1 De certains présupposés philosophiques aux choix herméneutiques 1. Introduction L’herméneutique est une technique, un savoir-faire, une discipline pratique (technè) édictant les règles qui président à l’interprétation. Jusqu’au XIXe siècle, elle est conçue comme un art rigoureux de la manière dont on interprète les textes. C’est pourquoi, durant des siècles, l’herméneutique s’est confinée aux disciplines interprétatives que sont l’exégèse, la philologie, le droit et l’histoire. Que se passe-t-il aux XIXe et XXe siècles ? Certains esprits critiques soulignent que la philosophie continentale, passablement désillusionnée sur ses capacités de renouvellement, n’aurait plus guère d’autre mission que d’interpréter les textes de sa propre tradition, dans une sorte de « retour narcissique » sur sa propre production. La philosophie serait devenue herméneutique de part en part, les philosophes disparaissant au profit des seuls historiens de la philosophie. Plus profondément, depuis 150 ans, l’art de l’interprétation émerge comme englobant l’ensemble du savoir. Karl Popper et Thomas Kuhn n’ont-ils pas montré que les sciences exactes sont elles-mêmes interprétatives, car les faits scientifiques sont toujours à-interpréter ?1 Que s’est-il passé ? C’est qu’entre deux, il y eut Emmanuel Kant, lequel a soutenu que la raison théorique, incapable d’atteindre jusqu’à la « chose en soi », se rive aux phénomènes, qu’elle organise ; autrement dit, elle classe et interprète tout ce qui apparaît en fonction des catégories de l’entendement : non seulement tout savoir dépend d’une telle interprétation, mais « l’êtreconnu » lui-même se résorbe en une fonction de l’interprétation, c’est-à-dire de la subjectivité transcendantale.2 C’est cette révolution copernicienne qui constitue l’origine, si ce n’est des herméneutiques, du moins de la prétention de l’herméneutique à s’ériger en philosophie première et à se poser 1 « Les épistémologues, comme Karl Popper, et les historiens des sciences, pensons à Thomas S. Kuhn, nous ont appris jusqu’à quel point la théorie scientifique est toujours interprétation, découpage, lecture du réel en fonction des exigences, peu ou prou explicites, de la recherche et de son contexte historicoculturel. » Jean Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, Vrin, Paris 1993, p. 194. La présente étude est redevable aux travaux de Jean Grondin qui a su clairement dégager les grands axes de l’histoire récente de l’herméneutique. On trouvera une mise à jour dans : Ada Neschke-Hentschke (éd.), Les herméneutiques au seuil du XXIe siècle. Evolution et débat actuel, Editions de l’Institut supérieur de philosophie – éd. Peeters, Louvain-la-Neuve – Louvain – Paris 2004. 2 Dans l’herméneutique de Gadamer, les préjugés sont comme les conditions quasi transcendantales du comprendre (Verstehen). « ‘Geschichtlichkeit’ ist ein transzendentaler Begriff. » Hans-Georg Gadamer, Hermeneutik und Historismus, dans : Hermeneutik II, Wahrheit und Methode, Ergänzungen-Register, dans: Gesammelte Werke 2, Mohr, Tübingen 1986, p. 412. 2 comme horizon indépassable de toute pensée.3 Ce débat aura un grand impact sur l’ensemble des techniques interprétatives, ou herméneutiques régionales, profondément marquées par ce geste fondateur. C’est pourquoi « les diverses méthodologies herméneutiques ont, elles aussi, à leur base une conception philosophique »4. Je voudrais relever ici certains présupposés philosophiques aux choix herméneutiques, en une tâche difficilement réalisable sur quelques courtes réflexions. 2. L’herméneutique générale 2.1. L’irruption de la subjectivité Puisque, avec Kant, les choses en soi demeurent à jamais inconnaissables, et que tout accès au monde, ou ici aux textes, s’accomplit par la subjectivité, la portée de la connaissance se mesurera à l’aune du sujet transcendantal. Aussi l’herméneutique, entendue comme art général de comprendre, suppose la rupture avec l’idée naïve d’un accès rationnel au monde. En effet, et voici un premier présupposé philosophique sous-jacent à toute cette histoire, le Sujet se découvre de plus en plus sans monde, sur fond de scepticisme métaphysique et de méfiance critique en la portée de la raison. Ce fut l’intention du professeur de théologie de Halle, Friedrich Schleiermacher, entre 1805 et 1832 : puisque, à ses yeux, la mécompréhension est toujours première, il convient d’édicter des règles strictes d’une technique qui se contente d’être une universalisation consciente de la mécompréhension. Pour Schleiermacher, l’herméneutique se conçoit comme une reconstruction du texte, comme si « nous en étions l’auteur », impliquant que nous réinterprétions constamment ce que nous avons compris, jusqu’à deviner ce qu’a pensé l’auteur, en partant de ses propres mots, en un acte très psychologisant de divination intuitive, pour parvenir idéalement à une compréhension de l’auteur, meilleure que celle que celui-ci pouvait avoir de lui-même. Dépassant le fétichisme des mots pour lire entre les lignes la pensée authentique de l’écrivain, Schleiermacher se rattachait explicitement à cette tradition herméneutique issue de Philon d’Alexandrie, à qui il faut une clef qui « n’est livrée qu’au cercle restreint de ceux qui s’avèrent 3 On y devine aussi l’effet de l’interrogation constante sur la méthode et le mode de connaissance, depuis Descartes et Kant : « Es ist eine Folge der Entfaltung des historischen Bewuβtseins im 18. Und 19. Jahrhunderts, daβ sich die philologische Hermeneutik und Historik aus dem Verbande der übrigen hermeneutischen Disziplinen löste und als Methodenlehre der geisteswissenschaftlichen Forschung ganz für sich stellte. » Hans-Georg Gadamer, Hermeneutik I, Wahrheit und Methode, Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, dans : Gesammelte Werke 1, Mohr, Tübingen 1986, p. 313. Un livre difficile étudie la place de la phénoménologie herméneutique dans le paysage intellectuel français : Jean Greisch, Le cogito herméneutique. L’herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Vrin, Paris 2000. L’auteur a publié en allemand quelques études sur les différentes étapes historiques de l’herméneutique, de la pensée grecque jusqu’à Paul Ricoeur : Jean Greisch, Hermeneutik und Metaphysik. Eine Problemgeschichte, Fink, München 1993. 4 Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio (1998), n. 55. 3 dignes de l’invisible »5. Le parallélisme n’est-il pas frappant avec la critique que le pape Benoît XVI, se référant au Concile Vatican II, adressait le 22 décembre 2005 à l’herméneutique de la rupture, pour qui « les textes du Concile comme tels ne seraient pas encore la véritable expression de l’esprit du Concile. (…) il serait nécessaire d’aller courageusement au-delà des textes (…). En un mot : il faudrait ne pas suivre les textes du Concile, mais son esprit » ? Si, dans la mouvance de Schleiermacher, Auguste Boeck, dans ses cours de 1809 à 1865, pense que le connu s’est comme déposé dans le discours, l’interprète pourra ainsi comprendre l’écrivain mieux que lui-même ne le fait6 ; et si, vers 1868, Gustav Droysen recherche lui aussi l’intériorité secrète qui s’extériorise dans les témoignages de l’histoire7, il revient en réalité à Wilhelm Dilthey, entre 1880 et 1895, d’élaborer une herméneutique susceptible de donner aux sciences humaines un statut scientifique fort, qui ne soit pas calqué sur le positivisme des sciences exactes. A cet effet, Dilthey distingue l’acte d’expliquer (consistant à réduire les phénomènes à leurs éléments) et l’acte de comprendre (cherchant la structure originaire de la conscience) : « Nous expliquons la nature, mais nous comprenons la vie de l’âme. »8 Dans une deuxième partie de sa carrière, entre 1895 et 1911, se méfiant de l’extériorité des phénomènes, objets des sciences de la nature, Dilthey se met sur la piste du verbe intérieur, un verbe quasiment augustinien, dans un acte d’autoréflexion censée porter toute expression langagière. Il dépasse ainsi sa première tentative psychologisante, en orientant sa pensée vers la vie de l’esprit qui se laisse deviner à la faveur de la reconstruction herméneutique : « Ce qui a été vécu de l’intérieur ne peut être ramené à des concepts qui ont été élaborés à partir du monde extérieur donné à nos sens. »9 En d’autres termes, la vie est antérieure à la pensée10 ; et finalement, tout n’est-il pas biographique ? 5 Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, P.U.F., Paris 1993, p. 23. 6 La raison en est que « comprendre », c’est toujours « ramener des expressions à ce qui a voulu s’exprimer en elles ». J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 110, à l’encontre de tout fétichisme de la lettre. 7 Les sciences de la nature étudient l’espace et la stabilité, les sciences de l’histoire étudient le temps et le changement. 8 « Die Natur erklären wir, das Seelenleben verstehen wir. » Wilhelm Dilthey, Die geistige Welt. Einleitung in die Philosophie des Lebens, dans : Gesammelte Schriften V, Teubner, Leipzig-Berlin 1924, p. 144. Cf. J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 119. 9 « Hiermit steht in Zusammenhang, daβ das von innen Erlebte nicht unter Begriffe gebracht werden kann, welche an der in den Sinne gegebenen Auβenwelt entwickelt worden sind. » W. Dilthey, Die gestige Welt, p. 196. Cf. J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 129. 10 Cf. Kurt Flasch, « Prendre congé de Dilthey », dans : Que serait un néohistorisme en histoire de la philosophie ? suivi de Congé à Dilthey, traduits de l’allemand et présentés par Francesco Gregorio et Catherine König-Pralong, Les Belles Lettres, Paris 2008, p. 21. 4 C’est dans cette mouvance dilthéyenne que se constitue une herméneutique générale, où la pensée de Martin Heidegger joue un rôle capital.11 2.2. Le cercle herméneutique Il revient à Martin Heidegger de donner l’impulsion décisive à la constitution d’une herméneutique générale, horizon de toute pensée, et même horizon de l’être. Dans un sens hérité de Kant12, Heidegger soutient que la compréhension du lecteur précède l’interprétation, laquelle se réduit à une explicitation de ce qui a été compris implicitement. L’interprétation aura pour tâche de porter à la conscience claire ces anticipations non-dites qui commandent toute lecture. C’est donc en clarifiant sa propre précompréhension – ce qu’on appelle la « situation herméneutique de l’interprète » – que l’hétérogénéité du texte apparaît. Sans ce travail d’explicitation critique, les projections de l’interprète demeurent toujours présentes, mais d’autant plus redoutables si elles restent enfouies, non-dites, c'est-à-dire incontrôlées. Telle est l’origine du cercle herméneutique fondamental13, cercle installé entre les anticipations et l’interprétation : l’anticipation seule permet de comprendre le texte dont la lecture à son tour éclaire et modifie les anticipations. Mais souligne Heidegger, il n’y a pas à se scandaliser d’un tel cercle, puisque le Dasein est toujours présent au sens du texte et de l’être : « Ce qui est décisif, ce n’est pas de sortir du cercle, c’est de s’y engager convenablement. »14 L’herméneutique doit donc rendre clair le Dasein à lui-même, afin de lui permettre de déterminer exactement ce qui appartient au texte, de manière que celui-ci ne se réduise pas à une projection du Dasein. Il n’est pas sans intérêt de relire en parallèle les trois premiers livres de l’Ethique à Nicomaque. Un herméneute y trouverait certainement à redire, mais un rapprochement alors saute aux yeux : Heidegger et ses successeurs décrivent le cercle herméneutique exactement à la manière dont Aristote analyse le rapport entre la vertu et les actes vertueux : ici aussi il y a cercle – vertueux ou vicieux ; là aussi, il n’y a pas à s’offusquer d’un tel cercle, car l’important est de s’y engager 11 Sur l’histoire moderne et contemporaine de l’herméneutique, on consultera avec profit : Ben Vedder, Was ist Hermeneutik ? Ein Weg von der Textdeutung zur Interpretation der Wirklichkeit, Kohlhammer, Stuttgart 2000 ; Hans Ineichen, Philosophische Hermeneutik, Alber, Freiburg – München 1991. 12 Parlant de Heidegger, avec des expressions empruntées à Schopenhauer : « Avec la modernité, plus d’équivoque possible, l’apparaître de l’étant ne sera vu que sous l’angle de son apparaître pour l’homme, devenu le point de mire de l’étant. L’homme moderne deviendra l’autorité qui décidera de l’être de l’étant, si bien que le monde pourra se réduire à la vision du monde du sujet (le monde comme représentation et volonté). » J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 99. 13 Ce cercle se surajoute au cercle herméneutique du tout et de la partie, où le tout du texte éclaire la partie qu’on en lit, laquelle permet seule de comprendre le tout. 14 « Das Entscheidende ist nicht, aus dem Zirkel heraus-, sondern in ihn nach der rechten Weise hineinzukommen. » Martin Heidegger, Sein und Zeit, 16. Aufl., Niemeyer, Tübingen 1986, p. 153. 5 correctement ; là aussi, le point de référence est l’homme vertueux. D’où l’hypothèse que l’on peut formuler ainsi : l’herméneutique contemporaine n’est-elle pas structurée comme un savoirfaire pratique et non comme un savoir théorique ? Quand on lit Heidegger, du moins sa pensée avant la Kehre, on constate que le philosophe met en lumière la structure d’anticipation du « comprendre » : celle-ci est éminemment existentielle, antérieure à tout discours – exactement comme l’éthique est antérieure à tout discours sur l’éthique –, au point que « comprendre » (verstehen) s’entend au sens de « sich auf etwas verstehen » : s’y connaître en quelque chose. Il s’agit bel est bien d’une habileté, d’un savoirfaire, ou d’une technè : « Ce comprendre, que l’on peut tranquillement qualifier de pratique, Heidegger en fera un existential, c'est-à-dire un mode ou une façon d’être fondamentale en vertu de laquelle nous parvenons à nous orienter et à nous tirer d’affaire dans le monde. »15 Puisque tout énoncé réifie ainsi le rapport herméneutique originaire, il convient d’entendre à travers chaque mot le souci de soi du Dasein qui s’y manifeste. Quoi d’étonnant si Hans-Georg Gadamer, dans le livre culte de l’herméneutique de 1960, Vérité et méthode – où, on l’a souvent fait remarquer, il n’est guère question de vérité et, j’ajoute, où il se méfie de toute méthode16 –, quoi d’étonnant si Gadamer met en doute la quête d’un fondement ultime et atemporel des sciences humaines, afin de s’établir résolument sur le terrain de la finitude17 et de l’approximation : « La tâche par excellence de l’interprète doit consister à élaborer sa propre situation herméneutique, à prendre conscience des préjugés, des attentes et des questions qui gouvernent sa recherche. »18 C’est pourquoi, « il n’y a pas de méthode spécifique aux sciences humaines »19. Les sciences humaines ne reposent-elle pas davantage sur une « tact », que sur une méthode ? Ne supposent-elles pas une tâche à accomplir plutôt qu’une objectivité méthodologique ?20 C’est pourquoi l’herméneutique est essentiellement une application à notre situation de ce qui est à comprendre (comme l’application-interprétation 15 J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 134. 16 « Wir hatten gezeigt, daβ das Verstehen nicht so sehr eine Methode ist, durch die sich das erkennende Bewuβtsein einem von ihm gewählten Gegenstande zuwendet und ihn zu objektiver Erkenntnis bringt, als vielmehr das Darinstehen in einem Überlieferungsgeschehen zur Voraussetzung hat. » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 314. 17 L’insistance sur la finitude (die menschliche Endlichkeit, das endliche menschliche Bewuβtsein), à l’encontre de la prétention extrémiste de l’Aufklärung à l’absolutisation de la pensée atemporelle, est une constante de Wahrheit und Methode. L’origine en est heideggérienne : « Au lieu de poursuivre désespérément le fantôme d’un fondement ultime, Heidegger recommande plutôt de s’établir plus fermement, plus sereinement, sur le terrain de la finitude et d’apprendre à reconnaître dans la structure de nos jugements un aspect positif et ontologique (c'est-à-dire essentiel, indélébile, fondant tout le reste) du comprendre. » J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 158-159. 18 J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 205. 19 « Es gibt keine eigene Methode der Geisteswissenschaften. » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 13. C’est un leitmotiv de l’œuvre de Gadamer, lequel insiste plus sur l’expérience (Erfahrung) que sur une méthode objectivante ; cf. p. 352-368. 20 « Worauf beruht solcher Takt ? Wie wird er erworben ? Liegt das Wissenschaftliche der Geisteswissenschaft am Ende mehr in ihm als in ihrer Methodik ? » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 13. 6 d’une loi peut faire jurisprudence).21 Ou encore, pour reprendre les mots d’un historien de l’herméneutique, à propos de Gadamer, « il est indéniable que la connaissance s’alimente dans une certaine mesure de la pré-compréhension pratique des individus, bref, qu’il existe un élément d’application en tout acte de compréhension »22. Une telle orientation résolument pratique de l’herméneutique de Heidegger et Gadamer se retrouvera dans de nombreuses herméneutiques régionales, comme, semble-t-il, celles de Bultmann et de Ricoeur23 : « L’objet de l’herméneutique est de promouvoir la compréhension de l’être humain, son autocompréhension et comme telle, l’herméneutique doit être comprise comme une ‘philosophie pratique’ »24. Voilà donc un second présupposé philosophique : l’herméneutique se pose comme une philosophie pratique ; elle considère donc l’éthique et la recherche de sens comme l’horizon indépassable de la pensée.25 Les deux premiers supposés philosophique sous-jacents au projet général de l’herméneutique sont donc d’origine kantienne : premièrement, la pensée a pris congé de l’être26, pour s’installer 21 Sur la notion d’application (Anwendung), cf. H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 312-316, et son exemplarité dans la juridiction (juristische Hermeneutik), p. 330-346. 22 J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 204. 23 Puisque toute signification du récit reste attachée pragmatiquement à la situation concrète du lecteur, Paul Ricoeur n’annonçait-il pas, à la manière d’une éthique, une « reformulation du problème de la vérité, à la mesure du pouvoir qu’a l’œuvre d’art de détecter et de transformer l’agir humain » ? Paul Ricoeur, Temps et récit, t. II, Seuil, Paris 1984, p. 234. Faut-il entendre que l’art surpasserait la philosophie dans sa prétention au vrai, au sens où l’auditeur se fait complice de l’œuvre d’art, laquelle le modifie en retour, jusqu’à ce qu’enfin la vérité herméneutique se définisse sur le modèle même de la philosophie pratique ? La conclusion même de Wahrheit und Methode s’engage sur une universalisation de l’herméneutique dont, finalement, l’œuvre d’art s’avère paradigmatique. N’estce pas donner à l’art, où la subjectivité de l’auditeur est décisive, la fonction qui revient à la métaphysique dans une philosophie de type réaliste ? Sur la manière dont Ricoeur comprend l’héritage récent de l’herméneutique, cf. « La tâche de l’herméneutique », dans : Exegesis. Problèmes de méthode et exercices de lecture, travaux publiés sous la direction de François Bovon et Grégoire Rouiller, Delachaux & Niestlé, Neuchâtel-Paris 1975, p. 179-215. 24 H.-G. Gadamer, Reason in the Age of Science, p. 112, cité par Werner G. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique. Développement et signification, Cerf, Paris 1995, p. 93 25 On trouve explicitement cette thèse chez Gadamer qui semble ne pas en tirer les conséquences, à savoir que l’herméneutique ne peut plus s’ériger en philosophie première : « Solcher ‘theoretischen’ Wissenschaft gegenüber gehören die Geisteswissenschaften vielmehr mit dem sittlichen Wissen eng zusammen. Sie sind ‘moralische Wissenschaften’. » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 319. 26 En parlant de l’historicité propre aux sciences humaines, Gadamer souligne que la compréhension (Verstehen) n’y comporte pas d’objet en soi (Gegenstand an sich) au sens des sciences de la nature, car la « chose » n’existe pas indépendamment de la manière dont elle est livrée et comprise : « So gilt unser Interesse wohl der Sache, aber die Sache gewinnt ihr Leben nur durch den Aspekt, in dem sie uns gezeigt wird. (…) Bei den Geisteswissenschaften ist vielmehr das Forschungsinteresse, das sich der Überlieferung zuwendet, durch die jeweilige Gegenwart und ihre Interessen in besonderer Weise motiviert. Erst durch die Motivation der Fragestellung konstituiert sich überhaupt Thema und Gegenstand der Forschung. Die geschichtliche Forschung ist mithin getragen von der geschichtlichen Bewegung, in der das Leben selbst steht, und läβt sich nicht teleologisch von dem Gegenstand her begreifen, dem ihre Forschung gilt. Ein solcher ‘Gegenstand’ an sich existiert offenbar überhaupt nicht. » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 289. 7 dans l’organisation des phénomènes dépendant de la subjectivité transcendantale ; deuxièmement, l’accès au sens est donné par la raison pratique. Le paradoxe est patent dès lors que l’herméneutique manifeste sa prétention à s’ériger en philosophie ou théorie générale. De fait, l’herméneutique n’est-elle pas une discipline pratique, qui tente de se poser en savoir théorique, c'est-à-dire en théorie générale de l’interprétation et des sciences humaines ? Autre curiosité : à titre de discipline ayant pris congé de l’être, elle se pose en philosophie postmétaphysique27 ; elle se veut paradoxalement philosophie première sans métaphysique. 3. Des herméneutiques régionales Ces prétentions paradoxales ont conduit plusieurs praticiens à renoncer à une théorie herméneutique générale, pour préférer appliquer plus modestement une méthode de travail spécifique à chaque domaine de compétence : sciences humaines, histoire, histoire de la pensée, exégèse, droit, etc. Ils considèrent l’herméneutique comme une pratique ou, au mieux, comme une réflexion sur leur pratique. Cependant, ce qu’on peut appeler des « herméneutiques régionales » présupposent elles aussi des thèses philosophiques, parfois masquées ; en particulier, elles ne semblent pas sortir indemnes du débat général sur l’herméneutique qui a occupé la pensée occidentale depuis le milieu du XIXe siècle : bon gré, mal gré, elles sont entraînées dans le flux de la discussion.28 3.1. Subjectivité ou méthode ? En effet, si derrière le sens explicite, il y a toujours un sens caché qui échappe à l’intelligence banale de l’espace public29, si, comme le pense Gadamer, « ce qui est dit n’est jamais tout. C’est seulement le non-dit qui constitue le mot comme tel, c'est-à-dire le mot qui peut nous atteindre »30, l’herméneutique risque de ne jamais échapper au reproche d’arbitraire : cet arbitraire n’est-il pas l’inéluctable issue de toute herméneutique qui veut ériger les préjugés (la 27 « Le récit réussirait là où la philosophie échoue. Renoncer à Hegel, c’est aussi, dans l’esprit de Ricoeur, prendre acte des limites, voire de l’impuissance de la pensée spéculative. Seule une solution poétique peut être apportée à l’aporétique de la temporalité. » J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 191. 28 Schleiermacher pensait en effet qu’on finirait par soumettre l’herméneutique biblique à l’herméneutique philosophique générale ; les conséquences en ont immanquablement affecté ceux-là mêmes qui auraient voulu ne rester que praticiens, c'est-à-dire des interprètes et non des philosophes. 29 30 Cf. J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 14 Cité par J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 184. « Was ausgesagt ist, ist nicht alles. Das Ungesagte erst macht das Gesagte zum Wort, das uns erreichen kann. » Hans-Georg Gadamer, Hermeneutik und Historismus, dans : Hermeneutik II, Wahrheit und Methode, Ergänzungen-Register, dans : Gesammelte Werke 2, Mohr, Tübingen 1986, p. 504. 8 précompréhension consciente) en condition de la compréhension31, comme le propose Gadamer à la suite de Heidegger ? Selon certaines herméneutiques régionales influencées par cette théorie générale, l’auteur ne jouirait par conséquent d’aucune compréhension privilégiée de son propre texte ; il ne serait qu’un lecteur potentiel parmi d’autres.32 On a donc passé d’une herméneutique singulière, à un pluralisme herméneutique éclaté : « Pluralisme herméneutique porté à son comble, par exemple, dans le mot de Valéry : ‘Mes vers ont le sens qu’on leur prête.’ »33 Appliqué à la philosophie, un tel subjectivisme n’échappe que difficilement au soupçon d’arbitraire : un historien comme J. Grondin incite en effet à lire Heidegger « entre les lignes », avec ce danger consistant à imaginer que ce qu’exprime un philosophe, n’est jamais ce qu’il veut communiquer.34 Non seulement, il y a là un héritage des philosophes du soupçon, mais on dira que le lecteur actuel devra lire Grondin lui-même « entre les lignes », et ainsi de suite : l’herméneutique exigerait-elle une herméneutique de l’herméneutique de l’herméneutique, et ainsi de suite à l’infini ? Pour conjurer cette difficulté35, on dira que l’herméneutique classique s’occupe du sens, abstraction faite du vrai et du faux, qu’il n’y pas de vérité-adéquation36, et qu’une interprétation 31 « Mais si l’on suit l’esprit postmétaphysique de Vérité et Méthode, il serait illusoire d’espérer découvrir quelque chose de tel qu’un critère absolu permettant de distinguer les vrais des faux préjugés. Ce serait réitérer l’absolutisme de la métaphysique et de la conscience méthodique à la recherche d’une clef universelle de la vérité. L’herméneutique n’a aucune peine à déchiffrer sous cette volonté de maîtrise et de certitude absolue le même oubli de la finitude qu’elle avait relevé lors de sa relativisation du relativisme. L’objectivité demeure envisageable, éminemment souhaitable, mais dans l’horizon des moyens qui sont à la disposition de la finitude. Sinon, l’objectivité se condamne à n’être qu’un rêve. » J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 208-209. 32 « Au moment précis de cette ‘distanciation’, le poème est devenu une ‘œuvre’ autonome, et son auteur lui-même n’est plus qu’un lecteur potentiel parmi d’autres. » W. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, p. 116. 33 J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 196. 34 Ce risque est avéré, d’autant Gadamer lui-même le reconnaît dans une interview du 10-11 février 1990 de la Süddeutsche Zeitung : « Je crois que ce qu’il y a de plus digne d’être communiqué, c’est ce qui ne se laisse pas communiquer. » Cf. J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 184, n. 3. 35 L’herméneutique rétorquera que notre critique fait référence à un objectivisme naïf, d’autant moins pertinent qu’il se croit exempt de préjugés ; c’est lorsqu’on se dit dénué de préjugés qu’on s’expose d’autant plus à leur empire : « Wer seiner Vorurteilslosigkeit gewiβ zu sein meint, indem er sich auf die Objektivität seines Verfahrens stützt und seine eigene geschichtliche Bedingtheit verleugnet, der erfährt die Gewalt der Vorurteile, die ihn unkontrolliert beherrschen, als eine vis a tergo. » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 366. Or, on ne peut « sauter par-dessus l’apport productif de l’interprète, donc (…) méconnaître la précompréhension qui guide le travail de l’interprétation. La compréhension d’un texte (…) ne s’articule qu’en réponse aux questions de l’interprète, ellesmêmes conditionnées par une préconception ou des ‘préjugés’. » J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 205. 36 La vérité y est définie comme on le ferait en morale : « Il y a donc bien une adéquation du texte et de l’intelligence, mais, pour l’herméneutique, elle prend la forme d’une concordance de notre précompréhension avec ce que dit le texte. » J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 205. La vérité est finalement une adéquation, mais adéquation entre le sens du texte et le lecteur, lequel reste le point référentiel : « Est-ce le lecteur qui est l’arbitre ultime de la vérité ? » Ibid., p. 190. « La tâche par excellence de l’interprète doit consister à élaborer sa propre situation herméneutique, à prendre conscience des préjugés, des attentes et des questions qui gouvernent sa recherche. » Ibid., p. 205. « Es gibt hier keine andere ‘Objektivität’ als die Bewährung, die eine Vormeinung durch ihre Ausarbeitung findet. » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 272. 9 n’est pas plus vraie qu’une autre. Mieux encore : Gadamer insistait sur le fait qu’on n’interprète jamais mieux, mais toujours autrement. S’il n’y a pas de vérité, il y aurait en revanche une certaine objectivité, dans le sens où il existe des préjugés légitimes et d’autres proprement illégitimes à la compréhension d’un texte.37 Aux yeux de Gadamer, l’essentiel revient à opérer cette distinction en fonction de la cohérence entre les préjugés les plus fiables et le texte donné, cohérence qui apparaît féconde à condition (seule précondition exigée) que le lecteur s’ouvre au texte.38 L’enjeu consiste à savoir si la seule possibilité de maintenir une quelconque interprétation plus légitime qu’une autre, sans qu’elle soit vraie, ne présuppose pas à nouveau une option strictement pratique : dans l’art et le savoir-faire en effet on peut admettre qu’un cuisinier est meilleur qu’un autre, c'est-à-dire doté de plus de métier, tout en reconnaissant qu’il n’y a pas de vérité théorique.39 Mais, concevant univoquement la vérité – et voici un troisième présupposé philosophique sous-jacent –, elle se montre en difficulté de penser l’analogie, à savoir que la vérité pratique est d’un autre ordre que la vérité spéculative, et qu’il semble illusoire d’exiger la même rigueur dans toutes les disciplines, comme le disait intelligemment Aristote.40 3.2. Un nouveau discours de la méthode herméneutique C’est pour éviter ce subjectivisme, et même ce relativisme avec son cortège d’arbitraires, cette « anarchie des convictions » dont parlait Dilthey41, que certains insistent plutôt sur la méthode, en s’employant à élaborer une sorte de discours de la méthode herméneutique. Un célèbre juriste italien, Emilio Betti, en 1955 dans sa Teoria generale della interpretazione, s’en prend à la tendance subjectiviste et relativiste de Heidegger à Bultmann : à ses yeux le philosophe de Freiburg finit par détruire l’objectivité et la scientificité des sciences humaines. Si, comme le 37 « Oft vermag der Zeintenabstand die eigentlich kritische Frage der Hermeneutik lösbar zu machen, nämlich die wahren Vorurteile, unter denen wir verstehen, von den falschen, unter denen wir miβverstehen, zu scheiden. » Gadamer dit lui-même qu’il a atténué l’affirmation par rapport à une édition antérieure : « Nichts anderes als dieser Zeitenabschitt vermag… » Et il précise : « Es ist Abstand – nicht nur Zeitenabstand – was diese hermeneutische Aufgabe lösbar macht. » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 304, et la note 228. 38 « Es gilt, der eigenen Voreingenommenheit innezusein, damit sich der Text in seiner Andersheit darstellt und damit in die Möglichkeit kommt, seine sachliche Wahrheit gegen die eigene Vormeinung auszuspielen. » H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 274. 39 N’est-ce pas ici une confirmation de ma deuxième thèse, selon laquelle l’herméneutique est une pratique plus qu’une science ? 40 Gadamer a pourtant bien deviné le rapport existant entre l’herméneutique et l’éthique aristotélicienne, puisqu’il y consacre un entier paragraphe ; mais pourquoi imaginer alors que l’herméneutique, discipline pratique se rapportant à la fois à l’éthique et à la technique, puisse se constituer en philosophie première ? La référence aux différents types de rigueur exigée selon les disciplines est explicitement reconnue par Gadamer : « Aristoteles betont gegenüber der durch die platonische Ideenlehre bestimmten Lehre vom Guten, daβ es sich in ‘praktischer Philosophie’ nicht um Genauigkeit höchsten Ranges handeln kann, wie sie der Mathematiker leistet. » On s’étonne qu’il n’y ait ici aucune allusion à la métaphysique, mais seulement à la physique et à la mathématique. H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 318; pour la référence à Aristote, p. 317-329. 41 Cf. K. Flasch, « Prendre congé de Dilthey », p. 20. 10 pensait Nietzsche, il n’y a pas de fait, mais seulement des interprétations, on rend problématique la notion d’objectivité, laquelle reste hors de portée, malgré les tentatives de rationalité communicationnelle de Jürgen Habermas. Pour Betti, il convient de comprendre un texte dans la mesure où la forme de celui-ci est porteuse de sens : le langage est un instrument où s’incarne l’esprit. Mais n’entendons pas ici l’esprit subjectif de l’auteur ! Disons plutôt quelque chose qui ressemble au Zeitgeist de Hegel, ou l’esprit objectif en lequel se rencontre et l’observateur et l’événement historique. Comprendre, serait ainsi « être en mesure de reconstruire, reconnaître, recréer l’esprit étranger qui s’est objectivé dans des formes porteuses de sens, qui m’interpellent d’une certaine manière. »42 Ce juriste herméneute ne cherche pas l’esprit du législateur, mais l’esprit de la loi. C’est pourquoi l’interprète s’efforcera de procéder à un contrôle des méthodes d’interprétation. Cela est très apparent dans l’histoire qui conduit d’Augustin à Schleiermacher, et de Boeck à Dilthey, même si la méthode sera toujours controversée, sur la question du rapport de la lettre et de l’esprit. De telles discussions ont conduit à des principes méthodologiques qui sont pour nous évidents, mais évidents aujourd’hui seulement : qu’il faut connaître la langue de l’auteur, s’équiper d’éditions critiques, analyser les passages parallèles, contextualiser le passage étudier, etc. Cela tombe aujourd’hui sous le sens. Mais l’une des originalités de Betti consiste à édicter quatre règles de juste méthode interprétative43 : a) celle de l’immanence du critère herméneutique : le sens est tiré des textes, et non dicté de l’extérieur : sensus non est inferendus, sed efferendus ; b) la règle de la totalité ou cohérence de l’appréciation, l’objet constituant une entité intelligible ; c) l’actualité de l’interprétation, puisque l’interprète parcourt à l’intérieur de soi les formes interprétatives, selon les formes qui s’y objectivent, le texte original est transformé en texte enrichi ; d) l’adéquation de la compréhension, car le sujet et l’objet doivent vibrer à l’unisson. Nous trouvons ici une nouvelle thèse philosophique sous-jacente, ou plus exactement une conséquence inéluctable de l’oubli de l’être. Pour Betti, ce qui permet de résister au monologue subjectiviste, c’est l’idée d’un sens objectif posé comme telos asymptotique de comprendre. En clair, on se rapproche asymptotiquement du sens, sans jamais le comprendre exactement. N’estce pas une nouvelle manière de réduire l’être à la logique, l’ontologique à la pensée rationnelle, ou le mystère au problème ? Le sens ne serait qu’une entité objective, constituée en esse objectivum distinct de l’être des choses. C’est pourquoi on se rapproche indéfiniment de cet être objectif de l’idée, qui fait écran à l’être de la chose. Au contraire, dans une philosophie réaliste, l’intelligence portant sur l’être, la compréhension peut bien être incomplète – et elle est toujours 42 J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 162. 43 Pour ce résumé, cf. J. Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 155-177. 11 incomplète –, elle n’en reste pas moins vraie. Ce n’est pas par manière d’asymptote que l’on ne comprend pas, mais par pénétration progressive dans la même épaisseur de l’être. 3.3. Hypertrophie de la cause efficiente Cette quatrième idée sous-jacente paraît très clairement dans l’interminable dispute, où les uns mettent l’accent sur le sens caché derrière le texte (depuis Philon d’Alexandrie), alors que d’autres insistent sur le sens qui est repérable littéralement dans le texte (depuis l’école d’Antioche). Or, ce qui permet au débat de se poursuivre indéfiniment, c’est que dans les deux hypothèses, le rapport posé entre le sens et le texte est conçu de manière univoque sur le mode de la seule causalité efficiente. Tout se passe comme si on avait déposé le sens dans le discours, un sens qui aurait été inséré dans le texte, à la façon dont un sculpteur produit une statue. Si l’on adopte cette perspective, on se demandera sans fin si la statue (le sens) se trouve davantage dans la matérialité du produit fini (le texte) ou dans l’intention de l’artiste (l’auteur) ; tout se passe comme si le « verbe intérieur » et le « discours » se tenaient sur le même plan, celui de la cause efficiente et de son effet. La conséquence en est justement le cercle herméneutique, conçu sur le mode de la causalité efficiente lui aussi : le lecteur projette, comme cause agente, sa préconception dans un texte qui, en retour, élargit ou renforce cette préconception. Prenons une analogie. Si l’on imaginait le rapport entre l’âme et le corps selon cette même circularité, le corps serait condition et cause de l’âme, laquelle le mettrait en mouvement ; nous verrions l’aporie consistant à penser la signification selon ce modèle de la cause agente : « Les explications des saintes Ecritures se font d’après la signification allégorique. L’ensemble de la Loi (…) est analogue à un être vivant : le corps, c’est la prescription littérale ; l’âme, c’est l’esprit invisible déposé dans les mots. Par lui l’âme raisonnable est entrée dans une contemplation supérieure des objets qui lui sont propres : elle a vu, réfléchie dans les mots comme dans un miroir, la beauté extraordinaire des idées, elle a dégagé et découvert les symboles, elle a dévoilé les pensées et les a mises en lumière pour ceux qui peuvent, à partir d’un indice infime, remonter par le visible à la contemplation de l’invisible. »44 Si mon analyse est exacte, la pratique herméneutique restitue le dualisme platonicien ou cartésien, particulièrement lisible chez Dilthey, où l’esprit s’incarne dans le texte.45 On voit où je veux en venir : si on conçoit tout différemment le rapport entre l’âme et le corps sur le modèle de la causalité formelle et matérielle, il n’y a pas de cercle, mais seulement une réciprocité des causes totales : la matière est cause totale de l’homme, dont l’âme est cause formelle totale. N’y aurait-il pas plus de fécondité, ou moins d’aporie, à penser le rapport mot/sens en termes de causalité formelle ? où le texte est la pensée elle-même, dans son expression matérielle, tandis que le sens qui y est engagé transcende néanmoins la pure matérialité textuelle ? Cette manière de penser permettrait de sortir de la dispute entre herméneutique et historicisme. Voici comment on peut comprendre cette exigence, dans le cadre de l’histoire de la philosophie. 44 Philon d’Alexandrie, De vita contemplativa, § 78, cité par J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, p. 18. 45 Cf. K. Flasch, « Prendre congé de Dilthey », p. 13. 12 Le travail de l’historien de la philosophie – et je prends ici comme exemple l’histoire de la philosophie médiévale – consiste à se concentrer sur une triple tâche, ou être attentif à trois plans étroitement solidaires, mais qui impliquent des approches méthodologiquement différentes : 1° D’abord, l’historien de la philosophie doit être historien, forcément attentif au milieu où naquit une philosophie, par exemple au contexte culturel où naît la pensée qu’il étudie, au lieu et aux intérêts du temps. Ce travail bien sûr doit tenir compte les sources disponibles de l’époque, par exemple que la traduction latine d’Aristote qu’un Thomas d’Aquin avait sous les yeux n’est pas la même au début ou à la fin de sa carrière. L’historien doit aussi interroger les différents savoirs accessibles à cette époque, les livres utilisés, et les formes d’enseignement. Un texte n’a pas le même sens suivant le public auquel il s’adresse, selon qu’il s’agit de laïcs, de professionnels ou rois. Il faut enquêter jusque dans l’atelier des penseurs pour saisir la manière dont ils travaillaient, leur conditionnement matériel, et bien sûr la langue ou le lexique utilisés. Cette première attention, forcément minutieuse, sera attachée aux plus modestes tâches de la critique historique. Le résultat reste essentiellement descriptif : il faut collationner des faits avant de tenter de les comprendre. 2° Deuxième niveau : sans rien abandonner de cette récolte, en recueillir le fruit ; l’historien de la philosophie progresse alors au-delà des sources et contextes pour découvrir dans son irréductible originalité l’esprit qui les utilise et les exploite, en créant de nouvelles intelligibilités. L’avantage de l’histoire de la philosophie sur l’histoire événementielle, c’est que les objets qu’on y étudie sont des textes qui présentent immédiatement une signification. C’est cette signification des textes qui intéresse l’historien de la pensée. Ce deuxième moment utilise la méthode individualisante, c’est-à-dire qu’elle essaie de mettre en valeur l’originalité de chaque penseur étudié. 3° Troisième niveau : puisqu’il s’agit de philosophie, une production intellectuelle n’est pas limitée aux simples intentions individuelles : il ne s’agit pas en fin de compte de seulement mettre en lumière la biographie des auteurs étudiés. L’historien des idées doit s’efforcer au contraire de reconstruire la logique qui préside à l’élaboration du système qu’il étudie. Car ce qui intéresse et le philosophe passé, et l’historien qui le lit, c’est la réponse vraie que le second veut donner en comprenant la portée universelle de la pensée du premier.46 4.Conclusion Si les quatre idées sous-jacentes que j’ai tâché de détecter ne sont pas fausses, elle peuvent baliser certains chemins praticables. Les trois dernières (la réduction de la problématique senslettre et celle du cercle herméneutique à une conception univoque de la causalité efficiente ; la réduction de la notion de vérité à une notion univoque, ou bien celle du savoir théorique ou bien celle du savoir-faire pratique ; la décision de constituer une philosophie pratique en horizon 46 On trouvera des précisions sur cette triple méthode dans le livre controversé et déjà ancien (1937) de MarieDominique Chenu, Une école de théologie : le Saulchoir, rééd. Cerf, Paris 1985. 13 indépassable de la pensée) sont finalement dépendantes de la première, qui est l’oubli kantien de l’être. 4.1. Des herméneutiques dépendantes de la vérité Des trois premières, je tire une conclusion : pour donner de beaux fruits, n’importe-t-il pas que l’herméneutique renonce à se constituer en philosophie première, et se contente plus modestement d’être une pratique accompagnée d’une réflexion sur cette pratique, dont les méthodes diffèrent selon les objets et les types de textes étudiés ? Autrement dit, l’herméneutique trouve sa pleine validité en se sachant insérée dans un cadre de recherche analogique de vérité : « L'importance de l'approche métaphysique devient encore plus évidente si l'on considère le développement actuel des sciences herméneutiques et des différentes analyses du langage. Les résultats obtenus par ces études peuvent être très utiles pour l'intelligence de la foi, dans la mesure où ils rendent manifestes la structure de notre pensée et de notre expression, ainsi que le sens véhiculé par le langage. Mais il y a des spécialistes de ces sciences qui, dans leurs recherches, tendent à s'en tenir à la manière dont on comprend et dont on dit la réalité, en s'abstenant de vérifier les possibilités qu'a la raison d'en découvrir l'essence. »47 Pour l’appliquer à un autre domaine que l’histoire de la philosophie, on peut revenir à l’Encyclique fides et ratio dont nous sommes partis : « L'interprétation de [la parole de Dieu] ne peut pas nous renvoyer seulement d'une interprétation à une autre, sans jamais nous permettre de parvenir à une affirmation simplement vraie ; sans quoi, il n'y aurait pas de révélation de Dieu, mais seulement l'expression de conceptions humaines sur Lui et sur ce que l'on suppose qu'Il pense de nous. »48 4.2. Des herméneutiques ouvertes aux exigences de la métaphysique Non seulement l’herméneutique devrait rester régionale, mais pour ce faire elle est invitée à admettre que les diverses méthodes éprouvées prennent leur pleine efficacité si elles honorent leur ancrage métaphysique. C’est là un appel à dépasser le premier présupposé, le plus radical, issu de la révolution copernicienne de Kant : « (…) l'application d'une herméneutique ouverte aux exigences de la métaphysique est susceptible de montrer comment, à partir des circonstances historiques et contingentes dans lesquelles les textes ont été conçus, s'opère le passage à la vérité qu'ils expriment, vérité qui va au-delà de ces conditionnements. »49 Le défi consiste donc à concilier ce rapport à l’être, c'est-à-dire cette vérité universelle, avec sa forme d’expression, conditionnée par l’histoire et la culture. Poser une telle exigence suppose un parti-pris de philosophie réaliste. Je ne l’ai pas caché. Ce parti-pris est peut-être sous-jacent à mon analyse, mais, puisqu’il est formulé, il se prête à la discussion. 47 Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio (1998), n. 84. 48 Ibid. 49 Ibid., n. 95. 14 François-Xavier Putallaz Université de Fribourg