Le Courrier des addictions (11) – n ° 4 – octobre-novembre-décembre 2009
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Cela étant, on ne peut réduire la probléma-
tique de l’alcoolisme aux seules données eth-
nologiques, car nombre d’autres variables
opérantes, individuelles ou collectives, inter-
viennent et doivent être prises en compte.
QUEL(S) TOXIQUE(S) ?
En règle générale, le choix du toxique se porte
sur la drogue la plus facile à se procurer, celle
qui est présente sur le marché, même si cer-
tains groupes ethniques et/ou culturels im-
posent des discriminations entre produits.
G.M. Carstairs (6) cite ainsi l’exemple de deux
castes coexistant dans un village du nord de
l’Inde: les Brahmanes, en tête de la hiérarchie
spirituelle, se voient interdire l’usage de l’alco-
ol mais s’enivrent souvent avec le bhang, infu-
sion de chanvre procurant une ivresse consi-
dérée comme une aide à la méditation solitaire
prescrite par la religion. Les Rajputs, guerriers
et propriétaires fonciers, consomment le
daru, liqueur fortement alcoolisée, ab-réactif
bienvenu dans une existence caractérisée par
des fortes tensions et des conflits, qui soulage
leur anxiété.
Dans l’ensemble, cependant, chaque popula-
tion utilise simplement la drogue qui lui est la
plus familière : ce fut l’opium en Chine – lar-
gement répandu par l’Inde, pays producteur
et exportateur, alors sous domination britan-
nique – ou dans l’ex-Indochine française, où
les autorités coloniales contribuèrent large-
ment au progrès de sa consommation. C’est
le khat au Yémen, le kif au Maroc, l’alcool,
auquel on pourrait sans doute ajouter au-
jourd’hui le cannabis en France...
Toutefois, ces types de consommation ritua-
lisés et strictement codifiés de substances
psychoactives dans les sociétés traditionnelles
ne sont pas des toxicomanies : on sait par
exemple que seule une très faible proportion
des utilisateurs indiens de la feuille de coca en
Amérique du Sud deviennent des "coqueros" et
développent une authentique dépendance au
toxique.
On pourrait ajouter que, chez nous, les cancé-
reux porteurs d’une pompe à morphine dans
un but antalgique n’évoluent qu’exceptionnel-
lement vers une addiction aux opiacés. On
est ici, de toute évidence, dans le registre de
l’usage simple (rechercher un soulagement et
non la "défonce"), non dans celui du nocif ou
de l’abusif.
DE L’USAGE À L’ABUS
C’est donc hors de ces processus de consom-
mation limités et ritualisés des sociétés – tra-
ditionnelles ou non – qu’il faut rechercher les
facteurs des toxicomanies d’aujourd’hui, avec
leur caractère massif et planétaire. H.B.M
Murphy (7) en cite quelques-unes : globale-
ment, la consommation de drogues est plus
fréquente dans les sociétés ou cultures valo-
risant l’individu aux dépens des valeurs grou-
pales, où tout facteur réduisant la cohésion
sociale favorise l’émergence des conduites
addictives. Il me semble que c’est ce que vi-
vent aujourd’hui les sociétés industrielles ou
en voie d’industrialisation dans le contexte
politico-socio-économique actuel. Christian
Bachmann et Anne Coppel (8) notent ainsi
qu’une authentique religion révolutionnaire
s’est un temps édifiée autour du cannabis,
mais que "le culte est mort et l’emploi, désor-
mais laïque, est conforme à une société où
prévalent le pragmatisme, l’individualisme et
l’esprit d’entreprise".
Les situations de dominance inter-ethniques
ou internationales font augmenter de façon
spectaculaire, dans la société dominée, la
consommation de drogues, et en particulier
d’alcool. Cela perdure jusqu’à ce que le groupe
ait pu s’adapter – au moins relativement – à la
nouvelle situation, soit en intégrant certaines
caractéristiques de la nation dominante, soit
en modifiant son système de valeurs : entre-
temps, les membres de la culture dominée ont
recours à une échappatoire leur permettant de
ne pas se rendre à une évidence pénible. Ce-
pendant, "ce seront les caractéristiques de la
situation culturelle locale qui pourront déter-
miner s’il y aura ou non un recours à la dro-
gue, même s’il existe un problème général de
déstabilisation ou une confrontation avec une
puissance dominante" (2).
C’est ainsi que, lorsque la Chine conquit
Taiwan, les tribus aborigènes des montagnes,
confrontées à la culture de la nation domi-
nante, ont traversé une période d’alcoolisme
massif, et ce jusqu’à leur intégration dans la
nouvelle société. En revanche, en Indonésie,
dans une situation similaire, il n’y a pas eu de
recours à la drogue chez les bouddhistes de
Ceylan, dont les valeurs principales étaient
avant tout spirituelles.
Exemple très actuel et presque caricatural :
la flambée des toxicomanies à l’héroïne en
Palestine, supplantant la consommation tra-
ditionnelle de cannabis. Les individus et les
familles s’y trouvent confrontés à la fois à un
affrontement avec Israël, nation technologi-
quement, économiquement et politiquement
dominante, et à la situation socio-économique
catastrophique qui en découle. Les deux fac-
teurs se conjuguent pour faire le lit de la toxi-
comanie, via la déculturation et la marginali-
sation croissantes sans cesse plus importantes
de la population. Parallèlement, Israël, nation
aussi en situation d’insécurité permanente,
connaît le même phénomène : il semble bien
qu’il soit alors la résultante des tensions in-
ternes au sein d’une société israélienne très
loin d’être homogène (9).
L’évolution technologique et son retentisse-
ment croissant sur l’emploi sont un exemple
de la relation entre usage de drogues et chan-
gement culturel. À partir du moment où l’ab-
sence de travail, la précarité de l’emploi et la
paupérisation entraînent la perte des satisfac-
tions que la culture nous a appris à rechercher,
le risque est patent que les couches les plus
éprouvées de la société se tournent vers les
drogues qui peuvent offrir une compensation
illusoire.
Il est assez facile de trouver des exemples il-
lustrant ces diverses données : Christian
Bachmann et Anne Coppel (8) ont largement
évoqué la véritable épidémie de toxicomanies
au laudanum survenue au XIXe siècle dans une
Grande-Bretagne en cours d’industrialisation
et de prolétarisation. Au Canada, on a vu flam-
ber l’alcoolisme dans les localités dont l’écono-
mie reposait sur une industrie unique lorsque
celle-ci venait à disparaître.
D’une manière générale, la montée des addic-
tions, aux produits licites aussi bien qu’illicites,
avec celles du chômage, de la précarité et des
incertitudes sur l’avenir illustre bien, en Europe
occidentale et orientale, l’impact des boulever-
sements sociaux sur les comportements.
Il est à signaler que même des changements
pouvant a priori être tenus pour bénéfiques
sont susceptibles d’avoir le même effet. C’est
ainsi qu’en Jamaïque, la poussée encore ré-
cente des addictions à la cocaïne, paraît être
au moins en partie liée au succès de la mu-
sique reggae. Il a offert à toute une partie de
la population une chance de renommée et de
carrière internationale, suscitant une florai-
son de groupes musicaux. Leur prolifération,
la compétition entre eux pour l’obtention de
contrats, la dépense psychologique et phy-
sique des répétitions et des représentations
ont conduit à l’utilisation de cette drogue psy-
choactive stimulante (2).
En première ligne,
la souffrance
Au total, les données apportées par l’anthro-
pologie peuvent se résumer ainsi : dans les
cultures traditionnelles, la consommation des
drogues est limitée et ritualisée, intégrée à
un système de valeurs – morales, religieuses,
sociales, etc. –, et très souvent considérée
comme facilitant la sociabilité. Mais il s’agit
d’usage de drogues, pas de toxicomanies.
Cependant, l’évolution technologique, l’exis-
tence de situations de dominance politique
et/ou socio-économique, la prolétarisation,
le chômage et, plus globalement, tout ce qui
contribue à fragiliser ou déchirer le tissu so-
cial, précarisant ou déniant les normes et va-
leurs traditionnelles, favorisent l’apparition
des conduites d’addiction.
Cet apport de l’anthropologie, toutefois, se
décline avant tout à l’échelon collectif, grou-
pal. Il décrit des facteurs de risque globaux