Les conceptions de la mémoire déclarative d`Endel Tulving et leurs

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Dossier
Rev Neuropsychol
2011 ; 3 (2) : 94-103
Les conceptions de la mémoire
déclarative d’Endel Tulving
et leurs conséquences actuelles
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Endel Tulving’s ideas of declarative
memory and their consequences today
Béatrice Desgranges,
Francis Eustache
Inserm – EPHE – Université de Caen
Basse-Normandie, Unité 923, GIP Cyceron,
CHU Côte de Nacre, Caen
<[email protected]>
Pour citer cet article : Desgranges B,
Eustache F. Les conceptions de la mémoire
déclarative d’Endel Tulving et leurs conséquences actuelles. Rev Neuropsychol 2011 ;
3 (2) : 94-103 doi:10.1684/nrp.2011.0169
Endel Tulving est le père du concept de mémoire épisodique
et s’est davantage intéressé à cette mémoire qu’à la mémoire
déclarative qui correspond, pour lui, non pas à un mais à deux systèmes de mémoire :
la mémoire épisodique et la mémoire sémantique. Au fil de son œuvre, la mémoire épisodique est mise en perspective avec un ou plusieurs autres systèmes et sa définition est de plus
en plus précise, intégrant une dimension subjective. Se situant à l’apogée d’un continuum
évolutionniste pour son inventeur, la mémoire épisodique est qualifiée de « merveille de la
nature ». Cet article décrit l’évolution des conceptions de Tulving entre 1972 et aujourd’hui.
Il aborde ensuite le modèle MNESIS [29] qui propose une vision plus intégrée et insiste sur
les relations entre les différents systèmes de mémoire.
Résumé
Mots clés : mémoire épisodique · mémoire sémantique · conscience · modèles de mémoire
Abstract
Endel Tulving is the father of the concept of episodic
memory and is more interested in this memory system than
declarative memory, which corresponds, according to him, to not one but two memory
systems: episodic memory and semantic memory. Throughout his work, episodic memory
has been put into perspective with one or more of the other systems and its definition has
become more and more precise, incorporating a subjective dimension. Being at the pinnacle of the evolutionary continuum for its inventor, episodic memory is considered as a
“marvel of nature ”. This article describes the evolution of Endel Tulving’s ideas from 1972
to the present day. It then discusses the MNESIS model [29] that proposes a more integrated
conception and emphasizes relationships between the different memory systems.
Key words: episodic memory · semantic memory · consciousness · memory models
Endel Tulving, l’homme et l’oeuvre
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REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
doi:10.1684/nrp.2011.0169
Correspondance :
B. Desgranges
Endel Tulving est un théoricien majeur dans l’étude de la mémoire comme l’atteste le
retentissement de plusieurs de ses publications. Ainsi, comme le signalent McCabe et al.
[1], l’article écrit avec Thompson en 1973 sur la théorie de la spécificité de l’encodage
a été cité 1 470 fois et celui écrit avec Craik en 1975 sur la théorie de la profondeur
de l’encodage, 1463 fois. Un autre apport très important de Tulving aux conceptions de
la mémoire est la publication avec Schacter en 1990 concernant le système de représentations perceptives, postulé pour rendre compte des effets d’amorçage perceptif. Citons
encore l’article publié en 1985 qui décrit le paradigme remember/know (je me souviens/je
sais), dont l’influence a été moins immédiate. Ce paradigme, parfois attribué à Gardiner
qui a contribué à le faire connaitre, est très utilisé car il permet de différencier deux types
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de récupération (recollection vs familiarité), qui dépendent
respectivement de la mémoire épisodique et de la mémoire
sémantique.
L’œuvre d’Endel Tulving est impressionnante et s’étend
des années 1950 (sa première publication date de 1957)
à aujourd’hui (la dernière publication mentionnée dans
Pubmed est datée de 2010 [2], et d’autres sont vraisemblablement en préparation). Comme nous le verrons plus loin,
ses travaux s’inscrivent dans un champ pluridisciplinaire
allant de la psychologie expérimentale aux neurosciences
cognitives (il a été un pionnier en imagerie cérébrale), avec
une emphase particulière pour la neuropsychologie.
Sur un plan plus personnel, Endel Tulving est né en
Estonie en 1927. Du fait des événements historiques dans
cette partie du monde, il a émigré aux États-Unis et au
Canada où il a fait l’ensemble de sa carrière scientifique et fondé un laboratoire particulièrement productif à
l’Université de Toronto. Il s’est trouvé séparé de nombreux
membres de sa famille et de ses racines pendant plus de
vingt ans, ce qui certainement joué un rôle sur la façon
dont il a « conçu » la structure et le fonctionnement de la
mémoire humaine. Même si le cœur de son œuvre est le
système de mémoire épisodique dont il est l’inventeur, une
de ses préoccupations a été de toujours proposer une vision
d’ensemble de la mémoire sous la forme d’une conception
« multisystèmes » très large [3].
Pour en venir plus directement au thème de cet article et
de ce dossier, Endel Tulving a en fait peu utilisé le concept
de mémoire déclarative, au contraire des auteurs comme
Squire [4] qui défendent son caractère unitaire et l’opposent
à la mémoire procédurale ou à la mémoire non-déclarative.
Tulving s’est concentré sur une définition de plus en plus
élaborée du concept de mémoire épisodique et a précisé
ses relations avec les autres systèmes de mémoire, tout particulièrement la mémoire sémantique. La suite de cet article
est consacrée à ces évolutions conceptuelles dans l’œuvre
de Tulving, leurs spécificités par rapport à d’autres modèles
de mémoire et l’influence de ses différents apports dans les
travaux actuels.
Tulving et les systèmes de mémoire
Mémoires sémantique et épisodique en 1972
Mémoire épisodique et mémoire sémantique sont les
deux systèmes de mémoire définis par Tulving en 1972 [5].
À cette période, la distinction était centrée sur la nature
des informations à mémoriser : des événements personnellement vécus inscrits dans un contexte spatial et temporel
précis dans le premier cas (« J’ai déjeuné avec Endel
Tulving le 23 mai 2003, à Caen. . . ») et des concepts, des
faits généraux situés en dehors de tout contexte d’encodage
(« Tulving est psychologue, spécialiste de la mémoire »),
dans le second.
Depuis 1972, Tulving est souvent revenu sur l’opposition
entre mémoire épisodique et mémoire sémantique pour
préciser les définitions de ces deux concepts et leurs
relations. La définition de la mémoire sémantique fait
référence à une conscience noétique de l’existence du
monde, des objets, des événements et de diverses régularités. Ce niveau de conscience permet une conduite
introspective sur le monde, sans que l’objet qui donne
lieu à la réflexion soit perceptivement présent, mais sans
l’impression de reviviscence qui caractérise la mémoire épisodique. La caractéristique fondamentale de cette dernière
est de permettre le souvenir conscient d’une expérience
antérieure : l’événement lui-même (le quoi), mais aussi où
et quand celui-ci s’est produit. L’emphase est portée sur
l’expérience subjective plutôt que sur l’exactitude du souvenir de l’événement rappelé. La mémoire épisodique est
la seule forme de mémoire qui, au moment du rappel, est
orientée vers le passé. La récupération d’un souvenir en
mémoire épisodique implique ainsi un « voyage mental
dans le temps » (ou chronestésie) associé à la conscience
autonoétique. Ce concept (noèse signifie « l’acte par lequel
on pense »), qui caractérise spécifiquement la mémoire épisodique, signifie que l’individu prend conscience de sa
propre identité et de son existence dans le temps subjectif
s’étendant du passé au futur. Cette définition met l’accent
sur la conjonction de trois idées : le self (la référence à soi),
la conscience autonoétique et le temps subjectif.
Les données neuropsychologiques documentant la distinction entre mémoire épisodique et mémoire sémantique
sont maintenant nombreuses. Dès la fin des années 1950,
cette opposition avait été entrevue par Nielsen : « il existe
deux réseaux distincts pour deux formes de mémoire. L’une
est la mémoire des expériences de la vie centrée sur la
personne elle-même et impliquant fondamentalement la
notion de temps. L’autre est la mémoire des connaissances acquises intellectuellement, qui ne sont ni vécues,
ni personnelles. » [6]. L’idée de Nielsen a cependant été
éclipsée par l’étude extensive du patient H.M. par Brenda
Milner et al., et il faudra attendre des années avant qu’elle
soit sérieusement réexaminée. En effet, H.M., qui souffrait
d’une perturbation de la mémoire déclarative, c’est-à-dire la
mémoire des événements personnels et la mémoire des faits
généraux, « accaparait toute l’attention des chercheurs »
[7, 8].
La préservation des connaissances sémantiques chez
certains patients amnésiques présentant une atteinte massive de la mémoire épisodique est l’argument privilégié
en faveur de l’existence de deux systèmes de mémoire
distincts. Dans de nombreux cas, l’intérêt théorique de
cette distinction est toutefois critiquable car elle oppose
l’acquisition impossible de nouveaux souvenirs et la restitution de connaissances acquises longtemps avant la
survenue de la pathologie. Autrement dit, elle confond la
dimension sémantique/épisodique et la dimension rétrograde/antérograde.
L’étude du patient K.C. a permis de clarifier ce point
fondamental. Victime à l’âge de 30 ans d’un grave traumatisme crânien lors d’un accident de motocyclette, avec
des lésions de nombreuses régions cérébrales corticales et
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sous corticales, incluant les lobes temporaux internes [9],
il présentait en effet une dissociation entre une mémoire
sémantique normale et une mémoire épisodique altérée, pour les aspects à la fois antérograde et rétrograde.
Tulving [7, 8] rapporte que l’amnésie rétrograde de K.C. est
« très asymétrique : (. . .). Ce qui caractérise avant tout l’état
mental de K.C., c’est son incapacité totale à se souvenir
des événements, des circonstances ou des situations de sa
propre vie. Son amnésie épisodique couvre l’ensemble de
sa vie, de sa naissance à aujourd’hui. La seule exception
concerne les expériences vécues dans les deux minutes précédentes, et cela est vrai à tout moment. Quelles que soient
la quantité et la spécificité des informations qu’on lui donne
sur un événement de son passé, que cet événement soit
plus ou moins mémorable selon les critères habituels, quelle
qu’ait été sa durée, et enfin quel que soit le nombre de fois
où il a déjà été interrogé à son sujet, K.C. répond invariablement qu’il n’en a aucun souvenir, ni même le moindre
sentiment de familiarité. (. . .) Ce qui est massivement perturbé chez lui, c’est sa perception du temps vécu subjectif,
sa conscience autonoétique (le savoir sur soi). Le trouble
ne porte pas seulement sur le passé ; il s’étend également
au futur. Ainsi, quand on lui pose la question, il est incapable de dire ce qu’il va faire plus tard dans la journée, ou
le lendemain, ou encore à n’importe quel moment de sa vie
future. Il ne peut pas davantage imaginer son avenir que se
souvenir de son passé. Cet aspect du syndrome suggère que
le sens du temps dont se nourrit la conscience autonoétique
ne couvre pas seulement le passé mais aussi l’avenir.
À l’inverse, « son savoir sémantique acquis avant
l’accident est toujours pratiquement intact. Ses connaissances en mathématiques, en histoire, en géographie et dans
d’autres disciplines scolaires, de même que ses connaissances générales sur le monde ne sont guère différentes
de celles des autres personnes de son niveau d’éducation.
Il connaît de nombreux faits objectifs de sa propre vie,
comme sa date de naissance, l’adresse de son domicile
jusqu’à l’âge de neuf ans, le nom des écoles qu’il a fréquentées, la marque et la couleur de la voiture qu’il possédait,
et le fait que ses parents étaient et sont toujours propriétaires d’une résidence d’été. Il connaît l’emplacement de
la villa et peut facilement la trouver sur une carte de
l’Ontario. Il connaît la distance qui la sépare de son domicile à Toronto et le temps nécessaire pour s’y rendre en
voiture le week-end. Il sait également qu’il y a passé beaucoup de temps ». Plus étonnant, K.C. se montre capable
d’acquérir « lentement mais sûrement » des connaissances
sémantiques nouvelles grâce à une procédure de présentation répétée, et de retenir normalement l’information
pendant des semaines et des mois malgré son incapacité
à se souvenir des séances pendant lesquelles s’effectuait
cet apprentissage.
Conception multisystème : les années 1980-1990
Au début des années 1980, Tulving propose une modélisation intégrant trois systèmes de mémoire : la mémoire
96
épisodique, la mémoire sémantique et la mémoire procédurale, avec une organisation hiérarchique de ces trois
systèmes : la mémoire épisodique devient un sous-système
spécialisé de la mémoire sémantique, laquelle devient un
sous-système spécialisé de la mémoire procédurale [10]
(figure 1). Cette organisation exclut la possibilité de doubles
dissociations, les systèmes de haut niveau dans la hiérarchie
se situant dans une relation de dépendance par rapport aux
systèmes de plus bas niveau. Tulving apporte des arguments
de divers ordres (neuropsychologiques, ontogénétiques,
phylogénétiques. . .), à l’appui de cette organisation « par
emboîtement » des différents systèmes. De façon originale,
ce modèle inclut trois formes de conscience correspondant
à chacun des systèmes : la mémoire procédurale est mise
en jeu sans faire appel à la conscience (« anoétique »), car
il s’agit de la sollicitation, dans l’action, d’une procédure
totalement automatisée. La mémoire sémantique, associée
à la conscience noétique, permet d’évoquer des représentations qui ne sont pas perceptivement présentes. Enfin, le
niveau de conscience autonoétique caractérise la mémoire
épisodique. La terminologie qualifiant les niveaux de
conscience associés aux systèmes de mémoire (noétique. . .)
est directement dérivée des thèses de la phénoménologie et
de son fondateur, E. Husserl [11].
Au début des années 1990, deux nouveaux systèmes de
mémoire intègrent cette organisation : le système de représentations perceptives qui sous-tend les effets d’amorçage
perceptif et la mémoire à court terme (ou mémoire de travail). Ces cinq systèmes de mémoire constituent le cadre
dans lequel est proposé, en 1995, le modèle SPI (sériel
parallèle indépendant) [12] (figure 2). Celui-ci est fondamental car, tout en demeurant un modèle structural
(comprenant cinq systèmes de mémoire), il vise à préciser
de façon générale l’organisation et les relations entre les systèmes. Ce modèle conjugue ainsi les deux grands concepts
qui président à la description structurale et fonctionnelle de
la mémoire : les systèmes et les processus. Le modèle SPI
est aussi une proposition pour tenter de dépasser certaines
rigidités des conceptions monohiérarchiques antérieures, et
notamment l’impossibilité, selon ces dernières, de mettre en
évidence des doubles dissociations neuropsychologiques :
l’encodage comporte une dimension sérielle (l’encodage
dans un système dépend de la qualité de l’encodage dans
le système inférieur), le stockage s’effectue en parallèle
dans les différents systèmes, et la récupération des informations stockées dans un système est indépendante de la
récupération dans les autres systèmes. Ainsi, ce modèle
prédit que l’encodage d’une information dans un système
« inférieur » (par exemple la mémoire sémantique) peut
se réaliser même si l’encodage dans le système supérieur
(la mémoire épisodique) est défaillant, mais non l’inverse
(ce qui demeure une contrainte forte). En revanche, au
niveau de la récupération, les contraintes sont beaucoup
plus faibles. Par exemple, le modèle SPI n’exclut pas les
troubles de la récupération d’informations sémantiques sans
troubles de la récupération en mémoire épisodique. Il permet ainsi de rendre compte (au moins en partie) de certaines
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Mémoire
Degré de
conscience
Épisodique
Autonoétique
Sémantique
Noétique
Procédurale
Anoétique
Figure 1. Modèle d’organisation hiérarchique [10]. À chaque système de mémoire correspond une forme de conscience différente.
Mémoire épisodique
Mémoire de travail
Mémoire sémantique
Système de représentations perceptives
Mémoire procédurale
Figure 2. Le modèle SPI [12]. Ce modèle comprend cinq systèmes de mémoire : un système d’action (la mémoire procédurale) et quatre systèmes de
représentation. L’organisation de ces derniers est dépendante des processus : l’encodage est sériel à partir du système de représentations perceptives, le
stockage s’effectue en parallèle dans les différents systèmes, et la récupération de l’information est indépendante à partir des différents systèmes.
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Encodage
Stockage
Récupération
Mémoire
épisodique
Événements
personnels
Se souvenir
du passé
Mémoire
sémantique
Connaissances
générales
Réfléchir au
moment présent
Mémoire
perceptive
Données
perceptives
Identifier
des objets
Entrée
Figure 3. Relations entre mémoire perceptive, mémoire sémantique et mémoire épisodique (Tulving, communication personnelle, 2003).
doubles dissociations rencontrées dans les pathologies
démentielles, tout particulièrement des troubles de la
mémoire sémantique au stade précoce de la démence
sémantique.
Cette organisation vaut pour les quatre systèmes de
représentation, mais non pour le système d’action : la
mémoire procédurale. En fait, les relations entre la mémoire
procédurale et les autres systèmes ne sont pas spécifiées, ce
qui constitue une limite du modèle. Dans les publications
ultérieures (voir notamment [13]), l’emphase est portée sur
les relations entre mémoire perceptive, mémoire sémantique et mémoire épisodique (figure 3). Les liens avec la
mémoire de travail ne sont pas non plus précisés, ce qui
constitue une autre limite, compte tenu surtout des développements importants dans ce domaine et notamment la
proposition, faite par Baddeley [14], d’un buffer épisodique
à l’interface entre les « structures à court terme » et les
« structures à long terme ».
Tulving et la mémoire épisodique
aujourd’hui : une « merveille
de la nature »
L’expression « merveille de la nature » est utilisée
dans l’article publié en 2002 [7, 8] dans lequel Tulving
met l’emphase sur les particularités de ce système de
mémoire qui rend possible le voyage mental dans le temps :
le sens du temps subjectif, la conscience autonoétique et le
98
moi, ce que Tulving nomme le « voyageur » (« sans voyageur, pas de voyage »). L’auteur décline les spécificités de
la mémoire épisodique en plusieurs points.
– La mémoire épisodique est autobiographique au sens
où elle stocke les souvenirs d’événements personnellement
vécus, elle est essentielle pour le self, l’identité [15]. Ce
point est capital car cette conception tranche avec une
vision restrictive de la mémoire épisodique et de son évaluation (par exemple par l’apprentissage de listes de mots).
Cette définition est parfois mal comprise : la mémoire épisodique est autobiographique mais l’inverse n’est pas vrai,
puisque la mémoire autobiographique repose à la fois
sur des représentations épisodiques et des représentations
sémantiques. Cette réflexion théorique de Tulving sur les
liens entre mémoire épisodique et self est à l’origine de
différents modèles qui développent particulièrement ces
aspects (par exemple le modèle de la mémoire du soi de
Conway [16].
– La mémoire épisodique est orientée vers le passé et Tulving propose un développement lyrique à l’appui de cette
conception : « À une exception près, le cours du temps
est linéaire et à sens unique. Le caractère unidirectionnel du temps est l’une des lois les plus fondamentales de
la nature. C’est cette loi qui a inéluctablement déterminé
– sur les plans cosmique, géologique, physique, biologique,
psychologique – tous les événements de l’univers depuis
sa création. Les galaxies et les étoiles naissent et meurent,
les êtres vivants sont d’abord jeunes avant de vieillir, les
causes précèdent toujours les effets, il n’y a pas de retour
vers le passé, et ainsi de suite. L’écoulement du temps est
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irréversible. La seule exception est la capacité de l’homme
à se souvenir des événements du passé » [7, 8].
– La mémoire épisodique permet le voyage mental dans le
temps subjectif, non seulement vers le passé, mais aussi
vers le futur. La situation du patient K.C., profondément
amnésique (voir supra), permet une certaine représentation de l’absence de mémoire épisodique et de conscience
autonoétique : une impression de vide (« blankness ») sans
projection dans le passé ou le futur. Buckner et Carroll [17]
ont plus récemment rapproché ces deux processus cognitifs, se souvenir et se projeter dans le futur, soulignant qu’ils
sont sous-tendus par le même réseau cérébral et se développent en parallèle. Ils rapprochent également ces deux
concepts de la notion de théorie de l’esprit, cette faculté
qui consiste à nous projeter vers l’autre pour décoder ses
intentions et ses croyances et adapter en conséquence notre
comportement [18]. Ces liens entre mémoire épisodique,
projection vers le futur et théorie de l’esprit donnent actuellement lieu à de nombreux travaux en neuropsychologie et
en neurosciences cognitives (voir par exemple [19]).
– La mémoire épisodique se développe tardivement sur le
plan ontogénétique. Dans les études portant sur l’évocation
de souvenirs d’événements personnels, les enfants peuvent
être confrontés à des situations de la vie quotidienne
standardisées (par exemple, le déclenchement de l’alarme
incendie à l’école), ou invités à relater des événements personnels. Après un intervalle de rétention variant de plusieurs
mois à plusieurs années, ils sont interrogés sur l’expérience
initiale. Avec l’avancée en âge, les souvenirs d’un même
événement rapportés par les enfants sont de plus en plus
organisés et complexes : les informations sont plus nombreuses et plus précises et les récits de moins en moins
dépendants de la manière dont les enfants sont interrogés.
Au contraire, lorsque les enfants sont jeunes, les suggestions de leurs interlocuteurs peuvent les influencer au point
qu’ils peuvent faire des faux témoignages. Ainsi, bien qu’il
soit difficile de déterminer l’âge précis auquel la mémoire
épisodique est fonctionnelle, ces études montrent qu’elle
se met en place progressivement et se développe jusqu’à
l’adolescence [20].
– Étant le système mnésique le plus élevé dans la hiérarchie, la mémoire épisodique se détériore facilement,
sous les effets de l’âge et de la pathologie. Cependant,
les mécanismes qui président à ces déficits mnésiques au
cours du vieillissement normal et au cours de diverses
maladies sont très différents, la littérature est extrêmement
abondante et convergente sur ce sujet [21]. La maladie
d’Alzheimer a été la plus étudiée et certains travaux ont
validé cette organisation hiérarchique proposée par Tulving [22]. Cette fragilité de la mémoire épisodique a été
décrite dans différentes affections psychiatriques (la dépression) et aussi dans les conséquences d’affections organiques
sans répercussions cérébrales directes (des cancers non
cérébraux). Certains travaux réalisés dans la démence
sémantique (et présentés plus loin dans cet article) restent toutefois difficiles à intégrer dans cette belle vision
d’ensemble.
– La mémoire épisodique est un concept récent sur le
plan phylogénétique. Selon Tulving, elle est spécifiquement
humaine, alors que certains auteurs suggèrent l’existence
de formes au moins partielles de cette mémoire dans différentes espèces animales. C’est le cas des grands singes
très socialisés, mais des démonstrations très convaincantes
ont été faites chez des animaux moins « évolués », comme
le geai à gorge blanche qui a pour particularité de cacher
sa nourriture. En utilisant ce comportement à des fins
expérimentales, Nicola Clayton et al. [23] ont montré que
cet oiseau était capable de mémoriser différents types
d’informations (une denrée périssable et une autre qui se
conserve mieux), le lieu où cette denrée était cachée et la
durée durant laquelle cette nourriture avait été cachée. Pour
démontrer cela, les oiseaux étaient introduits dans les cages
où quelque temps avant ils avaient caché des baies, leur
nourriture préférée mais périssable, et des graines. Ils se dirigeaient vers les baies si le délai était bref et vers les graines
si trop de temps s’était écoulé pour que les baies soient
intactes. Clayton et d’autres auteurs proposent d’appeler
« episodic-like », cette forme de mémoire épisodique qui
associe la mémoire du contenu (le quoi), du lieu (le où)
et la dimension temporelle (le quand). C’est le sentiment
de reviviscence, caractéristique de la mémoire épisodique
dans la conception de Tulving, qui la rendrait spécifiquement humaine : « En dehors de l’espèce humaine, il n’existe
aucune preuve dans le règne animal – y compris chez ceux
que nous appelons les animaux évolués – d’un accès au
temps subjectif. Les animaux sont aussi adroits au jeu de
la reproduction que l’ont été les êtres humains. Ils sont
doués de pensée, ils sont conscients de leur environnement, et ils s’appuient comme nous sur l’apprentissage et
la mémoire pour acquérir les procédures nécessaires à leur
survie, mais ils ne semblent pas disposer de cette capacité
que nous avons d’effectuer un voyage mental rétrospectif
dans le temps, probablement parce qu’ils n’en ont pas
besoin » [7, 8].
– La mémoire épisodique est en relation étroite avec
la mémoire sémantique. Les liens entre mémoire épisodique et sémantique s’expriment de différentes façons. Tout
d’abord, la théorie de la profondeur de l’encodage, largement démontrée, montre que le traitement profond d’un
item est un atout majeur pour sa récupération ultérieure,
le traitement profond le plus classique étant le traitement
sémantique. Autrement dit, le passage par la mémoire
sémantique assure de meilleures performances de mémoire
que le recours à un traitement superficiel. Ce passage par
la mémoire sémantique, avant d’accéder à la mémoire
épisodique, est obligé pour Tulving, mais cela ne signifie pas que toutes les informations accèdent à la mémoire
épisodique. La conception de Tulving selon laquelle des
connaissances peuvent s’inscrire en mémoire sémantique
sans le recours à la mémoire épisodique s’oppose à la
vision plus classique (et au sens commun) selon laquelle
les connaissances sémantiques le sont devenues après avoir
perdu leurs caractéristiques épisodiques (processus appelé
parfois sémantisation).
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L’observation de jeunes patients victimes d’un syndrome
amnésique et pourtant capables d’acquérir des connaissances en mémoire sémantique a fourni des arguments à
l’appui de la conception de Tulving. Vargha-Khadem et al.
[24] ont décrit des adolescents victimes d’un syndrome
amnésique consécutif à des lésions précoces (néonatales
pour certains d’entre eux) de la région hippocampique. Ces
adolescents étaient profondément amnésiques, pourtant,
ils ont acquis le langage et de nombreuses connaissances sur le monde. Jusqu’alors, des capacités d’acquisition
de nouvelles connaissances avaient été montrées chez des
patients atteints d’un syndrome amnésique survenu à l’âge
adulte, mais elles s’intégraient à des savoirs acquis avant
l’apparition de la pathologie. Les études réalisées chez
les enfants amnésiques ont montré que ces connaissances pouvaient être acquises de novo. Tulving considère
que ces observations apportent des arguments forts à son
modèle hiérarchique, puisque de nombreuses connaissances peuvent être acquises sans médiation par le système
épisodique. Si les tenants de la théorie de Tulving voient
dans le profil clinique de ces enfants une dissociation entre
une mémoire épisodique abolie et une mémoire sémantique efficiente, Squire et al. considèrent que ces deux types
de mémoire, qui forment la mémoire déclarative, sont plus
ou moins altérés. Ils contestent la pureté de la dissociation
en considérant que la mémoire épisodique de ces enfants
n’était pas totalement abolie et qu’elle leur avait permis
d’acquérir des connaissances sémantiques.
D’autres auteurs ont remis en question cette idée du
passage obligé des informations par la mémoire sémantique pour accéder en mémoire épisodique. Ainsi, l’équipe
de Hodges a montré que des patients atteints de démence
sémantique, en début d’évolution, obtiennent des performances normales dans différentes tâches de reconnaissance
utilisant un matériel non verbal [25]. Les performances des
patients avec démence sémantique sont normales quand les
stimuli sont strictement identiques lors de la phase d’étude
et lors de la phase de test, que ce soit pour des items connus
ou non connus. Dans le cas contraire, par exemple avec
des photographies d’objets prises sous différents angles,
le succès de la reconnaissance est modulé par le statut
Mémoire sémantique
sémantique du stimulus : une bonne reconnaissance pour
les items connus, mais une reconnaissance perturbée pour
les stimuli non connus. Selon Hodges et al., la préservation des capacités de reconnaissance chez des patients
ayant des troubles sélectifs de la mémoire sémantique remet
en question le modèle SPI selon lequel l’acquisition en
mémoire épisodique repose nécessairement sur le système
sémantique. Ces auteurs proposent une hypothèse alternative qu’ils nomment modèle à entrées multiples, selon
laquelle l’information en provenance du système perceptif peut entrer directement en mémoire épisodique, ce
qui explique les performances de reconnaissance normales
chez les patients atteints de démence sémantique. Chez
les sujets normaux, la mémoire de reconnaissance repose
sur des entrées multiples provenant à la fois du système
perceptif et du système sémantique (figure 4).
Les publications de l’équipe de Hodges ont suscité des
critiques de la part de Tulving, notamment concernant
l’épreuve de mémoire utilisée, fort éloignée du concept
actuel de mémoire épisodique : la réussite aux tâches de
reconnaissance par les patients pourrait être liée à la mise
en jeu de processus de plus bas niveau, comme le sentiment de familiarité. Hodges et al., avec des tâches de
mémoire plus complexes que la reconnaissance d’images,
ont alors montré que des patients atteints de démence
sémantique peuvent acquérir des éléments d’un souvenir épisodique (la source de l’événement, l’association de
deux stimuli). Dans un article récent [26], ils vont encore
plus loin en démontrant des performances normales à
des tâches de mémoire qui s’approchent de plus en plus
de la notion de mémoire épisodique : les patients étaient
d’abord examinés à l’aide de tâches de mémoire sémantique (par exemple, placement de monuments célèbres sur
des cartes de géographie) et se montraient capables de
raconter le lendemain (en rappel libre, puis en reconnaissance) ce qu’ils avaient vécu avec l’examinateur, ainsi que
le moment et le lieu précis où l’événement s’était produit. Selon les auteurs eux-mêmes, ces résultats ne sont
pas forcément incompatibles avec le modèle SPI, mais ils
suggèrent que la formation d’un souvenir épisodique ne
nécessite pas forcément une mémoire sémantique normale.
Mémoire épisodique
Système de représentations perceptives
Figure 4. Les relations entre les trois systèmes de représentation à long terme dans le modèle à entrées multiples de Hodges et al.
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Encore une fois, 1) les tests employés ne répondent sans
doute pas complètement aux critères de la mémoire épisodique puisque la conscience n’était pas examinée, 2) la
mémoire sémantique des patients n’est certainement pas
totalement abolie et 3) cette expérience ne permet pas de
savoir si de tels souvenirs sont durables ou non. Il n’en
reste pas moins que ces données sont très intéressantes
pour mieux comprendre les relations entre mémoire épisodique et mémoire sémantique et questionner le modèle
de Tulving.
- La mémoire épisodique dépend d’un réseau cérébral
largement distribué. Au sein de ce réseau, l’hippocampe et
le cortex préfrontal jouent un rôle de premier plan, chacune de ces structures ayant donné lieu à un modèle dans
l’élaboration desquels Endel Tulving n’est pas étranger : le
modèle HIPER (HIPpocampus Encoding Retrieval) [27] et
le modèle HERA (Hemispheric Encoding/Retrieval Asymmetry [asymétrie hémisphérique des processus d’encodage
et de récupération] [28]). Le premier ne concerne que la
mémoire épisodique, et postule que l’encodage dépend
plutôt de la partie antérieure de l’hippocampe et la récupération, de sa partie postérieure. Selon le modèle HERA,
le cortex préfrontal gauche est plus impliqué que le droit
dans l’encodage d’informations en mémoire épisodique,
alors que le cortex préfrontal droit est plus impliqué
que le gauche dans la récupération en mémoire épisodique. Du fait que les processus d’encodage épisodique
impliquent habituellement la récupération en mémoire
sémantique, le modèle HERA assigne également au lobe
frontal gauche un rôle dans la récupération en mémoire
sémantique. Il renforce donc la distinction entre mémoire
épisodique et mémoire sémantique, la récupération sémantique dépendant principalement de l’hémisphère gauche, et
la récupération épisodique, de l’hémisphère droit.
Les données de l’imagerie cérébrale soulignent
l’implication « probablement centrale des lobes frontaux,
les plus récemment apparus sur la scène de l’évolution,
vraisemblablement en interaction étroite avec d’autres
régions cérébrales, dans l’accomplissement de ce qui
caractérise le mieux la mémoire épisodique, le voyage
mental dans le temps » [7, 8].
Un modèle dérivé des conceptions de
Tulving : MNESIS
MNESIS (Modèle NÉoStuctural InterSystémique) est né
de la volonté de rassembler des concepts et des modèles
importants dans le domaine de la mémoire et de mieux
comprendre les liens existant entre ces différents concepts
[29, 30] (figure 5). Les trois systèmes de représentation
à long terme (mémoire perceptive, mémoire sémantique,
mémoire épisodique) respectent l’organisation globale proposée par Tulving. Le terme de mémoire perceptive est
préféré à celui de système de représentations perceptives
qui sous-tend uniquement des expressions non conscientes
de la mémoire. Ce concept de mémoire perceptive est
donc plus large que celui de système de représentations perceptives, puisqu’il inclut à la fois les opérations
conscientes et inconscientes. À gauche de ces trois systèmes
de représentation figurent deux flèches qui représentent des
rétroactions. L’une (allant de la mémoire épisodique à la
mémoire sémantique) désigne le processus de sémantisation des souvenirs. L’existence de ce processus n’est pas en
désaccord avec l’hypothèse forte de Tulving selon laquelle
l’information est d’abord encodée en mémoire sémantique
avant de l’être en mémoire épisodique. Cette rétroaction
insiste sur le fait que les souvenirs font l’objet d’un processus de sémantisation au fil du temps. Elle ne signifie pas pour
autant que tous les souvenirs suivent ce chemin et qu’il ne
persiste pas de « vrais souvenirs épisodiques », y compris
pour le passé lointain [31]. Même si ces aspects sont difficiles à quantifier, de nombreux souvenirs épisodiques font
l’objet de ce processus de sémantisation et d’autres sont
totalement oubliés après un délai plus ou moins long. La
seconde flèche (de la mémoire épisodique à la mémoire perceptive) met l’accent sur les phénomènes de reviviscence,
conscients et inconscients, indispensables à la consolidation mnésique. Il s’agit de processus très divers allant de la
ré-évocation (spontanée ou induite par des discussions, des
indices) de la scène initiale émaillée de détails sensoriels
à des mécanismes moins contrôlés se produisant pendant
des rêveries ou certains stades de sommeil. Ces deux rétroactions permettent d’insister sur le caractère dynamique et
reconstructif de la mémoire, et sur leur corollaire, les transformations de la trace mnésique et la formation possible de
faux souvenirs.
Au centre de la figure se trouve le système de mémoire
de travail avec, d’une part, les composantes du modèle
« classique » de Baddeley : administrateur central, boucle
phonologique, calepin visuo-spatial et, d’autre part, le buffer épisodique. Les interactions que le buffer épisodique
entretient avec l’administrateur central (et les différentes
fonctions exécutives) et avec les mémoires épisodique et
sémantique jouent un rôle important dans la mémoire
consciente (et le présent psychologique).
Enfin, la mémoire procédurale est réintégrée au modèle
d’ensemble de la mémoire et les interactions entre ce système d’action et les systèmes de représentation sont prises
en compte. Les liens avec la mémoire perceptive sont privilégiés pour la mémoire procédurale perceptivo-motrice,
et avec les systèmes déclaratifs pour la mémoire procédurale cognitive. Dans tous les cas, les interactions avec
les systèmes de représentation (y compris la mémoire de
travail) sont particulièrement importantes lors de la phase
d’apprentissage procédural. Les liens se distendent ensuite
au cours du processus d’automatisation [32].
Considérée comme un « système de bas niveau », la
mémoire procédurale a été sous-estimée. Dans la plupart
des modèles de mémoire, elle est réduite à un système se
mettant en place très tôt chez l’enfant, sans qu’aient été
véritablement comprises les interactions avec les systèmes
dits « de haut niveau » tout au long du développement
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Boucle
phonologique
Apprentissage
procédural
congnitif
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Mémoire épisodique
Sémantisation
Reviviscence
Buffer
épisodique
Mémoire sémantique
Administrateur
central
Apprentissage
procédural
perceptivoverbal
Mémoire perceptive
Registre
visuo-spatial
Entrées sensorielles
Apprentissage
procédural
perceptivomoteur
Mémoire de travail
Mémoire procédurale
Figure 5. Modèle MNESIS de Eustache et Desgranges [29, 30]. Ce modèle, qui comprend cinq systèmes de mémoire et intègre notamment les conceptions
de Tulving et de Baddeley, insiste sur les relations entre les différents systèmes pour rendre compte du caractère dynamique et reconstructif de la mémoire
humaine en référence aux thèses proposées par Conway et Schacter. .
de l’individu. Pourtant, cette mémoire des habiletés soustend une partie de l’expertise de l’individu, qui correspond
notamment à ses fonctions, à son métier, lesquels dans bien
des cas, définissent le mieux son identité.
MNESIS comprend ainsi cinq systèmes de mémoire,
comme le modèle SPI de Tulving dont il est dérivé. Il
y adjoint des rétroactions qui visent à rendre compte
du caractère dynamique et reconstructif de la mémoire
humaine. MNESIS intègre également des interactions nouvelles entre ces trois systèmes et, d’une part, la mémoire
de travail, en adoptant en cela les récents développements
présentés par Baddeley, et d’autre part, la mémoire procédurale, en faisant référence aux théories de l’apprentissage
élaborées en psychologie cognitive et encore peu usitées en
neuropsychologie.
Conclusion
Endel Tulving a véritablement forgé le concept de
mémoire épisodique depuis 40 ans. Tout en proposant des
méthodologies novatrices (comme le paradigme RK), il a
précisé sa place dans l’architecture cognitive, notamment
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ses relations avec les mémoires perceptive et sémantique,
mais aussi avec d’autres concepts comme la projection
vers le futur et la théorie de l’esprit. Il s’agit de thèmes de
recherche très actuels avec des conséquences importantes
tant aux plans cliniques que théoriques. Une autre originalité de la conception de Tulving est d’avoir rapproché
mémoire et conscience (renouant avec les thèses de la phénoménologie) en qualifiant différents systèmes de mémoire
de niveaux de conscience distincts. Enfin, il a souligné les
liens entre mémoire et identité, montrant la voie à de nouveaux modèles spécifiquement dédiés à ces aspects. Au
total, Tulving est l’auteur qui a réintégré dans le concept
de mémoire, vidé de sa substance par cinquante ans de
béhaviorisme, sa dimension éminemment subjective : la
chronestésie, les liens entre mémoire, conscience et identité. Pour notre part et dans cette ligne de pensée, nous avons
proposé un modèle, MNESIS, qui cherche à conserver une
vision d’ensemble de la mémoire, insistant sur les relations
multiples qui gouvernent son fonctionnement harmonieux.
Endel Tulving, père de la mémoire épisodique, n’est pas
seulement l’un des plus grands auteurs en psychologie et
en neurosciences du demi-siècle qui vient de s’écouler, il
est aussi quelqu’un qui nous dit la chance que nous avons
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à œuvrer dans son sillage : « Si l’on veut un jour trouver des moyens plus appropriés que ceux d’aujourd’hui
pour explorer la singularité de la mémoire épisodique et
de la conscience autonoétique, il faudrait probablement
tenir compte du fait que le voyage mental dans le temps
implique la conscience, non seulement de ce qui a été,
mais aussi de ce qui peut survenir. Cette conscience permet aux créatures autonoétiques de réfléchir, de s’inquiéter,
de se projeter dans l’avenir pour eux-mêmes et pour leur
descendance, comme aucune créature dépourvue de cette
capacité ne pourrait le faire. L’Homo Sapiens, en tirant
tous les avantages de la conscience qu’il a de son existence continue dans le temps, a fait de son environnement
naturel un monde de culture et de civilisation que nos
lointains ancêtres, et à plus forte raison les membres des
autres espèces, ne pouvaient pas imaginer. L’évolution biologique a mis bien longtemps à construire dans le cerveau
une machine temporelle, et elle n’y est parvenue qu’une
seule fois, mais avec de formidables conséquences. Grâce
à sa capacité de contrôle mental sur le temps, l’Homme
exerce aujourd’hui sur la terre des pouvoirs qui égalent
souvent, et surpassent parfois, ceux de la nature ellemême. Difficile d’imaginer une plus grande merveille de la
nature » [7, 8].
Conflits d’intérêts
Aucun.
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