REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
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Dossier
sous corticales, incluant les lobes temporaux internes [9],
il présentait en effet une dissociation entre une mémoire
sémantique normale et une mémoire épisodique alté-
rée, pour les aspects à la fois antérograde et rétrograde.
Tulving [7, 8] rapporte que l’amnésie rétrograde de K.C. est
«très asymétrique : (...). Ce qui caractérise avant tout l’état
mental de K.C., c’est son incapacité totale à se souvenir
des événements, des circonstances ou des situations de sa
propre vie. Son amnésie épisodique couvre l’ensemble de
sa vie, de sa naissance à aujourd’hui. La seule exception
concerne les expériences vécues dans les deux minutes pré-
cédentes, et cela est vrai à tout moment. Quelles que soient
la quantité et la spécificité des informations qu’on lui donne
sur un événement de son passé, que cet événement soit
plus ou moins mémorable selon les critères habituels, quelle
qu’ait été sa durée, et enfin quel que soit le nombre de fois
où il a déjà été interrogé à son sujet, K.C. répond invaria-
blement qu’il n’en a aucun souvenir, ni même le moindre
sentiment de familiarité. (...) Ce qui est massivement per-
turbé chez lui, c’est sa perception du temps vécu subjectif,
sa conscience autonoétique (le savoir sur soi). Le trouble
ne porte pas seulement sur le passé ; il s’étend également
au futur. Ainsi, quand on lui pose la question, il est inca-
pable de dire ce qu’il va faire plus tard dans la journée, ou
le lendemain, ou encore à n’importe quel moment de sa vie
future. Il ne peut pas davantage imaginer son avenir que se
souvenir de son passé. Cet aspect du syndrome suggère que
le sens du temps dont se nourrit la conscience autonoétique
ne couvre pas seulement le passé mais aussi l’avenir.
À l’inverse, «son savoir sémantique acquis avant
l’accident est toujours pratiquement intact. Ses connaissan-
ces en mathématiques, en histoire, en géographie et dans
d’autres disciplines scolaires, de même que ses connais-
sances générales sur le monde ne sont guère différentes
de celles des autres personnes de son niveau d’éducation.
Il connaît de nombreux faits objectifs de sa propre vie,
comme sa date de naissance, l’adresse de son domicile
jusqu’à l’âge de neuf ans, le nom des écoles qu’il a fréquen-
tées, la marque et la couleur de la voiture qu’il possédait,
et le fait que ses parents étaient et sont toujours proprié-
taires d’une résidence d’été. Il connaît l’emplacement de
la villa et peut facilement la trouver sur une carte de
l’Ontario. Il connaît la distance qui la sépare de son domi-
cile à Toronto et le temps nécessaire pour s’y rendre en
voiture le week-end. Il sait également qu’il y a passé beau-
coup de temps ». Plus étonnant, K.C. se montre capable
d’acquérir «lentement mais sûrement »des connaissances
sémantiques nouvelles grâce à une procédure de présen-
tation répétée, et de retenir normalement l’information
pendant des semaines et des mois malgré son incapacité
à se souvenir des séances pendant lesquelles s’effectuait
cet apprentissage.
Conception multisystème : les années 1980-1990
Au début des années 1980, Tulving propose une modé-
lisation intégrant trois systèmes de mémoire : la mémoire
épisodique, la mémoire sémantique et la mémoire pro-
cédurale, avec une organisation hiérarchique de ces trois
systèmes : la mémoire épisodique devient un sous-système
spécialisé de la mémoire sémantique, laquelle devient un
sous-système spécialisé de la mémoire procédurale [10]
(figure 1). Cette organisation exclut la possibilité de doubles
dissociations, les systèmes de haut niveau dans la hiérarchie
se situant dans une relation de dépendance par rapport aux
systèmes de plus bas niveau. Tulving apporte des arguments
de divers ordres (neuropsychologiques, ontogénétiques,
phylogénétiques...), à l’appui de cette organisation «par
emboîtement »des différents systèmes. De fac¸on originale,
ce modèle inclut trois formes de conscience correspondant
à chacun des systèmes : la mémoire procédurale est mise
en jeu sans faire appel à la conscience («anoétique »), car
il s’agit de la sollicitation, dans l’action, d’une procédure
totalement automatisée. La mémoire sémantique, associée
à la conscience noétique, permet d’évoquer des représen-
tations qui ne sont pas perceptivement présentes. Enfin, le
niveau de conscience autonoétique caractérise la mémoire
épisodique. La terminologie qualifiant les niveaux de
conscience associés aux systèmes de mémoire (noétique...)
est directement dérivée des thèses de la phénoménologie et
de son fondateur, E. Husserl [11].
Au début des années 1990, deux nouveaux systèmes de
mémoire intègrent cette organisation : le système de repré-
sentations perceptives qui sous-tend les effets d’amorc¸age
perceptif et la mémoire à court terme (ou mémoire de tra-
vail). Ces cinq systèmes de mémoire constituent le cadre
dans lequel est proposé, en 1995, le modèle SPI (sériel
parallèle indépendant) [12] (figure 2). Celui-ci est fon-
damental car, tout en demeurant un modèle structural
(comprenant cinq systèmes de mémoire), il vise à préciser
de fac¸on générale l’organisation et les relations entre les sys-
tèmes. Ce modèle conjugue ainsi les deux grands concepts
qui président à la description structurale et fonctionnelle de
la mémoire : les systèmes et les processus. Le modèle SPI
est aussi une proposition pour tenter de dépasser certaines
rigidités des conceptions monohiérarchiques antérieures, et
notamment l’impossibilité, selon ces dernières, de mettre en
évidence des doubles dissociations neuropsychologiques :
l’encodage comporte une dimension sérielle (l’encodage
dans un système dépend de la qualité de l’encodage dans
le système inférieur), le stockage s’effectue en parallèle
dans les différents systèmes, et la récupération des infor-
mations stockées dans un système est indépendante de la
récupération dans les autres systèmes. Ainsi, ce modèle
prédit que l’encodage d’une information dans un système
«inférieur »(par exemple la mémoire sémantique) peut
se réaliser même si l’encodage dans le système supérieur
(la mémoire épisodique) est défaillant, mais non l’inverse
(ce qui demeure une contrainte forte). En revanche, au
niveau de la récupération, les contraintes sont beaucoup
plus faibles. Par exemple, le modèle SPI n’exclut pas les
troubles de la récupération d’informations sémantiques sans
troubles de la récupération en mémoire épisodique. Il per-
met ainsi de rendre compte (au moins en partie) de certaines
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