L`anthropologie clinique au carrefour des psychothe´rapies

BASES THE
´ORIQUES DE L’ANTHROPOLOGIE CLINIQUE / THEORICAL FOUNDATIONS OF CLINICAL ANTHROPOLOGY
L’anthropologie clinique au carrefour des psychothe
´rapies
N. Duruz
Institut de Psychologie de l’universite
´de Lausanne, Anthropole, Dorigny, CH-1015 Lausanne, Suisse
Re
´sume
´:L’individualisme qui caracte
´rise la socie
´te
´de
´mo-
cratique moderne n’est pas sans conse
´quence sur le lien
social ainsi que sur les institutions qui en sont garantes. Le
champ de la psychothe
´rapie n’e
´chappe pas a
`cette e
´volution
du contexte social qui est le sien, et s’en fait le reflet par
une fragmentation toujours plus marque
´e des approches
the
´oriques, et donc de ses me
´thodes. Dans ce contexte de
morcellement du champ the
´rapeutique, la tendance a
`la
spe
´cialisation technique, ainsi qu’a
`la disqualification
mutuelle des diffe
´rents courants, fait parfois oublier
l’objet me
ˆme de la psychothe
´rapie, a
`savoir, l’e
ˆtre humain
en souffrance. Plus que jamais, il appar
ˆtdoncne
´cessaire,
pour le devenir d’une psychothe
´rapie a
`visage humain,
que tout the
´rapeute prenne conscience de la porte
´eetde
la limite de l’approche a
`laquelle il pre
ˆte obe
´dience,
relativement aux autres courants : il est ainsi invite
´au
double travail de clarification e
´piste
´mologique sur les
pre
´suppose
´s implicites a
`sa the
´orie et me
´thode, et de
distanciation affective a
`l’e
´gard du courant the
´orique
auquel il est rattache
´. L’anthropologie clinique d’inspi-
ration phe
´nome
´nologique apporte les outils indispensables
a
`un tel travail.
Mots cle
´s:Anthropologie clinique – Phe
´nome
´nologie –
Psychothe
´rapie compare
´e–E
´piste
´mologie
Clinical anthropology at the crossroads
of psychotherapies
Abstract: Individualism, which characterises modern,
democratic society, impacts the social bond and the
institutions that protect it. Psychotherapy reflects this
change in the social context through the ever-increasing
fragmentation of its theories and methods. Within the
context of the resulting division of therapeutic approach,
the tendency for technical specialisation and mutual
dismissal among the various schools sometimes overs-
hadows the very object of psychotherapy, namely,
suffering human beings. The future of humane psycho-
therapy, therefore, requires therapists to increase their
awareness of the scope and limits of the approach they
pledge allegiance to, relative to other schools. Therapists
must epistemologically clarify the implicit presupposi-
tions of the theories and methods they adopt and
emotionally distance themselves from their theoretical
school. Phenomenology-inspired clinical anthropology
provides essential tools to meet this goal.
Keywords: Clinical anthropology – Phenomenology –
Comparative psychotherapy – Epistemology
Le but de cet expose
´est de montrer comment l’anthro-
pologiecliniquepermetdefairefaceauphe
´nome
`ne de la
pluralite
´des me
´thodes psychothe
´rapeutiques, en invitant
les psychothe
´rapeutes au dialogue. Dialogue entre eux,
mais aussi avec leurs patients, sans lequel l’avenir de la
psychothe
´rapie m’apparaı
ˆtbienmenace
´.
Fragmentation des savoirs et des pratiques
Teinte
´s d’un certain pessimisme, ces propos s’expliquent en
partie par le constat que je fais, non seulement en tant que
psychologue clinicien et professionnel de la sante
´,mais
aussi comme citoyen, du processus de fragmentation du
champ des savoirs et des pratiques sociales, dont l’effet
de
´le
´te
`re sur la construction du lien social est ave
´re
´.Les
manie
`res de vivre aujourd’hui en famille, d’avoir une vie
sexuelle, de procre
´er, d’exercer de nouveaux me
´tiers, pour
ne citer que ces exemples, sont des plus varie
´es et ne
cessent de se diversifier. Dans le champ de la psycho-
the
´rapie, inutile de commenter le foisonnement des
me
´thodes existantes a
`ce jour, phe
´nome
`ne qui s’intensifie
aujourd’hui, mais que Carl Gustav Jung signalait de
´ja
`en
1930 : « Un regard jete
´sur la litte
´rature psychothe
´rapeu-
tique, conside
´rable et confuse, e
´crivait-il, suffit a
`corrobo-
rer ce fait, non seulement qu’on compte diverses e
´coles qui
re
´cemment encore e
´vitaient anxieusement de se concerter
sur le fond, mais il existe e
´galement des groupes ou
associations qui, telles des cellules, se ferment a
`tout ce qui
n’est pas leur croyance. Il est hors de doute que cet e
´tat de
choses est un signe inde
´niable de vitalite
´[...]. Mais, pour
instructif qu’il soit, cet e
´tatdechosesestpeure
´jouis-
sant ; et par ailleurs, il est peu compatible avec la dignite
´de
la science que la discussion, si ne
´cessaire a
`son de
´veloppe-
Correspondance : E-mail : [email protected]
Psychiatr Sci Hum Neurosci (2007) 5: S17–S22
©Springer 2007
DOI 10.1007/s11836-007-0011-5
ment, soit entrave
´e par un dogmatisme borne
´ou par des
susceptibilite
´s personnelles
1
Ce n’est pas le lieu ici d’interroger les raisons de ce
foisonnement des pratiques et du processus de fragmenta-
tion sociale qu’il ge
´ne
`re. Je souhaite juste signaler une des
explications avance
´es par un sociologue franc¸ais, Marcel
Gauchet [8], dans une perspective d’anthropologie poli-
tique, qui m’appar
ˆttouta
`fait pertinente, et que des
professionnels de la sante
´ne peuvent pas ne pas prendre
en conside
´ration, s’ils sont tant soit peu responsables et
veulent situer leur action dans le contexte de la socie
´te
´
de
´mocratique contemporaine. Gauchet a montre
´comment
le lien social de type de
´mocratique doit se comprendre en
fonction de l’e
´volution des socie
´te
´s religieuses primitives
vers des socie
´te
´s religieuses d’E
´tat, puis des socie
´te
´s
d’organisation de
´mocratique. Une telle e
´volution se carac-
te
´rise par l’e
´puisement progressif du re
`gnedelinvisibleet
de la transcendance, propre aux socie
´te
´s traditionnelles
fonde
´es sur une autorite
´exte
´rieure a
`elles-me
ˆmes. Selon
Gauchet, en fonction du principe de la souverainete
´des
individus (organisation de
´mocratique), nous vivons dans
une socie
´te
´caracte
´rise
´e par « l’individualisme de
´mocra-
tique », qui repose sur le droit a
`la liberte
´d’expression et
de de
´cision de tout individu ou groupe d’individus, auquel
droit est lie
´le devoir de responsabilite
´.Dansuntel
contexte, les processus identitaires centre
´s sur l’individua-
lisation, l’autonomie, la singularite
´ou l’identite
´diffe
´ren-
tielle, au de
´triment de l’appartenance, sont fortement
valorise
´s, ge
´ne
´rant du me
ˆme coup une pluralite
´de pense
´es,
de savoirs et de pratiques sociales, qui to
ˆtoutardne
peuvent qu’entrer en concurrence et en conflit entre eux. Il
s’ensuit un type de lien social relativement menace
´.
Cette attaque au lien social d’une de
´mocratie, qui agit
finalement contre elle-me
ˆme
2
, a comme effet de rendre les
humainsplusisole
´s les uns par rapport aux autres, perdus
dans la « foule solitaire », selon la ce
´le
`bre expression de
David Riesman, il y a 40 ans. Ne pouvant plus se nourrir
de sentiments d’appartenance forts, ils sont en peine de
reconnaissance. Pousse
´sa
`toujours inventer, puisque le
«pre
ˆt-a
`-porter » n’est plus de mise, ils cherchent alors a
`
davantage s’affirmer. Certes, on assiste depuis plusieurs
de
´cades de
´ja
`a
`des efforts sociaux pour maı
ˆtriser ce
de
´membrement, qui repre
´sente une atteinte directe a
`une
certaine solidarite
´de l’e
ˆtre ensemble social, mais chacun de
ces mouvements a de la peine a
`re
´unir les hommes entre
eux, ou le re
´alise avec des effets pervers importants. Le
langage des sciences, cherchant a
`remplacer les certitudes
des discours « au nom de Dieu », se trouve conteste
´par le
relativisme postmoderne. L’arsenal du monde technique,
capable de re
´unir anonymement les humains, contribue en
me
ˆme temps a
`la production d’un homme unidimension-
nel. On peut e
´voquer les grands rassemblements de foule
lors de fe
ˆtes sportives ou musicales, mais ce ne sont la
`que
des succe
´dane
´s passagers. Ou encore les nouveaux
montages psychoreligieux, suscite
´s par un certain « retour
du religieux » dans une socie
´te
´laı
¨que, mais dont les
bricolages e
´sote
´riques ont de la peine a
`e
´pouser des formes
institutionnelles largement reconnues.
Le champ de la psychothe
´rapie n’e
´chappe pas a
`cette
logique d’individualisme de
´mocratique, ou
`to
ˆtoutardla
question se pose : comment coexister ? Comment cha-
cun peut-il trouver sa place, pour autant que l’autre la lui
reconnaisse ?
Hyperspe
´cialisation et disqualification
Le paysage de la diversite
´foisonnante des pense
´es et des
pratiques sociales ainsi retrace
´, j’aimerais mettre en
e
´vidence deux de ses conse
´quences, repe
´rables e
´galement
dans le champ des me
´thodes psychothe
´rapeutiques : d’une
part, le phe
´nome
`ne d’hyperspe
´cialisation qui entache
chaque pratique, et d’autre part, les comportements de
disqualification dont font souvent preuve les tenants d’une
pratique a
`l’e
´gard de ceux qui en de
´fendent une autre. Il
s’agit la
`,mesemble-t-il,dedeuxde
´rives inhe
´rentes a
`tout
processus de fragmentation et par rapport auxquelles
l’anthroplogie clinique peut modestement apporter un
correctif. Commenc¸ons par de
´crire brie
`vement ces deux
de
´rives.
L’hyperspe
´cialisation des me
´thodes psychothe
´rapeuti-
ques se repe
`re au fait qu’elles ont tendance, en fonction de
leur mode
`le, a
`perdre contact avec la re
´alite
´concre
`te –
l’homme en souffrance psychique – au service de laquelle
elles ont e
´te
´conc¸ues. Il s’ensuit des expertises tre
`s
techniques, applique
´es souvent me
´caniquement a
`des
domaines de soin tre
`sspe
´cifiques, dans l’ignorance des
autres me
´thodes. Mais cette ignorance de l’autre est une
indiffe
´rence toute apparente : elle ve
´hicule souvent des
attitudes de disqualification a
`son e
´gard, car cet autre
repre
´sente une menace pour la mise en œuvre et le
de
´veloppement de sa propre me
´thode. C’est la
`un deuxie
`me
effet de cet individualisme de
´mocratique. Paradoxalement,
l’ouverture de
´mocratique conduit a
`de l’intole
´rance. Si
celle-ci s’exprime le plus souvent sous des formes subtiles,
elle peut se manifester parfois de manie
`re tre
`spubliqueet
grossie
`re. Inutile de rappeler les derniers e
´mois en France
suscite
´s par la publication du rapport de l’Inserm [12] sur
l’e
´valuation des psychothe
´rapies, ou celle du Livre noir [16],
re
´dige
´par des auteurs re
´unis au nom du courant cognitif-
comportemental pour pourfendre le mouvement psycha-
nalytique. Je pense aussi aux conflits parfois rudes autour
de la repourvue de chaires de psychiatrie ou de psychologie
clinique, aux luttes fratricides mene
´es pour de
´fendre son
territoire dans la conque
ˆte de maisons d’e
´dition ou de
1
Jung[13],p.189.
2
Gauchet [9].
S18
subsides de recherche. Ce sont la
`autant de manœuvres
permettant de s’assurer la cliente
`le de nombreux patients
comme celle de futurs psychothe
´rapeutes en formation, ou
encore l’appui de certaines autorite
´s publiques.
La question se pose alors : est-il possible de ge
´rer et de
faire-valoir socialement la diversite
´, pour qu’elle ne soit
pas une atteinte trop violente au lien social, mais dans le
meilleur des cas une manie
`re de l’enrichir en le complexi-
fiant ? Je ne peux pre
´senter ici les diffe
´rents courants dans
l’histoire de la psychothe
´rapie, qui ont cherche
´ou
cherchent a
`limiter cette fragmentation inquie
´tante des
formes de psychothe
´rapie. Les solutions propose
´es par
l’e
´clectisme pragmatique, l’inte
´grationnisme, le mode
`le des
facteurs communs non spe
´cifiques ou la pense
´ede
´cole
3
sont provisoirement satisfaisantes, mais a
`moyen terme
nous font courir encore davantage le danger des e
´cueils
brie
`vement de
´crits, a
`savoir de l’hyperspe
´cialisation
technique et de la disqualification. C’est la
`que l’anthropo-
logie clinique me semble apporter des e
´le
´ments de re
´ponse
qui me
´ritent toute notre attention.
Clinique de l’homme et non de ses fonctions
Concernant le premier e
´cueil de l’hyperspe
´cialisation, on
peut soutenir que l’anthropologie clinique, en insistant
sur l’expe
´rience originaire de l’homme au monde, et sur
la mise en sce
`ne narrative de son existence a
`partir de sa
capacite
´d’e
´prouver, de penser et de parler, re
´agit contre
une certaine perception technicisante de l’existence
humaine par le savoir psychopathologique. L’anthropo-
logie clinique, dans sa vise
´e la plus simple, veut rappeler
qu’il s’agit non d’une clinique des fonctions, mais d’une
clinique qui concerne l’homme dans son expe
´rience tout
a
`la fois subjective et intersubjective. Une clinique qui, au
sens e
´tymologique du terme, se passe au chevet du
malade. Dans ce sens, la clinique, c’est l’art de rencontrer
l’autre la
`ou
`il est et ou
`il souffre de se trouver, souffrant
de ne pouvoir s’y retrouver.
Quand l’anthropologie phe
´nome
´nologique nous invite
avec Husserl a
`retourner aux choses elles-me
ˆmes (zu den
Sachen selbst), quand celui-ci en vient a
`mettre l’accent, a
`la
fin de son œuvre surtout, sur l’expe
´rience de l’homme
(Erfahrung)enlienaveclaLebenswelt, le monde de la vie
4
,
quand Binswanger distingue « l’histoire inte
´rieure de la
vie » des « fonctions vitales » de l’organisme, et qu’il
affirme que toute existence est coexistence, plac¸ant dans la
re
´alite
´d’une Wirheit (nostrite
´) le fondement me
ˆme de
notre existence, quand Ricœur insiste sur la dimension
narrative de toute identite
´humaine, et j’en passe, quand on
suit tous ces auteurs, n’est-on pas invite
´a
`toujours chercher
quelque chose d’ante
´pre
´dicatif, a
`l’origine de la construc-
tion de nos mode
`les si spe
´cialise
´s, et a
`rencontrer l’homme
dans son expe
´rience originaire pluto
ˆt que l’homme d’une
abstraction ? L’abstraction de l’homme moyen de la
psychopathologie diffe
´rentielle, celle de l’homme ratomor-
phique issu du laboratoire, pour reprendre une expression
de Bertalanffy, et qui oriente de loin certaines formes de
the
´rapie, celle de l’homme neuronal, comme on tend a
`le
dire aujourd’hui, ou me
ˆme celle d’un homo psychoanaly-
ticus, tel qu’il peut e
´merger d’une me
´tapsychologie un peu
trop horloge
`re ou
`les instances psychiques se figent, se
substantifient, conside
´re
´es qu’elles sont comme des ins-
tances agentielles.
Retourner a
`la chose elle-me
ˆme – en ce qui nous
concerne, a
`l’homme en souffrance d’humanisation –, de
manie
`re a
`nourrir, rendre vivant, concre
´tiser ce que les
mode
`les risquent d’aplatir avec leurs dispositifs techni-
ques et hyperspe
´cialise
´s, voila
`une premie
`re invitation de
l’anthropologie clinique.
De
´couvrir les limites de sa me
´thode
gra
ˆce a
`la re
´duction phe
´nome
´nologique
Mais prenons garde : en parlant ainsi, je pourrais faire
preuve de naı
¨vete
´e
´piste
´mologique. Mes formulations
pre
´ce
´dentes sont sujettes a
`la critique, dans la mesure ou
`
elles laisseraient entendre qu’on peut atteindre un « re
´sidu
des mode
`les », qui nous permettrait de nous retrouver en
dec¸a
`, sur un terrain ou
`nous partagerions des facteurs
communs, expression bien connue dans le domaine de la
recherche en psychothe
´rapie compare
´e. Non, soyons clairs.
Je pense qu’il n’est pas possible de travailler sans mode
`le,
lequel propose chaque fois un e
´clairage, une me
´thode, un
chemin qui devient direction (selon l’e
´tymologie me
ˆme du
terme meta-odos), donnant lieu a
`des modes de
´finis
d’intervenir. Ce que l’on peut questionner toutefois, c’est
la relation a
`son mode
`le – celui-la
`pluto
ˆt qu’un autre –
mode
`le toujours porte
´implicitement par des pre
´suppose
´s
ou aprioriimpliquant des valeurs personnelles et
ide
´ologiques. En effet, je fais l’hypothe
`se que les me
´thodes
psychothe
´rapeutiques se diffe
´rencient entre elles en fonc-
tion de diffe
´rences encore plus fondamentales que celles
de
´ja
`contenues explicitement dans leur mode
`le the
´orique et
leurs techniques. Cette pluralite
´de me
´thodes serait donc en
partie redevable a
`des pre
´suppose
´sdiffe
´rents qui organi-
sent leur mode
`le et la pratique psychothe
´rapeutique en
de
´coulant, chaque fois a
`partir d’une certaine vision de
l’homme, de la socie
´te
´ou de la science, pour ce qui est du
domaine de la psychothe
´rapie. Ces pre
´misses ou pre
´sup-
pose
´s organisateurs peuvent s’entendre au sens de Bateson
3
Duruz [4].
4
Ce que Merleau-Ponty prolongera par son insistance sur une subjectivite
´incarne
´e,quifaitquecestnotrecorpsve
´cu tout entier
qui est esprit et que c’est a
`partir de lui que nous sommes au monde. « Il n’y pas d’homme inte
´rieur, e
´crit-il, l’homme est au monde,
cestdanslemondequilseconnaı
ˆt. Quand je reviens a
`moi a
`partir du dogmatisme de sens commun ou du dogmatisme de la
science, je trouve non pas un foyer de ve
´rite
´intrinse
`que, mais un sujet voue
´au monde ». Merleau-Ponty [15], p. V.
S19
comme « un ensemble d’hypothe
`ses ou de pre
´misses
habituelles, implicites dans la relation entre l’homme et
son environnement
5
». Ils fonctionnent comme des apriori
e
´piste
´mologiques implicites, qui interviennent ine
´vitable-
ment dans l’appre
´hension et la construction de la re
´alite
´,et
qui ont pour caracte
´ristique de se valider par eux-me
ˆmes
en engendrant un effet de croyance, voire d’e
´vidence.
En explicitant les pre
´suppose
´s qui nous lient a
`notre
mode
`le, ne pourrions-nous pas alors mieux de
´couvrir ses
limites, reconnaı
ˆtre ainsi plus facilement le mode
`le des
autres, en d’autres termes e
´viter partiellement le second
e
´cueil de la disqualification dont j’ai parle
´?Jepense
que l’anthropologie clinique, particulie
`rement le courant
phe
´nome
´nologique, est ici d’une aide pre
´cieuse, en nous
proposant une me
´thode spe
´cifique, celle de la re
´duction
phe
´nome
´nologique, en vue de de
´gager les pre
´suppose
´s
organisant ou contextualisant chaque me
´thode psycho-
the
´rapeutique. C’est la
`le deuxie
`me apport de l’anthropo-
logie clinique.
Pour le lecteur non familier de la phe
´nome
´nologie,
clarifions cette me
´thode. Il s’agit d’une ope
´ration de la
pense
´e qui vise a
`suspendre, a
`mettre entre parenthe
`ses, a
`
jeter le doute (e
´poche
´) sur l’attitude « naturelle » que nous
avons envers la re
´alite
´, attitude qui nous fait oublier que c’est
a
`travers un regard spe
´cifique sur elle qu’elle nous apparaı
ˆt
telle. Colle
´sa
`nos mode
`les, nous avons tendance a
`
« naturaliser » nos connaissances. Husserl essaie de mon-
trer que toute connaissance du monde s’acquiert dans l’acte
transcendental d’une constitution de sens, ou
`la conscience
incarne
´e, a
`partir des synthe
`ses passives qu’elle ope
`re et
qui l’ouvrent a
`l’horizon de ce qu’elle appre
´hende, produit
un acte originaire ou
`le monde est « the
´matise
´». Comme
l’e
´crit Giudicelli de manie
`re un peu savante pour les non-
philosophes, mais combien rigoureuse : « Le monde de la
vie dont nous partons toujours, et ou
`nous revenons sans
cesse, est ante
´pre
´dicatif. C’est dans cet entrelacement que
se structure, dans l’intentionnalite
´, l’intelligible le plus
complexifie
´, par esquisses constantes et enrichissement de
sens. La recherche de l’explication est cette tension qui
prend appui sur le renvoi constant des synthe
`ses passives a
`
l’acte originaire ou
`la subjectivite
´dans son choix primordial
avec la totalite
´du monde comme donne
´,se
´branle dans la
gene
`se active. La recherche de l’explication est ce de
´passe-
ment de la synthe
`se passive en synthe
`se active, qui devient
synthe
`se pre
´dicative [...]. Dans l’activite
´ante
´pre
´dicative gı
ˆt
une pre
´constitution passive de signification dont la
subjectivite
´constituante incarne
´e dans le monde de la vie
est impre
´gne
´e
6
». En parlant de la suspension des the
`ses
me
´taphysiques sur le monde, de celles de l’empirisme ou du
rationalisme, du subjectivisme ou de l’objectivisme, d’une
approche naturaliste ou historiciste, ou encore d’une
conception causaliste ou te
´le
´ologique du monde, Husserl
en 1927 e
´crit : « On trouve partout des motifs le
´gitimes,
mais partout des demi-mesures ou des fac¸ons irrecevables
de rendre absolues des vues unilate
´rales qui ne sont
le
´gitimes que d’un point de vue relatif et abstrait
7
L’e
´poche
´consiste donc a
`mettre entre parenthe
`ses ses
pre
´juge
´s d’analyse, a
`revenir a
`sa propre subjectivite
´
constituante, dans ce moment originaire de la constitution
de sens. Selon la belle expression d’Husserl, il s’agit « de
faire vœu de pauvrete
´en matie
`re de connaissance » pour ne
pas s’alie
´ner dans des mode
`les trop absolus.
Selon une perspective surtout constructionniste, dans
laquelle la phe
´nome
´nologie ne veut certes pas se laisser
enfermer,onestdoncamene
´a
`penser que nos mode
`les
psychothe
´rapeutiques sont toujours porteurs d’une
connaissance d’avant la connaissance, laquelle organise
notre regard sur la vie, l’infle
´chit inexorablement en nous
faisant voir certains aspects pluto
ˆt que d’autres, ge
´ne
´rant
par-la
`me
ˆme, certaines e
´vidences sur notre manie
`re de
saisir les troubles psychiques.
Dans deux publications plus particulie
`rement, qui
relatent les re
´sultats d’une e
´tude empirique [5,6], j’ai
cherche
´a
`expliciter ces pre
´suppose
´sa
`l’œuvre dans les
diffe
´rentes orientations the
´rapeutiques, pre
´suppose
´squi
sontdelordredelimpliciteetre
´sistent toujours a
`se
laisser formuler. Selon que l’on conc¸oit l’e
ˆtre humain
comme un individu capable de maı
ˆtrise et de contro
ˆle, par
exemple, ou pluto
ˆt en fonction de sa singularite
´subjective
et historique ou de ses appartenances, ou encore selon un
point de vue plus holistique que fonctionnel, etc., il est
e
´vident que l’on aura davantage d’affinite
´savectelleou
telle orientation psychothe
´rapeutique.
Par exemple, pre
´senter la psychothe
´rapie comme une
technique capabledere
´soudre des proble
`mes ve
´cus par
un individu pre
´suppose :
– que la psychothe
´rapie est d’abord une affaire de
technique qui peut e
ˆtre administre
´e par un the
´rapeute non
implique
´;
que la vie humaine consiste avant tout en un
proble
`me a
`re
´soudre ;
qu’il faut aider des individus souffrant de pro-
ble
`mes personnels ; alors que d’autres pre
´supposeront :
que la psychothe
´rapie est essentiellement une
expe
´rience relationnelle ;
que la vie est quelque chose qu’il faut vivre le mieux
possible et que nous devons endurer sans qu’il y ait de
solutions ;
que les patients souffrent de plus en plus d’une
socie
´te
´malsaine, certaines prises en charge trop indivi-
dualisantes risquant dans ce sens de faire le jeu de cette
socie
´te
´.
5
Bateson[1],p.230.
6
Giudicelli [10], p. 103.
7
Husserl [11], p. 243.
S20
Science et croyance
A
`cestadedelare
´flexion, je souhaiterais souligner que
l’e
´poche
´, cet acte de prise a
`distance ou de de
´sabsorption
de l’objet captatif, ope
´re
´par l’arre
ˆtdufluxcontinueldes
pense
´es et des activite
´s, est une ope
´ration difficile, car
loin d’e
ˆtre une seule entreprise d’ordre cognitif. Elle
engage notre affectivite
´, la passion de nos pre
´juge
´s, que
Montesquieu qualifiait comme ce qui fait que je m’ignore
moi-me
ˆme pluto
ˆt que ce qui fait que j’ignore des choses.
Selon moi, nos pre
´juge
´soupre
´suppose
´snesassimilent
pas a
`de simples costumes du soir, qu’on peut mettre et
de
´poser sans autre. Ils ressortissent a
`des croyances
entendues dans une acception non cognitiviste, dans le
sens qu’ils ne peuvent e
ˆtre conc¸uscommedesrepre
´sen-
tations en attente d’arbitrage, devant faire l’objet d’une
preuve scientifique. Ils sont pluto
ˆt traverse
´sparlapassion
de nos ide
´aux, source d’intole
´rance et d’ostracisme.
Une croyance nous engage toujours. Si nous y tenons,
c’est parce qu’elle nous tient dans notre identite
´.Nousy
engageons ce qui nous est le plus cher, au plus pre
`sde
l’e
´tymologie du verbe anglais to believe, qui dans le vieil
anglais du XVI
e
sie
`cle signifiait aimer, che
´rir, conside
´rer
comme cher, ce me
ˆme sens que l’on retrouve dans le mot
allemand belieben, et selon la me
ˆme racine du mot latin libet
(il pl
ˆt) ou libido (plaisir). Une croyance qui nous met au
service de, et qui ne porte pas d’abord sur un jugement
d’existence, comme on l’entend souvent aujourd’hui, dans
l’expression par exemple « croire en Dieu ». C’est dans ce
contexte que Bacon pouvait de
´finir en 1625 la croyance du
vrai comme « jouissance » par opposition au questionne-
ment ou a
`la recherche de la ve
´rite
´. On est loin du
rationalisme critique de Popper, au nom duquel il pensait
pouvoir neutraliser les croyances en pre
´conisant l’e
´change
entre scientifiques qui doivent se soumettre aux proce
´dures
de falsifiabilite
´.
Dans le monde plus restreint de la psychothe
´rapie,
McDougall, cette grande psychanalyste, e
´tait tre
`slucide
lorsqu’elle e
´crivait : « Nous avons besoin de nous assurer
qu’il existe un ordre dans le chaos du fonctionnement
psychique et qu’il y a des the
´ories pour expliquer les
changements psychiques [...]. En nous attachant a
`une e
´cole
the
´orique, nous faisons partie d’une famille, nous sommes
moins seuls face aux incertitudes qui nous assaillent tous
les jours [...]. L’ide
´al serait de tenir dans le me
ˆme respect
que les no
ˆtres, poursuivait-elle, les the
´ories des autres ; cela
nous permettrait de mieux percevoir les limites de nos
propres mode
`les et leur pre
´gnance sur nous
8
Se de
´couvrir diffe
´rent gra
ˆce a
`l’autre
Mais comment avoir acce
`sa
`ses croyances, comment
travailler sur elles pour ne pas en e
ˆtre trop dupe, tout en
sachant qu’elles nous traversent et nous constituent au
plus profond de notre identite
´.Ide
´alement, il serait
souhaitable, a
`un niveau me
´tathe
´orique, de pouvoir faire
l’inventaire de ses croyances, qui engagent toujours une
certaineconceptiondelhomme,delasocie
´te
´et de la
ve
´rite
´scientifique. Cela rencontrerait sans doute le vœu
formule
´par Bateson a
`l’e
´gard des scientifiques : « Il est
e
´videmment souhaitable (mais non absolument ne
´ces-
saire) que l’homme de science soit conscient de ses
pre
´suppositions, et qu’il soit capable de les formuler.
Pour pouvoir porter un jugement scientifique, de toute
fac¸on, il est recommande
´, pour ne pas dire indispensable,
de connaı
ˆtre les pre
´suppositions des colle
`gues faisant des
recherches dans le me
ˆme domaine
9
Il s’agirait en quelque sorte d’e
´tablir une « charte
e
´piste
´mologique », cherchant a
`faire l’inventaire de nos
pre
´suppose
´s. Ce travail utile en soi risque toutefois d’e
ˆtre
insuffisant, parce que se limitant a
`un exercice encore trop
cognitif et re
´alise
´de manie
`re individuelle. Je pense que c’est
dans l’interaction directe entre colle
`gues, au niveau d’un
e
´change sur nos pratiques, comme nous allons l’expliquer
plus bas, que nous parviendrons le mieux a
`prendre
conscience des pre
´missesetcroyancesquinousaniment.
Le re
´el dialogue entre psychothe
´rapeutes repose selon moi
sur le repe
´rage par chacun d’eux de ses pre
´suppose
´s,
compatibles pour certains, incompatibles pour d’autres,
avec ceux de ses colle
`gues, ce qui permet a
`chacun de situer
sa me
´thode dans une articulation e
´piste
´mologique a
`celles
des autres.
C’est a
`ceniveauquesesitueletroisie
`me apport de
l’anthropologie clinique, dans sa dimension herme
´neu-
tique, comme l’ont de
´veloppe
´entre autres Gadamer et
Ricœur. Pour l’anthropologie herme
´neutique, tout travail
d’e
´lucidation de soi passe par la me
´diation de l’autre. Il
n’y a pas d’imme
´diatete
´a
`soi-me
ˆme. « Nous ne sommes
que te
´ne
`bres a
`nous-me
ˆmes, e
´crivait Malebranche, il faut
que nous nous regardions hors de nous pour nous voir. »
Husserl ne laissait-il pas entendre que l’Ego transcen-
dantal n’est ni formellement, ni mate
´riellement dans la
conscience, il est dehors, dans le monde, c’est un e
ˆtre du
monde, comme l’Ego d’autrui ?
Dans ce sens, pour favoriser le travail d’articulation
e
´piste
´mologique diffe
´rentielle entre les me
´thodes psy-
chothe
´rapeutiques, je propose la constitution de groupes
de psychothe
´rapeutes d’orientations diverses, conduits
par un mode
´rateur et dans lesquels chacun s’engage a
`
respecter la pense
´eetletravaildesautres.Danslebutde
rencontrer d’autres manie
`res de pratiquer, chacun est
alors invite
´a
`pre
´senter a
`tour de ro
ˆle une situation
the
´rapeutique en cours, ou
`il se trouve dans l’impasse.
Les commentaires, re
´actions et suggestions des colle
`gues,
a
`travers leurs propres propositions d’hypothe
`ses et de
strate
´gies the
´rapeutiques diffe
´rentes suscite
´es par le
8
Mc Dougall [14], p. 606.
9
Bateson[2],p.131.
S21
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L`anthropologie clinique au carrefour des psychothe´rapies

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