correctement ; là aussi, le point de référence est l’homme vertueux. D’où l’hypothèse que l’on
peut formuler ainsi : l’herméneutique contemporaine n’est-elle pas structurée comme un savoir-
faire pratique et non comme un savoir théorique ?
Quand on lit Heidegger, du moins sa pensée avant la Kehre, on constate que le philosophe met
en lumière la structure d’anticipation du « comprendre » : celle-ci est éminemment existentielle,
antérieure à tout discours – exactement comme l’éthique est antérieure à tout discours sur
l’éthique –, au point que « comprendre » (verstehen) s’entend au sens de « sich auf etwas
verstehen » : s’y connaître en quelque chose. Il s’agit bel est bien d’une habileté, d’un savoir-
faire, ou d’une technè : « Ce comprendre, que l’on peut tranquillement qualifier de pratique,
Heidegger en fera un existential, c'est-à-dire un mode ou une façon d’être fondamentale en vertu
de laquelle nous parvenons à nous orienter et à nous tirer d’affaire dans le monde. »15 Puisque
tout énoncé réifie ainsi le rapport herméneutique originaire, il convient d’entendre à travers
chaque mot le souci de soi du Dasein qui s’y manifeste.
Quoi d’étonnant si Hans-Georg Gadamer, dans le livre culte de l’herméneutique de 1960, Vérité
et méthode – où, on l’a souvent fait remarquer, il n’est guère question de vérité et, j’ajoute, où il
se méfie de toute méthode16 –, quoi d’étonnant si Gadamer met en doute la quête d’un
fondement ultime et atemporel des sciences humaines, afin de s’établir résolument sur le terrain
de la finitude17 et de l’approximation : « La tâche par excellence de l’interprète doit consister à
élaborer sa propre situation herméneutique, à prendre conscience des préjugés, des attentes et
des questions qui gouvernent sa recherche. »18 C’est pourquoi, « il n’y a pas de méthode
spécifique aux sciences humaines »19. Les sciences humaines ne reposent-elle pas davantage sur
une « tact », que sur une méthode ? Ne supposent-elles pas une tâche à accomplir plutôt qu’une
objectivité méthodologique ?20 C’est pourquoi l’herméneutique est essentiellement une
application à notre situation de ce qui est à comprendre (comme l’application-interprétation
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
15 J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 134.
16 « Wir hatten gezeigt, daβ das Verstehen nicht so sehr eine Methode ist, durch die sich das erkennende
Bewuβtsein einem von ihm gewählten Gegenstande zuwendet und ihn zu objektiver Erkenntnis bringt, als vielmehr
das Darinstehen in einem Überlieferungsgeschehen zur Voraussetzung hat. » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode,
p. 314.
17 L’insistance sur la finitude (die menschliche Endlichkeit, das endliche menschliche Bewuβtsein), à l’encontre de
la prétention extrémiste de l’Aufklärung à l’absolutisation de la pensée atemporelle, est une constante de Wahrheit
und Methode. L’origine en est heideggérienne : « Au lieu de poursuivre désespérément le fantôme d’un fondement
ultime, Heidegger recommande plutôt de s’établir plus fermement, plus sereinement, sur le terrain de la finitude et
d’apprendre à reconnaître dans la structure de nos jugements un aspect positif et ontologique (c'est-à-dire essentiel,
indélébile, fondant tout le reste) du comprendre. » J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 158-159.
18 J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 205.
19 « Es gibt keine eigene Methode der Geisteswissenschaften. » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 13.
C’est un leitmotiv de l’œuvre de Gadamer, lequel insiste plus sur l’expérience (Erfahrung) que sur une méthode
objectivante ; cf. p. 352-368.
20 « Worauf beruht solcher Takt ? Wie wird er erworben ? Liegt das Wissenschaftliche der Geisteswissenschaft am
Ende mehr in ihm als in ihrer Methodik ? » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 13.