L`inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le

Noesis
10 | 2006
Nietzsche et l'humanisme
L’inhumaine humanité des Grecs ou comment
surmonter le dégt de l’homme
Olivier Ponton
Édition électronique
URL : http://noesis.revues.org/402
ISSN : 1773-0228
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition imprimée
Date de publication : 15 octobre 2006
Pagination : 29-47
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
Olivier Ponton, « L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme »,
Noesis [En ligne], 10 | 2006, mis en ligne le 02 juillet 2008, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
noesis.revues.org/402
Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2016.
© Tous droits réservés
L’inhumaine humanité des Grecs ou
comment surmonter le dégoût de
l’homme
Olivier Ponton
Quand l’homme fuit la lumière, nous fuyons
l’homme : notre liberté va toujours jusque-là.
(Le Voyageur et son ombre, Postlude)
1 Nietzsche s’est opposé avec force à l’humanisme chrétien – et cette opposition s’inscrit
elle-même dans le contexte d’une quadruple critique : 1) la critique de la philologie
traditionnelle (dont Nietzsche nonce avant tout l’irréalisme : la philologie n’est qu’une
« fuite idyllique » 1, une falsification et une édulcoration de l’Antiqui; 2) la critique de la
morale judéo-chtienne (parce qu’elle culpabilise et avilit l’homme, l’incite à se mépriser
lui-même, à se sentir pécheur, à avoir honte de ce qu’il est, et parce qu’elle standardise
l’humanité, la transforme en « sable » en érodant les difrences individuelles 2) ; 3) la
critique de l’idéalisme (au nom d’une idée de l’homme, donc d’une chimère, d’une
abstraction, d’un néant, on dévalorise la ali de l’homme) ; 4) la critique de l’iologie du
progrès (il ne faut pas espérer, selon Nietzsche, que l’homme progresse et se rapproche
ainsi indéfiniment d’une quelconque perfection, mais accepter, affronter, supporter
l’homme tel qu’il est).
2 Le rejet de l’humanisme classique est ainsi au cœur de ce que l’on pourrait appeler la pars
destruens de la philosophie de Nietzsche : celle de la décomposition généalogique du
« nihilisme européen », celle du Nietzsche-psychologue, « dynamite de l’esprit » 3,
concent de ces « matières explosives » que Nietzsche lui-même associe, dans le
Crépuscule des idoles, au réalisme des Grecs 4. Mais cette dimension négative s’articule avec
une dimension plus positive : un Nietzsche créateur, affirmateur – une pars construens. Si
l’humanisme classique s’appuie sur une image édulcorée et affadie de l’Antiquité,
Nietzsche s’efforce de trouver, dans une vision de l’Antiquité plus vraie (c’est-à-dire,
comme il le dit lui-même, plus « sceptique », plus dure, plus sombre 5), la voie d’un
L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
Noesis, 10 | 2006
1
humanisme nouveau, qui permettrait de se lirer du pge dans lequel est venu se prendre
l’humanisme classique : le dégt de l’homme. L’humanisme nietzscen est un humanisme
sceptique, anti-idéaliste et réaliste.
3 Trois points nous semblent ici essentiels, qui correspondent aux trois grandes entreprises
de l’humanisme nietzscen : 1) cet humanisme consiste d’abord à retrouver et affronter
la réalité des « choses humaines » (le « Menschliches »), grâce notamment à une intelligence
plus rigoureuse de l’Antiquité grecque (c’est ce que nous appellerons la philologie des
choses humaines) ; 2) cet humanisme consiste ensuite à prendre en compte ce que
Nietzsche appelle les « choses trop humaines » (l’ « Allzumenschliches »), comme ce dont il
faut se libérer et se purifier ; 3) il consiste enfin à affirmer malgtout ces « choses trop
humaines » (par le rire et par la fête).
4 La formule « Menschliches, Allzumenschliches », qui donne son titre à l’ensemble des livres
que Nietzsche publia en 1878-1880, et que l’on traduit habituellement par « humain, trop
humain », mais qui signifie littéralement « choses humaines, trop humaines » 6, permet
de bien comprendre comment se pose, dans la philosophie de Nietzsche, la question de
l’humanisme : dans cette formule s’articulent en effet la critique de l’humanisme
traditionnel et l’émergence, l’esquisse d’un humanisme nouveau.
5 Nietzsche précise lui-même dans Ecce homo comment il faut comprendre l’expression «
Menschliches, Allzumenschliches » :
vous autres voyez des choses idéales, moi je vois des choses humaines, hélas,
bien trop humaines [Menschliches, ach nur Allzumenschliches] 7.
6 Le titre du premier « livre pour esprits libres » est donc avant tout l’expression d’une
attitude anti-idéaliste et antimétaphysique : il s’agit de reconntre des choses humaines
les philosophes ont l’habitude de voir des choses idéales. La perspective de Nietzsche est
ainsi ouvertement critique et généalogique : Nietzsche prend parti contre la métaphysique et
pour une sorte de alisme anthropologique – ce qu’il appelle parfois son « Réealisme » (
Réealismus), jouant sur les mots et faisant allusion à l’influence de Paul Rée sur la
philosophie de l’esprit libre 8.
7 Mais plus qu’à Paul Rée, c’est à Platon que songe Nietzsche lorsqu’il utilise la formule «
Menschliches, Allzumenschliches ». Le philosophe platonicien méprise en effet les choses
humaines – qui sont précisément, pour lui, trop humaines et pas assez divines, au sens où
la philosophie doit nous permettre de nous rapprocher du divin.
8 Les choses humaines, ce sont en effet d’abord les « choses les plus proches » dont
Nietzsche fait sa doctrine dans Le Voyageur et son ombre, et dont Platon prétend, dans le
Théétète, que les philosophes se doivent de les ignorer : la pene platonicienne
« prone partout son vol », planant dans le ciel des Idées et ne se laissant jamais
« redescendre à ce qui est immédiatement proche » 9. Le philosophe, ajoute Platon, « ne
connaît ni proche ni voisin, ne sait ni ce que fait celui-ci, ni me s’il est homme ou s’il
appartient à quelque autre bétail » 10. Il cherche en revanche à savoir ce qu’est l’homme,
et « par quoi une telle nature se doit distinguer des autres en son activité ou sa passivité
propres ». Nietzsche se pose donc la même question que le philosophe de Platon :
« qu’est-ce que l’homme ? », mais il cherche la réponse Platon affirme qu’elle ne
peut ni ne doit se trouver dans les « choses proches » (ta engus), dans ce qui se trouve
« devant lui, à ses pieds », dans ce qui lui est « voisin ». Le philosophe platonicien cherche
au contraire l’ « évasion » (phu) et l’ « assimilation au divin » (homoiôsis theô) 11. C’est en
s’apparentant aux choses divines et en s’affranchissant des choses humaines qu’il
L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
Noesis, 10 | 2006
2
parvient à concevoir et définir l’homme : c’est en s’en tenant aux choses humaines que
Nietzsche se propose de « faire progresser la connaissance de l’homme » 12.
9 Le point de vue nietzscen est donc bien un « platonisme inversé » qui témoigne d’une
opposition frontale à l’idéalisme métaphysique, à tout un courant de pensée que
Nietzsche reconnaît aussi tort) dans la définition aristotélicienne du « sage » (sophos) :
Aristote, dit Nietzsche, pense que le sage « ne s’occupe que de l’important, de l’étonnant,
du divin », et qu’il « néglige les choses petites, faibles, humaines, illogiques, erroes » 13
– alors que, pour Nietzsche, c’est précisément « par l’étude minutieuse de ces choses et
par elle seule que l’on peut arriver à la sagesse » 14. Dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque
, Aristote distingue en effet la « prudence » (phrosis), qui a « rapport aux choses
humaines » (peri tôn anthrôpinôn), c’est-dire à des choses particulières et contingentes, à
des « choses qui admettent la déliration », et la sagesse (sophia), qui est « à la fois
science et raison intuitive des choses qui ont par nature la digni la plus haute » 15.
Aristote ajoute :
C’est pourquoi nous disons qu’Anaxagore, Thalès et ceux qui leur ressemblent,
possèdent la sagesse, mais non la prudence, quand nous les voyons ignorer les
choses qui leur sont profitables à eux-mêmes, et nous reconnaissons qu’ils ont un
savoir hors de pair, admirable, difficile et divin, mais sans utilité, du fait que ce ne
sont pas les biens proprement humains qu’ils recherchent.
10 Aristote songe sans doute ici à l’anecdote de Thalès qu’on trouve aussi dans le Tétète,
Thalès si sage et peu prudent que, plongé dans ses méditations, il tombe dans un puits 16.
11 Contre Platon et contre Aristote (ou plutôt contre l’image qu’il se fait de Platon et
d’Aristote), Nietzsche définit donc le philosophe comme un homme qui ne s’intéresse pas
aux choses divines, éternelles, universelles, mais aux choses humaines – c’est-à-dire à ce
qui est proche, petit, faible, contingent, évanescent, trouble, absurde, illogique. L’examen
des choses humaines consiste d’abord à se détourner de l’être et de tout au-de
taphysique, pour explorer le devenir, la multiplicité du sensible et du monde
« sublunaire ». Le titre « Menschliches, Allzumenschliches » témoigne ainsi du désir de
rendre aux choses humaines (que Nietzsche appelle aussi « choses terrestres » : das
Irdische 17) la dignité philosophique qui leur revient.
12 Nietzsche se lance en fait dans la généalogie des choses humaines dès 1875 et les
fragments de Nous autres philologues 18, dans lesquels il définit le génie grec par son
« humanité » (Menschlichkeit) et par son jeu avec le sérieux : cette refinition est liée à un
resserrement et à une intensification du dialogue avec Jacob Burckhardt. Se détournant
de l’aspiration wagrienne à l’« universellement humain » (das Allgemein-Menschliche) 19,
Nietzsche se réapproprie ainsi un certain état d’esprit scientifique avec lequel il avait pris
ses distances dans La Naissance de la tradie, et qui correspond à ce que son ancien maître
Friedrich Ritschl appelait la « considération historique des choses humaines » (
historischen Betrachtung der menschlichen Dinge) 20 : si Nietzsche s’est, dans un premier
temps, éloigné de la philologie pour devenir le philosophe de la métaphysique d’artiste, il
s’appuie ensuite sur la philologie pour s’éloigner de cette métaphysique et devenir un
philosophe à l’esprit libre.
13 Ce retour à la considération historique des choses humaines passe d’abord par
Burckhardt. Dans ses Considérations sur l’histoire universelle, celui-ci prend en effet « pour
point de départ le seul élément invariable quit se prêter à une pareille étude : l’homme
avec ses peines, ses ambitions et ses œuvres, tel qu’il a été, est et sera toujours » 21.
L’historien propose donc de considérer, à la suite de Renan, la religion comme un
L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
Noesis, 10 | 2006
3
« produit de l’homme normal » 22, et surtout de faire des Grecs le paradigme de toute
consiration historique, un paradigme « où les causes et les conquences se révèlent
plus clairement, où les forces et les individus apparaissent plus grands et les monuments
plus nombreux qu’ailleurs » – il s’agit, ajoute Burckhardt, « d’une clef qui servira à ouvrir
d’autres portes encore, d’une existence, enfin, tout ce qui est humain se manifeste
d’une manière plus large et plus complète que de coutume » 23. « Dans la cité antique »,
dit encore Burckhardt, « tout ce qui est multiple et variable dans l’homme est mis en
valeur » 24. Les choses humaines se montrent donc chez les Grecs plus clairement
qu’ailleurs : « c’est en cela qu’ils sont si instructifs au sujet des hommes, ajoute Nietzsche ;
un cuisinier grec est plus cuisinier qu’un autre » 25. Dès lors, l’étude des Grecs est une
sorte de « seconde navigation » anthropologique, de deuteros ploûs, pour reprendre
l’image du Phédon et de l’Éthique à Nicomaque 26 : au lieu de se lancer toute voile dehors
dans la haute mer des « choses humaines, trop humaines », le philosophe peut longer la
côte de l’Antiquité grecque, les choses humaines sont plus faciles à observer et à
interpréter. Le philosophe se tourne ainsi vers le philologue pour accéder à une vision
plus large et plus claire du Menschliches comme si celui-ci était brusquement perçu à
travers un verre grossissant ou dans une lumière plus vive.
14 Ce verre grossissant doit anmoins être débarrassé des filtres de l’humanisme classique.
Dans les fragments de Nous autres philologues, Nietzsche distingue en effet deux formes
d’humanité : celle du Menschliche (l’humain de l’anthropologue) et celle de l’Humane
(l’humain de l’humaniste). Selon Nietzsche, les Grecs sont plus humains d’un point de vue
anthropologique, mais inhumains au sens humaniste du terme. Il n’y a aucune
contradiction, puisque c’est précisément parce que l’humain (das Menschliche) peut se
manifester dans la vie des Grecs « sans aucun masque et d’une façon inhumaine » (in einer
Unmaskirtheit und Inhumanität), qu’il se manifeste en eux plus ouvertement qu’en nous :
c’est leur inhumani qui fait resplendir l’expression de leur humanité 27. Quant à nous,
« nous souffrons d’une extraordinaire impureté et obscurité de l’humain [des Menschlichen
] », et nous serions horrifiés par l’inhumanité (Inhumanität) des Grecs si nous cessions de
la fausser et de la transfigurer 28.
15 Ce détour par la philologie et l’Antiquigrecque peut nous permettre de comprendre la
formule « Menschliches, Allzumenschliches ». Pour le livre qui se prépare en 1876-1878,
Nietzsche avait initialement son au titre « Menschliches und Allzumenschliches » 29
– « choses humaines et choses trop humaines ». La suppression de la conjonction rend la
formule ambig : la virgule qui remplace le « und » peut aussi bien indiquer une
coordination qu’une explicitation. La formule « Menschliches, Allzumenschliches » autorise
ainsi l’assimilation du Menschliches à l’Allzumenschliches, des choses humaines aux choses
trop humaines. Quelle signification philosophique peut-on donner à la possibili d’une
telle assimilation ? Quel sens peut-on donner à l’interptation selon laquelle les « choses
humaines » seraient des « choses trop humaines » ?
16 Pour être en mesure de pondre à ces questions, il faut d’abord se demander ce que
signifie l’expression « Allzumenschliches » : en quoi des choses humaines peuvent-elles être
trop humaines ? Le plus souvent, Nietzsche donne un sens négatif à l’Allzumenschliches. Les
« choses trop humaines », c’est tout ce qui, en l’homme, est laid, absurde, mesquin,
raisonnable. C’est en ce sens, par exemple, que Nietzsche demande à son éditeur de ne
plus lui envoyer les cahiers des Bayreuther Blätter, dans lesquels Wagner vient de faire
paraître Public et popularité, un pamphlet dirigé contre lui : il ne voit plus pourquoi se
contraindre à absorber ses « doses mensuelles d’irritation et de rage [Ärger-Geifers]
L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
Noesis, 10 | 2006
4
1 / 15 100%

L`inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !