4
Eluard le rappelle de manière exemplaire – ont toujours de grandes marges blanches, de grandes
marges de silence »), mais aussi dans tout autre usage créateur du langage.
La « parole parlante » se présente donc, non pas comme le contraire du silence, mais
comme son envers, puisqu’elle ne cesse jamais d’en être nourrie et d’y être entremêlée, tout comme
les notes d’une phrase musicale sont nourries et entremêlées de silence. Ainsi, dans sa Recherche,
Marcel Proust décrit Swann, désormais déçu par son amour pour Odette, écoutant une fois encore la
« petite phrase » de la sonate de Vinteuil qui, autrefois, avait été « l'air national » de cet amour, et
comprenant enfin que « cette impression de douceur rétractée et frileuse » que la « petite phrase »
lui évoquait était due « au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant
de deux d'entre elles » 10.
Ce que Swann découvre en analysant la « petite phrase » musicale vaut aussi, selon
Merleau-Ponty, pour la « parole parlante » : dans ce cas-là, écrit-il, « Le langage exprime autant par
ce qui est entre les mots que par les mots eux-mêmes, et par ce qu'il ne dit pas que par ce qu'il dit,
comme le peintre peint, autant que par ce qu'il trace, par les blancs qu'il ménage, ou par les traits de
pinceau qu'il n'a pas posés »11. C’est par là que l’analyse merleau-pontienne vient rencontrer celle
de Max Picard : très précisément par l’affirmation selon laquelle « la parole serait sans profondeur
si lui manquait l’arrière-plan du silence »12. Bien évidemment, ce choix de considérer le silence
comme « l’arrière-plan », comme le fond de la parole, ne vient en aucune façon confirmer la
conception du silence comme phénomène dérivé et négatif par rapport à la parole même. Le fond
est, en effet, ce sans quoi nous ne verrions pas ce que nous voyons, et c’est pourquoi ce que nous
voyons ne nous apparaît qu’avec et grâce au fond sur lequel nous le voyons, et nous apparaîtrait
différemment si nous le voyions découpé sur un fond différent.
Autrement dit, le silence, précisément en tant que fond de la parole, se présente comme
condition nécessaire de toute forme d’expression, comme « ce sans quoi » l’expression ne serait pas
ce qu’elle est, et comme l’une de ses composantes absolument essentielles. Par conséquent, le
silence se révèle n’être en rien un simple phénomène négatif – en ce sens que, à l’exact opposé de la
manière dont notre mentalité collective tend à le penser aujourd’hui, il n’est nullement la simple
absence de quelque chose d’autre. En fait, le silence est bien plutôt un phénomène positif et
complexe13, dont la complexité ne fait qu’un avec celle de l’expression elle-même. De plus, il n’est
absolument pas dérivé par rapport à la parole, et cette dernière n’est pas davantage dérivée par
10 M.|Proust, Du côté de chez Swann, dans À la Recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de J.-
Y.|Tadié, «|Bibliothèque de la Pléiade|», Paris, Gallimard, 1987, vol. I, p.|343.
11 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, texte établi et présenté par C. Lefort, Paris, Gallimard, 1969, pp. 61-62.
12 M. Picard, Le monde du silence, op. cit., p. 12.
13 Cf. B. P. Dauenhauer, Silence. The Phenomenon and its Ontological Significance, op. cit., p. vii.