-dire en relation avec la
situation historique concrète de celui qui l’accueille ? »600. Gadamer relève ici la tension
qui existe entre le texte et « le sens que prend son application à l’instant concret de
l’interprétation »601, c’est-à-dire la tension inhérente au passage d’un texte unique à un sens
pluriel lors de l’interprétation.
Pour lui, cette « mouvance » du sens provient du rapport qu’entretiennent
l’interprétation et la compréhension de la chose à comprendre (texte, œuvre, tradition, etc.)
avec la situation particulière à partir de laquelle et pour laquelle cette chose demande à être
comprise, rapport qui est celui de l’application. Plus précisément, ce rapport joue à deux
niveaux : 1) nous comprenons toujours à partir de la situation particulière qui est la nôtre.
Nous nous trouvons ainsi à poser des questions différentes à la chose à comprendre à
mesure que notre situation change et, en ce sens, on peut dire que l’on comprend un texte
toujours autrement. L’application se fait ici implication. 2) Dans cette mesure, et du point
de vue de la « méthode » si l’on peut dire, l’application ne se produit pas après coup à la
chose à comprendre. L’interprète ne possède pas un savoir qu’il applique à la chose à
comprendre. C’est plutôt la chose à comprendre qui guide la compréhension. La
compréhension consiste en la concrétisation du sens du texte dans la situation particulière
597
VM, p. 346.
Ibid., p. 329.
599
Voir notamment VM, p. 329-334.
600
H.-G. Gadamer, « Le problème herméneutique et l’éthique d’Aristote » dans Le problème de la conscience
historique, p. 59.
601
VM, p. 330.
598
178
dans laquelle il est compris. Là, l’application se fait concrétisation.
Or, c’est pour mettre au jour et justifier la teneur particulière que prend le concept
d’application dans le cadre du comprendre que Gadamer a recours au savoir phronètique.
En effet, le concept d’application entendu comme implication et comme concrétisation rend
compte du fait que la mise à distance comprise comme objectivation – leitmotiv de la
science moderne – n’est plus maître dans le cas du comprendre602. C’est plutôt d’un mode
de savoir autre que se réclame l’herméneutique, celui du savoir phronètique. C’est ici que
l’éthique aristotélicienne vient appuyer l’herméneutique : « l’éthique d’Aristote, écrit
Gadamer, ne s’intéresse certes pas au problème herméneutique et encore moins aux
dimensions historiques de celui-ci, mais au rôle exact que doit assumer la raison dans tout
comportement éthique, et c’est ce rôle de la raison et du savoir qui révèle des analogies
frappantes avec celui du savoir historique » 603.
Mais est-ce alors à dire que l’éclairage de la phronèsis est uniquement d’ordre
gnoséologique, tel que Gadamer lui-même semble le suggérer quand il écrit que « [l]e
602
C’est la main mise de la science moderne sur les concepts de méthode et de vérité qui conduit Gadamer à
vouloir rendre compte du mode de savoir propre à la compréhension. Gadamer écrit ainsi que « [l]’invasion
par les méthodes objectivantes de la science moderne, qui caractérise l’herméneutique et la théorie de
l’histoire au XIXe siècle, nous est apparue comme la conséquence d’une objectivation qui est fausse. C’est
pour la démasquer et l’éviter que nous avons fait appel à l’exemple de l’éthique d’Aristote. Car le savoir
moral, tel que le décrit Aristote, n’est pas, de toute évidence, un savoir d’objet : celui qui sait n’est pas
confronté à un état de choses qu’il ne ferait que constater. Il est au contraire immédiatement impliqué par ce
qu’il connaît. C’est quelque chose qu’il a à faire » (VM, p. 336). Et encore, dans Le problème de la
conscience historique cette fois : « […] il est évident que […] le savoir herméneutique doit refuser un style
objectiviste de connaissance. Qui plus est, en parlant de “l’appartenance” qui caractérise le rapport entre
l’interprète et la tradition qu’il doit interpréter, nous avons vu que la compréhension constitue elle-même un
moment du devenir historique. Or, la connaissance éthique, telle qu’Aristote nous la décrit, n’est pas non plus
une connaissance “objective”. Ici encore, le connaissant ne se trouve pas simplement face à une chose qu’il
s’agit de constater, il se trouve d’avance concerné et investi par son “objet”, c’est-à-dire par ce qu’il aura à
faire » (p. 62).
Gadamer n’est cependant pas en train de reproduire là l’opposition diltheyenne entre expliquer et comprendre
ou entre sciences de la nature et sciences de l’esprit. Pour Gadamer, en effet, le comprendre est un mode de
savoir universel qui permet de rendre compte, certes, d’expériences de vérité telles que celles qui peuvent
surgir de la rencontre avec une œuvre d’art ou encore avec la tradition, mais qui nous instruit également sur le
mode de savoir propre à la science moderne en invitant cette dernière à remettre en question certains de ses
présupposés. « La dimension herméneutique enveloppe l’ensemble des procédures de la science », écrit ainsi
Gadamer (« Le problème herméneutique » dans L’art de comprendre. Herméneutique et tradition
philosophique, p. 34). La réflexion gadamérienne se porte ainsi au-delà de la scission diltheyenne. Gadamer
écrit encore : « De façon analogue [à la philosophie pratique d’Aristote], l’herméneutique universelle prétend
intégrer toutes les sciences, percevoir les possibilités de connaissance propres à toutes les méthodes
scientifiques, indépendamment de leur domaine d’application, et en utiliser toutes les potentialités »
(« L’herméneutique, une tâche théorique et pratique » dans L’art de comprendre. Écrits II. Herméneutique et
Champ de l’expérience humaine, p. 348).
603
H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 59. Nous soulignons.
179
programme aristotélicien d’une science pratique me semble représenter le seul modèle
épistémologique selon lequel les sciences de la “compréhension” peuvent être
pensées » 604 ? Pour le dire autrement, la signification éthique de la phronèsis ne trouve-telle aucun écho dans l’herméneutique gadamérienne ? La dimension éthique de la
phronèsis est-elle totalement occultée ?
Nous voudrions montrer que si Gadamer, à partir de sa lecture de la phronèsis, ne
développe certes pas une éthique comme peut le faire Ricœur, il ne ferme néanmoins pas la
porte à une telle possibilité. Il ne fait pas totalement fi, comme a pu le faire son maître
Heidegger, des traits éthiques de celle-ci605. Bien que la lecture gadamérienne s’arrête sur la
forme de savoir propre à la phronèsis, c’est avant tout pour montrer que la compréhension
604
H.-G. Gadamer, « Autoprésentation » dans La philosophie herméneutique, p. 50. Dans « Le problème de la
conscience historique » également, Gadamer écrit : « La façon dont Aristote sépare principiellement, dans le
livre VI de l’Éthique à Nicomaque, le genre particulier du savoir “pratique” du savoir théorique et technique
représente à mes yeux une des grandes vérités que les Grecs gardaient en réserve afin que nous rectifiions
l’aveuglement scientifique de la société moderne des experts. De plus, le caractère scientifique de la
philosophie pratique est, autant que je sache, l’unique modèle de la méthode à partir duquel les sciences de
l’esprit peuvent se comprendre, si elles se libèrent de la réduction fallacieuse réalisée par le modèle des
sciences de la nature » (dans Langage et vérité, p. 109).
Volpi met aussi de l’avant le préjugé épistémologique avec lequel Gadamer lit Aristote dans le cadre de sa
recherche sur l’herméneutique. « Chez Gadamer, écrit-il, mais également chez d’autres auteurs ayant pris part
au débat sur le néoaristotélisme, l’intérêt herméneutique pour Aristote a été profondément conditionné par les
exigences méthodologiques et épistémiques contemporaines qui lui ont donné naissance » (F. Volpi,
« Herméneutique et philosophie pratique », p. 31). Ou encore : « Pour Gadamer, le savoir pratique
aristotélicien peut offrir un modèle permettant de s’orienter afin de définir la connaissance mise en œuvre par
les “sciences de l’esprit” (Geisteswissenschaften) qui étaient autrefois – ainsi qu’il le fait remarquer –
appelées “sciences morales”, dans la mesure où elles concernent l’agir et le comportement humain » (p. 2425, nous soulignons). Et pour finir : « C’est dans l’intention d’éviter une détermination objectiviste d’un tel
savoir herméneutique que Gadamer en a appelé au paradigme du savoir pratique aristotélicien » (p. 26). À ce
propos, on pourra également consulter l’article de Berti, « The Reception of Aristotle’s Intellectual Virtues in
Gadamer and the Hermeneutic Philosophy », p. 286 notamment). Finalement, citons ces mots, dénués
d’ambiguïté, de Gadamer : « It is not because of my special predilection for the Greeks that I propose this
topic for today, but rather because of the necessity of seeking an epistemological self-understanding which is
not based on the credence of the natural sciences and of the ideal of method. […]. It is for this reason alone
that I want to go back to the philosophy of Aristotle, for it is this ancient philosopher who defended for the
first time a special approach to the subjects of the human action and human institution. […]. The question for
us is : how can we develop a concept of knowledge and science which really corresponds with what everyone
is doing in the humanities ? » (« Practical Philosophy as a Model of the Human Sciences », p. 74 et 78).
605
On consultera à ce propos l’excellent article de Sophie-Jan Arrien intitulé « Herméneutique et φρόνησις
chez le jeune Heidegger ».
Gadamer, lui-même, écrit que « [c]’est ainsi que déjà à Freibourg, j’ai participé à un séminaire consacré au
livre VI de l’Éthique à Nicomaque qui demeure pour moi inoubliable et a constitué la rencontre décisive avec
la pensée phénoménologique de Heidegger, dans sa toute puissance. […] En relisant ce programme retrouvé,
ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que dans le manuscrit de Heidegger, ce n’est pas tellement la Phronèsis
qui vient au premier plan, que bien plutôt la vertu de la vie théorétique, la Sophia. Cela indique que ce qui
occupait le jeune Heidegger, c’était moins l’actualité de la philosophie pratique que sa signification pour
l’ontologie aristotélicienne, pour la Metaphysique » (H.-G. Gadamer, « Un écrit “théologique” de jeunesse de
Heidegger », p. 12).
180
n’est pas une forme de savoir qui vise à la domination de l’autre. C’est plutôt pour montrer
qu’elle est une forme de savoir qui est ouverte à l’altérité. C’est cette forme de savoir autre
qu’il nous faut maintenant mieux cerner.
1. Le modèle aristotélicien et sa reprise gadamérienne
Tout d’abord, afin de préciser le rôle que joue la phronèsis dans l’herméneutique
gadamérienne, il convient de porter notre attention sur les caractéristiques de la phronèsis
qui apparaissent essentielles à Gadamer au regard du problème de l’herméneutique, à savoir
celui de l’application. C’est surtout dans sa distinction avec la tekhnè606, c’est-à-dire avec
le savoir propre à la production d’une œuvre, que la phronèsis montre ses atouts pour la
question qui nous occupe. En effet, la phronèsis et la tekhnè ont en commun d’être toutes
les deux des savoirs du faire, autrement dit des savoirs pratiques et, en ce sens, « ces deux
modalités du savoir contiennent bien la même tâche d’application, dans laquelle nous
avons reconnu le cœur des problèmes que pose l’herméneutique ». Cependant, continue
Gadamer, « il est clair […] que le mot application n’a pas la même signification dans les
deux cas » 607. En effet, 1) à la différence de la tekhnè qui est un savoir disponible pour
tous, la phronèsis est un savoir de soi et pour soi. Or, Gadamer, ainsi que nous allons le
voir, trouve là un point d’appui pour la dimension d’implication propre à l’herméneutique.
Par ailleurs, 2) alors que dans le cas de la tekhné, l’homme dispose d’un savoir préalable
qu’il a à appliquer, dans le cas de la phronèsis le savoir n’est pas détaché de la pratique de
ce savoir. C’est la concrétisation du savoir phronètique et par conséquent du savoir
herméneutique qui est ici en jeu.
1.1. Un savoir d’implication de soi
Dans son essai « Le savoir pratique », Gadamer définit la phronèsis comme « la
capacité raisonnable de réfléchir sur ce qui est utile à quelqu’un en propre, soit ce qui est
606
Aristote considère que la partie rationnelle de l’âme peut connaître les choses, autrement dit énoncer le
vrai, de cinq façons différentes : par le biais de l’art (tekhnè), de la science (epistèmè), de la prudence
(phronèsis), de la sagesse (sophia) et de la raison intuitive (noûs) (Éthique à Nicomaque, VI, 3).
Alors que Heidegger fait jouer la distinction entre la phronèsis et la sophia, Gadamer, lui, fait surtout ressortir
les caractéristiques de la phronèsis à partir de ce qui la différencie de la tekhnè.
607
VM, p. 337.
181
utile à l’existence singulière » 608. La phronèsis a pour objectif d’éclairer l’agir humain, ce
qui lui donne une utilité pratique qui la distingue fondamentalement de la science
(epistèmè). Au savoir désintéressé de la science, elle oppose un savoir utile, un savoir qui
est recherché pour sa signification pratique davantage que pour lui-même. Comme le
rappelle Gadamer, « il appartient à l’essence de l’utile de ne pas avoir son être en soi, mais
en un autre auquel il est utile »609. Le savoir pratique, au contraire du savoir scientifique, est
donc un savoir qui ne trouve pas sa propre fin en lui-même, mais en un autre. Et quant au
savoir phronètique, en un autre qui est la praxis humaine, l’existence pratique elle-même.
Cette caractéristique utilitaire qui la distingue radicalement de l’epistèmè la rapproche, en
revanche, de la tekhnè qui, elle aussi, est un savoir du faire. En effet, la tekhnè, comme la
phronèsis, sert à guider un faire, un agir. Cependant, si elles sont toutes les deux des savoirs
du faire, le faire propre à la phronèsis est l’agir humain (praxis), alors que le faire de la
tekhnè relève de la production d’une œuvre extérieure à elle-même (poièsis). Alors que le
savoir-faire de la tekhnè est requis pour la production de l’œuvre d’un art, le savoir-faire de
la phronèsis porte sur l’existence pratique elle-même. Là, savoir menant à une production
extérieure; ici, savoir guidant un agir immanent à l’agent. La phronèsis et la tekhnè relèvent
donc toutes les deux d’un savoir-faire, mais celui de la phronèsis est ancré dans une
dimension existentielle qui est absente de la production propre à la tekhnè qui est davantage
un savoir-faire technique.
Cet ancrage dans l’existence humaine donne à la phronèsis cette caractéristique
particulière d’être un savoir de soi et un savoir pour soi. Elle est un savoir qui implique le
soi, un savoir qui, en tant qu’homme, me concerne. Spécificité qui paraît essentielle aux
yeux de Gadamer :
Il tombe sous le sens que l’homme ne dispose pas de lui-même comme l’artisan
dispose de la matière qu’il travaille. Il ne peut manifestement pas se produire
lui-même comme il produit quelque chose d’autre. Le savoir qu’en son être
moral il a de lui-même doit donc aussi être un savoir autre, un savoir qui se
distingue nettement du savoir qui dirige la production de quelque chose.
Aristote use d’une formule audacieuse, unique même, pour exprimer cette
différence : il appelle ce savoir un savoir de soi (Sich-Wissen) c’est-à-dire un
savoir pour soi (Für-sich Wissen). Le savoir de soi de la conscience morale est
par là nettement distingué du savoir théorique, d’une manière qui a
608
609
H.-G. Gadamer, « Le savoir pratique», p. 163.
Ibid., p. 151.
182
immédiatement pour nous quelque chose de convaincant. Mais il implique
également la délimitation par rapport au savoir technique et c’est justement
pour formuler cette double délimitation qu’Aristote risque l’expression tout à
fait singulière de « savoir de soi »610.
Au contraire, à la fois de l’epistèmè – qui porte sur le nécessaire et donc sur un objet qui est
détaché du savant, sur un objet immuable auquel ce dernier n’a pas part si ce n’est quant à
le connaître –, et de la tekhnè – pour laquelle la production est extérieure à l’artisan – la
phronèsis, comme délibération sur la meilleure action à faire par l’homme lui-même et pour
lui-même, implique donc une participation à ce faire. C’est en cela qu’elle est savoir de soi
et pour soi. Alors que l’epistèmè et la tekhnè sont des savoirs pour tous, la phronèsis, elle,
est savoir pour soi.
C’est en tant que savoir de soi et pour soi que la phronèsis intéresse l’herméneutique.
En effet,
par opposition à une telle science « théorétique » [comme celle de l’epistèmè],
les sciences de l’esprit sont au contraire un tout étroitement lié au savoir moral.
Ce sont des « sciences morales ». Leur objet, c’est l’homme et ce qu’il sait de
lui-même. Mais c’est en tant qu’être agissant qu’il se connaît et le savoir qu’il a
ainsi de lui-même ne vise pas à s’assurer de ce qui est. L’être agissant a bien
affaire au contraire à ce qui n’est pas toujours identique à lui-même mais peut
aussi être autre. Il découvre le point où il lui faut intervenir par l’action. Son
savoir doit guider son faire611.
C’est la relation du savoir à l’objet de ce savoir qui est ici en jeu. La phronèsis comme
forme de savoir portant sur l’agir humain entretient un lien de participation à cet agir
qu’elle doit guider. Ainsi, pour Gadamer, « considérer le meilleur (qui vous est) propre ne
bénéficie pas, en tant que savoir-pour-soi, du recul d’un savoir dont on dispose, c’est-à-dire
dont on peut faire usage ou non. Ce n’est pas un savoir que l’on peut tenir à distance de soi,
on n’a pas le choix (qui présuppose toujours une distance) de vouloir en user ou non. […].
L’être humain ne dispose pas de son existence. L’être humain se tient toujours déjà dans la
sphère de ce qui touche la phronèsis »612. Ce sur quoi le phronimos a à statuer, c’est sur la
meilleure action à faire par lui-même et pour lui-même. C’est la praxis qu’il a pour objet. Il
a à délibérer sur la vie humaine elle-même. Il ne peut pas se dégager de son existence pour
610
VM, p. 338. À ce propos, on pourra consulter également Le problème de la conscience historique, p. 64 et
« Le savoir pratique », p. 163 sq. Chez Aristote, Gadamer renvoie à l’Éthique à Nicomaque, VI, 9, 1141b33 :
« Une des formes de la connaissance sera assurément de savoir le bien qui est propre à soi-même ».
Également Éthique à Eudème, VIII, 1, 1246b36.
611
VM, p. 336.
612
H.-G. Gadamer, « Le savoir pratique », p. 164-165.
183
l’envisager de haut. Il est forcément toujours déjà pris dedans.
Or, c’est ce savoir de participation qui est propre à l’herméneutique. En effet, celui
qui cherche à comprendre a partie liée avec la chose qui s’offre à sa compréhension. Il est
toujours déjà impliqué dans ce qu’il veut connaître et là est même une condition de la
connaissance entendue comme compréhension. Ainsi, pour Gadamer, « l'herméneutique
doit partir de l'idée que quiconque veut comprendre a un lien à la chose qui s'exprime grâce
à la transmission, et qu'il relaie spontanément ou de propos délibéré la tradition à partir de
laquelle la transmission prend la parole »613. Ainsi, en ce qui concerne la connaissance de
l’histoire – objet privilégié de la compréhension pour Gadamer –, nous ne devons jamais
oublier qu’elle est avant tout notre histoire. Nous sommes des êtres historiques et en tant
que tels nous avons part à la tradition, ce qui implique donc un certain rapport de familiarité
avec cette dernière. Or, selon Gadamer, cette appartenance, il convient, à l'inverse de ce qui
est fait dans les sciences de la nature, de ne pas la nier mais au contraire de la reconnaître.
« Nous ne cessons pas au contraire d'être dans la tradition et cette insertion n'est nullement
un comportement objectivant qui nous ferait considérer la tradition comme quelque chose
d'autre, d'étranger, il s'agit toujours de quelque chose qui est à nous »614. Avec la tradition,
nous avons une part de familiarité. Nous ne nous tenons pas devant la tradition comme
devant un objet, comme devant quelque chose de totalement étranger à nous. Avec la
tradition, nous avons un lien et nous n'avons pas à vouloir rompre ce lien. Au niveau de la
forme de savoir propre à la compréhension, ce que cela signifie, c’est que l'historien, en
tant qu’homme qui cherche à connaître l’histoire et donc à la comprendre, n'a pas à
regarder la tradition en scientifique. Il ne doit pas se détacher de « cette attitude naturelle
que l'on a à l'égard du passé »615. En effet, notre appartenance à la chose à comprendre est
une des conditions de possibilité même de notre compréhension.
Il en est de même pour l’interprète qui est face à son texte. Ce dernier ne se trouve
pas dans une situation différente. Pour comprendre la signification d'un texte, l'interprète ne
peut pas faire abstraction de la situation herméneutique616 qui est la sienne. Il doit référer le
613
VM, p. 317.
Ibid., p. 303.
615
Idem.
616
La situation herméneutique pourrait être définie comme le lieu de l’interprète, comme son présent, ce qu’il
est et ce dans quoi il est quand il fait œuvre d’herméneute, quand il cherche à comprendre. Comme l’écrit
Gadamer, « on est dans une situation, on se trouve toujours impliqué dans une situation que l’on ne pourra
614
184
texte à cette situation. Pour Gadamer, la vérité qui s'impose dans la compréhension en est
une qui a trait à ma situation et qui me concerne. Le comprendre implique nécessairement
une application à sa propre situation. Mais, cette application n'en est pas une instrumentale,
après coup, elle reflète plutôt l'idée que notre situation présente, concrète est le point à
partir duquel peut s'opérer la recherche de sens. Tout comme la phronèsis s’ancre dans le
vécu de la pratique humaine, le savoir propre à la compréhension prend pied dans la
situation herméneutique de l’interprète, c’est-à-dire dans son présent, dans ses attentes,
dans ses préjugés. La compréhension prend toujours ancrage en l’interprète. Alors que « le
caractère scientifique de la science moderne consiste justement à objectiver la tradition et à
éliminer méthodiquement toute influence que pourrait exercer sur la compréhension le
présent dans lequel vit l’interprète » 617 , le caractère pratique, pourrait-on dire, de
l’herméneutique reconnaît l’implication forcément inhérente de l’interprète à la chose à
comprendre. La compréhension est donc, dans une certaine mesure, application à soi ou
plutôt même implication de soi. À la chose à comprendre, l’interprète participe toujours
déjà. En comprenant, en rendant présent le passé, en donnant sens au passé dans le présent,
dans son présent, l'interprète se trouve à faire œuvre d'application participative.
Concrètement, ce rapport d’implication qui permet une expérience véritable de
l’autre, passe par la prise en compte de ses préjugés à l’égard de cet autre 618. Ce qu’il faut
bien voir ici c’est que l’autre agit déjà en nous par les préjugés que l’on peut avoir à son
égard. Contrairement à la connotation plutôt négative que le terme de préjugé a pris de nos
jours, pour Gadamer, un préjugé signifie simplement un pré-jugement, soit un jugement
établi avant toute évaluation adéquate. Un préjugé est un jugement fait d’avance, sans que
jamais entièrement tirer au clair. Ce qui est également vrai de la situation herméneutique, c’est-à-dire de la
situation dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis de la tradition qu’il nous faut comprendre » (VM, p. 323).
617
VM, p. 329sq
618
« Qui veut comprendre un texte refuse de s’en remettre au hasard de sa pré-opinion propre, qui le rendrait
sourd, avec la cohérence et l’obstination la plus extrême, à l’opinion du texte, – jusqu’à ce qu’on ne puisse
plus lui faire la sourde oreille et qu’il élimine la compréhension prétendue. Comprendre un texte, c’est au
contraire être prêt à se laisser dire quelque chose par ce texte. Une conscience formée à l’herméneutique doit
donc être ouverte d’emblée à l’altérité du texte. Mais une telle réceptivité ne présuppose ni une “ neutralité ”
quant au fond, ni surtout l’effacement de soi-même, mais inclut l’appropriation qui fait ressortir les
préconceptions du lecteur et les préjugés personnels. Il s’agit de se rendre compte que l’on est prévenu, afin
que le texte lui-même se présente en son altérité et acquière ainsi la possibilité d’opposer sa vérité, qui est de
fond, à la pré-opinion du lecteur » (VM, p. 290. Nous soulignons).
185
l’on ait fait un examen attentif et définitif de tous les éléments pertinents 619 . Ainsi, le
préjugé, qui peut être positif ou négatif, indique que la position de celui qui peut
comprendre n’est pas une position neutre mais qu’au contraire ce dernier est amené à porter
un certain jugement sur la chose avant d’être entré en contact avec elle. On a déjà établi,
préalablement à sa rencontre, une certaine conception de l’autre. Par les préjugés que nous
avons à son égard l’autre se manifeste déjà en nous. Il est donc illusoire de penser avoir un
regard neutre à son égard.
Ainsi, ce que cette implication, ce que ce rapport à soi traduit, c’est que phronèsis et
herméneutique sont deux formes de savoir qui voient se concilier logos et êthos, pour le
dire avec des termes empruntés à Gadamer. Dans le modèle de savoir qui est celui de la
phronèsis, le savoir du phronimos n’est pas détaché du mode d’être qui est le sien. Il s’agit
donc d’une forme de savoir qui est ancrée dans un certain mode d’être, et plus précisément
dans le cas de la phronèsis dans un mode d’être éthique. Dans le cadre de la réflexion
aristotélicienne, le savoir pratique s’incarne dans un êthos vivant. Être éthique et savoir
pratique sont donc inextricablement liés. Le prudent est capable de bien délibérer afin de
guider l’action humaine vers ce qui est le meilleur pour l’homme parce que, déjà, son hexis
– son mode d’être – est orientée vers le bien humain, parce que, déjà, son hexis est un êthos,
êthos que le savoir pratique, en retour, ne cesse de façonner. Lisons ici Aristote : « les
dispositions morales proviennent d’actes qui leur sont semblables. C’est pourquoi nous
devons orienter nos activités dans un certain sens, car la diversité qui les caractérise
entraîne les différences correspondantes dans nos dispositions ». Et plus loin : « il est
nécessaire de porter notre examen sur ce qui a rapport à nos actions, pour savoir de quelle
façon nous devons les accomplir, car ce sont elles qui déterminent aussi le caractère de nos
dispositions morales »620. Pourrait-on voir ici un cercle ? Il est aisé de montrer le contraire.
L’orientation éthique est, en effet, première. C’est son ancrage dans l’éthique – par
619
« En soi, préjugé veut dire jugement porté avant l’examen définitif de tous les éléments déterminants quant
au fond » (VM, p. 291). Gadamer nous invite à ne pas considérer l’emploi contemporain du terme de
« préjugé » qui assimile le préjugé à un jugement faux, mais plutôt à revenir à la racine latine
« praejudicium » « qui fait que le mot peut avoir une signification non seulement négative mais également
positive » (VM, 291).
620
Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1, 1103b20-25 et II, 2, 1103b30.
186
l’éducation notamment – qui permet au phronimos de faire œuvre de savoir éthicopratique621.
Pour l’herméneutique, cela signifie que le savoir historique n’est pas détaché de
l’historicité propre à l’homme. Le savoir que l’on peut avoir de l’histoire a partie liée avec
l’être historique que nous sommes. C’est notre ancrage dans la tradition qui nous permet de
comprendre l’histoire. Dire que l'historicité marque la compréhension revient à dire que
celle-ci est toujours enchâssée dans les moments et les lieux où elle se déploie. L'interprète
est toujours déjà immergé lui-même dans l'histoire. Notre compréhension émerge de la
façon par laquelle l'œuvre ou l'évènement ont antérieurement été compris. Elle est donc
enracinée dans une tradition historique et interprétative en perpétuelle construction. Selon
Gadamer, la connaissance qu'a un individu ou une communauté d'un domaine particulier
n'est pas seulement le produit de l'individu ou de la communauté mais également le produit
de l'histoire. L'histoire agit en nous au-delà même de ce que la conscience peut soupçonner.
Nous sommes toujours soumis aux effets du travail de l'histoire. La tradition agit en nous et
nous ne pouvons pas y échapper. L'histoire travaille en nous. C'est ce à quoi renvoie le
concept de travail de l'histoire (Wirkungsgeschichte). L'histoire travaille en nous sans que
l'on s'en aperçoive en déterminant « d'avance ce qui à nos yeux fait problème et est objet de
recherche »622. Gadamer nous enjoint ainsi à nous comprendre nous-mêmes « avec plus de
justesse et à reconnaître que l'action de cette histoire de l'influence est à l'œuvre en toute
621
En guise de précision sur ce point, on peut avancer que le phronimos, en effet, n’est pas l’habile qui est
capable d’agir afin d’atteindre un certain but, mais sans s’interroger sur le caractère moral de ce but. « Ainsi,
si le but est noble, c’est une puissance digne d’éloges, mais s’il est pervers, elle n’est que rouerie » (Éthique à
Nicomaque, VI, 13, 1144 a26-27). En effet, « ladite disposition [la prudence] ne se réalise pas pour cet "œil de
l’âme" sans l’aide de la vertu » (Éthique à Nicomaque, VI, 13, 1144a31), phrase un peu énigmatique qu’une
note de Tricot nous aide cependant à comprendre. L’habileté – l’œil de l’âme – « ne devient la disposition
constituant la prudence qu’avec le secours de la vertu ». L’habile, en apparence, ressemble donc au
phronimos. Mais il n’est pas le phronimos car il n’a cure de la vertu. De même, nous dit Aristote, « les
principes de nos actions consistent dans la fin à laquelle tendent nos actes, mais à l’homme corrompu par
l’attrait du plaisir ou de la crainte de la douleur, le principe n’apparaît pas immédiatement, et il est incapable
de voir en vue de quelle fin et pour quel motif il doit choisir et accomplir tout ce qu’il fait, car le vice est
destructeur du principe » (Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140b15). Ainsi, sans cette orientation au bien – qu’il
ne détermine pas à proprement parler, il est vrai, mais dont il ne peut faire fi – le phronimos ne serait pas
l’homme prudent. Dans les mots de Gadamer, cela s’entend comme suit : « bien que l’exercice de cette vertu
[la phronèsis] fasse distinguer ce qui est faisable de ce qui ne l’est pas, elle n’est pas simple intelligence
pratique (Klugheit), ni ingéniosité générale. La manière dont elle distingue le faisable de ce qui ne l’est pas
commence toujours par inclure la distinction entre ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas; elle présuppose
ainsi une attitude morale, qu’elle continue pour sa part à développer » (VM, p. 38).
622
VM, p. 322.
187
compréhension que l'on en soit ou non expressément conscients »623. Il nous enjoint donc à
arrêter de croire que l'on peut se couper de l'histoire qui nous façonne, qui agit toujours en
nous d'une certaine façon. Gadamer fait ainsi ressortir la puissance de l'histoire sur la
conscience humaine finie: « même lorsque la foi en la méthode nous fait renier notre propre
historicité, c'est encore elle qui l'emporte »624.
Le mode d’être éthique se fait ainsi mode d’être historique ou herméneutique. En
effet, pour Gadamer, notre historicité nous conditionne toujours déjà et c’est la prise de
conscience critique de cette historicité qui peut nous mener à une compréhension juste.
Chez Aristote, c’est l’éducation au bien qui façonne l’êthos du phronimos et lui permet de
déterminer, dans telle situation, quelle est l’action à poser en vue du bien pour lui-même et
pour les autres, détermination de la vertu morale qui, en retour, va avoir une influence sur
ce même êthos. Gadamer nous montre que, de la même manière, il existe une disposition à
la compréhension, disposition à la compréhension qui passe par la reconnaissance de notre
enchâssement dans une tradition, qui passe par la reconnaissance de notre situation
herméneutique et donc de notre historicité 625 . On peut citer ici une phrase de Georgia
Warnke qui va dans ce sens : « Pour Gadamer, la tradition générale joue le rôle des normes
éthiques chez Aristote : elle constitue pour l’interprétation un “modèle”. Ce modèle oriente
notre interprétation mais nous ne pouvons l’appliquer dogmatiquement et lui-même ne
détermine pas catégoriquement le sens de l’objet étudié : il offre à l’interprétation un cadre
qui se trouve modifié au gré des circonstances précises de l’interprétation 626 ». L’hexis de
l’homme qui peut comprendre est donc tournée vers la chose à comprendre de laquelle elle
participe toujours déjà.
623
Ibid., p. 323.
Idem.
625
On pourrait même aller jusqu’à dire que le mode d’être éthique est toujours mode d’être herméneutique :
« La phronèsis est une hexis durable du savoir pratique. Ce n’est pas seulement son horizon, ce qui est voulu
ou ce qui convient, qui, en tant que rectitude et direction de sa volonté, lui est donné au cours d’une histoire à
travers l’éthos et l’êthos, mais le savoir du bien, toujours nouveau dans cet horizon, est lui-même quelque
chose d’éminemment chargé d’historicité. L’aptitude à toujours estimer avec justesse ce qui a une utilité
individuelle et appropriée et à s’engager dans la bonne direction augmente manifestement à partir de et avec
l’expérience de la vie » (H.-G. Gadamer, « Le savoir pratique », p. 164).
626
G. Warnke, Gadamer. Herméneutique, tradition et raison, p. 127.
624
188
1.2. Un savoir ouvert
Cette implication de soi dans la chose à comprendre peut être encore précisée en
envisageant la façon dont le savoir du phronimos – ou de l’homme qui peut comprendre –
s’applique aux situations toujours particulières d’action ou de compréhension627. Il s’agit ici
d’éclairer la manière dont l’application se fait concrétisation. Précédemment, nous avons
déterminé que « dans l’herméneutique pas plus que chez Aristote, l’“application” ne peut
jamais signifier une opération subsidiaire qui s’ajouterait après coup à la compréhension :
ce à quoi nous devons “appliquer” quelque chose détermine, dès le commencement et dans
sa totalité, le contenu effectif et concret de la compréhension herméneutique »628. Avançons
maintenant que, plus précisément, cela signifie qu’« “appliquer” – ce n’est pas ajuster
quelque chose de général, donné d’avance, pour démêler par après les fils d’une situation
particulière »629. Est en jeu ici, à propos de la forme de savoir de la phronèsis et donc de
l’herméneutique, le problème de la concrétisation de l’universel 630 . En effet, le savoir
phronètique ne fonctionne pas à partir de la distinction entre un savoir préalable, un savoir
universel, et l’application, après coup, de ce savoir. Le savoir de la phronèsis n’est pas
détaché de la pratique de ce savoir. On ne commence pas par posséder le savoir phronètique
pour l’appliquer ensuite à une situation concrète. En tant qu’homme, on est toujours déjà
dans la situation de celui qui doit agir. La possession du savoir et son application ne sont
pas deux moments distincts. La décision quant à ce qui doit être fait est prise en situation.
Le phronimos n’est pas celui qui sait appliquer la droite règle. Le phronimos n’est pas celui
qui a contemplé la droite règle et qui, fort de son savoir, serait maintenant en mesure de
l’appliquer. Le prudent ne possède pas la science du Bien. Il est plutôt l’incarnation de la
droite règle. Homme des vues d’ensemble, il est celui qui, fort de son expérience et de son
éducation, peut délibérer et juger de ce qui est le meilleur pour lui et pour les autres.
627
« Aristote a concentré son attention sur la dépendance inhérente aux situations de la vie humaine et assigné
pour tâche à l’éthique philosophique comme au comportement moral, la concrétisation de l’universel et son
application à chaque situation » (H.-G. Gadamer, « Sur la possibilité d’une éthique philosophique », p. 326).
628
H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 73.
629
Idem.
630
Volpi le souligne d’ailleurs à juste titre dans son texte « Herméneutique et philosophie pratique » quand il
écrit que « Gadamer, en somme, propose le savoir pratique aristotélicien comme ce qui permet de résoudre le
problème herméneutique de l’application, c’est-à-dire de présenter un type de savoir en mesure de produire
une synthèse originaire de l’universel et du particulier, qui ne soit donc pas une application ultérieure de
l’universel au particulier » (p. 28-29).
189
En effet, sa conception de l’universel, le phronimos la tire de l’expérience, du rapport
étroit qu’il entretient avec le particulier. C’est à partir des situations particulières, par
induction, que le phronimos se forme une connaissance des universels. Ce n’est donc pas
abstraitement, ni par une intuition immédiate que le phronimos appréhende les universels.
C’est plutôt au contact de l’expérience, expérience qui est donc le chemin vers l’universel
dans la mesure où elle est la somme des expériences particulières. L’expérience procure
une vue d’ensemble tout en étant ancrée dans le particulier, dans le concret de la vie631.
Ainsi, de l’expérience, on tire un savoir, mais qui n’est pas un savoir qui fraye avec le
transcendant dans la mesure où il s’enracine dans le vécu concret. Le phronimos possède
donc une forme de savoir qui ressort autant du particulier que de l’universel.
De cette relation à double sens qu’entretiennent l’universel et le particulier dans le cas
du savoir phronètique découle le fait qu’alors que l’universel appréhendé par le sage est
fixe, enfermé sur lui-même pourrait-on dire, l’universel saisi par le phronimos est ouvert au
singulier et est donc à même d’être sans cesse corrigé. Dans les mots de Bataillard :
« L’intuition pratique n’est pas l’intuition théorique en ce que la saisie prudente de
l’universel est consciente de la nécessité de corriger son savoir autant de fois que l’on
rencontrera de situations différentes, tandis que le sophos qui saisit inductivement telle
cause s’y tient définitivement ». « Et de même, poursuit-elle, l’intuition du singulier
diffère : le prudent, reconnaissant que tel cas particulier relève de la règle générale,
s’efforcera d’adapter cette règle en lui faisant dire ce qu’implicitement elle désigne, mais
que seul l’acte singulier peut exprimer adéquatement; le sage se bornera à voir que tel
phénomène est illustration de la loi universelle »632.
631
« L’expérience, pour Aristote, n’est pas la répétition indéfinie du particulier; mais elle entre déjà dans
l’élément de la permanence : elle est ce savoir vécu plus qu’appris, profond parce que non déduit, que nous
reconnaissons à ceux dont nous disons qu’ils "ont de l’expérience". Qu’un tel savoir soit incommunicable,
comme le montre l’exemple de Périclès et de ses enfants, prouve qu’il s’agit là d’un savoir enraciné dans
l’existence de chacun, mais non qu’il ne s’agisse pas d’un savoir : l’incommunicabilité de l’expérience n’est
que l’envers de sa singularité irremplaçable, singularité qu’il appartient à chacun de reconquérir pour soimême, dans la patience et le travail » (P. Aubenque, La prudence chez Aristote, p. 59). On se rapproche ici de
la notion d’expérience comprise comme Erfahrung, telle que Gadamer la conceptualisera et sur laquelle nous
reviendrons. Il ne s’agit donc plus déjà de l’expérience que l’on pourrait qualifier de scientifique, c’est-à-dire
de la même expérience que l’on répète afin de s’assurer d’un résultat.
632
M.-C. Bataillard, « Thalès, Périclès et les poissons », p. 111.
190
De même, c’est d’un savoir des vues d’ensemble que se réclame l’homme qui peut
comprendre. Ce dernier se trouve ainsi à emprunter davantage au phronimos qu’à l’artiste
qui possède la maîtrise des règles de production de son œuvre. La compréhension d’un
texte ou de la tradition, pour Gadamer, ne relève pas de la stricte application de règles.
Certes, l’herméneutique jusqu’à Schleiermacher pouvait être considérée de la sorte. Il
s’agissait de « déchiffrer le sens originel des textes grâce à un procédé qui respecte des
règles »633. Il convenait de recourir à des règles d’interprétation afin de lever les obscurités
pesant encore sur le texte et interdisant d’accéder véritablement à son sens. On pouvait
alors encore parler d’un art de comprendre au sens d’une tekhnè. La compréhension se
donnait à celui qui possédait les règles de l’interprétation. L’interprétation était entendue
comme une méthode, comme un ensemble de règles permettant d’accéder à la
compréhension du sens. L’interprétation avait donc clairement une fonction technique.
Fonction technique qui avait, par ailleurs, pour objectif d’essayer d’éliminer la part de
subjectivité propre à toute interprétation. Or, Gadamer prend le contrepied de cette
approche techniciste de l’herméneutique. En effet, celui qui peut comprendre n’est pas en
possession d’un corpus de règles qu’il pourrait appliquer à l’objet à comprendre. Il est
plutôt, à l’instar du phronimos, l’homme des vues d’ensemble. L’homme qui peut
comprendre est celui qui possède une ampleur supérieure de vision. Cependant, cette
ampleur supérieure de vision n’est pas synonyme de la possession entière d’un savoir qui
refuserait d’être remis en question. Elle n’est pas l’équivalent de la possession dogmatique
d’un savoir. Ce savoir des vues d’ensemble propre à l’homme qui peut comprendre est
plutôt le savoir de l’homme d’expérience. En effet, faire l'expérience de quelque chose,
nous dit Gadamer, c'est se rendre compte que notre façon antérieure de l'envisager n'était
peut-être pas exacte et que l'on a, une fois l'expérience faite, une meilleure appréhension de
la chose en question. L'expérience en tant qu'Erfahrung est ainsi, pour lui, toujours
négative. Ayant appris de ses expériences passées, l'individu sait qu'il pourra tirer de ses
prochaines expériences un savoir meilleur. L'homme d'expérience sait que de nouvelles
expériences pourront toujours l'amener à voir les choses autrement, à élargir ou à déplacer
son horizon. Ainsi, celui qui peut comprendre est homme d'expérience, il est un homme qui
sait faire preuve d'une ouverture véritable. Il sait faire preuve d'ouverture en ce qu'il sait
633
VM, p. 192.
191
qu'il peut toujours faire de nouvelles expériences qui ne confirmeront pas tant ce qu'il sait
déjà, mais qui, au contraire, l'amèneront à avoir un savoir meilleur.
Gadamer rend particulièrement parlante cette relation à double sens entre le général et
le particulier, entre un universel ouvert et les situations particulières, en référant à un
domaine où cette relation est bien mise en lumière. Il s’agit de l’herméneutique juridique634.
Dans le cas de l’herméneutique juridique, Gadamer nous dit ainsi que « la tâche de
l’interprétation est de concrétiser la loi dans le cas donné, elle est donc de l’appliquer. […].
Bien sûr, la tâche de concrétisation ne consiste pas simplement à connaître les articles du
code. Si on veut juger en juriste le cas soumis, il faut évidemment connaître aussi la
jurisprudence, ainsi que tous les éléments qui la déterminent »635. La loi à laquelle réfère le
juge n’est pas cet ensemble fixe composé uniquement par les articles du code pénal, par
exemple. Au contraire, elle est cet ensemble vivant composé des articles de loi et de la
jurisprudence, c’est-à-dire de l’interprétation qui a déjà été faite des articles du code afin de
statuer sur des situations particulières. La notion même de jurisprudence montre bien cette
interaction du général et du particulier : les tribunaux sont amenés à interpréter la loi d’une
certaine façon en fonction d’une situation particulière qui leur est présentée et, en retour, la
décision qui est prise vient enrichir l’ensemble des règles qui composent le code. Quant au
juriste, il est cet homme qui possède la vue d’ensemble des règles initiales du code,
pourrait-on dire, et de la jurisprudence636.
Cependant, dès lors que l’on s’interroge sur la forme de savoir qui est celle du juge,
du phronimos ou, plus généralement, de l’homme qui peut comprendre, on ne se meut déjà
plus dans la sphère des situations particulières où l’on doit agir. La réflexion sur cette forme
634
VM, p. 347-363.
Ibid., p. 352.
636
Volpi donne une interprétation éclairante de l’exemple juridique de l’application dans la mesure où il fait
la comparaison avec le cas de l’application dans le domaine de la tekhnè. « On pourrait objecter que le juste
également, c’est-à-dire l’universel juridique, est déterminé préalablement par la loi de manière rigoureuse, et
que la tâche du juge consiste simplement dans l’application au cas particulier du juste défini en termes
universels par la loi, de la même façon que l’artisan applique la forme universelle au matériau spécifique.
[Mais], alors que dans le cas de la technique, l’application de l’universel au matériau particulier comporte
toujours des restrictions et des imperfections, qu’il y a par conséquent une impossibilité à ce que la forme
universelle trouve une réalisation parfaite, le cas de l’application de la justice est bien différent. “Il est vrai,
fait remarquer Gadamer, que le juge doit atténuer la rigueur de la loi. Or, s’il le fait, ce n’est pas faute de
mieux, mais pour ne pas commettre d’injustice. En atténuant la loi, il n’apporte pas de restriction au droit,
mais découvre au contraire un droit meilleur”. C’est uniquement dans l’actualisation historiquement concrète
de l’universel que l’on a la pleine réalisation du juste » (F. Volpi, « Herméneutique et philosophie pratique »,
p. 25-26).
635
192
de savoir est plutôt de l’ordre de la théorie. L’éthique philosophique n’est pas, en effet, le
savoir pratique du phronimos. De même l’herméneutique philosophique n’est pas le savoir
pratique de l’homme qui peut comprendre. Elle est en effet savoir théorique et non pas
savoir pratique. Mais quel est alors son rôle vis-à-vis du savoir pratique ?
2. L’herméneutique comme philosophie pratique
2.1. Phronèsis et philosophie pratique
Il convient en premier lieu de remarquer que dans sa réhabilitation de l’éthique
aristotélicienne, la distinction entre le savoir pratique de la phronèsis et le savoir théorique
de l’éthique philosophique n’est pas toujours faite de façon très limpide par Gadamer,
laissant ainsi planer une ambiguïté637. Le fait est que, au-delà de l’intérêt qu’il porte à la
phronèsis pour venir appuyer la forme de savoir propre au comprendre, c’est également le
rôle de l’herméneutique philosophique qu’il cherche à éclairer grâce à Aristote. En ce qui a
trait à la réflexion sur la compréhension, c’est plutôt l’éthique philosophique
aristotélicienne – c’est-à-dire la philosophie pratique – qui lui sert de guide, et même plus
particulièrement l’éthique philosophique dans son lien avec la phronèsis. Gadamer
actualise ainsi également pour ses propres travaux sur l’herméneutique la pensée
aristotélicienne d’une éthique philosophique dans son lien à la phronèsis et non plus
seulement la réflexion du Stagirite sur la phronèsis638.
Chez Aristote, c’est ainsi également « la possibilité d’une éthique philosophique »,
pour reprendre le titre de l’un des textes de Gadamer, et son rapport avec une éthique
pratique qui va éveiller son attention. Disant cela, on saisit immédiatement pourquoi
Aristote l’interpelle. Ce dernier n’écrit-il pas à propos de ses propres recherches que « le
présent travail n’a pas pour but la spéculation pure comme nos autres ouvrages (car ce n’est
637
Berti également n’a pas manqué de relever cette ambiguïté qui s’insinue chez Gadamer, dans Vérité et
méthode particulièrement, entre phronèsis et philosophie pratique, Gadamer tendant parfois à identifier l’une
à l’autre selon Berti. On pourra consulter à ce propos deux articles de Berti : « La philosophie pratique
d’Aristote et sa “réhabilitation” récente », p. 252 et « The Reception of Aristote’s Intellectual Virtues in
Gadamer and the Hermenutic Philosophy », p. 286.
638
Ce que Kontos souligne également fort justement : « l’axe central sur lequel elle [l’appropriation
gadamérienne d’Aristote] est structurée n’est autre que la relation qui noue la phronèsis à l’éthique comme
science morale, c’est-à-dire respectivement l’expérience morale elle-même à la possibilité d’un discours
théorique qui la rend thématique de façon adéquate » (P. Kontos, « Gadamer, lecteur d’Aristote. Phronèsis et
sciences morales », p. 318).
193
pas pour savoir ce qu’est la vertu en son essence que nous effectuons notre enquête, mais
c’est afin de devenir vertueux, puisque autrement cette étude ne servirait à rien) » 639 ? Ce
qui est en jeu ici, c’est le statut de l’éthique philosophique – science théorique certes, mais
en quel sens exactement ? – ainsi que son rapport à la pratique même de la phronèsis. De
même, pour l’herméneutique philosophique, il s’agira d’éclaircir son rapport à la théorie et
le lien qu’elle entretient avec la compréhension elle-même, c’est-à-dire avec les situations
pratiques de compréhension.
Certes, la philosophie pratique n’est pas la phronèsis tout comme l’herméneutique
philosophique n’est pas la compréhension dans la mesure où, au contraire de la phronèsis et
de la compréhension, la philosophie pratique et l’herméneutique philosophique sont
théorie. Mais si l’on revient au sens premier, c’est-à-dire au sens grec du concept de théorie
– la theôria –, on s’aperçoit que cette dernière entretient en fait un rapport étroit avec la
pratique. « La philosophie pratique, nous dit ainsi Gadamer, n’est pas la sagesse pratique,
elle est philosophie, c’est-à-dire réflexion, réflexion sur ce que ce doit être que de donner
forme humaine à la vie. De même l’herméneutique n’est-elle pas elle-même l’art de la
compréhension, elle n’en est que la théorie. Mais l’une et l’autre forme d’accès à la
conscience émergent de la pratique et ne peuvent sans elle que tourner à vide » 640 .
L’éthique philosophique aristotélicienne se révèle ainsi comme n’étant pas pure théorie,
mais comme ayant, au contraire, un pied dans la pratique. La philosophie pratique et
l’herméneutique philosophique sont avant tout théorie, mais ne sont pas pour autant pures
sciences théoriques. Elles reconnaissent plutôt un rapport d’implication à la chose qu’elles
ont pour objet, ici la phronèsis, là les pratiques particulières de compréhension. Mais quelle
est exactement la conception de la théorie qui prévaut à la fois dans la philosophie pratique
aristotélicienne et dans l’herméneutique philosophique ?
2.2. Le modèle du theorôs
À l’heure actuelle, c’est un clivage qui caractérise la relation entre théorie et pratique.
La science moderne nous a, en effet, appris à les penser sans lieu commun. Tout au plus la
théorie trouve-t-elle son application dans la pratique, mais aucune continuité d’implication
639
640
Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 2, 1103b25-1103b30.
H.-G. Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique », p. 35-36. Nous soulignons.
194
n’est envisageable entre les deux. C’est le sujet connaissant qui est ici au cœur de la
question. En effet, l’exigence d’extériorité imposée par la science moderne au sujet
connaissant refuse que l’attitude théorétique conjugue l’être de l’homme à son objet
d’étude. Mais si la science moderne repose sur un sujet connaissant, dans l’antiquité,
comme nous le rappelle Gadamer, c’est plutôt le modèle du theorôs qui dictait les rapports
de la théorie à la pratique et qui informait donc le savoir 641 . Or, ce qui caractérise le
theorôs, c’est qu’il fait œuvre de participation, participation que l’on retrouve dans le sens
antique du terme theôria. Dans l’attitude théorique entendue dans ce sens-là, « on ne se
borne pas à porter le regard sur les ordres existants comme tels; la theôria signifie, en outre
et au contraire, participation à la totalité même de l’ordre »642. Dans son texte « Éloge de la
théorie », Gadamer précise cette idée selon laquelle la theôria consiste d’abord et avant tout
en la pleine participation à ce que l’on « observe » 643. En effet, elle implique d’être auprès
des choses, c’est-à-dire d’y prendre part. Gadamer prend entre autres les exemples du
spectateur à une pièce de théâtre et du participant à une délégation envoyée à une fête 644 et
écrit qu’« [a]ssister à quelque chose, c’est plus que la simple co-présence à quelque chose
qui est également là. Assister à, c’est prendre part. […] Le theorôs est donc le spectateur au
sens propre du mot, celui qui, par sa présence, prend part à l’acte de la fête » 645. L’attitude
théorique au sens antique n’impliquait donc pas de coupure épistémologique à l’objet
observé, mais plutôt une pleine implication. Cependant, la science moderne a perdu de vue
cet élément essentiel de la theôria : son ancrage dans la vie humaine646. Cela est encore
plus patent pour ce qui est des sciences humaines dans la mesure où là, le sujet connaissant
et son objet de recherche sont de même nature.
Or, c’est cette relation de participation de la théorie à la pratique qui est à l’œuvre
641
On pourra, à ce propos, consulter l’article de Luc Langlois, « La signification éthique de l’expérience
herméneutique dans Vérité et méthode », p. 69-70.
642
VM, p. 479.
643
Gadamer écrit en effet à propos de la theôria : « Das Wort meint Beobachten » (« Lob der Theorie »,
p. 48).
644
VM, p. 142 (notamment) et « Lob der Theorie », p. 48.
645
VM, p. 142 et « Lob der Theorie », p. 48.
646
Gadamer écrit ainsi que « [l]a theoria […] ne s’oppose pas purement et simplement à la praxis, elle est
elle-même une praxis suprême, un mode d’être suprême de l’homme. […] Ce qui, par contre, définit
fondamentalement le concept moderne de “théorie” rationnelle, c’est sa référence et très exactement, son
opposition à l’application pratique. L’opposition entre l’école et la vie a toujours existé sous une forme ou
sous une autre. Mais elle ne s’est imposée à la conscience qu’au début des temps modernes » (« Sur la
possibilité d’une éthique philosophique », p. 312).
195
dans l’éthique philosophique aristotélicienne et dans l’herméneutique philosophique. C’est
cette conception de la théorie qui est au cœur des deux modes de savoir. Il convient donc,
pour Gadamer, de reconnaître la relation réciproque qui existe entre théorie et pratique. Au
niveau du lien entre philosophie pratique et phronèsis, d’une part, et du lien entre
herméneutique philosophique et compréhension, d’autre part, cela se traduit ainsi pour
Gadamer :
Ainsi c’est de la théorie, quand je parle ici de l’herméneutique. Ce ne sont pas
des situations pratiques du comprendre que je cherche par là à résoudre. Il s’agit
d’une attitude théorétique à l’égard de la pratique de l’interprétation […]. Mais
cette attitude théorétique rend simplement conscient de ce qui est en jeu dans
l’expérience pratique du comprendre. Ainsi, il me semble que la réponse
donnée par Aristote quant à la possibilité d’une philosophie morale, vaut en ce
qui concerne notre intérêt pour l’herméneutique. Sa réponse était que l’éthique
n’est certes qu’une entreprise théorétique, et que tout ce qui y est dit à travers
une description théorétique des formes de la vie juste ne saurait être que d’un
maigre secours pour l’application concrète dans l’expérience de la vie humaine.
Pourtant l’universelle volonté de savoir ne s’arrête pas là où la circonspection
pratique concrète est le point décisif. La connexion entre l’universelle volonté
de savoir et la circonspection pratique concrète est une connexion [d’action]
réciproque. Ainsi il me semble que la conscience théorétique de l’expérience de
la compréhension et la pratique de la compréhension, l’herméneutique
philosophique et la propre compréhension de soi, ne sont pas à séparer l’une de
l’autre647.
Tout comme « il faut [à la science pratique] s’élever à partir de la praxis même, et, avec
toutes les généralités typiques qu’elle porte à la conscience, se rapporter en retour à la
praxis »648, l’herméneutique philosophique part des expériences vécues de compréhension
– puisque ce sont bien elles qui représentent son objet de réflexion – et doit y retourner. Ce
retour – qui correspond également à la visée de ces sciences d’un genre autre – Gadamer
l’énonce de la façon suivante en ce qui concerne l’éthique philosophique :
Aristote souligne qu’il ne peut pas s’agir, en « philosophie pratique », du
comble de l’exactitude auquel accède le mathématicien. Une telle exigence
d’exactitude y serait déplacée. Il s’agit uniquement de faire voir les contours
des choses et d’apporter une certaine aide à la conscience morale en traçant ces
contours. […]. Pour engager correctement une éthique philosophique, il est
donc décisif qu’elle ne prétende pas supplanter la conscience morale mais que,
sans se poser non plus en discipline purement théorique et « historique », elle
éclaire les contours des phénomènes et aide ainsi la conscience morale à voir
647
648
H.-G. Gadamer, « L’herméneutique comme philosophie pratique », p. 253. Nous soulignons.
Ibid., p. 236.
196
clair en elle-même649.
Comme le montre Cattin, l’éthique philosophique vise donc à l’élucidation de l’êthos du
phronimos : « c’est dans cet intervalle de la praxis à la praxis que la philosophie pratique
trouve son lieu propre, comme tentative d’éclaircissement de cette disposition de l’être-là
humain qui a le caractère de l’arétè, de la Bestheit » 650.
C’est le même schéma qui est à l’œuvre dans l’herméneutique. L’herméneutique
philosophique vise à éclairer les pratiques de compréhension. Elle « décrit ce qui a toujours
eu lieu dans toute compréhension » 651. L’herméneutique philosophique va donc tirer sa
matière des expériences vécues de compréhension et, par là même, elle se trouve à prendre
« ses distances par rapport à tout savoir “pur”, détaché de l’être »652. Comme Kontos l’écrit
très clairement à propos de la science morale, « la particularité de la science morale tient au
fait qu’elle présuppose non pas l’élaboration de certains concepts et la tradition scientifique
qui en découle, mais bien plus, l’enracinement dans une forme de vie »653. Les pratiques de
compréhension sont la source à laquelle puise la théorie herméneutique et représentent en
même temps sa visée dans la mesure où c’est le sens même de ces pratiques qu’elle vise à
éclairer. Ainsi, l’herméneutique philosophique permet à l’homme qui veut comprendre
d’avoir une compréhension élargie de sa pratique même de compréhension.
L’herméneutique philosophique vise donc à éclairer les structures du comprendre et par là
même vient aider l’homme qui veut comprendre dans son entreprise de compréhension.
Cependant, tout comme « [i]l est essentiel que les sciences éthiques, tout en contribuant à la
clarification des phénomènes de la conscience éthique, n’occupent jamais la place qui
revient à la conscience éthique concrète » 654 , il convient de reconnaître les limites de
l’herméneutique philosophique. Elle apporte certes un éclairage sur les pratiques de
compréhension, mais elle ne vise néanmoins pas à les guider. Ce qui distingue finalement le
savoir théorique de l’herméneutique philosophique du savoir pratique propre à la
compréhension, c’est que le premier est avant tout « savoir réfléchissant »655, alors que le
second est savoir agissant, savoir en action, savoir en situation.
649
VM, p. 335.
E. Cattin, « L’herméneutique comme philosophie pratique. Aristote dans Gadamer », p. 85.
651
Idem.
652
VM, p. 336.
653
P. Kontos, « Gadamer, lecteur d’Aristote », p. 321.
654
H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 61.
655
E. Cattin, « L’herméneutique comme philosophie pratique. Aristote dans Gadamer », p. 85.
650
197
La frontière entre les deux nous semble cependant mince dans la mesure où, comme
nous l’avons montré, le propre du savoir théorique de l’éthique philosophique et de
l’herméneutique philosophique est d’avoir un lien avec l’être qu’elles se proposent de
réfléchir et, également, le fait qu’elles ne sont pas « sans efficace » 656. Elles ont donc un
ancrage dans la vie humaine. Or, en tant que savoir guidant l’agir humain, la phronèsis ne
se tient-elle pas elle-même – comme on vient de le montrer pour la philosophie pratique –
entre la praxis et la praxis ? Par ailleurs, l’éthique et l’herméneutique philosophiques
revendiquent un lien à l’universel 657 . Or, ainsi que nous l’avons vu, il n’en est pas
autrement pour la phronèsis658. La distinction entre les deux niveaux de l’éthique et les
deux niveaux de l’herméneutique demeure donc, sous certains aspects, ambiguë.
Cependant, au-delà de cette ambiguïté, une constante demeure : ce qui ressort des
analyses gadamériennes de la phronèsis et de la philosophie pratique aristotélicienne est
leur ancrage dans la praxis, dans la pratique humaine et leur effet sur celle-ci. La
réhabilitation gadamérienne de la phronèsis et de la philosophie pratique aristotélicienne
nous est apparue comme étant résolument orientée sur la forme de savoir qui leur est
propre, dans la mesure où c’est là que se situe le problème de l’herméneutique. Cependant,
ce que Gadamer s’attache à nous montrer est que l’herméneutique est certes une forme de
savoir, mais c’est une forme de savoir autre, c’est un savoir qui est toujours en lien avec la
pratique. C’est un savoir qui est toujours en lien avec l’existence humaine. « Le problème
de l’herméneutique est, à mon avis, non seulement un problème de la méthodologie des
sciences humaines, non seulement un problème relevant de la discussion actuelle sur les
manières scientifiques de penser et de philosopher, mais aussi un problème humain, un
656
Ibid., p. 84.
D’ailleurs Kontos fait bien remarquer que « Gadamer accentue cette notion aristotélicienne de katholou en
faisant appel à tous les passages de l’Éthique à Nicomaque qui vérifient la thèse selon laquelle la phronèsis
dispose aussi d’un statut noétique » (« Gadamer, lecteur d’Aristote », p. 323). Cela tendrait à montrer
qu’effectivement Gadamer atténue la distinction entre phronèsis et philosophie pratique, accentuant par là
même l’ambiguïté qui plane sur sa réhabilitation de la phronèsis.
658
Cette – trop – mince distinction que Gadamer fait entre éthique philosophique et phronèsis a d’ailleurs été
relevée par Kontos quand il aborde « le problème auquel est confronté Gadamer : il est obligé de justifier en
même temps l’affinité essentielle entre l’expérience morale et le discours théorique de l’éthique (puisqu’il
prétend que le respect de cette affinité est la condition sine qua non de toute science de l’homme) et leur
différence infranchissable, puisque le discours théorique ne fait pas partie de l’expérience immédiate de la
réalité. Il s’avèrera que ce double objectif ne sera jamais réalisé par Gadamer » (P. Kontos, « Gadamer,
lecteur d’Aristote », p. 319). En effet, pour être en mesure de les distinguer véritablement, il faudrait montrer
que l’universel de la philosophie pratique et celui de la phronèsis sont d’un « genre différent » (P. Kontos,
« Gadamer, lecteur d’Aristote », p. 323-327), ce sur quoi Gadamer butera.
657
198
problème qui porte sur la possibilité même de l’existence humaine et qui peut-être en
décidera un jour »659. C’est donc un savoir qui toujours nous concerne, c’est un savoir dans
lequel nous sommes toujours impliqués. Cette forme de savoir qui est celle de
l’herméneutique n’est donc pas sans implication pour l’être même de l’homme qui peut
comprendre. C’est de la conscience herméneutique qu’il s’agit ici. Mais quelle est-elle cette
conscience herméneutique ? Jusqu’où peut-on pousser le rapprochement entre l’homme qui
peut comprendre et le phronimos ? La conscience herméneutique est-elle aussi conscience
éthique? Quels rapports entretient-elle avec l’altérité ? Ou, en d’autres mots : quel est son
mode de relation à l’autre ?
659
H.-G. Gadamer, « Le problème de l’herméneutique », p. 40.
199
CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HERMÉNEUTIQUE :
UNE CONSCIENCE DIALOGIQUE
Nous avons vu que la réhabilitation gadamérienne du savoir phronètique a pour
objectif de rendre compte de la forme de savoir propre à la compréhension, forme de savoir
qui partage davantage les traits de la phronèsis que ceux de la science moderne. Forme de
savoir pratique. L’herméneutique a un ancrage dans la pratique. Cela signifie qu’en tant
qu’êtres qui comprenons nous sommes toujours déjà impliqués dans cela même que nous
cherchons à comprendre. Mais alors, reconnaître que l’herméneutique est de l’ordre d’un
savoir pratique n’est pas sans implication sur la conception du soi propre à
l’herméneutique. En effet, relevant de cette forme de savoir pratique, les expériences
véritables de l’art et de l’histoire que Gadamer analyse dans Vérité et méthode ont pour lui
ceci de commun qu’elles ne se laissent pas appréhender par une conscience qui voudrait
s’en rendre maître.
Il ne faisait aucun doute à mon esprit, écrit-il, que les formes de conscience
transmises et acquises par notre formation historique, à savoir la conscience
esthétique et la conscience historique, représentaient des formes aliénées de
notre véritable être historique et à partir desquelles il était tout à fait impossible
de concevoir les expériences originaires que nous transmettent l’art et l’histoire.
La distance tranquille dont se prévalait la conscience culturelle bourgeoise dans
la jouissance de ses possessions culturelles méconnaissait à quel point nous
sommes nous-mêmes mis en jeu et mis en cause dans l’expérience de l’art et de
l’histoire 660.
Gadamer se pose ainsi en critique du primat de la conscience de soi sur la conscience de la
chose qui, selon lui, a cours dans la pensée moderne. Voulant faire droit à l’expérience de
vérité qui prévaut notamment en art et en histoire, expériences pour lesquelles la vérité ne
se laisse pas penser à l’aune de la certitude, Gadamer voit la nécessité de laisser la parole
aux choses, d’écouter le langage des choses 661. Cela implique cependant une remise en
cause de la conception de la conscience de soi concomitante de la conception de la vérité
660
H.-.Gadamer, « Autoprésentation », p. 44. Et encore : « [C]omme le veut leur être propre, art et histoire se
dérobent à l’interprétation qui part de la subjectivité de la conscience » (H.-G. Gadamer, « La nature de la
“res” et le langage des choses » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 135).
661
« [C]et être-en-soi propre des choses, que néglige le désir humain arbitraire de disposition, est comme un
langage qu’il s’agit d’écouter » (H.-G. Gadamer, « La nature de la “res” et le langage des choses » dans L’art
de comprendre. Écrits 2, p. 126).
201
envisagée comme certitude 662 . Gadamer nous offre ainsi une critique de la conscience
certaine de soi et nous montre que c’est plutôt une autre « figure de la subjectivité » – la
conscience herméneutique – qui est au cœur de l’expérience herméneutique. Cette
conscience herméneutique se montre sous différents visages dans Vérité et méthode. Pour
ce qui est de l’œuvre d’art, c’est la figure du joueur qui permet le mieux de saisir « qui » est
celui qui en fait une expérience authentique. Au regard de l’expérience historique, il s’agit
de la conscience du travail de l’histoire. C’est en recourant à la philosophie grecque et plus
particulièrement au concept, déjà entrevu, de theorôs que nous pourrons mettre au jour le
modèle qui sous-tend ces deux figures de la subjectivité. Nous verrons qu’il répond par
ailleurs à deux caractéristiques essentielles de la compréhension : ses caractères
évènementiel et langagier. Mais il importe, avant tout, d’esquisser les traits de ces figures
qui scandent l’ouvrage principal de Gadamer.
1. Les formes de la conscience herméneutique dans Vérité et méthode
1.1. L’expérience de l’œuvre d’art : la conscience esthétique et la figure du joueur
Dans la première partie de son maître ouvrage, Gadamer s’élève contre l’abstraction
de la conscience esthétique qui, à partir du 19e siècle, établit une coupure entre l’œuvre
d’art et la réalité. La conscience esthétique, qui a pour seule critère la qualité esthétique, ne
considère dans l’œuvre d’art que la « pure œuvre d’art »663.
La conscience esthétique, écrit Gadamer, est orientée vers l’œuvre proprement
dite ; quant à ce dont elle fait abstraction, il se réduit aux aspects extraesthétiques qui lui restent attachés : but, fonction, signification du contenu. Il se
peut que ces aspects aient un poids assez considérable puisqu’ils insèrent
l’œuvre dans son monde et contribuent ainsi nécessairement à déterminer la
plénitude de sens, qui était primitivement la sienne. Mais la réalité artistique de
l’œuvre se distingue de tout cela. Ce qui définit tout simplement la conscience
esthétique, c’est précisément que se distingue de toute donnée extra-esthétique
ce qui est esthétiquement visé. Elle fait abstraction de toutes les conditions
662
Ce que Deniau fait également très bien ressortir quand il écrit que « libérer l’expérience du rétrécissement
consécutif au primat de la méthode unifiée, c’est donc remettre en cause non seulement cette méthode mais
d’abord et avant tout ce sur quoi elle repose : le primat de la conscience certaine de soi. La réhabilitation de
l’expérience extra méthodique de la vérité menée par Gadamer est donc inséparable d’une critique de la
certitude de la conscience de soi qui doit alors, si elle se veut cohérente, laisser émerger une figure de la
“ subjectivité ” à l’œuvre dans la compréhension » (G. Deniau, « La question du “sujet” dans l’herméneutique
gadamérienne », p. 2).
663
VM, p. 102.
202
d’accès auxquelles nous devons nous soumettre pour voir l’œuvre664.
La conscience esthétique distingue la qualité esthétique de l’œuvre du monde de l’œuvre.
Afin de juger l’œuvre d’art, elle fait abstraction du monde qui est propre à celle-ci.
Pour Gadamer, la conscience esthétique pose problème dans la mesure où, en tant que
conscience qui juge, elle prend ses distances par rapport à ce qu'elle a à juger, ici l'œuvre
d'art, et se rend donc en quelque sorte l'œuvre d'art étrangère. La conscience esthétique
s'extrait de la situation de compréhension.
La conscience d'art, la conscience esthétique est toujours une conscience
seconde, seconde par rapport à la prétention immédiate à la vérité qui émane de
l'œuvre d'art. En ce sens, lorsque nous apprécions une chose en fonction de sa
qualité esthétique, il y a une distanciation aliénante par rapport à ce qui nous est
en vérité bien plus intimement familier. Une distanciation de ce genre rendant
possible le jugement esthétique a toujours lieu quand quelqu'un s'est soustrait à
l'appel immédiat de ce qui le saisit665.
S'extraire de ce que l'on veut comprendre afin de pouvoir mieux le juger et se couper par là
même de l'expérience immédiate de la vérité correspond, pour Gadamer, à une forme
d’aliénation, une aliénation par distanciation. On se rend étranger la chose même qu'il s'agit
de comprendre. Voilà le problème que Gadamer décèle dans la conscience esthétique.
« [S]i l’on faisait abstraction du sens qui nous interpelle dans une œuvre d’art et qu’on
voulait ainsi se limiter intégralement à n’en apprécier que son caractère “purement
esthétique”, on n’aurait affaire qu’à un comportement dévié et secondaire »666, écrit-il. Une
exigence d’abstraction se trouve à la base de tout jugement esthétique. Or, pour Gadamer,
« cette exigence d’abstraction entre définitivement en contradiction avec l’expérience
effective de l’art »667. Pour lui, la conscience esthétique, du fait de sa façon d'appréhender
l'œuvre d'art, se bloque l’accès à la vérité de l'œuvre d'art. Elle ne peut pas faire émerger la
vérité de l'œuvre d'art. En effet, « la vérité n’est-elle pas plutôt que ce qui, comme œuvre
d’art, nous a saisis, ne nous laisse plus la liberté de jamais l’écarter de nous et de l’accepter
ou de le récuser de notre propre chef ? »668. Le rapport à l’œuvre d’art est ici tout à fait
664
Ibid., p. 103, nous soulignons.
H.-G. Gadamer, « Le problème de l’herméneutique » dans L’art de comprendre. Herméneutique et
tradition philosophique, p. 29.
666
H.-G. Gadamer, L’actualité du beau, p. 52.
667
VM, p. 115.
668
H.-G. Gadamer, « Le problème de l’herméneutique » dans L’art de comprendre. Herméneutique et
tradition philosophique, p. 28.
665
203
opposé à celui qui est propre à la conscience esthétique. Pour Gadamer, nous ne sommes
pas maîtres de l’expérience esthétique.
Dans l’expérience véritable de l’œuvre d’art, la conscience qui juge cède sa place
comme « sujet » à l’œuvre d’art elle-même. Dans cette façon de faire l’expérience de l’art,
on n’a plus affaire à un sujet qui conduit la compréhension. C’est le sujet, plutôt, qui est
mené.
L’expérience de l’art, qu’il nous faut défendre contre le nivèlement de la
conscience esthétique, consiste précisément en ce que l’œuvre d’art n’est pas un
objet placé en face du sujet existant pour lui-même. Ce qui fait l’être véritable
de l’œuvre d’art, c’est qu’elle devient l’expérience qui métamorphose celui qui
la fait. Le subjectum de l’expérience de l’art, qui subsiste et perdure, n’est pas
la subjectivité de celui qui la fait mais l’œuvre d’art elle-même669.
Jean Grondin résume ce qui se passe dans l’expérience esthétique en écrivant que dans cette
forme d’expérience, « c’est plutôt nous qui sommes pris, un peu comme nous nous laissons
prendre à un jeu »670. Gadamer fait en effet lui-même référence au concept de jeu afin de
rendre compte justement de l’expérience esthétique véritable, concept de jeu qui, pour lui,
représente « la manière d’être de l’œuvre d’art elle-même »671.
Nous voudrions insister ici plus particulièrement sur une caractéristique du jeu mise
de l’avant par Gadamer et qui va nous permettre de mieux cerner la figure de la subjectivité
qui est à l’œuvre dans l’expérience esthétique véritable. Cette caractéristique tient au fait
que, dans le jeu, la conscience n’est pas totalement maîtresse, que ce n’est pas elle qui
mène de bout en bout. La conscience est plutôt, dans une certaine mesure, menée ou agie.
« Le mode d’être du jeu n’exige […] pas qu’il y ait un sujet qui se comporte de manière
ludique pour que le jeu soit joué »672. Le mode d’être du jeu ne souffre pas que le joueur se
comporte à l’égard du jeu comme à l’égard d’un objet. Dans le jeu, s’exerce plutôt un
primat du jeu par rapport à la conscience du joueur. À ce propos, Grondin écrit, fort
explicitement, que « jouer, ce n’est pas un libre agir de la subjectivité, mais un être joué qui
possède son sérieux et sa réalité propres »673. Le joueur est en quelque sorte pris dans le jeu;
il s’oublie dans le jeu. « “Jouer”, c’est toujours “être-joué” »674, écrit Gadamer. C’est en ce
669
VM, p. 120.
J. Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 64.
671
VM, p. 119.
672
Ibid., p. 122.
673
J. Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 65.
674
VM, p. 124.
670
204
sens là que l’on peut dire que la conscience n’est plus totalement maîtresse de la partie. Le
jeu lui-même prend le dessus et en vient à mener les joueurs. « Le jeu a une essence propre,
indépendante de la conscience de ceux qui jouent. […] Les joueurs ne sont pas le sujet du
jeu; mais à travers les joueurs c’est le jeu lui-même qui accède à la représentation »675. Si le
jeu doit avoir un sujet, il s’agit du jeu lui-même. « Le jeu est ainsi fait qu’il absorbe en
quelque sorte le joueur, le dispensant d’avoir à assumer l’initiative, ce qui fait tout l’effort
de l’existence »676.
Cette critique de la conscience maîtresse du sens que Gadamer esquisse dans la
première partie de Vérité et méthode trouve sa confirmation dans la partie centrale de
l’ouvrage alors que Gadamer aborde le problème de la connaissance historique.
1.2. La conscience historique et la conscience du travail de l’histoire
La seconde partie de Vérité et méthode vient mettre en question la conscience
historique. À la conscience historique, et plus particulièrement à la conscience historique
telle que conçue par Dilthey, Gadamer vient opposer la conscience du travail de
l’histoire677.
On sait que la préoccupation de Dilthey était de légitimer les sciences de l’esprit, et
donc la connaissance historique, face au modèle dominant qui était celui des sciences de la
nature, légitimation qui ne pouvait se faire, selon lui, que sur le modèle des sciences de la
675
Ibid., p. 120. Et encore : « le primat du jeu par rapport à la conscience du joueur. […]. Le jeu représente
manifestement un ordre dans lequel le va-et-vient du mouvement du jeu se produit comme de soi-même. Le
propre du jeu est que ce mouvement soit non seulement dépourvu de but et d’intention, mais également
exempt d’effort. Il se fait comme de lui-même » (VM, p. 122).
676
VM, p. 123. Gadamer écrit encore dans « Le problème de la compréhension de soi » qu’« on s’insère dans
le jeu, ou on s’y soumet, c’est-à-dire qu’on renonce à l’autonomie du pouvoir propre de la volonté » (dans
Langage et vérité, p. 140). Et plus loin, très explicitement : « ce qui constitue le jeu, ce n’est pas tant le
comportement subjectif des deux hommes qui se tiennent en face l’un de l’autre, mais au contraire la
formation du mouvement même qui, comme dans une téléologie inconsciente, soumet les individus » (p. 140141).
677
Jean Grondin souligne d’ailleurs l’importance qu’a la conception diltheyienne de la conscience historique
pour Gadamer : « Gadamer préfère aborder de front le problème de la conscience historique tel qu’il s’est
posé à Dilthey et comme il se pose encore à Gadamer, malgré, mais aussi depuis l’herméneutique de
l’existence promue par Heidegger. Lorsque l’on étudie les travaux que Gadamer a publiés dans les années
1950, on se rend compte qu’ils sont dominés par ce problème diltheyien de la conscience historique et de la
vérité en histoire. […]. On peut d’ailleurs dire de tout l’ouvrage [c’est-à-dire la première version du manuscrit
de Vérité et méthode] qu’il commence avec Dilthey, auquel l’herméneutique de Gadamer est la réponse. Et si
l’ouvrage publié en 1960 comporte une première section consacrée à l’art, c’est que Gadamer tenait à dégager
un concept originaire et non méthodique de vérité qu’il pourrait ensuite opposer à Dilthey » (J. Grondin,
Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 106-107). On pourra également consulter à ce propos l’article de
Gadamer intitulé « Le problème de la conscience historique » (dans Langage et vérité).
205
nature 678 . Or, la conscience historique représente justement la possibilité d’atteindre
l’objectivité dans l’étude des évènements historiques et ce, malgré son mode d’être
conditionné et limité. Gadamer définit en effet la conscience historique comme « le
privilège de l’homme moderne : celui d’avoir pleinement conscience de l’historicité de tout
présent et de la relativité de toutes les opinions »679. Étant conscient de notre historicité,
nous pouvons en effet alors essayer de nous en détacher pour appréhender l’histoire d’une
façon qui soit la moins empreinte possible de la subjectivité de l’interprète, ou du
chercheur. C’est à cette condition qu’il devient possible d’étudier une époque historique à
partir d’elle-même. « La conscience historique était censée s’élever au-dessus de sa propre
relativité de manière à rendre possible l’objectivité de la connaissance en sciences de
l’esprit » 680 . C’est cet idéal d’objectivité univoque que va venir remettre en cause la
conscience du travail de l’histoire. Pour Gadamer, en effet, « la signification ne se donne
pas dans la distance de la compréhension comme le pense Dilthey, mais du fait que nous
sommes nous-mêmes placés dans la connexion efficiente de l’Histoire »681.
Ce que Gadamer entend par le concept de « conscience du travail de l’histoire »,
c’est d’abord que nous ne pouvons pas nous extraire de ce qui advient et pour
ainsi dire lui faire face, ce qui aurait pour conséquence que le passé deviendrait
en quelque sorte pour nous un objet. En pensant ainsi, nous arrivons bien trop
tard pour pouvoir encore percevoir l’expérience authentique de l’histoire. Nous
sommes toujours d’emblée plongés au cœur de l’histoire. Nous sommes nousmêmes non seulement un maillon de cette chaîne qui se déroule, pour parler
avec Herder, mais nous avons à chaque instant la possibilité d’être en
intelligence avec ce qui nous vient du passé, et nous est transmis. J’appelle ceci
« la conscience historique de l’efficience » car je veux dire par là d’une part que
notre conscience est déterminée par l’efficience de l’histoire, c’est-à-dire est
déterminée par un advenir effectif qui ne permet pas de se poser librement en
678
« Sa réflexion était toujours vouée à un seul but, celui de légitimer comme réalisation de la science
objective, en dépit de la relativité qui lui est propre, la connaissance de ce qui est historiquement
conditionné » (VM, p. 251). Plus précisément, selon Gadamer, « [c]e que cherchent les réflexions de Dilthey,
ce n’est pas purement et simplement une adaptation superficielle de la méthode des sciences humaines aux
procédures des sciences de la nature, mais la découverte de quelque chose qui est authentiquement commun
aux deux méthodes. Il est de l’essence de la méthode expérimentale de dépasser les contingences d’une
observation subjective, et c’est par là qu’elle réussit à découvrir des lois de la nature. Dépasser
méthodiquement les contingences d’une perspective purement subjective et réaliser ainsi une connaissance
historique et objective, telle est l’aspiration profonde des sciences humaines » (Le problème de la conscience
historique, p. 41).
679
Le problème de la conscience historique, p. 23. Et encore : « Dilthey souligne que nous ne pouvons
connaître que dans une perspective historique puisque, justement, nous sommes nous-mêmes déjà des êtres
historiques » (Le problème de la conscience historique, p. 37).
680
VM, p. 254.
681
H.-G. Gadamer, Langage et vérité, p. 64-65.
206
face du passé. Et d’autre part, je pense aussi qu’il importe de faire naître à
chaque fois en nous une conscience de cet être-affecté – de même que tout
passé qui vient s’offrir à notre expérience nous oblige bien à lui faire face, à
assumer d’une certaine manière sa vérité682.
Gadamer, à l’instar de Dilthey, reconnaît l’historicité propre à l’homme. L’homme est
ancré dans l’histoire, et dans son histoire. Cependant, pour lui, l’homme ne peut jamais
s’absoudre de ce qui le constitue ainsi en propre et s’il peut (doit) en prendre conscience, il
ne peut cependant jamais en avoir une conscience pleine. Il est porté par l’histoire qui agit
en lui et fait donc partie de lui, de sorte qu’il ne peut jamais s’en détacher totalement pour
l’observer. Elle fait partie de ces choses familières qui, en tant qu’homme, nous portent et
nous traversent et dont on ne peut se séparer pour les poser en objet 683. Que l’on essaye de
se retourner pour l’apercevoir dans son entièreté, nous sommes alors forcés de reconnaître
l’impossibilité de ce geste : l’histoire nous suit toujours. L’histoire, travaillant toujours en
nous, ne peut jamais être totalement objectivée. « Il est exclu que l’on voit en cette
conscience, écrit Gadamer, une nouvelle modalité de la conscience de soi, par exemple une
conscience qui aurait l’histoire de l’action pour objet, voire une méthode herméneutique qui
serait fondée sur elle. Il faut plutôt y reconnaître la limitation de la conscience par l’histoire
de l’action dans laquelle nous sommes tous. Elle est quelque chose que nous ne pouvons
jamais totalement pénétrer »684. Pour Gadamer, de cet agir-en-nous de l’histoire, il convient
de prendre conscience. Prise de conscience qui revient à reconnaître que nous ne sommes
pas totalement maître en la demeure. On ne peut jamais totalement tirer au clair ce travail,
cette influence de l’histoire en nous 685. « L’élucidation de cette situation, c’est-à-dire la
réflexion sur l’histoire de l’action, ne peut pas […] être menée à son accomplissement.
Mais cette impossibilité ne tient pas à un manque de réflexion, elle s’inscrit dans l’essence
de l’être historique que nous sommes. “Être historique” signifie ne jamais pouvoir se
682
Ibid., p. 80.
Cependant, comme nous le verrons, pour Gadamer, cette limite est aussi une chance puisque là réside la
possibilité de la compréhension.
684
H.-G. Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique » dans L’art de comprendre.
Écrits 2, p. 21.
685
À côté des trois figures de l’altérité que Ricœur relève et étudie dans Soi-même comme un autre, on
pourrait ajouter l’histoire. Une autre figure majeure de l’altérité serait l’inconscient.
683
207
résoudre en savoir de soi-même »686. L’analyse gadamérienne de l’expérience historique
met à mal la conscience certaine de soi.
Comme c’était déjà le cas dans l’expérience de l’art, cet agir-en-nous de l’histoire
traduit une « inversion » de la subjectivité. Dans l’expérience authentique de l’histoire,
c’est l’histoire qui devient sujet. On a en effet affaire à un agir de l’histoire qui mène alors
le jeu. La reconnaissance de cet agir de l’histoire vient destituer la conscience totalement
maîtresse du sens. « Le travail de l’histoire, écrit Jean Grondin, révèle un œuvrer de
l’histoire qui agit par-delà et en deçà de la conscience que nous pouvons en avoir. Ici, le
comprendre est proprement évènement de tradition qui entraîne la subjectivité dans son
jeu »687.
2. La conscience herméneutique
À partir de ces deux expériences de vérité que sont l’art et l’histoire et des « figures
de la subjectivité » qui permettent de les appréhender, il est possible de discerner certains
traits propres à la conscience herméneutique.
2.1. Une conscience auprès des choses
Premièrement, il s’agit d’une conscience qui est auprès des choses. Pour mieux saisir
ce dont il est question ici, nous pouvons faire référence à la figure antique du theorôs que
Gadamer prend lui-même plusieurs fois à témoin et que nous avons rencontrée dans le
chapitre précédent alors qu’il était question de la conception de la théorie et de son lien
avec la pratique. Avec comme objectif, maintenant, de faire ressortir les caractéristiques de
la conscience herméneutique et d’analyser le rapport qu’elle entretient avec l’altérité,
rappelons, avec Gadamer, que « [l]e terme de Theorôs désigne […] celui qui participe à une
délégation envoyée à une fête. Le membre d’une telle délégation n’a d’autre qualification
ou fonction que d’assister à la fête. Le theorôs est donc le spectateur au sens propre du mot,
celui qui, par sa présence, prend part à l’acte de la fête » 688 . Le theorôs, en tant que
686
VM, p. 324. Risser écrit ainsi que « le fait que nous ne pouvons pas surmonter l’efficience [efficacy] de
l’histoire n’est pas une déficience de la réflexion, mais une indication de l’être historique que nous sommes »
(J. Risser, Hermeneutics and the Voice of the Other, p. 79, notre traduction).
687
J. Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 139.
688
VM, p. 142.
208
spectateur – tout comme d’ailleurs le spectateur d’une pièce de théâtre que Gadamer
évoque également – n’est pas extérieur à la fête ou à la pièce, il y participe plutôt. Mais
comment comprendre le sens de cette participation ? Gadamer nous dit que cette façon
d’être présent à un spectacle ou à une fête, cette « présence à », consiste pour le soi à être
hors de soi. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que c’est en s’oubliant que l’on est auprès de
l’autre. C’est en s’oubliant que le spectateur peut être vraiment présent auprès de ce qu’il
regarde et c’est ainsi qu’il y prend véritablement part. C’est en s’oubliant que le spectateur
se voue au spectacle.
Il ne s’agit cependant nullement d’un oubli de soi au sens où l’on mettrait notre
rapport à la chose de côté pour mieux appréhender cette dernière. Il ne faut pas se retirer de
la situation où l’on s’explique et s’entend. Bien au contraire. Cet oubli de soi relève plutôt
d’un abandon de soi permettant de prendre pleinement part, d’être totalement présent
auprès de ce dont il s’agit de comprendre. Il s’agit d’une participation qui se vit dans
l’immédiateté, d’une réelle présence à ce à quoi on prend part. En ce sens, c’est plutôt la
réflexivité qui nous fait sortir de la relation. Cet oubli de soi n’est donc pas quelque chose
de négatif pour Gadamer; il ne s’agit pas tant d’une négation de la présence à soi que d’un
« abandon total à la “chose” »689. Dans cet abandon, pourrait-on dire, le rapport à l’autre
passe avant le rapport à soi. Il s’agit d’être « capable d’oublier en faveur d’une cause ses
intérêts personnels »690. Mais qu’est-ce que s’oublier plus précisément ? S’oublier, c’est
sortir du rapport à soi, c’est ouvrir une brèche dans le cercle de l’intériorité. S’oublier, c’est
s’abandonner, c’est-à-dire ne plus être dans un rapport à soi tel que le « sujet » cherche à se
déterminer lui-même. Et c’est en s’oubliant ainsi soi-même que l’on peut s’ouvrir à l’autre
et adopter une attitude réceptive à son égard.
Mais, dès lors, cette façon pour la conscience d’être « hors de soi » signifie qu’elle est
moins conscience qui agit que conscience agie, qu’elle est moins à comprendre comme
« agir » que comme « pâtir » (pathos). Cela fait d’ailleurs dire à James Risser que « le fait
que la compréhension n’est pas une action de la subjectivité mais une entrée dans – une
participation à – un évènement de transmission est peut-être l’idée centrale de
l’herméneutique philosophique de Gadamer »691.
689
Ibid., p. 144.
Ibid., p. 142.
691
J. Risser, Hermeneutics and the Voice of the Other, p. 74, notre traduction.
690
209
2.2. Une conscience « agie »
Par le terme de « conscience agie », nous avons déjà eu l’occasion de le mentionner,
nous entendons que la conscience ne se pose pas comme maîtresse du sens, mais plutôt
s’abandonne à et se laisse guider par la chose même. Il convient maintenant d’apporter
quelques précisions. Si la conscience herméneutique est une « conscience agie », c’est
avant tout parce qu’elle est une conscience dialogique, c’est-à-dire une conscience en
dialogue. C’est en effet par le biais du dialogue que la conscience herméneutique se
rapporte à la chose. Mais que signifie « être en dialogue » ? Que signifie de participer au
dialogue avec et sur la chose même ? « Être en dialogue, écrit Gadamer, signifie se mettre
sous la conduite du sujet que visent les interlocuteurs »692. Il en va du dialogue comme du
jeu, rapprochement que Gadamer fait d’ailleurs lui-même explicitement693. Tout comme
dans le jeu ce n’est pas le joueur qui mène le jeu, mais qu’il est plutôt pris dans le jeu et
mené par lui, dans le dialogue, « ce n’est plus la volonté d’un individu se réservant ou
s’ouvrant qui est déterminante, mais c’est la loi de la chose dont il s’agit dans le dialogue,
suscitant le discours et la réplique et finissant dans l’harmonie »694. C’est la vérité de la
chose, plus que les interlocuteurs eux-mêmes, qui dirige le dialogue.
Cette idée de la vérité comme guide du dialogue est un élément essentiel du dialogue
socratique, dialogue socratique qui représente une des références essentielles de Gadamer
ainsi que nous le verrons dans le prochain chapitre. Dans le dialogue socratique, en effet,
comme le met de l’avant Gonzalez, « les interlocuteurs […] s’effacent non pas en devenant
anonymes, mais en se soumettant au sujet en question, permettant à sa vérité de déterminer
pleinement le cours de la discussion » 695 . En effet, le dialogue socratico-platonicien
compte, outre les deux interlocuteurs, une tierce instance. Le dialogue est médiatisé par un
tiers qui n’est autre que la vérité, vérité qui toujours les dépasse et les surplombe. « Ainsi, si
le philosophe ne prétend à aucun savoir, et en cela il diffère de la plupart des hommes, il
reste fidèle à cette mission divine qui lui est impartie : établir la pérennité d’un dialogue
arrimé à la vérité en assurant la protection d’une âme qui, laissée à elle-même, se perdrait
692
VM, p. 390.
H.-G. Gadamer, « L’homme et le langage » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 64-65.
694
Ibid., p. 65.
695
F. J. Gonzalez, « Dialectique et dialogue dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.-G. Gadamer »,
p. 158-159.
693
210
dans la vacuité des discours »696. D’ailleurs, on se souviendra que dans l’analogie du Bien
dont Platon traite au livre VI de La République, la vérité est décrite comme ce milieu dans
lequel la pensée se meut. La vérité est le milieu qui rend possible l’exercice de la pensée,
pensée qui n’est rien d’autre pour Platon que le dialogue de l’âme avec elle-même.
Le dévoilement de la chose même ne demande ainsi pas à être compris comme une
résultante de la volonté de deux subjectivités, mais davantage comme un advenir, comme
un évènement. La « priorité [de] l’agir de la chose au sein de l’expérience
herméneutique »697 tient en effet en partie au caractère événementiel de la compréhension.
La venue à la compréhension de la chose même, dans le dialogue, est événementielle.
« Plus une conversation en est vraiment une, écrit Gadamer, moins sa conduite dépend de la
volonté de l’un ou l’autre partenaire. […] [D]ans cette conduite, les interlocuteurs ne sont
pas tant ceux qui mènent que ceux qui sont menés. Nul ne sait d’avance ce qui “sortira”
d’une conversation. La réussite ou l’échec de l’explication sont comme un évènement qui
nous est survenu »698. Tout comme dans l’événement quelque chose nous arrive, c’est la
chose même qui vient à celui qui sait l’entendre. La manifestation de la chose même est de
l’ordre de l’événement et elle est plus précisément un événement langagier.
En effet, c’est dans le langage que l’être même de la chose se manifeste. C’est que la
langue elle-même possède un caractère événementiel. Et l’expérience herméneutique
repose justement sur cette caractéristique événementielle de la langue. Quant à ce caractère
événementiel de la langue, Gadamer écrit que
par là, nous n’entendons pas seulement le fait que la langue courante et le
perfectionnement des ressources linguistiques soient un processus auquel nulle
conscience individuelle, avec son savoir et son pouvoir de choisir, ne fait face,
et qu’en ce sens il est littéralement plus juste de dire que la langue nous parle
que de dire que nous la parlons […] ; mais ce qui est plus important encore
[…], c’est ceci : ce n’est pas en tant que langue, grammaire ou lexique, que la
langue constitue le véritable événement herméneutique, qui est à la fois
appropriation et interprétation : le véritable événement herméneutique consiste
dans la venue à la parole de ce qui est dit dans la tradition. C’est donc ici a
fortiori qu’il est exact de dire que cet événement n’est pas notre action sur la
chose, mais bien l’action de la chose même699.
696
J.-F. Mattéi, Platon, p. 29.
VM, p. 510.
698
VM, p. 405, nous soulignons.
699
Ibid., p. 488-489.
697
211
Le caractère événementiel de la langue renvoie donc à deux choses. Premièrement, il
renvoie au fait que la langue constitue en partie le milieu auquel on appartient et qui nous
porte. La langue, pour Gadamer, n’est pas un moyen au service de la pensée. Elle n’est pas
un instrument ou un outil. Elle n’est pas d’abord un ensemble de signes que l’on a à notre
disposition. Elle constitue plutôt notre rapport au monde. Elle est une expression du mode
humain d’être dans le monde. « Apprendre à parler, écrit Gadamer, ne veut pas dire : être
introduit à l’usage d’un outil déjà disponible pour la dénomination du monde qui nous est
familier et que nous connaissons ; mais cela veut dire : acquérir l’intimité et la
connaissance du monde lui-même, comme il vient à notre rencontre »700. Nous vivons dans
le langage. Le langage fait partie de ce qui nous est familier, de ce à quoi nous appartenons.
« Nous sommes toujours déjà chez nous dans le langage, comme dans le monde » écrit
encore Gadamer701.
Par ailleurs, pour Gadamer, le langage est peut-être davantage le langage des choses
que le langage des hommes. Ce sont les choses elles-mêmes qui viennent au langage. En
effet, la parole qui nous est adressée et qui demande à être comprise n’est pas une façon
seconde pour la chose de se présenter. Non. Pour Gadamer, la constitution ontologique de
ce qui se présente à nous et demande à être compris est telle qu’elle se présente d’abord et
avant tout comme langage. Sa présentation comme langage fait partie de son être propre702.
En effet, c’est l’être même de la chose qui se donne en se présentant. « La présentation
n’est pas une action qui viendrait comme en plus, mais la manifestation de la chose
même »703, écrit très explicitement Gadamer. Or, qu’il n’y ait pas de distinction entre être et
se présenter tient justement au caractère langagier de l’être qui peut être compris. La langue
a, en effet, un caractère spéculatif. Par analogie avec le miroir, elle réfléchit les choses. La
langue est réflexion. Et comme réflexion, c’est la chose même qu’elle réfléchit ou
manifeste. « La réflexion même n’est pas autre chose que la pure manifestation du
réfléchi »704. C’est donc bien la chose même dans son entièreté qui se manifeste dans le
langage, qui s’y présente. La chose se donne pleinement dans sa présentation, dans sa
700
H.-G. Gadamer, « L’homme et le langage » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 61.
Idem.
702
« Si nous partons de la constitution ontologique fondamentale que l’expérience herméneutique de l’être
nous a révélée, et selon laquelle l’être est langue, c’est-à-dire autoprésentation […] » (VM, p. 512).
703
VM, p. 493.
704
Ibid., p. 491, nous soulignons.
701
212
manifestation, manifestation qui est une manifestation langagière. Claude Thérien écrit
ainsi fort justement que, pour Gadamer, « la chose n’est pas antérieure au mot; elle ne lui
préexiste pas, mais elle se constitue à travers lui, parce que le langage la fait apparaître dans
l’horizon de nos rapports de signification »705.
2.3. La conscience herméneutique … « plus être (Sein) que conscience (Bewußtsein) »706
Dans la mesure où cet agir de la chose même est premier, nous avons vu qu’il induit
donc une sorte d’effacement de la subjectivité ; il implique un oubli de soi, et ce, même si
cet oubli de soi a une fonction positive et que Gadamer, par ailleurs, comme il l’écrit
explicitement lui-même, « ne renonce pas à maintenir […] le concept de conscience »707.
Cependant, après avoir vu dans le détail que cette conscience est bien plus conscience agie
que conscience agissante, il semble légitime de demander ce qu’il reste, finalement, de la
conscience ? Autrement dit, la conscience gadamérienne est-elle conscience uniquement
passive ?
Comme chez Ricœur et Levinas, Gadamer destitue le sujet maître du sens de son
piedestal. La conscience herméneutique est en effet traversée par une forme de passivité :
quelque chose agit en elle et elle ne peut jamais totalement s’en rendre maîtresse. Or, nous
semble-t-il, Gadamer se situe ici entre Ricœur et Levinas. Nous avions vu en effet que la
passivité pour Ricœur est toujours reprise par l’activité du soi. Pour Levinas, à l’inverse,
dans sa rencontre avec l’autre, la passivité du soi est extrême, absolue. Chez Gadamer,
comme chez Levinas, on retrouve ce primat de l’agir de l’autre sur l’agir du soi. À propos
de la conception gadamérienne de l’art, Grondin écrit ainsi – avec des accents presque
levinassiens – que « le poème nous impose toujours son diktat, les grands textes de la
littérature sont des textes éminents et le tableau comme le poème parlent toujours depuis
une certaine hauteur ou majesté. […] C’est ainsi que l’œuvre d’art s’adresse à nous, comme
Aussage, comme énoncé ou message devant lequel nous ne pouvons pas rester
indifférents »708. Ce rapprochement se retrouve d’ailleurs explicitement sous la plume de
705
C. Thérien, « Gadamer et la phénoménologie du dialogue », p. 180.
H.-G. Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique » dans L’art de comprendre.
Écrits 2, p. 21.
707
Idem.
708
J. Grondin, Introduction à Gadamer, p. 67.
706
213
Gadamer, quand il écrit par exemple que : « Quand nous comprenons un texte, ce qui en lui
a sens captive de la même manière que le beau. Il s’impose et il captive d’emblée, avant
que pour ainsi dire on ne revienne à soi et que l’on puisse contrôler la prétention au sens
qu’il formule à quelqu’un »709. Chez Gadamer, comme chez Levinas, il y a ainsi une force
de l’appel de l’autre, appel de l’autre qui s’impose à nous710.
En ce sens, Bruns également soutient que « la symétrie entre l’herméneutique
gadamérienne et l’éthique levinassienne commence avec la reconnaissance de la finitude
humaine comprise comme un accusatif plutôt que comme ce qui pourrait limiter la
souveraineté nominative, déclarative ou impérative d’une conscience présidant un domaine
d’objets »711. Nous savons que l’éthique levinassienne s’entend effectivement à l’accusatif.
Or, pour Bruns, nous pouvons en dire de même de l’herméneutique gadamérienne dans la
mesure où dans la compréhension nous sommes toujours dans la position où nous sommes
interpelés et où nos concepts sont insuffisants pour saisir la chose en question. Pour
Gadamer, écrit Bruns, « nous ne pouvons jamais comprendre l’autre purement et
simplement en partant de nous-même ni en nous arrêtant à ce qui nous apparaît comme
manifestations évidentes [self-evident determinations] de ce que les choses sont »712. Pour
Gadamer, effectivement, notre opinion sur la chose ou les certitudes que l’on pense
posséder à son égard ne nous permettent pas de comprendre la chose. L’appel de l’autre qui
demande à être compris requiert plutôt que nous mettions en question nos préconceptions
sur la chose, c’est-à-dire la façon dont on l’a d’ores et déjà comprise. L’appel de l’autre
nous oblige en quelque sorte à mettre en question nos préjugés si on veut le comprendre.
Mais cette mise en question des préjugés ne marque-t-elle pas alors une certaine activité de
la conscience ?
709
VM, p. 516.
Il convient cependant de garder à l’esprit que, pour Gadamer, la conscience herméneutique est toujours
déjà pétrie d’altérité et c’est ce fonds commun, cette familiarité avec ce qui est autre qui lui permet d’entendre
son appel. Gadamer se distingue ici de Levinas. Pour Gadamer, on le sait, l’autre ne se présente jamais face à
moi. Dire que la tradition travaille toujours en moi, c’est dire que je ne peux jamais me retourner entièrement
pour lui faire face. J’ai toujours déjà des préjugés à l’égard de la chose à comprendre et donc déjà une
préconception que la rencontre avec l’autre vient heurter. L’autre a toujours déjà été appréhendé d’une
certaine façon, façon qu’il va falloir mettre en question si l’on veut que l’autre se fasse valoir en tant qu’autre.
Gadamer reconnaît ainsi la persistance en nous de préjugés (qu’il nous enjoint de remettre en question –
même si cette mise en question ne peut jamais être totale) et par le fait même l’inévitable donation préalable
de sens avant même toute rencontre avec autrui.
711
G. L. Bruns, « On the Coherence of Hermeneutics and Ethics. An Essay on Gadamer and Levinas », p. 33,
notre traduction.
712
Ibid., p. 32, notre traduction.
710
214
La conscience herméneutique n’est, en effet, pas entièrement passive. Comme le
montre Deniau, « elle réclame une certaine attitude (Haltung), celle de la participation
(theoria) consistant à s’ajuster à ce que la chose exige, à lui correspondre, à lui répondre de
façon appropriée. […] [La compréhension] n’advient que sous les anticipations de sens qui
sont autant d’ajustements, par projections et rectifications incessantes, à la teneur objective
de la chose se manifestant »713. Entrer en dialogue, c’est entrer dans un jeu de va et vient –
qui prend plus particulièrement la forme de la question et de la réponse comme nous le
verrons ultérieurement – qui met à l’épreuve notre conception première de la chose,
conception première qui relève souvent du préjugé, c’est-à-dire rappelons-le, d’un jugement
porté avant tout examen véritable de la chose, d’un jugement non fondé. Entrer dans un
dialogue duquel la vérité pourra jaillir est quelque chose d’exigeant qui requiert notamment
de reconnaître les limites propres à la conscience, à savoir l’influence des préjugés qui, en
partie, la déterminent. Ainsi, selon nous, la passivité que traduit le mode accusatif sur
lequel se fait la rencontre de l’autre n’est pas aussi exacerbée chez Gadamer qu’elle peut
l’être chez Levinas. Pour appuyer cette position, nous pouvons nous référer à la conception
gadamérienne de la tradition et à sa réhabilitation de l’autorité, concept d’autorité sur lequel
l’Aufklärung avait jeté le discrédit.
Pour Gadamer, nous sommes portés par la tradition, c’est-à-dire par ce qui s’impose
« sans avoir été préalablement fondé en raison »714. Cependant, cela ne signifie pas pour
autant que la raison est totalement étrangère à la conservation de la tradition. « La tradition,
même la plus authentique et la mieux établie, écrit Gadamer, ne se déploie pas grâce à la
force d’inertie qui permet à ce qui est présent de persister; elle a au contraire besoin que
l’on y adhère, qu’on la saisisse et cultive. Elle est essentiellement conservation […]. Or, la
conservation est un acte de raison »715. Et, ajoute-t-il, « la conservation n’est pas moins un
acte de liberté que le bouleversement et l’innovation »716. Pour Gadamer, la raison n’est
donc pas totalement absente de la perpétuation de la tradition. Elle nécessite bien un acte de
la liberté, donc du soi.
713
G. Deniau, « La question du “sujet” dans l’herméneutique gadamérienne », p. 6-7.
VM, p. 302.
715
Ibid., p. 303.
716
Idem.
714
215
C’est dans la réhabilitation que fait Gadamer du concept d’autorité que l’on peut
trouver quelques précisions quant à cet acte de liberté. Pour lui, contrairement à l’opprobre
que l’Aufklärung a jeté sur le concept d’autorité717,
l’autorité des personnes n’a pas son fondement ultime dans un acte de
soumission et d’abdication de la raison, mais dans un acte de reconnaissance et
de connaissance : connaissance que l’autre est supérieur en jugement et en
perspicacité, qu’ainsi son jugement l’emporte, qu’il a prééminence sur le nôtre.
[…]. [L]’autorité repose sur la reconnaissance, par conséquent, sur un acte de la
raison même qui, consciente de ses limites, accorde à d’autres une plus grande
perspicacité. Ainsi comprise dans son vrai sens, l’autorité n’a rien à voir avec
l’obéissance aveugle à un ordre donné718.
Gadamer considère que l’autorité peut être source de vérité et, dès lors, obéir à l’autorité
relève moins d’une forme de soumission que d’une reconnaissance de la supériorité de
l’autre. Acte de reconnaissance de la supériorité de l’autre qui est un acte de la raison.
Gadamer prend l’exemple du « classique ». Qu’est-ce qu’un « classique » ? Le classique
« désigne non pas une qualité assignable à des phénomènes historiques déterminés, mais
une excellence de l’être-historique même, le privilège historique de la conservation qui, à la
faveur d’une confirmation sans cesse renouvelée, donne l’être à une vérité » 719 . Le
classique est ce dont on reconnaît, à chaque fois, l’excellence et la supériorité. Le classique
est ce que l’on reconnaît comme ayant toujours quelque chose à nous dire. Or, cette
reconnaissance est bien un acte de la raison. Passive, la conscience herméneutique ne l’est
donc pas totalement et son activité réside dans sa capacité à mettre en question (pour
finalement reconnaître ou non) la tradition qui toujours la porte et agit en elle.
La conscience herméneutique – conscience « agie » et « auprès des choses » – diffère
donc radicalement de la conscience certaine de soi. Elle ne cherche pas à se rendre
maîtresse du sens mais entretient plutôt un autre rapport aux choses qu’elle cherche à
comprendre. La conscience herméneutique, en effet, ne supprime pas, mais maintient plutôt
dans la compréhension l’altérité de l’autre 720 . C’est ce que nous voudrions montrer
maintenant.
717
Selon Gadamer, l’Aufklärung oppose autorité et raison; l’autorité étant ce qui nous empêche de faire usage
de la raison. On pourra consulter à ce propos Vérité et méthode, p. 298 sq.
718
VM, p. 300.
719
Ibid., p. 308.
720
H.-G. Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique » dans L’art de comprendre.
Écrits 2, p. 13.
216
CHAPITRE 3 - LA SIGNIFICATION DE L’OUVERTURE À L’ALTÉRITÉ
DANS L’HERMÉNEUTIQUE GADAMÉRIENNE
Dans Vérité et méthode, Gadamer s’élève contre une prise en compte totalement
objectivante de la tradition historique – figure principale de l’altérité chez Gadamer –,
c’est-à-dire contre une façon de considérer la tradition comme quelque chose de totalement
étranger à nous. Mais quelle conception de l’altérité lui oppose-t-il alors? Pour répondre à
cette question, on peut notamment partir des quelques pages de Vérité et méthode au cours
desquelles Gadamer fait une analogie entre l’expérience du toi et l’expérience
herméneutique721. En effet, il y distingue trois façons de se rapporter à l’altérité, que ce soit
celle d’autrui ou de la tradition, allant de la plus aliénante à la plus authentique – dans le
cas de l’expérience d’autrui, authentique devenant même synonyme d’éthique.
La première forme d’expérience du toi, Gadamer la nomme « la connaissance des
hommes » et elle a pour principale visée de déterminer en quoi l’autre pourra être utile à
mes propres fins. Faire l'expérience du toi de cette façon relève alors d'une attitude à son
égard qui est celle de « l'égoïsme pur et simple »722. Ce mode de relation à l’autre est à
entendre dans le retrait de soi et l’objectivation de l’autre. Au niveau de l’expérience
herméneutique, « ce qui alors lui correspond, c’est la foi naïve en la méthode et en
l’objectivité qu’elle permet d’atteindre. Comprendre la tradition historique de cette
manière, c’est en faire un objet, c’est-à-dire l’aborder en toute liberté, sans qu’elle nous
concerne et, en éliminant pour des raisons de méthode tous les aspects subjectifs du rapport
à la tradition, s’assurer de ce qu’elle contient »723.
Dans le deuxième mode d’expérience du toi, ce dernier est certes perçu comme une
personne et non plus comme un objet. Cependant, cette expérience relève encore d’une
forme d’égocentrisme dans la mesure où l’on prétend, quasiment par avance, avoir compris
l’autre et l’avoir peut-être même mieux compris qu’il ne se comprend lui-même. Nous
sommes ici dans le règne du préjugé. En prétendant connaître autrui par avance, on prive
ses exigences propres de toute légitimité. En résulte un rapport de domination. Il n’en est
pas autrement en ce qui concerne l’expérience herméneutique. La conscience historique
721
VM, p. 381-385.
Ibid., p. 381.
723
Ibid., p. 382.
722
217
reconnaît, certes, l’altérité de la tradition, mais en prétendant pouvoir la connaître à partir
de sa propre position, elle se trouve encore à se dégager, par la réflexion, de la relation à la
tradition et ainsi à « en détrui[re] le sens véritable »724.
C’est uniquement à la conscience du travail de l’histoire (das wirkungsgeschichtliche
Bewußtsein) que le sens véritable de la tradition peut apparaître dans la mesure où cette
dernière ne récuse pas son insertion au sein même de la tradition. Au niveau de l’expérience
du toi, cette implication se traduit notamment par le fait de « se laisser dire quelque chose
par lui »725. Alors, seulement, on pourra véritablement rencontrer l’autre comme un toi,
c’est-à-dire comme une fin et non seulement comme un moyen726 ancrant par là même la
relation dans le domaine de l’éthique. Cependant, nous dit Gadamer, « il faut pour cela de
l’ouverture » 727 , l’ouverture à l’altérité apparaissant ainsi comme la condition à une
expérience du toi ou de la tradition authentique.
Mais qu’est-ce que Gadamer entend, exactement, par « avoir de l’ouverture » ? La
question mérite d’être posée dans la mesure où Gadamer ne développe pas vraiment ce
concept et, surtout, n’élabore pas à propos de sa dimension éthique728. Il conviendra donc
de se demander en quoi cette ouverture à l’altérité fait de l’expérience herméneutique une
expérience éthique. En quoi mon ouverture à autrui me le fait-il rencontrer justement en
tant qu’autrui et non plus en tant qu’autre ? Cela tient-il à la façon dont l’autre est rencontré
dans cette expérience ? Mais quel autre, justement, cette expérience nous donne-t-elle à
rencontrer ?
Nous voulons montrer que le concept d’« ouverture à l’altérité » s’articule, plus
particulièrement, autour de deux dimensions. Être ouvert à l’autre, c’est d’abord être prêt à
reconnaître son non-savoir, c’est-à-dire à prendre conscience de ses préjugés. Mais, c’est
également faire preuve d’attention à la parole de l’autre, ce qui implique la reconnaissance
724
Ibid., p. 384.
Idem.
726
Gadamer fait explicitement référence, dans ces quelques pages, à la morale kantienne et plus
particulièrement à la troisième formulation de l’impératif catégorique enjoignant à considérer autrui en tant
que fin et non seulement comme moyen. Des trois façons de faire l’expérience du toi, seule la troisième peut
être considérée comme éthique dans la mesure où c’est la seule au sein de laquelle autrui est bel et bien
considéré comme une fin en soi et non seulement comme un moyen.
727
VM, p. 384.
728
J. Grondin écrit ainsi que « l’herméneutique gadamérienne, satisfaite d’avoir dévoilé cette dimension de
l’ouverture […] connaît ses propres limites et renonce à l’élaboration du projet, toujours actuel, d’une
anthropologie ou encore d’une éthique herméneutiques » (« La conscience du travail de l’histoire et le
problème de la vérité en herméneutique », p. 440-441).
725
218
du rôle essentiel de l’interlocuteur dans le dialogue ainsi qu’une capacité d’écoute attentive.
Ces deux volets ne sont cependant pas sans lien. Ils ont, en effet, un lieu commun au sein
duquel ils s’articulent : le dialogue. Dégageant la place du dialogue dans l’herméneutique
gadamérienne, nous voudrions montrer qu’il est la « façon » de rencontrer l’autre en tant
qu’autre ouvrant ainsi la voie à une éthique herméneutique du dialogue que nous
esquisserons dans le chapitre suivant.
1. L’ouverture à l’altérité comme reconnaissance de notre non-savoir
1.1. L’expérience herméneutique comme expérience de la négativité
Dans la mesure où le concept d’ouverture à l’altérité se présente comme la marque
d’une expérience authentique du toi et donc de l’expérience herméneutique, c’est du
concept même d’expérience que nous voudrions partir pour l’expliciter. Si l’ouverture
caractérise en propre l’expérience, il convient en effet de préciser qu’il ne s’agit pas de
n’importe quelle conception de l’expérience. L’expérience herméneutique ne renvoie pas à
l’expérience comprise comme « expérimentation », à l’expérience scientifique, c’est-à-dire
à l’expérience considérée « dans la perspective de son résultat », à l’expérience qui
« correspond[…] à notre attente et la confirme[…] » 729 . Interprétée de cette façon,
« l’expérience apparaît [alors] comme quelque chose de “positif” du fait [de son] résultat
objectivable » 730 . À l’encontre de cette conception, l’expérience herméneutique relève
plutôt de l’expérience envisagée comme « processus » et elle est intrinsèquement négative.
Mais quelle est-elle plus précisément ?
Faire une telle expérience, c'est reconnaître que quelque chose est autre qu'on l'avait
cru de prime abord, qu’il n’est pas tel que ce à quoi on se serait attendu731. L’expérience
comprise en ce sens là nous met par le fait même face aux limites de notre propre savoir
729
VM, p. 376.
F. J. Gonzalez, « Dialectique et dialogue dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.-G. Gadamer »,
p. 178.
731
« L’expérience ainsi comprise présuppose au contraire nécessairement la déception infligée à des attentes
multiples et diverses. Ce n’est pas autrement que s’acquiert l’expérience. Le fait que l’expérience soit
éminemment douloureuse et désagréable ne correspond pas à une vision particulièrement pessimiste des
choses mais procède directement […] de l’essence de l’expérience. […]. Toute expérience digne de ce nom
réduit une attente à néant » (VM, p. 379).
730
219
tout en nous permettant cependant de les dépasser732. En effet, une fois l’expérience faite,
on a une meilleure idée de la chose733. L’expérience nous permet d’acquérir un savoir plus
juste de la chose 734 . Or, on peut dire de cette expérience qu’elle est ouverture dans la
mesure où, ayant appris de ses expériences passées, l’individu sait qu’il pourra tirer de ses
prochaines expériences un savoir meilleur. Il sait que l’expérience est à même de lui donner
une vision plus juste des choses et de contribuer à l’élargissement de son savoir. Il est donc
ouvert à faire de nouvelles expériences. Alors que l’expérience au sens de
l’expérimentation scientifique est clôture du savoir dans la mesure où elle consiste en la
répétition de la même expérience afin de venir en valider les résultats, l’expérience comme
processus est ouverture dans la mesure où elle procure toujours un savoir nouveau. Ainsi,
pour Gadamer,
la vérité de l’expérience contient toujours la référence à une expérience
nouvelle. Voilà pourquoi celui qu’on appelle un « homme d’expérience » n’est
pas seulement celui qui est devenu tel grâce à des expériences, mais celui qui
est ouvert à des expériences. L’accomplissement de son expérience […] ne
consiste pas à tout savoir, ni à le savoir mieux que tout le monde. L’homme
d’expérience s’avère au contraire radicalement étranger à tout dogmatisme.
Ayant fait beaucoup d’expériences, dont il a beaucoup appris, il est tout
particulièrement en mesure de faire de nouvelles expériences et d’en tirer de
nouvelles leçons. La dialectique de l’expérience trouve son achèvement propre,
non dans la clôture d’un savoir, mais dans l’ouverture à l’expérience que libère
l’expérience elle-même735.
732
H.-G. Gadamer, « Autoprésentation » : « Il en va à la fin comme de l’acquisition de l’expérience de vie :
une abondance d’expériences, de rencontres, d’enseignements et de déceptions ne veut pas dire qu’à la fin
nous en savons plus, mais seulement que nous sommes avertis et avertis de notre propre modestie. Dans un
chapitre central de mon ouvrage Vérité et méthode, j’ai défendu ce concept “personnel” d’expérience contre
les recouvrements que lui a fait subir l’institutionnalisation des sciences de l’expérience » (p. 57).
733
« Faire l’expérience d’un objet signifie n’avoir pas, jusqu’à présent, vu les choses correctement et savoir
mieux désormais ce qu’il en est. […]. Loin de se réduire à une illusion que l’on perce à jour et par conséquent
à une rectification, elle représente l’acquisition d’un savoir de vaste portée. Ce ne peut donc être d’un objet
choisi au hasard que l’on fait l’expérience. Il doit au contraire être tel qu’il permette d’accéder à un savoir
meilleur, non seulement de lui-même, mais de ce que l’on pensait savoir auparavant, c’est-à-dire d’un
universel » (VM, p. 376).
734
Avec F. J. Gonzalez, on remarquera ainsi que « cette négativité de l’expérience est une négativité
productive. Faire l’expérience d’une erreur de perception, faire l’expérience de la limite de l’une de nos
généralisations est nécessairement avoir maintenant une meilleure connaissance » (« Dialectique et dialogue
dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.-G. Gadamer », p. 180). Gadamer lui-même écrit d’ailleurs que
« l’expérience véritable est toujours une expérience négative. Faire l’expérience d’un objet signifie n’avoir
pas, jusqu’à présent, vu les choses correctement et savoir mieux désormais ce qu’il en est. La négativité de
l’expérience a donc un sens particulièrement créateur » (VM, p. 376).
735
VM, p. 378.
220
Faire véritablement une expérience, ce n’est pas se refermer sur le savoir ainsi acquis, mais,
au contraire, prendre la mesure de la mouvance de l’universel auquel se rapporte ce savoir.
Pour faire écho à l’analyse précédente de la phronèsis, on pourrait dire que faire une
expérience, c’est être amené à reconnaître que les situations particulières – les expériences
donc – informent cet universel, qui n’est ainsi pas fixe, pas fermé sur lui-même, mais est au
contraire ouvert. L’homme d’expérience sait ainsi reconnaître qu’une telle expérience peut
l’amener à acquérir un savoir meilleur, autre, un savoir élargi; il n’est donc pas figé dans
une posture dogmatique, au contraire : au fait du savoir autre qu’une expérience peut lui
apporter, il est d’autant plus ouvert à faire de nouvelles expériences.
1.2. L’art de questionner
Or, cette ouverture, nous dit Gadamer, a pour structure « celle de la question »736. En
effet, c’est en questionnant que l’on ouvre « l’être que l’on interroge »737. Seul celui qui sait
questionner est en mesure d’ouvrir la chose dont il fait l’expérience pour en acquérir un
savoir autre, meilleur. Plus précisément, questionner la chose, ce n’est pas l’ouvrir de
n’importe quelle façon, à tous vents. C’est au contraire délimiter le champ de ses possibles,
c’est-à-dire être capable de lui donner un sens, une direction. Ainsi, n’est pas maître dans
l’art de questionner qui veut. D’ailleurs, que cela ne soit pas chose aisée, les dialogues de
Platon nous le montrent de façon magistrale. Souvenons-nous de Socrate qui, à diverses
reprises, propose à ses interlocuteurs – souvent des sophistes – de guider le dialogue et
donc de poser les questions. Dans la bouche desdits sophistes, l’embarras remplace alors
l’éloquence 738 . Pourquoi leur est-il si difficile de questionner, de faire preuve de cette
ouverture propre à l’homme qui sait questionner? Tout simplement parce que questionner
exige de reconnaître sa propre ignorance. Or, s’il y a bien une chose à laquelle se refusent
les sophistes de Platon, c’est bien de reconnaître qu’ils ne savent pas! La question véritable,
736
VM, p. 385.
Ibid., p. 386.
738
« Contrairement à l’opinion généralement répandue, il est plus difficile de questionner que de répondre :
voilà l’une des intuitions les plus précieuses que nous devons au Socrate de Platon. Quand les partenaires du
dialogue socratique, en peine pour répondre aux questions embarrassantes de Socrate, veulent user des mêmes
armes pour prendre l’offensive et prétendent à leur tour au rôle soi-disant avantageux de celui qui questionne,
c’est alors à plus fort raison qu’ils échouent » (VM, p. 386).
737
221
la question ouverte739 repose donc sur la reconnaissance de son non-savoir. « Pour être en
mesure de questionner, il faut vouloir savoir, c’est-à-dire savoir que l’on ne sait pas »740. Là
est l’ouverture à l’altérité, dans le « vouloir savoir ». Cependant, ne veut savoir que celui
qui est au fait de son ignorance. Acquérir un savoir meilleur de la chose nécessite de la
mettre en question et, pour la mettre en question, encore faut-il être prêt à suspendre son
savoir de la chose, à reconnaître qu’il peut ne pas être exact, à reconnaître que, finalement,
on ne sait pas. C’est en suspendant son savoir, en mettant en suspens et donc en question
ses propres préjugés sur la chose, au sens gadamérien du terme, que l’on peut arriver à fixer
« les présuppositions qui tiennent et à partir desquelles se montre ce qui reste en
question »741, que l’on peut donc arriver à poser les limites au sein desquelles la question
doit être posée. Pour poursuivre avec l’exemple des dialogues socratico-platoniciens, on
reconnaîtra chez Socrate cet art de poser la question. Le lecteur d’un dialogue de Platon ne
peut, en effet, s’empêcher de remarquer que Socrate semble savoir où il va, donnant même
parfois l’impression que cet aveu d’ignorance qui le caractérise n’est qu’une feinte. Mais
n’est-ce pas là, justement, l’art de poser une question ? Cet art n’implique-t-il pas, comme
nous le montre fort justement Gadamer, de savoir délimiter le champ dans lequel la réponse
va se donner ? Poser une question, c’est, en effet, déjà l’orienter vers des possibilités de
réponse. Voilà, l’art de Socrate742. « Il n’existe pas de méthode qui apprenne à questionner,
nous dit Gadamer, à discerner ce qui fait problème. L’exemple de Socrate nous enseigne au
contraire que ce qui importe, c’est de savoir que l’on ne sait pas » 743 . Le questionner
véritable ne relève pas de la méthode, il est plutôt le propre d’une attitude. Il n’existe pas de
manuel, de règles à suivre pour bien questionner, il s’agit plutôt, humblement, d’être prêt à
reconnaître son ignorance et donc de mettre en question ses préjugés. « L’attitude
herméneutique, nous dit Gadamer, ne suppose qu’une prise de conscience qui, en
739
Gadamer dit ainsi, par exemple, de la question pédagogique ou de la question rhétorique qu’elles ne sont
qu’apparences de question. En effet, le professeur ne remet pas en question son savoir de la chose quand il
pose une question à son étudiant. L’objectif n’en est pas un de recherche en commun. Il s’agit plutôt d’évaluer
le savoir de l’étudiant. Le savoir sur la chose n’est aucunement remis en question (VM, p. 386).
740
VM, p. 386.
741
VM, p. 387.
742
Et encore : « Questionner, c’est chercher, et par-là même se laisser guider par ce qui est cherché. On ne
peut chercher que si l’on sait ce que l’on cherche – alors seulement, le regard fixé sur ce qui est su, on peut
circonscrire, délimiter, et, en un mot, connaître. Voilà ce qu’enseigne le Ménon » (H.-G. Gadamer, L’Idée du
Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 58).
743
VM, p. 389.
222
caractérisant nos opinions et nos préjugés, les qualifie comme tels, et leur ôte du même
coup leur caractère outrancier. Et c’est en réalisant cette attitude que nous donnons au texte
la possibilité d’apparaître dans sa différence et de manifester sa vérité propre contre les
idées préconçues que nous lui opposons d’avance »744 . Le savoir de la question, savoir
pratique, passe avant tout par l’aveu de sa propre ignorance. Certes, la dialectique
socratique, cet art du dialogue, peut être considérée comme une méthode au sens
étymologique du terme, c’est-à-dire au sens d’un chemin qui mène vers quelque chose.
Mais, pour Gadamer, cette « méthode » relève plus d’un savoir pratique que d’un ensemble
de règles à suivre, de règles qu’il conviendrait d’appliquer. D’ailleurs, dans L’Idée du Bien
comme enjeu platonico-aristotélicien, il fait le lien entre la dialectique socratique et le
savoir pratique aristotélicien, c’est-à-dire la phronèsis.
Platon peut appeler également phronèsis cette dialectique vraie, et cela pour des
raisons parfaitement fondées. Confronté à la question du Bien, on ne trouve
aucun savoir préalable à sa disposition, et on ne peut non plus s’en remettre tout
bonnement à autrui. Il faut s’interroger soi-même, et l’on est nécessairement en
dialogue – avec soi-même ou avec d’autres. Il s’agit bien alors d’opérer des
distinctions et de préférer ceci à cela. Quand Platon, plus tard, caractérise cette
opération discriminatoire comme l’art de la diairesis (« division »), si bien que
celui-ci coïncide presque avec la dialectique, il pense cependant moins à une
méthode qu’à la tâche pratique d’opérer des distinctions pertinentes là où règne
et sévit particulièrement la confusion. Ce n’est pas précisément une méthode
scientifique au sens logique du terme. […] Il faut à l’avance savoir de la chose
considérée de quel genre elle relève. […] L’art dialectique de faire des
distinctions présuppose plutôt une familiarité préalable avec l’objet de la
discussion, ainsi qu’une visée ne perdant jamais de vue l’enjeu de la discussion.
[…] Le point de vue de Platon me paraît être justement que la dialectique qui
sait faire de telles distinctions est semblable à cette aptitude à « rendre compte »
qui caractérisait l’homme Socrate quand il s’en tenait fermement à ce qu’il avait
reconnu comme « bon ». Nous sommes véritablement en présence d’un savoir
dans la mesure où celui qui sait ainsi son ignorance est disposé sans limite à
rendre compte. Le thème directeur de Socrate est bien l’arétè. Elle est quelque
chose qu’en un certain sens on sait toujours déjà, qu’il faut toujours déjà savoir.
[…], elle exige que l’on soit « au clair avec soi-même », et Socrate montre à ses
interlocuteurs que cette évidence leur fait cruellement défaut. Platon a donné à
cela une explication plus générale. Partout où il s’agit d’un savoir qui ne peut
être acquis par apprentissage, mais seulement par un examen de soi-même et du
savoir que l’on pense détenir, nous avons affaire à la dialectique. C’est
seulement à la faveur du dialogue – avec soi-même ou avec d’autres – que l’on
744
H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 81, nous soulignons.
223
peut parvenir à dépasser les simples opinions préconçues, et seul celui qui se
laisse guider par un tel savoir du « bien » pourra s’y tenir fermement745.
On a donc affaire ici à un savoir vécu plus qu’appris, au savoir finalement de l’homme
d’expérience et s’il s’apprend, c’est effectivement plus comme une vertu. Il exige, comme
le dit Gadamer, que l’on soit au clair avec soi-même, c’est-à-dire que l’on ait déjà une
certaine compréhension de soi. Nous y reviendrons.
Concrètement, l’ouverture à l’altérité semble donc se traduire d’abord par la
reconnaissance de son ignorance. Être ouvert à l’altérité, c’est d’abord et avant tout mettre
son savoir, mettre ses positions, ses préjugés en question et être prêt à accepter qu’ils
puissent ne pas être totalement vrais, qu’ils puissent ne pas rendre totalement raison de la
chose en question.
Dans cet aveu de non-savoir préalable à tout questionner authentique, on aura, bien
entendu, reconnu la docta ignorantia socratique746. Seul celui qui reconnaît qu’il ne sait pas
peut se mettre en marche vers la vérité ou, plus exactement, dans le cas des dialogues
socratiques, vers l’Idée747. Seul celui qui peut se détacher de l’opinion dominante et porter
un regard critique sur cette dernière est à même de commencer à questionner, le chemin
vers l’Idée étant pavé de questions. Mais, fondamentalement, pourquoi faut-il reconnaître
notre non-savoir pour que l’étincelle du questionnement puisse jaillir et entraîner la pensée
jusqu’à la vérité ? Selon Gadamer, ce que nous apprend Platon, c’est que « la corruption
que le savoir comme tel comporte et peut mettre en avant est, dans l’argumentation du
dialogue, la prétention d’avoir toujours raison »748. En prétendant connaître, en prétendant
avoir raison, on détourne finalement son regard de la chose pour le braquer sur notre propre
connaissance, sur ce que l’on sait de la chose, mais qui n’est pas encore la chose elle-
745
p. 44-45.
« […] de même la forme logique de la question et la négativité qui l’habitent trouvent-elles, elles aussi,
leur achèvement dans une négativité radicale, dans le savoir du non-savoir. C’est la célèbre docta ignorantia
socratique, qui inaugure, dans l’extrême négativité de l’aporie, la véritable supériorité de l’interrogation »
(VM, p. 385).
747
Ainsi, dans le Ménon, Socrate a-t-il ces paroles s’adressant à Ménon « […] c’est parce que je me trouve
moi-même dans un extrême embarras que j’embarrasse aussi les autres. Tu vois bien qu’à présent, parlant de
la vertu, je ne sais pas ce qu’elle est, tandis que toi, qui le savais sans doute avant d’entrer en contact avec
moi, tu ressembles tout de même à quelqu’un qui ne le sait pas! Cependant, je veux bien mener cet examen
avec toi, pour que nous recherchions ensemble ce que peut bien être la vertu » (80a-b).
748
H.-G. Gadamer, « Dialectique et sophistique dans la VIIe lettre de Platon » dans L’art de comprendre.
Herméneutique et tradition philosophique, p. 238-239.
746
224
même749. Le risque est, alors, d’hypostasier cette connaissance et de vouloir l’imposer à
tout prix. Le risque est alors de perdre de vue la chose, de ne plus avoir la chose comme
visée. Ainsi, celui qui se meut dans sa prétention à la connaissance empêche la vérité de
faire ses preuves. En effet, cette prétention balaie à l’avance du revers de la main toute
confrontation véritable avec des possibilités autres. Or, « la vérité d’une connaissance doit
faire ses preuves dans le dialogue, c’est-à-dire contre toute contradiction possible » 750 .
C’est dans la confrontation avec l’altérité que la vérité peut émerger.
Cette mise en question de ses propres préjugés – qui est la forme que prend, dans
l’herméneutique gadamérienne, la docta ignorancia socratique – se révèle donc être
exposition à l’autre. On s’expose à la parole autre sur la chose.
[L]oin de valider nos préjugés par le seul fait de les étaler, la parole les met en
jeu, écrit Gadamer, c’est-à-dire qu’elle les soumet à notre propre doute et à la
réplique de l’autre. […] Avant même qu’il ait ouvert la bouche pour répliquer,
celui que nous rencontrons ainsi nous aide, par sa seule présence, à découvrir
l’étroitesse de nos préjugés et à les faire éclater. Ce qui nous paraît ici comme
l’expérience du dialogue ne se limite pas au champ des arguments que l’on
s’oppose ainsi, dans l’échange et la mise en commun desquels on peut sans
doute voir la fin de toute confrontation. […] [I]l y a là encore bien autre chose,
pour ainsi dire une potentialité de l’altérité qui se situe encore au-delà de tout
consensus751.
Ce que Gadamer entend par là est que s’exposer à l’autre, ce n’est pas seulement exposer
nos préjugés, exposer notre conception de la chose, exposer nos arguments, bien plus, c’est
toujours s’exposer soi-même. En effet, du dialogue, de la confrontation avec l’autre, on ne
ressort pas « indemne ». Pour Gadamer, le dialogue implique toujours ultimement une
transformation de soi, sur laquelle nous reviendrons. « S’exposer à l’autre » signifie donc
« se risquer ». Risquer le soi que nous sommes. Mettre en jeu ses préjugés, c’est finalement
se mettre en jeu. Or, cela est rendu possible par la confrontation avec l’altérité.
749
C’est l’interprétation que fait Gadamer de l’excursus de la VIIe lettre de Platon : « […] ces quatre éléments
indispensables à la connaissance vraie sont néanmoins responsables de ce que leur concours ne permette
jamais de saisir la chose avec une sûreté entière. On ne peut jamais être assuré que, dans ces moyens, la chose
elle-même se révèle avec son intelligibilité entière et non dissimulée. […]. À quoi tient-il qu’aucun de ces
moyens, et pas davantage tous ces moyens réunis, ne puissent vraiment contraindre à comprendre? […] Ils
[ces logoï] ont tous une réalité en eux-mêmes, une constitution qui les distingue de ce qu’ils représentent
comme étant la chose. […]. La thèse de Platon est que tous se font valoir pour ce qu’ils sont par eux-mêmes et
supplantent en quelque sorte ce qui se montre en eux » (Ibid., p. 232-233).
750
Ibid., p. 227.
751
H.-G. Gadamer, « Texte et interprétation » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 200-201.
225
2. L’ouverture à autrui comme capacité à écouter et à faire valoir la parole de
l’autre
2.1. L’ouverture à l’altérité comme capacité à faire valoir la parole de l’autre
Pour que cette mise à l’épreuve soit possible, outre la reconnaissance de son nonsavoir, encore faut-il être prêt à reconnaître que le chemin vers la vérité passe par le
dialogue et donc par la parole de l’autre. Encore faut-il être disposé à écouter et à
accueillir752 la parole de l’autre, c’est-à-dire à y faire droit comme à quelque chose qui est
potentiellement porteur de vérité753. Il faut donc être prêt à accepter que l’autre puisse avoir
raison. Seul celui qui est capable de faire droit à la parole de l’autre peut véritablement
entrer en dialogue, le dialogue étant, pour Gadamer, rappelons-le, l’unique chemin vers la
chose même. Ainsi, le dialogue duquel peut sourdre l’entente « implique que les partenaires
y soient disposés et qu’ils essaient de faire droit à ce qui leur est étranger et opposé.
Lorsque cela se produit et que chacun pèse les raisons de l’autre, tout en maintenant les
siennes propres, on peut finalement, par un transfert réciproque, imperceptible et
involontaire des points de vue […] parvenir à un langage commun et à l’expression d’une
décision commune » 754 . Pour parvenir à s’entendre sur la chose même, le dialogue
authentique nécessite une ouverture à l’altérité, ouverture qui se concrétise ici par le fait
d’être prêt à accorder toute son importance à la parole de l’autre, d’être prêt à la faire
valoir. Ainsi, « [e]lle [la philosophie herméneutique] insiste pour dire qu’il n’y a pas de
plus haut principe que celui qui consiste à rester ouvert au dialogue. Et cela veut toujours
dire qu’il faut reconnaître au préalable la légitimité possible, voire la supériorité de son
interlocuteur »755. En effet, celui qui ne fait pas montre d’une telle attitude, celui qui n’est
pas prêt à reconnaître que l’autre peut avoir raison, celui-là s’empêche de lui-même d’entrer
dans le dialogue pouvant le mener vers la chose même.
Allant de nouveau puiser chez Platon, Gadamer nous donne à voir ce qu’est un
752
Pour parler de la question et de la réponse, Gadamer évoque le « don et l’accueil » (VM, p. 391).
« L’expérience du toi révèle, elle aussi, le paradoxe selon lequel quelque chose qui me fait face se fait
valoir dans son droit propre et exige d’être reconnu purement et simplement et, dans cette mesure même,
demande à être “compris”. Mais je crois avoir montré avec précision que cette compréhension ne s’adresse
pas au toi comme tel, mais à ce qu’il dit de vrai. Par là, j’entends la sorte de vérité qui ne se rend visible qu’en
passant par le toi, et dans la mesure seulement où on se laisse dire quelque chose par lui » (H.-G. Gadamer,
« Préface à la seconde édition », p. 16-17).
754
VM, p. 408-409.
755
H.-G. Gadamer, « Autoprésentation », p. 57.
753
226
simulacre de dialogue, faisant d’autant mieux ressortir l’importance cruciale de l’ouverture
à l’autre. Il s’arrête, plus particulièrement, chez Platon, aux deux formes inauthentiques du
discours que sont la forme appauvrie de la rhétorique et l’éristique. Dans ces discours, « la
parole parvient à usurper l’apparence du savoir. […] Sa fallacieuse prétention au savoir
revêt [alors] la forme d’un Logos qui, loin d’accueillir librement l’objection ou
l’approbation objective pour y trouver une aide ou une confirmation, vise au contraire à
ôter au protagoniste la possibilité de répondre librement » 756 . Dans le cas de la forme
appauvrie de la rhétorique, l’un des interlocuteurs cherche « à emporter de force l’adhésion
de l’autre »757, dans le cas de l’éristique, « il s’efforcera de réfuter ses positions »758. Dans
les deux cas, c’est la parole en tant que telle qui prend le dessus sur la chose même et, ce,
dans l’objectif d’effacer l’autre en tant que réel partenaire du dialogue et finalement
d’avérer sa supériorité sur l’autre partenaire. En effet, ce qui se trouve à caractériser ces
formes de discours est la présence du phtónos, c’est-à-dire de « la préoccupation de celui
qui veut à tout prix avérer sa supériorité sur les autres partenaires du dialogue ou du moins
ne pas être en reste par rapport à eux »759. Dans ces formes inauthentiques de dialogue, la
visée est avant tout d’affirmer sa supériorité sur son interlocuteur ; la parole vise à prendre
le dessus sur ce dernier.
Cela nous enseigne que pour qu’ait lieu un dialogue authentique qui puisse mener à
l’Idée chez Platon, ou à la chose même chez Gadamer, il est nécessaire que le phtónos soit
exclu du dialogue. D’ailleurs, celui dont l’attitude est malveillante envers l’autre, celui qui
fait montre de jalousie, d’envie, celui-là ne s’empêche-t-il pas lui-même d’entrer dans un
dialogue véritable avec l’autre ? Peut-il, avec cette attitude, prendre avec l’autre le chemin
dialogique de la vérité ? Peut-il s’engager dans ce discours dialogué qui, seul, peut voir
émerger l’Idée ? Ce sont là, bien sûr, de fausses questions. Il ne peut évidemment pas s’y
engager dans la mesure où
la dialectique ne consiste pas à trouver la faiblesse de ce qui est dit, mais à
commencer, de sa propre initiative, par lui donner sa véritable force. Ce que
l’on entend par là, ce n’est donc pas un art d’argumenter et de discourir, capable
de donner force à cela même qui est faible, mais l’art de penser, qui sait donner
plus de force aux objections en partant du sujet même. [Et] c’est à cet art de
756
H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 83.
Idem.
758
Idem.
759
Ibid., p. 82.
757
227
renforcer que le dialogue platonicien doit une actualité, unique en son genre760.
On remarquera que ces formes inauthentiques de dialogue correspondent, chez
Gadamer, au deuxième mode d’expérience du toi, qui est, rappelons-le, une façon
inauthentique de faire l’expérience de l’autre. En effet, dans cette façon de faire
l’expérience du toi, on pense, préalablement à toute rencontre, avoir déjà compris l’autre
et l’avoir peut-être même mieux compris qu’il ne se comprend lui-même. Or, « chacun
sait qu’un dialogue est impossible si l’un des partenaires se croit de manière absolue en
une position supérieure par rapport aux autres, par exemple, lorsqu’il prétend détenir un
savoir préalable sur les préjugés dont l’autre est captif. Il s’enferme alors dans ses
propres préjugés »761.
Ce qui va donc surtout donner à penser à Gadamer dans l’art du dialogue socraticoplatonicien, c’est cette disposition des interlocuteurs du dialogue envers la parole de l’autre.
La volonté de se mettre de l’avant et d’avoir le dessus sur l’autre doit être absolument
bannie. Au contraire, la parole de l’autre est essentielle dans la mesure où elle est parole sur
la chose. Seul celui qui est prêt à accorder toute sa légitimité, toute sa force à la parole de
l’autre, seul donc, celui qui fait preuve de « bonne volonté » et est ainsi ouvert à cette
parole peut entrer en dialogue. « “Bonne volonté”, écrit en effet Gadamer, signifie pour moi
ce que Platon nomme eumeneis elenchoi. Cela veut dire qu’on ne se préoccupe pas de
repérer les faiblesses de l’autre dans le but d’avoir raison absolument, mais qu’on cherche
bien plutôt à renforcer autant que possible le point de vue de l’autre, de telle sorte que son
discours devient en quelque sorte lumineux »762.
Mais, pourquoi, pourrait-on demander, la parole de l’autre est-elle si importante ?
Dans la perspective des dialogues socratico-platoniciens, et il n’en va pas autrement chez
Gadamer, son caractère essentiel tient à ce que c’est grâce à elle qu’il est possible de
progresser vers la chose qui, dans l’entente, se découvre alors. En effet,
la science telle que la conçoit Aristote n’a nul besoin de l’assentiment d’un
interlocuteur ; la nécessité qui gouverne sa méthode de démonstration rend
superflue toute approbation effective d’autrui. La dialectique, en revanche, vit
de la force de l’entente dialogique, son sort est lié à la participation et à la
760
VM, p. 391. Et encore : « Être en dialogue, ce n’est pas réduire l’autre au silence par l’argumentation, c’est
au contraire déterminer le poids réel de son opinion » (VM, p. 390).
761
H.-G. Gadamer, « Herméneutique classique et philosophique », p. 117.
762
H.-G. Gadamer, « Et pourtant : puissance de la bonne volonté (une réplique à Jacques Derrida) » dans
L’art de comprendre. Écrits 2, p. 235.
228
compréhension de l’autre et chaque étape de son cheminement repose sur la
garantie que lui procure l’acquiescement de l’interlocuteur763.
L’autre est ainsi, au sein du dialogue socratico-platonicien, le garant de la vérité qui a
émergé du dialogue. C’est grâce à la parole de l’autre que l’objectivité peut être atteinte764.
Et comme l’analyse très justement Frey, il en va de même dans le dialogue gadamérien.
L’autre a également cette fonction de garantie de l’objectivité. Ainsi,
[t]out l’enjeu du modèle du dialogue sera de permettre la reconnaissance de
l’altérité dans l’interprétation, altérité à la fois de la tradition et de la chose que
celle-ci communique. C’est de cette manière, semble-t-il, que Gadamer fait
droit à l’exigence d’objectivité de l’interprétation. […]. Proche du modèle
dialogal proposé par Buber dans Je et Tu, Gadamer décrit la relation de
l’interprète à la tradition comme la relation à un « toi » non personnel, où tout
l’effort de compréhension et de distanciation par rapport à ses préjugés doit
venir de l’interprète. Un net privilège est accordé au « Tu » sur le « Je » destiné
à contrecarrer la tentation, sans cesse renaissante, qui pousse l’interprète à se
donner raison envers et contre tout. Ce qui importe à Gadamer, c’est de montrer
que l’objectivité de l’interprétation se confond avec la reconnaissance de la
vérité de la tradition, qui implique elle-même l’effacement du sujet réflexif765.
Pour rendre encore plus explicite la signification de la parole de l’autre ainsi que son
rôle et son importance dans la progression du dialogue vers la vérité, on peut distinguer,
avec Gadamer, deux formes d’entente : « celle [d’une part] où prédomine une tendance
spécifiquement réflexive de l’être-ensemble, et celle [d’autre part] qui se tourne purement
vers l’objet du discours, trouvant son accomplissement dans l’entretien scientifique »766, la
seconde seulement pouvant être considérée comme un « être-ensemble authentique »767 .
Précisons. Ce qui fondamentalement distingue les deux situations de dialogue, c’est que
dans la première il n’est pas fait abstraction de celui qui parle. L’attention de l’un n’est pas
763
H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 49-50.
Et encore : « J’ai eu à apprendre de Platon, le grand “dialogicien”, ou plutôt du dialogue socratique tel que
Platon l’a créé, en poète, que la structure monologale de la conscience scientifique ne permet jamais
totalement à la pensée philosophique de réaliser son intention » (H.-G. Gadamer, « Entre phénoménologie et
dialectique. Essai d’autocritique » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 23).
764
« Dans le cadre de cette pure dévolution à la chose, l’entretien accède à sa possibilité la plus propre, qui est
de permettre à celui qui parle de progresser grâce à l’autre dans son investigation objective. Il partage en effet
avec son partenaire la compréhension préalable de l’étant concerné, et en abordant cet étant pour en mettre au
jour les fondements, il entend fonder en raison cette compréhension même. Toute la productivité objective du
dialogue réside justement dans la confiance que l’on témoigne au partenaire et à ses objections pour être guidé
dans sa propre recherche » (H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation
phénoménologique du Philèbe, p. 75)
765
D. Frey, L’interprétation et la lecture chez Ricœur et chez Gadamer, p. 171.
766
H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 74.
767
Idem.
229
seulement portée sur la parole de l’autre et même plus précisément sur son contenu, sur les
raisons amenées, mais également sur « le Dasein qui s’exprime toujours en même temps
lui-même », c’est-à-dire sur
[l]e ton de la voix et les gestes [qui] manifestent l’état d’âme et la disposition
intérieure de celui qui parle. En entendant ce que l’autre pense et énonce,
j’entends toujours aussi en même temps sa disposition intérieure, et cette
écoute, elle aussi en situation, modifie la compréhension que j’ai de son propos.
La chose concernée que la parole met en lumière n’est donc jamais saisie et
comprise pour elle-même, mais elle est appréhendée dans ce que le locuteur a
voulu y exprimer, dans ce qu’il a dit et donné à comprendre de lui-même à
travers ses propos, intentionnellement ou non. L’interlocuteur ne répond donc
pas véritablement au contenu de l’énoncé en tant que tel, mais à ce que l’autre y
a exprimé de soi : il y répond en s’exprimant à son tour lui-même sur le sujet
abordé. Cette manière de faire part de soi dans le dialogue constitue une
modalité spécifique du rapport à l’autre. Le modèle d’entente qui prévaut ici
n’est pas celui d’un accord sur la chose dont on parle, l’enjeu n’est pas
d’affermir la certitude d’une découverte objective, mais bien de se manifester
soi-même à l’autre à travers le discours qu’on tient sur elle768.
Certes, l’entente est alors possible, mais il ne s’agit pas d’une entente sur la chose même.
Cette idée que Gadamer développe déjà dans son interprétation du Philèbe conserve une
place d’importance dans l’ouvrage majeur de 1960. Dans Vérité et méthode, il écrit en effet
que
toute véritable conversation implique donc que l’on réagisse à ce que dit l’autre,
que l’on fasse vraiment droit à ses points de vue et que l’on se mette à sa place
au sens où l’on veut comprendre non pas l’autre comme individualité, mais ce
qu’il dit. Ce qu’il importe de saisir, c’est le droit de cela même qu’il pense, de
sorte que nous puissions nous mettre d’accord sur la chose même. Ce n’est donc
pas à lui en tant qu’individu que nous rattachons son opinion, mais à ce que
nous pensons et présumons nous-mêmes. Par contre, dès lors que nous voyons
vraiment dans l’autre l’individualité, par exemple dans l’entretien thérapeutique
ou dans l’interrogatoire d’un accusé, la situation de l’explicitation-entente cesse
absolument769.
Et il ajoute en note de bas de page : « À ce transfert en autrui, où c’est l’autre que l’on vise
au lieu de scruter ses raisons, correspond l’inauthenticité des questions posées dans un
dialogue de cette sorte ». Bref, pour que le dialogue puisse mener à une entente
authentique, à une entente sur la chose même, seule la parole d’autrui sur la chose doit être
prise en compte. « Il est question, en d’autres termes, de saisir la valeur intrinsèque des
768
769
H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 73.
VM, p. 407.
230
arguments avancés »770. C’est en s’en tenant aux arguments en faveur de la chose que porte
la parole d’autrui que l’on peut arriver à une entente authentique, entente authentique qu’il
faut comprendre comme « un mode d’entente qui s’appuie sur des raisons et se tient à
l’écoute des raisons »771 . Et en ce sens, la première situation d’entente à laquelle nous
avons fait référence antérieurement correspond davantage à « une dégradation réflexive de
l’être-ensemble » plutôt qu’à une manière authentique d’être-ensemble. En effet, « celui
qui, par exemple, pense comprendre son contradicteur sans pour autant lui donner raison a
trouvé ainsi un bon moyen de se prémunir contre l’objection réelle; en se retranchant dans
sa propre compréhension de soi-même – ce qui est inévitable lorsqu’on cherche ainsi à se
démarquer par rapport à l’autre –, on s’enferme en effet à l’intérieur de possibilités d’où cet
autre est d’emblée exclu, on se met hors d’atteinte »772. Ainsi, quand Gadamer pose comme
condition à un dialogue authentique l’ouverture à l’altérité comprise comme attention à et
valorisation de la parole de l’autre, il entend par là d’accueillir et de faire droit aux
arguments et aux raisons amenées par l’autre dans le processus de dévoilement de la chose
même.
Mais quelle est alors la conception de l’altérité qui prévaut dans le dialogue
gadamérien ? Qu’en est-il du statut et de l’individualité de l’autre dès lors que Gadamer
écrit que « cet autre avec lequel on tâche d’arriver à l’accord n’est donc en rien différent de
tous les autres, ou plus exactement il est seulement requis en tant qu’il ne diffère en rien de
n’importe qui d’autre »773. L’autre n’acquiert-il pas alors le statut d’un anonyme ?
Il semble que, dans le dialogue, si l’autre est bien là en tant qu’autre, il n’est aussi là
qu’en tant qu’autre. D’un côté, de par son altérité, il est garant de la progression du
770
H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 75.
H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 75.
772
Ibid., p. 74. Ou encore, dans Vérité et méthode, à propos du deuxième mode d’expérience du toi : « ici naît
la possibilité, qu’a chacun des partenaires de l’emporter sur l’autre par la réflexion. Il prétend de lui-même
connaître l’exigence de l’autre, bien plus, la comprendre mieux que celui-ci ne la comprend lui-même. Le toi
perd ainsi son caractère immédiat de l’exigence qu’il exprime à quelqu’un. Il est compris, mais seulement au
sens où c’est du point de vue de l’autre qu’il se prête à l’anticipation et tombe sous l’empire de la réflexion »
(p. 382). Dans Langage et vérité également : « [L]’expérience montre que rien n’obstrue plus une
compréhension authentique entre Je et Tu que de prétendre comprendre l’autre dans son être et son opinion.
Être par avance compréhensif à l’égard de toute réplique de l’autre ne sert en vérité à rien d’autre qu’à se tenir
à distance de la prétention d’autrui. C’est une façon de ne rien se laisser dire. Mais là où l’on est en mesure de
se laisser dire quelque chose, où on laisse valoir la prétention de l’autre sans le comprendre par avance et par
là sans le limiter, on parvient à une authentique connaissance de soi » (« Le problème de l’histoire dans la
philosophie allemande moderne », p. 65).
773
H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 77.
771
231
dialogue vers la chose même. Mais, d’un autre côté,
l’objection dialectique n’est pas simplement une thèse adverse que l’autre
oppose, comme étant sa propre opinion, à l’opinion que j’ai moi-même
avancée. On ne peut parler de contradiction dialectique là où deux opinions se
dressent simplement l’une contre l’autre, mais seulement à partir du moment où
une seule et même instance rationnelle est contrainte d’accorder à deux
opinions antagonistes une égale validité ; il ne suffit pas qu’un autre contredise
à la thèse pour que la contradiction soit dialectique : il faut encore que quelque
chose y contredise, et peu importe dès lors que ce quelque chose ait été soulevé
par moi-même ou par mon interlocuteur774.
À l’effacement de soi propre à l’événement de compréhension – effacement de soi sur
lequel nous nous sommes longuement entretenu dans le chapitre précédent – correspond
donc un effacement de l’autre.
Cependant, cet effacement n’est pas synonyme d’anonymat. Il faut en effet que
chacun des interlocuteurs soit pleinement engagé dans le dialogue pour que celui-ci puisse
avoir lieu. Dès lors, c’est dans son rapport à la chose à comprendre que l’altérité de l’autre
se donne. Elle se trouve reconnue dans sa parole à propos de la chose, dans les raisons qu’il
avance afin d’expliciter la chose en question. C’est dans sa parole sur la chose que l’autre
est reconnu plutôt que sur ses caractéristiques propres. C’est l’expression de son rapport à
la chose qui fait de lui un interlocuteur digne d’être reconnu. C’est ce que Fruchon avance
lorsqu’il écrit qu’
[i]l s’agit en effet non pas de voir dans le discours de l’autre une des
manifestations de son être, mais de ne l’entendre que comme expression de
raisons relatives à l’enjeu commun. Donnée remarquable : c’est grâce à cette
abstraction et en elle que l’autre, devenu un autre « quelconque », libre
donateur et auditeur de raisons, se trouve « reconnu », puisque l’accès à l’enjeu
commun passe nécessairement par sa parole. Cela ne revient pas à identifier le
dialogue au simple déploiement linéaire d’une chaîne de raisons, qui se
solderait par l’élimination des interlocuteurs. Ce sont en vérité les interlocuteurs
eux-mêmes qui, tout au long du dialogue, dans sa facticité, dans leur sentiment
propre de la situation et leur interprétation privée de l’enjeu commun, ne
cessent pas en principe de s’effacer, de contenir et de remettre en jeu
l’expression de leur individualité775.
774
775
Ibid., p. 81.
P. Fruchon, L’herméneutique de Gadamer. Platonisme et modernité, p. 316.
232
2.2. L’ouverture à l’altérité comme capacité à écouter la parole de l’autre
Par ailleurs, cette capacité à faire valoir la parole de l’autre en implique une autre,
tout aussi essentielle, qui est celle de l’écoute. « La disposition générale au dialogue, nous
dit, en effet, Gadamer, c’est de pouvoir écouter pour être capable de dialoguer »776. Pour
faire valoir la parole de l’autre, encore faut-il être capable de l’écouter. Pour rendre la chose
plus explicite, passons par la négative, c’est-à-dire par l’inaptitude au dialogue résultant de
l’incapacité à écouter. Gadamer nous dit, en effet, que « la question de l’inaptitude au
dialogue signifie qu’on se demande si l’on s’ouvre suffisamment et si l’on trouve l’autre
suffisamment ouvert pour que les fils du dialogue puissent aller et venir » 777 . Cette
incapacité à l’écoute, qui peut notamment consister à faire la sourde oreille ou encore à
entendre de travers, provient principalement d’une trop grande focalisation sur soi, sur ses
préjugés. « Seul fait la sourde oreille ou entend de travers celui qui s’écoute constamment
lui-même, dont l’oreille est en quelque sorte si pleine de bonnes paroles qu’il s’adresse
constamment à lui-même pendant qu’il suit ses penchants et ses intérêts qu’il ne lui est pas
possible d’écouter l’autre »778.
Un autre cas d’inaptitude au dialogue dans lequel la capacité d’écoute est quasiment
absente est celui de personnes atteintes de troubles psychiques. En effet, « ce qui constitue
le trouble pathologique qui entraîne finalement le patient dans une détresse totale, c’est que
la communication naturelle avec l’entourage est interrompue par des représentations
délirantes. Le malade est tellement empêtré dans ses représentations, il entretient tellement
ses propres représentations pathologiques qu’il ne peut plus vraiment écouter la parole des
autres »779. Ce qui est patent ici, c’est que le patient n’est pas capable d’écoute car il est
intimement persuadé de la vérité de ses représentations. Il n’est tout simplement pas
capable de les remettre en question et d’entendre autre chose. Ces représentations
s’imposent à lui et il les impose à la discussion qui ne peut donc jamais devenir dialogue
véritable. Mais ce manque d’écoute n’est pas uniquement l’apanage du patient. Quintin
nous rappelle en effet, dans un ouvrage sur l’herméneutique et la psychiatrie, que même le
776
H.-G. Gadamer, « L’inaptitude au dialogue » dans Langage et vérité, p. 172.
Ibid., p. 166.
778
Ibid., p. 174. « C’est la puissance des préjugés non repérés qui nous rend sourds à la chose qui parle dans
la tradition transmise », écrit encore Gadamer (VM, p. 291).
779
Ibid., p. 172-173.
777
233
dialogue thérapeutique qui vise à surmonter l’incapacité au dialogue dans le processus
même du dialogue peut être un faux dialogue « lorsque le thérapeute propose des arguments
pour contrer ceux du patient, qu’il juge inadéquats ou illégitimes. Le patient alors se
braque, s’entête, se fige. Sa résistance ne fait que refléter la propre résistance du thérapeute
à l’ouverture et à l’écoute »780. Le lecteur de Foucault, également, n’est pas sans savoir que
l’incapacité d’écoute due à l’empêtrement dans ses propres représentations n’est pas que le
fait du « fou ». Si la parole de ce dernier n’est tout simplement plus écoutée, si elle
n’apparaît plus digne d’écoute, c’est parce qu’elle est dénoncée, par le langage de la raison,
comme n’étant, justement, plus un langage781.
Il n’en est pas autrement dans le cas du dialogue avec le texte où l’incapacité d’écoute
peut également venir empêcher toute compréhension véritable. Ainsi,
qui veut comprendre un texte refuse de s’en remettre au hasard de sa préopinion propre, qui le rendrait sourd, avec la cohérence et l’obstination la plus
extrême, à l’opinion du texte, – jusqu’à ce qu’on ne puisse plus lui faire la
sourde oreille et qu’il élimine la compréhension prétendue. Comprendre un
texte, c’est au contraire être prêt à se laisser dire quelque chose par ce texte.
Une conscience formée à l’herméneutique doit donc être ouverte d’emblée à
l’altérité du texte782.
Faire preuve d’ouverture envers l’altérité, c’est d’abord être capable de l’écouter et
pour cela reconnaître et suspendre ses préjugés. D’ailleurs, la suspension et la mise en
question de ses préjugés – dans la mesure du possible bien entendu car la conscience du
travail de l’histoire sait qu’elle ne peut jamais être totalement au clair avec elle-même – est
l’idée majeure qui court tout au long de cette tentative de délimitation du concept
d’ouverture à l’altérité. Reconnaître son non-savoir n’est finalement rien d’autre pour
Gadamer que suspendre ses préjugés. Et, de même, seul celui qui est capable de ne pas
780
J. Quintin, Herméneutique et psychiatrie. Pouvoirs et limites du dialogue, p. 70.
M. Foucault, « Préface, in Foucault (M.), Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique » dans
Dits et écrits I. « Au milieu du monde serein de la maladie mentale, l’homme moderne ne communique plus
avec le fou : il y a d’une part l’homme de raison qui délègue vers la folie le médecin, n’autorisant ainsi de
rapport qu’à travers l’universalité abstraite de la maladie; il y a d’autre part l’homme de folie qui ne
communique avec l’autre que par l’intermédiaire d’une raison tout aussi abstraite, qui est ordre, contrainte
physique et morale, pression anonyme du groupe, exigence de conformité. De langage commun, il n’y en a
pas; ou plutôt il n’y en a plus; la constitution de la folie comme maladie mentale, à la fin du XVIIIe siècle,
dresse le constat d’un dialogue rompu, donne la séparation comme déjà acquise, et enfonce dans l’oubli tous
ces mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu balbutiants, dans lesquels se faisait l’échange de la folie et de la
raison. Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n’a pu s’établir que sur un tel
silence » (p. 188).
782
VM, p. 290.
781
234
s’accrocher à ses préjugés peut écouter et faire valoir la parole de l’autre. La possibilité
d’un dialogue authentique commence donc avec soi, avec la reconnaissance et la
suspension de ses préjugés sur la chose qui demande à être comprise.
Être prêt à mettre en question ses préjugés dans la confrontation avec l’autre, écouter
et faire valoir la parole de cet autre : transperce dans ces présupposés au dialogue, un désir
de l’autre. Nous rejoignons ici James Risser pour qui, également, dans l’herméneutique
gadamérienne, « le désir est la condition du dialogue »783. Désir que le dialogue ne comble
jamais entièrement dans la mesure où il n’est jamais définitivement clos, dans la mesure où
la chose peut toujours être comprise autrement.
Mais cette ouverture à l’altérité, en tant qu’attitude, ne relève-t-elle pas d’un
comportement envers l’autre qui est de l’ordre de l’éthique ? En effet, comme Barthold le
fait remarquer, le concept d’ouverture à l’altérité nous offre une réflexion quant à la façon
de nous comporter avec l’autre. Dialoguer véritablement avec un autre implique qu’on le
traite déjà d’une certaine manière, qu’on le traite comme méritant à la fois d’être écouté et
de recevoir notre parole784. Le dialogue semble donc supposer un comportement éthique
envers l’autre. Toute attitude visant l’instrumentalisation ou la réification de l’autre doit
être bannie. Ce concept d’ouverture à l’altérité ouvre donc, selon nous, une voie pour
penser une relation éthique entre soi et autrui. Mais qu’en est-il exactement de cette
rencontre ? Dans quelle mesure le dialogue gadamérien relève-t-il véritablement de
l’éthique ?
783
J. Risser, Hermeneutics and the Voice of the Other. Re-reading Gadamer’s Philosophical Hermeneutics,
p. 181, notre traduction.
784
L. S. Barthold, Gadamer’s Dialectical Hermeneutics, p. 15.
235
CHAPITRE 4 – LA RELATION DIALOGIQUE : UNE RELATION ÉTHIQUE ?
Le dialogue est un concept essentiel de l’herméneutique gadamérienne. On pourrait
même dire qu’il en représente la pierre de touche. Si l’herméneutique ricœurienne est
fondée sur une dialectique que l’on pourrait appeler « dialectique de la réflexion » au sens
où l’entend Ricœur, c’est-à-dire une dialectique qui conjugue un moment d’analyse et de
réappropriation à soi, l’herméneutique gadamérienne repose sur une dialectique comprise
comme art du dialogue et même plus précisément du dialogue vivant, c’est-à-dire du
dialogue entendu comme jeu de questions et de réponses. L’herméneutique gadamérienne
est donc une herméneutique proprement dialogique. C’est du dialogue que la
compréhension de la chose peut émerger. C’est du dialogue que ce qui est en jeu, et qui
concerne les deux interlocuteurs, peut surgir.
Mais au-delà de son rapport à la vérité et au regard de la question qui nous occupe, le
dialogue représente surtout la forme authentique de relation à l’autre pour Gadamer. Quel
modèle, justement, de relation à l’autre le dialogue gadamérien nous donne-t-il à voir ? Et
qu’en est-il de sa portée éthique ?
Nous voulons montrer que la relation à l’autre, dans le dialogue, répond à la forme
qui est celle de l’« être-ensemble ». Il nous faudra alors interroger la signification que
prend, pour Gadamer, cet « être-ensemble ». En particulier, en quoi se distingue-t-il du
« avec et pour autrui » qui marque le second moment de l’éthique ricœurienne ? Et
comment cet « être-ensemble » échappe-t-il au risque de la totalisation tel que mis de
l’avant par Levinas ? C’est ensuite à la faveur d’un rapprochement avec celle que l’on
pourrait appeler la plus haute forme de l’« être-ensemble », c’est-à-dire l’amitié, que nous
viserons à dégager la portée éthique de ce mode de relation à l’autre. Nous montrerons
finalement que le caractère éthique du dialogue trouve son point culminant dans la finalité
ultime même du dialogue.
237
1. Le dialogue : un modèle de l’être-ensemble
1.1. Altérité et finitude
Dans Vérité et méthode, Gadamer écrit que « [l]’être-au-texte qui me servait de
référence ne peut, du point de vue de l’expérience radicale des limites, certainement pas
rivaliser avec l’être pour la mort; et, de la même façon, le questionnement infini du sens de
l’œuvre d’art ou du sens de l’histoire, cette question qui nous arrive et nous traverse, ne
saurait être un phénomène aussi originaire que la question de la finitude telle qu’elle
s’impose à l’être-là humain »785. Cette comparaison avec Heidegger est ici intéressante car
elle permet de prendre la mesure d’une différence essentielle entre Gadamer et Heidegger
en regard de la question qui nous occupe. Bien qu’il se situe dans la lignée de Heidegger, ce
n’est pas la voie de la temporalité du Dasein que Gadamer a poursuivie. Quant à la finitude
propre à l’homme, Gadamer s’attache en effet à montrer que c’est dans le dialogue avec
l’autre que l’on en fait l’expérience vive. Le rapport à l’autre n’est certes pas absent de la
pensée de Heidegger786, mais il n’a pas la place que lui accorde Gadamer. Alors que le
rapport à l’autre n’a qu’une place secondaire chez Heidegger, il acquiert une place centrale
dans l’herméneutique gadamérienne. Gadamer écrit ainsi que :
L’« être-avec » représentait, pour Heidegger, une concession qu’il avait à faire,
mais qu’il n’a jamais vraiment examinée. En effet, même quand il développait
cette idée, il ne parlait pas vraiment de l’autre. Il se trouve que l’être-avec est
une affirmation à propos de l’être-là qui doit naturellement prendre l’être-avec
pour acquis. […]. Le souci [die Sorge] est toujours quelque chose qui concerne
notre être propre et l’être-avec est, en vérité, une idée très faible de l’autre,
davantage un « laisser l’autre être » qu’un authentique « être intéressé à
l’autre »787.
Nous avons antérieurement souligné que le Dasein heideggérien est bien un être de relation.
Pour Heidegger, l’être-avec est une détermination existentiale du Dasein. « Le Dasein est
en lui-même essentiellement être-avec » 788 , écrit-il. Cependant, nous avions alors fait
ressortir que cette relation dont la forme originaire est la sollicitude consiste à laisser l’autre
être, à le laisser prendre en charge son propre souci : « sollicitude qui ne se substitue pas
785
VM, p. 199.
Cf. en particulier le §26 d’Être et temps sur le « Mit-Sein » ainsi que la partie intitulée « soi et autrui :
substitution ou “laisser-être” » dans notre chapitre de problématique.
787
H.-G. Gadamer (in Conversation with Riccardo Dottori), A Century of Philosophy, p. 23, notre traduction.
788
M. Heidegger, Être et temps, p. 104.
786
238
tant à l’autre qu’elle ne le devance en son pouvoir-être existentiel, non point pour lui ôter le
“souci”, mais au contraire et proprement pour le lui restituer »789. Il s’agit d’aider l’autre « à
voir clair dans son propre souci et à se rendre libre pour lui » plutôt que d’assumer le souci
de l’autre à sa place au risque qu’il devienne « dépendant et assujetti, cette domination
demeurerait-elle même silencieuse au point de lui rester voilée »790.
Mais, écrit Gadamer, « on peut assurément se demander dans quelle mesure cette
approche, qui est celle d’Être et temps, permet[…] d’envisager l’autre de manière
adéquate »791. En effet, poursuit-il,
[s]uivant la manière dont Heidegger avait développé les choses en vue de
préparer la question de l’être, […] l’autre ne pouvait se montrer dans sa propre
existence que comme une limitation. Or mon idée était que c’était justement le
fait de renforcer l’autre contre moi qui me permettait de découvrir, pour la
première fois, la possibilité authentique de la compréhension. Faire valoir le
bien-fondé de l’autre contre soi-même […] ne veut pas seulement dire que l’on
doit reconnaître la limite de principe de son propre projet, mais exige plutôt de
dépasser ses propres possibilités dans un processus dialogique, communicatif et
herméneutique792.
Pour Gadamer, l’autre est non seulement celui qui me permet de faire l’expérience de mes
limites, mais également de les dépasser et, pour Gadamer, cela se produit dans le dialogue.
Certes, une « limitation de soi par l’autre […] se produit dans le dialogue » 793 et cela
signifie que, dans le dialogue avec l’autre, nous prenons conscience de notre finitude. Mais,
dans le dialogue, nous prenons également la mesure du caractère jamais fini de la
compréhension. Nous avons vu en effet qu’un texte, par exemple, peut toujours être
compris autrement. « J’ai justement tenté de maintenir l’inachèvement constitutif de toute
expérience du sens »794, écrit Gadamer; ou encore, très clairement : « La finitude historique
de notre Dasein comporte la conscience qu’après nous il y aura d’autres hommes qui
789
Ibid., p. 105. En ce sens, Gadamer écrit à propos de cette forme authentique de la sollicitude : « La vraie
sollicitude n’est pas celle qui s’occupe de l’autre, mais plutôt celle qui libère l’autre en vue de son ipséité à
lui, ce qui est le contraire d’une prise en charge de l’autre qui chercherait à le priver du souci de l’existence.
[…]. L’expression de la sollicitude libératrice doit manifestement être comprise comme une libération pour ce
qui constitue l’authenticité du Dasein » (H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et
personne », p. 126).
790
M. Heidegger, Être et temps, p. 105.
791
H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne », p. 126.
792
Idem. Dans le même texte, il écrit d’ailleurs très explicitement que « [l]a question qui m’importait était
celle de savoir pourquoi je ne dois éprouver ma limitation que dans la réplique de l’autre et que je dois
toujours à nouveau apprendre à l’éprouver si je dois pouvoir être en mesure de surmonter mes limites »
(p. 127).
793
H.-G. Gadamer, « Déconstruction et herméneutique » dans La philosophie herméneutique, p. 158.
794
H.-G. Gadamer, « Texte et interprétation » dans L’art de comprendre. Écrits 2, p. 197.
239
comprendront toujours autrement »795. Dans le dialogue est ainsi en fait à l’œuvre la tension
entre finitude et infinitude dont nous avions par ailleurs déjà pu mesurer l’importance dans
l’herméneutique ricœurienne. En effet, c’est cette tension, – source de la faillibilité
humaine – qui justifiait le passage par la norme, c’est-à-dire par le moment d’objectivation.
Or, pour Gadamer, cette tension se joue et se résout plutôt dans le dialogue. C’est dans le
dialogue que l’on prend conscience à la fois de notre finitude et de l’infinitude du sens.
Pour rendre raison de cela, nous pouvons faire référence à la négativité de
l’expérience qui se produit comme dialogue et sur laquelle nous avons déjà eu l’occasion
d’insister. Faire une expérience avions-nous dit, c’est reconnaître que notre savoir de la
chose n’est pas tout à fait exact et que l’on a, une fois l’expérience faite, un savoir autre,
meilleur. Prenons maintenant à témoin, avec Gadamer, Eschyle et son « pathei mathos » :
« Ce que l’homme doit apprendre de la souffrance, nous dit Gadamer, ce n’est pas ceci ou
cela, c’est le discernement des limites de la condition humaine, du caractère irrévocable de
la limite qui sépare du divin »796. Cela signifie que la négativité propre à l’expérience nous
met face à nos limites et nous fait ainsi prendre conscience de notre finitude, des limites
propres à notre caractère humain. « L’expérience véritable est celle qui donne à l’homme la
conscience de sa finitude. En elle trouvent leur limite la puissance de faire et l’assurance de
la raison organisatrice » 797 . Gadamer n’y voit cependant pas là quelque chose de
« négatif » ; ou plutôt il conçoit cette négativité comme productive. Prendre conscience de
ses limites, c’est en effet rester ouvert au dialogue, à d’autres expériences et savoir que l’on
pourra toujours élargir notre horizon.
Gadamer se distingue sur ce point radicalement de Hegel. Si, par le dialogue, on peut
avoir une compréhension meilleure de la chose et finalement de soi et de l’autre, ce
« savoir » n’est cependant jamais clos. Le dialogue nous fait plutôt prendre conscience que
l’autre peut toujours être compris autrement. On est ici tout à fait à l’opposé de la
conception hégélienne du savoir absolu. Gadamer se distingue de Hegel en ce qu’il ne
pense pas l’expérience, qui se produit comme dialogue, à l’aune de la totalité. Gadamer
795
VM, p. 397.
VM, p. 380. Par ailleurs, l’interprétation gadamérienne du « pathei mathos » fait également ressortir que
l’expérience permet d’acquérir discernement et jugement (VM, p. 379). Or, cela n’est pas sans nous rappeler
la figure aristotélicienne du phronimos. Faire des expériences, au sens où l’entend Gadamer, nous permet
d’aiguiser notre jugement et notre sens du discernement quant à ce qui est faisable et à ce qui ne l’est pas.
797
VM, p. 380.
796
240
écrit ainsi que, pour Hegel, « la dialectique de l’expérience doit finalement surmonter toute
expérience dans le savoir absolu, c’est-à-dire dans l’identité complète de la conscience et de
l’objet » 798 . Au contraire, pour Gadamer, « [l]a dialectique de l’expérience trouve son
achèvement propre, non dans la clôture d’un savoir, mais dans l’ouverture à l’expérience
que libère l’expérience elle-même »799.
Cette tension entre la finitude humaine et l’infinitude du sens que nous avons pour
l’instant envisagée sous l’angle de la négativité de l’expérience nous montre déjà que la
relation à l’autre dans le dialogue ne repose pas uniquement sur l’assentiment. Au contraire,
le dialogue gadamérien possède une fonction critique, fonction critique qui permet la
préservation de l’altérité de l’autre.
1.2. La relation dialogique : confrontation et distanciation
Alors que Ricœur rejette le modèle du dialogue vivant pour son herméneutique et lui
préfère un modèle dialectique qui fait la part belle à l’autonomie du texte et à l’analyse,
Gadamer fonde son herméneutique sur ce modèle de l’échange entre deux interlocuteurs.
Nous avons vu qu’il ne s’agit cependant pas de n’importe quelle discussion : c’est en effet
le dialogue socratico-platonicien qui lui sert de modèle, c’est-à-dire un dialogue entre deux
interlocuteurs qui ont une visée commune : rendre raison de la chose en question. Chez
Platon, cela se traduit plus particulièrement par le fait de remonter jusqu’à l’Idée de la
chose. Pour Gadamer, c’est surtout d’en arriver à une entente sur la chose en question. Mais
que l’entente soit finalement atteinte ou non, là n’est pas au fond ce qui est essentiel. En
effet, c’est avant tout dans le cheminement vers l’entente que la compréhension se joue :
compréhension de soi et compréhension de l’autre. Or, ce cheminement vers l’entente, nous
l’avons dit, se fait avec l’autre. Dans le dialogue est à l’œuvre une relation à l’autre. Mais
quelle en est la forme ? Afin de mieux cerner cette relation dialogique, cet « êtreensemble » en vue de la chose, nous voudrions commencer par montrer qu’elle n’est pas
798
VM, p. 378.
Idem. Et encore : « Une expérience parfaite n’est pas achèvement du savoir, mais ouverture parfaite à de
l’expérience nouvelle. Telle est la vérité que la réflexion herméneutique fait valoir contre le concept du savoir
absolu » (H.-G. Gadamer, « Réplique à Herméneutique et critique de l’idéologie » dans L’art de comprendre.
Herméneutique et tradition philosophique, p. 168-169).
799
241
relation « fusionnelle », qu’elle n’est pas relation de pure appartenance mais que l’altérité y
est au contraire préservée. Est en jeu ici la capacité de distanciation du dialogue.
Dire que le dialogue consiste à chercher à s’entendre sur une chose n’en fait
cependant pas une recherche de consensus. En effet, l’entente ne peut pas être assimilée à
un lâche compromis. Le dialogue, pour Gadamer, est plutôt confrontation, confrontation
avec une pensée autre, différente. Ce qui se joue ici, dans cette idée de confrontation, n’est
rien de moins que le modèle même de l’herméneutique gadamérienne. Cette confrontation
avec l’autre sur la chose renvoie en effet à la fonction critique et donc au moment de
distanciation propre à l’herméneutique. Or, c’est justement cette fonction critique qui tend à
poser problème chez Gadamer, comme Ricœur et d’autres n’ont pas manqué de le relever.
Certes, Gadamer reconnaît que « les préjugés et les préconceptions, qui occupent la
conscience de l’interprète, ne sont pas, en tant que tels, à sa libre disposition. Il n’est pas de
lui-même en mesure de distinguer préalablement les préjugés féconds qui permettent la
compréhension, de ceux qui lui font obstacle et mènent à des contresens »800. Par là même,
Gadamer reconnaît qu’une mise à distance est nécessaire afin d’évaluer les préjugés et
déterminer ceux qui tiennent. Reste cependant à savoir quelle forme prend cette
distanciation. Dans l’herméneutique ricœurienne, nous l’avons vu, la mise à distance se
traduit par un moment d’objectivation. Mais le modèle gadamérien récuse justement la
nécessité d’une telle mise à distance objectivante. Quelle forme prend alors la mise à
distance de l’autre ?
Gadamer évoque, dans la première version de Vérité et méthode, la distance
temporelle comme étant le seul élément qui permette de faire cette distinction entre les
préjugés légitimes et féconds et ceux qui nous masquent la chose même et qu’il convient
donc de surmonter. L’exemple du classique est, à cet égard, paradigmatique801. Par la suite,
comme on le sait, Gadamer atténuera sa position pour finalement écrire dans une version
subséquente de Vérité et méthode que « [l]a distance temporelle met souvent en mesure de
répondre à la question proprement critique de l’herméneutique, à savoir celle que pose la
distinction à opérer entre les préjugés vrais, ceux qui assurent la compréhension, et les
préjugés faux qui entrainent la mécompréhension »802. Mais quelle autre forme prend alors
800
VM, p. 317, nous soulignons.
Cf. VM, p. 306sq.
802
VM, p. 320, nous soulignons le premier terme (« souvent »).
801
242
cette mise à distance chez Gadamer ? Il s’agit là d’une question importante que l’on peut
poser à l’herméneutique gadamérienne et à laquelle Gadamer lui-même n’a pas vraiment
apporté de réponse. Cependant, même si Gadamer ne le fait pas ressortir en tant que tel, une
autre instance critique peut néanmoins être décelée dans l’herméneutique gadamérienne803.
On se souviendra que l’expérience objectivante que l’on peut faire de l’art et de
l’histoire ne rend pas originairement compte de l’expérience de vérité qui leur est propre. Il
est en effet des expériences – expériences qui concernent au fond l’existence humaine804 –
qui ne se prêtent pas, originairement, à un moment objectivant. L’expérience authentique
que l’on peut en faire se joue en deçà d’un tel moment d’objectivation. L’évènement de
vérité a plutôt lieu dans le dialogue avec l’autre. Cet évènement de vérité est rendu possible
par la confrontation avec l’autre dans le dialogue. Confrontation avec l’autre qui représente
alors le moment de distanciation que nous cherchons. Dans l’herméneutique gadamérienne,
le moment de distanciation est donc inhérent au dialogue lui-même. Au sein même du
dialogue avec l’autre sur la chose s’opère en effet une forme de mise à distance et donc
d’évaluation des préjugés. Une mise à distance s’opère dans la confrontation avec l’autre
dans le cours du dialogue. Ce n’est pas l’objectivation qui permet la distance critique,
comme dans le modèle ricœurien, mais la confrontation avec l’altérité qui a lieu dans le
dialogue.
Cela signifie que, pour Gadamer, ce qui est dit ne peut pas être extrait du processus
du dire. L’énoncé seul ne peut nous mener à la chose, il ne peut se suffire à lui-même, c’est
plutôt toujours dans le dialogue que la chose même peut se donner. D’ailleurs, comme
l’analyse Gonzalez, « en choisissant le dialogue comme son modèle pour l’herméneutique,
Gadamer a précisément choisi une sorte de logos qui, tout en se rapportant à la chose ellemême, ne peut pas être réduit aux propositions, ne peut pas être objectivé »805. Nul besoin
de la distance introduite par l’objectivation car le dialogue produit lui-même une distance
critique. Le dialogue gadamérien prend certes le dialogue vivant pour modèle mais ce n’est
pas pour autant qu’il repose seulement sur l’appartenance. Dans le dialogue gadamérien
803
On pourra consulter à cet égard l’article de F. J. Gonzalez, « Dialectique et dialogue dans l’herméneutique
de Paul Ricœur et H.-G. Gadamer », p. 167sq.
804
En effet, écrit Gadamer, « dans l’art comme dans les sciences historiques, on a affaire à des modes
d’expérience où la conception que nous avons de notre existence entre toujours en ligne de compte »
(H.-G. Gadamer, « Autoprésentation » dans La philosophie herméneutique, p. 44).
805
F. J. Gonzalez, « Dialogue et dialectique dans l’herméneutique de Paul Ricœur et de H.-G. Gadamer »,
p. 191.
243
également s’opère une mise à distance. Mise à distance comme confrontation avec l’altérité
dans le dialogue. Gadamer écrit ainsi que le dialogue est un « art de mettre à l’épreuve »806.
Plus précisément, cette confrontation se fait sur le mode de la question et de la
réponse. En effet, la confrontation ne signifie pas que « l’un répète toujours la même chose
et l’autre la sienne, mais que l’un écoute l’autre et réponde de ce fait autrement que si cet
autre n’avait pas questionné ou parlé » 807 . Dans le cas du dialogue avec un texte par
exemple, le texte va nous parler différemment en fonction de la question que nous lui
posons et il nous pose également des questions différentes en fonction des contextes. Par
ailleurs, dans cet échange, il ne s’agit pas pour chacun de chercher uniquement à faire
valoir sa position et ce, indépendamment de ce que l’autre peut dire. Il s’agit plutôt de faire
fond sur cette parole autre afin de faire surgir peu à peu la chose dont il est ultimement
question. S’inspirant de la dialectique platonicienne, le dialogue gadamérien est moins à
entendre comme un échange de propositions avancées avec certitude que comme un
échange de questions et de réponses, la question ayant priorité sur la réponse. « [C]e qui est
[…] premier, c’est la question que nous pose le texte, le fait que la parole prononcée par la
tradition nous atteigne […]. Pour répondre à la question qui nous est posée, il faut que
nous, à qui elle est posée, nous nous mettions nous-mêmes à questionner »808. Mettre la
chose en question c’est mettre notre rapport à la chose en question. « Ce n’est pas qu’il
faille, en écoutant quelqu’un ou en abordant une lecture, oublier toute opinion préconçue
sur le fond et toute opinion personnelle. Ce qui est requis, c’est uniquement l’ouverture à
l’opinion de l’autre ou du texte. Mais une telle ouverture implique toujours qu’on mette
cette autre opinion en rapport avec le tout de ses opinions personnelles ou qu’on se mette
soi-même en rapport avec cette opinion »809. C’est prendre au sérieux la question que la
chose nous pose et ne pas penser que nous l’avons d’ores et déjà comprise. C’est
reconnaître que l’autre peut avoir raison. Ce jeu des questions et des réponses vient à la fois
mettre en question nos propres préconceptions sur la chose et nous donne à entendre, dans
la parole autre, une conception de la chose qui peut être différente. À propos de la
dialectique platonicienne – mais cela vaut tout à fait pour sa propre herméneutique –,
806
VM, p. 390.
H.-G. Gadamer, « La continuité de l’histoire et l’instant de l’existence » dans Langage et vérité, p. 82.
808
VM, p. 397.
809
Ibid., p. 289.
807
244
Gadamer écrit que « [l]a dialectique n’est rien d’autre que l’art du dialogue et en particulier
de faire apparaître, grâce à la logique de l’interrogation sans cesse reprise, l’inadéquation
des opinions qui nous dominent à la chose. Ici, par conséquent, la dialectique est négative,
elle confond les opinions. Mais un tel embarras signifie en même temps une clarification,
car il libère pour la chose le regard qui lui convient »810 . Le dialogue nous permet de
connaître l’horizon de l’autre avec qui nous sommes en dialogue et en ce sens, il peut
mener à l’élargissement de notre horizon de pensée. C’est dans cette mise en question, par
la parole autre, de nos propres conceptions sur la chose que se produit une mise à distance.
Mise à distance qui est ensuite dépassée dans l’acquisition d’un savoir plus juste de la
chose.
Cependant, cette mise à distance qui se produit par la confrontation avec l’autre dans
le dialogue ne s’entend pas comme le pouvoir que l’un aurait sur l’autre. Le « pouvoir-sur »
relève, en effet, des formes perverties du dialogue. Le dialogue gadamérien est plutôt une
exposition à l’autre. Dans le dialogue, je m’expose à l’autre et rencontre ainsi les limites de
mes propres présuppositions. N’est donc jamais en jeu dans cette confrontation
l’annihilation de l’altérité. Au niveau de la relation à autrui, ce qui se joue dans le dialogue
entre les deux interlocuteurs, ce n’est donc pas une lutte pour la reconnaissance. En effet,
Gadamer ne conçoit pas d’abord le problème de la reconnaissance sur le mode de la lutte.
Pour lui, la reconnaissance est plutôt un « acte de la raison même qui, consciente de ses
limites, accorde à d’autres une plus grande perspicacité »811. On est ici assez proche de la
conception ricœurienne de la reconnaissance.
Ainsi, même si le dialogue gadamérien implique une confrontation avec l’autre, il n’y
est nullement question de domination ou d’annihilation de l’altérité. Le dialogue est plutôt
synonyme d’une recherche en commun.
810
811
Ibid., p. 489-490.
Ibid., p. 300.
245
1.3. La relation dialogique comme « Être-ensemble »
Si Gadamer ne porte pas, en tant que tel, autrui au rang de ses interlocuteurs
privilégiés, il n’en demeure pas moins, pourrait-on soutenir, que la voie vers la vérité, vers
la chose même prend bien la forme d’une recherche en commun, tel que l’implique
d’ailleurs le concept de dialogue qu’il met au cœur de son herméneutique. En ce sens, ce
que Gadamer va chercher à développer ce n’est pas tant le concept heideggerien de « Mitsein » que le concept de « Mit-einander-sein », non pas tant l’« être-avec » que l’« êtreensemble ».
Nous avons vu que la compréhension nécessite pleinement un autre. Elle requiert que
l’on prenne conscience de l’altérité qui nous interpelle afin de se mettre ensemble sur le
chemin de la vérité. Cette recherche ne peut être menée qu’avec l’autre, plus, aurions-nous
envie d’ajouter, avec l’un et l’autre puisque l’interprète également doit s’impliquer dans le
dialogue. Thérien écrit à ce propos que
[c]elui qui questionne pour la vérité n’a pas intérêt à échanger une opinion pour
une autre, tant qu’il ne s’est pas mis à la recherche des raisons qui parlent en
faveur d’une affirmation plus qu’une autre. C’est ainsi que s’engage une forme
de discussion où les interlocuteurs sont interreliés par un objectif commun :
faire la lumière sur la chose visée par l’interrogation. Lorsque Gadamer parle de
« Sachlichkeit » du dialogue, il entend cette visée commune des interlocuteurs
qui les associe dans un même intérêt, ainsi que les attitudes requises
correspondant à l’exigence spécifique du discours dialectique. Dans l’intérêt
commun, les partenaires du dialogue sont invités à mettre de côté tous les
aspects purement subjectifs pour se consacrer à l’étude exclusive des raisons
objectives permettant d’éclairer la chose à connaître812.
Le dialogue, finalement, nous met en relation avec l’autre, relation qui revêt la forme d’un
« être en commun ». Or, Barthold voit là une forme de solidarité présentant une dimension
éthique. « Le dialogue, comme modèle de la compréhension, écrit-elle, ne vise pas à nous
fournir une connaissance claire et distincte du monde tel qu’il est, plutôt, il vise à révéler la
réalité de la solidarité humaine » 813 . Et encore, « la vérité herméneutique, c’est-à-dire
l’évènement de compréhension, relève de l’éthique dans la mesure où elle requiert de
s’engager dans une poursuite commune avec un autre »814. Barthold nous semble relever
812
C. Thérien, « Gadamer et la phénoménologie du dialogue », p. 174-175.
L. S. Barthold, Gadamer’s Dialectical Hermeneutics, p. xvi, ma traduction. (Également p. 104 sq).
814
Ibid., p. xx, ma traduction. Également, « [t]he ethical is shown to be primarily an increasing openness to
and awareness of the finitude of our existence that finds us connected with another. The solidarity necessary
813
246
avec raison le fait que cette recherche en commun crée une certaine solidarité et qu’elle ne
peut être menée à bien sans cela. Dans son article intitulé « Amitié et solidarité », Gadamer
écrit en effet que
[l]e terme [de solidarité] cherche donc à exprimer un lien solide et fiable, et
justement dans les situations où la différence des intérêts et des situations de vie
pourrait nous inciter à suivre nos propres intérêts et reléguer à l’arrière-plan le
bien-être de l’autre. […]. Dans la solidarité que l’on déclare, librement ou par
contrainte, il y a, en tout cas, un renoncement à ses préférences et ses intérêts
les plus immédiats. Dans la solidarité, c’est à certains égards, à certains
moments et pour certaines fins que l’on est prêt à abandonner quelque chose815.
Or, c’est bien de cela dont il s’agit dans cette recherche en commun : mettre de côté ses
intérêts particuliers afin de se concentrer sur la recherche commune.
Nous aimerions ajouter que cette solidarité qui se crée au sein même d’un dialogue
authentique repose sur un concept d’être-ensemble qui est peut-être encore plus
fondamental pour l’herméneutique gadamérienne, à savoir celui de communauté dont
Gadamer nous dit, en effet, qu’elle « rend seule possible la solidarité éthique et sociale »816.
Si elle nous semble plus « fondamentale», c’est parce que la communauté apparaît comme
une des conditions de la compréhension. Elle en est un des fondements et elle la rend donc
possible. La compréhension, en effet, repose toujours sur une entente préalable qui est une
entente langagière. La communauté dont il est ici question est donc en premier lieu une
communauté de langue. « Comme Aristote l’a montré, dans une véritable communauté de
langue, on ne commence pas par se mettre d’accord, on l’est déjà et depuis toujours. C’est
sur le monde qui se présente à nous dans la vie commune et qui englobe toutes choses, que
l’on cherche à s’accorder »817. C’est finalement notre appartenance à un monde commun de
nature langagière qui rend possible la compréhension.
[L]e monde linguistique propre dans lequel on vit n’est pas une barrière qui
empêche d’accéder à la connaissance de l’« être en soi », il embrasse au
contraire par principe tout ce à quoi notre compréhension peut s’élargir et
s’élever. Sans doute ceux qui ont été élevés dans une certaine tradition
linguistique et culturelle voient-ils le monde autrement que ceux qui relèvent
d’autres traditions. Sans doute les « mondes » historiques qui se relayent au
for understanding is more than an empty platitude betokening a false sense of security based on a denial of
difference » (L. S. Barthold, « Friendship and the Ethics of Understanding », p. 426).
815
H.-G. Gadamer, « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques. Essais et conférences, p. 88.
816
H.-G. Gadamer, « Langage et compréhension » dans Langage et vérité, p. 151.
817
VM, p. 471. Et encore dans « Autoprésentation » : « La communauté que nous qualifions d’humaine
repose sur la constitution langagière de notre monde vécu » (p. 46).
247
cours de l’histoire diffèrent-ils les uns des autres et aussi du monde actuel.
Néanmoins c’est toujours un monde humain, c’est-à-dire un monde à
constitution linguistique, qui se présente dans n’importe quelle tradition. En
tant que constitué par la langue, chacun de ces mondes est de lui-même ouvert à
toute compréhension possible, donc à toute extension de sa propre image du
monde et, par conséquent, il est, dans cette mesure, accessible à d’autres818.
Comme Jean-Claude Gens le fait justement ressortir dans sa préface à Langage et vérité,
nous sommes des êtres historiques, qui appartenons à une tradition, mais nous sommes
également des êtres pris dans l’élément langagier819. Pour Gadamer, une entente originelle
nous porte et cette entente est de nature langagière820. La langue ne renvoie pas uniquement
à une des facultés propres à l’être humain. Bien au-delà, elle est ce qui rattache l’être
humain au monde. Pour Gadamer, la langue ne représente pas un système abstrait, elle est
plutôt ce qui nous permet de faire partie du monde. Le langage n’est pas en premier lieu et
avant tout un système de signes qui représente l’objet mais plutôt une expression du mode
humain d’être dans le monde, d’être dans le monde avec l’autre 821. Avant même donc le
lien de solidarité qui se noue dans le dialogue, Gadamer nous montre que toute
compréhension n’est possible que sur la base d’un être-ensemble qui relève de notre
appartenance commune à la sphère langagière.
Par ailleurs, comme on a pu l’entrevoir lors d’analyses précédentes, la communauté
se présente également comme la résultante de la compréhension. « Dans le dialogue réussi,
ils se soumettent […] tous les deux à la vérité de la chose, et cette vérité les unit en une
communauté nouvelle »822. Gadamer évoque également « la communauté qui est tellement
commune qu’elle n’est plus mon opinion et ton opinion, mais une interprétation commune
818
VM, p. 471.
« Il s’agit ici de reconnaître que tout dialogue émerge sur le fond d’une langue […]. La dimension
langagière de notre existence ne faisant qu’un avec la dimension historique, la langue est ici pensée comme
l’est la tradition : elle n’est pas l’idée générale abstraite du langage, mais le milieu ou l’élément concret
auquel nous appartenons et à partir duquel se dessine notre orientation au monde, ou encore l’élément de
notre compréhension de nous-mêmes et du monde » (J.-C. Gens, « Préface. Historicité, langage et amitié dans
la philosophie herméneutique de Gadamer » dans Langage et vérité, p. 29).
820
H.-G. Gadamer, « Langage et compréhension » dans Langage et vérité, p. 151 notamment.
821
« La langue ne se réduit pas à une des facultés dont est équipé l’homme qui est au monde, c’est sur elle que
repose, c’est en elle que se montre le fait que les hommes ont un monde. Pour l’homme, le monde est là
comme monde, et, pour aucun autre être vivant du monde, il n’a cette forme de présence. Mais cette présence
du monde a une constitution langagière » (VM, p. 467).
822
VM, p. 402. Et encore : « L’entente dans la conversation implique que les partenaires y soient disposés et
qu’ils essaient de faire droit à ce qui leur est étranger et opposé. Lorsque cela se produit de part et d’autre, et
que chacun des partenaires pèse les raisons de l’autre, tout en maintenant les siennes propres, on peut
finalement, par un transfert réciproque, imperceptible et involontaire des points de vue […] parvenir à un
langage commun et à l’expression d’une décision commune » (VM, p. 408-409).
819
248
du monde »823. Il faut y voir ici une référence à la fusion des horizons et une référence
d’autant plus intéressante qu’elle en fait bien ressortir le caractère « commun ». Il convient
cependant de ne pas comprendre cette référence à un caractère commun comme étant
synonyme d’unité. Le dialogue gadamérien – et, au-delà, l’herméneutique gadamérienne –
repose sur l’accueil de l’altérité ; il requiert un autre. Il vit de la différence824. En revanche,
nous l’avons dit, il n’est jamais question d’assimilation de la différence ou de la formation
d’une unité qui engloberait et verrait disparaître les horizons de chacun. Au terme d’un
dialogue réussi, le point de vue initial de chacun est plutôt transformé, il se trouve enrichi
des arguments autres qui auront été amenés. En ce sens, Kearney ne nous semble pas rendre
justice à Gadamer quand il écrit que
[l]’herméneutique romantique défend la thèse, soutenue par Schleiermacher,
Dilthey et Gadamer, selon laquelle l’objectif de l’interprétation philosophique
est d’unir la conscience d’un sujet à celle d’autrui. Ce processus est appelé
appropriation, ce qui en allemand (Aneignung) signifie « devenir-un-avec ».
[…] Finalement, Gadamer a poursuivi l’idée d’une réconciliation entre notre
propre entendement et celui d’autrui, en termes de « fusion d’horizons »825.
L’herméneutique gadamérienne ne vise nullement une appropriation de l’autre par le
même. Le dialogue doit plutôt être considéré comme une entreprise d’échanges
d’arguments amenant à une révision des préjugés. La fusion est donc davantage à percevoir
ultimement comme une transformation du soi et de l’autre, transformation grâce à laquelle
chacun élargit son horizon par l’accès à une partie de l’horizon d’autrui. La fusion des
horizons est surtout entente transformatrice. Et on pourrait ajouter que la fusion des
horizons est d’autant moins assimilation de l’autre par le même que toute l’herméneutique
gadamérienne est construite comme une critique du subjectivisme, le concept même de
conscience du travail de l’histoire en étant la preuve dans la mesure où elle est conscience
du travail de l’altérité au sein même du soi. On a donc moins affaire ici, avec cette entente
commune sur la chose, à un « devenir-un-avec » qu’à un « être-ensemble » au sein duquel
le soi et l’autre ont acquis « une ampleur supérieure de vision », pour reprendre une
expression de Gadamer.
823
H.-G. Gadamer, « Langage et compréhension », p. 151.
Que l’herméneutique gadamérienne présuppose la différence est un point qui est également soulevé, entre
autres, par Barthold (Gadamer’s Dialectical Hermeneutics, p. 114) ainsi que par Davey (Unquiet
Understanding. Gadamer’s Philosophical Hermeneutics, p. 5 et 7-12). Par ailleurs, les deux auteurs y
décèlent une dimension éthique de l’herméneutique.
825
R. Kearney, « Vers une herméneutique diacritique du passage. En dialogue avec Jean Greisch », p. 25.
824
249
Ce concept de communauté ainsi que le concept de solidarité qui lui est lié, en
mettant l’accent sur « l’être-ensemble », nous semblent bien être des éléments pour une
éthique. D’ailleurs, Barthold, ainsi que Gens, font le lien avec le concept grec d’amitié 826.
Et Gadamer lui-même écrit que :
Ce n’est pas d’avoir expérimenté quelque chose de nouveau qui a fait du
dialogue un dialogue, mais que quelque chose de l’autre soit venu à notre
rencontre que nous n’avions pas encore rencontré dans notre expérience du
monde. […]. Le dialogue a une force métamorphosante. Là où un dialogue a
réussi, quelque chose nous est resté, et ce qui nous est resté nous a changé.
Ainsi le dialogue est particulièrement proche de l’amitié. C’est seulement dans
le dialogue […] que des amis peuvent se trouver l’un l’autre et construire ce
genre de communauté dans laquelle chacun reste lui-même pour l’autre, car
chacun se trouve en l’autre et se change lui-même par l’autre827.
Mais jusqu’où peut-on pousser le rapprochement du dialogue et de l’amitié et comment
cela nous éclaire-t-il sur la portée éthique de l’herméneutique gadamérienne ?
2. Dialogue et amitié
Nous voudrions faire pleinement émerger la dimension éthique du dialogue par le
biais du rapprochement avec le concept grec d’amitié, et plus particulièrement avec l’amitié
telle que conçue par les penseurs Grecs – Platon et Aristote828. Une intention commune à
l’interprétation gadamérienne de l’amitié et à son herméneutique du dialogue nous semble
autoriser ce rapprochement, intention qui n’est par ailleurs pas étrangère à notre propre
questionnement : Gadamer voit en effet dans la conception grecque de l’amitié une critique
de la subjectivité, lire ici du primat de la conscience de soi. Or, il n’en va pas autrement du
dialogue herméneutique. Amitié et dialogue herméneutique se présentent donc tous les
deux comme une forme de critique de la conscience maîtresse d’elle-même et ce, par le
biais de la mise en lumière de l’être-en-commun, de l’être-ensemble. Dans l’amitié comme
dans le dialogue, la relation prime, en effet, sur les termes (soi ou autrui). Gadamer,
826
On pourra consulter à ce propos l’article de Barthold intitulé « Friendship and the Ethics of
Understanding » ainsi que la préface à Langage et vérité écrite par Gens (en particulier, les pages 46 et
suivantes). On pourra également se référer à l’article de Gadamer « Amitié et solidarité » dans Esquisses
herméneutiques.
827
H.-G. Gadamer, « L’inaptitude au dialogue » dans Langage et vérité, p. 170.
828
Gadamer prend explicitement l’amitié comme objet de réflexion dans deux articles : « Amitié et
solidarité » (traduit dans Esquisses herméneutiques, p. 79-89) et « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur
Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik » (dans GW7, p. 396-406).
250
évoquant sa leçon inaugurale de 1929 sur l’amitié829, écrit que : « l’examen de la structure
de l’amitié montre que, du fait de sa nature, l’amitié ne peut pas être l’affaire de l’un ou de
l’autre. […]. C’était la première chose qui avait besoin d’être dégagée en opposition à la
philosophie moderne dominée par le primat de la conscience de soi »830.
Tout comme, pour Aristote, l’homme vertueux a besoin d’amis 831, l’homme qui veut
comprendre a besoin d’un autre. La compréhension qui émerge dans le dialogue n’est pas
quelque chose de solitaire; elle advient plutôt grâce à l’autre. Nous voudrions ainsi montrer
que le rapport à l’autre dans le cadre du dialogue gadamérien partage des traits avec le
rapport à l’autre qui a cours dans l’amitié – rapport à l’autre dans l’amitié qui est
fondamentalement éthique. Plus même, dans la compréhension se joue quelque chose qui
est du ressort de l’amitié. En effet, ce n’est pas avec n’importe quel autre que le dialogue
herméneutique peut se nouer. « Pour ce que nous désirons vraiment comprendre, écrit
Barthold à propos de l’herméneutique gadamérienne, nous devons l’approcher “comme” un
vrai ami »832 . La question qui s’ouvre à nous maintenant consiste donc à savoir ce qui
rapproche la compréhension et le dialogue de l’amitié, mais également à interroger la limite
d’un tel rapprochement.
2.1. Amitié et compréhension de soi
Dans son texte « Amitié et solidarité », Gadamer, se référant alors à Platon, donne
une interprétation de l’amitié au sens de la familiarité avec autrui. Qu’est-ce que le
familier ? Il est ce qui fait que l’on se sent « chez soi », que l’on se sent « à la maison », ce
que traduit le terme grec d’oikeon, c’est-à-dire d’« économie ». Chez les grecs, l’économie
829
« Sur le rôle de l’amitié en éthique philosophique ». Voir J. Grondin, Hans-Georg Gadamer. Une
biographie, p. 179.
830
H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen
Ethik », p. 398, nous soulignons. Et encore : « Daß Plato Welt, Stadt und Seele in eines schauen konnte und
daß Aristoteles, bei aller Ablösung der Ethik von der universalen Teleologie des Guten, jede Verengung auf
Gesinnungsethik zu vermeiden wußte und die φιλία neben die αρετή stellen konnte, macht die praktische
Philosophie der Griechen in vieler Hinsicht zum Paradigma einer Kritik am Subjektivitätsdenken, die uns
noch heute zu denken gibt » (Ibid., p. 398-399, nous soulignons). Et, juste après, : « So setzte ich die
Darlegung von 1928 notwendig in der Richtung fort, daß ich der Struktur der Selbstbezüglichkeit nachging,
die nicht auf die Struktur der Subjektivität eingeschränkt werden darf, sondern jenseits ihrer zu spielen
vermag » (Ibid., p. 399).
831
Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 9.
832
L. S. Barthold, « Friendship and the Ethics of Understanding », p. 427, notre traduction.
251
renvoyait en effet avant tout à l’économie de la maison, au domestique. Or, « le chez-soi et
la maison, nous dit Gadamer, c’est le lieu de la vie commune »833. Cependant, poursuit-il,
[c]ela ne veut pas dire que l’on ait des convictions communes, et cela ne veut
pas non plus dire qu’il y ait concordance au plan des penchants et des intérêts.
Justement, ce n’est pas du tout cela qui compte, ni même ce que l’on pourrait
être tenté de nommer en premier lieu quand on nous demande : pourquoi
quelqu’un t’est-il aussi cher ? Parce qu’il partage avec moi tant de choses qui
me sont chères ? Parce qu’il est aussi semblable à moi ? Non, ce n’est pas cette
unité de conviction qui importe. […] La thèse audacieuse consiste à dire qu’il
est d’abord besoin d’amitié avec soi-même. C’est cela qui est nécessaire si l’on
veut être là pour l’autre et vraiment lié à lui834.
Prenant ici appui sur la pensée platonicienne, Gadamer émet « la thèse audacieuse » selon
laquelle la familiarité que l’on partage avec l’ami, cet « être en commun » qui nous unit est
rendu possible avant tout par l’amour que l’on se porte à soi-même.
Comme nous le savons, c’est également une idée forte de l’éthique aristotélicienne et
plus particulièrement des livres sur l’amitié. Dans ses traités d’éthique, et cela Gadamer le
fait également bien ressortir, Aristote nous montre que pour être ami avec l’autre, il faut
d’abord être ami avec soi-même. Seul celui qui s’aime lui-même et est capable de voir en
lui-même le meilleur (arétè) peut ensuite voir le meilleur en l’autre. La philautia, l’amour
de soi, est donc une condition essentielle à l’amitié. « La φιλαυτία, ou l’amour de soi, écrit
Gadamer, rend possible la φιλία » 835 . Mais en quoi cela concerne-t-il le dialogue et la
compréhension ?
La compréhension, comme l’amitié, se vit sur le mode d’une certaine familiarité avec
l’autre – familiarité qui prend plus particulièrement la forme de l’appartenance. Le concept
d’appartenance nous est déjà bien connu : c’est parce que nous sommes des êtres
historiques que nous pouvons comprendre la tradition. C’est parce que la tradition nous
porte toujours déjà que nous pouvons entendre le message qu’elle nous adresse aujourd’hui.
« L’herméneutique doit partir du fait que comprendre, c’est être en rapport à la fois avec la
chose même qui se manifeste par la tradition et avec une tradition d’où la “chose” puisse
me parler »836, écrit Gadamer. L’interprète appartient à la tradition à laquelle il a affaire.
833
H.-G. Gadamer, « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques, p. 84.
Ibid., p. 84-85.
835
H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen
Ethik », p. 401.
836
H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 85.
834
252
Or, cette appartenance est explicitement comprise comme familiarité 837. Nous partageons
toujours une certaine familiarité avec ce que nous cherchons à comprendre : « Quiconque
cherche à comprendre apporte toujours déjà quelque chose qui le relie par avance à ce qu’il
cherche à comprendre, une entente fondamentale »838.
Mais pour que cette familiarité avec l’autre soit possible, une forme particulière de
rapport à soi s’avère nécessaire. La compréhension présuppose une forme de rapport à soi
que nous avons déjà eu l’occasion d’aborder en analysant le concept d’expérience. De
même que l’amour de soi nous ouvre à l’amitié, l’expérience, par laquelle on acquiert une
certaine compréhension de soi, nous ouvre à de nouvelles expériences 839, elle nous ouvre à
l’autre. L’expérience n’est pas clôture du savoir, elle n’est pas enfermement sur soi.
Ultimement, l’accomplissement de l’expérience n’est pas la certitude de soi dans le savoir,
comme chez Hegel 840 . L’expérience, du fait de sa négativité intrinsèque, nous permet
d’avoir une meilleure compréhension de nous-même dans la mesure où elle nous fait
prendre conscience de notre finitude et par là même nous rend plus ouvert à l’altérité.
Se trouve confirmé ce que nous avions vu dans le chapitre consacré à la conscience
herméneutique, à savoir que la compréhension de soi n’équivaut jamais à la certitude de
soi. Nous pouvons maintenant mettre cela en parallèle avec la distinction entre l’amour de
soi et l’égoïsme. L’amour de soi, tout comme la compréhension de soi, ne consiste pas à
suivre ses propres intérêts de façon égoïste. L’amour de soi ouvre plutôt à l’autre alors que
l’égoïsme enferme sur soi. « [L]e véritable amour de soi […] consiste dans le fait que l’on
doive toujours être d’accord avec soi-même. On doit toujours être d’accord avec soi-même
si l’on veut être pour quelqu’un d’autre un ami […]. Partout, celui qui ne peut pas être
d’accord avec soi-même éprouvera la vie commune avec autrui comme un obstacle et une
étrangeté »841. Insistant particulièrement sur le lien entre amitié et amour de soi dans ses
analyses de la philia, Gadamer nous rappelle ainsi que l’amour de soi, plutôt que de nous
enfermer sur nous-même, nous ouvre à l’autre et il n’en est pas autrement dans le cas de la
compréhension. Il n’est ainsi pas étonnant qu’il fasse ressortir ce même point dans son
837
Ibid., p. 85-86.
H.-G. Gadamer, « L’herméneutique, une tâche théorique et pratique » dans L’art de comprendre. Écrits 2,
p. 347.
839
Cet argument est également développé par L. S. Barthold dans son article « Friendship and the Ethics of
Understanding », p. 423.
840
VM, p. 378.
841
H.-G. Gadamer, « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques, p. 84.
838
253
étude de l’oracle delphique (« Connais-toi toi-même ») : « Lorsque Aristote fait appel à lui
[c’est-à-dire à l’impératif de l’oracle delphique], il pense seulement au sens pratique selon
lequel celui qui suit cet avertissement sera ouvert aux relations avec les autres et au
“bien” »842.
Faisant fond sur la critique ricœurienne de Levinas, critique que nous avons
longuement analysée dans la première partie de cette thèse, nous pouvons nous demander si
Levinas n’a pas accordé trop peu d’importance à cette distinction qu’Aristote faisait déjà
entre égoïsme et amour de soi. Levinas n’aurait-il pas manqué ce rapport positif à soi qu’est
l’amour de soi ? Amour de soi qui prend la forme de l’estime de soi chez Ricœur et de la
compréhension de soi par la reconnaissance du caractère productif de l’expérience chez
Gadamer. Amour de soi qui permet l’ouverture à l’altérité et que l’on trouve à la fois chez
Gadamer et chez Ricœur, même si c’est sous des formes différentes. Amour de soi au
fondement de l’amour de l’autre. Ricœur et Gadamer ne nous montrent-ils pas qu’en
revenant aux Grecs on peut arriver à penser une conception du soi autre que celle qui nous
enferme dans l’egologie ? Aristote – dans ses analyses de l’amitié – et Platon – dans
l’Alcibiade notamment – ne nous enseignent-ils pas que la connaissance de soi passe par
l’autre et par les autres ? Ne nous enseignent-ils pas qu’il n’y a pas de soi sans l’autre et
sans la communauté ?
Kontos, cependant, critique l’interprétation gadamérienne de l’amitié en ce qu’elle
insisterait surtout, pour la compréhension de soi, sur l’élément commun au soi et à l’ami
plutôt que sur l’altérité propre de l’ami. Il appuie sa critique à la fois sur l’interprétation
gadamérienne de l’amitié aristotélicienne et sur celle de la métaphore platonicienne du
miroir. Commençons donc par rappeler cette métaphore que l’on trouve dans Alcibiade
113a et Phèdre 255d et à laquelle Gadamer fait référence dans « Amitié et connaissance de
soi »843. Dans la bouche de Socrate qui s’adresse à Alcibiade, elle prend la forme suivante :
« N’as-tu pas remarqué que, lorsque nous regardons l’œil de quelqu’un qui nous fait face,
842
H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen
Ethik », p. 403. De l’oracle delphique, il tire, par ailleurs, un autre enseignement : « Connais-toi toi-même.
[…] Cela veut dire : reconnais que tu n’es qu’un homme et non un envoyé de la providence divine ou un être
oint d’un charisme spécial auquel seraient, pour ainsi dire, accordés privilège, victoire et succès en deçà
comme au-delà de toutes les obligations humaines » (« Amitié et solidarité », p. 86). Se connaître soi-même,
cela signifie également reconnaître ses limites.
843
H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen
Ethik », p. 404.
254
notre visage se réfléchit dans sa pupille comme dans un miroir […] car elle est une image
de celui qui regarde. […]. Donc, lorsqu’un œil observe un autre œil et qu’il porte son
regard sur ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est-à-dire ce par quoi il voit, il s’y voit luimême ». Platon, par la bouche de Socrate, nous enseigne ici que pour arriver à la
connaissance de soi, il convient de regarder ce qu’il y a de meilleur en l’autre. Or, on sait
que, pour Platon, c’est l’âme844 qui représente le lieu du meilleur en l’homme845.
Pour Gadamer, dans cette métaphore, « la connaissance de soi ne signifie pas un
intérêt pour soi en opposition à l’autre; elle se rapporte précisément à ce qui est commun à
l’un et à l’autre : κατα το καλόν [selon le bien] »846. Or, pour Kontos, ce faisant, « l’ami fait
[alors] office de miroir grâce à ce qui transcende sa différence et sa particularité. Ce n’est
pas l’altérité qui rend légitime sa fonction de miroir ; bien au contraire, le surcroît d’être
concerne, chez Gadamer, la compréhension de soi-même sur la base de l’élément
commun »847. Kontos n’a pas tort de dire que Gadamer interprète la métaphore du miroir
dans le sens de l’être-ensemble et de la communauté. Nous sommes ici renvoyés à la
question de l’appartenance chez Gadamer : ce qui nous est commun est ce à quoi on
appartient848. Cependant, le problème n’est pas de dire que l’appartenance est une vraie
844
Par ailleurs, l’analogie platonicienne du Bien nous a appris que l’œil renvoie explicitement à l’âme.
Cela est d’ailleurs rendu explicite en 133b : « Eh bien alors, mon cher Alcibiade, dit Socrate, l’âme aussi,
si elle veut se connaître elle-même, doit porter son regard sur une âme et avant tout sur cet endroit de l’âme
où se trouve l’excellence de l’âme, le savoir ». Et ultimement, c’est le divin qu’il convient de contempler pour
se connaître soi-même (Alcibiade, 133c).
Cependant, chez Gadamer, nous semble-t-il, la métaphore du miroir n’est plus tant interprétée en référence au
regard qu’en référence au dialogue. La connaissance n’est plus tant pensée dans les termes d’un voir que d’un
entendre. L’« âme » ne transparaît plus tant dans le regard que l’on voit que dans la parole que l’on entend.
846
Et plus loin, il précise que « ce que l’un rencontre là n’est pas rencontré comme un devoir ou un
commandement; c’est un double vivant. Parce que cet autre, ce double, n’est pas notre propre image dans le
miroir, mais plutôt l’ami, tous les pouvoirs entrent en jeu augmentant la confiance et la dévotion au “meilleur
soi” que l’autre est pour soi-même et c’est plus que de bonnes résolutions et une excitation intérieure de la
conscience. […] Ce qui est ainsi communiqué n’est pas juste un sentiment ou une disposition; cela signifie un
réel enchâssement dans la texture de la vie humaine commune » (H.-G. Gadamer, « Freundschaft und
Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen Ethik », p. 404-405, notre traduction).
847
P. Kontos, « L’impasse de l’intersubjectivité chez Gadamer ou l’appropriation inadéquate de la philia
aristotélicienne », p. 62.
848
D’ailleurs, Kontos écrit explicitement que la difficulté que Gadamer rencontre chaque fois qu’il est obligé
de décrire l’autre dans son altérité « est due à la constance avec laquelle Gadamer identifie l’amitié à
l’appartenance, c’est-à-dire au fait que les amis appartiennent à la même tradition » (« L’impasse de
l’intersubjectivité chez Gadamer ou l’appropriation inadéquate de la philia aristotélicienne », p. 61). Nous
avons vu en effet que l’interprétation que Gadamer fait de l’oikeon notamment renvoie à l’appartenance. Cela
est en tout cas très clair dans les quelques phrases suivantes : « On traduit volontiers oikeon par ce qui est “de
famille”. Or ce qui est “de famille” comporte aussi la nuance de l’appartenance, de quelque chose auquel on
prête l’oreille et obéit et qui fait de même, en raison de cette appartenance. […] C’est ce qui m’appartient et à
quoi j’appartiens, et qui est, pour quelqu’un, aussi sûr et stable que tout ce qui pour lui est sa maison. Socrate
845
255
présupposition de toute amitié. Selon Kontos, « [l]e problème surgit [plutôt] dès lors que
l’on entend réduire l’amitié à l’appartenance. Cette réduction altère l’amitié de fond en
comble et mutile irrémédiablement son statut moral »849. Le véritable problème est donc de
savoir si Gadamer réduit l’amitié à l’appartenance empêchant ainsi à l’altérité de l’autre de
se faire valoir. À l’encontre de Kontos, nous voudrions montrer que tel n’est pas le cas.
Mais commençons par détailler plus avant sa thèse.
Il nous faut pour cela nous tourner vers l’amitié aristotélicienne et nous souvenir que,
chez Aristote, l’amitié se nourrit de l’activité en commun (co-activité), de l’action de vivre
ensemble. Or, selon Kontos, l’interprétation gadamérienne de l’amitié gommerait cette part
d’activité propre à l’instauration et à la continuation de l’amitié. Gadamer interprèterait
davantage l’amitié comme un Geschehen, comme un évènement qui nous porte, dans lequel
nous sommes pris et auquel nous avons part mais que l’on ne construit pas vraiment850.
L’amitié se trouverait ainsi « absorbée par un évènement situé hors de sa portée,
indépendamment de ce qu’est autrui dans sa présence particulière »851. Et pour étayer son
argument, Kontos renvoie au dialogue et à la « passivité » des partenaires qui sont sous la
conduite de la chose852. Dès lors, dans le dialogue, on aurait moins affaire à une véritable
amitié qu’à cette disposition qu’est la bienveillance. L’activité du soi dans le dialogue
s’apparenterait plus à une disposition, à une hexis.
Kontos n’a pas tort ici. Nous avons vu en effet que le dialogue herméneutique récuse
toute maîtrise de la subjectivité et que, par ailleurs, il nécessite une disposition qui est celle
de l’ouverture à l’autre et qui peut effectivement s’apparenter à la bienveillance. Mais estce pour autant à dire que le dialogue n’implique aucune activité (energeia au sens
aristotélicien) des interlocuteurs, du soi et de l’autre ? La réponse à cette question implique
en conclut alors que, quand quelqu’un aime vraiment un autre comme son ami, son désir s’oriente vers l’autre
de telle manière qu’il s’y accomplit lui-même. Ce qu’il cherche finalement dans l’autre c’est l’appartenance »
(H.-G. Gadamer, « Logos et Ergon dans le Lysis de Platon » dans L’art de comprendre. Herméneutique et
tradition philosophique, p. 293).
849
P. Kontos, « L’impasse de l’intersubjectivité chez Gadamer ou l’appropriation inadéquate de la philia
aristotélicienne », p. 62-63.
850
Kontos écrit ainsi que « l’amitié ne concerne donc pas une œuvre dont on se charge, elle ne vise pas une
initiative qu’on veut résolument accomplir ; elle est ici comprise comme un évènement qui nous porte en son
sein, un élément de notre essence en tant que nous appartenons à une tradition » (Ibid., p. 67).
851
Idem.
852
Ibid., p. 67-68. En particulier, « Gadamer tend à priver le dialogue de ce qui en constitue une activité et à
le réduire à ce qui en fait un évènement déjà pourvu de valeur, d’autorité. Le dialogue est un évènement qui
détermine l’amitié et les amis avant qu’ils puissent le maîtriser » (p. 68).
256
que nous apportions quelques précisions à la conception gadamérienne de la
« subjectivité », c’est-à-dire au concept de « conscience herméneutique » : la conscience
herméneutique n’est-elle que « passivité » ou comprend-elle également une part
d’« activité » ?
Souvenons-nous d’abord de ce que Gadamer nous dit à propos de l’essence du
« jeu », concept dont il s’inspire pour penser la compréhension : « il est exclu que la
conduite de celui qui joue soit comprise comme conduite de la subjectivité, puisque c’est au
contraire le jeu qui joue, en intégrant les joueurs et en devenant lui-même le véritable
subjectum du mouvement du jeu »853. Et encore : « Quel que soit ce qui est mis en jeu, ou
est en jeu, cela ne dépend plus de soi-même, mais est justement régi par la relation que
nous appelons jeu »854. Concevoir la compréhension comme Geschehen implique de penser
les joueurs comme n’étant plus les maîtres du jeu. Mais, n’étant plus maîtres du jeu, n’ontils pas néanmoins un rôle à jouer ? Dit autrement, bien que Gadamer accorde une grande
importance au fait que ce soit la chose même qui guide le dialogue, est-ce que « dialoguer »
– c’est-à-dire poser des questions, donner des réponses, ce qui s’appelle finalement
« penser » – n’est pas une activité ? Bien que les interlocuteurs finissent par se laisser
entraîner dans le dialogue, ne peut-on pas voir dans le « penser-avec », dans le « penserensemble » une forme d’activité ? Dialoguer est-ce seulement « être-ensemble » ? N’est-ce
pas également dans une certaine mesure « faire-ensemble » ? Nous sommes d’accord pour
dire avec Deniau que « [l]e dialogue [gadamérien] n’est pas une prestation de la
subjectivité »855, mais n’est-il pas néanmoins, dans une certaine mesure, un « faire » des
interlocuteurs ? Dialoguer, n’est-ce pas même la plus haute des « activités » ?
Ici, ce n’est bien entendu plus Aristote qu’il faut suivre, mais il nous faut plutôt
revenir à la dialectique platonicienne. Gadamer ne louait-il pas la capacité socratique à être
capable de poser les bonnes questions ? Il écrit en effet que dans le dialogue, « [l]a chose
suit son cours et prend son développement, non certes sans que nous pensions; mais penser
veut dire précisément : déployer une chose selon sa logique propre. Ce qui implique que
l’on écarte les représentations “qui se présentent d’ordinaire” et que l’on s’attache
853
VM, p. 515.
H.-G. Gadamer, « Le problème de la compréhension de soi » dans Langage et vérité, p. 141.
855
G. Deniau, « La question du “sujet” dans l’herméneutique gadamérienne », p. 12.
854
257
obstinément à la logique du penser. Depuis les Grecs, cela s’appelle la dialectique »856.
C’est aussi ce que Barthold fait ressortir en lien avec le concept d’ouverture : « De la même
façon que la personne d’expérience sait comment incorporer de nouvelles expériences dans
son savoir, être ouvert signifie être capable de poser la bonne question. Gadamer insiste sur
le fait que l’ouverture n’est pas “sans limite” – ce n’est pas une acquisition passive – mais
est guidé par la décision quant à la bonne question à poser »857. Il n’est donc pas exact,
selon nous, d’avancer que le dialogue n’implique aucune activité de la part des
interlocuteurs. Le dialogue nécessite certes que les interlocuteurs soient dans une certaine
disposition, mais pour se diriger vers une entente sur la chose même, il nécessite également
qu’ils posent les bonnes questions. Il nécessite donc que les interlocuteurs prennent
activement part au dialogue et cette activité vise notamment à faire valoir la parole de
l’autre et donc son altérité. Certes, le dialogue nécessite un fond et une visée communs,
mais cette recherche en commun loin de nier l’altérité du partenaire au dialogue la fait au
contraire apparaître. C’est pourquoi quand Gadamer écrit à propos de l’amitié que « l’êtreensemble et l’intuition réciproque se forment au contact de la différence, de l’altérité, de
l’autre et de l’altérité de l’autre »858, cela nous semble valoir tout autant pour le dialogue.
Mieux, cet être-ensemble qu’est l’amitié ne se forme-t-il pas par la rencontre avec l’autre
dans le dialogue ?859
Nous voudrions faire une dernière remarque quant à cette critique de Kontos selon
laquelle Gadamer identifierait l’amitié à l’appartenance et gommerait par là même l’altérité
de l’ami : le fait de ne pas insister sur l’altérité dans son interprétation de l’amitié
aristotélicienne ne tient-il pas au fait que, comme le conclut Ricœur à la fin de sa propre
analyse de l’amitié aristotélicienne dans Soi-même comme un autre : « On accordera
volontiers qu’il n’y a pas de place pour un concept franc d’altérité chez Aristote »860? En
effet, dans le cas de Ricœur, si ce dernier retient bien d’Aristote la mutualité propre à
l’amitié, c’est la traversée de l’éthique levinassienne qui lui permettra de rendre justice à
l’altérité d’autrui. Or, dans le cas de Gadamer, il nous semble que c’est dans le dialogue
856
VM, p. 489.
L. S. Barthold, « Friendship and the Ethics of Understanding », p. 420.
858
H.-G. Gadamer, « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques, p. 85.
859
Cela ne signifie pas pour autant, bien entendu, que tout dialogue mène à l’amitié.
860
SA, p. 219.
857
258
(dia-logos / dia-legein : « Penser-avec ») que s’acquiert la distance seule à même de rendre
justice à l’altérité d’autrui.
2.2. Amitié et finitude
Dans l’optique, toujours, d’esquisser un rapprochement entre dialogue et amitié, nous
voudrions montrer, en deuxième lieu, que dans le dialogue comme dans l’amitié, Autrui se
présente moins comme une limite pour nous que comme la possibilité de transcender nos
propres limites. C’est donc la finitude humaine, telle qu’elle se révèle dans le dialogue et
dans l’amitié, mais surtout son dépassement que nous voulons ici examiner. « Il existe
d’homme à homme, écrit Gadamer, un “s’ouvrir-à” et une familiarité qui permettent
l’expérience de l’autre non comme un autre ou comme une limite à ce qui est proprement
auprès-de-moi, mais plutôt comme une élévation, un élargissement, un complément de mon
être propre »861. La rencontre avec l’autre, que ce soit dans l’amitié ou le dialogue, permet
en effet l’acquisition d’un « surcroît d’être ». La rencontre – authentique – avec l’autre nous
porte vers l’excellence, vers la plénitude, plénitude qui ne pourra cependant jamais être
totalement atteinte dans la mesure où elle est réservée au divin. « Il appartient à la
conscience la plus profonde de l’être humain qu’il a besoin de savoir à propos de lui-même
qu’il n’est pas Dieu » 862 , écrit en effet Gadamer. Mais dans quelle mesure l’autre me
permet-il de transcender mes propres limites ?
L’amitié, comme le dialogue, nous met en contact avec un autre et c’est lui qui nous
met à la fois face à nos limites et nous permet de les dépasser. Quant à l’amitié, Gadamer
écrit que
[c]e n’est pas un hasard si j’ai commencé en 1928 mon activité d’enseignement
par une conférence inaugurale sur le rôle de l’amitié dans l’éthique
philosophique. Que ni les principes, ni l’affirmation irréfutable, ni le contreargument victorieux ne garantissent la vérité, mais que seule compte une autre
sorte de confirmation, impossible à l’individu, voilà ce qui allait m’assigner ma
tâche : elle consistait non pas tant à reconnaître ses propres limites au contact
de l’autre qu’à les dépasser de quelques pas. Ce dont il s’agissait, c’était de
pouvoir avoir tort863.
Il en va exactement de même dans le dialogue. En effet,
861
H.-G. Gadamer, « Lob der Theorie », p. 46, notre traduction.
H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen
Ethik », p. 403.
863
H.-G. Gadamer, « La tâche de la philosophie » dans L’héritage de l’Europe, p. 166.
862
259
l’une des expériences les plus essentielles qu’un homme puisse faire est qu’un
autre le connaisse mieux. Cela signifie alors que nous devons prendre au
sérieux le contact avec l’autre, parce qu’il se trouve toujours des situations où
nous n’avons pas raison ou ne finissons pas par avoir raison. À travers le
contact avec l’autre, nous nous élevons au-dessus de l’étroitesse de notre
propre assurance de savoir. Un nouvel horizon s’ouvre vers l’inconnu. Ceci
advient dans tout dialogue authentique. Nous nous approchons de la vérité
parce que nous ne cherchons pas à nous faire valoir864.
La rencontre avec l’autre nous permet de mettre en question notre savoir afin d’acquérir un
savoir autre, un savoir meilleur. Nous sommes ici renvoyés à la conception gadamérienne
de l’expérience et à la négativité qui lui est inhérente. Se trouver confronté à quelque chose
qui n’est pas tel que nous pensions qu’il serait, c’est faire l’expérience des limites de notre
connaissance et acquérir ainsi un savoir meilleur. L’expérience de la limite est en même
temps dépassement de cette limite. Et c’est dans la confrontation avec l’altérité que ce
dépassement survient. Pour Gadamer, ce dépassement de nos limites se produit grâce à la
confrontation avec l’autre dans le dialogue. « Nous devons tous excéder nos limites afin de
comprendre. Ceci se produit par l’échange vivant du dialogue »865, écrit-il. De même, à
propos de l’amitié chez Aristote, il peut dire que « grâce à l’échange avec nos amis qui
partagent nos vues et nos intentions, mais qui peuvent aussi les corriger ou les renforcer,
nous nous approchons du divin »866. La confrontation avec l’autre, que ce soit dans l’amitié
ou dans le dialogue, nous permet donc de transcender nos limites, nous permettant par làmême d’acquérir ce « surcroît d’être ». « [Aristote] savait […], écrit Gadamer, que quand
quelqu’un se suffit pleinement à lui-même, quelque chose d’essentiel lui manque
[néanmoins]. Ce qui manque est précisément le surcroît que l’amitié signifie »867.
Il convient encore de préciser de quel ordre est ce « surcroît d’être » dans la
compréhension. Pour Gadamer, par le biais du dialogue et dans la compréhension de la
chose, on parvient à une compréhension de soi élargie. « Le propre de tout dialogue, écrit
Gadamer, c’est que, par lui, quelque chose a changé »868. C’est que, par lui, nous avons
changé. Ceux qui prennent part à un dialogue véritable en sortent en effet transformés.
864
C. Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, p. 43.
Ibid., 57.
866
H.-G. Gadamer, « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der griechischen
Ethik », p. 405. Également : « der andere, der Freund, einen Zuwachs an Sein, Selbstgefühl und
Lebensreichtum bedeutet. – Das wendet Aristoteles nun so, daß der in sich vollendete Gott keine Freunde
hat » (p. 403).
867
Ibid., p. 402, nous soulignons.
868
H.-G. Gadamer, « Le problème de la compréhension de soi » dans Langage et vérité, p. 145.
865
260
« L’explication-entente à laquelle on procède dans le dialogue ne consiste pas à faire tout
simplement valoir et triompher son propre point de vue, elle est au contraire la
métamorphose qui vise à introduire dans ce qui est commun, et à la faveur de laquelle nul
ne reste ce qu’il était »869. Le concept de fusion des horizons rend compte de cela. En effet,
dans le dialogue, ce qui se donne à celui qui y est ouvert, c’est l’horizon de l’autre, c’est sa
compréhension préalable – mais tout de même fondée en raison; il ne s’agit pas en effet
d’une simple opinion – de la chose. Et dans le mouvement de va et vient du dialogue, une
compréhension nouvelle, autre, en vient à émerger. Notre rapport à la chose a changé et
notre rapport à nous-même, notre compréhension de nous-même s’est également
transformée.
Avant d’aborder le dernier argument qui vient soutenir le rapprochement entre amitié
et dialogue, nous voudrions nous arrêter, de nouveau, sur une critique de Kontos en lien
avec l’analyse que fait Gadamer de l’amitié et de la connaissance de soi870. L’analyse de
Gadamer portant essentiellement sur la connaissance de soi, « l’élément cognitif », selon
Kontos, prendrait le pas sur « l’élément moral »871. Cela viendrait par ailleurs confirmer,
selon lui, le fait que dans sa description des trois modes de l’expérience d’autrui,
« Gadamer se propose d’éclairer une forme de connaissance »872. L’argument de Kontos
vise ainsi à « remettre en question le privilège “moral” accordé par Gadamer à la connexion
entre l’expérience d’autrui et la compréhension de soi »873.
Afin d’évaluer cette critique de Kontos, il convient de nous questionner quant à
savoir de quel ordre est cette connaissance, connaissance qui, dans l’herméneutique
gadamérienne prend les traits de la compréhension de soi. La réponse se fait alors aisément
jour : nous sommes en effet renvoyés aux analyses que nous avons élaborées dans le
chapitre que nous avons consacré à la réhabilitation gadamérienne de la phronèsis. Certes,
il s’agit bien d’une connaissance, mais cette connaissance est pratique et éthique.
869
VM, p. 402.
Analyse qu’il fait dans son article « Freundschaft und Selbsterkenntnis. Zur Rolle der Freundschaft in der
griechischen Ethik ».
871
P. Kontos, « L’impasse de l’intersubjectivité chez Gadamer ou l’appropriation inadéquate de la philia
aristotélicienne », p. 57.
872
Idem, nous soulignons.
873
Ibid., p. 58.
870
261
2.3. La structure égalitaire du dialogue et de l’amitié
Nous voudrions avancer un dernier argument quant au rapprochement entre dialogue
et amitié et soutenir que, comme l’amitié, le dialogue implique une structure égalitaire.
Chez Aristote, en effet, « l’amitié est une égalité »874. Mais pour ce qui est du dialogue,
dans quelle mesure peut-on dire qu’il se tient entre égaux ? Ce n’est certes pas une idée que
Gadamer développe. Cependant, nous voudrions avancer que le dialogue repose sur une
telle égalité et pour en saisir la pleine mesure, il convient de faire le détour par le concept
de reconnaissance. Nous avions vu que, pour Ricœur, la reconnaissance permet de
compenser la dissymétrie entre le soi et l’autre (sans l’annuler cependant) et restaurer ainsi
une égalité. Or, le dialogue gadamérien repose sur le fait de faire valoir la parole de l’autre
et d’en reconnaître l’éventuelle supériorité. Le dialogue implique donc déjà cette
reconnaissance de la supériorité de l’autre. Gadamer écrit en effet que la philosophie
herméneutique « insiste pour dire qu’il n’y a pas de plus haut principe que celui qui
consiste à rester ouvert au dialogue. Et cela veut toujours dire qu’il faut reconnaître au
préalable la légitimité possible, voire la supériorité de son interlocuteur »875.
Cette reconnaissance de la supériorité de son interlocuteur nous renvoie aux analyses
gadamériennes de la réhabilitation de l’autorité876. Pour Gadamer, en effet,
l’autorité n’est pas un pouvoir supérieur qui exigerait l’obéissance aveugle et
qui interdirait de penser. L’essence véritable de l’autorité repose bien plutôt sur
ceci qu’il peut ne pas être déraisonnable, voire qu’il peut être exigé par la raison
elle-même de présupposer en l’autre une supériorité de connaissance qui
dépasse notre propre jugement. Obéir à l’autorité, c’est reconnaître que l’autre –
mais aussi la voix autre qui se fait entendre du fond d’une tradition et d’un
passé – peut mieux voir quelque chose que nous-mêmes877.
L’entrée en dialogue nécessite cette reconnaissance. Reconnaissance dont on peut dire,
après avoir suivi les analyses de Ricœur, qu’elle permet d’instaurer une forme d’égalité à
même la dissymétrie. Être prêt à reconnaître la supériorité de l’autre, c’est donc déjà
surmonter la dissymétrie qu’il peut y avoir et instaurer une forme d’égalité.
874
Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 7, 1157b35.
H.-G. Gadamer, « Autoprésentation » dans La philosophie herméneutique, p. 57.
876
Réhabilitation suite à la critique que l’Aufklärung avait pu en faire.
877
H.-G. Gadamer, « La vérité dans les sciences humaines » dans La philosophie herméneutique, p. 66-67.
Voir également VM, p. 300. Cette reconnaissance de la supériorité de l’autre renvoie à la finitude humaine :
l’autorité, écrit Gadamer, « repose sur la reconnaissance, par conséquent, sur un acte de la raison même qui,
consciente de ses limites, accorde à d’autres une plus grande perspicacité » (VM, p. 300).
875
262
Le dialogue herméneutique nous semble ainsi avoir plusieurs traits communs avec
l’amitié. Bien sûr, il ne s’inscrit pas dans l’horizon temporel d’une vie, comme l’amitié,
mais il y a néanmoins dans le dialogue quelque chose de cette vie en commun, de cette
familiarité. Et si le dialogue ne fait pas forcément de nous l’ami de l’autre au sens fort du
terme, il ne peut pas y avoir de dialogue authentique sans une certaine solidarité, c’est-àdire sans ce « lien solide et fiable » qui nous amène à renoncer à nos préférences et à nos
intérêts les plus immédiats pour une certaine fin 878 . Nous voudrions justement nous
interroger maintenant sur cette fin du dialogue gadamérien et soutenir, qu’ultimement, elle
n’est autre que le bien, le bien humain.
3. Le bien comme orientation du dialogue
Si, dans Vérité et méthode, Gadamer n’évoque quasiment pas ce pilier de la
philosophie platonicienne qu’est le Bien, en revanche, il s’y consacre longuement dans ses
ouvrages L’éthique dialectique de Platon et L’Idée du Bien comme enjeu platonicoaristotélicien. Or, dans la mesure où la dialectique platonicienne tapisse tout l’arrière-fond
de la conception gadamérienne du dialogue, il nous semble pertinent d’analyser
l’interprétation que Gadamer fait du Bien comme origine et finalité de la dialectique et
d’étudier dans quelle mesure cela a influencé sa propre conception du dialogue.
Chez Platon, la dialectique tend, en dernier lieu, vers le Bien. Ainsi peut-on lire dans
la République que « dans le connaissable, ce qui se trouve au terme, c’est la forme du
Bien »879. C’est le « Bien » qui dirige toute connaissance. Au-delà de l’être, epekeina tes
ousias, se trouve l’idée transcendante du Bien qui est une structure absolue qui régit toute
chose. Au-dessus de toutes choses, pour Platon, réside le Bien et c’est lui qui doit guider
une vie sensée. Dans la dialectique platonicienne, c’est le Bien qui ultimement guide le
dialogue et c’est vers le Bien que le dialogue tend. Le Bien est à la fois principe et fin. En
ce sens, on peut voir là se dessiner, chez Platon, une éthique. Mais qu’en est-il chez
Gadamer ? Est-ce avec une visée éthique que Gadamer se fait lecteur de l’Idée
platonicienne du Bien ?
878
879
H.-G. Gadamer, « Amitié et solidarité » dans Esquisses herméneutiques, p. 88.
Platon, République, 517b.
263
3.1. La lecture gadamérienne du bien chez Platon
En tant que principe ontologique ultime, en tant que commencement inconditionné,
l’Idée platonicienne du Bien est la raison d’être de toute chose, elle est ce qui fait être les
choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent être880. Pour Gadamer, l’Idée du Bien
est donc « la structure formelle de tout ce qui peut être considéré comme effectivement
compris » 881 et, à cet égard, elle est le fondement ultime de toute entente dans la
dialectique. L’Idée du Bien est la condition de possibilité de la dialectique. Qu’elle soit
principe, Gadamer nous le montre ainsi :
De même que le soleil procure à tout ce qui est visible être et visibilité en
dispensant chaleur et lumière, de même le Bien n’existe pour nous que dans le
don qu’il dispense ; connaissance et vérité. Dans le contexte de La République,
le Bien se présente comme ce qui unifie le multiple […]. Dès lors apparaît une
solution toute trouvée pour rendre compte du statut insigne et insaisissable de
l’Idée du Bien, qui la distingue des autres idées : cela tient au fait qu’elle vient
en premier, se trouve par conséquent soustraite à toute dérivation et constitue
par là même ce qui recevra ultérieurement le nom de principe882.
Or, en tant que principe, en tant que condition de possibilité de la dialectique, l’Idée du
Bien a une valeur ontologique. En effet, « […] sans avoir elle-même l’être, [l’Idée du Bien]
doit accorder l’être à ce qui est connu par la pensée »883. « [L’Idée du Bien] ne fournit, à
proprement parler, aucune détermination positive de l’étant, mais elle est ce qui rend
intelligible en son être tout ce qui est » 884 . L’Idée du Bien est donc « un principe
ontologique ultime » 885 . C’est l’Idée du Bien qui, en tant que structure formelle, rend
possible la connaissance. C’est l’Idée du Bien qui, ultimement, permet l’unification du
multiple qui est en jeu dans la dialectique. Si la connaissance est possible par la dialectique,
si la connaissance de l’Idée – cette perspective unitaire qui jette sa lumière sur les étants –
est possible, c’est grâce à l’Idée du Bien. « L’Idée platonicienne trouve [en effet] sa source
dans l’idée du Bien, c’est-à-dire dans la question de savoir ce qu’un étant doit être, ce en
880
« Platon spécifie que l’Idée du Bien transcende la sphère des étants parce qu’elle est cause, c’est-à-dire
raison d’être de tout et par là même principe de connaissance de toute chose. C’est elle qui rend bonne la
multiplicité des choses justes et belles et qui les rend aussi intelligibles en leur être » (H.-G. Gadamer,
L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 124).
881
Ibid., p. 125.
882
H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 53.
883
Ibid., p. 81.
884
H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 124-125.
885
Ibid., p. 124.
264
fonction de quoi il peut toujours être compris dans son identité immuable »886.
Il convient tout de même de reconnaître que quant à la question platonicienne du
Bien, Gadamer n’en reste pas à cette conception du Bien envisagé comme transcendant,
comme au-delà de l’ousia, de l’essence, conception que Platon dévoile dans le livre VI de
la République 887 . Conception que l’on pourrait résumer, dans les mots de Gadamer, en
évoquant l’« ascension au-delà de l’être de telle sorte que le Bien soit la cause de l’être des
multiples Idées »888. En effet, dans L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien,
Gadamer étudie cette conception en rapport avec celle qui ressort du Philèbe notamment,
dialogue qu’il a analysé dans sa thèse d’habilitation qui a été publiée sous le titre L’éthique
dialectique de Platon. Cette seconde conception est celle de la question socratique du bien
humain. « Elle se pose, écrit Gadamer, comme la question portant sur l’arétè et, avec toutes
ses ramifications, comme la question relative aux arêtai, non pas sous un angle d’attaque
aussi universel, mais en un domaine plus étroitement délimité, celui du bien dans la vie
humaine »889. La question de Socrate dans le Philèbe est ainsi de déterminer quel est pour
l’homme le bien par excellence890.
Dès lors, il va s’agir de mettre en rapport la conception platonicienne du Bien
transcendant et la question socratique au sujet du bien humain. Comment peut-on
comprendre cette question du bien pour l’homme alors que la conception fondamentale du
bien chez Platon est celle d’une Idée pure du Bien ? Comment concilier ces deux
conceptions ? Il s’agit en fait de montrer que « la question socratique demeure bien vivante
là où la doctrine universelle des Idées et l’essence générale de la dialectique font l’objet de
886
Ibid., p. 36.
« Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n’est pas seulement leur cognoscibilité que
manifestement ils reçoivent du bien, mais c’est leur être et aussi leur essence qu’ils tiennent de lui, même si le
bien n’est pas l’essence, mais quelque chose qui est au-delà de l’essence, dans une surabondance de majesté et
de puissance » (509b)
888
H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 81.
889
Ibid., p. 84. Et encore : « Certes, la position ontologique du Philèbe est identique à celle des autres
dialogues et rejoint ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la théorie des Idées, mais cela ne doit pas nous faire
oublier que ce texte fait tout spécialement porter sa question sur le problème éthique, c’est-à-dire sur le bien
dans la vie humaine » (H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du
Philèbe, p. 27).
890
« Or donc, Philèbe soutient que le bien, pour tous les êtres animés, consiste dans la joie, le plaisir,
l’agrément et dans toutes les choses du même genre, et moi, je prétends que ce n’est pas cela, et que la
sagesse, la pensée, la mémoire et ce qui leur est apparenté, comme l’opinion droite et les raisonnements vrais,
sont meilleurs et plus précieux que le plaisir pour tous ceux qui sont capables d’y participer, et que cette
participation est la chose du monde la plus avantageuse pour tous les êtres présents et à venir » (Platon,
Philèbe, 11a-b).
887
265
la discussion »891. L’intention est avant tout pratique. « C’est en effet le bien de l’existence
humaine empirique qui doit être fondé sur l’Idée universelle, ontologique du Bien »892. Or,
ne retrouve-t-on pas ici la question fondamentale qui préoccupe Gadamer à propos de
l’éthique ? N’a-t-on pas devant les yeux la question de la possibilité d’une éthique
philosophique ? C’est bien cela qui est en jeu ici. Gadamer se trouve donc, dans une
certaine mesure, à poser au bien platonicien la question qu’il posait déjà à l’éthique
aristotélicienne, en laquelle il a d’ailleurs trouvé un allié précieux pour son projet
herméneutique. C’est la question de la possibilité de les porter au concept sans perdre pour
autant leur teneur pratique, leur sens (dans les deux acceptions du terme : signification et
direction) pour la vie humaine. C’est la question de la possibilité d’une éthique
philosophique. C’est la possibilité d’une éthique philosophique qui est en jeu dans la
réconciliation que Gadamer cherche à opérer entre l’Idée transcendante du Bien et le bien
humain. Voyons comment il y parvient et commençons tout d’abord, par poser, clairement,
avec Gadamer, l’antagonisme qui court dans les dialogues platoniciens.
Dans le Philèbe, comme chez Aristote, la question pratique n’est jamais perdue de
vue. La raison doit guider le faire. « De même qu’Aristote sait que sa réflexion théorique
qu’il appelle éthique doit servir à la vie réellement vécue, il est clair, pour Platon et le
lecteur du Philèbe, que le résultat du dialogue, l’Idéal d’une vie harmonieuse, est, en tant
que tel, un logos qui renvoie à un ergon : choisir le juste au moment du choix »893. C’est
dans la préférence donnée à une chose plutôt qu’à une autre que le bien humain se
concrétise. C’est dans la concrétude de l’action éthique que le bien pour l’homme se donne.
La raison pratique a une portée éminemment morale. C’est dans l’action humaine bonne –
celle qui consiste à choisir le meilleur – guidée par la raison pratique que le bien s’incarne.
La raison pratique guide véritablement la raison humaine et trouve sa raison d’être dans
l’action bonne, dans le choix du meilleur. Pour le dire dans un vocabulaire un peu moins
aristotélicien, dans le Philèbe, c’est dans le bien concret – c’est-à-dire ce qui présente
mesure, symétrie et manifesté (alètheia) – que le sens ontologique du Bien apparaît. Dans
le Philèbe, comme dans l’éthique aristotélicienne, l’intention pratique n’est jamais perdue
de vue. La réflexion théorique doit guider le faire éthique. Or, nous trouvons là, incarnée
891
H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 108.
H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 27-28.
893
H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 106, nous soulignons.
892
266
chez Platon, la question qui est celle que Gadamer pose à l’éthique, celle de la possibilité
d’une éthique philosophique pour laquelle « le concept et la réflexion éthique ne peuvent
éviter de prendre pour horizon et référence ultimes la réalité morale elle-même »894.
Or, comme nous l’avons vu, au contraire, dans la République, le caractère
transcendantal propre au Bien implique que « ce qui rend bonne toute chose s’y trouve
délogé du rang d’étant. C’est qu’il n’y a pas pure et simple juxtaposition du Bien et des
étants. “Lui-même”, auto tou agathon, “le Bien lui-même” se retire. Il est l’être des Idées
en général, or cet être n’est pas lui-même une idée »895. N’étant pas une idée, le Bien ne se
retrouve pas dans la multitude des étants. Quant à la question du bien chez Platon, on
semble donc se trouver devant deux positions antagonistes. Comment le bien peut-il se
trouver dans l’action juste alors qu’en tant que principe de ce qui est bon, il ne peut pas se
concrétiser dans l’étant même auquel il donne sa déterminité éthique ? Ce qui est en jeu ici,
au niveau éthique, ce n’est rien de moins que le rapport de la théorie à la pratique. Chez
Platon, on semble trouver deux conceptions de ce rapport, deux conceptions qui sont en
contradiction. Le Philèbe met de l’avant la portée pratique de la réflexion éthique alors que
d’autres dialogues, comme la République, insistent sur une Idée pure du Bien, c’est-à-dire
un concept du Bien qui ne se manifeste pas dans la diversité des étants.
Cependant, pour Gadamer, « cette façon de s’exprimer [quant au caractère
transcendantal du bien] est la forme mythique dans laquelle Platon énonce au fond ce qu’il
exprime dans le Philèbe »896. Dans la mesure où « la transcendance du Bien exclut qu’il
puisse être pensé comme une Idée, comme une quiddité qui serait un genre supérieur
englobant tout [,] l’être, celui du bien comme celui de toute quiddité, n’a plus besoin d’être
d’abord dispensé à l’étant, que ce soit par la spécification, la diairesis ou une articulation
quelconque, pour lui ressembler »897. Qu’est-ce à dire ? En tant que fonction ontologique
suprême, en tant que cause ultime des Idées, l’Idée du Bien n’est pas l’Idée des Idées, elle
n’est pas un « eidos universel suprême » et n’a donc pas besoin d’être saisie comme elles
en partant de la diversité de ses représentations, multiplicité des étants, à partir desquels,
par ressemblance, peut être déduite l’Idée – recherche de l’identité dans la diversité.
894
H.-G. Gadamer, L’éthique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, p. 33.
H.-G. Gadamer, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, p. 108.
896
Idem.
897
Idem.
895
267
Comme l’Idée du Bien n’a pas le même statut que les autres Idées, sa relation avec les
étants n’est pas non plus la même. Elle ne passe notamment pas par les procédés
dialectiques que sont la division et la synthèse, diairesis et sunesis. En effet, on l’a vu,
« [Le Bien] n’est aucunement susceptible d’être dispensé : c’est en lui-même qu’il apparaît
immédiatement »898. Et plus précisément, c’est dans le Beau qu’il apparaît immédiatement
en lui-même. Et dire qu’il apparaît en lui-même, en tant que fonction ontologique donc, en
tant que structure de tout ce qui peut être compris, c’est dire qu’il apparaît, dans le Philèbe
notamment, en tant que mesure, symétrie et manifesté. Ainsi, « que le bien s’abrite dans le
beau ne signifie donc pas moins qu’on le rencontrera seulement dans le beau. Pourvu que
mesure, symétrie et manifesté (alètheia) caractérisent le beau de façon insigne, il est du
même coup le bien, ce qui garantit à tout ce qui est son être véritable »899. Le bien « n’est
[donc] pas séparable de ce qu’il est à chaque fois, en chacune de ses “apparitions” »900.
Dans la relation interne du bien et du beau […] nous pouvons donc tirer une
indication sur le fait que « le bien » qui, en même temps, est le « beau » n’est
pas pour soi, en soi et au-delà, n’importe où, mais en tout ce que nous
reconnaissons comme beau mélange. Ce qui dans la perspective de la
République (ou du Banquet) est visé comme le bien ou le beau pur, sans
mélange, « au-delà de l’être », se détermine ici comme la structure du « mixte »
lui-même et ne paraît à chaque fois pouvoir être rencontré que dans ce qui est
un bien ou un beau concret, et de telle sorte que seuls l’unité et l’ajointement
interne de l’apparence elle-même déterminent son être-bien. Cela ne me paraît
pas introduire le moindre changement au sein de la doctrine platonicienne, un
changement qui aurait amené Platon à abandonner la doctrine des Idées ou la
« transcendance » du Bien. Il reste vrai que le « Bien » doit être extrait et écarté
de tout ce qui apparaît en tant que bien. Mais il s’y trouve et peut en être
détaché pour la bonne raison qu’il s’y trouve et que c’est à partir de là qu’il
resplendit901.
Ainsi, la question socratique de l’arete ne serait pas incompatible avec la question
universelle du Bien (agathon). Cependant, Platon, au contraire d’Aristote, n’a pas tout à fait
réussi à penser une philosophie morale qui sache rendre justice à son intention pratique. En
effet, « Platon a anticipé de façon seulement symbolique ce que signifie proprement le
898
Idem.
Ibid., p. 103.
900
Idem.
901
Ibid., p. 102.
899
268
“bien” en un tel sens universel, dans sa doctrine des nombres. Aristote a trouvé des
réponses d’ordre conceptuel »902.
Si Gadamer tente de réconcilier l’Idée du Bien et le bien humain chez Platon il n’en
demeure pas moins qu’il se heurte aux limites de sa philosophie morale dans sa capacité à
penser le bien pour l’agir humain. À cet égard, Aristote sera, pour Gadamer, un meilleur
guide.
3.2. Le bien dans le dialogue herméneutique
Pour Gadamer, en effet, ce bien humain, qui est au cœur de l’éthique aristotélicienne,
est le ressort du dialogue herméneutique. C’est lui qui guide le dialogue herméneutique.
Ainsi que l’écrit Thérien, « Gadamer invite à prendre en considération que le dialogue est
plus qu’une recherche philosophique de l’idée puisqu’il s’adresse à notre vie toute
entière »903. Sa portée éthique, le dialogue herméneutique la trouve dans le fait qu’il en va
toujours ultimement de notre existence, que dans la compréhension, c’est toujours notre vie
qui est en jeu.
Mais en vérité, écrit Gadamer, le problème auquel renvoie la question de
l’histoire pour l’humanité n’est pas celui de la connaissance scientifique, mais
celui de la conscience personnelle de la vie. Ce n’est même pas seulement le
fait que nous les hommes ayons une histoire, c’est-à-dire que nous vivons notre
destin dans son ascension, sa culmination et son déclin. Ce qui est décisif, c’est
que nous cherchons le sens de notre être précisément dans ce mouvement du
destin. Dans la finitude même nous sommes en quête d’un sens904.
Pour Gadamer, la compréhension a toujours un ancrage et une visée pratique : « Ce dont
l’homme a besoin, ce n’est pas seulement d’un indéfectible discernement des questions
ultimes, mais également du sens de ce qui est faisable, possible, approprié au moment
présent »905. Et encore : « La science, avec tous ses progrès, nous offre toujours un comité
d’experts. Il n’y a pas de problèmes où ne soit possible un rapprochement scientifique là où
il y a des compétences, des autorités. Les profanes, nous autres hommes, nous sommes
obligés de décider dans notre vie, en chaque moment, sans pouvoir invoquer un
902
Ibid., p. 146.
C. Thérien, « Gadamer et la phénoménologie du dialogue », p. 180.
904
H.-G. Gadamer, « Le problème de l’Histoire dans la philosophie allemande moderne » dans Langage et
vérité, p. 57-58.
905
H.-G. Gadamer, « Préface à la seconde édition » dans Vérité et méthode : les grandes lignes d’une
herméneutique philosophique, trad. Étienne Sacre, 1976, p. 19.
903
269
tribunal »906. Fondamentalement, la compréhension de soi, dont on a vu qu’elle se produit
dans le dialogue, n’est pas une fin en elle-même. La compréhension de soi trouve plutôt sa
finalité dans l’action humaine. La compréhension de la chose et de soi-même dans le
dialogue n’est pas la fin dernière. Il ne s’agit pas seulement de comprendre et de se
comprendre, mais la compréhension a plutôt pour objectif ultime de décider de ce qui est le
mieux pour nous et cela en vue de l’action. La compréhension de nous-même que l’on
acquiert par le biais du dialogue a ultimement pour fin de guider notre faire.
L’inspiration aristotélicienne est bien entendu palpable ici. Gadamer ne nous dit-il
pas d’ailleurs qu’il a développé la phronèsis non pas en termes de vertu, mais de
dialogue907 ? Il est également intéressant de rappeler que, pour Gadamer, l’art du dialogue
qu’est la dialectique socratico-platonicienne s’apparente aussi à un savoir pratique.
Gadamer fait d’ailleurs à plusieurs reprises le rapprochement entre la phronèsis et la
dialectique platonicienne, venant ainsi soutenir cette idée selon laquelle c’est comme
dialogue qu’il aurait avant tout pensé ce savoir pratique qu’est la phronèsis.
L’herméneutique a donc bien, selon nous, à la fois une tâche théorique et une tâche
pratique et éthique. « Le pléonasme apparent d’une “philosophie théorique”, et davantage
encore l’intitulé “philosophie pratique”, écrit Gadamer, contiennent ce qui, encore
aujourd’hui, se reflète dans la pensée philosophique : son incapacité à renoncer
complètement à ses prétentions, non seulement de savoir, mais aussi d’avoir un effet
pratique consistant à favoriser le bien dans la vie humaine en sa qualité de science du
bien »908.
Il est possible de distinguer cet effet pratique de l’herméneutique en premier lieu dans
son caractère « découvrant », c’est-à-dire dans son caractère d’ouverture. Gadamer écrit en
effet que l’herméneutique « rend compte non seulement des démarches utilisées par la
science, mais aussi des questions qui précèdent nécessairement l’utilisation de toute science
[…]. Ce sont les questions qui définissent tout savoir et toute action humaine, les questions
“les plus importantes”, celles qui sont déterminantes pour l’homme et pour son choix du
906
H.-G. Gadamer, « Le problème herméneutique » dans L’art de comprendre. Herméneutique et tradition
philosophique, p. 46.
907
H.-G. Gadamer (in Conversation with Riccardo Dottori), A Century of Philosophy, p. 21.
908
H.-G. Gadamer, « L’herméneutique, une tâche théorique et pratique » dans L’art de comprendre. Écrits 2,
p. 333, nous soulignons.
270
“bien” »909. L’herméneutique nous enjoint et nous permet de prendre conscience de ce qui,
ultimement, en tant qu’homme, nous motive. Comment ? Grâce à l’ouverture qui la
caractérise et dont nous avons vu qu’elle a pour structure celle de la question. Seul celui qui
sait questionner est en mesure d’ouvrir la chose dont il fait l’expérience pour en acquérir un
savoir autre, meilleur. Remettre en question la chose, ce n’est pas l’ouvrir de n’importe
quelle façon. C’est au contraire délimiter le champ de ses possibles, c’est-à-dire être
capable de lui donner un sens, une direction. Or, c’est en mettant en suspens et donc en
question ses propres préjugés sur la chose que l’on peut arriver à fixer « les présuppositions
qui tiennent et à partir desquelles se montre ce qui reste en question910 », que l’on peut donc
arriver à poser les limites entre lesquelles la question doit être posée. L’herméneutique nous
permet ainsi, en tant qu’homme, de délimiter nos possibles.
Or, c’est dans le dialogue et donc dans la confrontation avec l’autre que l’on en
arrive, à partir de là, à déterminer les conceptions de la chose qui tiennent. Son caractère
dialogique représente donc le deuxième « effet pratique » de l’herméneutique. « Nous
dépendons de l’entente dans nos questions pratiques, écrit Gadamer. Et l’entente se produit
dans le dialogue »
911
. À cet égard, Gadamer développe, dans le cadre de son
herméneutique, un aspect de la phronèsis qui, tout en étant un élément essentiel de l’éthique
ricœurienne, reste relativement peu élaboré chez ce dernier : son caractère délibératif. En
effet, si Ricœur reconnaît qu’« il est nécessaire d’écouter les tenants des thèses opposées
pour mieux déterminer le point d’insertion de la sagesse pratique »912, Gadamer nous donne
à voir la façon dont se produit ce processus de délibération et il insiste, dans ce processus
délibératif, sur la place de l’autre. Il réinterprète ce caractère délibératif de la phronèsis en
un sens dialogique. C’est dans le dialogue avec l’autre qu’il est possible d’en arriver à une
entente sur ce qui est en jeu. Pour Gadamer, ce processus délibératif est donc un processus
avant tout dialogique.
Pour conclure, nous voudrions ressaisir en quelques traits la forme que prend la
relation à autrui chez Gadamer ainsi que sa signification éthique. Heidegger, déjà, dans Être
et temps, faisait ressortir la structure originellement relationnelle du Dasein. En tant
909
Ibid., p. 348-349.
VM, p. 387.
911
C. Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, p. 105.
912
SA, p. 314.
910
271
qu’hommes, nous sommes des êtres de relations. Nous sommes des êtres qui portons
originellement en nous cette structure du « Mit-sein ». Pour Gadamer, cependant, la forme
authentique de l’« être-avec » ne consiste pas à « laisser l’autre être », à le laisser prendre
en charge son propre souci. Il considère en effet qu’il s’agit là d’une conception faible de
l’« être-avec ». L’« être-avec » trouve plutôt pour lui sa pleine réalisation dans l’« êtreensemble » qui se concrétise dans le dialogue. Or, le dialogue est le concept qui est au cœur
de l’herméneutique gadamérienne. La compréhension se produit en effet dans et par le
dialogue. C’est dire que, pour Gadamer, la relation à l’autre qui prend la forme de l’« êtreensemble » est primordiale. Si le soi est au cœur de l’herméneutique ricœurienne et qu’il
conserve dans une certaine mesure la primauté dans le rapport à l’autre, si autrui est chez
Levinas la figure centrale, celle par qui le soi advient à lui-même, l’herméneutique
gadamérienne met au premier plan l’« être-ensemble », « être-ensemble » qui trouve sa
concrétisation comme relation dialogique entre soi et autrui. Il ne s’agit cependant pas tant
de proposer une conception autre de la subjectivité comme Ricœur (ipséité) ou Levinas (soi
qui tient son unicité d’autrui) que d’élaborer et de mettre en avant cet « être-ensemble » qui
se noue dans le dialogue. La critique gadamérienne de la subjectivité passe par cette
conceptualisation de l’« être-ensemble ». Ce n’est ainsi pas tant la conscience
herméneutique en elle-même qui intéresse Gadamer que la conscience herméneutique dans
son lien à l’autre qui est à comprendre. Nous avions d’ailleurs vu dans un chapitre
précédent que la conscience est agie, c’est-à-dire qu’elle est sous le joug de la recherche
commune. Or, c’est dans et par cette recherche en commun qu’est la relation dialogique que
l’on peut tout à la fois prendre le pouls de l’autre et enrichir la compréhension que l’on a de
nous-même.
Dans le dialogue avec l’autre s’ouvre en effet la possibilité d’acquérir un « surcroît
d’être », d’avoir une compréhension élargie de nous-même. La compréhension de soi ne
doit cependant être considérée ni comme la finalité du dialogue ni comme une fin en ellemême. La compréhension n’est pas « pour sa propre gloire ». Ultimement, la finalité de la
compréhension réside plutôt dans l’action humaine. La compréhension nous aide à guider
notre faire. C’est d’ailleurs comme dialogue que Gadamer pense ce savoir pratique qu’est la
phronèsis. Elle n’est plus la vertu d’un seul. C’est plutôt dans le dialogue avec l’autre que
272
la compréhension peut se produire, compréhension qui a pour finalité ultime de nous
éclairer quant à la meilleure action à poser pour nous et pour autrui.
Mais il ne faudrait pas voir là une forme fusionnelle de relation. Nous avons vu en
effet que l’altérité d’autrui y est préservée et ce, grâce à la fonction de distanciation propre
au dialogue. Cette fonction critique du dialogue est donc essentielle même si, au premier
abord, elle ne saute pas forcément aux yeux du lecteur de Vérité et méthode. Plus
précisément, cette mise à distance s’opère dans la confrontation avec la parole autre sur la
chose en question. Cette confrontation ne doit cependant pas s’entendre comme un pouvoir
de l’un sur l’autre. Au contraire, elle se vit plutôt comme « exposition à l’autre ». Il s’agit
en effet de mettre ses préjugés en suspens et, plutôt que de chercher à convaincre l’autre de
notre opinion, de faire valoir sa parole contre la nôtre.
L’« être-ensemble » qui se déploie dans le dialogue doit être compris en rapport avec
un « style herméneutique » qui se distingue de celui de Ricœur. Alors que chez Gadamer, la
relation à l’autre repose sur un modèle dialogique qui vise l’entente – Grondin écrit en effet
à ce propos que « [c]omprendre (verstehen), c’est d’abord s’entendre (sich verstehen mit)
avec autrui sur quelque chose, compréhension qui a le mode de l’entente » 913 – chez
Ricœur, nous l’avons vu, elle repose plutôt sur le modèle du compromis. Ce dernier modèle
consiste à articuler des positions antagonistes en montrant notamment qu’elles ont chacune
leur lieu d’être dans leurs domaines respectifs. Rappelons que, quant à la relation à autrui,
Ricœur cherche ainsi à « arbitrer » les positions rivales de Husserl et de Levinas et que,
pour lui, « [d]e cette confrontation entre E. Husserl et E. Levinas ressort la suggestion qu’il
n’y a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement complémentaires le mouvement du
Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers le Même. Les deux mouvements ne s’annulent
pas dans la mesure où l’un se déploie dans la dimension gnoséologique du sens, l’autre
dans celle, éthique, de l’injonction »914.
Mais au-delà des différences entre les deux modèles – modèle dialogique et modèle
du compromis ; éthique dialogique et éthique du compromis – Gadamer et Ricœur nous
montrent la possibilité d’une relation éthique fondée sur l’ouverture à l’autre et échappant à
toute visée unifiante qui viendrait annihiler l’altérité de l’autre.
913
914
J. Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 186.
SA, p. 393.
273
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE
Gadamer, contrairement à Ricœur, n’a certes pas fait sienne la tâche d’élaboration
d’une éthique. Cependant, tout au long de son parcours philosophique, l’éthique – et plus
particulièrement l’éthique grecque – n’a cessé de représenter pour lui un objet d’étude et de
questionnement et elle a profondément influencé ses travaux sur l’herméneutique. Au terme
de ce parcours nous voudrions faire ressortir les ressources éthiques du dialogue
herméneutique. En effet, dès lors que ce n’est plus tant comme dialogue avec la tradition ou
l’art mais plutôt avec autrui que l’on envisage le dialogue gadamérien, il présente selon
nous des traits éthiques que nous voudrions maintenant rappeler.
En premier lieu, si Gadamer nous apprend quelque chose, c’est bien que tout dialogue
authentique n’est possible qu’à condition de suspendre et de mettre en jeu ses propres
préjugés. Il ne s’agit pas de les écarter d’emblée mais de les reconnaître afin d’en
questionner, dans le dialogue, c’est-à-dire dans la confrontation avec l’autre, le bien-fondé.
Gadamer nous montre en effet que l’autre agit en nous de par les préjugés que l’on peut
avoir à son égard et ce, au-delà même de ce que la conscience peut soupçonner. Il est donc
illusoire de penser porter sur lui un regard neutre. Gadamer nous enjoint ainsi à nous
comprendre nous-même et à reconnaître ce travail de l’autre en nous. C’est là notamment
un enseignement que Gadamer tire de la lecture qu’il fait de la phronèsis dans Vérité et
méthode, lecture dans laquelle il fait ressortir la place de l’autre. On se souviendra que
Ricœur lui aussi faisait une lecture de la phronèsis orientée sur l’autre, lecture au sein de
laquelle la phronèsis devenait presque synonyme d’« attention à l’autre915 » et ce, en dépit
d’une visée différente de celle de Gadamer.
Par ailleurs, de son analyse de la phronèsis, Gadamer fait ressortir l’effet
éminemment pratique de la compréhension – elle nous aide à guider notre faire – qui n’est
possible que par le dialogue, c’est à dire par la confrontation avec la parole autre916. Loin
de viser à imposer sa conception de la chose à comprendre, cette confrontation implique
d’abord de savoir écouter, au prix d’une sortie de ses préjugés, de ses penchants et de ses
915
C’est en particulier, ainsi que nous l’avons déjà montré, l’analyse que fait G. Fiasse de la lecture
ricœurienne de la phronèsis.
916
Dialogue qui prend pour modèle la dialectique platonicienne dont Gadamer nous dit qu’elle peut être
apparentée à la phronèsis.
274
intérêts. Gadamer nous montre d’ailleurs que la conscience herméneutique est conscience
qui est « hors de soi », « auprès des choses » : ce n’est qu’à la faveur d’un oubli de soi que
l’on peut être pleinement présent auprès de l’autre, pour l’autre, en un mouvement dans
lequel le rapport à l’autre prime sur le rapport à soi.
Le dialogue gadamérien repose donc sur une attitude réceptive à l’égard de l’autre qui
nous permet de faire droit à sa parole. Plus encore, Gadamer nous enjoint à faire valoir
cette parole, fut-ce contre la nôtre. Résolument vulnérable, je m’expose au risque de la
supériorité de la parole de l’autre. Se dévoile donc dans ce dialogue une forme d’attention à
l’autre sans laquelle l’altérité de l’autre ne saurait se donner. Cette dernière est reconnue
dans la parole de l’autre lorsqu’elle se mesure à la chose, dans les raisons que l’autre
avance afin d’expliciter la chose en question. C’est l’expression de son rapport à la chose
qui fait de l’autre un interlocuteur digne d’être reconnu.
Le dialogue est dès lors vécu comme une recherche en commun qui verra se tisser le
lien solide et fiable de la solidarité, voire la forme la plus haute de la relation à autrui qu’est
l’amitié. Il s'y noue une relation qui assume pleinement l’altérité d’autrui et se vit sur le
mode de l’« être-ensemble ». Pour Gadamer, en effet, le mode authentique d’« être-avec »
est celui de l’« être-ensemble » qui se réalise dans le dialogue.
On peut donc déceler les ressources éthiques du dialogue, premièrement, en ce qu’il
fait droit à l’altérité d’autrui. L'intention éthique, qui exige que le soi ne s'efface pas dans la
relation, se révèle également dans l'effort pour une compréhension de soi accrue : soutenir
le bien-fondé de la parole de l’autre contre soi-même rend possible une ouverture nouvelle.
Troisièmement, le dialogue effectue une mise en relation sur le mode de l’« êtreensemble » ; il se crée une solidarité entre ceux qui, tendus vers un but commun, sont en
dialogue. De plus la compréhension de soi et de l’autre qui émerge a un effet pratique :
l'enrichissement de la compréhension de soi, des autres et du monde nous aide à délibérer
quant aux questions essentielles de l’existence humaine et à guider notre agir. Enfin, pour
être en mesure de dialoguer il faut de l’ouverture, c’est-à-dire être prêt à mettre en question
ses préjugés, ainsi qu’à écouter et à faire valoir la parole autre, posture qui possède en ellemême une dimension indéniablement éthique.
Selon nous une telle éthique du dialogue trouve particulièrement bien sa place au sein
de l’éthique médicale entendue au sens de la relation patient-médecin. Elle répond à
275
l’« accusation d’un manque d’“humanité” de la part des médecins à l’égard de leurs
patients » 917 , accusation qui peut prendre deux formes : manque de reconnaissance ou
manque d’attention et de bienveillance. Certaines raisons propres à la médecine
contemporaine viendraient expliquer en partie ce manque d’humanité : « protection
émotionnelle et contrôle de soi de la part des médecins et des équipes soignantes, hypertechnicité et mécanisation de la pratique des soins, fragmentation du soin lié à la
spécialisation professionnelle, contraintes économiques et administratives [et enfin]
articulation complexe entre soin et recherche »918. À partir de ce constat s’est développé un
discours qui vise à repenser les pratiques de soins dans deux directions : d’une part, en
cherchant à promouvoir la compassion, la sollicitude et l’empathie et, d’autre part, en
invitant à mieux reconnaître « la subjectivité du patient, c’est-à-dire [le] fait que le patient
n’est pas seulement un être malade et souffrant mais un sujet qui fait l’expérience d’une
maladie, l’interprète et, le cas échéant, en parle, sans pour autant s’y réduire »919. Dans le
deuxième cas, il s’agit donc de « reconnaître, au-delà de la maladie, une subjectivité à part
entière avec laquelle le médecin peut et doit dialoguer, y compris à propos de la maladie
elle-même »920 – un dialogue à envisager dans le cadre éthique que nous proposons : place
faite à l’altérité de cet autrui qu'est le patient que l'on écoute et dont on fait valoir la parole.
De fait, on le considère comme digne d’être reconnu921.
917
M. Gaille et N. Foureur, « “L’humanité”, enjeu majeur de la relation médecin/patient. Y a-t-il une violence
intrinsèque à la situation de soin ? », p. 189.
918
Ibid., p. 195-196.
919
Ibid., p. 196.
920
Ibid., p. 197.
921
Dans leur article M. Gaille et N. Foureur soutiennent par ailleurs que « la littérature [est] perçue comme
une manière privilégiée de rendre compte des questions morales et des problèmes humains présents dans la
relation de soin » (p. 197). À cet égard plusieurs des romans de Martin Winckler qui traitent du milieu
médical abordent la question du déficit d’humanité dans la relation patient-médecin. Or, l’écoute et la
valorisation de la parole de l’autre conceptualisées par Gadamer s’y trouvent particulièrement bien illustrées.
Par exemple le roman Les trois médecins met en scène un jeune médecin qui doit examiner une patiente :
« Cette femme m’impressionnait. Elle était jolie, elle avait surtout l’air très triste. J’étais censé l’examiner
“complètement”, mais quand j’ai lu le motif d’admission, je n’ai pas pu, évidemment. Je ne voyais pas bien
l’intérêt de sauter sur quelqu’un pour l’examiner de fond en comble après une tentative de suicide. J’en ai
parlé à l’interne, qui m’a dit que j’avais tort : certaines personnes ont des comportements suicidaires à cause
de maladies ou d’intoxications médicamenteuses qui peuvent donner des symptômes neurologiques, par
exemple. Alors, les examiner, d’après l’interne, c’est indispensable. Je le comprends, mais je ne vois pas
pourquoi j’aurais dû commencer par ça. J’avais plutôt envie de m’asseoir à côté d’elle et de l’écouter parler.
De lui laisser entendre que je ne lui voulais pas de mal. Je n’aimerais pas, moi, qu’on se mette à me tripoter
dans tous les sens sans me demander d’abord ma permission, sans me demander d’abord si ça va, comment je
me sens » (p. 448). On a affaire dans cet extrait à deux façons de concevoir le patient. D’un côté, incarné par
l'interne, c’est la « maladie » qui est à l’avant-plan plutôt que la personne et le savoir expert prend le dessus et
276
Dans leur article, M. Gaille et N. Foureur vont cependant plus loin et repèrent une
autre raison du déni d’humanité dans un conflit entre la conception du bien du patient et
celle du médecin. « [L]e médecin, aux yeux du patient, manque de “compréhension”, lui
“impose” sa conception; de son côté, le médecin peut estimer qu’il s’agit-là d’un patient
“difficile” et que ses proches sont “pénibles” à côtoyer dans l’exercice médical »922. Seul
un dialogue, au sens où nous l'entendons, est à même d'éclairer cette mésentente et ce,
d'autant plus que les préconceptions de chacun y contribuent de manière importante. Il ne
s'agit pas que chacun campe sur ses positions et cherche à les imposer à l’autre, mais plutôt
de commencer par mettre ces dernières en question.
Bien entendu l'instauration d'un tel dialogue ne va pas de soi. Du côté du médecin est
en jeu un savoir d’expert peu susceptible d'une mise en question, de celui du patient
l'attachement à un bien relève d'une liberté difficilement négociable923. Il ne faut cependant
pas oublier qu’il ne s’agit pas de rejeter d’emblée ces préjugés mais plutôt d’en évaluer le
bien-fondé en regard de la chose qui ultimement est en question : le bien du patient, bien
sur lequel une entente est à trouver. Or, c’est ce que permet le dialogue grâce à l’écoute et à
la confrontation avec la parole autre qui consiste notamment à en faire valoir la supériorité
par rapport à la nôtre. Il ne s’agit cependant pas de dire que tout conflit sera par là-même
résolu, mais la mise en œuvre d’un tel dialogue peut tout de même, croyons-nous, concourir
à restaurer une forme d’humanité dans la relation patient-médecin
s’attache en premier lieu aux données « objectives » qui sont le fait de l’examen clinique. Le narrateur, à
l'opposé, voit d’abord dans la patiente la personne malade qui a quelque chose à dire sur sa « maladie ». Il
accorde une importance à la parole de la patiente et voit la nécessité de l’écouter. Cette seconde approche, à
laquelle la conception gadamérienne du dialogue nous permet de donner sens, nous semble permettre de
réinstaurer une forme d’humanité au sein de la relation patient-médecin, plus particulièrement ici par le biais
de la reconnaissance de la subjectivité du patient.
922
Ibid., p. 201.
923
Les auteurs évoquent en particulier le cas d’un patient, témoin de Jéhovah, qui refuse toute transfusion
sanguine alors que sa vie en dépend.
277
ÉPILOGUE
1. Soi et autrui : un soi ouvert à l’autre
Nous avons pris, pour cette thèse, le chemin de l’écriture en ayant pour objet
l’énigme d’autrui. Comment les herméneutiques de Gadamer et de Ricœur peuvent-elles
nous permettre de répondre à cette énigme qu’est, pour le soi, autrui ?
Prenant la pensée levinassienne, pensée de l’altérité par excellence, comme point
d’opposition, nous avons cherché à montrer que l’herméneutique rompait avec « la notion
de subjectivité coïncidant avec l’identité du Même »924 mais sans tomber non plus dans une
conception du soi qui tiendrait son identité de l’autre, c’est-à-dire qui tiendrait sa liberté du
commandement venant d’autrui (même s’il s’agit d’un commandement d’amour, rappelonsle), bref, sans tomber dans une conception du soi qui relèverait de l’hétéronomie. Pour
Levinas, en effet, le soi n’advient à lui-même que par le biais de l’altérité et plus
précisément de l’altérité d’autrui. Levinas ne considère en effet qu’une seule figure
d’altérité : autrui, et fait par là même de l’éthique la philosophie première. Seul autrui fait
véritablement advenir le soi à lui-même, à ce qu’il est vraiment. À l’inverse, de nombreuses
figures de l’altérité jalonnent les herméneutiques de Ricœur et de Gadamer. L’histoire, et
plus précisément la tradition, pour Gadamer, et le texte, pour Ricœur, sont les figures de
l’altérité par rapport auxquelles se sont construites leurs herméneutiques. Elles sont
cependant loin d’être les seules figures de l’altérité qui ont nourri leurs pensées. Pensons
entre autres à l’art, en ce qui concerne Gadamer ou aux symboles, pour Ricœur. Mais alors
quelle place, plus particulièrement, prend la figure d’autrui dans leurs herméneutiques?
Dans sa phénoménologie de l’homme capable qu’est Soi-même comme un autre,
Ricœur identifie, au niveau ontologique, trois foyers d’altérité afin de rendre compte des
différentes expériences de passivité qui se sont faites jour au niveau phénoménologique. Ce
trépied de l’altérité comprend certes autrui, mais également la chair et la conscience
morale. Contrairement à Levinas, Ricœur ne fait pas d’autrui la seule, ou la principale
figure d’altérité dès lors que le soi est en question. Il reconnaît en effet « le caractère
polysémique de l’altérité, lequel […] implique que l’Autre ne se réduise pas, comme on le
924
E. Levinas, « La Révélation dans la tradition juive », p. 75.
279
tient trop facilement pour acquis, à l’altérité d’un Autrui »925. Gadamer, lui, ne s’arrête pas
particulièrement sur cette figure d’altérité qu’est autrui. Cependant, ainsi que nous l’avons
vu, toute son herméneutique repose sur le modèle du dialogue vivant, du dialogue entre
deux interlocuteurs. On pourrait donc dire qu’autrui est présent en creux, implicitement,
dans son herméneutique. Par ailleurs, il convient de reconnaître que Gadamer, au contraire
de Ricœur, ne s’est pas donné pour tâche le développement d’une anthropologie ou d’une
éthique et ce, même si nombre de ses travaux portent sur l’éthique et l’éthique grecque en
particulier. Finalement, si l’herméneutique ricœurienne se veut, depuis le début, une
herméneutique du soi, il n’en va pas de même de l’herméneutique gadamérienne.
Ricœur reconnaît en effet son ancrage dans une certaine tradition qui est celle des
philosophies de la réflexion. S’il met en question, dépasse et se réapproprie à sa manière cet
héritage, il n’en demeure pas moins qu’il ne le récusera jamais totalement. Même s’il met à
mal l’idée d’une conscience de soi qui serait transparente à elle-même, il n’en reste pas
moins que, pour lui, ainsi que l’écrit Grondin, « l’initiative, la distanciation et
l’appropriation réflexives restent toujours possibles, et souhaitables, face au moloch de
l’histoire »926. Gadamer, lui, se fait beaucoup plus critique à l’encontre des philosophies de
la réflexion. Il écrit ainsi dans une partie de Vérité et méthode intitulée justement « Les
limites de la philosophie de la réflexion » qu’« [i]l s’agit pour nous de concevoir la
conscience de l’histoire de l’action de telle sorte que cette conscience ne vienne pas à son
tour dissoudre l’immédiateté et la supériorité de l’œuvre en simple réalité pour la réflexion.
Il nous faut donc penser une réalité au contact de laquelle la toute-puissance de la réflexion
trouve sa limite »927. Nous avons vu, à cet égard, que la conscience herméneutique est plus
« être que conscience ». Elle est en effet une conscience qui est auprès des choses. Or, être
réellement auprès des choses implique un oubli de soi, un abandon de soi afin de prendre
pleinement part à ce dont il s’agit de comprendre. Il s’agit d’une participation qui se vit
dans l’immédiateté. La conscience herméneutique est totalement présente auprès des choses
dans l’expérience de compréhension. La réflexivité serait plutôt ce qui nous fait sortir de la
relation alors que la conscience herméneutique est cet « hors de soi » qui permet de prendre
925
SA, p. 368.
J. Grondin, « De Gadamer à Ricœur. Peut-on parler d’une conception commune de l’herméneutique? »,
p. 57.
927
VM, p. 365.
926
280
pleinement part à la relation. Le rapport à l’autre passe avant le rapport à soi. La conscience
n’est plus maîtresse du sens, elle se laisse plutôt guider par la chose même. On n’a
cependant pas affaire tout de même à une passivité extrême comme chez Levinas. En effet,
la conscience herméneutique peut mettre en question – dans une certaine mesure en tout cas
– les préjugés qui la façonnent.
Pour Ricœur le soi est toujours traversé par l’altérité. Là est le sens de la dialectique
de l’ipséité et de l’altérité qui structure en partie Soi-même comme un autre. Ipséité et
altérité sont constitutives l’une de l’autre, elles ne peuvent plus être pensées l’une sans
l’autre. C’est d’ailleurs ce que traduit le terme « comme » présent dans le titre de
l’ouvrage : il s’agit moins d’un rapport de comparaison que d’implication. L’altérité est
inhérente à l’ipséité. L’altérité travaille toujours au sein de l’ipséité. Cependant, ces formes
de passivité ou d’altérité qui structurent le soi sont toujours ultimement reprises par un
mouvement de la volonté. Dès Le volontaire et l’involontaire, Ricœur écrivait en effet que
« loin qu’on puisse dériver le volontaire de l’involontaire, c’est au contraire la
compréhension du volontaire qui est première dans l’homme. Je me comprends d’abord
comme celui qui dit “Je veux”. […]. [L]e vouloir est l’un qui ordonne le multiple de
l’involontaire » 928 . Par ailleurs, souvenons-nous que, dans Soi-même comme un autre,
Ricœur nous montre que le soi se donne sur le mode de l’attestation qui est cette
« assurance d’être soi-même agissant et souffrant »929 . Certes, avec ce concept, Ricœur
récuse toute autofondation du soi. « L’attestation est capable d’éviter aussi bien l’exaltation
de l’autofondation que l’humiliation d’être un fondement qui toujours se dérobe.
L’attestation est le renoncement à toute fondation dernière »930, écrit-il. Le soi ne se pose
pas, il s’atteste. Avec l’attestation, on quitte ainsi le domaine de la certitude pour entrer
dans celui de la croyance, et plus précisément de la croyance comprise comme confiance en
ses pouvoirs. « Je peux » vient finalement remplacer le « Je veux » du premier tome de la
Philosophie de la volonté. Ainsi, bien qu’il conteste toute autofondation du soi, Ricœur met
néanmoins toujours à la première place la capacité d’initiative du soi. Là est d’ailleurs la
pierre de touche du débat entre Ricœur et Levinas. Selon Ricœur, en effet, « pour instaurer
928
PV1, p. 8-9.
SA, p. 35.
930
F. Marty, « L’unité analogique de l’agir. Paul Ricœur et la tradition de l’analogie », p. 87.
929
281
l’ordre éthique, il faut un sujet du désir et de l’auto-affirmation »931. C’est parce que le soi
s’atteste dans l’estime de soi qu’il peut recevoir et répondre à l’appel de l’autre.
Au-delà des différences qui perdurent entre les conceptions ricœurienne et
gadamérienne du soi, il n’en demeure pas moins qu’elles reconnaissent toutes les deux que
le soi est pétri d’altérité ou, autrement dit, que l’altérité traverse et structure en partie le soi.
Or, c’est cette présence de l’altérité au sein même du soi qui lui permet d’être ouvert à
l’autre. Les conceptions du soi que Ricœur et Gadamer nous donnent à voir ne peuvent pas,
en ce sens, être apparentées à l’ego. Nous ne sommes pas dans une egologie, à l’inverse de
l’ontologie levinassienne. Pour Ricœur, ainsi que nous l’avons évoqué à plusieurs reprises
au cours de cette étude, c’est justement la reconnaissance de cette altérité au sein du soi qui
l’empêche de ce refermer sur lui-même. Nous avons pris l’exemple de la promesse.
Maintenir sa parole perd tout son sens si on ne le fait pas avant tout pour l’autre. L’altérité
inhérente à la promesse a besoin d’être déployée pour contrer l’enfermement sur soi
consistant à ne tenir sa promesse qu’en vertu de l’obligation que l’on s’est donné de le
faire, ce qui viendrait nier par là le sens même de la promesse, n’en faisant « qu’un pari
stupide ».
De même, pour Gadamer, c’est en vertu de notre familiarité avec la tradition, avec
l’altérité que l’on peut entendre son appel. « L’herméneutique, écrit Gadamer, doit partir de
l’idée que quiconque veut comprendre a un lien à la chose qui s’exprime grâce à la
transmission, et qu’il relaie spontanément ou de propos délibéré la tradition à partir de
laquelle la transmission prend la parole »932. Et nous avons montré comment se concrétise
plus particulièrement cette ouverture à l’altérité. Elle consiste, par le dialogue, à prendre
toute la mesure de ses préconceptions et préjugés afin d’avoir une idée plus juste de l’autre.
Elle consiste également à écouter la parole de l’autre et à la faire valoir, à la considérer
comme potentiellement supérieure. « L’attitude herméneutique ne suppose qu’une prise de
conscience qui, en caractérisant nos opinions et nos préjugés, les qualifie comme tels, et
leur ôte du même coup leur caractère outrancier. Et c’est en réalisant cette attitude que nous
donnons au texte la possibilité d’apparaître dans sa différence et de manifester sa vérité
propre contre les idées préconçues que nous lui opposons d’avance »933.
931
D. Banon (dir.), Emmanuel Levinas. Philosophe et pédagogue, p. 16.
VM, p. 317.
933
H.-G. Gadamer, Le problème de la conscience historique, p. 81.
932
282
Chez Gadamer, comme chez Ricœur, nous avons donc affaire à une conception du soi
comme étant déjà ouvert à l’altérité. Dans un cas comme dans l’autre, nous n’avons
nullement affaire à une egologie. Le soi n’est nullement compris comme intériorité. Il est
plutôt déjà marqué par sa relation à l’autre.
2. Ontologie et éthique
Par ailleurs, le fonds ontologique sur lequel les conceptions gadamérienne et
ricœurienne se tiennent permet de penser une telle relation à l’autre qui lui rende justice.
Aucune sortie de l’être ne semble nécessaire. Le rapport à autrui peut être pensé de façon
éthique à l’intérieur même de l’ontologie. Là est en effet, fondamentalement, l’enjeu de la
confrontation avec Levinas : la primauté de l’ontologie par rapport à celle de l’éthique, ou,
plus exactement, une ontologie sans éthique par rapport à une éthique sans ontologie. Or, ce
que nous montre Ricœur, c’est qu’il est possible de penser une éthique dans le lieu même
de l’ontologie. Entre Heidegger et Levinas une autre position est possible934. À cet égard,
Ricœur conçoit l’ontologie – qui est, plus précisément, une ontologie du soi – non plus tant
comme un point de départ, que comme un point d’arrivée, une terre promise. Il considère
l’ontologie comme une visée. C’est non seulement à un niveau épistémique que l’on ne
peut parler de fondement, mais également à un niveau ontologique. Et toute la dialectique
de l’ipséité et de l’altérité que Ricœur déploie dans Soi-même comme un autre vise à
montrer la possibilité de l’éthique au sein même de l’ontologie.
Quant à l’ontologie gadamérienne, elle se comprend comme une ontologie portée par
le langage. Ainsi que le résume Jean Grondin, « [l]e langage – comme présentation, voire
présent de l’être – se trouve investi pour Gadamer de la même vocation ontologique : c’est
en lui que l’être des choses s’autoprésente, se révèle et se donne à comprendre »935. Or,
nous dit Gadamer, « la langue est par essence langue du dialogue. C’est en permettant de se
comprendre qu’elle constitue elle-même sa propre réalité »936. C’est par le dialogue avec
l’autre que l’être des choses peut se donner. Et nous avons cherché à montrer que dans le
934
On remarquera que dans son article « Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage », Ricœur place un de
ses maîtres, Jean Nabert, entre la position heideggerienne et la position levinassienne. Il serait à cet égard
intéressant d’approfondir l’héritage que Ricœur tient de Jean Nabert.
935
J. Grondin, « De Gadamer à Ricœur. Peut-on parler d’une conception commune de l’herméneutique? »,
p. 59.
936
VM, p. 470.
283
dialogue justement se tisse une relation éthique avec autrui. Pour Gadamer, là encore,
l’éthique peut être pensée au sein de l’ontologie. Mais qu’en est-il de cette relation éthique?
Notre visée était de faire ressortir qu’à la fois l’herméneutique ricœurienne et
l’herméneutique gadamérienne ouvrent sur une éthique. Cela apparaît clairement chez
Ricœur puisqu’il développe, dans Soi-même comme un autre, sa propre éthique : une
éthique de la sollicitude dont nous avons analysé en détails les trois mouvements : de la
sollicitude à la sollicitude critique en passant par la norme. Mais nous avons montré
également que l’herméneutique gadamérienne peut déboucher sur une éthique – une
éthique du dialogue – même si Gadamer, contrairement à Ricœur, n’en a pas fait son projet
ni sa tâche. Cette éthique du dialogue repose sur une posture éthique qu’est l’ouverture à
l’altérité, à savoir être disposé à mettre en suspens ses conceptions a priori de la chose afin
d’en interroger, dans le dialogue avec l’autre, le bien-fondé, mais également être prêt à
écouter l’autre et à faire valoir sa parole, fut-ce contre la nôtre. Portés par un objectif
commun, le dialogue se comprend dès lors comme une recherche qui se vit sur le mode de
l’« être ensemble », créant par là-même un lien qui relève de la solidarité. N’oublions pas,
cependant, que le dialogue se vit davantage comme confrontation que comme recherche de
compromis. Confrontation entre des conceptions dont il s’agit d’évaluer le bien-fondé en
regard de la chose en question. La dimension éthique du dialogue gadamérien est également
patente en ce qu’il nous permet ultimement d’élargir nos horizons et d’avoir ainsi une
meilleure compréhension de nous-même et du monde, ressource précieuse dès lors que
nous nous trouvons face à la question de savoir comment agir au mieux pour nous et pour
autrui.
Autant l’éthique de la sollicitude que l’éthique du dialogue se présentent comme des
éthiques relationnelles, c’est-à-dire des éthiques qui reposent avant tout sur la relation entre
le soi et l’autre et qui cherchent à faire droit à la fois au soi et à autrui. Mais, au-delà de ce
point commun, peut-on parler d’une conception commune de l’éthique herméneutique ?
284
3. Éthique et herméneutique
3.1. Des pensées en dialogue
On réfère souvent à Ricœur comme à un penseur en dialogue937. Il est vrai qu’il n’a
cessé de confronter sa propre pensée à celle d’autres auteurs et courants philosophiques, qui
sont d’ailleurs parfois fort éloignés de ses propres allégeances philosophiques. Pensons, par
exemple, à la place qu’il accorde à la philosophie analytique dans Soi-même comme un
autre. Pourtant, paradoxalement, nous avons vu que le style même de son herméneutique ne
repose pas sur un modèle dialogique, sur le modèle du dialogue vivant. Étant dialectique,
son herméneutique peut certes être entendue de prime abord et d’une certaine façon comme
un « art du dialogue », mais il faut garder en tête que ce dialogue est d’un type particulier.
C’est un dialogue qui comprend toujours un moment d’objectivation, un dialogue qui
suppose un mouvement de distanciation – moment critique – compris comme objectivation.
C’est un dialogue dont à un certain moment l’on sort par le biais de la réflexion.
L’herméneutique gadamérienne repose, en revanche, entièrement sur le modèle du
dialogue vivant. Mais cela ne veut pas dire pour autant que tout moment critique est exclu.
Nous l’avons vu, le dialogue lui-même permet une prise de distance critique, mais cette
mise à distance ne consiste pas en une sortie du dialogue lui-même. Gadamer nous met par
ailleurs au fait des conditions de possibilité du dialogue, nous rappelant ainsi que le
dialogue véritable ne va pas de soi, qu’il n’est pas sans présenter des difficultés. S’engager
dans un dialogue tout en faisant véritablement droit à la position adverse n’est pas chose
aisée – qu’il s’agisse du dialogue avec un texte ou avec autrui.
On a donc affaire à des pensées en dialogue, mais en un sens différent. Faut-il pour
autant « choisir » entre Ricœur et Gadamer ? Nous croyons plutôt qu’ils ont chacun
quelque chose de fondamental à nous dire. Quant à l’énigme d’autrui, qui nous a servi à
mettre à l’épreuve ces deux modèles, et plus particulièrement quant à sa dimension la plus
haute, c’est-à-dire sa dimension éthique, quant au souci d’autrui donc, Ricœur nous
rappelle l’importance fondamentale de la règle, ainsi que le primat, ultimement, de la
personne singulière sur cette dernière. Gadamer, lui, nous montre la pertinence du dialogue
et, dans le dialogue, tout particulièrement, l’importance d’être ouvert à l’autre, c’est-à-dire
937
Un collectif récent sur la pensée de Ricœur s’intitule d’ailleurs : Paul Ricœur, la pensée en dialogue
(J. Porée et G. Vincent (dir.), 2010).
285
de l’écouter et de faire droit à sa parole en étant prêt à reconnaître son éventuelle
supériorité. Ces deux pensées sont par ailleurs animées par une même visée humaniste, par
un même souci de l’autre, d’autrui. Afin de montrer que, sous certains aspects, ces deux
pensées peuvent même s’avérer complémentaires, nous voudrions prendre l’exemple du
soin dans le domaine médical, Gadamer et Ricœur ayant tous les deux réfléchi à cette
question.
3.2. Le souci d’autrui. L’exemple du domaine médical
En ce qui concerne le « prendre soin » d’autrui dans le domaine médical, on peut se
référer plus particulièrement aux conférences données par Gadamer sur ce thème938. Dans
le soin humain, la place du dialogue s’avère essentielle, même si elle est encore trop
souvent occultée. Gadamer nous rappelle que le concept de soin ne peut pas seulement être
appréhendé à l’aune d’une approche « scientifique », mais que la composante « humaine »
du soin est également primordiale. À cet égard, il part de l’idée de mesure et, faisant
référence à Platon939, distingue deux formes de mesure : la mesure scientifique et la « juste
mesure ». Santé et maladie ne s’appréhendent pas uniquement à l’aune de la mesure
scientifique des fonctions de l’organisme. Gadamer conçoit en effet la santé comme une
sorte d’équilibre harmonieux. Le titre allemand de son recueil – Über die Verborgenheit
der Gesundheit – renvoie au caractère caché de la santé940. Par là, Gadamer veut dire que
quand la santé se manifeste, c’est-à-dire, quand on est en santé – sous-entendu en bonne
santé – on l’oublie. La santé est quelque chose que l’on ne ressent pas. La caractéristique du
fait d’être en santé est qu’elle ne se rappelle pas à nous. En langage phénoménologique, on
dirait qu’elle se retire de sa propre manifestation. Elle nous permet d’être-dans-le-monde,
c’est-à-dire d’être présent dans notre environnement familial, social, professionnel, mais
tout en se faisant oublier. « La santé, écrit Gadamer, ne se donne pas à voir lors d’une
auscultation, elle existe précisément de par le fait qu’elle y échappe. À la différence de la
maladie, la santé ne nous est pas constamment présente à l’esprit, elle nous accompagne
938
Elles sont regroupées dans le recueil intitulé Philosophie de la santé.
Gadamer prend ici pour référence une distinction que Platon établit dans Le politique, distinction entre
metron, la mesure, et metrion, la juste mesure, c’est-à-dire ce qui est conforme à la juste mesure.
940
Le mot allemand « Verborgenheit » renvoie en effet à ce qui est caché, dissimulé.
939
286
sans que nous nous en souciions. Elle participe de ce prodige qu’est l’oubli de soi »941.
Oubli de soi et même plus précisément oubli de son corps qui fait de la santé un équilibre
harmonieux. Or, dès que l’on envisage la santé comme un équilibre, comme un état
d’harmonie avec elle-même, la science, seule, ne peut nous donner les outils nous
permettant d’en juger. Gadamer nous invite plutôt à considérer cet autre type de mesure
qu’est la conformité à la « juste mesure », c’est-à-dire la mesure naturelle propre aux
choses elles-mêmes. Cette « juste mesure » n’est pas tant une mesure extérieure que l’on
applique à la chose qu’une mesure que la chose recèle en elle. Cette forme de mesure ne
ressort pas du mesurable. On a donc, d’une part, « la mesure que l’on relève quand on
approche un objet de l’extérieur et que l’on procède à un relevé de ses mesures »942 et,
d’autre part, la mesure inhérente à la chose elle-même. La juste mesure est une mesure
personnelle, individuelle, propre à chacun de nous.
Il est clair qu’il existe deux types de mesure, nous dit Gadamer, l’une est entre
les mains de la science, l’autre est propre au tout constituant notre être-dans-lemonde. […] [P]our simplifier, il y a d’un côté l’observation et le constat qui se
font à l’aide de la mesure; ils représentent un mode de connaissance dans lequel
on évalue par le calcul la manière dont on peut influer sur la maladie. Et d’un
autre côté, il y a le traitement. […]. Le « traitement » va bien au-delà de la
technique moderne qui repose sur le principe de progrès. Car il comprend non
seulement la main mais encore l’oreille fine qui sait retenir le mot qu’il faut
entendre, l’œil observateur que le médecin tente de dissimuler derrière un
regard protecteur. Le traitement est pour le patient un évènement qui met tant
de choses essentielles en jeu943.
On a, d’une part, la mesure scientifique qui se base sur des valeurs et normes standard
fixées et, d’autre part, « la signification de la juste mesure qui tient précisément à ce qu’elle
désigne quelque chose que l’on ne peut définir » 944 . Pour Gadamer, la santé, en tant
qu’équilibre, harmonie intérieure, relève davantage de cette « juste mesure » que du
mesurable, « [c]’est pourquoi il n’est pas dépourvu de sens de demander à un patient s’il se
sent malade »945.
Un des problèmes est que la composante scientifique du soin tend encore à prévaloir.
Or, elle laisse de côté tout un pan essentiel de la maladie qui est celle de l’expérience que le
941
H.-G. Gadamer, Philosophie de la santé, p. 107.
Ibid., p. 109.
943
Ibid., p. 109-110.
944
Ibid., p. 142.
945
Ibid., p. 117.
942
287
patient a de sa maladie et, en ce sens, dans beaucoup de cas, elle semble insuffisante pour
traiter l’humain. À l’extrême, nous pourrions dire que la composante scientifique du soin
traite des corps plutôt que des hommes. Gadamer prend à ce propos un exemple éclairant
qui est celui des « personnes âgées et malades chroniques. Leur mal, aujourd’hui, revêt une
signification particulière pour la médecine, il apporte la preuve singulièrement cruelle des
limites du savoir-faire technique de cette dernière. Le traitement d’un malade chronique et
pour finir l’assistance apportée au mourant, nous rappellent sans cesse que le patient n’est
pas un “cas” mais une personne »946. Pour ces situations tout particulièrement, la dimension
scientifique du soin montre ses limites et la composante humaine du soin prend alors toute
sa signification. À ce propos, Gadamer se tourne vers « les écrits de la médecine antique
[qui] sont, dans une large mesure, pleins de descriptions du contexte et de l’environnement
dans lequel vit le malade »947. En effet, « la santé suppose un rapport harmonieux tant avec
le milieu social qu’avec l’environnement naturel » 948 . Or, la mesure telle qu’elle est
pratiquée par notre science ne rend pas compte de cela. Mais alors, comment appréhender
cette dimension ?
Pour Gadamer, l’observation, l’écoute, ainsi que le dialogue peuvent justement nous
permettre d’appréhender l’écart par rapport à la conformité intérieure, l’écart que la
maladie a creusé par rapport à la juste mesure qui rend compte de la santé. C’est
précisément ce que Martin Winckler fait ressortir dans un passage de son roman, Les trois
médecins : « Mais on les a mis là, une blouse sur le dos, un stéthoscope à la main, sans leur
expliquer que soigner, ça se fait avec les mains, les oreilles et les yeux, mais que les mains,
ça ne sert pas seulement à tenir des appareils, que les yeux, ça n’est pas seulement fait pour
regarder des horreurs, que les oreilles, ça ne sert pas seulement à écouter les râles… »949.
946
Ibid., p. 110.
Ibid., p. 141.
948
Idem.
949
M. Winckler, Les trois médecins, p. 409.
Gadamer, qui est toujours très attentif à la langue, nous rappelle la proximité langagière entre le traitement et
la main, entre le traitement et le fait de palper avec la main. En effet, en allemand, dans le terme traiter
(behandeln), on retrouve le mot Hand, main. « Traiter (behandeln) signifie palpare, c’est-à-dire palper avec la
main (Hand, palpa) prudemment et délicatement le corps du malade afin de repérer les tensions et les
contractures qui soit confirmeront, soit infirmeront la localisation subjective indiquée par le patient et que l’on
appelle douleur. Dans la vie, la douleur est une sensation subjective dont la fonction est de signaler la
présence d’un trouble dans l’équilibre harmonieux du mouvement vital qui constitue la santé. […] Seul celui
qui sait vraiment pratiquer [la palpatio] saura sentir quelque chose et c’est là ce que tout bon médecin se doit
de tenter d’apprendre » (H.-G. Gadamer, Philosophie de la santé, p. 118). Ce que veut entre autres nous dire
947
288
En ce qui concerne le dialogue, plus particulièrement, nous avons vu qu’il est un échange
qui est guidé par une visée commune qui serait ici le rétablissement. Ce faisant, le dialogue
est rencontre avec l’autre, il est confrontation avec une pensée qui peut être différente. En
ce sens, le dialogue peut aussi être envisagé comme espoir, espoir de voir s’élargir notre
horizon de pensée. Le dialogue consiste à chercher à s’entendre sur une chose et ce faisant
nous permet de connaître l’horizon de l’autre avec qui nous sommes en dialogue. À cet
égard, le dialogue est facteur de relation, de cette relation soignant-soigné qui est également
partie intégrante du processus de rétablissement. Nous pensons ici aux travaux de Michael
Balint, psychiatre anglais, qui a étudié entre autres ce qu’il appelle le « remède
médecin »950, à savoir le rôle que joue la relation médecin-patient dans le rétablissement.
Pour Gadamer, le dialogue est un élément du traitement médical. « [D]ans le domaine
médical, le dialogue n’est pas une simple introduction ou une préparation au traitement. Le
dialogue est déjà un traitement et il intervient dans la progression du traitement qui doit
conduire à la guérison »951 . Mais pour que le dialogue soit possible, encore faut-il être
disposé à écouter et à accueillir la parole de l’autre, c’est-à-dire à y faire droit comme à
quelque chose qui est potentiellement porteur de vérité. Dans le cas qui nous intéresse, celui
du soin, encore faut-il être prêt à accepter que le patient, qui nous fait entre autres part de
son expérience vécue, a quelque chose à nous dire et que ce dire peut participer à son
rétablissement.
Ricœur également s’est intéressé au domaine médical et plus particulièrement aux
questions d’éthique médicale952. Il fait notamment ressortir que la relation entre patient et
médecin relève d’un pacte de soin fondé sur la confiance. Au départ, on a en effet à faire à
une situation dissymétrique : d’un côté, on trouve le médecin qui sait et sait faire et, de
l’autre côté, le patient qui souffre. En liant patient et médecin, le pacte de soin va venir
surmonter la dissymétrie. De son côté, « [l]e patient porte au langage sa souffrance en la
prononçant comme plainte, laquelle comporte une composante descriptive (tel
Gadamer ici, c’est que la palpation nécessite une certaine expérience.
950
M. Balint, Le médecin, son malade et la maladie.
951
H.-G. Gadamer, Philosophie de la santé, p. 137.
952
À cet égard, on pourra notamment consulter ses deux articles « Les trois niveaux du jugement médical » et
« La prise de décision dans l’acte médical et dans l’acte judiciaire » (dans Le juste 2). Son article, « Les trois
niveaux du jugement médical » reprend les trois moments de sa petite éthique. Le parcours en est cependant
inversé : niveau prudentiel, niveau déontologique, niveau de la légitimation de la déontologie « qui met en
scène […] l’histoire entière de la sollicitude » (p. 239).
289
symptôme…) et une composante narrative (un individu enchevêtré dans telles et telles
histoires) ; à son tour la plainte se précise en demande : demande de… (de guérison) et
demande à… adressée comme un appel à tel médecin »953. Le médecin, quant à lui, établit
un diagnostic et donne une prescription. Le pacte de soin devient une sorte d’alliance
scellée entre deux personnes contre l’ennemi commun, la maladie.
À ce « niveau prudentiel » du soin prime la reconnaissance du caractère singulier de
la situation de soin et surtout de la personne singulière qu’est le patient. C’est
l’insubstituabilité de l’individu qui est ici en jeu. Ce niveau prudentiel met également en jeu
l’estime de soi du patient. En effet, nous dit Ricœur, « la situation de soin, en particulier
dans les conditions de l’hospitalisation, n’encourage que trop la régression du côté du
malade à des comportements de dépendance et du côté du personnel soignant à des
comportements offensants et humiliants pour la dignité du malade »954. L’estime de soi
« vise [alors] à équilibrer le caractère unilatéral du respect, allant du même à l’autre, par la
reconnaissance de sa valeur propre par le sujet lui-même »955. C’est alors qu’« [e]ntre les
contractants du pacte de soin s’établit un rapport qu’on peut dire de juste distance, à michemin entre d’un côté l’indifférence, la condescendance, voire le mépris, en tout cas la
suspicion et de l’autre, la fusion affective dans laquelle les identités se noient. Ni trop près,
ni trop loin. En ce sens, le pacte de soins, lui aussi, sépare ceux qui ne doivent pas se perdre
l’un dans l’autre, comme dans une compassion éperdue »956.
Cependant, cette relation est marquée par une certaine fragilité. La confiance qui
caractérise le pacte de soin peut en effet se transformer en méfiance, en soupçon. Le patient
peut ainsi craindre que le médecin abuse de son pouvoir du fait de la situation de
dépendance créée par la maladie, situation de dépendance qu’accentue la prise en charge du
patient en milieu hospitalier957. « Le médecin [de son côté] peut craindre que son patient,
confondant obligation de soin et obligation de résultat, attende – voire exige – de lui ce
953
P. Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical », p. 229-230.
Ibid., p. 232.
955
Idem.
956
P. Ricœur, « La prise de décision dans l’acte médical et dans l’acte judiciaire », p. 253.
957
Ricœur évoque ici le médecin, mais dans le cas de l’hospitalisation, la relation de pouvoir peut s’étendre à
tout le personnel hospitalier. Quant à la question de la maltraitance dans les hôpitaux, et plus particulièrement
quant aux différentes formes que peut prendre cette maltraitance, on pourra se référer, entre autres, à l’étude
de Claire Compagnon et Valérie Ghadi, La maltraitance « ordinaire » dans les établissements de santé, 2009.
On peut y voir l’étude concrète, en milieu hospitalier, du spectre des figures du mal qu’évoque Ricœur dans la
huitième étude de Soi-même comme un autre (cf. p. 256-257 en particulier).
954
290
qu’il ne peut donner, c’est-à-dire en dernier ressort l’immortalité »958. C’est cette méfiance
qui institue la nécessité du passage au niveau déontologique qui est celui de l’interdiction
(par exemple de briser le secret médical) et de la norme. Le pacte de confiance se fait
contrat médical, contrat médical qui est notamment régi par tout un code de déontologie.
Au niveau prudentiel, la pensée de Gadamer peut, nous semble-t-il venir préciser ce
pacte de confiance qui lie, pour Ricœur, patient et médecin. Gadamer nous montre en effet
quelles sont les conditions pour que ce « pacte de soin » puisse réellement en être un. Il
nous montre que ce pacte de soin ne va pas de soi, mais se forge plutôt dans un dialogue
dont l’enjeu commun est le rétablissement de la santé. Gadamer nous instruit sur ce qui
rend ce dialogue possible. La « bonne volonté », l’ouverture à autrui prend, chez le
médecin, la forme de l’écoute de la parole du patient, non seulement des symptômes, mais
également de toute la trame narrative qui l’accompagne – et nous rejoignons ici Ricœur.
Elle impose de faire véritablement droit à cette parole. Quant à Ricœur, il a le mérite de
prendre en charge cette face trop souvent cachée du soin qui est celle de la maltraitance et
de nous rappeler par là même la nécessité et la pertinence de la norme.
Un autre enseignement que l’on peut tirer concernant la relation patient-médecin et
qui fait montre d’un rapprochement qu’il est possible d’effectuer entre Gadamer et Ricœur
concerne la question de l’éducation. Nous avons vu l’importance qu’a la phronèsis pour les
pensées de Ricœur et de Gadamer. Or, chez Aristote, c’est en partie de son éducation que le
phronimos tient sa capacité de jugement. Dans son analyse de la phronèsis, Labarrière
insiste ainsi particulièrement sur le fait que l’éducation du phronimos est, pour une bonne
part, ce qui lui permet de bien juger, d’être l’incarnation même de la droite règle.
Or qu’est donc le vertueux si ce n’est un homme cultivé et bien éduqué, écrit-il,
un homme ayant appris à ne pas céder à l’attrait du plaisir immédiat ? Pour
cette raison même et parce qu’il sait ce qu’il en est de devenir vertueux, c’est-àdire en un sens, conforme à sa propre nature tant il est vrai que l’inculture
n’aboutit jamais qu’à pervertir ce qui aurait pu bien croître si cette capacité
avait été bien éduquée plutôt que laissée à elle-même, le vertueux est bien celui
auquel on peut se référer en toute confiance. Sa vertu, surtout quand elle est
portée à son point le plus extrême, comme dans le cas de Périclès, vient garantir
que ses raisonnements pratiques sont toujours mis au service d’une bonne
cause, même si celui-là n’est pas exempt d’erreurs et n’est nullement infaillible.
Bien éduqué, et reconnu comme tel par tous ou par les plus avisés, on peut bien
le reconnaître comme « canon et mètre » de l’action droite. Son exemplarité
958
P. Ricœur, « La prise de décision dans l’acte médical et dans l’acte judiciaire », p. 254.
291
même montre qu’on ne saurait être prudent sans être vertueux, ni vertueux sans
être prudent959.
Or, Gadamer insiste également sur cette dimension de l’éducation qui, chez lui, prend la
forme de la Bildung. C’est par la Bildung, c’est-à-dire par la formation, que l’on apprend
notamment à s’élever au-dessus de ses intérêts propres. Or, qui est capable de s’élever audessus de ses intérêts est mieux en mesure de faire droit à une position autre. Pour
Gadamer, « la caractéristique générale de la formation [est, en effet,] l’ouverture maintenue
à l’altérité, à des perspectives autres et plus générales. Il y a en elle un sens général de la
mesure et de la distance par rapport à soi, d’où procèdent une élévation, au-delà de soimême, à l’universel »960.
Par ailleurs, quant à la façon dont se fait cette éducation, c’est-à-dire finalement quant
à la façon dont on advient à soi, soi éthique, Ricœur nous ouvre quelques voies par le biais
de sa réflexion sur le récit. Les récits sont, en effet, une source inépuisable d’enseignement
éthique, que ce soit le récit d’autrui qui nous rapporte ses expériences 961, le récit littéraire
ou encore la fiction télévisuelle ou cinématographique. Le récit se fait enseignement
éthique à plusieurs égards. Tout d’abord, il nous plonge au cœur de dilemmes éthiques
auxquels font face ses personnages, offrant ainsi à notre réflexion la manière dont, eux,
composent avec ces conflits moraux. La fiction alimente alors le monde des possibles que
l’on peut ensuite faire varier par le biais de l’imagination 962 . Les récits font également
partie de ces sources dont émergent nos projets de vie, dont émergent ce que l’on considère
comme le bien pour nous. Là encore la fiction nous ouvre le monde des possibles à l’aune
duquel on peut envisager notre propre vie que ce soit sur le plan professionnel, familial ou
autre, c’est-à-dire donc aussi notre propre vie avec les autres. D’ailleurs, au niveau du soi
éthique, ce que Ricœur nous enseigne peut-être avec le plus de force, c’est qu’il ne saurait
s’entendre sans un autre. Pour ce qui est du domaine médical, plus particulièrement,
puisque c’est l’exemple que nous avons pris, nous pouvons penser aux récits littéraires qui
traduisent une certaine conception de la médecine (pensons aux ouvrages de Martin
959
J.-.L. Labarrière, « Du phronimos comme critère de l’action droite chez Aristote », p. 161.
VM, p. 33.
961
« [D]ans l’échange d’expériences que le récit opère, les actions ne manquent pas d’être approuvées ou
désapprouvées et les agents d’être loués ou blâmés » (SA, p. 194).
962
« C’est l’imagination qui fournit le milieu, la clairière lumineuse, où peuvent se comparer, se mesurer, des
motifs aussi hétérogènes que des désirs et des exigences éthiques, elles-mêmes aussi diverses que des règles
professionnelles, des coutumes sociales ou des valeurs fortement personnelles » (TA, p. 249).
960
292
Winckler qui font montre d’une conception humaine du soin), mais également, à l’heure
actuelle, aux séries télévisées (citons, entre autres, House M. D., ER ou encore Grey’s
Anatomy). Ces récits peuvent à la fois faire naître des vocations et une certaine
compréhension de la médecine, mais ils peuvent également être utilisés lors de la formation
des médecins, à l’instar d’études de cas par exemple.
Par ailleurs, au-delà de l’intérêt qu’elle présente pour le domaine médical, cette
conception de l’éducation peut nous apporter un élément de réponse quant à la dissension
entre la pensée herméneutique et éthique de Ricœur et de Gadamer, ancrée dans le modèle
grec de la phronèsis et l’éthique levinassienne, qui repose davantage sur le modèle de la
révélation. En effet, l’éducation permet cette élévation au-dessus de ses intérêts propres,
cette sortie de soi qui ouvre à l’autre. Levinas, en revanche, n’envisage pas cet aspect de ce
que l’on pourrait appeler « l’éducation au bien », au bien humain. Dès lors, la sortie de soi
vers et pour l’autre devra être plus « radicale », devra venir de plus loin. Effectivement,
quand cette fonction éthique de l’éducation est restée lettre morte, alors l’ouverture à l’autre
ne peut peut-être venir que d’une injonction de l’étranger. On retrouve ici l’analyse croisée
que fait Marlène Zarader de la promesse et dont nous avions déjà fait ressortir les accents
levinassiens. Dans le film La promesse, l’advenue à soi d’Igor, c’est-à-dire la rupture avec
le même, avec l’identification au père, peut se produire grâce à l’appel d’Hamidou,
l’étranger. Sa promesse l’engage auprès d’Hamidou, engagement qui prend la forme de la
responsabilité : Igor s’engage à prendre soin de la femme et du fils d’Hamidou, c’est-à-dire
à en être responsable. Mais en laissant aller notre esprit au gré de variations imaginatives,
on peut concevoir que cet appel d’autrui ne soit pas tant la clé du passage du même au soi,
mais qu’il trouve plutôt déjà un soi, un soi déjà ouvert à l’autre, par le biais notamment de
l’éducation, mais non plus une éducation qui enferme dans le même, plutôt une éducation
qui ouvre à autrui.
On l’aura compris, l’éducation dont il est ici question, consiste à apprendre à valoriser
cette attention à l’autre. Là est d’ailleurs le cheval de bataille d’un courant éthique
relativement récent : l’éthique du care, c’est-à-dire du souci des autres. L’éthique du care
promeut un souci pour les autres et pour les relations que nous entretenons avec eux : une
préoccupation qui, dans les mots de Brugère, « prend la forme d’une activité éthique et
293
politique en faveur de la vulnérabilité humaine »963. Des ponts, croyons-nous, pourraient
être érigés entre cette éthique du care et les éthiques herméneutiques de Ricœur et de
Gadamer. Elles partagent en effet un trait essentiel qui n’est autre que ce qui est au cœur de
notre thèse : ce sont des éthiques relationnelles. Valorisant les relations et permettant d’en
montrer la portée morale964, elles apportent par là même une réponse à l’énigme d’autrui.
963
F. Brugère, Le sexe sollicitude, p. 19.
Nous employons ici le terme « moral » en un sens non-ricœurien, c’est-à-dire que nous l’entendons comme
synonyme d’éthique.
964
294
BIBLIOGRAPHIE
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« Sympathie et respect. Phénoménologie et éthique de la seconde personne » dans À l’école
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« La promesse d’avant la promesse » dans M. Crépon et M. de Launay (dir.), La
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Anthologie, Textes choisis et présentés par Michaël Fœssel et Fabien Lamouche, Paris,
Seuil (Coll. Points essais), 2007.
Amour et justice, Paris, Éditions Points, 2008.
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Ouvrages et articles de Hans-Georg Gadamer
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herméneutique philosophique, trad. Étienne Sacre, Paris, Seuil, 1976, p. 7-19.
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Phenomenology, vol. IX, 1979, p. 74-85.
« Réplique à Herméneutique et Critique de l’Idéologie » dans L’art de comprendre.
Herméneutique et tradition philosophique, Paris, Aubier, 1982, p. 147-174.
« Dialectique et sophistique dans la VIIe lettre de Platon » dans L’art de comprendre.
Herméneutique et tradition philosophique, Paris, Aubier, 1982, p. 225-252.
« Logos et ergon dans le Lysis de Platon » dans L’art de comprendre. Herméneutique et
tradition philosophique, Paris, Aubier, 1982, p. 279-295.
« Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique » dans L’art de comprendre.
Écrits 2. Herméneutique et champs de l’expérience humaine, Paris, Aubier, 1991, p. 11-38.
« L’homme et le langage » dans L’art de comprendre. Écrits 2. Herméneutique et champs
de l’expérience humaine, Paris, Aubier, 1991, p. 57-67.
« La nature de la “res” et le langage des choses » dans L’art de comprendre. Écrits 2.
Herméneutique et champs de l’expérience humaine, Paris, Aubier, 1991, p. 123-136.
« Texte et interprétation » dans L’art de comprendre. Écrits 2. Herméneutique et champs de
l’expérience humaine, Paris, Aubier, 1991, p. 193-234.
« Et pourtant : puissance de la bonne volonté (une réplique à Jacques Derrida) » dans L’art
de comprendre. Écrits 2. Herméneutique et champs de l’expérience humaine, Paris, Aubier,
1991, p. 235-239.
« Sur la possibilité d’une éthique philosophique » dans L’art de comprendre. Écrits 2.
Herméneutique et champs de l’expérience humaine, Paris, Aubier, 1991, p. 311-327.
« L’herméneutique, une tâche théorique et pratique» dans L’art de comprendre. Écrits 2.
Herméneutique et champs de l’expérience humaine, Paris, Aubier, 1991, p. 329-349.
« Un écrit “théologique” de jeunesse de Heidegger » dans Martin Heidegger,
Interprétations phénoménologiques d’Aristote, trad. Jean-François Courtine, Mauvezin,
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suivi
de
Investigations
Zarader, Marlène, « La promesse et l’intrigue. (phénoménologie, éthique, cinéma) », dans
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