parvient à concevoir et définir l’homme : c’est en s’en tenant aux choses humaines que
Nietzsche se propose de « faire progresser la connaissance de l’homme » 12.
9 Le point de vue nietzschéen est donc bien un « platonisme inversé » qui témoigne d’une
opposition frontale à l’idéalisme métaphysique, à tout un courant de pensée que
Nietzsche reconnaît aussi (à tort) dans la définition aristotélicienne du « sage » (sophos) :
Aristote, dit Nietzsche, pense que le sage « ne s’occupe que de l’important, de l’étonnant,
du divin », et qu’il « néglige les choses petites, faibles, humaines, illogiques, erronées » 13
– alors que, pour Nietzsche, c’est précisément « par l’étude minutieuse de ces choses et
par elle seule que l’on peut arriver à la sagesse » 14. Dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque
, Aristote distingue en effet la « prudence » (phronèsis), qui a « rapport aux choses
humaines » (peri tôn anthrôpinôn), c’est-à-dire à des choses particulières et contingentes, à
des « choses qui admettent la délibération », et la sagesse (sophia), qui est « à la fois
science et raison intuitive des choses qui ont par nature la dignité la plus haute » 15.
Aristote ajoute :
C’est pourquoi nous disons qu’Anaxagore, Thalès et ceux qui leur ressemblent,
possèdent la sagesse, mais non la prudence, quand nous les voyons ignorer les
choses qui leur sont profitables à eux-mêmes, et nous reconnaissons qu’ils ont un
savoir hors de pair, admirable, difficile et divin, mais sans utilité, du fait que ce ne
sont pas les biens proprement humains qu’ils recherchent.
10 Aristote songe sans doute ici à l’anecdote de Thalès qu’on trouve aussi dans le Théétète,
Thalès si sage et peu prudent que, plongé dans ses méditations, il tombe dans un puits 16.
11 Contre Platon et contre Aristote (ou plutôt contre l’image qu’il se fait de Platon et
d’Aristote), Nietzsche définit donc le philosophe comme un homme qui ne s’intéresse pas
aux choses divines, éternelles, universelles, mais aux choses humaines – c’est-à-dire à ce
qui est proche, petit, faible, contingent, évanescent, trouble, absurde, illogique. L’examen
des choses humaines consiste d’abord à se détourner de l’être et de tout au-delà
métaphysique, pour explorer le devenir, la multiplicité du sensible et du monde
« sublunaire ». Le titre « Menschliches, Allzumenschliches » témoigne ainsi du désir de
rendre aux choses humaines (que Nietzsche appelle aussi « choses terrestres » : das
Irdische 17) la dignité philosophique qui leur revient.
12 Nietzsche se lance en fait dans la généalogie des choses humaines dès 1875 et les
fragments de Nous autres philologues 18, dans lesquels il définit le génie grec par son
« humanité » (Menschlichkeit) et par son jeu avec le sérieux : cette redéfinition est liée à un
resserrement et à une intensification du dialogue avec Jacob Burckhardt. Se détournant
de l’aspiration wagnérienne à l’« universellement humain » (das Allgemein-Menschliche) 19,
Nietzsche se réapproprie ainsi un certain état d’esprit scientifique avec lequel il avait pris
ses distances dans La Naissance de la tragédie, et qui correspond à ce que son ancien maître
Friedrich Ritschl appelait la « considération historique des choses humaines » (
historischen Betrachtung der menschlichen Dinge) 20 : si Nietzsche s’est, dans un premier
temps, éloigné de la philologie pour devenir le philosophe de la métaphysique d’artiste, il
s’appuie ensuite sur la philologie pour s’éloigner de cette métaphysique et devenir un
philosophe à l’esprit libre.
13 Ce retour à la considération historique des choses humaines passe d’abord par
Burckhardt. Dans ses Considérations sur l’histoire universelle, celui-ci prend en effet « pour
point de départ le seul élément invariable qui pût se prêter à une pareille étude : l’homme
avec ses peines, ses ambitions et ses œuvres, tel qu’il a été, est et sera toujours » 21.
L’historien propose donc de considérer, à la suite de Renan, la religion comme un
L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
Noesis, 10 | 2006
3