À PROPOS DU CENTIÈME ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE PIAGET Pierre MOESSINGER Publié dans Aspects sociologiques, Vol. 5, no 1, novembre 1996, pp. 20-22. Résumé L’œuvre de Piaget vise essentiellement à marquer la continuité entre la vie et la pen- sée, à relier biologie et psychologie, mais aussi — bien que dans une moindre mesure — à relier psychologie et sciences sociales, en particulier psychologie et sociologie. Son épistémologie génétique est à situer dans une vision, non pas pyramidale, mais circulaire, des sciences. Par exemple, la pensée est à comprendre à partir de la biologie, mais dans un cadre social (qui est aussi naturel). À titre préliminaire, observons qu'il y a toujours chez Piaget un travail de systématisation du savoir, qui s'appuie sur une confrontation avec le réel, et un travail plus philosophique orienté par la question de savoir ce qu'est une bonne explication. Certes, ces deux entreprises sont indissociables — et Piaget a tout fait pour ramener la seconde à la première —, mais tournées vers des préoccupations différentes. La tentative de systématisation du savoir a conduit Piaget à chercher « les lois générales de la coordination des actions », tandis que son travail plus philosophique l'a conduit à s'intéresser à des questions telles que le « parallélisme psychophysiologique », la correspondance entre les mathématiques et la réalité, ou les liens micro/macro. Dans le domaine des sciences sociales, le travail portant sur la coordination des actions s'oriente vers la coordination interpersonnelle des actions (et des valeurs), dont Piaget retient surtout l'aspect coopératif. Quant aux questions plus philosophiques, ou plus proprement épistémologiques, elles concernent essentiellement la question de la « totalité sociale ». LA COORDINATION INTERPERSONNELLE DES VALEURS Le problème des valeurs constitue une préoccupation constante et centrale de Piaget. Les actions sont orientées par des valeurs, et la coordination des valeurs — surtout la coordination raisonnée des valeurs — l'intéresse depuis l'activisme protestant de sa jeunesse jusqu'à son travail sur l'équilibration et l'abstraction réfléchissante, en passant par Le jugement moral chez l'enfant ou Sagesse et illusions de la philosophie, par exemple. 1 Les valeurs sont des propriétés des actions ou des systèmes (Piaget parle de « coordinations ») d'actions. Les valeurs sont articulées par des opérations, ou par des règles ou des normes (en particulier sociales), qui, dans une certaine mesure, les déterminent. Les valeurs et les règles ou les normes se communiquent par des signes. Valeurs, règles, et signes, constituent, pour Piaget (1965, 1970), la référence principale des sciences sociales. Sans doute accorde-til une primauté ontologique aux valeurs. Dans le contexte qui nous occupe ici, l'hypothèse centrale de Piaget est que les lois de la coordination intrapersonnelle des valeurs (ou les opérations propres au travail intellectuel) se retrouvent au niveau interpersonnel. Il y a une analogie entre l'équilibration des structures cognitives et les équilibres coopératifs interpersonnels. « Coopérer, c'est opérer en commun », dit-il. Piaget porte un intérêt particulier aux échanges et aux équilibres « synchroniques » des valeurs, et un moindre intérêt aux règles et aux valeurs qui apparaissent et disparaissent au cours de l'histoire. Il pense que les équilibres synchroniques, parce qu'ils sont peu liés aux circonstances, sont assez généraux et varient peu d'une société à l'autre. Sa notion d'équilibre interpersonnel repose sur une idée assez simple mais peu banale, qui est restée presque complètement ignorée des économistes et des sociologues : « Généralement parlant, toute action ou réaction d'un individu, évaluée selon son échelle personnelle, retentit nécessairement sur les autres individus; elle leur est utile, nuisible, ou indifférente, c’est-à-dire qu'elle marque un accroissement de leurs valeurs, une diminution, ou une différence nulle » (Piaget, 1965:104). Soit une interaction entre deux individus, a et b. Les valeurs qui entrent en jeu sont ici le coût de l'action (disons pour a) ra, la satisfaction de b, sb, la valorisation de a par b (distincte de sa satisfaction) et la dette que b éprouve envers a. Vu que b agit et échange aussi des valeurs avec a, b se trouve dans une situation réciproque. Il y a équilibre interpersonnel lorsque r + s = 0 pour chaque individu. Une des dimensions de l'équilibre qui intéresse Piaget réside dans le fait que les dettes se détachent des valorisations pour acquérir un caractère normatif. « Cette obligation propre à la réciprocité normative s’explique par le fait que ni a ni b ne sauraient sans contradiction valoriser l'autre tout en agissant de manière à être soi-même dévalorisé. Par exemple, a ne peut à la fois estimer b et lui mentir, parce qu'alors b cessera de l'estimer et il ne restera dans ce cas à a qu'à renoncer soit à estimer b soit à s'estimer lui-même » (Piaget 1965:129). Dans une interprétation plus sociologique, on pourrait dire que l'équilibre social (ici entre deux personnes) s'accompagne d'une norme de réciprocité qui est à la fois sociale (équilibre) et individuelle (obligation, dette), et que l'équilibre social émerge des interactions sociales et détermine l'obligation dans les consciences individuelles. C'est dans cette même perspective que Piaget analyse les équilibres juridiques et les équilibres moraux. Certes, tous les équilibres juridiques ne présentent pas ces propriétés d'équilibre statique : les règles se sont souvent cristallisées au cours de l'histoire sous l'effet de contraintes, de rapports inégaux, non réciproques, et présentent, par rapport à la société, un caractère extrinsèque. Les normes morales, en revanche, émergent davantage, d'après Piaget (qui est ici un peu kantien) d'équilibres statiques, et sont par là-même plus universelles, plus impersonnelles, et plus intemporelles. LE PROBLÈME DE LA TOTALITÉ SOCIALE Dans les sciences sociales, on reconnaît traditionnellement deux pôles extrêmes, le réductionnisme radical et le holisme radical (ou dualiste). Selon le réductionnisme radical — et selon Margaret Thatcher —, « there is no such thing as society, there are only individuals ». Selon l’holisme radical, la société transcende les individus, et ne saurait être comprise à partir des conduites individuelles. Bien que les sociologues adoptent rarement des positions aussi extrêmes, il reste qu'on peut les distinguer selon qu'ils mettent l'accent sur l'individu ou sur des propriétés microsociales pour expliquer les faits sociaux. 2 Piaget adopte, dans ce débat — et VALEURS, RÈGLES ET SIGNES, CONSTITUENT, POUR PIAGET, LA RÉFÉRENCE PRINCIPALE DES SCIENCES SOCIALES. SANS DOUTE ACCORDE-T-IL UNE PRIMAUTÉ ONTOLOGIQUE AUX VALEURS. avec une belle constance, cf. Piaget, 1917 — une position intermédiaire. Pour lui, la totalité sociale, qui a des propriétés nouvelles, (c'est-à-dire qui ne sont pas des propriétés des individus) modifie en retour les individus. En situation d'équilibre, les interactions interindividuelles font émerger le tout social qui, en retour, conserve les individus. C'est ce qu'il appelle « la conservation réciproque du tout et des parties ». Un tel équilibre correspond, au niveau des individus, à des « états de conscience normatifs », c'est-àdire à des dettes et des obligations, comme on l'a vu ci-dessus. « L'équilibre idéal (la conservation réciproque du tout et des parties) relève ici de la coopération entre individus qui deviennent autonomes en vertu de cette coopération même. L'équilibre imparfait caractérisé par la modification des parties par la totalité apparaît ici sous la forme de contraintes sociales... L'équilibre imparfait caractérisé par la modification de la totalité par les parties apparaît sous la forme d'égocentrisme inconscient de l'individu, analogue à l'attitude mentale des jeunes enfants qui ne savent pas encore collaborer, ni coordonner leurs points de vue » (Piaget, 1966:140). mais les composantes — les individus — peuvent changer). On peut même concevoir des individus irrationnels (loin des « états de conscience normatifs »), dont les interactions sociales font émerger de l'ordre social (Moessinger, 1996). C’EST BIEN PARCE QUE PIAGET PRIVILÉGIE LA STABILITÉ SOCIALE, […] QU’IL EST CONDUIT À INSISTER SUR L’ÉQUILIBRE DES VALEURS ET DE LEUR ENCADREMENT NORMATIF. C'est bien parce que Piaget privilégie la stabilité sociale par cohésion, par rapport à la stabilité uniquement structurelle, qu’il est conduit à insister sur l'équilibre des valeurs et de leur encadrement normatif. Un tel point de vue le conduit à occulter les conflits et à mettre l'accent sur la coopération interpersonnelle et sur l'intégration sociale. Pierre MOESSINGER Chargé de cours au département de sociologie de l'Université de Genève. Ce que Piaget appelle l'équilibre « idéal », avec cette idée de conservation réciproque du tout et des parties, renvoie sans doute à la biologie. Dans les sciences sociales, cependant, il n'y a pas vraiment de raisons de privilégier cette conservation réciproque par rapport aux équilibres qui ne sont que structurels (la structure est stable, BIBLIOGRAPHIE 3 Piaget, J. (1917), Recherche, Lausanne : Édition la Concorde. Piaget, J. (1965) Études sociologiques, Genève : Librairie Droz. Piaget, J. (1966), Autobiographie, dans Jean Piaget et les sciences sociales (Cahier Vilfredo Pareto, 10), Genève : Librairie Droz. Paiget, J. (1970), Épistémologie des sciences de l’homme, Paris : Gallimard. Moessinger, P. (1996), Irrationalité individuelle et ordre social. Genève : librairie Droz. 4