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Les troubles alimentaires : comme une dépendance à une drogue
Une entrevue avec Vincent Dodin, psychiatre
Les troubles alimentaires - manger trop, trop peu, de
façon compulsive, irrégulièrement ou avec culpabilité -
qu'ils soient graves ou légers, s'apparenteraient le plus
souvent à une dépendance à une drogue, une substance ou
une activité. C'est du moins l'opinion de Dr Vincent Dodin,
psychiatre, professeur agrégé de psychiatrie et spécialiste des dépendances.
Au Centre hospitalier Saint-Philibert de Lille, en France, où il travaille depuis
plus de 20 ans, il a mis au point, avec son équipe, une méthode
multidisciplinaire pour soigner les troubles alimentaires
. PASSEPORTSANTÉ.NET - Puisqu'il n'y a pas de drogue en cause,
pourquoi dites-vous que les troubles alimentaires sont des dépendances ?
D
r
Vincent Dodin - Il y a d'abord une grande similitude de comportements.
On sait par exemple que, chez les gens qui souffrent de troubles
alimentaires, le fait d'avoir à suivre un rythme alimentaire normal génère de
grands inconforts, très semblables à ceux que vivent les gens en manque de
cigarette ou de drogue. Ensuite, quand le manque ressenti est comblé- en
mangeant ou en ne mangeant pas, selon le cas -, la personne ressent un
soulagement profond, mais de très courte durée. Les boulimiques disent
clairement que, lorsqu'ils doivent attendre le soir pour faire leur crise,
c'est-à-dire enfin s'empiffrer, elles sont tendues comme le cocaïnomane qui
cherche sa dose. La tension disparaît s qu'elles se mettent à manger, mais
ce soulagement est rapidement suivi de sentiments comme le goût, la
culpabilité, la honte, la dépression. Ce qui traduit le caractère pathologique
du problème.
Mais, plus encore, chez tous, il y a cette incapacité à reconnaître et à tolérer
les besoins normaux, ceux de faim ou de satiété. Ces personnes ressentent
en permanence la nécessité de « saturer » leurs besoins.
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D'autre part, à la base de toutes les « addictions », ou dépendances, se
trouvent des problèmes de dépendance affective qui, comme les troubles
alimentaires, sont actuellement en croissance.
PASSEPORTSANTÉ.NET - Qu'est-ce qui serait à l'origine de cette
croissance des dépendances ?
D
r
Dodin - Nous vivons dans une société qui produit tout ce qu'on peut
désirer, même avant qu'on ait désiré quoi que ce soit. La consommation est
devenue outrancière. C'est ce que, dans notre livre, ma co-auteure et moi
appelons, une « société placentaire ». Une société qui nourrit les individus en
permanence, qui les gave de toutes sortes de façons : divertissements, jeux,
biens de consommation, confort, aliments, tout ! Nous sommes, peu ou prou,
des toxicomanes de la consommation.
Et la transformation des rôles parentaux depuis quelques dizaines d'années a
joué un rôle décisif à cet égard. Les parents ont créé des enfants-rois, très
dépendants de la sollicitude exagérée des adultes qui les entourent. Ces
enfants n'ont pas pu apprendre et intégrer certaines limites que nous devons
tous intégrer pendant notre croissance. À compter de l'adolescence, ces
liens de dépendance qu'ils ont ainsi établis étant enfants évoluent vers
toutes sortes de types de dépendances, alimentaires ou autres.
Le problème se complique d'autant que nous vivons dans une société
permissive les codes stricts ont disparu. Or, le processus de
l'alimentation possède ses lois naturelles qui sont nécessaires à la santé. Un
trouble alimentaire, justement, c'est de ne pas pouvoir respecter ces lois.
J'ajouterais même que le manque de réflexion dont font preuve nos
gouvernements sur des questions essentielles comme la protection de
l'environnement, qui lui aussi possède ses propres lois et limites, ajoute à la
confusion. Notre société est « toxicomanogène » : elle favorise la
toxicomanie, au sens très large du terme.
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PASSEPORTSANTÉ.NET - À votre avis, est-ce que l'augmentation de
l'obésité qu'on observe partout en Occident est attribuable aux troubles
alimentaires ?
D
r
Dodin - Oui, j'en suis convaincu. Si les gens maintenaient une hygiène
alimentaire correcte, on ne verrait pas tant d'obésité. Il y aurait celle qui
relève de problèmes médicaux, tels les désordres endocriniens, mais 85 % ou
90 % des cas d'obésité, actuellement, sont liés aux troubles alimentaires. La
prévalence est plus forte en Amérique du Nord, mais l'Europe suit de près.
PASSEPORTSANTÉ.NET - Quelles sont les conséquences des troubles
alimentaires pour la santé ?
D
r
Dodin - Ce sont tous des problèmes sérieux, mais qui se manifestent
différemment. On sait qu'un bon nombre d'hyperphages deviennent obèses ;
c'est donc dire qu'ils vont connaître une ou plusieurs maladies graves liées à
l'obésité. Les anorexiques souffrent tous d'une déperdition osseuse
susceptible de causer une ostéoporose sévère plus tard. Si la maladie
commence tôt - vers 11 ans ou 12 ans, comme ça se voit parfois -, il y aura
des retards de développement. Et, dans les pires cas, elle entraîne la mort
par inanition. Quant aux boulimiques, ils souffrent d'irritation chronique de
l'œsophage et de détérioration des dents, mais ce ne sont pas des problèmes
gravissimes. Par contre, dans leur cas, la perte de potassium peut entraîner
la mort par arrêt cardiaque.
PASSEPORTSANTÉ.NET - Avec des collègues, vous avez créé un
programme destiné spécifiquement aux personnes souffrant de troubles
alimentaires graves. Quelles en sont les caractéristiques ?
D
r
Dodin - Il y a d'abord le volet médical, indispensable. Puis, le volet qu'on
peut appelé psychosomatique, et qui comprend trois axes : psychodynamique,
psychocorporel et cognitivo-comportemental. Le premier axe consiste à
travailler sur l'histoire personnelle et familiale : comment la personne s'est
construite au sein de sa famille, le type de relations qu'on y trouve, les
traumatismes qu'elle a vécus...
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Il s'agit de couvrir ce qui fait que la vie de la personne est ce qu'elle est
aujourd'hui. C'est crucial parce que, à mon avis, c'est dans l'histoire
familiale que repose la clé du problème.
Surtout dans l'histoire non dite. Forcément, dans plusieurs cas, la thérapie
s'adresse non seulement aux patients, mais à leurs familles également.
L'aspect psychocorporel sert à reconstruire une image positive du corps ;
mieux : à retrouver un corps « ami ». Car, les personnes souffrant de
troubles alimentaires détestent leur corps, en ont honte et veulent même,
dans le cas de l'anorexie, le faire disparaître. Nous utilisons donc des
moyens destinés à les remettre en contact avec des sensations physiques
normales : fasciathérapie, massages ou exercices de psychomotricité, par
exemple. Nous encourageons aussi d'autres façons d'entrer en contact avec
son corps : les soins esthétiques, le Qi Gong, le jeu, la danse... Pour réussir
une rééducation à la santé globale, il faut absolument tenir compte de ce
volet.
PASSEPORTSANTÉ.NET - Mais il faut également que ces personnes
apprennent à manger correctement, à faire des activités physiques...
D
r
Dodin - Tout à fait, et il s'agit d'une entreprise majeure! Parce que, chez
les anorexiques, les boulimiques et les hyperphages, l'alimentation est une
obsession qui occupe pratiquement tout le champ de la conscience :
recherche de nourriture, subterfuges, camouflage, culpabilité, etc. Or cela
consomme beaucoup d'énergie et de temps !
Dans les cas extrêmes, il y a plein d'activités normales et saines que ces
personnes n'ont jamais explorées et qu'elles sont complètement incapables
d'accomplir : sortir avec des amis, fréquenter des lieux publics, faire du
sport... Plusieurs ont développé des phobies comme la peur d'aller acheter
des vêtements. Une fois que leurs symptômes ont été réduits, ça laisse un
grand vide dans leur vie qu'il faut combler par des comportements plus
adaptés. Sinon, c'est foutu.
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Quand on n'est plus enfermé chez soi, devant la télé, à manger en se disant
qu'on est trop moche et trop stupide, il faut toute une démarche pour
redonner du sens à son existence. L'idée de l'approche cognitivo-
comportementale, justement, est de permettre l'expérimentation contrôlée
de tout ce qui est bon, agréable et positif dans l'existence.
Il est question, bien sûr, de rééducation nutritionnelle et d'activité physique,
mais il faut également un important travail sur l'estime de soi et les
nouveaux projets de vie.
Lucie Dumoulin - PasseportSanté.net
Références
Comprendre l'anorexie
, Vincent Dodin et Marie-Lyse Testart, Éditions du
Seuil, France, 2004.
D
r
Vincent Dodin est psychiatre et Marie-Lyse Testard est psychologue-
psychanalyste. Par le biais de l'histoire d'une jeune fille appelée Ève, leur
livre s'adresse à toutes les personnes concernées par l'anorexie : personnes
atteintes, famille, amis, enseignants, médecins et infirmières. Voir notre
recension dans Documents associés.
Qu'est-ce qu'un trouble alimentaire ?
On qualifie de troubles alimentaires toutes sortes de rapports malsains avec
la nourriture. Ils peuvent être graves et considérés comme de véritables
maladies, ou bénins, mais néanmoins très débilitants.
Dans la première catégorie, on classe les maladies graves que sont l'anorexie
et la boulimie, qui se rencontrent parfois en alternance chez une même
personne. L'anorexie va du refus de s'alimenter suffisamment à une
restriction alimentaire intense.
La boulimie est une attitude compulsive face à la nourriture, caractérisée par
des moments de crise la personne ingurgite des quantités phénoménales
de nourriture, puis, dans la plupart des cas, tente d'éliminer ce trop-plein en
provoquant des vomissements.
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