éloigné de la réalité. » Comme le soutenait Bergson, la meilleure manière de comprendre la
réalité est subjective. Et intuitive pour avoir accès à ses vérités.
Mais comment une œuvre de fiction pouvait-elle démontrer le pouvoir de l’intuition ?
Comment un roman pouvait-il prouver que la réalité était, selon la formule de Bergson, « en
dernier lieu spirituelle, et non physique » ? La réponse de Proust prit une forme inattendue,
celle d’un petit gâteau sec au beurre parfumé au zeste de citron et en forme de coquillage.
C’était là un peu de matière qui révélait « la structure de son esprit », un dessert qui pouvait
« se réduire à ses éléments psychologiques ». C’est ainsi que débute la Recherche, avec la
célèbre madeleine, à partir de laquelle se dévoile tout un esprit :
« Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon
palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir
délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les
vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la
même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt
cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre,
contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était
liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être
de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois
une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième
qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du
breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui,
mais en moi »
.
Ce magnifique paragraphe résume toute l’essence de l’art de Proust, la vérité s’élevant
comme de la buée d’une tasse de thé limpide. Alors que la madeleine était le déclencheur de
la révélation de Proust, ce passage ne porte pas sur la madeleine. Le gâteau sec est
simplement pour Proust un prétexte pratique pour explorer son sujet favori : lui-même.
Qu’ont appris à Proust ces miettes prophétiques de sucre, farine et beurre ? Il a en réalité
fait preuve d’une immense intuition au sujet de la structure du cerveau humain. En 1911,
l’année de la madeleine, les physiologistes n’avaient pas la moindre idée du mode de
connexion des sens à l’intérieur du crâne. C’est là que Proust eut l’une de ses intuitions les
plus pénétrantes : notre odorat et notre goût portent ensemble le poids de la mémoire.
« Quand d'un passé ancien, rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la
destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus
persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des
âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans
fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir »
.
Les neurosciences ont maintenant pu prouver que Proust avait vu juste. Rachel Herz,
psychologue à l’université Brown, a montré – dans un article scientifique intitulé avec
beaucoup d’esprit « Tester l’hypothèse proustienne » – que notre odorat et notre goût sont
exceptionnellement sentimentaux, car ce sont les seuls sens directement connectés à
l’hippocampe, centre de la mémoire à long terme du cerveau. Leur marque est indélébile.
Tous nos autres sens (vue, toucher et ouïe) sont au départ traités par le thalamus, source du
À la recherche du temps perdu, tome 1, Du côté de chez Swan, GF Flammarion, Paris, 1987, édition revue et
mise à jour en 2009, p. 144-145.
À la recherche du temps perdu, tome 1, Du côté de chez Swan, GF Flammarion, Paris, 1987, édition revue et
mise à jour en 2009, p. 147.