Philosophie et biologie dans un esprit de “coopération”

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Philosophie et biologie dans un esprit de “coopération”
Miguel de Beistegui
Dans une conférence faite à Athènes en 19671, Heidegger reprend à son
compte un mot de Nietzsche, selon lequel « ce n’est pas la victoire de la science,
qui caractérise notre dix-neuvième siècle, mais la victoire de la méthode
scientifique sur la science »2, et voit dans l’avènement de la cybernétique
l’aboutissement d’une telle victoire. Par « méthode », dit-il, il faut entendre le
projet qui d’avance a prise sur le monde, soit la façon et la manière dont d’emblée
un domaine d’objets est délimité dans son objectivité. Or aujourd’hui, poursuit-il,
c’est l’étant dans son entier qui est soumis à un projet unique, projet de calcul et
de contrôle. Les sciences elles-mêmes lui sont assujetties. C’est même en cela
qu’elles sont devenues techno-sciences. Si la cybernétique constitue bien
l’aboutissement de cet esprit de méthode, dont les origines remontent à Galilée et
à Newton, c’est bien dans le sens où la caractéristique fondamentale de tous les
processus calculables est la commande au moyen de laquelle l’information est
échangée. Dans la mesure où le processus qui est commandé renvoie de
l’information à celui qui le commande, la commande a le caractère de la
rétroaction (feedback). Cette circularité de l’information, et la nécessité de la
contrôler, est le caractère fondamental du monde que projette la cybernétique.
En traitant tous les systèmes comme des systèmes d’information, la
cybernétique unifie l’étant dans son ensemble – réalisant ainsi le vieux rêve
métaphysique de la mathesis universalis – et va jusqu’à abolir les différences
entre l’animé et l’inanimé, entre la machine et le vivant. C’est peut-être sur les
sciences du vivant, de la bio-chimie et de la bio-physique en particulier, que
l’impact de la cybernétique a été le plus grand3. Les gènes sont considérés comme
la source de l’information, et le poste de commande, à partir duquel les
organismes se développent et se reproduisent. Dans la même conférence, et dans
ce qui s’avère être un compte-rendu précis et bien informé de l’état des
1. « La provenance de l’art et la destination de la pensée », trad. de l’allemand par Jean-Louis Chrétien
et Michèle Reifenrath in Martin Heidegger, Paris, Éditions de l’Herne, 1983, p. 84-92.
2. F. Nietzsche, La volonté de puissance, 466.
3. Ces dernières années ont vu la naissance d’une discipline appelée « biologie informatique »
(computational biology), et dont les chercheurs sont formés en biologie comme en science
informatique. De plus en plus, la biologie se tourne vers les phénomènes informatiques
d’« intégration » et de « comportement systémique » afin de comprendre le système cellulaire.
MIGUEL DE BEISTEGUI
recherches biologiques de l’époque, Heidegger évoque la façon dont cette
recherche permet à la communauté scientifique de dépasser l’idée de
« préformisme » (selon laquelle le gène contiendrait l’organisme à venir sous
forme miniature, comme une sorte de germe) et d’adopter une position plus
épigénétique (selon laquelle les gènes stockent l’information nécessaire au
développement de l’organisme). À partir de là, on envisage les gènes comme un
alphabet (l’« alphabet des nucléotides »), ou bien encore un code, dont la
séquence définit un organisme donné. Et très naturellement, on en vient à voir la
vie elle-même comme un « livre », comparable au livre géométrique de la nature
qui faisait l’admiration de Galilée à l’aube de la physique moderne. A cette
différence près, conviendrait-il d’ajouter, que le livre de la vie a trouvé le moyen
de transmettre son information d’un système à l’autre, et ainsi d’évoluer. Il s’agit
d’un livre écrit selon un code qui lui est propre et qui lui permet de se reproduire
et de s’inventer à mesure qu’il évolue. Le code génétique de l’information,
enchaîne Heidegger, témoignant ainsi de sa connaissance des débats de l’époque,
est comparable à un « programme » informatique1. Qu’on parle de programme,
ou simplement de code, ne change rien à l’idée fondamentale d’Heidegger, qui
consiste à indiquer comment, sous l’influence de la cybernétique, la biologie a vu
ses concepts fondamentaux s’éloigner de ceux de la physique (« masse »,
« énergie », « force ») et adopter ceux de la science informatique (« information »,
« contrôle », « traduction » et « transmission », « codage » et « recodage », « autorégulation » et « rétroaction »). Ce faisant, c’est la spécificité du vivant, et de
l’homme dans son rapport à lui et à l’étant dans son ensemble, qui est effacée. Si,
comme le disait Wiener2, l’homme n’est qu’un support d’information comme un
autre, et dont la singularité, à savoir le langage, peut-être à son tour calculé et
modellisé, et si la science est tout entière sous l’emprise du projet cybernétique
ainsi défini, alors la philosophie, en tant qu’elle vise à penser l’essence de la
science et le destin de l’homme, n’a rien à attendre ni de la science ni du projet
cybernétique qui l’encadre. Il n’en fut pas toujours ainsi, cependant.
Une fois au moins, Heidegger aura envisagé la possibilité d’un véritable
dialogue avec les sciences de la nature. Assurément, un tel espoir fut formulé
avant que le diagnostic historico-destinal concernant la provenance
essentiellement technique de la science moderne ne fût prononcé dans les années
1. Sans vouloir ici rentrer dans le débat concernant la justesse de l’idée de programme, aujourd’hui
contestée, et non seulement de code génétique, contentons-nous de mentionner le fait qu’une telle
idée, formulée par le biologiste Ernst Mayr, et reprise ensuite par François Jacob et Jacques Monod,
remonte au début des années 1960.
2. Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings. Cybernetics and Society, Garden City, New
York, Doubleday Anchor Books, 1950-1954, p. 74 sq.
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PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
30 et ne vînt sceller le destin des sciences aux yeux de Heidegger. Ce n’est donc
que rétrospectivement, et en ignorant ce diagnostic, ou bien en voulant le
remettre en question, que cet espoir pourra continuer d’être entretenu. Par
ailleurs, on notera aussi qu’il fut formulé après que Heidegger eut envisagé la
philosophie comme science fondamentale dans les années 20, soit comme science
visant l’être de cet étant positif et d’emblée donné sur lequel portent les sciences
positives, et que toujours elles présupposent. C’est donc très précisément entre la
période de l’ontologie fondamentale, soit celle consacrée à l’élaboration d’une
science de l’être de l’étant, et celle de la pensée méditante, qui s’ouvre à l’être
dans son déploiement historico-destinal, que Heidegger envisagea la possibilité
d’un véritable dialogue entre les sciences positives et la philosophie. Moment tout
à fait singulier dans l’itinéraire de cette pensée, et qui mérite qu’on s’y arrête.
D’autant plus singulier, convient-il de souligner, que cet esprit de coopération
avec les sciences intervient dans un cours qui, s’agissant de la tâche et du destin
de la pensée philosophique, commence par reléguer la science à un rôle
subalterne, notamment par rapport à celui auquel peut aspirer l’art1. L’intérêt et
la richesse de ce cours tiennent en partie au bouillonnement et à l’effervescence
de la pensée d’Heidegger à cette époque (1929-1930), qui semble encore indécise
sur un certain nombre de points, et notamment sur la nature du rapport de la
philosophie à l’art et la science. En effet, après avoir limité la science à ce rôle de
« servante » au début du cours, Heidegger en vient, dans la dernière partie du
cours et à propos du concept de « monde », à poser les fondements d’un rapport
authentique et productif à la zoologie et la biologie de l’époque. Il convient par
conséquent d’emblée de préciser la nature de cet esprit de coopération, en
soulignant qu’il ne s’applique pas à toutes les sciences, du moins pas a priori ou
par principe, mais bien à celle du vivant, et ce à partir d’une problématique
proprement philosophique (celle du « monde » comme accès au Dasein humain).
C’est donc que celui-ci témoigne d’une singularité que les autres sciences
ignorent, et sur la base de laquelle une véritable rencontre avec la philosophie, à
l’époque encore dans le sillage de l’ontologie fondamentale, devient possible.
La question générale dont traite la dernière partie du cours de 1929-30 est
celle de la différence entre ce que d’ordinaire on appelle le « monde » de l’animal,
et celui de l’homme. Ont-ils le même sens? Ou bien le monde de l’homme, ce
monde qu’Être et temps décrivait de façon aussi précise et sytématique diffère-t-il
essentiellement de celui de l’animal? On peut s’interroger, après tout, sur la
1. M. Heidegger, Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt–Endlichkeit–Einsamkeit, Gesamtausgabe
Band 29/30, p. 7 ; trad. Daniel Panis. Les Concepts fondamentaux de la métaphysique.
Monde–Finitude–Solitude, Paris, Gallimard, 1992, p. 21. Désormais GA 29/30, suivi de la pagination
allemande et française. Nous modifions la traduction par endroits.
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validité d’une telle distinction d’essence: l’homme n’est-il pas lui-même un
animal ? Saurait-on, dès lors que se pose la question de la différence de l’homme
et de l’animal en termes de « monde », ignorer le fait que l’homme n’est peut-être
rien de plus qu’un système nerveux particulièrement développé, un superneocortex adjoint à un cerveau reptilien, et qui partage un monde avec d’autres
vivants ? Heidegger envisage-t-il réellement de distribuer la vie selon des lignes
départageant l’humain de tous les autres organismes, de l’amibe aux types les
plus évolués de mammifères, avec lesquels on sait que l’homme partage une
histoire, un héritage, un code ? Se pourrait-il que la possibilité même de la
philosophie envisagée comme ontologie soit ancrée dans une distinction aussi
peu ferme et assûrée, et si constamment assiégée par une quantité de données
empiriques, que celle de l’homme et de l’animal ? Peut-on déclarer la philosophie
par principe et a priori immunisée contre de tels assauts, contre la menace de
déterminations empiriques et ontiques ? Nous verrons comment Heidegger luimême se débat dans ces questions, et la réponse qu’il leur apporte. Pour être plus
précis, nous verrons comment le dialogue qu’il entame avec la biologie découle
précisément de la difficulté – mais en même temps de la nécessité – qu’il y a de
maintenir séparés l’ordre transcendental et l’ordre empirique, l’ontologique et
l’ontique. Le terme de métontologie, qui caractérise le projet heideggerien des
années 1929-1930, vise précisément à signaler ces difficultés, en proposant de
faire retour sur la façon dont la transcendance de l’existence est à l’œuvre dans
l’élaboration même du projet de l’ontologie fondamentale, sur la façon dont cette
tâche est à la fois rendue possible et limitée par la manière dont l’existence y est
impliquée. Cela signifie que la philosophie, ou ce que Heidegger appelle à
l’époque la « métaphysique du Dasein » doit se prolonger et se radicaliser en un
mouvement de retour de l’ontologie vers le fond ontique dans lequel elle est
prise d’emblée. C’est ce « moment » second de la métaphysique du Dasein qui
doit constituer la méta-ontologie, dont la problématique centrale est précisément
celle du monde en tant que tel, ou de l’étant dans sa totalité (das Seiende im
Ganzen), auquel le Dasein est toujours et d’emblée confronté. On notera donc
que la « rencontre » de Heidegger avec la biologie – et la discussion concernant le
rapport de l’homme à l’animal – a lieu dans le cadre d’une analyse visant à
éclaircir le fond ontique et factice duquel surgit la science de l’être en tant
qu’être.
Dans ce cours de 1929 - 30, le point de départ d’Heidegger est donc bien
métaphysique, et vise à cerner la singularité du Dasein humain au moyen du
concept de monde. Et c’est à cette fin qu’il compare le monde humain au monde
animal, non pour les rapprocher, mais pour indiquer l’abîme qui les sépare, qui
est précisément celui qui sépare le caractère métaphysique du Dasein – déjà
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PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
exposé dans le détail dans la conférence « Qu’est-ce que la métaphysique ? »
(1929) ainsi que dans « De l’essence du fondement » (1929) – du caractère
purement physique de l’étant vivant. La double thèse, au moyen de laquelle
Heidegger exprime cette différence, est la suivante : l’homme est « configurateur
de monde », tandis que l’animal est « pauvre en monde ».
La puissance configuratrice de monde de l’homme lui vient de son désir d’être,
selon une formule empruntée à Novalis, « partout chez soi ». Ce désir est le désir
même de l’homme, celui qui le fait s’affronter à l’étant dans son entièreté, et qui
est à l’origine de sa curiosité et de son questionnement. C’est bien au monde en
tant que tel que l’homme est ouvert. Il a, pour lui, cette valeur de totalité. C’est
vers le monde en tant que tel que l’homme est porté, comme vers son propre
horizon. L’homme est lui-même cet être d’horizon. C’est là qu’il se profile, ave lui
qu’il se confond. C’est la raison pour laquelle Heidegger l’assimile à une
transcendance. À titre de comparaison, l’animal, lui, a bien un monde, mais ce
n’est pas le monde en tant que tel. C’est toujours un bout de monde pour ainsi
dire, une part ou une parcelle de l’étant, mais jamais l’étant dans son entier. Son
monde (Welt) est ce qu’on appelle un milieu, ou bien encore un environnement
(Umwelt). L’animal est toujours et forcément dans un rapport d’immanence au
monde. Il y est plongé, prisonnier pour ainsi dire, et jamais ne peut le voir pour
ce qu’il est.
Si Heidegger se tourne vers la biologie et la zoologie, c’est afin de mettre à
l’épreuve cette double thèse métaphysique. Ce faisant, il se voit contraint de
penser et de thématiser la nature du rapport de la philosophie aux sciences, et
aux sciences du vivant en particulier. Or ce qui ressort de cette analyse, c’est que
la philosophie, du moins en tant que métontologie, ne peut se situer vis-à-vis des
sciences dans un rapport de pure fondation. Celui-ci, comme nous le verrons
dans un premier temps, est plutôt de « circularité » et d’« ambiguïté ». Alors même
qu’elle émet des thèses métaphysiques portant sur l’essence de l’homme et du
vivant, la philosophie ne saurait ignorer ce que la recherche positive dit de ces
phénomènes. Elle doit au contraire se confronter aux concepts, aux
interprétations et aux résultats de la recherche scientifique. C’est cette
confrontation que nous analyserons dans un second temps. Elle nous réserve,
nous le verrons, quelques surprises, allant jusqu’à remettre en question, sur un
point au moins – mais ô combien déterminant ! – la différence qu’elle était
censée confirmer.
– I –
S’agissant de la question du rapport de l’homme et de l’animal, on note avec
intérêt que, contrairement à ce qu’affirmait le § 3 d’Être et temps, l’attitude de la
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MIGUEL DE BEISTEGUI
philosophie envers la science ne saurait être de fondation seulement, mais doit
impliquer une certaine circularité ainsi qu’une irréductible ambiguïté. C’est,
d’une certaine façon, et même si seulement en passant, ce qu’Être et temps
reconnaissait déjà, nuançant et compliquant ainsi ce qui avait commencé de
s’annoncer comme une relation de fondation entre l’ontologie fondamentale et
les sciences positives. Au § 10, intitulé « Délimitation de l’analytique du Dasein
par rapport à l’anthropologie, la psychologie et la biologie », Heidegger avait en
effet déjà identifié le statut singulier et spécifique de la « vie » parmi les différentes
façons dont se dit l’étant : en tant que « science de la vie », la biologie « se fonde
sur l’ontologie du Dasein, même si pas exclusivement »1. S’il en est ainsi, c’est
parce que Heidegger reconnaît la vie comme un mode d’être à part entière, même
s’il n’est accessible que par l’existence seulement. Dans sa spécificité d’être, et en
tant que phénomène positif, la vie n’est envisagée que négativement dans le cadre
d’Être et temps: elle n’est ni Dasein, ni simple Vorhandensein, ni même, bien
entendu, Zuhandensein. De même, le Dasein lui-même n’est pas à comprendre
en termes de vie, comme une forme vitale à laquelle serait adjointe une
différence. Mais qu’est donc la vie en tant que phénomène positif ? Et quel est son
rapport au Dasein ? Ces questions demeurent sans réponse dans le cadre d’Être et
temps. Le cours de 1929-30 leur en apporte une.
La « vie » y est interrogée non depuis une perspective d’emblée scientifique,
mais à partir d’une problématique philosophique, soit depuis la question portant
sur l’essence du vivant2. Nous verrons plus tard comment, au terme de son
analyse, et à partir de son débat avec la biologie, Heidegger en viendra à remettre
en question la notion même d’essence, du moins en son acception classique. Pour
l’heure, contentons-nous de suivre le fil de cette analyse, en soulignant au passage
que c’est afin d’apporter une réponse à cette question d’essence que Heidegger
introduit la thèse selon laquelle, contrairement à l’homme, qui est « configurateur
de monde » (weltbildend), et à la pierre, qui est « sans monde » (weltlos), l’animal
est « pauvre en monde » (weltarm). Mais pauvre par rapport à quoi (ou qui) ? Le
monde de l’homme. L’animal est ainsi situé entre la nature configuratrice de
l’homme et l’absence de monde de la pierre (ou de la nature inanimée en
général). On ne saurait trop insister sur le fait qu’étant un énoncé d’essence, la
thèse concernant la pauvreté en monde de l’animal doit s’appliquer à tous les
organismes, quel que soit leur degré d’évolution et de complexité, leur
1. Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1927/1986, p. 49-50. Être et temps, Paris, Gallimard,
1986, p. 82.
2 GA 29/30, 313/315.
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PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
comportement ou leur histoire. C’est un énoncé qui précède la recherche positive
en tant que telle, et que celle-ci présuppose.
C’est à ce moment précis que les choses commencent de bouger, et que
s’amorce la coopération que nous évoquions au commencement, soit la
reconnaissance implicite que l’essence du vivant, que Heidegger essaie d’isoler,
ne pourra jamais être complètement séparée du domaine des données
empiriques et des sciences qui le régissent. Ayant tout juste et en apparence
préservé l’essence du vivant d’une menace de contamination par le domaine
empirique, et distingué très clairement la recherche philosophique de tous les
autres modes de questionnement, et de la zoologie en particulier, Heidegger
nuance et complique aussitôt cette distinction, sans pour autant la remettre
totalement en question :
Aussi, si notre thèse met en évidence une présupposition de toute zoologie,
nous ne pouvons pas prétendre dériver cette thèse de la zoologie. De là
semble résulter que, pour expliquer cette proposition, nous nous privons de
tous les résultats, abondants et compliqués, dont aujourd’hui même le
spécialiste ne vient déjà plus à bout tout seul. C’est bien ce qu’il semble. Mais
alors, quel étalon avons-nous encore pour mesurer la vérité de notre thèse ?
D’où tirons-nous cette thèse ? Est-elle arbitraire ou bien est-elle une
hypothèse qui, malgré tout, doit d’abord se vérifier à travers la recherche
spécialisée ?
Ni l’une ni l’autre. La proposition ne provient pas de la zoologie, elle ne peut
davantage être élucidée indépendamment de la zoologie. Elle ne saurait se
passer d’une certaine orientation sur la zoologie et sur la biologie en général,
et pourtant ce n’est pas à travers elles que sa vérité sera déterminée1.
Contrairement à ce que prétendaient les textes de l’ontologie fondamentale, il
semblerait qu’il ne soit pas si aisé de contenir les sciences empiriques de la
nature, et de les cantonner à un rôle de fondé vis-à-vis de ce fondement que serait
la philosophie. Entre science et philosophie, il est vrai désormais envisagée
comme métaphysique du Dasein, et plus particulièrement comme métontologie,
une donne nouvelle semble de mise. Il semblerait que, dès lors qu’il s’agit
d’envisager le concept de vie, on ne puisse simplement ignorer la biologie et la
zoologie. Cela ne signifie pas pour autant que la philosophie doive se régler sur
elles, et adopter ses concepts comme indiquant une vérité désormais établie. La
métaphysique doit produire ses propres concepts, et formuler ses propres thèses.
Cependant, là où ces concepts et ces thèses recoupent un champ investi par une
science quelconque, la métaphysique doit les mesurer à ceux du champ en
question. C’est donc bien un esprit d’ouverture et de dialogue, mais non
1. Ibid., 275/279-80.
125
MIGUEL DE BEISTEGUI
d’assujettissement, que Heidegger préconise à l’égard des sciences dans le cours
de 1929-30.
À l’âge, d’une part, du positivisme le plus débridé, et du mépris qu’une
certaine philosophie ne cesse de lui opposer de l’autre, on ne peut que saluer la
tentative heideggerienne qui consiste, à partir d’une problématique proprement
philosophique, à s’interroger sur les modalités de ce qu’il est convenu d’appeler
une rencontre avec les sciences positives. La philosophie, nous dit Heidegger, doit
abandonner cet « air présomptueux » et ce sentiment de « supériorité » qui si
souvent la caractérisent, et au moyen desquels elle se croit habilitée à régenter les
sciences « de l’extérieur »1. De son côté, la recherche positive doit apprendre à
renoncer à en appeler toujours à ce qu’elle appelle des « faits » et comprendre
qu’en lui-même un fait ne nous apprend jamais rien, et que, de surcroît, tout
« fait » est déjà passé par une explicitation2. Le rapport de la philosophie à la
science doit être véritablement questionnant, plutôt que de consister en une
simple appropriation de ses thèses, et en une construction de concepts hérités
d’elle. On nous permettra simplement d’émettre ici une réserve, à laquelle le
cours d’Heidegger finira par nous ramener. Ce qu’Heidegger en effet n’envisage à
aucun moment, et pas même lorsqu’il se trouvera nez à nez avec le problème en
question, c’est la possibilité que toute cette richesse d’analyses et de résultats
émanant des sciences du vivant vienne remettre en question son postulat de base,
à savoir qu’il y a bien une essence du vivant, ou de l’animal, qui diffère
fondamentalement, et non seulement légèrement, de celle de l’homme. C’est
même, on le sait, cette différence, ou plus précisément encore la différence ultime
qu’elle-même présuppose, soit la différence ontico-ontologique, qui garantit la
conception heideggerienne de la métaphysique. Viendrait-elle à se fragiliser ou se
fissurer, c’est l’idée même d’une métaphysique, en tant que métaphysique du
Dasein, qui se verrait remise en question. C’est vers cette question d’essence, et
de catégorie même d’essence, que s’orienteront nos ultimes remarques.
Outre cette « circularité » entre la problématique philosophique et celle des
sciences du vivant, Heidegger identifie une « ambiguïté » régissant leur rapport.
En effet, si la philosophie, en tant que science transcendentale, soulève des
problèmes qui trouvent leur champ d’application au sein de sciences empiriques,
elle ne peut entretenir avec elles que des rapports ambigus. Car c’est toujours
depuis une perspective qui lui est propre, et qui n’est pas celle des sciences, que
la métaphysique va se tourner vers elles. Cette perspective ne saurait toutefois se
développer tout à fait indépendamment des sciences : c’est toujours et d’emblée
1. Ibid., 280/284.
2. Ibid., 281/284.
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PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
que les phénomènes qu’elle interroge se voient pris en charge, et thématisés, par
telle ou telle science. En se tournant vers les sciences, la philosophie ne devient
pas philosophie des sciences. Son orientation, en effet, ne lui vient pas des
sciences elles-mêmes, mais de son propre horizon de problématicité. Il est
toujours possible, cependant, qu’en un mouvement de retour, sans lequel la
philosophie serait toujours assurée de sa pureté transcendantale, elle soit amenée
à revoir ses concepts, et corriger son approche. Les sciences positives sont
toujours attachées à un domaine particulier, soit à une part de réel prélevée sur le
monde dans sa totalité, et que la métaphysique, elle, envisage précisément en tant
que tel. Aussi les sciences demeurent-elles structurellement prisonnières d’un
certain aveuglement vis-à-vis du champ philosophique. La philosophie, elle, se
tourne vers les sciences, ainsi que vers ses domaines d’objets, depuis une
problématique d’ensemble qui les traverse toutes, et en extrait ce qui les rattache
à sa question fondamentale. S’agissant du problème de la vie, la tâche qui
s’impose est par conséquent celle de son interprétation métaphysique. Celle-ci,
cependant, comme nous l’avons déjà indiqué, ne saurait exclure les recherches et
découvertes de la biologie contemporaine. La recherche positive et la
métaphysique « ne sont donc pas à séparer ni à jouer l’une contre l’autre1 ». Elles
ne se suivent pas l’une l’autre, comme deux étapes d’une activité d’exploitation,
de sorte que la métaphysique fournirait les « concepts fondamentaux » et les
sciences fourniraient les « faits ». Elles sont plutôt unies, nous dit Heidegger, par
une « communauté de réciprocité »2 ou de « destinée » : la science comme la
philosophie sont une « libre possibilité de l’existence »3. Et Heidegger de nous
exhorter à faire vivre la science et la philosophie depuis cet esprit de coopération
et d’entente mutuelle :
Pour autant que nous soyons placés dans cette destinée, nous n’obtenons un
rapport correct, concernant la liaison entre philosophie vivante et science
vivante, que si nous semons en nous les germes d’une entente mutuelle et
appropriée. Une chose pareille ne peut s’enseigner : c’est une question de
maturité interne de l’existence4.
Efforçons-nous maintenant de montrer comment, s’agissant de sa thèse
métaphysique portant sur la pauvreté en monde de l’animal, Heidegger met en
œuvre un tel esprit de coopération.
1. Ibid., 279/283.
2. Ibid., 280/284.
3. Ibid., 282/285.
4. Ibid., 282/285-86.
127
MIGUEL DE BEISTEGUI
– II –
Avant même de confronter sa propre thèse aux orientations principales et aux
découvertes de la biologie, Heidegger entend bien souligner les progrès récents
de cette science qui, en s’affranchissant progressivement d’un certain nombre de
travers qui obstruaient son accès au vivant dans sa singularité, est en train de se
constituer en science véritable et autonome. Heidegger commence donc par
saluer les avancées de la biologie, qui consistent à « restituer à la vie son droit à
l’autonomie »1. On a là un premier aperçu de la mise en œuvre de ce mouvement
de circularité et de cet esprit de coopération régissant le rapport de la philosophie
à la biologie, mais comme venant tout d’abord de la biologie elle-même : ce n’est
pas sous l’influence de la philosophie, mais depuis son propre horizon de
problématicité, que la biologie en est venue à cerner de plus près le vivant, et
donc à en extraire l’essence. Et c’est la philosophie elle-même qui, dans son désir
de cerner le monde de l’homme, par opposition à celui de l’animal, ne saurait
faire abstraction des découvertes de la biologie et du savoir par elle engrangé.
Le mécanisme et le vitalisme sont les travers dont la biologie semble, pour
une large part, s’être affranchie. Tandis que le physicalisme mécanique réduit la
complexité du vivant à un simple assemblage d’éléments constitutifs qui ne
possèdent en eux-mêmes rien de cette vie qu’ils sont censés exprimer, le vitalisme
compense le mécanisme en introduisant au cœur de la matière une force supramécanique censée l’organiser. S’agissant du premier, force est de reconnaître qu’il
exerçait une véritable « tyrannie » sur les sciences du vivant, les empêchant ainsi
de faire du vivant un objet singulier et de s’ériger elles-mêmes en sciences
autonomes. C’est donc en luttant « contre la tyrannie de la physique et de la
chimie »2 que la biologie a acquis ses premiers titres de noblesse. C’est un combat
qui se poursuit, ainsi qu’en témoigne l’opposition d’Heidegger à la « mécanique
du développement » de Wilhelm Roux (1850-1924)3. S’agissant du second, il
prétend pallier l’approche réductrice du premier, mais en spéculant sur la
présence d’une force supra-mécanique, dont l’origine reste incertaine, et la
présence fugitive, menaçant ainsi de réintroduire la téléologie, voire la théologie,
en biologie. En s’appuyant sur les travaux de biologistes allemands, notamment
ceux de Hans Driesch (1867-1941) et Jacob von Uexküll (1864-1944), Heidegger
entend montrer comment on dispose désormais des ressources nécessaires pour
1. Ibid., 282/286.
2. Ibid., 277-78/281-82.
3. Au § 51 de son cours, Heidegger fait mention explicite des deux ouvrages suivants : W. Roux,
Recueil de traités sur la mécanique du développement des organismes, Leipzig, 1895, et Essais et
conférences sur la mécanique du développement des organismes, Leipzig, 1905.
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PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
dépasser le double point de vue du mécanisme et du vitalisme, et donc cerner au
plus près l’essence du vivant.
Une étape décisive dans le dépassement du mécanisme en biologie consista
dans la reconnaissance du caractère entier (Ganzheitcharakter) de l’organisme,
au premier plan de laquelle on trouve les travaux de Hans Driesch qui, en isolant
une cellule de l’œuf fertilisé d’un oursin parvint à obtenir un développement
complet qui produisit un organisme petit, certes, mais achevé1. L’idée de totalité
ou d’entièreté (Ganzheit), s’agissant d’organisme, signifie que celui-ci « n’est pas
une somme composée d’éléments et de parties », mais que « le développement et
la construction de l’organisme est, à chacun de ses stades, régi par son entièreté
même »2. Les théories de l’information et du codage génétique, certes plus
récentes, viendraient confirmer cette approche globale, en insistant toutefois sur
le fait que l’entièreté en question est intégralement contenue dans les gènes. C’est
d’ailleurs précisément ce que dénote le terme d’organisme et d’organisation, à
savoir une aptitude à l’ordre interne et la cohérence générale. Dans son approche
de la question du vivant, Heidegger semble privilégier l’attitude que F. Jacob
qualifie d’« intégriste » ou d’« évolutionniste », attitude qui consiste à envisager
l’organisme comme faisant partie d’un ensemble plus large, et les organes et
fonctions dans le cadre d’un tout constitué, non pas seulement par l’organisme,
mais par l’espèce elle-même, avec son cortège de sexualité, de proies, d’ennemis,
de communication, de rites3. C’est une description qui convient parfaitement à
l’approche de J. von Uexküll, sur les travaux duquel Heidegger va s’appuyer pour
vérifier sa thèse concernant la pauvreté en monde de l’animal. Le biologiste
intégriste, précise Jacob, refuse de considérer que toutes les propriétés d’un être
vivant peuvent s’expliquer par ses seules structures moléculaires. Pour lui, la
biologie ne peut se réduire à la physique et à la chimie, ce qui n’en fait pas un
vitaliste pour autant.
Certes, le vitalisme parvient à concevoir l’organisme comme un tout, mais
seulement en introduisant une force vitale et supra-mécanique, qui est comme
1. Cf. Hans Driesch, Die Lokalisation morphogenetischer Vorgänge. Ein Beweis vital Geschehens,
Leipzig, 1899. On pourrait aussi, dans le cadre de cette recherche, mentionner d’autres
embryologistes, tels que Boveri, sur les travaux duquel nous reviendrons, les frères Hertwig ou bien
encore Loeb. Pour plus de renseignements, on se reportera à F. Jacob, La Logique du vivant, Paris,
Gallimard coll. Tel, 1970, p. 232. Cette approche globale était déjà celle de Lamarck, qui soulignait que
ce qu’il faut considérer dans un être, ce n’est jamais chacune des parties prise en particulier, mais le
tout, « la composition de chaque organisation dans son ensemble, c’est-à-dire la généralité » (in Histoire
naturelle des animaux sans vertèbres, Paris, 1815-1822, t. 1, p. 130-131 ; cité par F. Jacob in La
Logique du vivant, p. 99).
2. GA 29/30, 380/380.
3. La Logique du vivant, p. 14-15.
129
MIGUEL DE BEISTEGUI
rajoutée après-coup. D’une certaine façon, le vitalisme suppose donc le
mécanisme, qu’il ne fait que confirmer, malgré son opposition. Même si les noms
de Bichat, Cuvier, Goethe ou Liebig sont le plus communément associés à cette
tendance, c’est le travail de Driesch que Heidegger a en vue dans le cours de
1929-30, et ce malgré l’admiration qu’il lui témoigne par ailleurs1. Ce faisant,
Heidegger met bien le doigt sur ce qui, jusqu’à l’avènement de la biologie
moléculaire et l’idée d’un programme génétique appliqué à l’hérédité, semblait
être l’aporie propre à la biologie, à savoir soit le mécanisme, qui est rigoureux et
scientifique, mais ne rend pas compte de la complexité du phénomène en
question, ni de son apparente finalité ; soit le vitalisme, qui fournit un principe
d’explication de la finalité, mais en réintroduisant le règne des fins et de
l’entéléchie, et donc l’ombre de la théologie. Il ne serait pas exagéré de prétendre
que cette aporie a été, depuis, levée par la biologie elle-même, et par la
découverte de la synthèse de la protéine, fruit de la transmission par l’ARN de
l’information contenue dans l’ADN. La notion d’information, désormais centrale,
n’occupe naturellement aucune place dans le cadre du cours de 1929-30.
Ayant confirmé, du moins pour partie, et du point de vue de la biologie ellemême, le droit de la notion de vie à exister pour elle-même, voyons maintenant
comment, une fois arrachée aux griffes du mécanisme et du vitalisme, cette notion
se mesure à la thèse métaphysique concernant l’organisme mise en avant par
Heidegger. Autrement dit, la question est désormais de savoir comment la thèse
concernant la pauvreté en monde de l’animal trouve sa vérification auprès des
sciences du vivant, et de ce qu’elles ont à dire au sujet de l’organisme en
particulier. La question qui se pose est celle de savoir si l’organisme « est la
condition de possibilité de la pauvreté en monde de l’animal, ou bien si, au
contraire, ce n’est pas précisément la pauvreté en monde de l’animal qui nous
permet de comprendre pourquoi le vivant peut et doit être un organisme »2. La
question que se pose Heidegger, autrement dit, est de savoir si sa thèse
concernant la pauvreté en monde de l’animal – une thèse, rappelons-le, qui vise
l’animalité en tant que telle, soit l’animal en son essence – découle du caractère
organisé (et par conséquent individué) du vivant, ou bien si, au contraire,
l’organisation du vivant découle de cette même pauvreté. Cette question ne
saurait évidemment trouver de réponse avant que le concept de pauvreté, ainsi
que celui de monde aient été clarifiés. Il convient cependant d’emblée de
souligner que l’hypothèse heideggerienne envisage un horizon mondain d’avant
toute organisation, situant l’essence du monde animal, et donc l’origine même de
1. GA 29/30, 380-82/380-81.
2. Ibid., 321/321.
130
PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
l’organisation biologique, dans une perspective qui n’est pas elle-même
biologique. Ce qui nous est suggéré, par conséquent, c’est le monde lui-même
(ne serait-ce que sous une forme privative, ou bien incomplète) en tant que
phénomène premier et horizon ultime à partir desquels s’esquisse et se définit la
vie en tant que telle. Il s’agirait par conséquent de démontrer comment les
sciences du vivant elles-mêmes présupposent cet horizon, tout en indiquant
comment la recherche de l’époque l’illustre. Au bout du compte, il s’agirait
d’indiquer la nature du rapport liant la métaphysique aux sciences du vivant – un
rapport qui ne serait plus seulement de fondation, mais de circularité et de
complémentarité, comme nous l’avons déjà indiqué. La coopération qui
s’esquisse ici nous rapproche peut-être davantage de tel aspect central de la
pensée bergsonienne, et de sa conception de la métaphysique dans son rapport à
la biologie, que de la pensée heideggerienne de l’ontologie fondamentale et du
tournant.
Avant de discréditer l’hypothèse heideggerienne du seul fait de son caractère
apparemment arbitraire et spéculatif, donnons-lui une chance de s’exprimer. La
thèse au sujet de la pauvreté en monde de l’animal n’a de sens que par rapport à
la richesse en monde, ou la puissance configuratrice de monde du Dasein
humain. Le concept de monde ici présupposé est bien évidemment celui qui est
exposé dans Être et temps, et dont le trait caractéristique était sa dimension de
totalité, ou de phénomène à la fois entier et singulier, avec lequel le Dasein
coïncide, et auquel, dans certaines conditions, il a accès dans sa totalité. La
pauvreté en monde de l’animal ne peut donc signifier qu’une déficience par
rapport à ce phénomène plein, que toutes les biologies et zoologies ne
parviendront jamais à cerner, tout en le présupposant. A ce stade, il semblerait
qu’Heidegger soit en train de s’adonner à un anthropocentrisme et un
téléologisme de l’espèce la plus suspecte. Ne nous enjoint-il pas d’envisager la
recherche biologique, ainsi que son horizon de scientificité, depuis un concept
métaphysique caractérisant le Dasein humain, faisant de celui-ci l’alpha et l’omega
d’une science qui se veut positive et objective? Si tel est le cas, ce n’est
certainement pas au sens où l’homme serait aux yeux d’Heidegger un être plus
élevé comparé à l’animal, surtout « si nous considérons que l’homme peut tomber
plus bas que l’animal » et que, pour sa part, l’animalité « ne peut jamais tomber
dans la déchéance comme un homme peut le faire »1. Heidegger se refuse
absolument à établir une hiérarchie au sein du vivant. Pour l’heure, et s’agissant
de cette question, tâchons de suspendre notre jugement, et de suivre Heidegger
dans sa démarche. La pauvreté en monde de l’animal, nous dit le § 46 du cours de
1. Ibid., 286/289.
131
MIGUEL DE BEISTEGUI
1929-30, tient à ce que le monde de l’animal est en réalité un simple « territoire »,
ou bien encore un milieu. Il est, par rapport au monde humain, limité en étendue
comme en profondeur: sa connaissance du monde est toujours partielle. Ainsi,
nous dit Heidegger, l’abeille ouvrière connaît les fleurs qu’elle butine, elle connaît
leur couleur et leur odeur. Mais elle ne connaît pas les étamines de ces fleurs en
tant qu’étamines, ni les racines de la plante. Cette caractérisation est encore trop
quantitative, cependant, et il faudra attendre le § 58 du cours avant de pouvoir
établir clairement la différence entre l’être de l’animal et celui de l’homme, et par
conséquent entre le sens du monde animal et celui de l’homme. Au sens le plus
fondamental, la pauvreté en monde de l’animal est une privation. Pourtant,
l’animal n’est pas complètement dépourvu de monde : il a bien accès à l’étant, au
travers duquel il se fraie un chemin. Contrairement à la pierre, il est véritablement
en contact ou en relation avec l’étant, principalement en tant que nourriture,
proie, danger, ou bien encore partenaire sexuel. Cependant, Heidegger continue
d’insister, l’animalité est, en tant que telle, marquée du sceau de cette pauvreté,
ou de cette privation.
Mais plutôt que d’élucider celle-ci à partir du phénomène positif dont elle est
privée, soit à partir de l’être-au-monde propre à l’homme, procédé qui, de l’aveu
même d’Heidegger, serait logique et légitime, le philosophe allemand propose au
contraire de cerner la pauvreté en monde à partir de l’animalité elle-même. C’est
donc en prenant son point de départ dans le vivant lui-même, ou en se tournant
d’emblée vers lui, et vers les sciences qui en font leur objet, que Heidegger
entend illustrer sa thèse. Si celle-ci est bien métaphysique, elle doit cependant
trouver sa vérification empirique. A l’inverse, la thèse métaphysique concernant la
pauvreté en monde doit pouvoir être déduite de la recherche contemporaine. On
retrouve bien ici cette circularité que nous avons commencé par mettre en
évidence : la biologie, et la zoologie en particulier présupposent la pauvreté en
monde de l’animal, qui est-elle même accessible en tant que telle depuis la seule
puissance configuratrice de monde du Dasein humain ; pourtant, la pauvreté en
question, soit l’essence de l’animalité, ne doit pas être seulement déduite ou
dérivée de la richesse en monde du Dasein, mais en quelque sorte observée ou
vérifiée auprès du vivant lui-même.
Et quel point de départ plus adapté que celui, apparemment indiscutable, qui
consiste à identifier le vivant avec l’organique, ou plutôt l’organisme ? Mais alors,
en quoi l’organisme en tant que tel révèle-t-il la pauvreté en monde dont
Heidegger souhaite faire l’essence impensée de l’animalité ? Afin de répondre à
cette question, il nous faut nous demander ce qu’est un organisme. Or on a trop
souvent tendance – et c’est ici avant tout le biologiste Wilhelm Roux et sa
« mécanique du développement » que vise Heidegger – à identifier l’organisme à
132
PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
un simple organon, soit à un outil, ou un complexe d’outils assemblé en
machine. C’est, nous avons déjà commencé de le voir, cette vision mécanique du
vivant que Heidegger rejette, en souhaitant cerner sa singularité. Plutôt que
d’outil, soit de ce qui est prêt d’avance (c’est ce qu’Heidegger appelle la
Fertigkeit) et comme pré-orienté en vue d’accomplir telle ou telle tâche, il
conviendrait, s’agissant du vivant, de parler d’« aptitude » ou bien encore de
« capacité » (Fähigkeit). Ce terme n’est pas sans évoquer le mode d’être du Dasein
humain, qui est un pouvoir-être (Seinkönnen) – et un pouvoir l’être, et par
conséquent l’indice même de sa liberté. Sans pouvoir exactement parler de liberté
s’agissant de l’animal – il faudrait, pour cela, que son « aptitude » soit une
ouverture à l’être même, ou bien encore à l’étant dans son entièreté – il convient
de reconnaître sa capacité à agir et interagir, soit sa capacité de mouvement et
plus encore, comme nous allons tâcher de le montrer, d’ouverture, bien que
celle-ci ne coïncide pas absolument avec celle du Dasein. Dans la mesure même
où la machine est conçue dans le but d’accomplir certaines tâches, elle n’est pas
ouverte au monde. Elle a, certes, un pouvoir sur le monde, et un pouvoir toujours
plus grand, mais nulle ouverture. Mais enfin, serait-on tenté de rétorquer, le
biologiste n’aurait-il pas raison de dire que les animaux ont manifestement des
outils sensoriels ou sexuels, et que les organes fonctionnent bien commes des
outils: les yeux pour voir, les pattes ou ailes pour se mouvoir, les organes
génitaux pour se reproduire, etc. ? C’est ce qui nous reste à voir.
Et c’est là qu’intervient la distinction déterminante entre la Fertigkeit et la
Fähigkeit, soit entre un finalisme mécanistique et ce que nous serions tenté
d’appeler un évolutionisme plastique. Le mécanisme dit : l’animal voit parce qu’il
a des yeux. La vision naît en quelque sorte dans les yeux. Et c’est en tant que
complexe d’organes ainsi conçus que l’animal est un organisme. La différence
avec la machine tiendrait seulement au fait que l’organisme n’est pas
artificiellement, mais naturellement produit. Le plasticisme, lui, dit : c’est parce
que tel animal peut voir, avant même d’avoir des yeux, qu’il développe des yeux.
Quel est donc cet étrange pouvoir de l’organisme, qui n’est pas tant dérivé de son
caractère organisé, soit de sa différenciation ou de son individuation organiques,
qu’il le précède et l’autorise ? Est-il le pouvoir-être (Seinkönnen) du Dasein ? Nous
venons de voir que ce ne pouvait être le cas. Est-il alors à entendre au sens de la
seule potentialité aristotélicienne, soit au sens d’une pré-figuration d’une actualité
à venir, à laquelle elle serait d’emblée assujettie comme à un produit fini, à une
entéléchie, et identifée comme telle seulement rétrospectivement ? Ou bien
désigne-t-il encore une autre forme de pouvoir et de puissance, qui se
développerait et se résoudrait en quelque sorte dans sa différenciation organique,
mais qui serait elle-même pré- ou bien an-organique ? Il y a là une question
133
MIGUEL DE BEISTEGUI
déterminante, et qui révèle de la part d’Heidegger sa capacité à remettre en
question une conception métaphysique fondamentale de la possibilité et de la
potentialité à partir d’une réalité bien particulière (le vivant) et du champ
scientifique qu’elle autorise (la biologie). En voulant cerner l’essence du vivant,
Heidegger n’hésite pas à repenser l’essence de la potentialité, au-delà même de ce
que certains biologistes, toujours ancrés dans des préjugés métaphysiques,
parviennent à accomplir.
Posséder des yeux et pouvoir voir, dit Heidegger, ce n’est pas la même chose1.
Si l’animal a des yeux, c’est parce qu’il peut voir. C’est donc bien le fait de
pouvoir voir qui rend la possession des yeux possible et, même, dans certaines
conditions, nécessaire. Quel doit être l’être de l’animal, pour qu’il puisse pouvoir
de cette façon ? Ce pouvoir, et non son actualisation organique, serait-il ce qui le
caractérise en tant qu’organisme ? C’est bien ce qu’Heidegger entend démontrer.
Et c’est aussi, nous souhaiterions suggérer, sans pouvoir le montrer ici dans le
détail, ce que la biologie de ces dernières années n’a eu cesse de confirmer : la clé
de compréhension du vivant ne se situe pas dans son caractère organisé, soit
pleinement individué et entièrement différencié, mais dans sa dimension préindividuelle et indifférenciée, ainsi que dans le passage (la genèse) de l’un à
l’autre. Autrement dit, le pouvoir ou l’aptitude propre au vivant ne serait pas
avant tout fonction de ses organes, mais de lui-même en tant qu’organisme ou,
pour reprendre une expression simondonienne, en tant que « théâtre
d’individuation2 ». C’est ce pouvoir à qui il pousse des organes, cette aptitude qui
les développe3. C’est du fait même de l’origine pré-organique ou, pour reprendre
le terme du cours de 1929-30, pré-« organismique » du pouvoir propre au vivant
que Heidegger prend l’exemple d’organismes unicellulaires, tels que l’amibe, qui
n’ont précisément pas d’organes fixes, ou qui doivent chaque fois elles-mêmes
produire leurs propres organes, pour ensuite les anéantir. Il en va ainsi des
organes végétatifs, au moyen desquels l’amibe s’alimente. Heidegger cite ici les
travaux d’Uexküll, fondateur de l’Institut de Recherche sur le Monde Ambiant
(Umwelt) de l’Université d’Hambourg en 1926, et qui révèlent comment se forme
chaque fois « autour de chaque bouchée une poche qui devient d’abord une
bouche, puis un estomac, puis un intestin, et enfin un anus »4. D’où la
conclusion, inévitable, selon laquelle les aptitudes à manger, à digérer, sont
antérieures aux divers organes.
1. Ibid., 319/321.
2. G. Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Grenoble, Jérôme Millon, 1995.
3. GA 29/30, 324/325.
4. J. von Uexküll, Biologie théorique, Berlin, 2ème édition, 1928, p. 98.
134
PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
Les aptitudes, qui définissent les organismes, et dont découlent les organes,
sont toujours de l’ordre de l’agir : s’alimenter, se reproduire, se mouvoir, se
défendre, etc. Elles sont définies par des verbes. Les organes, en revanche, sont
désignés par des substantifs, ou des séries de substantifs : bouche-intestin-anus,
sexe-odeur-cris, organes de locomotion, etc. Les substantifs, ou attributs de la
substance, ne sont précisément pas attributs d’une substance (l’organisme), mais
d’une aptitude, d’un pouvoir, ou bien encore d’une puissance d’événements.
C’est bien elle qui définit le vivant dans son essence:
L’organe n’est pas équipé d’aptitudes (Fähigkeiten) ; ce sont les aptitudes qui
se créent des organes. D’autre part, ce qui est apte à voir ou apte à ceci ou
cela, ce n’est pas chaque aptitude en tant que telle, mais bien l’organisme…
[Pourtant l’]organisme n’a pas des aptitudes, c’est-à-dire qu’il n’est pas
organisme et, par surcroît, pourvu d’organes (be-fähigt). En fait, la
proposition selon laquelle « l’animal est un être organisé » veut dire être doté
d’aptitudes (Befähigtsein) […]. Ces aptitudes ont, à leur tour, la possibilité
de laisser développer à partir d’elles des organes. Ce fait d’être doté
d’aptitudes qui s’articule en aptitudes créatrices d’organes, c’est ce qui
caractérise l’organisme comme tel1.
Voici donc identifiée, en un geste défiant le sens classique d’essence, au sujet
duquel nous avions pourtant commencé par émettre quelque réserve quant à sa
capacité à constituer un point de départ légitime dans l’approche thématique du
vivant, l’essence même du vivant. Au bout du compte, elle s’avère n’être ni une
propriété (une « différence » au sens classique) ni une quiddité, pour la simple
raison que « le terme d’“organisme” n’est donc plus du tout un nom qui sert à
désigner tel ou tel étant », mais bien « une certaine manière d’être qui est
fondamentale » Le vivant est donc bien avant tout un mode d’être, un théâtre
d’action, ou bien encore un événement en devenir, et non un étant individué et
organisé. Ce que Heidegger vient de reconnaître, c’est un mode d’être qui est tout
entier un pouvoir-être, et par conséquent un type d’étant dont l’essence consiste
précisément en sa capacité à différer de soi, à s’écarter de soi, tout en se
maintenant ainsi dans son être. L’essence du vivant est précisément d’être sans
essence, ou d’avoir pour seule essence sa capacité à inventer sa propre essence.
Aussi la puissance dont il est ici question est-elle irréductible au seul schéma
métaphysique classique de la possibilité et de la réalité, schéma fallacieux et
illusoire qui déduisait celle-là de celle-ci, et la situait, en quelque sorte
1. GA 29/30, 342/342-43.
2. Ibid., 342/343.
135
MIGUEL DE BEISTEGUI
rétrospectivement, en amont de la réalité à l’image de laquelle elle avait pourtant
été forgée1:
En définitive, c’est à l’essence de la réalité animale qu’appartient précisément
l’être possible et le pouvoir en un sens précis, pas seulement au sens où tout
ce qui est réel devrait nécessairement, dans la mesure où il est, avoir
auparavant été possible – ce n’est pas de cette possibilité là que nous parlons,
mais du fait que l’aptitude fait partie de l’être réel de l’animal, de l’essence de
la vie. Il n’y a que ce qui est apte et le reste qui vit2.
Reconnue, ici, est la plasticité irréductible du vivant, soit sa capacité à se
transformer à mesure qu’il interagit avec le monde qui l’entoure. Le vivant est tout
entier compris dans sa dimension de virtualité qui, beaucoup plus que celle
d’individu pleinement actualisé et organisé, le définit dans son être. Dire que le
vivant est un être avant tout virtuel, c’est dire qu’il est ouvert au monde et qu’il
demande à être saisi depuis cette ouverture.
Aussi, en un regard rétrospectif, conviendrait-il de venir insérer l’être du vivant
parmi les différents modes d’être que reconnaissait Être et temps: aux côtés du
Dasein humain, du Zuhandensein propre à l’utilité et l’ustensilité, et du
Vorhandensein propre à l’objectalité, il conviendrait désormais d’inclure le
Befähigtsein, soit l’être-capable ou apte du vivant.
Les §§ 58 à 61 du cours sur « les concepts fondamentaux de la métaphysique »
constituent une nouvelle étape dans la délimitation de l’essence du monde
animal, et donc un nouveau pas franchi en direction de l’élucidation de la thèse
concernant sa pauvreté intrinsèque, dont nous venons de voir qu’elle n’était pas
incompatible avec un certain mode d’ouverture, qu’il va nous falloir qualifier
davantage. Après avoir défini l’animalité en tant que telle au moyen du concept
d’aptitude, soit en tant que puissance, pouvoir et potentialité d’une espèce toute
particulière, et irréductible à son interprétation métaphysique classique,
Heidegger relance l’analyse en posant la question de savoir en vue de quoi cette
aptitude s’exerce. S’il s’agit bien d’une aptitude, à quoi le vivant est-il rendu apte
en tant que vivant ? Nous avons déjà vu que l’aptitude en question est une
aptitude à exercer des processus vitaux, tels que voir, entendre, digérer, chasser,
se reproduire, etc. Ce sont là des capacités qui indiquent des pulsions, des
besoins, ou bien encore des instincts. Toujours, dans ces processus vitaux, le
vivant se comporte à l’égard de ce vers quoi il se tourne, ou se voit tourné.
1. On reconnaît ici la critique bergsonienne de la catégorie de possibilité, avec laquelle l’analyse
heideggerienne converge en tous points. Et c’est bien afin de distinguer cette catégorie du type de
pouvoir ou de potentialité propre à l’horizon événementiel d’avant toute actualité que Bergson
introduit celle de « virtualité , que nous souhaiterions reprendre ici à notre compte.
2. Ibid., 343/344.
136
PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
L’aptitude propre au vivant est donc une aptitude au comportement (Benehmen).
Dans son comportement, le vivant est toujours pris, ou bien encore accaparé
(benommen) par ce en vue de quoi s’exerce son aptitude. Il est toujours pris en
lui-même, et de fait en quelque sorte prisonnier de lui-même. Il est dans un
rapport de pure immanence à soi, c’est-à-dire toujours auprès de soi dans son
comportement vis-à-vis du monde environnant. C’est bien cet « être-pris » de
l’animal en lui-même, cet auto-accaparement (Benommenheit), qui est en même
temps une fascination ou une hébétude (Hingenommenheit) vis-à-vis de l’étant,
en lequel l’animal s’absorbe et plonge, qui le distingue du « rapport » ou de la
« relationnalité » (Verhalten) propres à l’homme. On se souvient qu’Être et temps,
en son § 4, distinguait déjà le Dasein de tout autre étant en postulant que, dans
son être même, il y va pour cet étant de cet être. C’est donc qu’il appartient au
Dasein d’avoir en son être un rapport d’être (Seinsverhältnis) à cet être.
Concrètement, cela signifie que, contrairement à l’animal, l’homme peut sortir de
soi et devenir un autre, se mettre à la place de l’autre, et même de l’animal. Il
n’est pas tout entier pris dans son aptitude au comportement, mais se rapporte à
lui, et donc à son être. Il y a, dans l’être de l’homme, une part irréductible de
réflexion, au moyen de laquelle l’homme prend une distance par rapport à soi. Il
n’est pas, vis-à-vis, de son être, dans un rapport de pure immanence. De
l’immanence il peut s’extraire, et avoir en vue son être même. Du monde entendu
comme monde ambiant, et même comme territoire, il peut décrocher, et se
rapporter au monde en tan que tel, soit à l’étant dans son entier. Le Verhalten de
l’homme est l’indice d’une transcendance, et celle-ci le point de départ de son
questionnement métaphysique et scientifique. C’est en tant qu’étant
métaphysique que l’homme a accès à la dimension questionnante. N’était cet
écart à soi dans lequel, contrairement à l’animal, l’homme a toujours la possibilité
de se perdre, et donc de devenir étranger à soi, l’être de l’homme ne serait pas un
agir au sens fort, mais un simple comportement.
S’appuyant à nouveau sur les travaux d’Uexküll et sur ses recherches sur les
abeilles, Heidegger en conclut que l’abeille est bien seulement « prise » par sa
nourriture, qu’elle est bien sous l’emprise de la fleur qu’elle butine, soit sous
l’emprise de son propre mouvement pulsionnel. De même, elle est comme
« captivée » par le soleil qui la guide en retour jusqu’à la ruche. Il n’y a, de sa part,
aucune perception (Vernehmen) de ces phénomènes en tant que tels, de la fleur
comme nourriture, ou du soleil comme soleil. Pour ce faire, il faudrait que
l’abeille se détache de son propre être pulsionnel, qu’elle cesse de se comporter
et commençe de se rapporter à l’étant. Au lieu de cela, il y a une activité
seulement pulsionnelle, qu’il nous faut ainsi comprendre parce qu’à l’animal est
soustraite ou refusée (genommen) la possibilité même de percevoir une chose en
137
MIGUEL DE BEISTEGUI
tant que chose1. Cette possibilité est précisément ce qui est « dérobé »
(benommen) à l’animal. Parce que, malgré toutes ses capacités, l’animal est
incapable de se rapporter à la présence comme telle, son rapport aux choses est
purement d’« accaparement » et d’« absorption ». Au bout du compte, dire que
l’accaparement est l’essence de l’animalité signifie que
[l’]animal ne se tient pas, en tant que tel, dans une manifesteté de l’étant. Ni
ce qu’on appelle son milieu ambiant, ni lui-même ne sont manifestes en tant
qu’étant2.
Cela ne veut pas dire, pour autant, que l’étant est fermé à l’animal. La
fermeture suppose elle-même en effet la possibilité de l’ouverture, qui est
précisément refusée à l’animal. Si l’étant n’est pas ouvert à l’animal, il ne lui est
pas non plus fermé. C’est la dimension de manifestation qui fait tout simplement
défaut à l’animal. Dès lors que, pour un étant, l’étant se manifeste en tant
qu’étant, on est dans le domaine de l’existence. Tandis que l’homme, en tant qu’il
est ouvert à l’étant, ek-siste, l’animal, en tant qu’il est seulement sous l’emprise de
l’étant, in-siste. Tandis que l’homme désigne le lieu d’une transcendance, l’animal
est, vis-à-vis du monde ambiant, dans un rapport de pure immanence.
Dire que l’étant jamais ne se manifeste à l’animal en tant qu’étant, dire que
l’événement de présence lui est inconnu ne signifie pas que toute dimension
d’ouverture lui soit refusée. Il faudrait ici distinguer deux sortes ou deux sens
distincts d’ouverture, soit l’Erschlossenheit du Dasein d’une part, et l’ouverture
du monde ambiant (Umwelt) propre à l’animal, de l’autre. Il est indéniable que
l’animal, quel que soit son degré de développement, de l’amibe au mammifère le
plus évolué, constitue une forme d’ouverture au monde, comme nous avons déjà
tâché de le montrer : dans la mesure où l’étant est apte à quelque chose, il vient à
la rencontre de ce qui est autre que lui, en s’y ouvrant. Il est tout aussi indéniable
que Heidegger s’efforce, du mieux qu’il peut, de distinguer cette ouverture-là,
(dont il voit la confirmation dans la notion, empruntée à Uexküll,
d’« encerclement » par la zone de compulsivité des pulsions de l’animal), de
l’ouverture du Dasein à son propre être-au-monde, ou à son essence. L’ouverture
qui caractérise l’animal est tout entière déterminée par son aptitude, ou par son
ensemble d’aptitudes, qui à tout instant dévoile son monde ambiant et l’oriente
au sein de ce monde, le mettant ainsi en train et en branle. Les aptitudes de la
tique, nous dit Uexküll, sont au nombre de trois: se mouvoir, se nourrir, se
reproduire. Son monde s’ouvre à partir d’elles. Les choses ne sont là pour elle
que dans la mesure où elles viennent s’inscrire dans ces pulsions. Jamais la tique
1. Ibid., 360/361.
2. Ibid., 361/362. C’est Heidegger qui souligne.
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PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
ne pourra s’extraire de sa propre zone de compulsion. Toujours elle restera prise
dans ce cercle dont elle s’entoure et qui constitue l’horizon de son
comportement. Cet encerclement peut témoigner d’une richesse d’ouverture et
d’une complexité inouïes. Il n’en restera pas moins fondamentalement différent
de l’ouverture propre au Dasein, qui est ouverture d’un étant à son être ou,
comme le disait Être et temps, « compréhension » (Verstehen) de son être. Parce
que l’animal jamais ne peut percevoir quelque chose en tant qu’étant, il est
« séparé de l’homme par un abîme1 ».
C’est là, pourtant, que les choses commencent de se compliquer
singulièrement, et les limites séparant le Dasein humain du Befähigtsein et de la
Benommenheit de l’animal de se brouiller, malgré toutes les tentatives
d’Heidegger visant à reconduire cette distinction, et à l’asseoir sur une base
nouvelle. Et ce non depuis quelque objection formulée de l’extérieur, mais à
partir des termes mêmes en lesquels Heidegger articule l’essence du vivant. Car
une fois reconnue les dimensions de virtualité, de pouvoir et d’ouverture de
l’organisme, une fois établie sa plasticité et son événementialité, n’en vient-on pas
naturellement à se poser la question de sa mobilité, et en particulier de sa
temporalité, voire de son historicité ? Et s’il devait s’avérer que le vivant dispose
bien d’une temporalité et d’une historicité qui lui soient propres, n’en viendrionsnous pas nécessairement à nous poser la question de son rapport à la temporalité
du Dasein humain ? Ces temporalités sont-elles, elles aussi, séparées par un
abîme, ou bien se mêlent-elles ? Et si oui, comment, et avec quelles conséquences ?
C’est au § 61, soit à l’extrême fin de son exposé sur l’essence de l’animalité, et
en ce qui constitue un prolongement de la problématisation du concept d’essence
par nous déjà esquissée, qu’Heidegger déclare son interprétation « incomplète2 ».
Une telle incomplétude, s’empresse-t-il d’ajouter, n’est pas accidentelle, mais tient
à cette essence même de l’organisme qu’il a jusqu’à présent tâché de cerner. Ce
n’est pas d’un point de vue simplement extérieur (einer aüßerlichen Hinsicht)
que cette interprétation est incomplète, mais bien « selon une perspective qui
nous met une fois encore face au problème décisif concernant la détermination
d’essence de la vie »3. C’est donc structurellement, du fait même de l’essence du
vivant, que l’interprétation de l’essence de l’animalité est incomplète. Et s’il en est
ainsi, c’est parce que la vie est un processus, un mouvement, dont nous ne
pouvons dire qu’il est achevé que lorsqu’il est éteint (et ce au double sens de la
disparition d’un organisme individuel et d’une espèce entière). Le mouvement
1. Ibid., 384/383.
2. Ibid., 385/384.
3. Ibid.
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MIGUEL DE BEISTEGUI
propre au vivant est une « mobilité » (Bewegtheit) d’un type bien particulier, qu’il
convient d’envisager dans sa spécificité. Or celle-ci se définit avant tout par sa
capacité de transformation et d’évolution. Elle désigne ce que, de nos jours, la
science appelle un système ouvert et non linéaire :
L’accaparement n’est pas un état stationnaire, ce n’est pas une structure au
sens d’un montage fixe qui aurait été mis en place par l’animal. Au contraire,
l’accaparement est en lui-même une certaine mobilité, qui toujours se
développe et s’étiole. Que l’accaparement soit du même coup mobilité, cela
fait partie de l’essence de l’organisme1.
Nous avons là la formulation heideggerienne de l’évolution du vivant, qui
confirme la thèse darwinienne, malgré les objections que le philosophe allemand
formule par ailleurs à l’encontre du « darwinisme » (qui serait vraisemblablement
à distinguer de la théorie darwinienne elle-même), et qui tournent autour du
concept d’adaptation. Tant que nous n’envisagerons pas le vivant depuis le point
de vue de sa genèse, tant que nous nous attacherons à le définir comme seul
organisme, soit comme tout entier individué dans son état actuel, nous passerons
à côté de sa singularité. Mais cela ne revient-il pas à envisager celle-ci comme
temporalité et comme histoire ? En reconnaissant la dimension intrinsèquement
temporelle et historique du vivant, Heidegger ne fait pas qu’isoler la singularité
des processus vitaux dans leur différence d’avec d’autres systèmes physiques, mais
révèle aussi la communauté de destin qui lie l’homme au reste du monde animal :
les animaux aussi naissent, se développent, vieillissent et meurent ; mais de façon
plus significative encore, eux aussi possèdent un héritage. Le problème de
l’hérédité, qui nous porte au cœur du vivant et de la recherche contemporaine en
génétique, est bien l’indice d’une historicité du vivant, que la philosophie ellemême ne saurait ignorer. Heidegger salue ici au passage les travaux du biologiste
Theodor Boveri, qui n’hésite pas à parler des organismes comme « d’êtres ayant
une histoire »2, ainsi que de Speman, qui met en avant le caractère processuel
(Geschehenscharacter) des organismes. L’histoire dont il est ici question,
envisagée et thématisée pour la première fois par Darwin, est évidemment celle
des espèces. Comme Heidegger le fait très justement remarquer, l’espèce n’est
plus à entendre au sens d’une catégorie logique sous laquelle sont rangés les
individus réels et possibles, mais au sens d’une histoire, d’un passé qui porte
l’individu, en lui enfouis sous la forme d’un code génétique, et révélés dans le
comportement et l’« encerclement » qui lui est propre.
1. Ibid., 385-86/385.
2. Ibid., 386/385. Cf. Th. Boveri, Die Organismen als historische Wesen, Würzburg, 1906.
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PHILOSOPHIE ET BIOLOGIE CHEZ HEIDEGGER
Bien que singulier, et potentiellement riche en développements, le caractère
historique de la vie animale souligné par Heidegger est troublant – non
seulement aux yeux de son lecteur, mais à ceux d’Heidegger lui-même, qui
s’interroge quant à son sens ultime1. Jusqu’au cours de 1929-30, en effet,
l’histoire était réservée au seul Dasein humain. Avoir une histoire, être historique,
étaient le « privilège » d’un étant dont l’être était temporel en un sens bien
particulier, à savoir au sens d’une co-existence d’ekstases ancrées dans l’être-versla-mort de l’existant. Cette singularité de la vie humaine, en tant qu’elle implique
une relation insigne à la mort, irréductible à celle de l’animal, se voit confirmée
dans le cours de 1929-30 : contrairement à l’homme, qui se rapporte à la mort en
tant que telle, soit en tant que possibilité ultime et horizon même de son être,
l’animal, du fait même de son accaparement, ne peut que périr2. Il n’en reste pas
moins que nous sommes désormais confrontés à un sens du temps vivant et de
l’historicité qui n’est ni celui de la temporalité ekstatique, ni celui de la seule
chronologie. De façon plus déterminante encore, nous sommes confrontés à la
difficulté, voire l’aporie, qui consisterait à penser ensemble la temporalité
ekstatique et le temps de l’évolution. S’il est vrai que, par un certain côté, le
Dasein humain participe aussi de ce temps et de cette histoire biologique,
convient-il de poser la temporalité ekstatique comme la condition d’accès à cet
autre temps, ce temps que nous partageons avec le monde animal ? Mais ne
courons-nous pas alors le danger de postuler un temps métaphysique
surplombant le temps du vivant, et d’introduire ainsi d’emblée, et de façon peutêtre arbitraire, une différence de genre entre l’humain et l’animal, qui serait la
condition même d’une caractérisation de la vie animale ? Cela, n’est-ce pas
précisément ce qu’Heidegger s’est efforcé de faire tout du long ? Ne conviendraitil pas au contraire d’envisager la temporalité ekstatique depuis cette autre et très
profonde histoire, que l’homme partagerait avec le reste du monde vivant, et de
concevoir sa différence depuis l’identité de la vie dans son caractère processuel ?
Au bout du compte, il est clair qu’Heidegger souhaite à tout prix maintenir
une différence de nature entre le Dasein humain et le Befähigtsein du vivant.
C’est la possibilité même de la philosophie, entendue comme métaphysique, qui
l’exige. Dans le même temps, cependant, et d’une façon qu’il ne poursuivra
jamais, Heidegger entrevoit la possibilité d’extraire un sens philosophique propre
au vivant, qui suppose une confrontation et une collaboration avec la biologie. Ce
faisant, il esquisse ce qu’on serait tenté d’appeler une bio-philosophie. Pourtant,
dans ce même cours, il nous met en garde contre la tentation, à laquelle tant
1. Ibid., 386/385-86.
2. Ibid., 388/387.
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MIGUEL DE BEISTEGUI
auront succombé, d’une « vision biologique du monde ». Ce qui nous préserve
d’une telle vision du monde, c’est précisément la philosophie en tant que
métaphysique, c'est-à-dire en tant qu’orientée vers l’étant depuis le sens de l’être.
La force de l’analyse heideggerienne tient à sa capacité de rencontrer le
phénomène du vivant et les sciences qui en découlent depuis une
problématique ontologique. On ne peut s’empêcher de se demander, toutefois, si
la problématique en question ne reste pas trop métaphysique, en ce sens
qu’Heidegger finira lui-même par critiquer, soit en tant que toujours arrimée au
Dasein humain. On sait qu’Heidegger s’en éloignera, envisageant à partir des
annés 1930 la tâche de la philosophie comme une méditation portant sur
l’appartenance mutuelle, la cor-respondance ou l’appel réciproque de l’être et de
l’homme. L’histoire sera désormais celle de cette appartenance, et le temps celui
de l’être en son déploiement essentiel. Les sciences elles-mêmes ne seront plus
envisagées que sous l’angle de la technique planétaire, soit de l’oubli de cette
appartenance mutuelle en laquelle l’homme a son être, et se joue son destin. Pardelà ce « tournant », ou peut-être en-deçà de lui, on souhaitera peut-être revenir à
cet autre voisinage, et à la riche problématique qu’il cache, soit à celle qui nous
unit au vivant, et à son horizon de virtualité, par lequel, peut-être, on touche à un
autre sens de l’être, sans pour autant faire de la philosophie une vision biologique
du monde. Heidegger lui-même, dans son cours de 1929-30, n’a-t-il pas
entr’aperçu la possibilité que le vivant dans son ensemble puisse faire l’objet
d’une métaphysique, et non seulement d’une biologie, en ceci même que, à sa
façon, le vivant effectuerait aussi la différence ontologique ? En cette occasion au
moins, dans le cadre de leçons au thème exceptionnel et troublant, Heidegger
aura conçu la philosophie dans un rapport de proximité absolue avec les sciences
du vivant.
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