Travail, formation et recherche Le développement durable: critères et indicateurs dans le secteur de l’énergie Depuis le Sommet de Rio, en 1992, la notion de «développement durable» n’est plus absente du débat public. Toutefois, pour la rendre opérationnelle dans la pratique politique, des indicateurs qui permettent d’interpréter et de mettre en évidence son évolution sont nécessaires. Une étude mandatée par l’Office fédéral de l’énergie s’est intéressée à la place qu’occupe l’énergie dans la problématique du développement durable. Le développement durable: concept, politique et importance de l’énergie La notion moderne du développement durable est marquée par la définition qu’en a esquissé la Commission Brundtland, laquelle insiste sur l’égalité des droits des générations présentes et futures. En liaison avec les exigences de justice distributive et tout ce qui s’ensuit, le développement durable se conçoit aujourd’hui comme une trilogie formée de compatibilité écologique, d’efficacité économique et de justice sociale. La signification première du développement durable est de mettre à nu les conflits d’intérêts afin de départager ceux qui sont porteurs d’avenir, et cela dans la transparence. Dans cette optique, il est indispensable Il en est principalement résulté un système d’indicateurs permettant de saisir les qualités de la politique énergétique, de l’approvisionnement et de l’utilisation de l’énergie dans l’optique précitée. Florian Gubler Junior Consultant, Ecoplan Forschung und Beratung in Wirtschaft und Politik, Berne (www.ecoplan.ch) Urs Brodmann Partner, Factor Consulting & Management AG, Zurich (www.factorag.ch) de formuler concrètement le concept de développement durable dans les divers domaines politiques à travers des critères et des indicateurs appropriés. Le développement durable est ancré dans la Constitution (art. 73) et le Conseil fédéral a précisé la conception qu’il en a dans son rapport stratégique.Récemment,le Comité interdépartemental de Rio a publié un bilan de son application en Suisse.1 Cet ancrage constitutionnel du développement durable a permis d’enregistrer quelques progrès. Par exemple, la nouvelle stratégie du DETEC2 est explicitement tournée vers les objectifs du développement durable. Dans le cadre du projet MONET, conduit par l’Office fédéral de la statistique, on élabore actuellement un système d’indicateurs complet pour suivre l’évolution du développement durable dans notre pays. Des systèmes d’indicateurs ont déjà été créés pour d’autres secteurs, notamment les transports ou l’agriculture. En raison de son importance pour les activités économiques ainsi que de ses répercussions pour l’environnement, l’énergie occupe une position capitale dans le concept du développement durable. La politique énergétique remplit une mission à responsabilité, consistant à aménager les conditions-cadre du sys- En raison de son importance pour les activités économiques ainsi que de ses répercussions pour l’environnement, l’énergie occupe une position capitale dans le concept du développement durable de la Confédération. Le système d’indicateurs exposé représente un instrument destiné à une politique de l’énergie inscrite dans ce concept. Photo: Keystone 48 La Vie économique Revue de politique économique 2-2002 Travail, formation et recherche Graphique 1 Interaction entre les niveaux «Groupes de consommateurs», «Facteurs de production» et «Dimensions des effets», représentant les frontières entre les systèmes d’indicateurs sectoriels Sols Agriculture Capital m m Trafic Travail e co so Services Environnement Economie Catégories d'effets tème qui autorisera un tel développement durable. C’est dans ce cadre que l’Office fédéral de l’énergie a mandaté la communauté de travail Ecoplan et Factor Consulting + Management AG afin qu’elle mette au point un système d’indicateurs permettant de saisir les qualités de la politique énergétique, de l’approvisionnement et de l’utilisation de l’énergie dans l’optique du développement durable. Délimitation du système et méthodologie Le nombre croissant de systèmes d’indicateurs sectoriels du développement durable nécessite une plus grande délimitation et davantage de coordination. Le graphique 1 montre bien qu’on peut construire un tel système d’après différents points de vue. Jusqu’à présent, les groupes de consommation, par exemple les transports ou l’agriculture, occupaient le devant de la scène. Un système d’indicateurs qui se baserait sur les facteurs de production énergétique ferait double emploi avec de tels systèmes. Ce risque a été pris en compte dans la présente étude. Le domaine de l’énergie se caractérise par des relations complexes entre causes et effets, mais ce sont en fin de compte leurs effets sur l’environnement, l’économie et la société qui sont déterminants. Une certaine compréhension des causes fondamentales est primordiale pour interpréter correctement l’évolution de ces effets au fil du temps. C’est pourquoi 49 La Vie économique Revue de politique économique 2-2002 ou Ménages pe sd Industrie Information 1 Comité interdépartemental de Rio, Etat de la mise en œuvre de la stratégie – développement durable en Suisse, 2000. 2 Département fédéral de l'environnement, des transports de l'énergie et de la communication. at eu r s Autres matières premières Gr Facteurs de production Energie Société Source: Gubler, Brodmann / La Vie économique l’étude s’est assigné comme objectif de démêler cet écheveau causal en se fondant sur un nombre restreint d’indicateurs – et non en procédant à une modélisation quantitative détaillée. Pour représenter des corrélations d’effets au travers d’indicateurs, il existe plusieurs approches, parmi lesquelles la plus connue est sans doute le modèle «pressure-stateresponse» de l’OCDE. En se basant sur ce dernier, les auteurs ont développé une nouvelle approche conçue spécialement pour évaluer le développement durable de secteurs particuliers, et qui distingue quatre types d’indicateurs (voir graphique 2): – les indicateurs d’effets indiquent les effets essentiels du secteur énergétique sur l’environnement, l’économie et la société du point de vue du développement durable; – les indicateurs d’activité décrivent la production et la consommation de biens et de services par les quatre groupes de consommateurs que sont l’industrie, les services, les ménages et les transports. Leur niveau d’activité constitue le principal moteur de la demande d’énergie; – les indicateurs de rendement énergétique indiquent le rendement technico-énergétique de la production, de la transformation et de l’utilisation de l’énergie; – les indicateurs politiques représentent les conditions-cadre de la politique énergétique sur l’aménagement durable du secteur énergétique. Travail, formation et recherche Ce système d’indicateurs a été conçu pour servir à l’élaboration d’un inventaire national et de séries chronologiques. En principe, on pourrait aussi envisager des comparaisons internationales ou intersectorielles. En illustration: les Stausee dans la région du Grimsel. Photo: Keystone Suivant la pratique habituelle, une démarche à deux niveaux a été choisie afin de déterminer les indicateurs appropriés. Dans une première phase, on a déterminé les critères propres à favoriser un développement durable du système énergétique. La détermination de ces critères – résultant d’un processus partiellement itératif – est effectuée tant de bas en haut (bottom-up), en fonction de l’analyse des systèmes d’indicateurs existants, que de haut en bas (top-down), à partir des définitions générales ainsi que des règles pratiques du développement durable. Dans la deuxième phase, on a recherché des indicateurs mesurables qui illustrent de façon optimale ces critères. Pour délimiter les indicateurs, on a dû, entre autres, se poser la question de l’étroite interdépendance du système énergétique suisse avec l’étranger.A la base, les indicateurs de durabilité doivent respecter le principe de territorialité. Cela signifie que, par exemple, on enregistre la consommation totale d’énergie et ses effets sur l’environnement en Suisse, qu’elle provienne ou non de la population domiciliée dans le pays ou de personnes étrangères (par exemple trafic de transit). Conformément au principe de causalité, des éléments spécifiques doivent en outre être pris en considération, notamment les effets parallèles sur l’environ- 50 La Vie économique Revue de politique économique 2-2002 nement à l’étranger résultant de la consommation de biens et de services en Suisse, ainsi que la pollution de l’environnement imputable à l’énergie des voyages aériens de la population suisse dans le monde entier. Critères et indicateurs dans le secteur de l’énergie L’étude propose d’adopter un système d’indicateurs composé de 27 critères et de 60 indicateurs. Ils sont brièvement répertoriés cidessous et classés par types d’indicateurs. – Indicateurs d’effets écologiques (10 indicateurs): les effets sur l’environnement du domaine de l’énergie sont multiples et complexes. Les principaux d’entre eux, du point de vue de la durabilité, ont été déterminés au moyen d’une analyse quantitative, puis synthétisés sous les critères ressources, paysage & espaces vitaux, climat, qualité de l’air, radioactivité et rayonnement non ionisant. – Indicateurs d’effets économiques (10 indicateurs): un inventaire exhaustif des critères et indicateurs de durabilité utilisés en économie montrent qu’ils sont encore peu développés et peu fiables, et pas seulement dans le domaine de l’énergie.Pour cette raison,les critères et indicateurs découlent de l’objectif Travail, formation et recherche principal «satisfaction efficace des besoins». Celle-ci est mesurée en termes de qualité de l’approvisionnement et de prix,tandis que la force d’innovation, la stabilité du secteur, ainsi que la demande de conditions-cadre exemptes de distorsion poursuivent essentiellement des objectifs d’efficacité dans le contexte économique. Les critères qui ne peuvent constituer un objectif dans le secteur énergétique et qui n’y ont aucun intérêt comme, par exemple, le «nombre de personnes actives», ont été délibérément abandonnés. – Indicateurs d’effets sociaux (6 indicateurs): dans le domaine social – plus encore que dans le secteur économique – la notion de durabilité recouvre une extrême variété de définitions toutes valables, ce qui complique la recherche de critères appropriés au domaine de l’énergie. Les critères finalement retenus correspondent aux objectifs principaux de la société: solidarité (service public), participation, individualité et sécurité. Une fois de plus, seuls les critères qui ont un sens pour ce secteur spécifique sont pris en compte (solidarité régionale en matière de prix, par exemple); les critères généraux, comme les compensations entre catégories de revenus ou l’égalité des sexes, sont laissés de côté. Graphique 2 Illustration des types d’indicateurs et critères utilisés: effets, activités, efficacité énergétique et politique (des critères de durabilité sont proposés pour chaque type d’indicateur) Qualité de l'air Climat Paysage et espaces vitaux Ressources Environnement Rayonnement non ionisant Radioactivité Effets Stabilité Sécurité Qualité d'approvisionnement Prix Individualité Efficacité de la consommation Eff. de la mise à disp. d'énergie Efficacité Conclusion et perspectives Participation Système énergétique: Mise à disposition d'énergie utile Efficacité (offre) energétique Solidarité Société Economie Production + consommation de biens et services: Æ Demande d'énergie utile • Industrie • Prestataires Activités • Ménages • Transports Facteurs exogènes Recherche Politique: instaure des conditions-cadre Mesures volontaires Subventions Concurrence Politique Information Structure socio- économique Activité sectorielle Redevances énergétiques Coopération – Indicateurs d’activité (16 indicateurs): tout comme les indicateurs d’efficacité énergétique, ces indicateurs illustrent les motivations sous-jacentes à l’évolution de la consommation d’énergie. Ils se réfèrent à des composants spécifiques de la consommation qui concourent de manière déterminante à l’évolution de la consommation totale d’énergie, comme l’évolution de la surface de référence énergétique dans les bâtiments. En outre, ils mettent en lumière les facteurs exogènes (tels que les conditions climatiques) ainsi que divers aspects spécifiques aux structures socio-économiques (p. ex. nombre moyen de personnes composant un ménage) influant sur le niveau d’activité des différentes catégories de consommateurs. – Indicateurs de rendement énergétique (10 indicateurs): ces indicateurs se réfèrent à l’efficacité d’utilisation des énergies disponibles. En raison des multiples emplois de l’énergie, il a fallu limiter le nombre de paramètres choisis. Les indicateurs d’efficacité doivent être, autant que possible, coordonnés en fonction des indicateurs d’activité exposés précédemment. Par exemple, l’indicateur «Besoins spécifiques des ménages en énergie de chauffage» est complémentaire de l’indicateur de l’évolution de la surface de référence énergétique. – Indicateurs politiques (8 indicateurs): en se fondant sur les objectifs poursuivis dans le cadre de la politique énergétique actuelle,on a identifié les principaux types de mesures qui encouragent une évolution du domaine énergétique dans le sens du développement durable. La plupart de ces mesures visent un changement de comportement volontaire de la part des producteurs et des consommateurs d’énergie (par exemple, fiscalité écologique) au contraire de mesures de type «command and control». Un indicateur donné caractérise chaque type de mesures. Prescriptions Source: Gubler, Brodmann / La Vie économique 51 La Vie économique Revue de politique économique 2-2002 Le système de critères et d’indicateurs décrit précédemment représente une base pour une observation globale du système énergétique suisse en termes de développement durable. Relevons que plusieurs des indicateurs proposés dans les domaines économique et social sont des éléments novateurs (comme, par exemple, le degré de diversification du système énergétique suisse, les différences régionales de prix). La classification par types d’indicateurs d’effets, d’activités, d’efficacité, de politique qui a été choisie est également nouvelle. Ils peuvent s’avérer utiles pour l’élaboration de systèmes d’indicateurs dans d’autres domaines. Travail, formation et recherche A la base, les indicateurs de durabilité doivent respecter le principe de territorialité. Cela signifie que, par exemple, on enregistre la consommation totale d’énergie et ses effets sur l’environnement en Suisse, même si elle provient du trafic de transit (en illustration). Encadré 1 Bibliographie – Brodmann Urs, Gubler Florian, Walter Felix, «Nachhaltigkeit: Kriterien und Indikatoren für den Energiebereich». Sur mandat du programme de recherche Bases de l’économie énergétique de l’Office fédéral de l’énergie. Berne, 2001. OFCL/OCFIM n°de commande: 805.046d. Le rapport final comprend un résumé en allemand et en français; il peut également être consulté sur Internet: www.ewg-bfe.ch. – ENTEC AG, Criteria and indicators of sustainability in the energy sector. A tool for policy assessment and training in sustainable development. Sur mandat de la DDC, Saint-Gall, 2001. Encadré 2 L’étude présentée dans cet article a été réalisée pour le compte du programme de recherche «Fondements de l’économie énergétique» de l’Office fédéral de l’énergie. Les études déjà publiées ainsi que des informations concernant le programme de recherche sont disponibles à l’adresse Internet www.ewg-bfe.ch. Photo: Keystone Ce système a été avant tout conçu pour servir à l’élaboration d’un inventaire national et de séries chronologiques. A l’image d’un système de détection, les indicateurs retenus doivent indiquer au monde politique l’évolution du système énergétique en fonction de critères de durabilité donnés. Toutefois, ce système ne prétend remplacer ni les études et évaluations approfondies, ni les contrôles d’efficacité. En principe, on pourrait envisager aussi des comparaisons internationales ou intersectorielles. Cependant, le caractère innovant de plusieurs indicateurs et l’important travail d’enquête qu’ils requièrent posent pour le moment des limites pratiques à leur mise en œuvre pour ce genre de comparaisons. Une version fortement simplifiée du système d’indicateurs a été utilisée, dans un module complémentaire à la présente étude, pour une comparaison de la durabilité entre les systèmes énergétiques suisse, vietnamien et népalais.3 L’utilisation du système à l’échelon cantonal ou local ainsi qu’une évaluation des divers projets seraient en principe possibles, même si elles impliquent une série de compléments et d’adaptations. Le système proposé peut également servir de liste de contrôle (check list) dans l’appréciation de projets ponctuels dans le domaine de l’énergie afin d’en déterminer les principales valeurs statistiques en termes de développement durable. Des évaluations intrinsèques au niveau du projet ou du système demanderaient une pondération de chaque indicateur – une tâche qui appartient au monde politique. La présente étude n’a pas examiné la question des valeurs cibles pour chaque indicateur, ni les questions afférentes à la pondération et l’agrégation d’indicateurs. 52 La Vie économique Revue de politique économique 2-2002 Il est utile de rappeler que le concept présenté ici constitue un système d’indicateurs idéal, qui demande un travail statistique considérable. Une telle réalisation n’est par conséquent possible que de manière progressive.Les auteurs sont d’avis qu’il y a lieu de développer en priorité les indicateurs d’effets – décisifs du point de vue du développement durable. En d’autres termes, ce qui importe, c’est l’état du patient et non la quantité de médicaments qu’il ingurgite. Le problème des émissions de gaz à effet de serre illustre, si besoin était, qu’il y a du souci à se faire pour le patient «domai ne de l’énergie». 3 ENTEC AG, Criteria and indicators of sustainability in the energy sector. A tool for policy assessment and training in sustainable development. Sur mandat de la DDC. Saint-Gall, 2001.