Dossier Rev Neuropsychol 2011 ; 3 (2) : 94-103 Les conceptions de la mémoire déclarative d’Endel Tulving et leurs conséquences actuelles Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 23/05/2017. Endel Tulving’s ideas of declarative memory and their consequences today Béatrice Desgranges, Francis Eustache Inserm – EPHE – Université de Caen Basse-Normandie, Unité 923, GIP Cyceron, CHU Côte de Nacre, Caen <[email protected]> Pour citer cet article : Desgranges B, Eustache F. Les conceptions de la mémoire déclarative d’Endel Tulving et leurs conséquences actuelles. Rev Neuropsychol 2011 ; 3 (2) : 94-103 doi:10.1684/nrp.2011.0169 Endel Tulving est le père du concept de mémoire épisodique et s’est davantage intéressé à cette mémoire qu’à la mémoire déclarative qui correspond, pour lui, non pas à un mais à deux systèmes de mémoire : la mémoire épisodique et la mémoire sémantique. Au fil de son œuvre, la mémoire épisodique est mise en perspective avec un ou plusieurs autres systèmes et sa définition est de plus en plus précise, intégrant une dimension subjective. Se situant à l’apogée d’un continuum évolutionniste pour son inventeur, la mémoire épisodique est qualifiée de « merveille de la nature ». Cet article décrit l’évolution des conceptions de Tulving entre 1972 et aujourd’hui. Il aborde ensuite le modèle MNESIS [29] qui propose une vision plus intégrée et insiste sur les relations entre les différents systèmes de mémoire. Résumé Mots clés : mémoire épisodique · mémoire sémantique · conscience · modèles de mémoire Abstract Endel Tulving is the father of the concept of episodic memory and is more interested in this memory system than declarative memory, which corresponds, according to him, to not one but two memory systems: episodic memory and semantic memory. Throughout his work, episodic memory has been put into perspective with one or more of the other systems and its definition has become more and more precise, incorporating a subjective dimension. Being at the pinnacle of the evolutionary continuum for its inventor, episodic memory is considered as a “marvel of nature ”. This article describes the evolution of Endel Tulving’s ideas from 1972 to the present day. It then discusses the MNESIS model [29] that proposes a more integrated conception and emphasizes relationships between the different memory systems. Key words: episodic memory · semantic memory · consciousness · memory models Endel Tulving, l’homme et l’oeuvre 94 REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES doi:10.1684/nrp.2011.0169 Correspondance : B. Desgranges Endel Tulving est un théoricien majeur dans l’étude de la mémoire comme l’atteste le retentissement de plusieurs de ses publications. Ainsi, comme le signalent McCabe et al. [1], l’article écrit avec Thompson en 1973 sur la théorie de la spécificité de l’encodage a été cité 1 470 fois et celui écrit avec Craik en 1975 sur la théorie de la profondeur de l’encodage, 1463 fois. Un autre apport très important de Tulving aux conceptions de la mémoire est la publication avec Schacter en 1990 concernant le système de représentations perceptives, postulé pour rendre compte des effets d’amorçage perceptif. Citons encore l’article publié en 1985 qui décrit le paradigme remember/know (je me souviens/je sais), dont l’influence a été moins immédiate. Ce paradigme, parfois attribué à Gardiner qui a contribué à le faire connaitre, est très utilisé car il permet de différencier deux types Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 23/05/2017. Dossier de récupération (recollection vs familiarité), qui dépendent respectivement de la mémoire épisodique et de la mémoire sémantique. L’œuvre d’Endel Tulving est impressionnante et s’étend des années 1950 (sa première publication date de 1957) à aujourd’hui (la dernière publication mentionnée dans Pubmed est datée de 2010 [2], et d’autres sont vraisemblablement en préparation). Comme nous le verrons plus loin, ses travaux s’inscrivent dans un champ pluridisciplinaire allant de la psychologie expérimentale aux neurosciences cognitives (il a été un pionnier en imagerie cérébrale), avec une emphase particulière pour la neuropsychologie. Sur un plan plus personnel, Endel Tulving est né en Estonie en 1927. Du fait des événements historiques dans cette partie du monde, il a émigré aux États-Unis et au Canada où il a fait l’ensemble de sa carrière scientifique et fondé un laboratoire particulièrement productif à l’Université de Toronto. Il s’est trouvé séparé de nombreux membres de sa famille et de ses racines pendant plus de vingt ans, ce qui certainement joué un rôle sur la façon dont il a « conçu » la structure et le fonctionnement de la mémoire humaine. Même si le cœur de son œuvre est le système de mémoire épisodique dont il est l’inventeur, une de ses préoccupations a été de toujours proposer une vision d’ensemble de la mémoire sous la forme d’une conception « multisystèmes » très large [3]. Pour en venir plus directement au thème de cet article et de ce dossier, Endel Tulving a en fait peu utilisé le concept de mémoire déclarative, au contraire des auteurs comme Squire [4] qui défendent son caractère unitaire et l’opposent à la mémoire procédurale ou à la mémoire non-déclarative. Tulving s’est concentré sur une définition de plus en plus élaborée du concept de mémoire épisodique et a précisé ses relations avec les autres systèmes de mémoire, tout particulièrement la mémoire sémantique. La suite de cet article est consacrée à ces évolutions conceptuelles dans l’œuvre de Tulving, leurs spécificités par rapport à d’autres modèles de mémoire et l’influence de ses différents apports dans les travaux actuels. Tulving et les systèmes de mémoire Mémoires sémantique et épisodique en 1972 Mémoire épisodique et mémoire sémantique sont les deux systèmes de mémoire définis par Tulving en 1972 [5]. À cette période, la distinction était centrée sur la nature des informations à mémoriser : des événements personnellement vécus inscrits dans un contexte spatial et temporel précis dans le premier cas (« J’ai déjeuné avec Endel Tulving le 23 mai 2003, à Caen. . . ») et des concepts, des faits généraux situés en dehors de tout contexte d’encodage (« Tulving est psychologue, spécialiste de la mémoire »), dans le second. Depuis 1972, Tulving est souvent revenu sur l’opposition entre mémoire épisodique et mémoire sémantique pour préciser les définitions de ces deux concepts et leurs relations. La définition de la mémoire sémantique fait référence à une conscience noétique de l’existence du monde, des objets, des événements et de diverses régularités. Ce niveau de conscience permet une conduite introspective sur le monde, sans que l’objet qui donne lieu à la réflexion soit perceptivement présent, mais sans l’impression de reviviscence qui caractérise la mémoire épisodique. La caractéristique fondamentale de cette dernière est de permettre le souvenir conscient d’une expérience antérieure : l’événement lui-même (le quoi), mais aussi où et quand celui-ci s’est produit. L’emphase est portée sur l’expérience subjective plutôt que sur l’exactitude du souvenir de l’événement rappelé. La mémoire épisodique est la seule forme de mémoire qui, au moment du rappel, est orientée vers le passé. La récupération d’un souvenir en mémoire épisodique implique ainsi un « voyage mental dans le temps » (ou chronestésie) associé à la conscience autonoétique. Ce concept (noèse signifie « l’acte par lequel on pense »), qui caractérise spécifiquement la mémoire épisodique, signifie que l’individu prend conscience de sa propre identité et de son existence dans le temps subjectif s’étendant du passé au futur. Cette définition met l’accent sur la conjonction de trois idées : le self (la référence à soi), la conscience autonoétique et le temps subjectif. Les données neuropsychologiques documentant la distinction entre mémoire épisodique et mémoire sémantique sont maintenant nombreuses. Dès la fin des années 1950, cette opposition avait été entrevue par Nielsen : « il existe deux réseaux distincts pour deux formes de mémoire. L’une est la mémoire des expériences de la vie centrée sur la personne elle-même et impliquant fondamentalement la notion de temps. L’autre est la mémoire des connaissances acquises intellectuellement, qui ne sont ni vécues, ni personnelles. » [6]. L’idée de Nielsen a cependant été éclipsée par l’étude extensive du patient H.M. par Brenda Milner et al., et il faudra attendre des années avant qu’elle soit sérieusement réexaminée. En effet, H.M., qui souffrait d’une perturbation de la mémoire déclarative, c’est-à-dire la mémoire des événements personnels et la mémoire des faits généraux, « accaparait toute l’attention des chercheurs » [7, 8]. La préservation des connaissances sémantiques chez certains patients amnésiques présentant une atteinte massive de la mémoire épisodique est l’argument privilégié en faveur de l’existence de deux systèmes de mémoire distincts. Dans de nombreux cas, l’intérêt théorique de cette distinction est toutefois critiquable car elle oppose l’acquisition impossible de nouveaux souvenirs et la restitution de connaissances acquises longtemps avant la survenue de la pathologie. Autrement dit, elle confond la dimension sémantique/épisodique et la dimension rétrograde/antérograde. L’étude du patient K.C. a permis de clarifier ce point fondamental. Victime à l’âge de 30 ans d’un grave traumatisme crânien lors d’un accident de motocyclette, avec des lésions de nombreuses régions cérébrales corticales et REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 95 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 23/05/2017. Dossier sous corticales, incluant les lobes temporaux internes [9], il présentait en effet une dissociation entre une mémoire sémantique normale et une mémoire épisodique altérée, pour les aspects à la fois antérograde et rétrograde. Tulving [7, 8] rapporte que l’amnésie rétrograde de K.C. est « très asymétrique : (. . .). Ce qui caractérise avant tout l’état mental de K.C., c’est son incapacité totale à se souvenir des événements, des circonstances ou des situations de sa propre vie. Son amnésie épisodique couvre l’ensemble de sa vie, de sa naissance à aujourd’hui. La seule exception concerne les expériences vécues dans les deux minutes précédentes, et cela est vrai à tout moment. Quelles que soient la quantité et la spécificité des informations qu’on lui donne sur un événement de son passé, que cet événement soit plus ou moins mémorable selon les critères habituels, quelle qu’ait été sa durée, et enfin quel que soit le nombre de fois où il a déjà été interrogé à son sujet, K.C. répond invariablement qu’il n’en a aucun souvenir, ni même le moindre sentiment de familiarité. (. . .) Ce qui est massivement perturbé chez lui, c’est sa perception du temps vécu subjectif, sa conscience autonoétique (le savoir sur soi). Le trouble ne porte pas seulement sur le passé ; il s’étend également au futur. Ainsi, quand on lui pose la question, il est incapable de dire ce qu’il va faire plus tard dans la journée, ou le lendemain, ou encore à n’importe quel moment de sa vie future. Il ne peut pas davantage imaginer son avenir que se souvenir de son passé. Cet aspect du syndrome suggère que le sens du temps dont se nourrit la conscience autonoétique ne couvre pas seulement le passé mais aussi l’avenir. À l’inverse, « son savoir sémantique acquis avant l’accident est toujours pratiquement intact. Ses connaissances en mathématiques, en histoire, en géographie et dans d’autres disciplines scolaires, de même que ses connaissances générales sur le monde ne sont guère différentes de celles des autres personnes de son niveau d’éducation. Il connaît de nombreux faits objectifs de sa propre vie, comme sa date de naissance, l’adresse de son domicile jusqu’à l’âge de neuf ans, le nom des écoles qu’il a fréquentées, la marque et la couleur de la voiture qu’il possédait, et le fait que ses parents étaient et sont toujours propriétaires d’une résidence d’été. Il connaît l’emplacement de la villa et peut facilement la trouver sur une carte de l’Ontario. Il connaît la distance qui la sépare de son domicile à Toronto et le temps nécessaire pour s’y rendre en voiture le week-end. Il sait également qu’il y a passé beaucoup de temps ». Plus étonnant, K.C. se montre capable d’acquérir « lentement mais sûrement » des connaissances sémantiques nouvelles grâce à une procédure de présentation répétée, et de retenir normalement l’information pendant des semaines et des mois malgré son incapacité à se souvenir des séances pendant lesquelles s’effectuait cet apprentissage. Conception multisystème : les années 1980-1990 Au début des années 1980, Tulving propose une modélisation intégrant trois systèmes de mémoire : la mémoire 96 épisodique, la mémoire sémantique et la mémoire procédurale, avec une organisation hiérarchique de ces trois systèmes : la mémoire épisodique devient un sous-système spécialisé de la mémoire sémantique, laquelle devient un sous-système spécialisé de la mémoire procédurale [10] (figure 1). Cette organisation exclut la possibilité de doubles dissociations, les systèmes de haut niveau dans la hiérarchie se situant dans une relation de dépendance par rapport aux systèmes de plus bas niveau. Tulving apporte des arguments de divers ordres (neuropsychologiques, ontogénétiques, phylogénétiques. . .), à l’appui de cette organisation « par emboîtement » des différents systèmes. De façon originale, ce modèle inclut trois formes de conscience correspondant à chacun des systèmes : la mémoire procédurale est mise en jeu sans faire appel à la conscience (« anoétique »), car il s’agit de la sollicitation, dans l’action, d’une procédure totalement automatisée. La mémoire sémantique, associée à la conscience noétique, permet d’évoquer des représentations qui ne sont pas perceptivement présentes. Enfin, le niveau de conscience autonoétique caractérise la mémoire épisodique. La terminologie qualifiant les niveaux de conscience associés aux systèmes de mémoire (noétique. . .) est directement dérivée des thèses de la phénoménologie et de son fondateur, E. Husserl [11]. Au début des années 1990, deux nouveaux systèmes de mémoire intègrent cette organisation : le système de représentations perceptives qui sous-tend les effets d’amorçage perceptif et la mémoire à court terme (ou mémoire de travail). Ces cinq systèmes de mémoire constituent le cadre dans lequel est proposé, en 1995, le modèle SPI (sériel parallèle indépendant) [12] (figure 2). Celui-ci est fondamental car, tout en demeurant un modèle structural (comprenant cinq systèmes de mémoire), il vise à préciser de façon générale l’organisation et les relations entre les systèmes. Ce modèle conjugue ainsi les deux grands concepts qui président à la description structurale et fonctionnelle de la mémoire : les systèmes et les processus. Le modèle SPI est aussi une proposition pour tenter de dépasser certaines rigidités des conceptions monohiérarchiques antérieures, et notamment l’impossibilité, selon ces dernières, de mettre en évidence des doubles dissociations neuropsychologiques : l’encodage comporte une dimension sérielle (l’encodage dans un système dépend de la qualité de l’encodage dans le système inférieur), le stockage s’effectue en parallèle dans les différents systèmes, et la récupération des informations stockées dans un système est indépendante de la récupération dans les autres systèmes. Ainsi, ce modèle prédit que l’encodage d’une information dans un système « inférieur » (par exemple la mémoire sémantique) peut se réaliser même si l’encodage dans le système supérieur (la mémoire épisodique) est défaillant, mais non l’inverse (ce qui demeure une contrainte forte). En revanche, au niveau de la récupération, les contraintes sont beaucoup plus faibles. Par exemple, le modèle SPI n’exclut pas les troubles de la récupération d’informations sémantiques sans troubles de la récupération en mémoire épisodique. Il permet ainsi de rendre compte (au moins en partie) de certaines REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 23/05/2017. Dossier Mémoire Degré de conscience Épisodique Autonoétique Sémantique Noétique Procédurale Anoétique Figure 1. Modèle d’organisation hiérarchique [10]. À chaque système de mémoire correspond une forme de conscience différente. Mémoire épisodique Mémoire de travail Mémoire sémantique Système de représentations perceptives Mémoire procédurale Figure 2. Le modèle SPI [12]. Ce modèle comprend cinq systèmes de mémoire : un système d’action (la mémoire procédurale) et quatre systèmes de représentation. L’organisation de ces derniers est dépendante des processus : l’encodage est sériel à partir du système de représentations perceptives, le stockage s’effectue en parallèle dans les différents systèmes, et la récupération de l’information est indépendante à partir des différents systèmes. REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 97 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 23/05/2017. Dossier Encodage Stockage Récupération Mémoire épisodique Événements personnels Se souvenir du passé Mémoire sémantique Connaissances générales Réfléchir au moment présent Mémoire perceptive Données perceptives Identifier des objets Entrée Figure 3. Relations entre mémoire perceptive, mémoire sémantique et mémoire épisodique (Tulving, communication personnelle, 2003). doubles dissociations rencontrées dans les pathologies démentielles, tout particulièrement des troubles de la mémoire sémantique au stade précoce de la démence sémantique. Cette organisation vaut pour les quatre systèmes de représentation, mais non pour le système d’action : la mémoire procédurale. En fait, les relations entre la mémoire procédurale et les autres systèmes ne sont pas spécifiées, ce qui constitue une limite du modèle. Dans les publications ultérieures (voir notamment [13]), l’emphase est portée sur les relations entre mémoire perceptive, mémoire sémantique et mémoire épisodique (figure 3). Les liens avec la mémoire de travail ne sont pas non plus précisés, ce qui constitue une autre limite, compte tenu surtout des développements importants dans ce domaine et notamment la proposition, faite par Baddeley [14], d’un buffer épisodique à l’interface entre les « structures à court terme » et les « structures à long terme ». Tulving et la mémoire épisodique aujourd’hui : une « merveille de la nature » L’expression « merveille de la nature » est utilisée dans l’article publié en 2002 [7, 8] dans lequel Tulving met l’emphase sur les particularités de ce système de mémoire qui rend possible le voyage mental dans le temps : le sens du temps subjectif, la conscience autonoétique et le 98 moi, ce que Tulving nomme le « voyageur » (« sans voyageur, pas de voyage »). L’auteur décline les spécificités de la mémoire épisodique en plusieurs points. – La mémoire épisodique est autobiographique au sens où elle stocke les souvenirs d’événements personnellement vécus, elle est essentielle pour le self, l’identité [15]. Ce point est capital car cette conception tranche avec une vision restrictive de la mémoire épisodique et de son évaluation (par exemple par l’apprentissage de listes de mots). Cette définition est parfois mal comprise : la mémoire épisodique est autobiographique mais l’inverse n’est pas vrai, puisque la mémoire autobiographique repose à la fois sur des représentations épisodiques et des représentations sémantiques. Cette réflexion théorique de Tulving sur les liens entre mémoire épisodique et self est à l’origine de différents modèles qui développent particulièrement ces aspects (par exemple le modèle de la mémoire du soi de Conway [16]. – La mémoire épisodique est orientée vers le passé et Tulving propose un développement lyrique à l’appui de cette conception : « À une exception près, le cours du temps est linéaire et à sens unique. Le caractère unidirectionnel du temps est l’une des lois les plus fondamentales de la nature. C’est cette loi qui a inéluctablement déterminé – sur les plans cosmique, géologique, physique, biologique, psychologique – tous les événements de l’univers depuis sa création. Les galaxies et les étoiles naissent et meurent, les êtres vivants sont d’abord jeunes avant de vieillir, les causes précèdent toujours les effets, il n’y a pas de retour vers le passé, et ainsi de suite. L’écoulement du temps est REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 23/05/2017. Dossier irréversible. La seule exception est la capacité de l’homme à se souvenir des événements du passé » [7, 8]. – La mémoire épisodique permet le voyage mental dans le temps subjectif, non seulement vers le passé, mais aussi vers le futur. La situation du patient K.C., profondément amnésique (voir supra), permet une certaine représentation de l’absence de mémoire épisodique et de conscience autonoétique : une impression de vide (« blankness ») sans projection dans le passé ou le futur. Buckner et Carroll [17] ont plus récemment rapproché ces deux processus cognitifs, se souvenir et se projeter dans le futur, soulignant qu’ils sont sous-tendus par le même réseau cérébral et se développent en parallèle. Ils rapprochent également ces deux concepts de la notion de théorie de l’esprit, cette faculté qui consiste à nous projeter vers l’autre pour décoder ses intentions et ses croyances et adapter en conséquence notre comportement [18]. Ces liens entre mémoire épisodique, projection vers le futur et théorie de l’esprit donnent actuellement lieu à de nombreux travaux en neuropsychologie et en neurosciences cognitives (voir par exemple [19]). – La mémoire épisodique se développe tardivement sur le plan ontogénétique. Dans les études portant sur l’évocation de souvenirs d’événements personnels, les enfants peuvent être confrontés à des situations de la vie quotidienne standardisées (par exemple, le déclenchement de l’alarme incendie à l’école), ou invités à relater des événements personnels. Après un intervalle de rétention variant de plusieurs mois à plusieurs années, ils sont interrogés sur l’expérience initiale. Avec l’avancée en âge, les souvenirs d’un même événement rapportés par les enfants sont de plus en plus organisés et complexes : les informations sont plus nombreuses et plus précises et les récits de moins en moins dépendants de la manière dont les enfants sont interrogés. Au contraire, lorsque les enfants sont jeunes, les suggestions de leurs interlocuteurs peuvent les influencer au point qu’ils peuvent faire des faux témoignages. Ainsi, bien qu’il soit difficile de déterminer l’âge précis auquel la mémoire épisodique est fonctionnelle, ces études montrent qu’elle se met en place progressivement et se développe jusqu’à l’adolescence [20]. – Étant le système mnésique le plus élevé dans la hiérarchie, la mémoire épisodique se détériore facilement, sous les effets de l’âge et de la pathologie. Cependant, les mécanismes qui président à ces déficits mnésiques au cours du vieillissement normal et au cours de diverses maladies sont très différents, la littérature est extrêmement abondante et convergente sur ce sujet [21]. La maladie d’Alzheimer a été la plus étudiée et certains travaux ont validé cette organisation hiérarchique proposée par Tulving [22]. Cette fragilité de la mémoire épisodique a été décrite dans différentes affections psychiatriques (la dépression) et aussi dans les conséquences d’affections organiques sans répercussions cérébrales directes (des cancers non cérébraux). Certains travaux réalisés dans la démence sémantique (et présentés plus loin dans cet article) restent toutefois difficiles à intégrer dans cette belle vision d’ensemble. – La mémoire épisodique est un concept récent sur le plan phylogénétique. Selon Tulving, elle est spécifiquement humaine, alors que certains auteurs suggèrent l’existence de formes au moins partielles de cette mémoire dans différentes espèces animales. C’est le cas des grands singes très socialisés, mais des démonstrations très convaincantes ont été faites chez des animaux moins « évolués », comme le geai à gorge blanche qui a pour particularité de cacher sa nourriture. En utilisant ce comportement à des fins expérimentales, Nicola Clayton et al. [23] ont montré que cet oiseau était capable de mémoriser différents types d’informations (une denrée périssable et une autre qui se conserve mieux), le lieu où cette denrée était cachée et la durée durant laquelle cette nourriture avait été cachée. Pour démontrer cela, les oiseaux étaient introduits dans les cages où quelque temps avant ils avaient caché des baies, leur nourriture préférée mais périssable, et des graines. Ils se dirigeaient vers les baies si le délai était bref et vers les graines si trop de temps s’était écoulé pour que les baies soient intactes. Clayton et d’autres auteurs proposent d’appeler « episodic-like », cette forme de mémoire épisodique qui associe la mémoire du contenu (le quoi), du lieu (le où) et la dimension temporelle (le quand). C’est le sentiment de reviviscence, caractéristique de la mémoire épisodique dans la conception de Tulving, qui la rendrait spécifiquement humaine : « En dehors de l’espèce humaine, il n’existe aucune preuve dans le règne animal – y compris chez ceux que nous appelons les animaux évolués – d’un accès au temps subjectif. Les animaux sont aussi adroits au jeu de la reproduction que l’ont été les êtres humains. Ils sont doués de pensée, ils sont conscients de leur environnement, et ils s’appuient comme nous sur l’apprentissage et la mémoire pour acquérir les procédures nécessaires à leur survie, mais ils ne semblent pas disposer de cette capacité que nous avons d’effectuer un voyage mental rétrospectif dans le temps, probablement parce qu’ils n’en ont pas besoin » [7, 8]. – La mémoire épisodique est en relation étroite avec la mémoire sémantique. Les liens entre mémoire épisodique et sémantique s’expriment de différentes façons. Tout d’abord, la théorie de la profondeur de l’encodage, largement démontrée, montre que le traitement profond d’un item est un atout majeur pour sa récupération ultérieure, le traitement profond le plus classique étant le traitement sémantique. Autrement dit, le passage par la mémoire sémantique assure de meilleures performances de mémoire que le recours à un traitement superficiel. Ce passage par la mémoire sémantique, avant d’accéder à la mémoire épisodique, est obligé pour Tulving, mais cela ne signifie pas que toutes les informations accèdent à la mémoire épisodique. La conception de Tulving selon laquelle des connaissances peuvent s’inscrire en mémoire sémantique sans le recours à la mémoire épisodique s’oppose à la vision plus classique (et au sens commun) selon laquelle les connaissances sémantiques le sont devenues après avoir perdu leurs caractéristiques épisodiques (processus appelé parfois sémantisation). REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 99 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 23/05/2017. Dossier L’observation de jeunes patients victimes d’un syndrome amnésique et pourtant capables d’acquérir des connaissances en mémoire sémantique a fourni des arguments à l’appui de la conception de Tulving. Vargha-Khadem et al. [24] ont décrit des adolescents victimes d’un syndrome amnésique consécutif à des lésions précoces (néonatales pour certains d’entre eux) de la région hippocampique. Ces adolescents étaient profondément amnésiques, pourtant, ils ont acquis le langage et de nombreuses connaissances sur le monde. Jusqu’alors, des capacités d’acquisition de nouvelles connaissances avaient été montrées chez des patients atteints d’un syndrome amnésique survenu à l’âge adulte, mais elles s’intégraient à des savoirs acquis avant l’apparition de la pathologie. Les études réalisées chez les enfants amnésiques ont montré que ces connaissances pouvaient être acquises de novo. Tulving considère que ces observations apportent des arguments forts à son modèle hiérarchique, puisque de nombreuses connaissances peuvent être acquises sans médiation par le système épisodique. Si les tenants de la théorie de Tulving voient dans le profil clinique de ces enfants une dissociation entre une mémoire épisodique abolie et une mémoire sémantique efficiente, Squire et al. considèrent que ces deux types de mémoire, qui forment la mémoire déclarative, sont plus ou moins altérés. Ils contestent la pureté de la dissociation en considérant que la mémoire épisodique de ces enfants n’était pas totalement abolie et qu’elle leur avait permis d’acquérir des connaissances sémantiques. D’autres auteurs ont remis en question cette idée du passage obligé des informations par la mémoire sémantique pour accéder en mémoire épisodique. Ainsi, l’équipe de Hodges a montré que des patients atteints de démence sémantique, en début d’évolution, obtiennent des performances normales dans différentes tâches de reconnaissance utilisant un matériel non verbal [25]. Les performances des patients avec démence sémantique sont normales quand les stimuli sont strictement identiques lors de la phase d’étude et lors de la phase de test, que ce soit pour des items connus ou non connus. Dans le cas contraire, par exemple avec des photographies d’objets prises sous différents angles, le succès de la reconnaissance est modulé par le statut Mémoire sémantique sémantique du stimulus : une bonne reconnaissance pour les items connus, mais une reconnaissance perturbée pour les stimuli non connus. Selon Hodges et al., la préservation des capacités de reconnaissance chez des patients ayant des troubles sélectifs de la mémoire sémantique remet en question le modèle SPI selon lequel l’acquisition en mémoire épisodique repose nécessairement sur le système sémantique. Ces auteurs proposent une hypothèse alternative qu’ils nomment modèle à entrées multiples, selon laquelle l’information en provenance du système perceptif peut entrer directement en mémoire épisodique, ce qui explique les performances de reconnaissance normales chez les patients atteints de démence sémantique. Chez les sujets normaux, la mémoire de reconnaissance repose sur des entrées multiples provenant à la fois du système perceptif et du système sémantique (figure 4). Les publications de l’équipe de Hodges ont suscité des critiques de la part de Tulving, notamment concernant l’épreuve de mémoire utilisée, fort éloignée du concept actuel de mémoire épisodique : la réussite aux tâches de reconnaissance par les patients pourrait être liée à la mise en jeu de processus de plus bas niveau, comme le sentiment de familiarité. Hodges et al., avec des tâches de mémoire plus complexes que la reconnaissance d’images, ont alors montré que des patients atteints de démence sémantique peuvent acquérir des éléments d’un souvenir épisodique (la source de l’événement, l’association de deux stimuli). Dans un article récent [26], ils vont encore plus loin en démontrant des performances normales à des tâches de mémoire qui s’approchent de plus en plus de la notion de mémoire épisodique : les patients étaient d’abord examinés à l’aide de tâches de mémoire sémantique (par exemple, placement de monuments célèbres sur des cartes de géographie) et se montraient capables de raconter le lendemain (en rappel libre, puis en reconnaissance) ce qu’ils avaient vécu avec l’examinateur, ainsi que le moment et le lieu précis où l’événement s’était produit. Selon les auteurs eux-mêmes, ces résultats ne sont pas forcément incompatibles avec le modèle SPI, mais ils suggèrent que la formation d’un souvenir épisodique ne nécessite pas forcément une mémoire sémantique normale. Mémoire épisodique Système de représentations perceptives Figure 4. Les relations entre les trois systèmes de représentation à long terme dans le modèle à entrées multiples de Hodges et al. 100 REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 23/05/2017. Dossier Encore une fois, 1) les tests employés ne répondent sans doute pas complètement aux critères de la mémoire épisodique puisque la conscience n’était pas examinée, 2) la mémoire sémantique des patients n’est certainement pas totalement abolie et 3) cette expérience ne permet pas de savoir si de tels souvenirs sont durables ou non. Il n’en reste pas moins que ces données sont très intéressantes pour mieux comprendre les relations entre mémoire épisodique et mémoire sémantique et questionner le modèle de Tulving. - La mémoire épisodique dépend d’un réseau cérébral largement distribué. Au sein de ce réseau, l’hippocampe et le cortex préfrontal jouent un rôle de premier plan, chacune de ces structures ayant donné lieu à un modèle dans l’élaboration desquels Endel Tulving n’est pas étranger : le modèle HIPER (HIPpocampus Encoding Retrieval) [27] et le modèle HERA (Hemispheric Encoding/Retrieval Asymmetry [asymétrie hémisphérique des processus d’encodage et de récupération] [28]). Le premier ne concerne que la mémoire épisodique, et postule que l’encodage dépend plutôt de la partie antérieure de l’hippocampe et la récupération, de sa partie postérieure. Selon le modèle HERA, le cortex préfrontal gauche est plus impliqué que le droit dans l’encodage d’informations en mémoire épisodique, alors que le cortex préfrontal droit est plus impliqué que le gauche dans la récupération en mémoire épisodique. Du fait que les processus d’encodage épisodique impliquent habituellement la récupération en mémoire sémantique, le modèle HERA assigne également au lobe frontal gauche un rôle dans la récupération en mémoire sémantique. Il renforce donc la distinction entre mémoire épisodique et mémoire sémantique, la récupération sémantique dépendant principalement de l’hémisphère gauche, et la récupération épisodique, de l’hémisphère droit. Les données de l’imagerie cérébrale soulignent l’implication « probablement centrale des lobes frontaux, les plus récemment apparus sur la scène de l’évolution, vraisemblablement en interaction étroite avec d’autres régions cérébrales, dans l’accomplissement de ce qui caractérise le mieux la mémoire épisodique, le voyage mental dans le temps » [7, 8]. Un modèle dérivé des conceptions de Tulving : MNESIS MNESIS (Modèle NÉoStuctural InterSystémique) est né de la volonté de rassembler des concepts et des modèles importants dans le domaine de la mémoire et de mieux comprendre les liens existant entre ces différents concepts [29, 30] (figure 5). Les trois systèmes de représentation à long terme (mémoire perceptive, mémoire sémantique, mémoire épisodique) respectent l’organisation globale proposée par Tulving. Le terme de mémoire perceptive est préféré à celui de système de représentations perceptives qui sous-tend uniquement des expressions non conscientes de la mémoire. Ce concept de mémoire perceptive est donc plus large que celui de système de représentations perceptives, puisqu’il inclut à la fois les opérations conscientes et inconscientes. À gauche de ces trois systèmes de représentation figurent deux flèches qui représentent des rétroactions. L’une (allant de la mémoire épisodique à la mémoire sémantique) désigne le processus de sémantisation des souvenirs. L’existence de ce processus n’est pas en désaccord avec l’hypothèse forte de Tulving selon laquelle l’information est d’abord encodée en mémoire sémantique avant de l’être en mémoire épisodique. Cette rétroaction insiste sur le fait que les souvenirs font l’objet d’un processus de sémantisation au fil du temps. Elle ne signifie pas pour autant que tous les souvenirs suivent ce chemin et qu’il ne persiste pas de « vrais souvenirs épisodiques », y compris pour le passé lointain [31]. Même si ces aspects sont difficiles à quantifier, de nombreux souvenirs épisodiques font l’objet de ce processus de sémantisation et d’autres sont totalement oubliés après un délai plus ou moins long. La seconde flèche (de la mémoire épisodique à la mémoire perceptive) met l’accent sur les phénomènes de reviviscence, conscients et inconscients, indispensables à la consolidation mnésique. Il s’agit de processus très divers allant de la ré-évocation (spontanée ou induite par des discussions, des indices) de la scène initiale émaillée de détails sensoriels à des mécanismes moins contrôlés se produisant pendant des rêveries ou certains stades de sommeil. Ces deux rétroactions permettent d’insister sur le caractère dynamique et reconstructif de la mémoire, et sur leur corollaire, les transformations de la trace mnésique et la formation possible de faux souvenirs. Au centre de la figure se trouve le système de mémoire de travail avec, d’une part, les composantes du modèle « classique » de Baddeley : administrateur central, boucle phonologique, calepin visuo-spatial et, d’autre part, le buffer épisodique. Les interactions que le buffer épisodique entretient avec l’administrateur central (et les différentes fonctions exécutives) et avec les mémoires épisodique et sémantique jouent un rôle important dans la mémoire consciente (et le présent psychologique). Enfin, la mémoire procédurale est réintégrée au modèle d’ensemble de la mémoire et les interactions entre ce système d’action et les systèmes de représentation sont prises en compte. Les liens avec la mémoire perceptive sont privilégiés pour la mémoire procédurale perceptivo-motrice, et avec les systèmes déclaratifs pour la mémoire procédurale cognitive. Dans tous les cas, les interactions avec les systèmes de représentation (y compris la mémoire de travail) sont particulièrement importantes lors de la phase d’apprentissage procédural. Les liens se distendent ensuite au cours du processus d’automatisation [32]. Considérée comme un « système de bas niveau », la mémoire procédurale a été sous-estimée. Dans la plupart des modèles de mémoire, elle est réduite à un système se mettant en place très tôt chez l’enfant, sans qu’aient été véritablement comprises les interactions avec les systèmes dits « de haut niveau » tout au long du développement REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 101 Dossier Boucle phonologique Apprentissage procédural congnitif Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 23/05/2017. Mémoire épisodique Sémantisation Reviviscence Buffer épisodique Mémoire sémantique Administrateur central Apprentissage procédural perceptivoverbal Mémoire perceptive Registre visuo-spatial Entrées sensorielles Apprentissage procédural perceptivomoteur Mémoire de travail Mémoire procédurale Figure 5. Modèle MNESIS de Eustache et Desgranges [29, 30]. Ce modèle, qui comprend cinq systèmes de mémoire et intègre notamment les conceptions de Tulving et de Baddeley, insiste sur les relations entre les différents systèmes pour rendre compte du caractère dynamique et reconstructif de la mémoire humaine en référence aux thèses proposées par Conway et Schacter. . de l’individu. Pourtant, cette mémoire des habiletés soustend une partie de l’expertise de l’individu, qui correspond notamment à ses fonctions, à son métier, lesquels dans bien des cas, définissent le mieux son identité. MNESIS comprend ainsi cinq systèmes de mémoire, comme le modèle SPI de Tulving dont il est dérivé. Il y adjoint des rétroactions qui visent à rendre compte du caractère dynamique et reconstructif de la mémoire humaine. MNESIS intègre également des interactions nouvelles entre ces trois systèmes et, d’une part, la mémoire de travail, en adoptant en cela les récents développements présentés par Baddeley, et d’autre part, la mémoire procédurale, en faisant référence aux théories de l’apprentissage élaborées en psychologie cognitive et encore peu usitées en neuropsychologie. Conclusion Endel Tulving a véritablement forgé le concept de mémoire épisodique depuis 40 ans. Tout en proposant des méthodologies novatrices (comme le paradigme RK), il a précisé sa place dans l’architecture cognitive, notamment 102 ses relations avec les mémoires perceptive et sémantique, mais aussi avec d’autres concepts comme la projection vers le futur et la théorie de l’esprit. Il s’agit de thèmes de recherche très actuels avec des conséquences importantes tant aux plans cliniques que théoriques. Une autre originalité de la conception de Tulving est d’avoir rapproché mémoire et conscience (renouant avec les thèses de la phénoménologie) en qualifiant différents systèmes de mémoire de niveaux de conscience distincts. Enfin, il a souligné les liens entre mémoire et identité, montrant la voie à de nouveaux modèles spécifiquement dédiés à ces aspects. Au total, Tulving est l’auteur qui a réintégré dans le concept de mémoire, vidé de sa substance par cinquante ans de béhaviorisme, sa dimension éminemment subjective : la chronestésie, les liens entre mémoire, conscience et identité. Pour notre part et dans cette ligne de pensée, nous avons proposé un modèle, MNESIS, qui cherche à conserver une vision d’ensemble de la mémoire, insistant sur les relations multiples qui gouvernent son fonctionnement harmonieux. Endel Tulving, père de la mémoire épisodique, n’est pas seulement l’un des plus grands auteurs en psychologie et en neurosciences du demi-siècle qui vient de s’écouler, il est aussi quelqu’un qui nous dit la chance que nous avons REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Dossier Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 23/05/2017. à œuvrer dans son sillage : « Si l’on veut un jour trouver des moyens plus appropriés que ceux d’aujourd’hui pour explorer la singularité de la mémoire épisodique et de la conscience autonoétique, il faudrait probablement tenir compte du fait que le voyage mental dans le temps implique la conscience, non seulement de ce qui a été, mais aussi de ce qui peut survenir. Cette conscience permet aux créatures autonoétiques de réfléchir, de s’inquiéter, de se projeter dans l’avenir pour eux-mêmes et pour leur descendance, comme aucune créature dépourvue de cette capacité ne pourrait le faire. L’Homo Sapiens, en tirant tous les avantages de la conscience qu’il a de son existence continue dans le temps, a fait de son environnement naturel un monde de culture et de civilisation que nos lointains ancêtres, et à plus forte raison les membres des autres espèces, ne pouvaient pas imaginer. L’évolution biologique a mis bien longtemps à construire dans le cerveau une machine temporelle, et elle n’y est parvenue qu’une seule fois, mais avec de formidables conséquences. Grâce à sa capacité de contrôle mental sur le temps, l’Homme exerce aujourd’hui sur la terre des pouvoirs qui égalent souvent, et surpassent parfois, ceux de la nature ellemême. Difficile d’imaginer une plus grande merveille de la nature » [7, 8]. Conflits d’intérêts Aucun. Références 1. McCabe DP, Roediger HL III, McDaniel MA, et al. Aging reduces veridical remembering but increases false remembering: neuropsychological test correlates of remember-know judgments. Neuropsychologia 2009 ; 47 : 2164-73 2. 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