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Les valeurs sont des propriétés des
actions ou des systèmes (Piaget parle de
« coordinations ») d'actions. Les valeurs
sont articulées par des opérations, ou par des
règles ou des normes (en particulier socia-
les), qui, dans une certaine mesure, les dé-
terminent. Les valeurs et les règles ou les
normes se communiquent par des signes.
Valeurs, règles, et signes, constituent, pour
Piaget (1965, 1970), la référence principale
des sciences sociales. Sans doute accorde-t-
il une primauté ontologique aux valeurs.
Dans le contexte qui nous occupe
ici, l'hypothèse centrale de Piaget est que les
lois de la coordination intrapersonnelle des
valeurs (ou les opérations propres au travail
intellectuel) se retrouvent au niveau inter-
personnel. Il y a une analogie entre l'équili-
bration des structures cognitives et les équi-
libres coopératifs interpersonnels. « Coopé-
rer, c'est opérer en commun », dit-il.
Piaget porte un intérêt particulier
aux échanges et aux équilibres « synchroni-
ques » des valeurs, et un moindre intérêt aux
règles et aux valeurs qui apparaissent et
disparaissent au cours de l'histoire. Il pense
que les équilibres synchroniques, parce
qu'ils sont peu liés aux circonstances, sont
assez généraux et varient peu d'une société à
l'autre. Sa notion d'équilibre interpersonnel
repose sur une idée assez simple mais peu
banale, qui est restée presque complètement
ignorée des économistes et des sociologues :
« Généralement parlant, toute action ou ré-
action d'un individu, évaluée selon son
échelle personnelle, retentit nécessairement
sur les autres individus; elle leur est utile,
nuisible, ou indifférente, c’est-à-dire qu'elle
marque un accroissement de leurs valeurs,
une diminution, ou une différence nulle »
(Piaget, 1965:104).
Soit une interaction entre deux indi-
vidus, a et b. Les valeurs qui entrent en jeu
sont ici le coût de l'action (disons pour a) ra,
la satisfaction de b, sb, la valorisation de a
par b (distincte de sa satisfaction) et la dette
que b éprouve envers a. Vu que b agit et
échange aussi des valeurs avec a, b se trouve
dans une situation réciproque. Il y a équili-
bre interpersonnel lorsque r + s = 0 pour
chaque individu. Une des dimensions de
l'équilibre qui intéresse Piaget réside dans le
fait que les dettes se détachent des valorisa-
tions pour acquérir un caractère normatif.
« Cette obligation propre à la réci-
procité normative s’explique par le fait que
ni a ni b ne sauraient sans contradiction
valoriser l'autre tout en agissant de manière
à être soi-même dévalorisé. Par exemple, a
ne peut à la fois estimer b et lui mentir, par-
ce qu'alors b cessera de l'estimer et il ne
restera dans ce cas à a qu'à renoncer soit à
estimer b soit à s'estimer lui-même » (Piaget
1965:129).
Dans une interprétation plus socio-
logique, on pourrait dire que l'équilibre so-
cial (ici entre deux personnes) s'accompagne
d'une norme de réciprocité qui est à la fois
sociale (équilibre) et individuelle (obliga-
tion, dette), et que l'équilibre social émerge
des interactions sociales et détermine l'obli-
gation dans les consciences individuelles.
C'est dans cette même perspective
que Piaget analyse les équilibres juridiques
et les équilibres moraux. Certes, tous les
équilibres juridiques ne présentent pas ces
propriétés d'équilibre statique : les règles se
sont souvent cristallisées au cours de l'histoi-
re sous l'effet de contraintes, de rapports
inégaux, non réciproques, et présentent, par
rapport à la société, un caractère extrinsè-
que. Les normes morales, en revanche,
émergent davantage, d'après Piaget (qui est
ici un peu kantien) d'équilibres statiques, et
sont par là-même plus universelles, plus
impersonnelles, et plus intemporelles.
LE PROBLÈME DE LA TOTALITÉ
SOCIALE
Dans les sciences sociales, on re-
connaît traditionnellement deux pôles ex-
trêmes, le réductionnisme radical et le ho-
lisme radical (ou dualiste). Selon le
réductionnisme radical — et selon Margaret
Thatcher —, « there is no such thing as soci-
ety, there are only individuals ». Selon
l’holisme radical, la société transcende les
individus, et ne saurait être comprise à partir
des conduites individuelles. Bien que les
sociologues adoptent rarement des positions
aussi extrêmes, il reste qu'on peut les distin-
guer selon qu'ils mettent l'accent sur l'indi-
vidu ou sur des propriétés microsociales
pour expliquer les faits sociaux.