Faire la fête : rite de passage, mode de vie ou échappatoire ? A. Coppel* Les débordements en tous genres des “jeunes”, des Faculté de pharmacie charivari d’autrefois, aux teufs d’aujourd’hui, en pas- de l’Observatoire 27 mars 2008 sant par les excès des Sioux, les violences des Blousons Noirs, les défonces des Hells Angels, ou de certains night-clubeurs ou teufers de nos week-ends, ont toujours suscité peurs, fantasmes, rejets. Et suscité diverses et divergentes explications et analyses, compréhension parfois, répression souvent… Mais il faut bien que jeunesse se passe, elle qui s’est fait définitivement son trou comme une catégorie sociale autonome. Et c’est en son sein que la consommation de drogues illicites, comportement déviant plutôt que délinquant, est devenue un des symptômes de “la crise d’adolescence”. Le concept de “comportements à risques”, qui s’est imposé au cours des années 1990, en a rendu plus rigoureux les contours. Concept épidémiologique qui se veut purement objectif, justifié par les indicateurs quantitatifs de la santé publique, il comporte différents “paragraphes”, “les comportements à risque”. Avec lui, le discours n’est plus seulement moral : il se veut fondé par la science, celle des chiffres et des neurotransmetteurs. Mais au-delà de la connaissance, scientifique ou non, du phénomène, reste “la vraie réalité” de la fête et de ses enjeux : en l’absence de perspective d’intégration, elle n’est pas seulement un lieu et un espace-temps pour se “vider la tête”, un défouloir nécessaire face aux pressions sociales. Elle peut devenir un mode de vie qui s’affirme comme alternatif. Les logiques de dissidence s’affrontent à celles d’intégration. Redoubler les processus d’exclusion ou favoriser l’intégration des jeunes, tels sont les enjeux de la réaction sociale face aux pratiques festives. lle A., une longue tradition M d’excès à tous produits Que les jeunes fassent la fête est généralement admis. Ce sont les excès qui inquiètent aussi bien les parents que les spécialistes de l’adolescence, et ce, d’autant qu’aux abus d’alcool, traditionnels en France, s’associent désormais différentes drogues illicites. Les polyconsommations sont de rigueur et les jeunes d’aujourd’hui – où du moins certain d’entre eux précisent les spécialis* Sociologue, Paris. tes – feraient “n’importe quoi”. Les prises de risque seraient d’autant plus inquiétantes que les consommations de psychotropes seraient initiées à un âge de plus en plus précoce. Le récit de Mlle A. des fêtes de son adolescence illustre ces interprétations inquiétantes. Cette jeune fille, âgée de 21 ans, a été interviewée dans une recherche menée en 2006 en banlieue parisienne (1). Mlle A. a été élevée par sa mère qui fait partie des travailleurs pauvres. Dès l’âge de 15 ans, elle a commencé à fumer du cannabis et boire de l’alcool avec une bande de copains vivant comme elle dans sa cité ou dans les 19 petits pavillons environnants. Rapidement, cette “bande de potes” n’est plus tolérée dans les chambres ou les garages, d’abord investis. Faute d’un lieu où “squatter”, Mlle A. et sa copine décident alors d’explorer une boîte de nuit que lui a fait connaître sa sœur aînée. Commence alors une vie de “night-clubeuse frénétique” selon ses propres termes. Bien qu’encore mineure, elle est accueillie à bras ouverts : “Moi je suis une petite métis et comme y’en a pas beaucoup, les videurs ils aiment trop ma tête. À cette époque-là, j’avais 16 ans, 17 ans et pourtant je rentrais à l’œil, ‘mais vas-y, les portes sont grand ouvertes !’, c’était vraiment la fête quoi”. Les sorties, restreintes d’abord à une soirée par semaine, s’étendent rapidement du vendredi au dimanche soir. Très vite également, Mlle A. expérimente tous les psychotropes qui passent à sa portée. L’ecstasy est le premier produit qui bouleverse les cadres de perceptions : “ça m’a retourné le cerveau”, raconte-t-elle. À l’ecstasy, s’ajoute toute une série de produits qu’elle n’est pas en mesure d’identifier : – “À l’époque, moi je savais même pas qu’est ce que c’était, tu vois, quand j’en prenais, je ne savais pas ce que c’était. – Tu ne demandais pas ce que c’était ? – Non pas spécialement, on me disait : t’inquiète, c’est du bon !” (rires). En vrac, elle consomme amphétamines, ecstasy, cocaïne et même du LSD qu’elle a bu dans un verre sans savoir ce que c’était : “J’allais pas demander qu’est ce que c’était. Moi ce qui était important c’était ma foncedé (défonse) […] Je me suis enflammée quoi ! Je prenais tout ce qui me passait par la main pour monter tellement haut que je puisse plus redescendre, tu vois, c’était ça”. Les descentes sont violentes et douloureuses : “Mes potes, ils étaient obligés de me porter à quatre pour me sortir de la boîte […]. Enfin, moi les comas éthyliques, c’était à chaque fois que je rentrais de soirée […]. Je me voyais mourir tous mes week-ends…” Ces pratiques d’excès sont minoritaires dans le milieu des fêtes techno. Dans les raves ou free-parties, les participants revendiquent au contraire un “usage festif” qu’ils opposent à la dépendance ou “usage toxicomaniaque”, l’usage festif impliquant une maîtrise des consommations, limitées dans le temps, avec une connaissance précise des risques liés à l’usage de chacun des produits expérimentés. Les polyconsommations chaotiques n’en sont pas moins observées par les équipes de réduction des risques qui Le Courrier des addictions (10) ­– n ° 3 – juillet-août-septembre 2008 interviennent dans les fêtes. Dans les teknivals, il s’agit souvent de jeunes marginaux au regard du mouvement techno, mais nombre d’usagers qui se définissent eux-mêmes comme “usagers festifs” décrivent en des termes similaires la période d’expérimentation, l’usager apprenant progressivement à éviter les excès, sanctionnés par des descentes douloureuses. Si malgré les bad trips, Mlle A. a poursuivi de 16 à 19 ans un mode de consommation caractérisé par la recherche systématique de l’ivresse, c’est d’abord qu’elle a plongé très jeune dans l’univers festif. C’est aussi que Mlle A. s’est saisie de l’univers festif comme d’une porte de sortie du monde des cités auquel elle appartenait par son origine sociale. Pour entrer dans l’univers culturel de la fête, dominé alors par la musique techno, Mlle A. a dû mettre à distance les codes et valeurs de son enfance. Elle a dû s’oublier elle-même. Et elle a aimé ce vertige particulier. Mlle A. parle le langage des jeunes des cités parisiennes, mais le récit de cette escalade entre en résonance avec toutes les générations d’usagers de drogue qui ont précédé la sienne. Chacune à son tour s’est saisie de tous les produits psychotropes qui passaient à sa portée. Chacune a recherché l’ivresse qui fait voler en éclats les contraintes du jeu social, en même temps qu’elle les fait sortir d’eux-mêmes. Chaque génération plonge à son tour dans ce maelström dont les victimes, souvent musiciens, sont célèbres. Des films ou romans emblématiques illustrent ces figures légendaires. Dans les années 1990, ce sont les héros de Transpotting de Irvine Welsh, qui, comme Mlle A., vont audelà d’eux-mêmes. Dans les années 1980, les héros de Neige sur Beverdy Hills de Bret Easton Ellis les avaient précédés. Tous sont les enfants illégitimes de la génération des années 1960, celle qui a prôné le scandaleux Sex, drugs and rock and roll. Avant elle, dès la fin des années cinquante dans les pays anglo-saxons, des bandes de jeunes avaient expérimenté “le tout et n’importe quoi”… du moment que ça défonce. C’est la vie que mènent les Hells Angels, qu’un journaliste s’est aventuré à partager pendant quelques mois. Tandis que ces motards distribuent à chacun des pilules avalées par poignées avec de grandes goulées de bière, Thomson, “le journaleux”, interroge, inquiet : – “Mais c’est quoi ? – Des benzines, mec ! – C’est dosé à combien ? – T’en prends une dizaine, et plus si c’est pas assez !” Les Angels ne faisaient pas dans le détail. Tout était bon : la bière, l’herbe, le vin, du sécobarbital et autres barbituriques, en vogue à l’époque, faisaient partie de l’ordinaire, auquel les Hells Angels ajouteront du LSD après leur rencontre avec les étudiants, au milieu des années soixante (2). eune ou ado, l’apparition J d’une nouvelle classe d’âge Les Hells Angels font partie de ces bandes de jeunes qui se regroupent dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qui font scandale dans tous les pays occidentaux. Ce sont souvent des enfants de la classe ouvrière, tels les Skunafolkes à Stockholm, les Halbstarkenkravalle à Berlin, les Teddy boys à Londres, les JV, jeunes voyous à Paris. Mais à côté des blousons-noirs, il y a aussi “les blousons-dorés”, enfants de la bonne bourgeoisie. Certaines de ces bandes de jeunes sont relativement homogènes par leur origine de classe. Les Mods et les Rockers qui s’affrontent à Brighton en 1963 et mettent le quartier à feu à sang affirment leur appartenance de classe. Les Mods, employés de banque ou vendeurs sont habillés à l’italienne, filent sur leur Vespa. Leur musique, c’est le rythm and blues. Les rockers, eux, sont bardés de cuir, les cheveux gominés. Leurs idoles sont Chuck Berry et Gene Vincent. Ces enfants d’ouvriers n’ont pas tous fait sécession. Certains travaillent comme leurs parents, mais tous adoptent des comportements qui se manifestent d’abord par la violence : ils se castagnent entre eux, brisent des vitrines, écoutent des musiques de “sauvage”. La jeunesse a fait son apparition comme une catégorie sociale autonome. Partout en Europe, elle s’insurge et fait peur. “Presque tous les pays d’Europe découvrent le nouveau visage de leur jeunesse : violente, immorale, désabusée”, écrit Jean Monod, un des premiers ethnologues français à étudier le phénomène des bandes (3). Des années cinquante aux années soixante, “jeunes” ou “ados”, ont acquis une existence propre, avec leurs musiques, leurs modes de communication, et leurs consommations de psychotropes. Telles sont du moins leurs caractéristiques dans les pays anglo-saxons. Car l’association “Drogues et jeunes” a longtemps été une spécialité américaine. En France, l’alcool est longtemps restée la seule drogue consommée. Sans doute les blousons-noirs ou dorés en consom- Le Courrier des addictions (10) ­– n ° 3 – juillet-août-septembre 2008 20 maient-ils sans modération, mais ni l’opinion publique ni les premiers experts n’y attachaient de l’importance, tant l’ivresse alcoolique est banalisée en France. En mai 1968, seuls quelques hippies expérimentent l’usage de cannabis. Ils sont alors très minoritaires alors que ni les étudiants contestataires ni les gauchistes ne consomment (en principe !) de drogues illicites. Si les parlementaires se décident à voter une loi sur les stupéfiants en 1970, c’est qu’ils sont persuadés que cette loi aura une fonction de prévention : la sévérité de la loi protégera la jeunesse française d’un phénomène qui semble purement anglo-saxon. Or ce n’est pas ce qui s’est passé. À peine la loi a-t-elle été votée, que la consommation de drogues illicites commence à se diffuser dans cette nouvelle classe d’âge qu’est la jeunesse. Il s’agit essentiellement du cannabis, mais comme dans les pays anglo-saxons, certains groupes de jeunes recherchent l’ivresse par tous les moyens possibles. C’est ce que constate le premier rapport officiel sur la toxicomanie, le rapport Pelletier, publié en 1978 (4) : “à la toxicomanie accrochée à un seul produit tend à se substituer une polytoxicomanie associant plusieurs produits ou sautant d’un produit au hasard des possibilités d’approvisionnement, de l’héroïne aux amphétamines ou aux médicaments”. Telle est, selon ce rapport, la principale caractéristique de “l’évolution actuelle de la toxicomanie”. Les spécialistes, consultés dans le cadre de ce rapport, s’inquiètent du “caractère non maîtrisé et sauvage” de ces nouveaux usages. D’autant que “la panoplie des drogues ne cesse de s’accroître : avec des substances nouvelles beaucoup plus toxiques, dont l’huile de cannabis, beaucoup plus riche en principe actif, ou le PCP, nouvelle drogue venue d’Amérique”. Parallèlement, “des produits licites sont détournés de leur usage (solvants, détachant)” constate le rapport, et surtout “des médicaments utilisés soit à doses massives soit en soupes, mélangés au hasard et souvent associés à l’alcool, dont l’usage accru paraît un des éléments marquants des nouvelles formes de toxicomanie”. Le rapport Pelletier ne cherche pas à inquiéter l’opinion publique, bien au contraire. Alors que la loi de 1970 justifie la sévérité de la sanction (soit une année d’incarcération pour usage) par la menace du fléau, les spécialistes consultés de 1976 à 1978 refusent de considérer la drogue comme une menace. Le problème – car problème il y a effectivement – n’est pas le produit, mais la souffrance psychique ou l’inadaptation sociale à l’origine de ces consommations. Pour les experts, la consommation de drogues illicites, comportement déviant plutôt que délinquant, est devenue un des symptômes de “la crise d’adolescence”. Autres passages à l’acte comparables, selon le rapport Pelletier, “l’errance, l’exaspération des conduites érotiques, certaines conduites suicidaires, vandalisme, vols, viols collectifs”. Toutes ces conduites trouvent leur origine dans “l’ennui, la pauvreté des investissements affectifs, la perte d’idéal, l’incapacité à supporter la frustration” (4). e la crise d’adolescence D au comportement à risque Le rapport Pelletier marque l’introduction de la thématique de la drogue dans la problématique de l’adolescence. C’est une rupture avec l’approche purement répressive de la loi de 1970 qui fait du toxicomane soit un malade soit un délinquant. La fin des années 1970 se veut pacificatrice. Mai 68 en France avait fait fonction d’électrochoc. Au lendemain, la classe politique semble d’abord unanime : il faut rétablir l’ordre social, restaurer les valeurs morales qui fondent l’ordre républicain. Mais, une fois l’ordre public garanti, les plus libéraux veulent comprendre cette flambée soudaine. Loin d’être purement gratuite, la contestation a une signification : “Manifestement, la France n’a pas ouvert ses portes aux jeunes générations […]” écrit le journaliste Alfred Sauvy en 1970. “La révolte des jeunes était prévisible, elle ne se limite pas aux semaines de Mai 1968”. Enfermés dans leurs certitudes, les adultes ont voulu ignorer les bouleversements économiques et sociaux, qui ont affecté la société depuis la Seconde Guerre mondiale. Considérer l’usage de drogue comme un symptôme de la crise d’adolescence, c’est adopter de fait une attitude compréhensive. En témoigne la dépénalisation de fait de l’usage de cannabis que préconise ce rapport. Alors que dans les années cinquante, les bandes de jeunes font peur, le concept de “crise d’adolescence” est élaboré au cours des années 1960 par de nouveaux spécialistes, psychologues, psychiatres, éducateurs, qui s’attachent à comprendre ces comportements apparemment irrationnels. Avec le concept d’ordalie que proposent Marc Val- leur et Aimé Charles Nicolas au début des années soixante-dix, même les prises de risques les plus extrêmes perdent le statut de pathologie mentale. S’affronter à ses propres limites, ce n’est pas chercher à mourir, mais au contraire conquérir le droit de vivre. Ces concepts explicatifs font appel à plusieurs théories psychologiques, de Piaget à Freud, qui, pour convaincantes qu’elles soient, sont des interprétations qui ne peuvent prétendre à la rigueur des sciences dites “dures”. Elles peuvent être discutées et restent entachées de subjectivisme. Le concept de “comportements à risques”, qui s’est imposé au cours des années 1990, se veut plus rigoureux, celui épidémiologique purement objectif. Le regroupement des différents comportements à risque est justifié par les indicateurs quantitatifs de la santé publique. Ainsi, les jugements de valeur sensibles sous la formulation “exaspération des conduites érotiques” utilisée dans le rapport Pelletier n’ont plus cours. “Les comportements sexuels à risque” correspondent à des infections sexuelles transmissibles précises dont les risques sont identifiés et quantifiés. Il en est de même des comportements dangereux sur la route ou des pratiques sportives à risques. La consommation d’alcool fait désormais partie de celle des substances psychoactives, qu’elles soient licites ou illicites. Le concept de comportement à risque se veut purement descriptif. À la recherche des causes, s’est substitué un modèle multifactoriel, qui repose sur des méthodologies statistiques dont la fiabilité est quantifiable. Identifier les facteurs de risque, tel est l’enjeu de ces nouvelles approches, qui permettront d’intervenir le plus précocement possible dans un objectif de prévention. L’expertise issue de ces nouvelles approches semble d’autant plus crédible que tous ces comportements sollicitent également des neurotransmetteurs, autorisant l’hypothèse d’une base biologique du concept de “comportements à risque”. De la science au stigmate La crédibilité de cette nouvelle expertise tient aussi au fait que dans le conflit intergénérationnel, elle semble donner une base scientifique – donc apparemment incontestable – à la peur des jeunes. Car la peur des jeunes est récurrente. De génération en génération, les discours sont étonnement semblables : “Les jeunes d’aujourd’hui” seraient victimes d’un mal-être à l’origine 21 de conduites agressives ou autodestructives. Le manque de repère, l’absence d’idéal ou de projet les conduiraient à “faire n’importe quoi”. Ce serait d’autant plus inquiétant que ces conduites seraient de plus en plus précoces. Avec le concept de “comportement à risque”, ce discours n’est plus seulement moral, il se veut fondé en science : “C’est à force de voir des jeunes abîmés dans leur développement, des familles en souffrance majeure face à un mur invisible contre lequel elles butent que l’intuition m’est venue : ces jeunes ont toutes les caractéristiques des patients ayant perdu les fonctions hébergées par la partie antérieure de notre cerveau, les aires préfrontales fondant la différence entre l’homme et le singe” tel est le discours tenu par le Dr Saladin, auditionné comme expert par la commission d’enquête sénatoriale en 2001. L’argumentaire fait référence à des données épidémiologiques, neurobiologiques, sans compter des expériences biologiques menées en laboratoire, données qui conduisent à incriminer “l’écoute excessive de musique, la télévision, les images à connotation sexuelle, le stress lié à la surmotorisation et, enfin, le cannabis” (5). Comme le remarque Patrick Peretti-Vatel, la croisade morale est de tradition dans la lutte contre la toxicomanie. Le détournement de résultat scientifique ne remet pas nécessairement en cause les résultats eux-mêmes, mais, dans les sciences sociales, la coïncidence de l’expertise avec les peurs collectives implique nécessairement un retour réflexif : comment se fait le glissement ? Pour légitime que soit l’ambition d’une approche scientifique des comportements humains, la démarche se heurte à des limites épistémologiques précises qui doivent être identifiées. Nous en retiendrons deux : le caractère multifactoriel des comportements humains, en premier lieu. Certes, les études épidémiologiques se veulent multifactorielles. Le problème, c’est que les facteurs sont hétérogènes. Il est aujourd’hui impossible d’évaluer de façon quantitative le poids respectif des variables personnelles, familiales, environnementales et génétiques. Comparer ces différents facteurs revient à additionner une botte de carottes, un jarret de veau et du cerfeuil. Voilà qui peut être de bonne cuisine, mais la démarche scientifique obéit à d’autres recettes. Ce n’est pas un hasard si les études multifactorielles aboutissent à des conclusions circulaires : les parents inadaptés, souffrant de troubles mentaux, aux ressources précai- Le Courrier des addictions (10) ­– n ° 3 – juillet-août-septembre 2008 res sont des facteurs de risque pour leurs enfants. Autrement dit, il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malade ! Fallait y penser… Seconde limite épistémologique : le risque défini sur des critères objectifs ne tient pas compte de l’évaluation subjective du risque. Refuser de mettre un casque lorsqu’on utilise un vélo est aujourd’hui une prise de risque vécue comme telle par le jeune. Ce n’était pas le cas, il y a peu. La prise de risque volontaire n’a pas la même signification que la prise involontaire. Aucun Français n’a le sentiment d’une prise de risque inconsidérée lorsqu’il boit un verre de vin à table. Nombre d’usagers de cannabis n’ont pas plus d’inquiétude lorsqu’ils tirent occasionnellement sur un joint lors d’une fête. Peut-être ont-ils tort, mais quoi qu’il en soit, éliminer le point de vue de l’acteur, c’est-à-dire la signification que la personne donne à ses actes, c’est éliminer la personne elle-même. Les facteurs individuels familiaux et environnementaux, qui peuvent induire des conduites préjudiciables à la santé, sont innombrables. S’ils sont relativement limités dans les études épidémiologiques, c’est qu’ils sont sélectionnés en fonction des hypothèses du chercheur. Ainsi, au début des années 1970, plusieurs études épidémiologiques ont démontré la corrélation entre l’usage de drogue et le divorce des parents. La démonstration a été abandonnée avec le développement des divorces et des familles recomposées. Il n’y a aucune raison pour que nous ne reproduisions pas le même glissement aujourd’hui. Pour le moment, la valeur des études statistiques qui décrivent le comportement humain est fonction de la qualité des hypothèses du chercheur. Quels que soient les progrès de la biologie – il y en a de remarquables – nous n’avons pas encore trouvé les moyens d’éliminer la subjectivité de l’acteur, qu’il soit chercheur, praticien ou patient. Le savoir, c’est se donner les moyens d’une démarche rigoureuse, dans la recherche en sciences sociales comme dans la clinique. Interprétation des pratiques festives et relations intergénérationnelles Les interprétations des pratiques festives des jeunes sont en fonction des relations intergénérationnelles. Lorsque le procureur du tribunal de Bobigny s’inquiète de ce que le jeune amateur de techno se transforme en “fauve” pendant le week-end, il renoue avec le mythe du loup-garou, qui traditionnellement cristallise les peurs ancestrales de l’autre, du sauvage enfoui en nous “brutal, vorace, prêt à resurgir” et que la communauté se doit de réprimer (5). Des années cinquante à aujourd’hui, nous n’avons cessé de balancer entre répression et compréhension. Stigmates et rejets ont été dominants jusqu’à ce que “les rebelles sans cause” des années soixante trouvent majoritairement leur place et fondent à leur tour une famille. Aussi, les jeunes ont-ils acquis un “droit à la fête”, qui, en principe, n’est plus contesté. L’inquiétude que suscitent les pratiques festives des jeunes d’aujourd’hui tient en partie au trouble des relations intergénérationnelles. Très conflictuelles dans les années soixante, les relations intergénéra- tionnelles s’étaient apaisées au cours des années soixante-dix, tandis que les valeurs d’autonomie se sont valorisées contre l’imposition de normes sociales. La dépendance économique d’une grande majorité de jeunes introduit un trouble nouveau dans les relations entre générations. C’est particulièrement le cas des jeunes appartenant aux couches populaires, enfants de l’aristocratie ouvrière et des petites classes moyennes, qui se sont appropriés en masse de nouvelles pratiques festives. En l’absence de perspective d’intégration, la fête n’est pas seulement un lieu et un espace-temps pour se “vider la tête”, “se lâcher”, un défouloir nécessaire face aux pressions sociales. Elle peut devenir un mode de vie qui s’affirme comme alternatif. Les logiques de dissidence s’affrontent à celles d’intégration. Redoubler les processus d’exclusion ou favoriser l’intégration des jeunes sont les enjeux de la réaction sociale face n aux pratiques festives. Références bibliographiques 1. Coppel A. Enquête exploratoire portant sur la consommation de stimulants auprès des jeunes habitants des cités de la région parisienne. AFR-Sida Parole. Pour la DGS, 2006 2. Bachmann C, Coppel A. Le Dragon domestique, deux siècles de relations étranges entre la drogue et l’Occident. Albin Michel, 1989. 3. Monod J. Les Barjots. Julliard, 1968 ; Hachette Littérature, 2006. 4. Rapport de la mission d’étude des problèmes de la drogue, présenté par Monique Pelletier. La Documentation française, 1978. 5. Peretti-Vatel P. Cannabis, ecstasy : du stigmate au déni. Les deux morales des usages récréatifs des drogues. L’Harmattan, 2005. Cocaïne, la traînée de poudre Une équipe de chercheurs des Instituts nationaux de la santé des ÉtatsUnis (NIH) vient de montrer pourquoi l’exposition prénatale du cerveau du fœtus à la cocaïne provoque des troubles du comportement et des anomalies neurologiques*. Selon ces chercheurs, cela serait dû à l’interaction du métabolisme d’un des produits de la cocaïne avec une protéine, qui, outre de provoquer l’apoptose de neurones cérébraux, joue un rôle important dans la division cellulaire, ce qui en entraverait le développement. Ils ont également démontré que la cimétidine (utilisée pour traiter les ulcères de l’estomac et du duodénum) pouvait contrecarrer l’inhibition de cette division cellulaire. Est-ce vraiment la seule explication, et les conditions de l’expériences in vitro peuvent-elles être transposées à celles de la “vraie” vie ? D’autres études sont nécessaires, comme concluent si souvent les publications scientifiques… * Lee CT, Chen J, Hayashi T,Tsai SY et al. A Mechanism for the inhibition of neural progenitor cell proliferation by cocaine. PLOS Medicine 2008;5,6. La MILDT s’inquiète de la progression importante de la consommation de cocaïne dans tous les milieux sociaux. En 2005, plus d’un million de personnes avaient essayé d’en consommer et 200 à 250 000 y recourent régulièrement. 2, 6 % des 15-64 ans, et 3,9 % des 26-44 ans, ont déjà pris de la cocaïne, et 3,2 % sont des usagers réguliers parmi les 18-25 ans (ils étaient 22 % en 2000)*. Cette hausse inquiétante de la consommation de cocaïne depuis trois ans est le fruit d’une augmentation importante de l’offre, dont les réseaux de trafic ont chaussé les bottes de ceux du cannabis, et à la baisse des prix qui rend la drogue abordable par (presque) tous : 60 E le gramme en moyenne contre 125 E en 1998 (parfois même 40 E dans certaines cités). Les cartels sud-américains ont bel et bien jeté leur dévolu sur les marchés européens, via l’Afrique de l’Ouest. Chiffres de l’OFDT, 2005. Brèves Les effets de la cocaïne sur le cerveau du fœtus Le Courrier des addictions (10) ­– n ° 3 – juillet-août-septembre 2008 22 P.d.P.