La stratégie de la tension des pays du Golfe peut-elle ébranler l’économie ?
L’ambassadeur saoudien au Liban Ali Awad Assiri. Photo archives AFP
LIBAN - ÉCLAIRAGE
Si l'escalade des mesures de rétorsion de Riyad et ses alliés suscite un véritable émoi au sein des milieux d'affaires, leur
impact immédiat sur l'économie est à nuancer selon les secteurs.
Cyrille NÊME et Karen OBEID | OLJ
26/02/2016
Malmenés depuis des années par les retombées du conflit syrien et de la paralysie politique locale, les agents
économiques libanais peinent à masquer leurs inquiétudes face à l'engrenage des pressions venues du golfe Persique.
Vendredi dernier, l'Arabie saoudite a annoncé avoir gelé son aide de quatre milliards de dollars aux forces armées pour
sanctionner la position en retrait du Liban lors du dernier conseil de la Ligue arabe en janvier qui a condamné à
l'unanimité les attaques contre ses représentations en Iran. Mardi, Riyad a appelé ses ressortissants à ne pas se rendre au
Liban ou à quitter le pays, et ses affidés du Conseil de coopération du Golfe (CCG) les Émirats arabes unis, le Qatar, le
Koweït et Bahreïn lui ont aussitôt emboîté le pas. « Les mesures de rétorsion actuelles témoignent d'une rupture avec la
politique de soft-power de l'ancien roi Abdallah. Même si elle serait contre-productive, une poursuite de l'escalade ne peut
être totalement exclue », estime l'ancien ministre des Finances, Georges Corm. « C'est la première fois qu'on est face à
une crise d'une telle ampleur, j'espère qu'elle n'aura pas d'impact considérable », s'inquiète Marwan Barakat, chef du
département de recherche économique de Bank Audi.
« Tous les scénarios sont envisageables »
Premiers secteurs directement impactés par les annonces de ces derniers jours, le tourisme et l'immobilier, deux moteurs
traditionnels de l'économie, dont les performances sont réputées être corrélées à la présence et l'activité des ressortissants
du Golfe. Alors que l'activité touristique commence à sortir la tête de l'eau avec 1,52 million de visiteurs recensés en
2015 (+ 12,1 %) , ces mesures font craindre une rechute. Mais le contexte semble différent de celui de 2012, lorsque des
mesures similaires des pays du CCG avaient entraîné une chute drastique des riches visiteurs émiratis (- 44,7 % entre
2011 et 2012), saoudiens et koweïtiens (- 35 % chacun). Car si les touristes arabes continuent de représenter 29 % du
nombre total en 2015, il ne s'agit plus de ressortissants des pays du Golfe, mais principalement (40 %) d'Irakiens dont la
plupart sont des réfugiés , suivis par les Jordaniens et les Égyptiens ; les Saoudiens n'arrivant qu'en quatrième position...
Un constat similaire se dégage s'agissant des investissements directs dans le pays. « Entre 2004 et 2015, 15 milliards de
dollars ont été investis par les pays du Golfe au Liban, dont 6 milliards par l'Arabie saoudite », confie l'économiste Ghazi
Wazni. Or les rumeurs de désengagement se multiplient, notamment dans l'immobilier dont l'activité ne cesse de ralentir
selon le cadastre, les transactions immobilières ont chuté de 5,4 % en 2015, à 82 780 transactions. « Depuis quelques
mois, les ressortissants du Golfe vendent leurs terrains et leurs appartements, la crise actuelle peut accentuer cette
tendance », croit savoir Raouf Abou Zaki, le président de la branche libanaise du Conseil des affaires libano-saoudien.
« Cela fait longtemps que les ressortissants du Golfe ne sont plus très actifs sur le marché et on imagine mal ceux qui
restent brader leurs biens dans un contexte de demande atone », nuance toutefois Guillaume Boudisseau, consultant
immobilier à Ramco Real Estate.
Mais les craintes portent aussi sur les menaces hypothétiques cette fois d'autres types de sanctions, comme d'éventuels
boycottages des produits libanais sur les marchés du Golfe. « Cette fois-ci, tous les scénarios sont envisageables »,
prévient Raouf Abou Zaki. Une véritable épée de Damoclès pour les industriels et les agriculteurs qui ont déjà dû faire
face aux complications et surcoûts engendrés par le blocage des voies de passage terrestres à cause de la guerre en Syrie
vers les pays du Golfe l'année dernière.
Car ces derniers restent largement en tête des clients du pays du Cèdre. En 2015, les exportations vers les cinq pays ayant
déjà pris des mesures de rétorsion totalisaient 836 millions de dollars, soit 29,6 % de la valeur totale des exportations
libanaises qui s'est par ailleurs contractée de 11 % sur l'année. « Ces marchés sont très ouverts et nos divers produits
peuvent être très rapidement substitués par ceux de nombreux concurrents. Ce sont des marchés traditionnels cruciaux
pour les industriels libanais, et il nous serait très difficile de nous reporter sur d'autres destinations », s'inquiète Fadi
Gemayel, président de l'Association des industriels libanais. Reste que la perspective d'un boycottage massif semble pour
le moins improbable. « Ce serait totalement irrationnel dans la mesure où le Liban pourrait théoriquement prendre des
sanctions du même type. Or notre balance commerciale avec les pays du CCG est déficitaire d'environ 300 millions de
dollars, en particulier depuis l'accord de libre-échange signé par le gouvernement de Rafic Hariri en 2004 », rappelle
Georges Corm. De fait, les importations en provenance des cinq pays précités pesaient 1,14 milliard de dollars en 2015.
Les remises menacées ?
Reste enfin la question du secteur financier, les rumeurs sur des retraits de dépôts de la part des ressortissants du CCG
s'étant multipliées ces derniers jours. Si l'ambassadeur d'Arabie saoudite, Ali Awad Assiri, a refusé de les commenter
dans une déclaration hier, il s'est empressé d'ajouter : « S'il y a une décision en provenance de Riyad, il faudra
l'exécuter. » Une menace voilée dont l'impact est cependant difficile à évaluer. « Aucun chiffre officiel sur la répartition
des dépôts par nationalité n'a jamais été publié. Les non-résidents pèsent 20 % des 152 milliards de dollars déposés dans
les banques libanaises en 2015. Et la majorité concerne très certainement des Libanais non résidents plutôt que des
ressortissants des pays du CCG », explique Marwan Barakat.
Les craintes les plus sérieuses concernent donc la situation des expatriés. « Il y a actuellement 500 000 Libanais dans les
pays du Golfe, dont environ 50 % en Arabie saoudite. Une décision concernant leur expulsion peut être envisageable.
C'est pourquoi le gouvernement libanais doit réagir vite pour contenir l'impact de cette crise », affirme Ghazi Wazni.
Quelque 90 ressortissants libanais appartenant à diverses communautés auraient déjà été renvoyés hier de leur poste
en Arabie saoudite, selon plusieurs médias locaux. Le début d'une surenchère ? Pour la majorité des observateurs
interrogés, ce serait la véritable catastrophe. « Environ 55 % des remises vers le Liban émanent des pays du Golfe »,
estime Marwan Barakat. Or, avec 7,5 milliards de dollars prévus par la Banque mondiale pour 2015 (+ 0,7 % par rapport
à 2014), les remises d'émigrés au Liban représentent environ 14,9 % du PIB. Mais là encore, « il paraît fortement
improbable que ces monarchies se privent d'une aristocratie d'immigrés sunnites et chrétiens, dont le capital humain est
très élevé et difficilement substituable », rassure Georges Corm.
Si l'expectative reste de mise, la confiance des observateurs économiques l'emporte donc sur l'alarmisme des politiques.
« Nous sommes le seul pays à pouvoir à la fois exporter vers tous les pays de la région et s'y implanter. C'est une force
qu'on doit préserver en entretenant de bonnes relations avec tout le monde », plaide Fadi Gemayel. « L'économie libanaise
a toujours prouvé sa capacité de résilience face à des chocs de bien plus grande ampleur », rappelle Georges Corm, avant
de conclure : « Une accentuation de l'escalade serait une véritable arme à double tranchant pour les Saoudiens, car elle
pourrait renforcer les liens économiques et commerciaux entre le Liban et l'Iran ou la Russie... »
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