curriculum Les héparines dans le traitement des cancéreux Heinz Läublia, Lubor Borsigb a b Klinik Innere Medizin, Universitätsspital Basel Physiologisches Institut und Zürich Center für Integrative Humanphysiologie (ZIHP), Universität Zürich Quintessence P Les accidents thrombo-emboliques sont plus fréquents chez les cancéreux. La thrombophilie peut être secondaire à la tumeur elle-même ou à son traitement. P Dans l’étude CLOT, le traitement des cancéreux thrombo-emboliques par héparine de bas poids moléculaire est supérieur à celui par antagonistes de la vitamine K. P En plus de cette supériorité dans le traitement des accidents thromboemboliques, les études cliniques ont révélé un effet antinéoplasique des héparines. P L’effet antinéoplasique des héparines repose sur différents mécanismes biologiques. Les sélectines (molécules d’adhésion cellulaire vasculaire) notamment sont inhibées, qui ont une importante fonction lors de la métastatisation. L’effet antimétastatique des héparines est indépendant de leur activité anticoagulante et ne semble important qu’à la phase précoce de la métastatisation. P De nouvelles études cliniques avec des héparines à des stades tumoraux précoces sont en cours. De plus, de nouvelles héparines modifiées à effet spécifique sur les sélectines sont en phase préclinique. Introduction Heinz Läubli Les auteurs certifient qu’aucun conflit d’intérêt n’est lié à cet article. L’incidence accrue des accidents thrombo-emboliques chez les cancéreux a été décrite pour la première fois en 1865 par Armand Trousseau [1]. Ce phénomène est imputable à des facteurs activateurs provenant de la tumeur elle-même ou de son microenvironnement (tumor microenvironment) activé [2]. En plus de cela, plusieurs modalités thérapeutiques anticancéreuses sont thrombogènes [3, 4]. Les 3 mécanismes thrombogènes postulés par Virchow peuvent être déclenchés par la tumeur elle-même: perturbations hémodynamiques, activation de l’endothélium et du système hémostatique. La compression directe des vaisseaux peut provoquer leur occlusion et du même fait des thrombo-embolies. Au cours de la progression de la tumeur, des cytokines proinflammatoires parviennent dans le sang et peuvent activer l’endothélium local et systémique. La tumeur peut en outre activer les thrombocytes et la cascade de la coagulation. Plusieurs mécanismes moléculaires ont pu être identifiés ces dernières années. Le tissue factor (TF, facteur III), qui intervient dans l’activation de la cascade de la coagulation et des thrombocytes, est exprimé directement sur les cellules tumorales et dans le microenvironnement de la tumeur. Avec la progression de la pathologie tumorale, il se produit une libération de microparticules Vous trouverez les questions à choix multiple concernant cet article à la page 168 ou sur Internet sous www.smf-cme.ch. de TF thrombogènes dans la circulation [5]. Le TF et l’inhibiteur de la plasmine PAI-1 sont induits par l’hypoxie en suivant la voie de l’hypoxia inducible factor (HIF) [6]. Les mucines sont de grosses molécules dotées d’un noyau protéique auxquelles sont liées par covalence de longues chaînes polysaccharidiques. Elles forment normalement une couche protectrice des épithéliums et sont sécrétées dans le sang par les tumeurs épithéliales. Ces mucines intravasculaires peuvent provoquer des thrombo-embolies directement ou par activation leucocytaire [2]. L’héparine est un glyco-aminoglycane naturel, donc un polysaccharide, présent dans les mastocytes. L’héparine non fractionnée, isolée du tractus gastro-intestinal de porc, est un mélange de plusieurs longues chaînes saccharidiques (200–300 monosaccharides alignés) [7]. Les héparines de bas poids moléculaire sont extraites de l’héparine naturelle et forment des chaînes polysaccharidiques raccourcies par méthodes chimiques et physiques. Pour l’activité sur l’antithrombine III, qui assure l’effet anticoagulant des héparines, seul un petit polymère de 5 sucres est nécessaire [8]. Cette séquence saccharidique minimale est obtenue par synthèse et est utilisée en clinique sous le nom de fondaparinux (Arixtra®). Héparines et survie L’étude CLOT publiée en 2003 a montré que les cancéreux traités par daltéparine (Fragmin®) avaient significativement moins de récidives thrombo-emboliques que ceux traités par un antagoniste de la vitamine K [9]. 6 mois après le début du traitement, 27 patients sur les 336 du groupe daltéparine ont eu un nouvel accident thrombo-embolique, contre 53 sur les 336 du groupe antagoniste de la vitamine K (HR 0,48). L’incidence des hémorragies a été la même dans les deux groupes. Les analyses de survie de cette même étude ont en outre révélé une survie plus longue des patients traités par daltéparine et n’ayant aucune métastase clinique lors de cette intervention (survie globale à 12 mois 80% contre 64% dans le groupe antagoniste de la vitamine K) [10]. Une autre étude de 84 patients ayant un carcinome bronchique à petites cellules a comparé un traitement par héparines de bas poids moléculaire à un placebo et a montré une amélioration significative de la survie sans progression de 6 à 10 mois [11]. Un effet a été constaté aussi bien au stade limited disease qu’au stade extensive disease. Une étude effectuée dans les années 1990 déjà chez 277 patients ayant un carcinome bronchique à petites Forum Med Suisse 2011;11(10):169–171 169 curriculum Effet antinéoplasique des héparines Figure 1 Cascade métastatique et mécanismes influencés par les héparines. A: L’effet des héparines sur les cytokines permet d’inhiber l’angiogenèse et consécutivement aussi l’intravasation de cellules tumorales. Cette intravasation peut être inhibée par l’effet des héparines sur l’héparanase. L’inhibition de la sélectine P prévient en outre la formation d’agrégats cellules tumorales-thrombocytes (emboles tumoraux). B: Au niveau des petits vaisseaux des organes dans lesquels de nouvelles métastases apparaissent, les héparines peuvent réduire l’activation du microenvironnement et empêcher la création d’une niche métastatique par inhibition des sélectines P et L, de l’activation des thrombocytes et de la cascade de la coagulation. Le recrutement des leucocytes peut être partiellement bloqué par le fait que les héparines empêchent les liaisons dépendant des intégrines et sélectines. C: Après activation du microenvironnement et création d’une niche métastatique, les cellules tumorales peuvent proliférer dans de nouveaux organes. Les héparines peuvent ici aussi influencer la transmission de signaux par les cytokines. cellules a montré dans le groupe intervention, qui a reçu en plus du traitement standard une héparine non fractionnée sous-cutanée pendant 5 semaines, une amélioration de la survie moyenne (317 jours contre 261 pour le placebo) [12]. Dans l’étude FAMOUS chez 385 patients ayant un cancer à un stade avancé, Kakkar et ses collègues ont trouvé un avantage de survie significatif à 17 mois dans le groupe ayant reçu pendant 1 année 5000 U.I. de daltéparine sous-cutanées au lieu du placebo [13]. Un groupe de 148 patients à un stade avancé de leur cancer a eu un avantage de survie significatif contre placebo sous traitement pendant 1 an par nadroparine (Fraxiparine®) à dose prophylactique [14]. Comparativement à cela, les 154 patients ayant reçu un placebo sont décédés 1,33 fois plus souvent à 1 an. Dans une petite étude, Sideras et ses collègues n’ont par contre constaté aucun effet significatif de la daltéparine sur la survie de cancéreux [15]. Un aperçu systématique des résultats des études est donné dans le travail de Kuderer et collègues [4]. L’effet des héparines sur la survie des cancéreux s’explique en partie par la prophylaxie des thrombo-embolies, avec leur morbidité et leur mortalité. Les patients sous traitements thrombogènes tels que thalidomide ou lénalidomide devraient donc recevoir une héparine quand possible et même en ambulatoire [16]. Certains résultats d’études cliniques et expérimentales montrent cependant qu’il y a un effet antinéoplasique direct. L’expérimentation animale a montré à plusieurs reprises que l’héparine non fractionnée et les héparines de bas poids moléculaire ont une influence sur la progression tumorale et la métastatisation [17, 18]. En plus de l’effet sur la coagulation par la liaison de la séquence pentasaccharidique à l’antithrombine III, l’héparine non fractionnée, et de manière différente les héparines de bas poids moléculaire, ont une influence sur de nombreux mécanismes biologiques. L’héparine non fractionnée et quelques héparines de bas poids moléculaire se lient à des molécules d’adhésion cellulaire telles qu’intégrines et sélectines et inhibent de ce fait leurs interactions [7, 19, 20]. Des chimiokines et facteurs de croissance sont également liés par les héparines [7, 21]. Fait intéressant, la liaison aux chimiokines telles que le platelet factor 4 (PF4) est fonction de la longueur de la chaîne polysaccharidique. PF4 plus héparine sont l’antigène dans la thrombopénie immunitaire induite par l’héparine (HIT). Ce qui signifie que contrairement aux longues héparines le pentasaccharide fondaparinux ne provoque pas d’HIT et peut donc être utilisé chez les patients ayant des anticorps HIT. Les enzymes liant les héparanes tels que l’héparanase sont inhibés par les héparines [22]. La sécrétion de tissue factor pathway inhibitors (TFPI) peut en outre être influencée par les héparines [23]. Bien que théoriquement tous ces mécanismes puissent jouer un rôle, il a été démontré dans le modèle de souris que c’est surtout l’inhibition des interactions des sélectines pendant la métastatisation hématogène qui conditionne l’effet antinéoplasique des héparines in vivo. Sélectines et niche métastatique Les modèles murins, mais surtout les modèles expérimentaux de métastases par injection intraveineuse de tumeurs, ont pu montrer que les héparines ont un effet surtout antimétastatique [24]. Pendant la métastatisation hématogène, les cellules tumorales infiltrent les vaisseaux sanguins directement ou par les canaux lymphatiques. Dans le vaisseau, il se produit une interaction avec les éléments sanguins cellulaires et acellulaires, surtout les thrombocytes. Ce qui déclenche la formation d’agrégats de cellules tumorales-thrombocytes qui peuvent libérer des emboles dans la microvascularisation des organes. A partir de ces emboles tumoraux, il se produit un conditionnement du microenvironnement avec création d’un voisinage permissif pour les cellules tumorales, ladite niche métastatique (metastatic niche) dans laquelle les cellules tumorales peuvent survivre, s’extravaser, infiltrer le tissu, proliférer et former une nouvelle métastase [25, 26]. Forum Med Suisse 2011;11(10):169–171 170 curriculum Les sélectines sont des molécules d’adhésion cellulaire vasculaire qui donnent des interactions hétérotypiques avec les ligands saccharidiques par leur domaine lectine. La sélectine P est stockée dans les granules des thrombocytes et les corps de Weibel-Pallade des cellules endothéliales, et après activation présentée à la surface des thrombocytes ou des cellules endothéliales. La sélectine E est synthétisée de novo après activation par les cellules endothéliales. La sélectine L est exprimée constitutionnellement sur tous les leucocytes myéloïdes et la plupart des lymphocytes [27]. Les sélectines provoquent le freinage initial des leucocytes pendant l’extravasation lors des réactions inflammatoires et pendant le trafficking normal, par ex. dans les organes lymphatiques secondaires [28]. La sélectine P a en outre une influence directe sur l’adhésivité plaquettaire [29]. Les cellules des tumeurs épithéliales produisent des mucines polysaccharidiques à leur surface et les libèrent dans le sang périphérique (voir Introduction). Les mucines à la surface des cellules tumorales déclenchent l’interaction avec la sélectine P sur les thrombocytes. Cette interaction est à l’origine de l’embole tumoral [24, 30]. Les sélectines P et L sont en outre responsables de l’activation du microenvironnement, surtout des cellules endothéliales, et permettent ainsi la création d’une niche métastatique [31]. La sélectine L est en outre impliquée dans le recrutement des leucocytes myéloïdes, qui ont une fonction importante dans la création de la niche métastatique et donc de nouvelles métastases [30, 32, 33]. L’inhibition des sélectines par héparines empêche la métastatisation Les sélectines contrôlent d’importantes étapes dans la métastatisation hématogène des cellules tumorales [34]. L’ensemencement expérimental des poumons par injection intraveineuse de cellules de cancer colique est nettement moins important chez les souris déficientes en sélectine P ou L [30]. Fait intéressant, il y a une synergie d’effets, à savoir que chez les souris doublement déficientes en sélectine P et L les métastases sont encore moins nombreuses que chez les monodéficientes. Ces effets ont pu être reproduits avec l’héparine non fractionnée [24, 32]. Un traitement par héparine peu avant l’injection intraveineuse de cellules tumorales a diminué la métastatisation par un mécanisme dépendant de la sélectine P [24]. Aucun autre effet n’a pu être observé chez les souris déficientes en sélectine P. Mais si l’héparine a été injectée 6–12 heures après l’injection de cellules tumorales à des souris déficientes en sélectine P, une diminution plus marquée de la formation de métastases a pu être constatée [32]. Cet effet à retardement de l’héparine semble dépendre de la sélectine L car il ne se produit pas chez les souris qui en sont déficientes [32]. Chez les souris doublement déficientes en sélectine P et L et dans le modèle expérimental de métastases utilisé, l’héparine non fractionnée pendant les premières heures suivant l’inoculation de cellules tumorales n’a montré aucune diminution de la métastatisation [30]. Ces résultats indiquent que la propriété antimétastatique de l’héparine non fractionnée est principalement due à l’inhibition des sélectines et n’a d’importance qu’au cours des premières heures après injection de cellules tumorales. Les héparines de bas poids moléculaire peuvent plus ou moins bien lier et inhiber les sélectines et donc plus ou moins bien aussi la métastatisation [35, 36]. Les héparines à courte chaîne notamment, comme la nadroparine, ont un effet moins marqué. Il faut savoir à ce propos que le pentasaccharide fondaparinux n’a aucun effet sur cette métastatisation expérimentale [35]. Ce qui permet de conclure que l’effet antimétastatique des héparines n’est pas dû à leur activité anticoagulante. Des expériences avec héparines modifiées sans activité sur la coagulation mais avec puissant effet inhibiteur des sélectines ont déjà pu être réalisées avec succès dans un modèle métastatique expérimental [37]. Perspectives Chez les cancéreux, les héparines préviennent une récidive de thrombo-embolie plus efficacement que les antagonistes de la vitamine K, du fait de leur activité biologique plus large. Les cancéreux thrombo-emboliques doivent donc si possible toujours être traités par héparines. En plus de la diminution des thrombo-embolies, les héparines ont aussi un effet antinéoplasique direct, essentiellement dû à l’inhibition des sélectines pendant la métastatisation. Les études cliniques s’intéressant à l’effet des héparines devraient donc se concentrer surtout sur des stades tumoraux précoces, avant toute métastatisation. Cette population de patients a le plus profité de l’intervention par daltéparine dans l’étude CLOT aussi [10]. Plusieurs études en cours examinent l’effet des héparines de bas poids moléculaire chez des patients à un stade tumoral localisé. Des héparines modifiées ayant une activité spécifique sur les sélectines par ex. sont en outre testées dans des modèles précliniques. Ces substances viendront compléter les traitements antitumoraux aussi bien classiques que ciblés. Correspondance: Heinz Läubli Klinik Innere Medizin Universitätsspital Basel CH-4031 Basel [email protected] Références recommandées – Lee AY, Levine MN, Baker RI, Bowden C, Kakkar AK, Prins M, et al. Low-molecular-weight heparin versus a coumarin for the prevention of recurrent venous thromboembolism in patients with cancer. 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