L’Encéphale (2010) Supplément 5, S136–S139 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Dépressions récidivantes : neurotoxicité des épisodes et prévention des récurrences Recurrent depression: episodes neurotoxicity and recurrences prevention P. Gorwood(a), (b) (a) INSERM U894, Université Paris-Descartes, Centre de Psychiatrie et Neuroscience, 75014 Paris, France (b) CMME, Hôpital Sainte-Anne, Université Paris-Descartes, 75014 Paris, France MOTS CLÉS Dépression ; Récidive ; Neurotoxicité ; Prévention KEYWORDS Depression; Recurrence; Neurotoxicity; Prevention Résumé La dépression est une pathologie récurrente avec une vulnérabilité auto-induite. Pour expliquer cette aggravation spontanée, on a attaché beaucoup d’importance à l’hypothèse du kindling. Toutefois, cet effet d’embrasement ne fait que refléter la vulnérabilité acquise sans en donner les mécanismes : la recherche d’une piste étiologique a donc fait l’objet de différentes études. Tant les données d’imagerie que les travaux cliniques ont montré une association entre dépression et neurotoxicité. Cette neurotoxicité des épisodes dépressifs majeurs, en plus d’induire un discours différent avec nos patients et de faciliter leur compliance, renforce la nécessité de prévenir la récurrence dépressive. L’Encéphale, Paris, 2010. Summary Depression is a recurrent pathology with a self-induced vulnerability. To explain this spontaneous aggravation, we have been mainly focusing on the Kindling hypothesis. However, the kindling phenomenon only reflects the concept of vulnerability but omits explaining its mechanisms. Both data of imaging and clinical studies showed evidence that the length and the repetition of major depressive episodes increase the risk for more frequent new episodes, i.e. that depressive episodes could be neurotoxic per se. This neurotoxicity hypothesis of major depressive disorder, apart from allowing a different way of communicating with our patients and to facilitate their compliance, strengthen the necessity to prevent recurrent depressive episodes. L’Encéphale, Paris, 2010. La dépression est une pathologie récurrente puisque la moitié des sujets ayant fait un épisode dépressif majeur a fait, fait ou fera un second épisode. De manière encore plus intéressante, plus les sujets ont fait d’épisodes, plus le risque de récurrence augmente. Ainsi, le risque de faire un troisième épisode est de l’ordre de 70 %, et après une dizaine d’épisodes, le risque de subir un nouvel épisode * Correspondance. E-mail : [email protected] (P. Gorwood) © L’Encéphale, Paris, 2010. Tous droits réservés. avoisine les 100 % [7]. Ces données sont décrites depuis longtemps, mais l’étude de Kessing [7] portant sur l’ensemble de la population générale du Danemark, avec plus de 15 ans de recul, est particulièrement convaincante. Comment expliquer cette vulnérabilité auto-induite ? On a beaucoup attaché d’importance à l’hypothèse du kindling (embrasement) pour expliquer cette aggravation Dépressions récidivantes : neurotoxicité des épisodes et prévention des récurrences spontanée [10]. Le modèle de l’épilepsie était, en effet, particulièrement intéressant : une sonde placée dans l’hippocampe de rat peut déclencher une crise d’épilepsie (généralisée) à partir d’un certain seuil (dit épileptogène). Lorsque l’on répète la procédure, la crise apparaît plus rapidement, c’est-à-dire nécessite moins d’énergie : le seuil épileptogène a diminué. De manière encore plus intéressante, et soulignant le rôle du stress : après de nombreuses stimulations, la simple manipulation manuelle de l’animal (handling) peut suffire à déclencher une crise d’épilepsie. Néanmoins, cette observation d’un effet d’embrasement ne fait que refléter la vulnérabilité acquise, et n’en donne pas les mécanismes. Rechercher une piste étiologique semblait donc toujours nécessaire. Se focalisant toujours sur l’hippocampe (région cérébrale clé dans les processus de mémoire, d’émotion et donc de la dépression), le premier travail potentiellement étiologique est celui de Sheline [11], qui a pour la première fois exposé cette notion de neurotoxicité des épisodes dépressifs. Ce travail heuristique a consisté à mesurer la taille des hippocampes (droit et gauche) chez des sujets ayant eu des durées cumulatives de dépression variées (Fig. 1). Cette variabilité était importante, puisqu’elle allait de 0 (sujet n’ayant jamais eu de dépression) à 10 ans (dépression chronique). Sheline a ainsi montré une très forte corrélation (r² = 0,34) entre la taille de l’hippocampe et le temps de sa vie passé en dépression [11]. Il s’agit d’un vrai changement de paradigme de pensée, puisque les nombreux travaux antérieurs sur hippocampe et dépression montraient certes une forte corrélation, mais entre stress (immédiat ou récent) et taille de l’hippocampe : avant ce travail, on n’avait pas envisagé que la dépression puisse être associée à une neurotoxicité. Un résultat aussi frappant méritait une réplication de qualité. Cela a été fait plusieurs fois et de manière pour le moins convaincante : les deux métaanalyses reprenant l’ensemble des études menées sur ce sujet sont arrivées à la conclusion que plus le nombre d’épisodes dépressifs passés était élevé, plus petit était l’hippocampe [2, 12]. S137 Les données d’imagerie en psychiatrie laissent souvent le clinicien sur sa faim, l’application de ces données scientifiques étant souvent difficile. Néanmoins, plusieurs travaux cliniques semblent conforter l’hypothèse de la neurotoxicité des épisodes dépressifs majeurs. Une étude a, par exemple, cherché à évaluer le poids des facteurs de risque de dépressions que sont les événements de vie stressants, précédant un épisode. Dans une optique de neurotoxicité de la dépression, on s’attend à ce que les capacités de défense du sujet diminuent au fur et à mesure de la répétition des épisodes, et donc, que plus les sujets ont fait d’épisodes dépressifs passés, moins nombreux et stressants sont les événements de vie retrouvés dans les quelques mois qui précèdent leur dernier épisode. Corruble et al. [3] ont ainsi analysé un large échantillon de patients déprimés (non bipolaires) et ont montré qu’il existait bien une corrélation négative entre la charge d’événements de vie stressants avant l’épisode et le nombre passé d’épisodes dépressifs. Ainsi, au fur et à mesure de la répétition des épisodes, on retrouve moins d’événements stressants préalables (Fig. 2). Étant donné que de nombreuses variables intermédiaires pourraient être impliquées, des analyses multivariées ont été réalisées, et ont montré que cette corrélation reste significative, y compris lorsque l’on maîtrise l’effet de l’âge, du sexe et de la sévérité de l’épisode. De plus, les cliniciens récoltant les événements de vie étant en aveugle de l’hypothèse, il est peu vraisemblable qu’un biais de mesure se soit introduit. Ce travail est parfaitement en harmonie avec le résultat de l’étude des jumeaux de Kendler [6] qui retrouve une telle corrélation, dans un échantillon certes plus modeste, mais avec des évaluations prospectives qui lui donne un poids important. Peut être le lien entre l’étude de Sheline (en imagerie) [11] et l’étude de Corruble (en clinique) [3] est-il encore plus frappant lorsque l’on prend en compte le travail de Kronmüller [8] : dans cette analyse, les auteurs ont effectivement pu faire cette fois un lien direct entre, d’une part, la charge événementielle dans les 3 mois qui précèdent l’épisode dépressif, et d’autre part, la taille de l’hippocampe (gauche) chez les sujets déprimés (hommes). On pourrait ainsi résumer les choses : le stress sévère a un 2 2 2 2 2 1 1 1 1 1 400 300 200 100 000 900 800 700 600 500 Niveau de stress Taille (cm3) 63,5 63 62,5 62 61,5 61 60,5 0 1 000 2 000 Jours 3 000 4 000 Figure 1 Taille (en cm3) de l’hippocampe gauche selon la durée cumulative (en jours) passée en dépression [11]. 0 1 2 3 4 Nombre d’épisodes dépressifs passés 5 et plus Figure 2 Niveau de stress relié aux événements de vie vécus durant la période précédant l’épisode dépressif actuel, selon le nombre d’épisodes dépressifs passés [3]. S138 P. Gorwood 12,4 12,2 12 11,8 11,6 11,4 11,2 11 10,8 10,6 10,4 Nous avons ré-analysé cette banque de données en se focalisant cette fois sur les troubles de la personnalité [5]. La neurotoxicité des épisodes passés ne pourrait-elle se traduire par un assèchement des capacités de défense, un appauvrissement des stratégies de coping, une exacerbation des biais cognitifs, en bref, une aggravation des troubles de la personnalité ? Reprenant donc l’échantillon initial, nous avons évalué le SAPAS, instrument étonnant qui en 8 items remplis par auto-questionnaire, donne au clinicien un niveau de trouble de la personnalité [9]. Il ne s’agit bien sur pas de faire un diagnostic de trouble de la personnalité, mais bien d’en évaluer le niveau de sévérité. Nous avons utilisé cet instrument afin de repérer si la répétition des épisodes dépressifs majeurs était associée à une telle aggravation. Nous avons ainsi pu montrer qu’effectivement, plus le nombre d’épisodes passés était important, plus le trouble de la personnalité avait un score élevé (Fig. 4). Certes vivre un épisode dépressif est une épreuve, et beaucoup de patients, n’en sortent pas totalement indemnes, mais les données précédentes, qui semblent recevoir de plus en plus de confirmations, pourraient permettre de raffiner un constat si pessimiste. Tout d’abord, en permettant d’avoir un discours un peu différent avec nos patients. Le plus souvent la consultation psychiatrique se fait sur la pression de l’entourage, familial, amical ou professionnel, et trop rarement sur une inquiétude du sujet. Si la notion que la dépression est neurotoxique trouve une consolidation suffisamment forte, « l’urgence » du diagnostic et de la prise en charge de tels troubles pourrait être rendue plus claire, et donc perçue par les patients comme telle. Ensuite, l’observance au traitement antidépresseur est un problème majeur, puisqu’un patient sur deux prend ce traitement pour une durée de moins d’un mois. Le fait de savoir que le but est d’éviter une « cicatrice dépressive » et non simplement d’éviter la rechute (bien que ces deux concepts soient éminemment intriqués) pourrait faciliter une reprise de conscience de la nécessité de poursuivre suffisamment longtemps son traitement. Enfin, un problème important se pose pour les préventions des récurrences. Prendre un traitement pour une durée de plusieurs années pour réduire le risque hypothétique d’un nouvel épisode n’a probablement pas la même signification que de continuer un traitement pour consolider la correction des effets neurotoxiques des épisodes passés. Score SAPAS Nombre de mots impact négatif sur le volume de l’hippocampe, ce d’autant que les sujets ont eu des épisodes dépressifs passés ; et la taille de l’hippocampe est diminuée chez les patients déprimés, ce d’autant que les antécédents sont marqués par de nombreux épisodes, ou une durée cumulative de dépression plus élevée. Ces différentes études nécessitent de faire des liens indirects entre, d’une part, stress et dépression au niveau clinique, et d’autre part, taille de l’hippocampe au niveau de l’imagerie. Une étude récente a néanmoins cherché à confronter ces différents domaines uniquement par une évaluation clinique [4]. Nous étions, en effet, désireux de tester les fonctions cognitives les plus directement reliées à l’hippocampe que sont les tâches mnésiques de mémoire narrative différée tels que retrouvé dans le paragraphe de Weschler. De fait, des études d’imagerie ont montré que de rappeler à son souvenir (donc après une phase de latence de quelques minutes) le maximum de détails d’une histoire au scenario en général peu passionnant, activait de manière assez spécifique l’hippocampe [1, 13]. Nous avons ainsi sollicité quelques centaines de médecins afin qu’ils testent le paragraphe de Weschler chez une dizaine de leurs patients déprimés, avant la mise sous antidépresseur, puis 6 semaines après. Sur les quelques 8 000 patients évalués, aucune différence n’existait à la première visite entre le nombre de mots restitués de manière différée et les antécédents dépressifs. Par contre, chez les sujets répondeurs à 6 semaines, une forte corrélation était observée (Fig. 3). Ce lien était statistiquement conservé même lorsque les nombreux paramètres potentiellement confondants étaient pris en considération (par exemple, âge, longueur des études, importance des symptômes dépressifs résiduels…). L’hypothèse avancée est donc que lorsque le sujet est déprimé (première visite), la faible motivation, la baisse des capacités attentionnelles et de manière générale cognitives, empêchait de repérer un tel lien (effet censure). Par contre, lorsque ces fonctions cognitives complexes étaient accessibles (quand le sujet est sorti de la dépression actuelle), on retrouvait un fort lien entre les deux [4]. 0 1 2 3 4 et plus Nombre d’épisodes dépressifs passés Figure 3 Nombre de mots rappelés de manière différée au paragraphe de Wescheler selon le nombre d’épisodes dépressifs passés [4]. 4,6 4,4 4,2 4 3,8 3,6 3,4 0 1 2 3 4 Nombre d’épisodes dépressifs passés 5 et plus Figure 4 Niveau de sévérité du trouble de la personnalité selon le nombre d’épisode dépressif passé [5]. Dépressions récidivantes : neurotoxicité des épisodes et prévention des récurrences Ces trois effets sont tournés vers un aspect communication avec les patients, mais ils viennent aussi renforcer l’attitude des prescripteurs, qui préfèrent préserver le traitement antidépresseur même lorsque l’épisode dépressif n’est plus présent de manière patente, en accord avec les recommandations. Conflits d’intérêt P. G. : essais cliniques : en qualité d’investigateur principal, coordonnateur ou expérimentateur principal (Janssen, Servier) ; interventions ponctuelles : activités de conseil (Bristol-Myers-Squibb, Janssen, Lilly, Lundbeck, Servier) ; conférences : invitations en qualité d’intervenant (BristolMyers-Squibb, Janssen, Lilly, Lundbeck, Servier) Références [1]Bremner JD, Vythilingam M, Vermetten E, et al. MRI and PET study of deficits in hippocampal structure and function in women with childhood sexual abuse and posttraumatic stress disorder. Am J Psychiatry 2003 ; 160 : 924-32. 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