MIGUEL DE BEISTEGUI
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recherches biologiques de l’époque, Heidegger évoque la façon dont cette
recherche permet à la communauté scientifique de dépasser l’idée de
« préformisme » (selon laquelle le gène contiendrait l’organisme à venir sous
forme miniature, comme une sorte de germe) et d’adopter une position plus
épigénétique (selon laquelle les gènes stockent l’information nécessaire au
développement de l’organisme). À partir de là, on envisage les gènes comme un
alphabet (l’« alphabet des nucléotides »), ou bien encore un code, dont la
séquence définit un organisme donné. Et très naturellement, on en vient à voir la
vie elle-même comme un « livre », comparable au livre géométrique de la nature
qui faisait l’admiration de Galilée à l’aube de la physique moderne. A cette
différence près, conviendrait-il d’ajouter, que le livre de la vie a trouvé le moyen
de transmettre son information d’un système à l’autre, et ainsi d’évoluer. Il s’agit
d’un livre écrit selon un code qui lui est propre et qui lui permet de se reproduire
et de s’inventer à mesure qu’il évolue. Le code génétique de l’information,
enchaîne Heidegger, témoignant ainsi de sa connaissance des débats de l’époque,
est comparable à un « programme » informatique1. Qu’on parle de programme,
ou simplement de code, ne change rien à l’idée fondamentale d’Heidegger, qui
consiste à indiquer comment, sous l’influence de la cybernétique, la biologie a vu
ses concepts fondamentaux s’éloigner de ceux de la physique (« masse »,
« énergie », « force ») et adopter ceux de la science informatique (« information »,
« contrôle », « traduction » et « transmission », « codage » et « recodage », « auto-
régulation » et « rétroaction »). Ce faisant, c’est la spécificité du vivant, et de
l’homme dans son rapport à lui et à l’étant dans son ensemble, qui est effacée. Si,
comme le disait Wiener2, l’homme n’est qu’un support d’information comme un
autre, et dont la singularité, à savoir le langage, peut-être à son tour calculé et
modellisé, et si la science est tout entière sous l’emprise du projet cybernétique
ainsi défini, alors la philosophie, en tant qu’elle vise à penser l’essence de la
science et le destin de l’homme, n’a rien à attendre ni de la science ni du projet
cybernétique qui l’encadre. Il n’en fut pas toujours ainsi, cependant.
Une fois au moins, Heidegger aura envisagé la possibilité d’un véritable
dialogue avec les sciences de la nature. Assurément, un tel espoir fut formulé
avant que le diagnostic historico-destinal concernant la provenance
essentiellement technique de la science moderne ne fût prononcé dans les années
1. Sans vouloir ici rentrer dans le débat concernant la justesse de l’idée de programme, aujourd’hui
contestée, et non seulement de code génétique, contentons-nous de mentionner le fait qu’une telle
idée, formulée par le biologiste Ernst Mayr, et reprise ensuite par François Jacob et Jacques Monod,
remonte au début des années 1960.
2. Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings. Cybernetics and Society, Garden City, New
York, Doubleday Anchor Books, 1950-1954, p. 74 sq.