ÉDITORIAL
L’affinité
par Philip A. Baer, M.D., C.M., FRCPC, FACR
JSCR 2013 • Volume 23, Numéro 1 3
Tout le monde est égal, mais que George Orwell me
pardonne, certains patients sont plus égaux que d’autres.
Je ne me laisse jamais aller à accorder un traitement
préférentiel à un patient donné, mais il arrive qu’un patient
suscite un sentiment d’affinité. Le détachement est une vertu
clinique, en théorie. Le médecin, femme ou homme de sciences
empreint de détachement, ne doit pas laisser ses émotions nuire
à son jugement. C’est pourquoi les collèges de médecins s’oppo-
sent à ce que les médecins traitent les membres de leur propre
famille, sauf en cas d’urgence. Une position tout à fait
raisonnable à mon avis.
En Ontario, où j’exerce, le Collège des médecins et
chirurgiens de l’Ontario (CPSO) nous recommande de traiter
tous les patients également – d’agir avec empathie sans mani-
fester de préférences pour certains patients. Toutefois, l’interac-
tion entre un médecin et son patient en clinique n’est pas aussi
désincarnée et rationnelle. Le patient qui consulte ressent
diverses émotions : la peur, l’espoir, la colère et la tristesse, pour
ne nommer que celles-là. Le médecin n’est pas entièrement
dénué d’émotions non plus. Par ailleurs, durant cette brève ren-
contre clinique, le médecin doit établir un lien avec son patient
pour forger l’alliance thérapeutique qui détermine dans une
certaine mesure les chances de succès du traitement.
Les sujets de conversation entièrement neutres sont peu
nombreux. Parler de la pluie et du beau temps peut vite devenir
agaçant. Même après la grève du hockey, personne ne veut
parler des Maple Leafs et la plupart des équipes sportives de
Toronto sont si mauvaises que même les patients qui arborent le
chandail d’une équipe ne tiennent pas à bavarder sur ce sujet.
La religion et la politique étant des sujets tabous, j’essaie de
trouver dans l’histoire du patient un point intéressant dont
nous pourrions parler, même brièvement.
Je constate que j’éprouve une affinité naturelle pour certains
patients. Les raisons de cette affinité peuvent changer au fil du
temps, selon mon expérience de vie. En ce moment, mes fils
jumeaux terminent leurs études à l’université. Par conséquent,
les jeunes patients qui ont l’âge de mes fils retiennent toujours
mon attention. Plusieurs d’entre eux sont à l’université, certains
aux mêmes universités que mes enfants. Le fait de connaître le
nom des résidences universitaires où ils ont peut-être habité ou
un fait intéressant à propos de la vie sur le campus facilite beau-
coup le premier contact. Le même genre d’affinité m’a aidé à
communiquer avec des patients dans la quarantaine dont les
enfants avaient à peu près le même âge que les miens, et encore
plus avec des patients parents de jumeaux.
En général, je suis réticent à recevoir des patients qui ont déjà
consulté d’autres rhumatologues. Je n’ai pas de solutions mag-
iques inconnues de mes collègues. Pourtant, lorsqu’on m’a
demandé de recevoir un patient qui avait été examiné par trois
rhumatologues, j’ai accepté immédiatement. Pourquoi? Parce
que j’avais remarqué que le jeune homme participait au
Programme d’enseignement coopératif à l’université que
fréquente un de mes fils. Il devait déménager tous les quatre
mois et il avait besoin d’un rhumatologue dans chaque ville
pour le suivi de l’arthrite séronégative. Lorsque je l’ai reçu,
l’arthrite était en rémission et j’ai été heureux de pouvoir cesser
progressivement son traitement. Cet été, c’est avec bonheur que
je l’ai vu recevoir son diplôme à la même cérémonie de gradua-
tion que celle de mon fils.
Dans un article sur la divulgation de renseignements person-
nels par les médecins à leurs patients1, le CPSO posait la ques-
tion suivante : « La mère d’un jeune patient vous demande si
vous avez des enfants. Que répondriez-vous? » Le CPSO est d’avis
que vous pouvez éviter de répondre, mais que vous pouvez aussi
simplement répliquer : « Oui, et je comprends ce que vous
ressentez. » Dans mon bureau, j’ai des photographies de mes
enfants un peu partout, et je ne pourrais pas éviter de répondre
à cette question, et je n’y ai jamais vu un problème.
Ma dernière réflexion sur le sujet est née de la lecture d’un
autre article récent2qui concluait que nous accordons moins
d’importance à la douleur dont se plaignent les patients que
nous n’aimons pas qu’à la douleur qu’éprouvent des patients
que nous apprécions. Voici mon avis : essayez de trouver un élé-
ment positif chez chaque patient, souvent en lien avec une
expérience commune de la vie, et vos journées de clinique vous
sembleront plus agréables.
Références :
1. Foxman, S. Too much information: How does self-disclosure by physicians
affect patients? CPSO Dialogue 2012; 8(2):31-3.
2. De Ruddere L, Goubert L, Prkachin KM, et coll. When you dislike patients,
pain is taken less seriously. Pain 2011; 152(10):2342-7.
Philip A. Baer, M.D., C.M., FRCPC, FACR
Rédacteur en chef, JSCR,
Scarborough, Ontario
« Getting to know you, getting to feel free and easy. When I am with you, getting to know what to say. »
– Rodgers et Hammerstein, « The King and I »; air interprété par Gertrude Lawrence en 1951.