Introduction L’histoire d’une société tient à une affluence de causes et à une multitude de combinaisons. Dans cette aventure, personne n’est maître, nombreux sont les responsables. Des déterminations échappent. L’avenir est incertain. Le destin d’une collectivité n’en est pas moins lié à l’action humaine, c’est-à-dire à l’existence individuelle, aux relations sociales, mais aussi aux groupes politiques avec leurs résolutions et leurs combats. Le mot « politique » peut faire allusion au vaste univers des batailles, des négociations. D’un point de vue philosophique, cette connotation est fort attrayante puisque l’ubiquité et la pluralité du pouvoir ainsi que l’humanité des rapports sociaux et des mouvements historiques sont des données reconnues. Nous ne déprécions aucunement ce sens généralisant, mais nous songeons ici expressément au commerce qu’entretiennent entre eux et avec le citoyen les groupements intéressés au pouvoir dans l’État. Point n’est besoin de rappeler que le pouvoir politique est un pouvoir réel. Qu’on pense aux gouvernants. Si, bien entendu, le contrôle qu’ils peuvent exercer sur l’histoire d’une société n’est pas absolu, est quelquefois même ridicule, leur rôle est cependant indéniable, quelles que soient leurs facultés ou leur autorité. « On aurait dû faire ceci », « On n’aurait pas dû faire cela », remarque-t-on communément, jugeant qu’une décision différente aurait pu modifier le cours des événements. Nous ne disons pas que l’économie n’est pas déterminante, ni que seul le politique importe, ni non plus que le politique prime sur l’économie ou sur quoi que ce soit d’autre. Nous n’entrons pas dans cette problématique. Indiquons tout de même que ces « instances » n’existeraient pour nous que dans une relation dialec- 2 CONTRIBUTION À LA CRITIQUE DE LA PERSUASION POLITIQUE tique, inséparablement. Ce que nous disons, c’est que le politique est moteur et que la politique est bricoleuse, qu’il n’y a pas d’histoire humaine sans décisions et sans actions humaines. Que ce qui survient dans le drame d’un peuple n’ait pas été prévu par les auteurs ou par les acteurs ne change rien à cette position, car l’imprévu est rattaché à l’action et à la décision. Les organismes politiques conditionnent à différents niveaux l’histoire de la société dans laquelle ils interviennent. Mais leur action dépend de la possibilité qu’ils ont d’agir sur la population, de créer une énergie collective nombreuse, déterminée et docile. Tout organisme politique a besoin d’un appui extérieur, et c’est l’une de ses préoccupations majeures que se procurer le support de ceux qu’il désire représenter, ceux-ci constituant une force sociale et historique. Il lui faut influer sur les opinions, persuader de sa vérité. La conscience des groupes sociaux est un facteur déterminant de la politique concrète, aussi contraire à l’action qu’elle puisse être. Elle est elle-même intrinsèquement traversée de mille déterminations, mais elle est en même temps détermination historique. Elle est l’histoire subjective. Pour un parti politique, elle est une obsession parce qu’elle est l’atout. Histoire pensante, elle n’est pas l’intelligibilité analytique du réel et n’a pas à l’être, elle est une manifestation du rôle immédiat des acteurs historiques. Pour les sciences sociales, elle est indubitablement nécessaire ; pour le politicien, elle est une puissance qu’il faut conjuguer à un espoir. Dans le cadre des recherches visant à comprendre l’histoire comme réalisation humaine, de celles portant sur la création, le changement et le développement des représentations collectives, une étude sur les mécanismes et les limites de la persuasion en politique trouve sa place. Mais comment une telle étude peut-elle être conduite ? Et, d’abord, le sujet peut-il en être précisé ? Et puis, peuton formuler une interrogation explicite ? La persuasion n’est pas une abomination ; elle est un fait commun, une réalité quotidienne. Nous avons tous à convaincre. Nous sommes tous influencés. Nous sommes tous persuadés de quelque chose. Certains messages, certaines personnes peuvent amener à corriger une opinion erronée. La persuasion fait partie des relations humaines, interindividuelles et sociales. Certes, il arrive que ses effets soient déplorables, nous ne le nierons pas, mais notre but ne se veut pas éthique. Nous choisissons d’étudier un thème et non de le juger. La persuasion réfère à un genre de communication. Ce genre contient une grande quantité d’espèces qui se subdivisent elles-mêmes en une infinité de cas. Ne pas spécifier l’objet de la réflexion, c’est INTRODUCTION 3 risquer d’aboutir à un commentaire superficiel d’où s’enfuira ce qu’on aurait pu apprivoiser ; c’est risquer de fausser l’explication en confondant des données différentes ; car le genre persuasion est illimité et formé d’éléments diffus. Non encadrée, l’analyse soulève davantage d’interrogations que le mot ne désigne de choses : aperçoit-on un objet, il semble ne pouvoir être reconnu que par un autre. On peut écrire un gros livre très intéressant sur la persuasion et effleurer seulement le sujet1. Bon nombre d’auteurs ont du mal à trouver un concept tiers capable d’intégrer à la théorie générale, et donc à l’ensemble des cas, l’univers ambiant, spatial et temporel. Cet environnement est toujours particulier, mais toujours déterminant. Un cas de persuasion est incompréhensible en dehors de son milieu. Mais, en admettant que soit repéré l’objet de l’investigation, parcourir le pays ne suffit pas à en découvrir la nature. Pour le milieu, être déterminant dans le champ de la persuasion signifie agir sur les parties d’un ensemble, en l’occurrence sur les acteurs sociaux impliqués et sur le langage qui est tenu. Aussi, le milieu environnant peut-il être compris comme problématique pour des sujets. En raison de ses implications considérables, de son inhérence aux rapports sociaux et de ses débordements, l’idée de persuasion suggère une foule de travaux dans des disciplines variées. Plusieurs ouvrages sont isolés, plusieurs se rejoignent. Mais toute cette littérature recommande à celui qui ne veut pas errer de se fixer un objectif et de choisir les véhicules et les instruments appropriés. Or, nous ne visons ni les relations interindividuelles ni les rapports dans les petits groupes ; nous nous interrogeons sur les phénomènes de persuasion politique observables dans les grandes collectivités, dans les nations. Nous ne voulons pas extrapoler sans détour les résultats obtenus auprès de groupes restreints, lesquels demandent généralement un traitement plus psychologique que sociologique. Cela dit, précisons qu’on ne lira pas ici le point de vue du logicien, du rhétoricien, du journaliste, du moraliste, du publiciste, du gestionnaire, du pédagogue, de l’économiste ni du commerçant. 1. Au tout début d’un ouvrage de plus de 500 pages, George N. Gordon donne cet avertissement : « Au premier coup d’œil, ce volume donnera peut-être au lecteur l’impression qu’il parle de toutes les choses du monde sauf de la persuasion. Au deuxième coup d’œil aussi. C’est en partie parce que la persuasion est un sujet qui provoque le "divertissement", et en partie parce que la persuasion touche souvent à des questions qui, apparemment, ne sont pas reliées à elle » (notre traduction ; c’est Gordon qui souligne) ; Persuasion : The Theory and Practice of Manipulative Communication, New York, Hastings House Publishers, Communication Arts Books, Studies in Public Communication, 1971, p. ix. 4 CONTRIBUTION À LA CRITIQUE DE LA PERSUASION POLITIQUE. De plus en plus est considéré comme relevant du domaine de la persuasion sociale un enseignement destiné aux masses, dont la bienfaisance ou l’intérêt commun sont peu contestables et le contenu politique peu évident : « Cessez de fumer », « Économisons l’énergie », Ne jetez pas le verre » , « Gardons notre ville propre ». Assurément, en certaines circonstances, des affinités peuvent être décelées entre la persuasion sociale et la persuasion politique ; nous préférons tout de même les séparer l’une de l’autre, ne serait-ce que parce que, dans la persuasion politique, le message est éminemment politique, est moins intégré à une idéologie active qu’il n’est lui-même idéologie (par opposition à doctrine ou à philosophie, comme on le verra plus loin). La persuasion politique est l’action circonstanciée de tout organisme politique dont les buts sont d’influencer les opinions d’une population et de la regrouper autour d’un message. Tous les phénomènes comportent quatre éléments : 1) un persuadeur ; 2) un message ; 3) un destinataire ; et 4) une problématique. Chacun des cas de persuasion suppose des réactions idéologiques et démographiques. C’est ce complexe qu’une approche sociologique doit pouvoir comprendre en relevant les liens entre les groupes sociaux qu’une entreprise de persuasion politique dévoile, mais aussi en assimilant leurs motivations respectives et globales. L’action humaine est une réalité complexe : être et connaître ; constituante de, constituée par, se constituant ; émotion, raisonnement, logique, contradiction. Aussi, afin de permettre à la théorie de l’assumer comme telle, après Sartre, nous la considérerons comme « synthétique », « totalisatrice ». Les humains ne sont pas d’innocents « suiveurs » ; les « moutons » ont toujours un comportement justifiable que l’étiquetage n’éclaire pas ; toute conscience politique ne peut exister qu’à l’intérieur de conditions, elle n’est jamais sans raison. Il ne s’agit pas ici d’affirmer on ne sait quelle foi dans la « clairvoyance du peuple », mais plutôt de souligner que les comportements sociaux ne s’étudient pas comme les rapports entre le berger ou le cow-boy et son troupeau, que même une foule est une subjectivité, une personnalité subtile, sociale et historique. Nous ne traiterons pas les phénomènes de persuasion politique comme s’ils étaient des relations linéaires ou univoques dont un organisme serait la cause et le nombre des sympathisants l’effet. La réalité, alors, s’avère beaucoup trop bousculée, plus qu’il n’est requis. Les analyses expérimentales menées dans cet esprit2 sont importantes 2. On trouve quelques-uns de ces nombreux travaux dans les « Dossiers » de Monica Charlot : La persuasion politique, Paris, Armand Colin, 1970. Nous indiquons d’autres textes, sélectionnés arbitrairement, qui ne figurent pas dans ces « Dossiers » : Joseph Klapper, The Effects of Mass Communication, Glencoe, Free Press, New York, 1960 ; (critique du texte précédent) E. Terrence Jones et Joan Saunders, INTRODUCTION 5 pour élucider des corrélations, à court terme surtout (le rendement d’une propagande pendant une campagne électorale, par exemple 3), ais il ne faut pas en surestimer la valeur explicative, d’autant plus que ces travaux, d’inspiration positiviste, se heurtent fréquemment à la complexité de la conscience politique : le discours surgit, inévitable et inaccessible, puis la résistance ou la perméabilité du destinataire sous les messages des propagandistes se révèle, obscure et imposante4. Le problème de la propagande n’est pas celui de la persuasion politique. On nous signalera sans doute que c’est une question de définition ; peutêtre nous rappellera-t-on que « le message, c’est le medium ». Pour nous, la propagande n’est qu’un des nombreux facteurs dans le champ psychosociologique de la persuasion politique. Elle est si peu de choses en elle-même, si immédiatement rattachée à tellement de réalités, qu’il est difficile de l’imaginer comme problématique et de faire que la réflexion n’aboutisse pas dans un univers épars, quelquefois effrayant5. Si le concept de persuasion doit être encadré, celui de propagande doit être incorporé. Le développement de la pensée politique est un processus compliqué aux données multiples et les recherches des historiens, pour Persuading an Urban Public : The St. Louis Privacy Campaign », Journalism Quarterly, hiver 1977, vol. 54, n" 4, p. 669-673 ; Paul M. Kohn et Gordon E. Barnes, « Subject Variables and Reactance to Persuasive Communications about Drugs, European Journal of Social Psychology, vol. 7, n’ 1, p. 97-109 ; Lawrence R. Wheelers, « Some Effects of Time Compressed Speach on Persuasion », Journal of Broadcasting, automne 1971, vol. 15, n" 4, p. 415-420. 3. Une campagne électorale est un moment privilégié pour étudier des phénomènes de persuasion politique. Elle met en œuvre, dans une période déterminée, des persuadeurs dont on peut étudier la pratique, l’action individuelle et collective ; à son terme, on a un effet précis, un résultat pour chacune des actions. 4. Nous ne relevons que les textes suivants : René Rémond et Claude Neuschwonder, « Télévision et comportement politique », Revue française de science politique. juin 1973, vol. 13, n° 2, p. 325347 ; Guy Michelat, « Télévision, moyens d’information et comportement électoral », Revue française de science politique, octobre 1964, vol. 14, n° 5, p. 877-905 ; Peter Swedfeld et Roderich A. Borrie, « Sensory Deprivation, Attitude Change and Defense against Persuasion », Canadian Journal of Behavioural Science, janvier 1978, vol. 1, n° 1, p. 16-27. 5. Comme chez Joseph Folliet, Bourrage et débourrage des crânes : Propagande, publicité, action psychologique, Lyon, Chronique sociale de France, Le fond du problème, 1963 ; Jean-Paul Gourevitch, La propagande dans tous ses états, Paris, Flammarion, 1981 ; J.A.C. Brown, Techniques of Persuasion from Propaganda to Brainwashing, Harmondsworth, Penguin Books, 1965. Ces remarques s’appliquent aussi, en dépit de son titre apparemment pondéré, au livre de Monica Charlot, La persuasion politique, op. cit. 6 CONTRIBUTION À LA CRITIQUE DE LA PERSUASION POLITIQUE peu qu’elles soient fouillées, le révèlent indiscutablement. Ces recherches, en outre, mettent en relief la particularité des réalités socio-historiques et, partant, affaiblissent ou invalident des visions trop universalisantes de l’histoire. D’une façon générale, nous comprenons la persuasion politique comme une intervention de la société sur elle-même, selon le langage de Touraine6. Nous avons affaire, selon le langage de Crozier et Friedberg7, à l’action « libre » d’un collectif « systémiquement conditionné » ou encore, selon le langage de Sartre8, à une praxis collective (totalisatrice) faisant et subissant l’histoire. Le projet que le groupe des persuadeurs propose évolue à travers les luttes politiques d’une société dont le pouvoir a des origines multiples9. Puisqu’il est nécessaire qu’il y ait un lien entre la pensée politique et la formation de la société, l’une agissant sur l’autre réciproquement et continûment (plus systémiquement qu’alternativement), étudier le cours d’une pensée politique, c’est suivre des acteurs sociaux agissant dans et sur la société qui agit sur eux. La persuasion politique doit être étudiée dans des segments concrets de l’histoire, non pas dans le « progrès de l’humanité ». Elle est de l’histoire vivante, réelle, détaillée ; elle n’est pas de l’histoire universelle. Elle est ouvrière, elle n’est pas seule. Il n’y a ni architecte, ni fin du travail, et les chantiers sont innombrables. Le persuadeur agit dans un monde humain qui le conditionne ; il agit aussi sur des êtres humains qui agissent sur lui. Il est en interrelation avec les bâtisseurs (comme lui) dont il veut diriger les travaux parce qu’il dépend d’eux, qu’il n’a prise sur eux qu’en autant qu’il répond à quelque besoin10. 6. Alain Touraine, La voix et le regard, Sociologie permanente I, Paris, Seuil, 1978. 7. Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, Point Politique, 1977. 8. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, précédé de Question de méthode, tome I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1960. 9. « Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il provient de partout » (Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome I, Volonté de savoir, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1976, p. 122). « ...Tout est politique, puisque le pouvoir est partout » (Michel Crozier et Erhard Friedberg, op. cit., p. 23). « ...Tous les rapports sociaux sont des rapports de pouvoir » (Alain Touraine, op. cit., p. 51). Touraine, cependant (voir, par exemple, p. 98), tente de ramener à la classe la détermination des pouvoirs). 10. Le mot manipulation doit être employé avec réserve. Il est certain qu’on peut modifier une opinion dans un collectif. Là-dessus les travaux de Jozef M. Nuttin Jr. INTRODUCTION 7 En fait, l’influence politique n’est pas l’apanage des organismes des persuadeurs et les phénomènes de persuasion politique ne doivent pas être considérés comme des processus d’inculcation du message du persuadeur. Positifs, ces phénomènes sont des totalisations, des synthèses collectives démographiques et idéologiques réalisées au profit d’organismes politiques déterminés : ce sont des flux de l’interaction11 d’un persuadeur et d’un destinataire12. Le but de notre travail est donc finalement d’éclaircir cette dialectique des mouvements politiques qui entendent transmettre un point de vue et de la société à laquelle ils s’adressent. Plus spécifiquement, nous voulons découvrir comment se constituent réciproquement le persuadeur et son destinataire ; nous souhaitons structurer et pénétrer cet espace qui les sépare et les réunit puisque nous croyons que c’est par là que pourra commencer à s’établir une théorie sur les mécanismes et les limites de la persuasion politique. Nous cherchons plus des accords que des soumissions, car il nous apparaît que la persuasion politique est d’autant plus possible que ce qui est proposé est souhaité par les populations auxquelles on le transmet. Cette banalité signifie, en gros, si l’on songe à la Chine, que ce pays devient communiste dans la mesure où le communisme sont impressionnants (The Illusion of Attitude Change : Towards a Response Contagion Theory of Persuasion, London, New York, publié avec la coopération de l’European Association of Experimental Social Psychology, Academic Press, 1975). Mais il n’y a pas de manipulateur qui ne s’adapte pas à son auditeur, pas plus qu’il n’y a de manipulation qui ne soit un processus d’interaction, qui n’implique une influence du manipulé sur lui-même, qui soit absolue et non conditionnée. Que le manipulateur retire quelque chose, atteigne ses fins, cela ne signifie pas que le manipulé ne retire et n’atteigne rien. Qui peut dire aussi combien de manipulateurs échouent ? Modifier les croyances profondes d’une société et modifier l’opinion d’une classe d’étudiants sur l’emplacement adéquat d’un stationnement sont deux choses. 11. Le concept d’interaction est fécond pour les études en communication. On en a une bonne illustration dans l’ouvrage de Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson intitulé Une logique de la communication (traduit de l’américain par Janine Morche), Paris, Seuil, Points, [1967] 1972. 12. « ...[La] persuasion est un acte social complexe... elle assume qu’il y a interaction entre le persuadeur et son destinataire. La persuasion... constitue un procès réciproque d’interstimulation entre la source ou le codificateur et le récepteur ou le décodeur de message » (notre traduction). Winston L. Brembeck et William S. Howell, Persuasion : A Means of Social Influence, 2e édition, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1976, p. 10. Il est dommage que les auteurs, munis au départ de principes aussi prometteurs, n’aient pu produire autre chose qu’un manuel de bons conseils assis sur des remarques nombreuses et rapides, jamais intégrées à un développement. 8 CONTRIBUTION À LA CRITIQUE DE LA PERSUASION POLITIQUE devient chinois. Ce n’est pas dire que l’histoire d’une société ne peut être que stagnante, que le changement est illusoire ; c’est dire qu’il ne peut y avoir de mutation idéologique qu’à l’intérieur d’une ou plusieurs mentalités déjà constituées. Il faut voir les raisons qui contraignent à être favorable ou hostile à un message et qui, implicitement, massifient l’adhésion ou l’opposition ; donc il faut observer une succession d’états à partir d’un état premier. En considérant la persuasion politique comme ce double mouvement concernant, d’une part, les formes et les nombres de l’adhésion, et, d’autre part, l’activité idéologique, nous pensons nous munir de l’outillage indispensable pour la théorisation. Et c’est, d’un côté, la relation entre ces deux mouvements, d’un autre, le rapport entre le message du persuadeur, l’état de l’organisme promoteur (dont le message objectif n’est pas le pur reflet) et l’état du destinataire qui révéleront ce qu’est la dialectique du persuadeur et du destinataire. Parce que, ayant en perspective une théorie générale, il nous faut déceler quelque récurrence, notre étude est comparative. Parce qu’il nous faut repérer des actions, des interactions et des transformations, nous examinons des périodes d’histoire politique : l’État étant l’État contemporain, le pays, contesté, reconnu, souhaité, dominé ou dominant ; la politique étant la politique, observable, celle qu’on peut trouver dans les luttes et les discours, celle que peut dégager, par exemple, l’historien. Et, de fait, pour des raisons pratiques, notre réflexion est tributaire de plusieurs travaux d’historiens. Comme ils le font fréquemment, nous attendons de ces ouvrages qu’ils appuient et souffrent une opération sociologique. Afin de favoriser l’analyse profonde ainsi que l’exposition brève, nous insistons sur des fragments d’histoire qui n’excèdent pas (ou à peine) dix ans. Nous ne sortons de ces épisodes que lorsque, en eux-mêmes, ils ne peuvent répondre à nos questions. Pour amorcer, mais de façon acceptable, la dialectisation du champ de la persuasion politique, nous nous arrêtons sur quatre cas. Pour justifier l’extrapolation, nous nous penchons sur des cas disparates. Nous retenons l’aventure du Parti communiste chinois entre 1962 et 1969, celle de l’Organisation pour la libération de la Palestine entre 1964 et 1974, celle du Parti québécois entre 1968 et 1976, enfin, celle du mouvement sud-africain noir (Conscience noire) entre 1969 et 1977. Le choix de ces persuadeurs aussi bien que celui des périodes sur lesquelles nous nous fixons sont largement arbitraires ; mais ils ne sont pas immotivés. Le terrain d’analyse est, en effet, diversifié. Nous avons l’Occident et l’Orient. Nous avons des sociétés aux niveaux de richesse variés. Nous avons totalitarisme et pluralisme. En Palestine, INTRODUCTION 9 l’État est projet. En Chine, le persuadeur dirige l’État ; au Québec, il vient au pouvoir ; en Afrique du Sud, il a peine à exister. En Palestine, le destinataire est éparpillé ; en Chine, il est gigantesque ; en Afrique du Sud, il est morcelé. Ces remarques et toutes celles qu’on pourrait ajouter ne font qu’excuser des lacunes sans les combler. Néanmoins, nous croyons que notre échantillon possède les qualités capables d’entraîner rondement la réflexion. Et puis, on ne demande pas à un échantillon d’être toute la réalité, mais bien de la représenter le mieux possible. Or, chacun de nos cas est une réalité. De toute façon, si une théorie de la persuasion politique est possible, elle dénoncera elle-même les imperfections de l’enquête dont elle provient et se pourvoira éventuellement de ce qui lui fait défaut.