Le Courrier des addictions (10) – n ° 3 – juillet-août-septembre 2008 20
interviennent dans les fêtes. Dans les tekni-
vals, il s’agit souvent de jeunes marginaux
au regard du mouvement techno, mais nom-
bre d’usagers qui se définissent eux-mêmes
comme “usagers festifs” décrivent en des
termes similaires la période d’expérimenta-
tion, l’usager apprenant progressivement à
éviter les excès, sanctionnés par des descen-
tes douloureuses. Si malgré les bad trips,
Mlle A. a poursuivi de 16 à 19 ans un mode
de consommation caractérisé par la recher-
che systématique de l’ivresse, c’est d’abord
qu’elle a plongé très jeune dans l’univers
festif. C’est aussi que Mlle A. s’est saisie de
l’univers festif comme d’une porte de sortie
du monde des cités auquel elle appartenait
par son origine sociale. Pour entrer dans
l’univers culturel de la fête, dominé alors
par la musique techno, Mlle A. a dû mettre
à distance les codes et valeurs de son en-
fance. Elle a dû s’oublier elle-même. Et elle
a aimé ce vertige particulier.
Mlle A. parle le langage des jeunes des cités
parisiennes, mais le récit de cette escalade
entre en résonance avec toutes les généra-
tions d’usagers de drogue qui ont précédé
la sienne. Chacune à son tour s’est saisie de
tous les produits psychotropes qui passaient
à sa portée. Chacune a recherché l’ivresse
qui fait voler en éclats les contraintes du jeu
social, en même temps qu’elle les fait sortir
d’eux-mêmes. Chaque génération plonge à
son tour dans ce maelström dont les victi-
mes, souvent musiciens, sont célèbres. Des
films ou romans emblématiques illustrent
ces figures légendaires. Dans les années
1990, ce sont les héros de Transpotting de
Irvine Welsh, qui, comme Mlle A., vont au-
delà d’eux-mêmes. Dans les années 1980,
les héros de Neige sur Beverdy Hills de Bret
Easton Ellis les avaient précédés. Tous sont
les enfants illégitimes de la génération des
années 1960, celle qui a prôné le scandaleux
Sex, drugs and rock and roll. Avant elle, dès
la fin des années cinquante dans les pays
anglo-saxons, des bandes de jeunes avaient
expérimenté “le tout et n’importe quoi”…
du moment que ça défonce. C’est la vie que
mènent les Hells Angels, qu’un journaliste
s’est aventuré à partager pendant quelques
mois. Tandis que ces motards distribuent
à chacun des pilules avalées par poignées
avec de grandes goulées de bière, Thomson,
“le journaleux”, interroge, inquiet :
– “Mais c’est quoi ?
– Des benzines, mec !
– C’est dosé à combien ?
– T’en prends une dizaine, et plus si c’est
pas assez !”
Les Angels ne faisaient pas dans le détail.
Tout était bon : la bière, l’herbe, le vin, du
sécobarbital et autres barbituriques, en vo-
gue à l’époque, faisaient partie de l’ordi-
naire, auquel les Hells Angels ajouteront du
LSD après leur rencontre avec les étudiants,
au milieu des années soixante (2).
Jeune ou ado, l’apparition
d’une nouvelle classe d’âge
Les Hells Angels font partie de ces bandes
de jeunes qui se regroupent dès la fin de
la Seconde Guerre mondiale, et qui font
scandale dans tous les pays occidentaux.
Ce sont souvent des enfants de la classe
ouvrière, tels les Skunafolkes à Stockholm,
les Halbstarkenkravalle à Berlin, les Teddy
boys à Londres, les JV, jeunes voyous à Pa-
ris. Mais à côté des blousons-noirs, il y a
aussi “les blousons-dorés”, enfants de la
bonne bourgeoisie. Certaines de ces bandes
de jeunes sont relativement homogènes par
leur origine de classe. Les Mods et les Roc-
kers qui s’affrontent à Brighton en 1963 et
mettent le quartier à feu à sang affirment
leur appartenance de classe. Les Mods, em-
ployés de banque ou vendeurs sont habillés
à l’italienne, filent sur leur Vespa. Leur
musique, c’est le rythm and blues. Les roc-
kers, eux, sont bardés de cuir, les cheveux
gominés. Leurs idoles sont Chuck Berry et
Gene Vincent. Ces enfants d’ouvriers n’ont
pas tous fait sécession. Certains travaillent
comme leurs parents, mais tous adoptent
des comportements qui se manifestent
d’abord par la violence : ils se castagnent
entre eux, brisent des vitrines, écoutent des
musiques de “sauvage”. La jeunesse a fait
son apparition comme une catégorie sociale
autonome. Partout en Europe, elle s’insurge
et fait peur. “Presque tous les pays d’Eu-
rope découvrent le nouveau visage de leur
jeunesse : violente, immorale, désabusée”,
écrit Jean Monod, un des premiers eth-
nologues français à étudier le phénomène
des bandes (3). Des années cinquante aux
années soixante, “jeunes” ou “ados”, ont
acquis une existence propre, avec leurs
musiques, leurs modes de communication,
et leurs consommations de psychotropes.
Telles sont du moins leurs caractéristiques
dans les pays anglo-saxons.
Car l’association “Drogues et jeunes” a
longtemps été une spécialité américaine.
En France, l’alcool est longtemps restée
la seule drogue consommée. Sans doute
les blousons-noirs ou dorés en consom-
maient-ils sans modération, mais ni l’opi-
nion publique ni les premiers experts n’y
attachaient de l’importance, tant l’ivresse
alcoolique est banalisée en France. En mai
1968, seuls quelques hippies expérimentent
l’usage de cannabis. Ils sont alors très mi-
noritaires alors que ni les étudiants contes-
tataires ni les gauchistes ne consomment
(en principe !) de drogues illicites. Si les
parlementaires se décident à voter une loi
sur les stupéfiants en 1970, c’est qu’ils sont
persuadés que cette loi aura une fonction de
prévention : la sévérité de la loi protégera
la jeunesse française d’un phénomène qui
semble purement anglo-saxon.
Or ce n’est pas ce qui s’est passé. À peine la
loi a-t-elle été votée, que la consommation
de drogues illicites commence à se diffuser
dans cette nouvelle classe d’âge qu’est la
jeunesse.
Il s’agit essentiellement du cannabis, mais
comme dans les pays anglo-saxons, cer-
tains groupes de jeunes recherchent l’ivresse
par tous les moyens possibles. C’est ce que
constate le premier rapport officiel sur la
toxicomanie, le rapport Pelletier, publié en
1978 (4) : “à la toxicomanie accrochée à
un seul produit tend à se substituer une po-
lytoxicomanie associant plusieurs produits
ou sautant d’un produit au hasard des pos-
sibilités d’approvisionnement, de l’héroïne
aux amphétamines ou aux médicaments”.
Telle est, selon ce rapport, la principale ca-
ractéristique de “l’évolution actuelle de la
toxicomanie”.
Les spécialistes, consultés dans le cadre de
ce rapport, s’inquiètent du “caractère non
maîtrisé et sauvage” de ces nouveaux usa-
ges. D’autant que “la panoplie des drogues
ne cesse de s’accroître : avec des substan-
ces nouvelles beaucoup plus toxiques, dont
l’huile de cannabis, beaucoup plus riche
en principe actif, ou le PCP, nouvelle dro-
gue venue d’Amérique”. Parallèlement,
“des produits licites sont détournés de leur
usage (solvants, détachant)” constate le
rapport, et surtout “des médicaments uti-
lisés soit à doses massives soit en soupes,
mélangés au hasard et souvent associés à
l’alcool, dont l’usage accru paraît un des
éléments marquants des nouvelles formes
de toxicomanie”.
Le rapport Pelletier ne cherche pas à inquié-
ter l’opinion publique, bien au contraire.
Alors que la loi de 1970 justifie la sévérité
de la sanction (soit une année d’incarcéra-
tion pour usage) par la menace du fléau, les
spécialistes consultés de 1976 à 1978 re-
fusent de considérer la drogue comme une