Quel avenir pour les classifications des maladies mentales ? Une

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L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 285–94
LES CLASSIFICATIONS
Quel avenir pour les classifications des maladies
mentales ? Une synthèse des critiques
anglo-saxonnes les plus récentes
François Gonon
RÉSUMÉ
Ces dernières années de hauts responsables de la psychiatrie anglo-saxonne ont vigoureusement critiqué la classification
américaine des maladies mentales, le DSM, mais ces critiques sont peu connues en France. Cet article en propose une
synthèse. Elles montrent que la fiabilité du DSM-IV est satisfaisante pour les pathologies sévères et médiocre pour les autres.
De plus, sa validité est faible puisque la plupart des patients souffrent d’une combinaison de troubles mentaux supposés
distincts et que la limite entre le normal et le pathologique se révèle très imprécise en pratique clinique. Ce manque de
scientificité reflète simplement notre ignorance concernant les troubles mentaux. Le DSM est pourtant largement utilisé par
une multitude d’acteurs. S’appuyant sur les études américaines, l’article présente ensuite quelques conséquences découlant
de l’état actuel du DSM.
Mots clés : nosologie, psychiatrie, DSM, étude critique, validité, fiabilité
ABSTRACT
What is the future for mental illness classifications? A summary of recent Anglo-American criticism. In recent years,
senior representatives of Anglo-American psychiatry have vigorously criticized the American classification of mental
illnesses, the DSM, but these criticisms are not very well known in France. This paper proposes a synthesis. They show that
the reliability of DSM-IV is satisfactory for severe pathologies whereas it is mediocre for others. In addition, its validity
is weak since most patients suffer from a combination of mental health disorders supposedly distinct and the supposed
distinct limit between normal and pathological has proven to be very inaccurate in clinical practice. This lack of scientificity
merely reflects our ignorance regarding mental disorders. The DSM is however widely used by a variety of caregivers.
Based on American studies, this article then presents some of the consequences of the current DSM.
Key words: nosology, psychiatry, DSM, critical analysis, validity, reliability
doi:10.1684/ipe.2013.1054
RESUMEN
¿ Que será de las clasificaciones de las enfermedades mentales ? Una síntesis de las críticas anglosajonas más
recientes. En los últimos años altos responsables de la psiquiatría anglosajona han criticado fuertemente la clasificación
norteamericana de las enfermedades mentales, el DSM, pero estas críticas se conocen poco en Francia. Éste artículo
propone una síntesis de ellas. Señalan que la fiabilidad es satisfactoria para las patologías severas y escasa para las demás.
Además, su validez es baja ya que la mayor parte de los pacientes sufren de una combinación de trastornos mentales
supuestamente distintos y que el límite entre lo normal y lo patológico aparece muy impreciso en la práctica clínica. Esta
falta de cientificidad refleja simplemente nuestro desconocimiento en cuanto a trastornos mentales. El DSM sin embargo
está ampliamente utilizado por una multitud de protagonistas. Apoyándose en los estudios americanos el artículo presenta
luego algunas consecuencias derivadas del estado actual del DSM.
Palabras claves : nosología, psiquiátrica, DSM, estudio crítico, validez, fiabilidad
Neurobiologiste, directeur de recherche au CNRS, Université Bordeaux-II, Institut des maladies neurodégénératives, CNRS UMR 5293, 146, rue
Léo-Saignat, 33076 Bordeaux, France
<[email protected]>
Tirés à part : F. Gonon
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 4 - AVRIL 2013
285
Pour citer cet article : Gonon F. Quel avenir pour les classifications des maladies mentales ? Une synthèse des critiques anglo-saxonnes les plus récentes. L’Information
psychiatrique 2013 ; 89 : 285-94 doi:10.1684/ipe.2013.1054
F. Gonon
Introduction
La psychiatrie reste un domaine singulier parmi
les sciences médicales. Contrairement à de nombreux
domaines en médecine somatique et malgré d’intenses
efforts depuis un demi-siècle, la recherche en biologie n’a
pas contribué de manière notable aux progrès de la pratique
clinique [10]. Bien souvent, ce sont des découvertes faites
par hasard qui ont permis de proposer de nouveaux traitements, puis des recherches cliniques qui en ont prouvé les
bénéfices et les limites. Plus fondamentalement, la classification des maladies mentales fait toujours débat. Le présent
article synthétise les critiques portées à l’encontre des deux
classifications actuellement dominantes : le Manuel statistique des maladies mentales dans sa quatrième version
(DSM-IV) publié par l’Association des psychiatres américains (APA) et la Classification internationale des maladies
proposée par l’OMS dans sa dixième version (CIM-10).
Le DSM-IV et la version encore en vigueur de la CIM10 ont été publiés à deux ans d’écart (1994 et 1992) et
leurs concepteurs les ont voulus proches. Par conséquent,
les critiques récentes visant le DSM-IV sont aussi largement applicables à la CIM-10. Nous avons sélectionné ici
les critiques émanant des psychiatres anglo-saxons les plus
connus et les plus respectés. Nous avons en particulier largement cité quatre responsables du DSM-IV, Allen Frances,
Michael First, Robert Kendell et Melvin Sabshin, ainsi que
Steven Hyman qui a dirigé le National Institute of Mental Health (NIMH, États-Unis) et préside actuellement le
Groupe de travail chargé de la révision de la CIM-10 pour
les maladies mentales. Cet article a pour but principal de
rendre accessible au public francophone une synthèse des
critiques anglo-saxonnes les plus récentes.
Le DSM est-il scientifiquement validé ?
Une synthèse des critiques
américaines actuelles
Bref rappel historique
Ce bref rappel s’appuie sur l’article du psychiatre américain Joseph Pierre [32]. La première version du DSM date
de 1952 et la deuxième, le DSM-II, de 1968. Le DSMII distinguait entre les pathologies d’origine organique et
celles d’origine psychogène, ces dernières étant divisées en
deux classes : les psychoses et les névroses. Il était donc
clairement influencé par les psychiatres qui pratiquaient la
psychanalyse et souhaitaient voir leurs traitements pris en
charge par les assurances. Dans les deux cas, les différentes
pathologies étaient définies par des descriptions de patients
types (descriptions prototypiques).
Par rapport aux précédentes, la troisième version (DSMIII), publiée en 1980, a représenté une véritable rupture.
Les raisons politiques et sociales de ce changement ont été
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analysées notamment par Stuart Kirk et H. Kutchins [17].
Deux objectifs scientifiques ont aussi guidé les rédacteurs
du DSM-III. Premièrement, le principe des descriptions
prototypiques du DSM-II a été considéré comme la cause
de sa mauvaise fiabilité inter-juge : les décisions diagnostiques prises par deux médecins à propos du même patient
étaient trop souvent différentes. Il a donc été décidé de
définir chaque diagnostic par une liste de critères et des
règles d’exclusion. Deuxièmement, les hypothèses psychanalytiques concernant l’étiologie des maladies mentales
ont été critiquées par l’APA pour leur manque de preuves
scientifiques. Constatant qu’aucune théorie ne permettait de rendre compte de cette étiologie, l’APA a décidé
que le DSM-III serait athéorique : chaque maladie n’est
définie que par ses symptômes caractéristiques. Les promoteurs du DSM-III espéraient ainsi que la recherche en
psychiatrie biologique permettrait de découvrir des marqueurs biologiques spécifiques à chaque pathologie et que la
recherche de nouveaux médicaments psychotropes en serait
facilitée.
Publié en 1994, le DSM-IV, et sa version révisée en
2000, ne présentent pas de changement majeur par rapport
au DSM-III. Depuis 1999, l’APA prépare une cinquième
version et sa publication sans cesse repoussée est maintenant annoncée pour mai 2013. Cependant, les oppositions
aux changements entre DSM-IV et DSM-V ont été si vives
aux États-Unis que, selon son annonce du 1er décembre
2012, l’APA a finalement tranché en faveur de modifications mineures.
Le DSM et la recherche de marqueurs
biologiques des maladies mentales
Malgré d’intenses recherches depuis la publication du
DSM-III en 1980, aucun marqueur biologique (tests génétiques ou biochimiques, imagerie cérébrale, etc.) n’a encore
été validé pour aider au diagnostic des troubles mentaux.
Citons par exemple Greg Miller dans un éditorial de la
prestigieuse revue Science : « Quand la première conférence de préparation du DSM-V s’est tenue en 1999, les
participants étaient convaincus qu’il serait bientôt possible
d’étayer le diagnostic de nombreux troubles mentaux par
des marqueurs biologiques. Actuellement [en 2010], les
responsables reconnaissent qu’aucun indicateur biologique
n’est suffisamment fiable pour contribuer au diagnostic »
[27]. Il est maintenant certain que le DSM-V ne mentionnera aucun biomarqueur d’aide au diagnostic. Selon Allen
Frances, la mise au point de biomarqueurs en psychiatrie
prendra plusieurs décennies et ceux-ci ne seront de toute
façon applicables qu’à un petit nombre de patients souffrant des pathologies les plus sévères [8]. Allen Frances
explique : « si les neurosciences ont fait progresser notre
connaissance du fonctionnement cérébral, plus nous en
apprenons sur le cerveau plus celui-ci apparaît d’une inéluctable complexité » [8]. C’est également l’avis de Steven
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Quel avenir pour les classifications des maladies mentales ? Une synthèse des critiques anglo-saxonnes les plus
récentes
Hyman : « La neurobiologie a fait de réels progrès, mais n’a
pas encore atteint un niveau qui lui permettrait de contribuer utilement à la définition des différentes pathologies »
[12].
La fiabilité inter-juge du DSM
D’après son principal promoteur, Robert Spitzer, la fiabilité inter-juge1 du DSM-III était supérieure à celle des
précédents DSM [41]. En réalité, selon Michael First [5],
une seule étude a comparé dans les mêmes conditions
la fiabilité du DSM-III à celle du DSM-II. Il en ressort
que les deux fiabilités sont identiques. Comme on pouvait
s’y attendre, elles sont satisfaisantes pour les pathologies
les plus sévères et médiocres pour les autres [25]. Selon
Michael First [5] et Allen Frances [7], la fiabilité interjuge des DSM-III et DSM-IV a été largement surestimée.
De plus, cette fiabilité est encore plus médiocre en pratique clinique. Ainsi, le diagnostic posé par des chercheurs
expérimentés utilisant les protocoles standardisés recommandés par le DSM diffère souvent de celui des psychiatres
en pratique clinique quotidienne pour le même patient
[33, 39]. Par exemple, pour les pathologies non psychotiques, l’accord entre les spécialistes et les cliniciens était
nettement insuffisant avec un coefficient kappa de fiabilité
inter-juge variant entre 0,12 et 0,33 (ce coefficient varie
entre de 0 à 1 pour une parfaite fiabilité inter-juge. En
médecine, un kappa supérieur à 0,5 est considéré comme
satisfaisant) [39].
La validité du DSM
La validité est le critère le plus « scientifique » d’une classification. Pour que la définition d’une maladie soit valide,
elle doit permettre de la distinguer des autres maladies
et de la normalité. En médecine somatique, les marqueurs biologiques ont beaucoup contribué à la définition
d’entités valides. Leur absence en psychiatrie représente
donc un handicap considérable. Cependant, il est arrivé que
certaines pathologies uniquement définies par leurs symptômes soient reconnues comme valides malgré l’absence
de biomarqueurs et sans qu’on en connaisse l’étiologie.
Par exemple, le syndrome de Down a été décrit et reconnu
comme une entité dès le début du xixe siècle sur la base
de critères physiques (le « mongolisme ») associés au
retard mental et n’est devenu la « trisomie 21 » qu’en
1959. En l’absence de biomarqueur et d’étiologie connue,
la validité d’une pathologie repose alors sur une description
permettant de la distinguer des autres pathologies et de la
normalité.
Pour Robert Kendell, psychiatre britannique qui a été
très impliqué dans la production des DSM-III et -IV, si l’on
1 La fiabilité inter-juge est le degré d’accord entre les diagnostics posés
par différents médecins à propos d’un même patient.
s’accorde sur cette définition de la validité, le constat est
clair : les diagnostics psychiatriques définis par le DSM-IV
ne peuvent pas être considérés comme valides. D’ailleurs,
le préambule du DSM-IV reconnaît explicitement que la
validité des définitions proposées n’est nullement prouvée
[14]. Les études publiées depuis lors vont toutes dans le
sens d’une absence de validité pour quatre raisons qui ont
été soulignées aussi bien par Robert Kendell [14] que par
Steven Hyman [12]. Premièrement, la plupart des patients
souffrent d’une combinaison variable de plusieurs troubles :
la comorbidité, qui aurait du rester rare si la validité du
DSM avait été satisfaisante, est en réalité très fréquente
[19]. Deuxièmement, le DSM-IV et la CIM-10 sont organisés en différentes classes de pathologies qui sont divisées en
entités très spécifiques, mais prévoient pour chaque classe
une catégorie non spécifiée (not overwise specified [NOS]).
Les enquêtes montrent que les catégories NOS sont beaucoup plus souvent utilisées que les autres par les praticiens,
et en particulier les médecins généralistes, alors qu’elles
auraient dû rester l’exception. Steve Hyman en conclut que
les trop nombreuses catégories étroitement spécifiées ne
correspondent pas, aux yeux des cliniciens, à des entités
« naturelles » [12]. Troisièmement, la frontière entre état
pathologique et normalité est nette pour les pathologies
sévères, mais franchement imprécise pour les troubles plus
bénins comme la dépression [2, 14, 42]. Cela est cohérent
avec le fait que des enquêtes épidémiologiques réalisées à
la même période aux États-Unis puissent donner des résultats très divergents [35]. Par exemple, la prévalence sur un
an de la phobie sociale était de 1,6 % dans une étude et de
7,4 % dans l’autre [35]. Quatrièmement, une même cause
peut entraîner des pathologies différentes. Par exemple,
les adultes qui ont subi des abus sexuels dans l’enfance
peuvent souffrir de dépression, de troubles anxieux, de
trouble du comportement alimentaire ou de toxicomanie
[14]. De même, une altération chromosomique rare (dite
DISC1) observée sur plusieurs générations d’une famille
écossaise a entraîné des troubles très variables : schizophrénie, troubles des conduites, dépression, troubles anxieux
[1]. Steven Hyman en conclut : « Les données génétiques et
familiales ne confirment pas les limites des pathologies définies par le DSM-IV » [12]. Ce manque de validité explique
que la définition même de ce qu’est un trouble mental fait
toujours débat [29].
Le DSM est-il utile ? Une synthèse
des critiques américaines actuelles
Robert Kendell soulignait la nécessité de bien distinguer
la validité de l’utilité. Il considérait que les catégories du
DSM-IV n’étaient pas valides, mais qu’elles étaient utiles.
De fait, on a du mal à voir comment la psychiatrie clinique pourrait se passer de toute classification. Des troubles
mentaux sévères ont été reconnus comme tels dans toutes
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F. Gonon
les cultures. Même si on ne sait pas bien les définir, les
patients qui en souffrent nécessitent des soins spécifiques.
Mais contrairement à la validité qui est un critère universel,
le degré d’utilité dépend de l’utilisateur. Or, le DSM est
utilisé par de multiples agents :
– les chercheurs en psychiatrie biologique, en épidémiologie et en psychopharmacologie clinique ;
– les médecins qui vont du psychiatre universitaire au généraliste et les autres soignants ;
– les experts judiciaires ;
– les patients et leur famille, notamment via Internet ;
– l’industrie pharmaceutique pour ses essais cliniques mais
aussi pour son marketing ;
– les caisses d’assurances publiques et privées ;
– les enseignants en psychologie et psychiatrie.
Comme le souligne un groupe de psychiatres américains
et canadiens, le DSM ne peut pas également satisfaire des
utilisateurs aussi divers [31].
L’utilité du DSM pour la recherche
Le DSM-III a été en partie conçu pour faciliter la
recherche de marqueurs biologiques. Trente ans plus tard,
le bilan sur ce point est négatif. Certains chercheurs considèrent même que les incertitudes du DSM ont handicapé la
recherche de gènes impliqués dans les troubles psychiatriques : « nous ne savons pas si les divers diagnostics
correspondent à des maladies différentes ayant des causes
biologiques distinctes » [1]. Le NIMH, qui finance aux
États-Unis l’essentiel de la recherche publique en neurosciences, en a tiré les conséquences. Considérant, selon son
ancien directeur Steven Hyman, que « le DSM a été un obstacle pour la recherche », le NIMH a proposé de financer
des recherches hors DSM [26]. Quant à l’épidémiologie
des troubles mentaux, il est apparu que l’usage du DSM
entraînait de larges divergences dans l’estimation de leur
prévalence [35] en raison de l’importante comorbidité [19]
et de l’imprécision des limites entre normal et pathologique
[2].
L’utilité du DSM pour la psychopharmacologie
clinique
Les recherches cliniques en psychopharmacologie ont
utilisé le DSM et la CIM associés aux méthodes de la médecine par les preuves et ces travaux ont incontestablement
permis de mieux évaluer l’efficacité des médicaments psychotropes. Par exemple, il a fallu de nombreuses études
rigoureuses pour aboutir à la conclusion que, sauf pour
les dépressions très sévères, les antidépresseurs SSRI,
tant promus par l’industrie pharmaceutique, ne sont pas
plus efficaces qu’un traitement placebo [6, 16, 18]. Au
total, il est indiscutable que le réel progrès des connaissances en psychopharmacologie clinique a été accompli
grâce aux deux classifications internationalement reconnues par la majorité des chercheurs. Cependant, rien ne
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permet d’affirmer qu’une autre classification, plus resserrée et basée sur des définitions prototypiques, aurait été
moins efficace.
L’utilité du DSM pour guider
les choix thérapeutiques
Un argument souvent mis en avant pour affirmer que le
DSM-III a représenté un progrès concerne le diagnostic de
la schizophrénie [12]. Une enquête de 1972 avait montré
que cette maladie était deux fois plus souvent diagnostiquée aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne. Le DSM-III
a ajouté un critère de durée des symptômes psychotiques
(au moins six mois) qui a permis de la différencier nettement du trouble bipolaire de type I (maniacodépression
avec épisode maniaque nécessitant une hospitalisation). La
prévalence de la schizophrénie aux États-Unis est alors
redescendue au niveau de la Grande-Bretagne et le traitement par les neuroleptiques a été remplacé par du lithium
chez de nombreux patients américains diagnostiqués à tort
comme schizophrènes [12]. En effet, le lithium n’est pas
efficace dans la schizophrénie, mais il l’est pour les troubles
bipolaires et ses effets secondaires sont moindres que ceux
des neuroleptiques.
Cependant, cet incontestable progrès ne doit pas masquer le fait que, pour de nombreux troubles moins sévères
et plus fréquents, le DSM-IV ne guide pas le clinicien dans
le choix du traitement. Même un diagnostic posé en stricte
conformité avec le DSM-IV ne permet pas de prédire si tel
patient anxieux et/ou dépressif sera plus amélioré avec une
psychothérapie, un anxiolytique, un antidépresseur tricyclique, un antidépresseur SSRI ou une combinaison de ces
différents traitements. Ce qui importe pour le thérapeute
c’est de choisir un traitement et le diagnostic qui est posé
n’est bien souvent qu’une justification a posteriori de ce
choix initial [30].
L’utilité du DSM pour la pratique clinique
Une enquête, diligentée en 2010 par l’OMS auprès de
près de 5 000 psychiatres dans 44 pays, montre que les
deux tiers utilisent la version clinique de la CIM-10 [34].
Même aux États-Unis, les utilisateurs du DSM-IV le jugent
beaucoup trop compliqué avec ces 410 pathologies distinctes définies par des listes de critères, et préféreraient
la version clinique de la CIM-10. En effet, cette dernière
ne procède pas par listes de critères, mais propose des
descriptions types. Cette approche prototypique est préférée par 69 % des psychiatres interrogés par l’OMS.
Les raisons de cette préférence et leur bien-fondé ont été
mises en avant par le psychiatre américain Drew Westeen [43]. De plus, 88 % des psychiatres souhaiteraient
une classification réduite à un petit nombre de pathologies
distinctes (entre dix et 100) [34]. Ce point de vue est maintenant défendu par Allen Frances, Michael First et Steven
Hyman [5, 7, 13] ainsi que de nombreux autres psychiatres
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Quel avenir pour les classifications des maladies mentales ? Une synthèse des critiques anglo-saxonnes les plus
récentes
américains [29-31]. En effet, puisque aucune classification existante ne peut prétendre à une validité scientifique,
tous ces experts estiment qu’il faut privilégier l’utilité
clinique.
nale. Ils n’étaient cependant pas les plus nombreux : après
les Cubains (80 %), 32 à 40 % des psychiatres qui ont
répondu à l’enquête en Argentine, Chine, Inde, Japon et
Russie le souhaitaient aussi.
La place du DSM dans l’enseignement
de la psychiatrie
Conséquences concernant l’avenir
du diagnostic et des pratiques
en psychiatrie
Dans de nombreuses universités, le DSM-IV est présenté comme un manuel de psychiatrie, ce qu’il n’a jamais
prétendu être. Puisque la validité du DSM n’est pas discutée, les étudiants sont conduits à penser que les pathologies
décrites dans le DSM représentent bien des maladies distinctes. La réussite aux examens dépendant souvent de la
restitution des catégories du DSM, sa connaissance littérale en vient à représenter l’essentiel des connaissances en
psychiatrie [30]. Cet apprentissage aussi fastidieux que discutable se fait au détriment de connaissances plus utiles
comme la psychopharmacologie dans ses deux versants thérapeutiques et iatrogènes. En tant que directeur médical
de l’APA entre 1974 et 1997, Melvin Sabshin a largement contribué aux DSM-III et DSM-IV. En 1997, il signe
une vigoureuse mise en garde : « L’un des grands dangers de la présente période est l’atrophie des compétences
psychothérapeutiques parmi les psychiatres. Le danger est
de faire du DSM une approche mécaniste où le clinicien
perd son sens clinique et son humanisme. Je déteste avoir
à examiner des candidats à des postes de responsabilités
qui récitent leur DSM. Nous devons continuer à enseigner la clinique pour faire en sorte que les différences
entre patients soient reconnues et que nous restions attaché à l’humanisme dans tout notre travail » [38]. Plus
récemment, Scott Waterman note qu’il y a de la part des
enseignants qui connaissent les faiblesses du DSM, un certain « cynisme » à en imposer l’apprentissage littéral [30].
Les étudiants d’aujourd’hui étant l’avenir de la psychiatrie, il est vraiment regrettable de leur imposer un pareil
« handicap conceptuel » [30].
L’utilité du DSM pour les assurances maladies
Dans l’état actuel, les classifications existantes représentent simplement un vocabulaire provisoire permettant
les prises de décision entre les soignants, les patients, leur
entourage et les assurances [31]. Une enquête auprès de
psychiatres américains a montré que les impératifs des
diverses assurances maladies privées influencent considérablement leurs décisions diagnostiques [44]. L’utilité d’une
classification dépend donc du contexte social et politique.
Dans les pays où l’assurance maladie est principalement
publique, la prise en charge n’est heureusement pas conditionnée par l’attribution précoce d’un diagnostic précis.
Cette influence des différences entre les systèmes de santé
explique aussi l’intérêt pour des classifications nationales.
L’enquête de l’OMS dans 44 pays a montré que 31 % des
psychiatres français souhaitaient une classification natio-
Optimiser l’utilité clinique des classifications
En l’absence de marqueurs biologiques et de frontières
nettes entre pathologie et normalité, aucune classification
ne peut se réclamer d’une réelle scientificité. Allan Frances
l’affirme très clairement : « Il n’y a pas une seule manière de
diagnostiquer n’importe quel trouble mental qui puisse être
considérée comme scientifiquement prouvée et ne laissez
aucun expert vous soutenir le contraire » [8]. De ce point de
vue, la CIM-10 n’est pas supérieure au DSM-IV, dont elle
est d’ailleurs proche. Comme la recherche de marqueurs
biologiques se détourne déjà du DSM et que la recherche
épidémiologique gagnerait à s’en affranchir, de plus en plus
de voix s’élèvent en faveur d’une classification simplifiée
optimisant l’utilité clinique [7, 12, 31].
Le DSM-V apportera peu de changements par rapport
au DSM-IV. En revanche, la 11e version de la CIM, dont
la parution est annoncée pour 2015, pourrait bien être
très différente de la CIM-10. En effet, Geoffrey Reed, qui
est à l’OMS le responsable du projet de la CIM-11 pour
les maladies mentales, a annoncé en public le 5 octobre
2012 qu’il envisage une CIM-11 au plus près des souhaits
exprimés dans l’enquête de l’OMS. Le nombre de pathologies distinctes serait ramené à moins d’une centaine et
elles seraient définies par des descriptions type. Interrogé
sur les divergences que cela entraînerait entre le DSM-V
et la CIM-11, il a répondu qu’il n’y voyait aucun inconvénient. Steven Hyman appelle également de ses vœux une
complète refonte du DSM où le nombre de pathologies
serait considérablement réduit [12, 13].
Limiter le rôle des experts
Bien entendu, les recherches en psychiatrie biologique
et en psychopharmacologie doivent êtres poursuivies avec
vigueur, même s’il ne faut pas en attendre des miracles
pour l’ensemble des troubles psychiatriques. En effet, il
n’est nullement exclu que pour certains cas de pathologies
sévères on puisse identifier des causes biologiques quantifiables et traitables. Par exemple, plusieurs études récentes
montrent qu’un déficit sévère en vitamine D chez la mère
augmente fortement le risque d’autisme chez ses enfants
[4]. Si cette piste était confirmée, elle ouvrirait une possibilité de prévention de certains cas d’autisme. Évidemment,
toutes ces recherches ne peuvent êtres engagées que par des
experts spécialisés dans une pathologie particulière.
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F. Gonon
Cependant, Allen Frances souligne que l’influence des
experts n’est pas toujours bénéfique en pratique clinique
[8]. Lors de la préparation du DSM-IV, il a travaillé avec
des centaines d’experts, mais aucun d’eux ne lui a jamais
suggéré de resserrer les critères d’inclusions définissant leur
pathologie favorite, et il a eu beaucoup de mal à s’opposer
aux innombrables propositions d’élargissement. Selon lui,
l’influence des experts a largement contribué à l’extension
des diagnostics. En effet, si les experts sont légitimement
soucieux d’éviter les faux négatifs (les patients considérés à tort comme normaux), ils le sont beaucoup moins
concernant les innombrables faux positifs diagnostiqués à
tort comme malades [8]. Or des enquêtes aux États-Unis et
en Grande-Bretagne montrent que la moitié des patients qui
reçoivent des prescriptions de médicaments psychotropes
ne relèvent pourtant pas d’un diagnostic de pathologie mentale au sens du DSM [3, 15].
tique, ce sont tout de même les patients et les assurances
sociales qui en payent les conséquences iatrogènes. Pour
limiter cette inflation diagnostique, Allen Frances recommande des soins hors diagnostic [2]. Il prend l’exemple
de la Hollande où les taux de suicide et de consommation d’antidépresseurs sont nettement inférieurs à ceux de
la moyenne des pays de l’OCDE. Dans ce pays, lorsqu’un
patient consulte pour troubles dépressifs ou anxieux, son
médecin évalue le niveau d’urgence et de gravité et propose, chaque fois que c’est possible, une solution d’attente
préalable à un éventuel diagnostic. Pendant cette période
hors diagnostic, du conseil psychologique ou une psychothérapie brève sont proposés au patient avec prise en charge
des cinq premières séances par la Sécurité sociale. Selon
Allen Frances et sa collègue hollandaise, cette approche
permet souvent d’éviter la prescription médicamenteuse
[2].
Proposer des soins hors diagnostic
Améliorer les soins, diminuer les coûts
ou simplement améliorer les chiffres ?
Aux États-Unis, les dépenses de santé mentale ont progressé en 20 ans (de 1986 à 2005) de 40 à 135 milliards de
dollars ce qui correspond à un taux de croissance annuel
d’environ 7 % qui est donc légèrement inférieur à celui des
dépenses de santé [24]. Si les dépenses d’hospitalisation
en psychiatrie ont peu augmenté sur cette période en raison de la fermeture d’un grand nombre de lits, les dépenses
de médicaments psychotropes ont été multipliées par 13
[24]. La même tendance a été observée dans tous les pays
de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) : la consommation d’antidépresseurs y
a augmenté en moyenne de 60 % entre 2000 et 2009. En
France, cette prescription à augmenté de 26 % et elle est
pour 80 % le fait des médecins généralistes [28]. Il est
cependant bien difficile d’affirmer que cette augmentation
a amélioré la santé mentale des populations [11]. Aucune
étude ne rapporte un recul de la prévalence de la dépression. Si le taux de suicide a globalement diminué entre
1995 et 2009 dans les pays de l’OCDE, cette heureuse évolution n’est pas toujours corrélée à l’augmentation de la
consommation d’antidépresseurs [28]. Par exemple, le taux
de suicide en Islande se situe dans la moyenne des pays de
l’OCDE et il n’a pas bougé ces 15 dernières années alors que
les Islandais consomment deux fois plus d’antidépresseurs
que dans la moyenne des pays de l’OCDE [28].
Selon Allen Frances, l’augmentation de la consommation de soins en psychiatrie est en partie due à l’inflation
des diagnostics en particulier chez les personnes souffrant
de troubles d’intensité modérée [2]. Chez ces personnes,
un traitement par un placebo est largement plus efficace
qu’une absence de traitement alors qu’un antidépresseur
n’apporte pas de bénéfice supplémentaire [6, 16, 18]. Par
conséquent, le succès commercial des antidépresseurs est
largement dû à l’ignorance de la réalité de l’effet placebo.
Si elle est évidemment profitable à l’industrie pharmaceu-
290
Les États-Unis ont développé des systèmes informatiques d’aide à la décision médicale et au suivi des patients
ainsi que d’évaluation des performances des praticiens et
des centres de soin. Le rapport coût-bénéfice de ces systèmes de gestion informatisés a lui-même été évalué en
particulier concernant les maladies chroniques. Concernant
des maladies somatiques comme le diabète, le cancer ou
les maladies cardiovasculaires, ces études ont montré que
les bénéfices réellement apportés par ces systèmes informatiques étaient faibles ou modérés [9, 37]. Les données
sont beaucoup plus limitées concernant la psychiatrie. Cinq
études ont évalué les systèmes d’aide au diagnostic en
psychiatrie. Elles ont globalement montré qu’ils ne représentent un progrès ni pour les performances du praticien
ni pour la santé des patients [9, 37]. De même, les systèmes d’aide à la prévention ont été jugés beaucoup moins
efficaces pour les problèmes de santé mentale que pour
certaines maladies somatiques comme les dyslipidémies
[40].
Daniel Luchins a été le responsable de la psychiatrie
publique pour l’état d’Illinois (États-Unis). Il explique
que la collecte informatique de données ne pose pas problème lorsqu’il s’agit de faits comme l’âge du patient, ses
dates d’hospitalisations ou les prescriptions qu’il a reçues.
Mais, dès qu’il s’agit du diagnostic ou de données associées, les informations sont beaucoup moins robustes, tout
particulièrement en psychiatrie [23]. Par conséquent, les
systèmes informatiques d’évaluation des performances qui
s’appuient sur ces données ont peu de valeur [22]. Par
exemple, une étude rétrospective basée sur l’interview de
4 165 vétérans ayant été hospitalisés dans 62 centres pour
stress post-traumatique a montré que les indicateurs informatiques de la performance de soin n’étaient que très
faiblement corrélés à l’état de chaque patient [36]. De
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Quel avenir pour les classifications des maladies mentales ? Une synthèse des critiques anglo-saxonnes les plus
récentes
plus, l’étude n’a trouvé aucune relation entre les indicateurs de performance des 62 centres et le taux moyen
d’amélioration de leurs patients respectifs. Se basant sur son
expérience professionnelle, Daniel Luchins explique que
lorsque l’administration contraint les soignants à lui fournir des données évaluant la qualité de leurs diagnostics et de
leurs pratiques de soins, il ne faut pas s’étonner que celles-ci
deviennent rapidement satisfaisantes après quelques mois
d’apprentissage : « après tout, personne ne tient à rester
classé en dessous de la moyenne » [22, 23]. Ainsi, les
gestionnaires se réjouissent de l’amélioration des performances alors que les soignants ont simplement appris, dans
le meilleur des cas, à répondre conformément aux attentes
et, dans le pire, à se plier aux recommandations, même
si elles ont entraîné la multiplication des actes sans bénéfice pour le patient [22]. Daniel Luchins se demande « qui
trompe qui » et pose la question : « que voulons-nous,
améliorer les soins ou seulement les chiffres ? » [22, 23].
Quelques conséquences pour l’avenir
de la psychiatrie en France
Les classifications en France
La Classification française des troubles mentaux de
l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA) a été critiquée
comme une exception française tournant le dos au progrès
de la psychiatrie scientifique internationale. Ces critiques
ignorent l’état de grande incertitude scientifique où se
trouvent le DSM-IV et la CIM-10. Dans ce contexte, on
ne voit pas au nom de quoi les pédopsychiatres français
seraient contraints d’abandonner une classification, la CFTMEA, qui a, pour la majorité d’entre eux, leur préférence
depuis longtemps, au profit d’une classification internationale qui a été construite dans le contexte d’un système
d’assurance maladie très différent du système français. Cela
ne les empêchent nullement de tirer profit pour leur pratique
de la littérature internationale. S’ils souhaitent publier leurs
travaux dans des revues en anglais, ils peuvent utiliser la
grille officielle de correspondance entre la CFTMEA et la
CIM-10 et se référer à cette dernière.
On a vu à quel point la question des classifications est
maintenant ouverte. Puisque l’OMS semble décidée à réviser drastiquement la CIM-10, on ne saurait trop encourager
les psychiatres français et leurs organisations professionnelles à participer aux travaux d’élaboration de la CIM-11.
Cependant, il ne faut pas attendre de l’éventuel passage
à une CIM-11 plus resserrée la solution à tous les problèmes de la psychiatrie. Aucune classification ne résoudra
la question de la médicalisation excessive de la souffrance
psychique. Dans un avenir prévisible, il n’y aura pas de
classification parfaite capable de guider mécaniquement les
politiques de santé publique et l’optimisation des ressources
entre soin et prévention.
Les centres experts pour le diagnostic sont-ils un
progrès ?
Tous les pays développés se sont dotés de cliniques
spécialisées, qu’elles soient publiques ou privées, où sont
adressés les cas difficiles et les patients souffrant de
maladies rares. En revanche, les centres experts créés
uniquement pour le diagnostic de troubles mentaux fréquents sont des institutions françaises « innovantes » qui,
à notre connaissance, n’ont pas d’équivalent à l’étranger
à l’exception des centres de diagnostic de l’autisme aux
États-Unis. La Fondation Fondamental a lancé en 2007 des
réseaux de centres experts spécialisés dans le diagnostic des
pathologies suivantes : Asperger, schizophrénie, troubles
bipolaires et dépressions résistantes. Le patient est diagnostiqué par ces centres, hors période de crise, sur la demande
écrite de son médecin référent, généraliste ou psychiatre,
mais ce dernier continue à assurer le suivi. Le diagnostic et
les recommandations thérapeutiques associées sont délivrés
après une ou deux consultations avec un psychiatre expert,
éventuellement séparées par deux journées pour un bilan
somatique, cognitif et psychologique complet en hospitalisation de jour. De plus, deux consultations de suivi avec le
psychiatre expert sont prévues à six mois et un an. La Fondation Fondamental est soutenue par des fonds publics, par
des compagnies pharmaceutiques et par les associations de
patients et leurs familles. En effet, ces dernières reprochent
souvent aux psychiatres de tarder à poser leur diagnostic et
à laisser voir leurs hésitations à ce sujet.
Dans ses textes, la Fondation Fondamental ne se prévaut pas de connaissances et d’expertises scientifiques plus
pointues que ce qui est normalement accessible pour chaque
psychiatre, mais elle affirme l’intérêt de sa mission avec
quatre types d’argument. Premièrement, l’évaluation systématique des patients et leur suivi permettra à la Fondation
et à ses partenaires publiques et privés de poursuivre des
recherches dans le domaine des biomarqueurs et des traitements. Deuxièmement, la Fondation affirme que ses experts
peuvent redonner espoir aux malades dont les précédents
traitements ont échoué. Troisièmement, elle peut aussi être
un recours pour le médecin référent lorsqu’il doit prendre en
charge des malades niant qu’ils ont besoin de soin, comme
certains schizophrènes et bipolaires en phase maniaque. La
confirmation du diagnostic par l’expert serait alors utile
pour convaincre le patient. Enfin, la Fondation souligne
que les quatre pathologies visées par ses centres sont souvent mal diagnostiquées en France avec les conséquences
néfastes que cela entraîne pour le patient.
À notre avis, ces arguments sont à mettre en balance
avec un inconvénient majeur : le recours à l’expert risque
d’altérer l’alliance thérapeutique entre le patient et son
médecin référent. Aux États-Unis, les recommandations de
bonne pratique concernant la psychiatrie commencent toujours par souligner l’importance décisive de la qualité de
cette relation. Si un médecin n’a plus d’espoir pour son
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F. Gonon
patient, il est normal qu’il l’adresse à un confrère, mais le
recours à l’expert uniquement pour le diagnostic risque, en
cas de difficulté persistante, de multiplier les intervenants
sans aucun bénéfice pour le patient et la Sécurité sociale.
Que se passe-t-il quand l’expert et le référent sont en désaccord concernant le diagnostic et/ou l’ordonnance ? Même
en cas d’accord, le patient qui a rejeté le diagnostic posé par
son référent, mais en vient à accepter celui de l’expert, manifeste que pour lui l’alliance thérapeutique s’est déplacée sur
la personne de l’expert alors que ce dernier n’est pas en position d’assumer cette responsabilité. Enfin, l’observation du
patient en période de crise n’est-elle pas un élément important à prendre en compte pour le diagnostic ? Au total, il
nous semble que ce nouveau dispositif de centres experts
uniquement dédié au diagnostic représente une dilution
des responsabilités et une fragmentation supplémentaire du
soin en psychiatrie alors qu’aucune avancée scientifique
ne les justifie. Cette fragmentation excessive est critiquée
par le psychiatre britannique George Lodge qui rappelle la
nécessaire continuité des soins [21].
Pour des soins hors diagnostic
On a vu plus haut pourquoi Allen Frances recommande
de proposer du soin hors diagnostic. Cette pratique est
encore largement répandue en France, que le diagnostic
soit différé ou qu’il ne soit pas explicitement énoncé. Si
on ne peut que se réjouir de cette pratique, il faut bien
aussi tenir compte du fait qu’elle est de plus en plus mal
perçue par les patients et leurs familles, ainsi que par les
gestionnaires. Les médias, et les experts qu’ils sollicitent,
sont en partie responsables de ce changement d’attente du
public lorsqu’ils affirment qu’un diagnostic précoce est
scientifiquement fondé et qu’il est la clé d’un traitement
efficace assurant une guérison rapide. Cette croyance dans
le pouvoir de la médecine est alimentée dans les médias
par les distorsions du discours concernant les découvertes
de la psychiatrie biologique [10]. Les soignants retrouveront un soutien public s’ils réussissent à faire valoir qu’une
attitude prudente vis-à-vis du diagnostic n’est ni un aveu
d’incompétence ni le signe d’un abandon des patients à
leur souffrance.
L’amélioration du soin et la maîtrise des coûts
L’amélioration des soins et la maîtrise des coûts supportés par la société sont des objectifs qu’il est légitime
de poursuivre résolument. L’expérience américaine montre
que les systèmes informatiques de contrôle de la qualité des
soins et de l’évaluation des performances ne sont d’aucun
bénéfice dans le domaine des troubles mentaux. En France,
l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation
(ATIH) a expérimenté en 2002 dans quatre régions un
recueil très détaillé de données destiné à valider un modèle
complexe d’allocation des ressources en psychiatrie. Cette
tentative a été abandonnée en 2005, car aucune corrélation
292
n’a été trouvée entre les caractéristiques des patients et la
consommation de soins. Malheureusement, cette tentative
n’a pas donné lieu à un rapport public.
À notre avis, la gestion informatisée devrait se limiter au recueil des données factuelles les plus pertinentes.
L’amélioration des soins ne peut venir que du dialogue
entre soignants, éclairé par les chercheurs en psychiatrie
et en sciences humaines. Par exemple, les acteurs du soin
psychiatrique de la région Nord-Pas-de-Calais se sont organisés en une Fédération de recherche qui lance des enquêtes
régionales (par exemple, sur la prévention du suicide) ainsi
que des audits entre les différents centres de soins. De
même, la Société de l’information psychiatrique collabore
avec d’autres partenaires sur des enquêtes sociologiques
et épidémiologiques destinées à comprendre pourquoi les
taux d’hospitalisation sous contrainte ou de recours aux
chambres d’isolement varient aussi largement suivant les
différents secteurs. Quant à la maîtrise des coûts, elle pourrait passer par une réduction substantielle des tâches de
recueil des données informatiques et de présentation formelle de l’activité. Les centres de soins éviteraient ainsi de
recourir à de coûteux prestataires externes spécialisés dans
la production et la présentation des documents administratifs. Plus largement, le rapport entre le nombre de soignants
et le nombre d’administratifs devrait être considéré comme
un paramètre essentiel pour toute réflexion évaluant sur le
long terme l’action publique médicale et sociale dans le
champ de la psychiatrie.
La maîtrise des coûts induits par les troubles mentaux
passe aussi par une active politique de prévention [10]. Par
exemple, les enfants nés prématurés ou nés de mères adolescentes présentent plus de risque de troubles mentaux.
Or, les taux de ces naissances sont très variables parmi les
pays de l’OCDE. Plus globalement, les trop grands écarts
de revenus augmentent chez les plus pauvres les risques
de maladies [10]. Les investissements les plus favorables
à la maîtrise des coûts en santé mentale ne se situent donc
pas forcément dans le champ médical. Les troubles mentaux étant aussi – et peut-être surtout – des troubles du lien
social, une société plus solidaire est certainement moins
pathogène qu’une société basée sur la compétition individuelle [45]. Les initiatives visant à soutenir le lien social,
comme les groupes d’entraide mutuelle, sont indirectement
thérapeutiques et méritent un soutien public [20].
Conclusion
Le projet, qui a abouti à la loi du 5 juillet 2011 concernant
les soins en psychiatrie, affirmait dans son introduction : « les avancées scientifiques tant dans le domaine
des neurosciences, de la biologie que des thérapeutiques
médicamenteuses ont modifié ces 20 dernières années les
pratiques cliniques, confortées en cela par les résultats
d’une recherche clinique en plein essor ». C’est un exemple
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Quel avenir pour les classifications des maladies mentales ? Une synthèse des critiques anglo-saxonnes les plus
récentes
parmi bien d’autres où le discours abusivement triomphant
de la psychiatrie biologique a été mis au service de décisions politiques contestables. À notre avis, les décisions
concernant l’avenir de la psychiatrie devraient être prises à
la lumière d’un constat lucide sur l’état de nos connaissances concernant les maladies mentales. Sauf dans un petit
nombre de cas, la neurobiologie n’est pas encore prête
à faire rentrer la psychiatrie dans le giron des sciences
biomédicales. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse
au nom d’une clinique du sujet, c’est un fait et sa négation conduit à des décisions aussi dommageables pour les
patients que coûteuses pour la société. Pour longtemps
encore la psychiatrie restera une discipline médicale à part,
principalement guidée par l’expérience clinique et le dialogue sincère au sein de la communauté des soignants ainsi
qu’avec les patients et leurs familles. Cet état de la psychiatrie devrait être présenté à la société avec honnêteté,
mais aussi avec fierté, car c’est bien à elle et à tous les
soignants travaillant dans le champ de la maladie mentale et de la souffrance psychique, que nous adressons tous
ceux qui n’arrivent plus à faire face aux exigences sociales
d’autonomie et d’efficacité. C’est bien de tous ces soignants que nous attendons une réponse humaine à la folie,
à l’angoisse et au désespoir.
Remerciements. Je remercie pour leurs suggestions et
leur soutien dans ce travail les Drs Michel Botbol, Liliane
Bourdin, Hélène Brun-Rousseau, Patrice Charbit, Maurice Corcos, David Cohen, Guy Dana, Pierre Hum, Patrick
Landman, Michel Minard et Philippe Rassat. Je remercie
aussi Allen Frances, Annie Giroux-Gonon, Pascal-Henri
Keller et tous mes partenaires de C2SM : mes échanges
avec eux ont largement nourri ce texte. Ce travail est soutenu financièrement par le CNRS (UMR 5293), l’université
de Bordeaux et la Région Aquitaine (programme C2SM).
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Conflits d’intérêts : aucun.
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