De Berne au CERN
Daniel Treille, CERN, Genève
Bibliothèque de France, novembre 2005
Sous ce titre un peu accrocheur, je souhaiterais vous faire passer des
travaux d’Einstein, ceux de 1905 et d’autres ultérieurs (Relativité
Générale en 1915, Théorie du Rayonnement en 1917), à la Physique
des Particules (PP) moderne, dont le CERN est le centre le plus
important.
J’aimerais illustrer la dette de la PP à l’égard d’Einstein, qui est
évidemment colossale et facile à identifier, mais, également, ce que les
idées maîtresses de ce domaine apportent rétrospectivement à la pensée
d’Einstein, en validant, ou du moins en rendant plausibles, certains des
rêves qu’il caressa dans la seconde partie de sa vie et ne put réaliser
alors.
Le contraste est grand entre ce jeune homme de 1905, certes lecteur
assidu des grands physiciens d’alors, entouré d’une épouse et de
quelques amis attentifs à sa pensée, et bénéficiant, dans ces villes
suisses du début de siècle, d’une ambiance, scientifique et politique,
particulièrement stimulante (1), mais tout de même exemple de penseur
solitaire, et le CERN d’un siècle plus tard, prototype de la “Big
Science”.
Les accélérateurs du CERN et une
vue du tracé du LEP/LHC
QU’EST-CE QUE LE CERN?
Rappelons que le CERN, organisation intergouvernementale
européenne, dont on vient de fêter le cinquantenaire (2), regroupe 20
pays-membres européens, mais est déja, de fait, un laboratoire mondial,
dont les programmes représentent environ la moitié de la PP mondiale.
Le budget annuel du CERN est de 700 millions d’euros. 2500
personnes y travaillent, surtout des physiciens “appliqués”, concepteurs
et constructeurs de détecteurs, des ingénieurs et des techniciens. Mais
la véritable fonction du CERN et de ses grandes machines est de
permettre à près de 6500 physiciens et ingénieurs, répartis dans le
monde entier, d’y effectuer des recherches. Un tiers d’entre eux
appartiennent à des pays “non-membres” qui, bien entendu, participent
financièrement à ses projets. Le CERN constitue donc un centre
scientifique remarquablement fédérateur.
Le “produit” du CERN est de la connaissance fondamentale, ouverte
à tous, concernant les particules et leurs interactions. Cette
connaissance irrigue d’autres disciplines, comme l’astrophysique et la
cosmologie. Le CERN ayant recours à un grand nombre de
technologies de pointe, stimule l’industrie, et joue un rôle de formation
important pour les jeunes physiciens et ingénieurs. L’équivalent des ¾
de son budget revient à l’industrie, par les activités de haute
technologie qu’il y suscite et la “plus-value” qu’elle en tire. Les
technologies développées au CERN ont eu de nombreuses applications
dans la vie courante (3). Le WEB en est la plus célèbre.
L’EFFET PHOTOELECTRIQUE, PROTOTYPE
DES REACTIONS ENTRE PARTICULES
ELEMENTAIRES
L’effet
Photoélectrique:
un photon incident
éjecte
un électron d’un
métal
Commençons par le plus évident. L’Effet Photoélectrique, émission
d’électrons par un métal illuminé, expliqué par Einstein en 1905,
représente le prototype même d’une réaction entre particules
élémentaires. Cet apport d’Einstein constitue en fait l’acte fondateur de
la Physique Quantique: son hypothèse des quanta de lumière a conféré
une réalité physique à l’hypothèse de Planck (4), et il a su en déduire
des conséquences expérimentales immédiates et frappantes.
L’équation toute simple:
h f = W + EC
exprime que l’énergie du quantum, produit de la fréquence de la
radiation, f, par la constante de Planck, h, sert, d’une part, à fournir
l’énergie nécessaire pour extraire l’électron du métal, soit W, et,
d’autre part, à lui donner de l’énergie cinétique, EC. L’existence d’un
seuil en fréquence, et la variation de l’énergie cinétique avec cette
fréquence, apparaissent donc limpidement.
L’effet photoélectrique n’est pas sorti tout armé du papier de 1905.
Seule l’énergie y est considérée. Le rôle de l’“impulsion” du quantum,
version relativiste de la quantité de mouvement, n’apparaîtra que dans
celui de 1917. D’autre part, on sait à quelle résistance s’est heurtée,
même chez les plus grands esprits, l’hypothèse très révolutionnaire
d’Einstein: le terme de photon ne sera utilisé qu’en 1928.
Sur le chemin conduisant à la vision moderne des réactions entre
particules élémentaires, à l’effet photoélectrique, il faut en associer
d’autres:
– la découverte de l’électron, par J.J.Thomson en 1898, avec son
tube à rayons cathodiques (5).
– la découverte du noyau de l’atome, par Rutherford, en 1911,
lorsqu’il observa des particules alpha (6) projectiles diffusées et même
rétrodiffusées par un centre diffuseur quasi ponctuel.
– et surtout l’effet Compton, en 1923, diffusion “élastique” d’un
photon (un rayon X) par un électron atomique. Cette parenté est
illustrée par le fait qu’en 1978, au CERN, nous avons mis en évidence
l’effet Compton, non plus des rayons X sur des électrons, mais des
photons les plus énergiques dont nous disposions sur les quarks,
prisonniers des nucléons, mesurant ainsi directement leur charge
électrique fractionnaire.
QUE FAIT-ON AU CERN?
Le programme du CERN se résume simplement: “accélérer” des
particules projectiles (7) à haute énergie, et faire en sorte qu’elles se
“rencontrent” (ou heurtent une cible fixe), en maximisant leur
probabilité d’interaction. La suite paraphrase la célèbre équation
E=mc
2
”: dans la collision, l’énergie cinétique des projectiles se
transforme en masse, c’est-à-dire en particules “neuves”, qui
apparaissent dans l’état final. Le métier du physicien est de détecter,
mesurer et identifier ces particules, et d’interpréter les observations.
De 1989 à 2000 le grand collisionneur LEP (Large Electron
Positron collider) offrait des collisions électron-antiélectron jusqu’à
une énergie de ~ 200 GeV (unité définie ci-dessous). A partir de 2007,
le LHC (Large Hadron Collider) offrira des collisions proton-proton à
l’énergie record de 14 TeV.
La dernière des figures ci-dessus montre un exemple de réaction
entre particules élémentaires: un électron et un antiélectron, de très
haute énergie et d’impulsions opposées, se heurtent, et les particules
“neuves” sont en l’occurrence deux bosons Z0 (8), dont chacun se
désintègre immédiatement en quark et antiquark. Ceux ci apparaissent
non pas en tant que tels, mais sous forme d’un “jet” bien net de
particules “ordinaires”, pions, kaons, etc. Cette figure illustre donc le
fait que les quarks, bien que “confinés” et “inaccessibles” sont
néanmoins parfaitement identifiables. Notons également que, dans
l’état final de cette réaction, figurent strictement le même nombre de
particules et d’antiparticules (9). Dans les réactions que nous
observons, à un détail près sur lequel je reviendrai, il y a symétrie
parfaite entre particules et antiparticules.
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