Enjeu neuro-cognitif de la dépression

publicité
Enjeu neuro-cognitif de la dépression
R. JOUVENT (1)
On parle désormais moins des épisodes dépressifs
aigus et plus de la destinée des déprimés. Il arrive à
la psychiatrie ce qui est arrivé dans d’autres disciplines
médicales : il y a quelques décennies, les cours de cardiologie détaillaient largement l’infarctus du myocarde
mais peu la maladie coronarienne ; aujourd’hui, l’attention se focalise sur la vie du sujet ayant fait un infarctus
et risquant des récidives, sur la façon de les éviter, plus
globalement sur l’ensemble de la vie du coronarien. Le
coma diabétique, la crise de goutte, sont d’autres
exemples de pathologies aiguës étant passées au
second plan derrière l’étude de la maladie sur le long
terme.
En psychiatrie également le progrès des connaissances invite à un allongement diachronique de la représentation de la pathologie. De ce point de vue, la dépression
rejoint peut-être les maladies neuro-développementales : le psychiatre modifie sa façon d’appréhender les
choses, il ne se satisfait plus d’une guérison apparente
d’un épisode, mais prend en compte d’emblée le fait
qu’une personne ayant fait une dépression peut récidiver. À chaque épisode, et plus encore au fur et à mesure
des épisodes, s’ajoutent, à la sémiologie des troubles
affectifs, des cicatrices neuropsychologiques et une altération du fonctionnement quotidien, notamment dans la
vie relationnelle. Ces altérations ont une contrepartie biologique qui concerne la morphogenèse cérébrale et la
neurogenèse (altérations de la neuroplasticité, altérations progressives des processus cognitifs avec perte de
flexibilité mentale).
Ceci conduit à une approche neurodynamique de la
dépression, associant les conceptions psychodynamiques de la perte du plaisir psychique et la réalité neurobiologique. La dépression est une maladie chronique,
c’est un processus évolutif long, avec une hypothèque de
plus en plus importante sur la restitution ad integrum après
un épisode : chaque nouvel épisode laisse des cicatrices
cérébrales. (2,3,4,6,8,10,11) (figure 1).
Cortex préfrontal :
• ⇓ Densité gliale
• ⇓ Taille neuronale
• ⇓ Densité grands neurones
• ⇓ Densité petits neurones
• ⇑ Atrophie
Amygdale :
• ⇓ Densité gliale
• Hyper puis Atrophie
Hippocampe :
• ⇑ Densité gliale
• ⇓ Taille soma
neuronal
• Atrophie
FIG. 1. — Atteintes morphologiques (d’après 2, 3, 4, 6, 8, 10, 11).
Comme d’autres maladies neuro-développementales
graves (schizophrénie, autisme) la dépression a un coût
neuronal et altère le cerveau, aussi bien en volume qu’en
terme d’altérations cellulaires. Ces atteintes morphologiques portent principalement sur trois régions. Les
atteintes sont préoccupantes sur deux de ces régions :
le cortex préfrontal (avec une baisse de la densité gliale,
de la taille neuronale, de la densité des grands neurones,
une augmentation de la densité des petits neurones, et
une atrophie) et l’hippocampe (avec une augmentation
de la densité gliale, une diminution de la taille du soma
neuronal et une atrophie). La troisième région, l’amygdale (avec une diminution de la densité gliale, et une
hypertrophie puis une atrophie), est surtout impliquée
dans l’anxiété, avec, comme chez le sujet anxieux chronique, des troubles cognitifs indiscutables (2, 3, 4, 6, 8,
10, 11) (figure 1).
En ce qui concerne la diminution du volume de l’hippocampe, c’est moins le nombre d’épisodes, que le nombre
de jours de dépression non traités dans une vie qui est en
(1) Hôpital de la Salpêtrière, 75013 Paris.
L’Encéphale, 33 : 2007, Septembre, cahier 4
S 713
R. Jouvent
L’Encéphale, 2007 ; 33 : 713-5, cahier 4
Total Hippocampal
Volume (mm3)
jeu (7, 12) (figure 2). Ainsi, aussi bien en termes de prévention des rechutes que de réversibilité ad integrum, le
fait de rester déprimer a un coût, même si le tableau
dépressif n’est constitué que de quelques symptômes
résiduels. Cela a également un coût neuronal, qui peut
même entraîner des répercussions sur l’axe II : lorsque
les épisodes se répètent, ils finissent par atteindre la personnalité.
6 000
5 500
5 000
4 500
4 000
3 500
3 000
2 500
0
2 000
3 000
1 000
Days of Untreated Depression
4 000
1. Premier épisode dépressif : pas d’atrophie
Frodl et al., 2002 ; MacQueen et al., 2003
2. Atrophies aggravées par la répétition des épisodes
Corrélation entre durée totale des épisodes et volume
hippocampique
MacQuenn et al., 2003
3. Interaction avec le traitement
FIG. 2. — Facteurs cliniques (d’après 12).
L’atteinte hippocampique n’est pas celle d’une
démence : il n’y a pas de diminution du nombre de neurones hippocampiques, mais une diminution de la taille
de leurs corps cellulaires et de leurs neuropiles, c’est-àdire de leur fonctionnalité (13) ; la densité neuronale et
gliale augmente, mais la connectique, le réseau dendritique, diminuent. Les mécanismes impliqués dans cette
atrophie hippocampique sont liés aux stress répétés :
ces derniers entraînent d’une part des sécrétions prolongées de glucocorticoïdes, responsables d’une inhibition de la neurogenèse et d’une atrophie des dendrites,
et d’autre part une diminution de la sécrétion de BDNF,
responsable d’une diminution de la prolifération et de la
survie neuronale. Les travaux d’épigénétique mettront
sans doute en évidence, à l’avenir, des mécanismes
complémentaires.
Des travaux chez l’animal montrent que l’arborescence
dendritique des neurones hippocampiques s’assèche lors
de l’équivalent d’un épisode dépressif, et se restaure lors
de la réversibilité de l’épisode. Dans la dépression, en ce
qui concerne l’hippocampe et sans doute également le
cortex préfrontal, le corps cellulaire reste à peu près intact,
mais la connectique s’effondre, avec de moins en moins
d’arborescence et donc de moins en moins d’informations
transmises.
La répétition des épisodes dépressif laisse donc des
cicatrices cérébrales de plus en plus importantes sur le
plan de l’anatomie et du fonctionnement biologique : ces
altérations anatomo-fonctionnelles retentissent en particulier au niveau de la richesse des connexions interneuronales.
S 714
IMPACT SUR LA COGNITION ET L’ÉMOTION
Ces cicatrices neuronales ont une contrepartie cognitive et émotionnelle, qui correspond aux zones cérébrales
touchées : contrôle exécutif, attention, raisonnement,
expression et modulation émotionnelle pour le cortex
préfrontal ; attribution émotionnelle pour l’amygdale ; et
mémorisation pour l’hippocampe.
Lors d’un premier épisode, le déficit est modéré, touchant surtout les fonctions attentionnelles et exécutives
(figure 3). Mais la comparaison des sujets ayant présenté un seul épisode versus de multiples épisodes montre une aggravation progressive du déficit cognitif
observé dans les premiers épisodes, sans réelle spécificité du déficit cognitif (1, 5, 9). Chaque épisode laisse
une trace, une séquelle cognitive, de moins en moins
réversible ; le suivi longitudinal des déprimés récurrents
montre qu’après chaque nouvel épisode, la cognition est
plus sévèrement altérée, et la récupération plus lente et
moins intense (9).
• Déficit modéré
• Attention et Fonctions exécutives
1,0
Témoins N = 81
0,5
Déprimés N = 14
0,0
– 0,5
Attention
– 1,0 Fonctions
– 1,5 exécutives
Mémoire
Motricité
Saptial
FIG. 3. — La cognition au premier épisode dépressif
Avec la répétition des accès, il persiste en dehors des
épisodes des troubles cognitifs de plus en plus nets ; il y
a sans doute une continuité entre d’une part les symptômes résiduels et leurs conséquences sur le comportement
dans la vie quotidienne, et d’autre part les signes cognitifs
résiduels que sont la perte de flexibilité mentale, de souplesse psychique, les difficultés dans la formation de concepts, dans les stratégies de résolution de problème, dans
la gestion des situations complexes.
La dépression comprend donc bien des aspects
neuro-biologiques et neuro-cellulaires (déficits morphologiques, structuraux et fonctionnels), mais aussi des
aspects cognitifs, avec une rigidification progressive des
processus cognitifs. Les uns comme les autres génèrent
et maintiennent le pathos affectif. À l’avenir, il est probable que les psychiatres proposeront aux patients qui
mettent en avant des troubles de mémoire ou de concentration des tests cognitifs, tests de dépistage rapide
ou d’exploration plus poussée, qui pourront être répétés
après le traitement de l’épisode, pour objectiver l’amélioration et surtout mettre en place des stratégies thérapeutiques de remédiation. Des études contrôlées sont
en cours à la Salpêtrière pour tester les effets de la remédiation cognitive chez les sujets déprimés récurrents :
celles-ci devraient confirmer l’hypothèse de l’opportunité de la remédiation assistée par ordinateur pour permettre aux déprimés de relancer cette neuro-dynamique
si importante pour un fonctionnement social et émotionnel normal.
L’Encéphale, 2007 ; 33 : 713-5, cahier 4
CONCLUSION
À l’opposé de l’école de Jean Delay qui privilégiait la
« boite noire » de l’humeur dépressive, Daniel Widlocher
disait que la dépression est essentiellement constituée du
ralentissement psychomoteur ; Pierre Pichot disait que
cette théorisation était une idée de psychanalyste.
Aujourd’hui, ces différentes perspectives trouvent une
cohérence ; ce qui était classiquement décrit comme un
trouble de l’humeur correspond à une sémiologie émotionnelle, et le ralentissement a quelque chose d’intimement lié au plaisir et la pulsion freudienne : la flexibilité
cognitive, la souplesse mentale, sont nécessaires au plaisir psychique. La baisse du plaisir social et du plaisir psychique entraîne une anhédonie et un retrait social, et conjointement la baisse de la flexibilité cognitive et des
fonctions exécutives entretiennent le ralentissement et le
retrait social.
Cette perspective neuro-dynamique n’est pas opposée à la psychodynamique : il semble s’agir de deux
façons différentes de parler d’un seul et même
phénomène : le plaisir psychique ne peut être opérant
s’il ne dispose pas d’une machinerie neuronale souple
et flexible. Et chaque épisode dépressif fait perdre de
cette souplesse mentale qui peut, lorsqu’elle est présente, permettre l’enrichissement de la vie émotionnelle
personnelle et sociale.
Enjeu neuro-cognitif de la dépression
Références
1. BASSO, BORNSTEIN. Relative Memory Deficits in Recurrent Versus First-Episode Major Depression on a World-List Learning Task.
Neuropsychology 1999 ; 13 (4) : 557-63.
2. BOWLEY et al. Low Glial Numbers in the Amygdala in Major Depressive Disorder. Biol Psychiatry 2002 ; 52 : 404-12.
3. HARRISSON. The neuropathology of primary mood disorder. Brain
2002 ; 125 : 1428-49.
4. JANSSEN et al. Hippocampal Changes and White Matter Lesions
in Early-Onset Depression. Biol Psychiatry 2004 ; 56 : 825-31.
5. LAMPE et al. Effects of recurrent major depressive disorder on
behavior and cognitive function in female depressed patients. Psychiatry Research 2004, 125 : 73-9.
6. LANGE et IRLE. Enlarge amygdala volume and reduced hippocampal volume in young women with major depression. Psychological
medicine 2004 ; 34 : 1059-64.
7. MACQUEEN et al. Course of illness, hippocampal function, and hippocampal volume in major depression. PNAS 2003 ; 100 (3) : 1387-92.
8. MANJÏ et al. The cellular neurobiology of depression. Nature medicine 2001 ; 7 (5) : 541-7.
9. NANDRINO et al. Autobiographical memory in major depression :
a comparison between first-episode and recurrent patients. Psychopathology 2002 ; 35 : 335-40.
10. ÖNGÜR et al. Glial reduction in the subgenual prefrontal cortex in
mood disorders. Neurobiology 1998 ; 95 : 13290-5.
11. RAJKOWSKA. Postmortem studies in mood disorders indicate altered numbers of neurons and glial cells. Biol Psychiatry 2000 ; 48 :
766-77.
12. SHELINE et al. Untreated Depression and Hippocampal Volume
Loss. Am J Psychiatry 2003 ; 160 : 1516-8.
13. STOCKMEIER et al. Cellular changes in the postmortem hippocampus in major depression. Biol Psychiatry 2004 ; 56 : 640-50.
S 715
Téléchargement