extrait de la revue Etudes - juin 2013

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extrait de la revue Etudes - juin 2013
En fin de vie, quelle assistance médicale ?
Patrick Verspieren s.j.
Le 18 décembre 2012, le Président de la République recevait le professeur Didier
Sicard, président d’honneur du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), qui lui remettait
un rapport intitulé Penser solidairement la fin de vie[1]
Le jour même, il enjoignait au gouvernement de proposer, avant la fin du mois de mai
2013, des mesures pour améliorer la formation des médecins et mettre fin à une séparation
excessive entre médecine curative et soins palliatifs ; il saisissait le CCNE « afin que celui-ci
puisse se prononcer sur les trois pistes d’évolution de la législation ouvertes par le rapport »,
et affirmait que « sur la base de ces avis, un projet de loi [serait] présenté au Parlement en
juin prochain[2]
Au moment où cet article est rédigé, il est probable qu’un calendrier aussi serré ne pourra
pas être tenu. Mais on peut s’interroger sur la nécessité d’une telle précipitation.
UNE ASSISTANCE MÉDICALISÉE POUR TERMINER SA VIE DANS LA DIGNITÉ
Le soin des malades en fin de vie avait déjà donné lieu à de multiples débats en France.
Ces douze dernières années, des cas dramatiques ont fait l’objet d’une médiatisation aussi
intense que tronquée[3]
Celui de Vincent Humbert, atteint d’une paralysie presque totale après un gravissime
accident de voiture et une réanimation prolongée, a conduit à la création d’une Mission
d’information parlementaire, à un important travail d’enquête et d’auditions, à la publication
d’un long rapport[4], à la rédaction d’une proposition de loi, et finalement à l’adoption de la loi
du 22 avril 2005, dite « loi Leonetti ». Celle-ci fut mise en cause par l’émotion suscitée par
Chantal Sébire qui, éprouvée par une tumeur qui la défigurait, réclamait d’être assistée par la
médecine dans sa décision de mettre fin à sa vie. Une autre Mission parlementaire entreprit
d’évaluer cette loi de 2005, rédigea en 2008 un nouveau rapport [5], et recommanda de créer
un Observatoire national de la fin de vie. À son tour, celui-ci publia en 2011 son propre
rapport « destiné aux décideurs politiques et aux administrations, afin de leur donner les
moyens de choisir les orientations les plus appropriées [6]». D’autres rapports avaient
précédé ! Les pouvoirs publics disposaient donc de multiples outils d’analyse.
Et pourtant, le 17 juillet 2012, très vite après son élection, le Président de la République
chargeait le Professeur Sicard de procéder à une nouvelle réflexion sur la fin de vie, et
d’évaluer à nouveau l’application de la loi Leonetti [7]
4Pourquoi une telle demande ? A-t-elle été formulée par défiance envers des travaux menés
sous une autre majorité parlementaire, ou dans l’espoir qu’un nouveau rapporteur introduise
des préoccupations exprimées antérieurement par le Président ? Le programme électoral du
candidat François Hollande contenait en effet une « proposition 21 » qui prévoyait qu’une
personne en fin de vie « puisse demander, dans des conditions précises et strictes, à
bénéficier d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité. [8]
5De fait, le Rapport Sicard évoque la perspective d’une légalisation de l’assistance au
suicide. Il énumère des éléments à prendre en compte « si le législateur prend la
responsabilité de légiférer » sur ce point. Manière discrète de ne pas s’engager ! Et pourtant
le communiqué de presse de l’Élysée qualifie cette question de « piste ouverte par le
rapport ». Le Rapport Sicard est ainsi utilisé pour apporter un semblant de légitimation à une
pratique controversée.
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LES CONDITIONS DE LA MORT AUJOURD’HUI EN FRANCE
6La commission réunie par le Pr Sicard a procédé à une centaine d’auditions, et a organisé
des réunions dans neuf grandes villes, où elle entendit beaucoup de plaintes. Elle se trouva
ainsi renforcée dans la conviction que de nombreuses fins de vie sont vécues dans de
mauvaises conditions en France.
7Le Rapport insiste sur « l’esquive de la mort », attitude répandue dans la population et
renforcée par « une attente excessive à l’égard de la médecine [9]
Bien des malades et leur famille demandent à ce que tout soit fait pour empêcher ou au
moins retarder la mort. De leur côté, les médecins, dans leur ensemble, ont du mal à
reconnaître les limites des thérapeutiques qu’ils manient. « La médecine hésite à “lâcher
prise”, tant il est difficile pour un médecin de ne pas engager un traitement de plus, ou plus
encore d’arrêter un traitement en cours, et de mettre en place un accompagnement.
[10] Ibidem, p. 28. ...»
8L’obstination déraisonnable dans les traitements demeure donc une réalité en France,
malgré l’injonction de l’éviter formulée dans la loi Léonetti. Mais les excès d’une médecine
qui se pense trop exclusivement comme curative ne sont pas à mettre au seul compte de la
profession médicale. « En miroir de cette tentative du malade ou de ses proches d’esquiver
la finitude, il y a souvent une situation identique chez le médecin qui se situe dans une forme
d’agir, proposant toujours une autre possibilité technique ou l’essai d’un autre traitement.
[11]»
9Les soins palliatifs ont connu un grand développement depuis une douzaine d’années, mais
ils ne sont pas assez intégrés dans le système sanitaire. Bien souvent, au lieu d’une
évolution progressive des objectifs du soin, les services hospitaliers maintiennent les
traitements à visée curative, et se révèlent incapables d’engager suffisamment tôt une
démarche palliative. Le passage à une telle démarche représente alors une rupture qui est
comprise par le patient et sa famille comme l’annonce d’une mort prochaine. D’où « l’extrême
embarras de certaines équipes médicales ou chirurgicales à proposer un transfert [dans un
service de soins palliatifs] qui sonne comme un arrêt de toute espérance et un abandon,
programmé, surtout lorsque le projet de soin n’a pas été abordé dans sa globalité [12] Ibidem,
p. 35. ...».
10Du fait de cette mise à l’écart de la mort, notre époque éprouve une très grande difficulté à
supporter la durée de son attente. « La culture ambiante ne supporte plus l’attente du
mourir ; celle-ci est jugée inutile, angoissante pour la famille, et pour certains consommatrice
d’un temps qui ne va plus être utilisable pour d’autres actions. […] La valeur utilitariste qui est
donnée à la vie conduit parfois à penser que la fin de vie n’a aucun sens. Et parce qu’elle est
dépourvue de sens, elle devrait pouvoir être supprimée. [13]»
11Le Rapport Sicard confirme ainsi les analyses publiées dans les rapports antérieurs [14]..
En 2008, environ 120 000 personnes ont bénéficié de soins palliatifs dans les « services de
soins aigus », mais un nombre équivalent de personnes dont l’état requérait de tels soins
n’en ont pas bénéficié. De plus, la moitié des patients hospitalisés pour soins palliatifs le sont
peu de temps avant leur décès. Or, les soins palliatifs devraient être mis en œuvre plus tôt,
de manière à apporter une réponse aux symptômes pénibles liés à la maladie, à aider à
prendre des décisions adaptées et à permettre un accompagnement des patients [15]
LA MORT SOCIALE
12Outre l’amplification des possibilités thérapeutiques et une médicalisation excessive, les
conditions sociales de la fin de vie ont profondément évolué. Le Rapport Sicard cite à ce
propos « l’allongement de la durée de vie, l’angoisse des situations de perte d’autonomie,
l’éclatement des familles, l’isolement social, un individualisme de plus en plus présent, et la
pression économique que la collectivité exerce sur les personnes âgées malades ou
handicapées, et sur leurs familles[16]». La fin de vie peut, de plus, être précédée par une
longue période marquée par des maladies chroniques et une perte progressive de
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l’indépendance. Le regard social porté sur de telles situations devient de plus en plus négatif,
au point que les malades et les personnes d’un grand âge peuvent éprouver le sentiment
d’avoir perdu toute valeur et d’être considérés comme étant de trop dans une société qui les
rejette.
13« Le concept de mort “sociale” (en particulier pour les personnes âgées atteintes de
maladies ou de handicaps altérant les capacités cognitives et relationnelles, telles que la
maladie d’Alzheimer) est venu, de manière violente, compléter le concept médical de mort
“cérébrale”, et peut encourager des demandes de mettre fin à son existence. Il semble que
notre société ait subi une évolution concernant la conception de la valeur de la vie humaine.
Aujourd’hui, il peut s’observer une évolution des représentations sociales conduisant à ce
qu’une vie ne soit considérée comme valable que lorsqu’elle est “utile”, quand la personne
fait, agit, produit, voire est rentable.[17]»
14Ces remarques alertent sur l’ampleur de la tâche à accomplir si nous voulons vraiment
respecter, accueillir et « assister » les centaines de milliers de personnes âgées
dépendantes ou atteintes de maladies chroniques gravement invalidantes, sans leur dénier
l’autonomie qu’elles s’efforcent de préserver le plus longtemps possible, ni aggraver leur
exclusion sociale[18].
ORGANISATION DES SOINS ET FORMATION DES PROFESSIONNELS
15De ces constatations, le Rapport Sicard tire des conclusions très nettes, qui font l’objet de
propositions que la Commission prend pleinement à son compte. La formation des futurs
médecins et des autres professionnels de santé devrait être revue en profondeur « afin que
les attitudes curatives ne confisquent pas la totalité de l’enseignement ». Cela demande de
créer dans chaque université une filière universitaire spécifiquement destinée aux soins
palliatifs, et d’apporter aux étudiants en médecine tout au long de leurs études une formation
à la relation humaine dans les situations de fin de vie. Les soins palliatifs ne devraient plus
être réservés aux malades en fin de vie, mais faire partie de l’ensemble des soins destinés à
apporter un soutien aux patients tout au long de l’évolution de leur maladie. Pour les
maladies chroniques les plus graves, il importerait d’élaborer des modèles de parcours de
soin articulant les ressources médicales et sociales.
16Chaque établissement de santé ou médico-social devrait avoir accès à une équipe mobile
de soins palliatifs, et la qualité de la prise en charge des personnes en fin de vie devrait être
évaluée lors de la certification de ces établissements. Un effort particulier devait porter sur le
développement des soins palliatifs à domicile, ainsi que sur les formules de repos et
ressourcement, de « répit », offertes aux proches qui assistent et accompagnent les
malades.
17Plus généralement, il s’agit d’apporter toute l’attention requise à l’immense majorité des
personnes en fin de vie, dont la situation ne relève pas des seules unités de soins
palliatifs[19].
18Que la brièveté de ce résumé des réformes recommandées par le Rapport Sicard ne
cache pas l’ampleur de la tâche à accomplir ! Comme les autres sociétés occidentales, la
France a développé la médecine curative et un système sanitaire performant. Sans rien
renier de ces acquis, il s’agit de savoir aussi faire place à une acceptation de la condition
mortelle de l’homme et de la traduire en termes institutionnels [20]. C’est un grand pas à
franchir !
19On ne peut que souhaiter que le Président de la République prenne conscience de la
portée de ce qu’il proposait pendant la campagne électorale : « une assistance médicalisée
pour terminer sa vie dans la dignité ». Il y a beaucoup à faire pour apporter aux personnes
atteintes de maladies graves et évolutives l’assistance médicale et médico-sociale dont elles
ont besoin pour vivre et mourir « dignement ». L’application des réformes indispensables
nécessite une profonde évolution des mentalités et des pratiques, sans doute hors d’atteinte
sans un fort engagement des pouvoirs publics.
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20« Tant que la formation des professionnels de santé à la culture palliative restera
marginale, il n’y a rigoureusement rien à espérer d’un changement des pratiques en France
face aux situations de fin de vie. Si un nouveau regard, heurtant les conformismes et les
traditions, n’est pas porté par les pouvoirs publics, il n’y a aucune possibilité que les
institutions médicales elles-mêmes proposent, de leur propre chef, des changements dont
elles ne mesurent pas l’importance sociale pour les citoyens. [21]»
21Le Président de la République a demandé aux ministres de la Santé et de l’Enseignement
supérieur de proposer avant la fin du mois de mai des mesures en ces domaines [22].
Espérons que ces mesures seront à la hauteur des problèmes posés, et mises en œuvre
avec intelligence, courage et ténacité. Faute de quoi, des décisions prises au nom « d’une fin
de vie dans la dignité » ne seraient que le masque d’une incapacité à répondre aux besoins
les plus pressants des personnes dont la vie s’achève.
VERS DE NOUVELLES « DIRECTIVES ANTICIPÉES » ?
22Outre ces mesures, le Rapport Sicard aborde, de manières différentes, trois éventuelles
modifications de la législation ou de la réglementation. La première porte sur la possibilité
ouverte à chacun de s’exprimer à l’avance sur les conditions souhaitées pour sa propre fin
de vie. Selon la loi Leonetti, « toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées
pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté. Ces directives anticipées
indiquent les souhaits de la personne relatifs à sa fin de vie concernant les conditions de la
limitation ou l’arrêt de traitement [23]». Or, cette procédure est peu utilisée par les Français.
De plus, bien souvent, le texte rédigé par une personne alors qu’elle est en bonne santé se
révèle difficile à interpréter le moment venu, et un doute plane sur son adéquation avec ce
que veut vraiment le malade qui a perdu, peut-être temporairement, la capacité de
s’exprimer.
23La Commission Sicard recommande donc d’instaurer un second modèle de directives. Ce
document pourrait être rédigé par toute personne majeure atteinte d’une maladie grave
dûment diagnostiquée, dans le cadre d’un dialogue avec le thérapeute concerné. Il serait
signé par ce dernier, ce qui représenterait pour lui une forme d’engagement. Le patient aurait
ainsi la possibilité de s’exprimer en connaissance de cause, et les directives gagneraient en
précision, ce qui permettrait de les rendre plus contraignantes pour les médecins. Cela
pourrait être édicté rapidement par décret [24].
24Dans quelle mesure ces directives s’imposeraient-elles au médecin en charge du patient ?
La question donnera sans doute lieu à bien des débats. Mais le principe de l’instauration d’un
tel document ne soulève aucune objection majeure d’ordre éthique. Il n’en va pas de même
pour les deux autres modifications évoquées dans le Rapport Sicard.
SÉDATION ET « SÉDATION TERMINALE »
25À propos de la « sédation », le Rapport interprète de manière très contestable le droit
actuel, et se révèle traversé de contradictions. Depuis plus de 20 ans en France, des
médecins engagés dans les soins palliatifs recourent à des médicaments « sédatifs » dans le
but de diminuer chez des malades en fin de vie la perception de situations qui autrement
seraient très éprouvantes. Dans les années 1990, on parlait de « faire dormir les
malades »[25]. Les médecins emploient actuellement le terme de « sédation en phase
terminale ». Cette pratique est couramment reconnue acceptable lorsque n’existe aucun
autre moyen d’éviter au patient en fin de vie une souffrance ou une angoisse qu’il ressentirait
comme insupportables. Selon les nécessités, est alors recherché soit une somnolence, soit
un état de coma provoqué.
26Les médecins de soins palliatifs n’ont pas manqué de s’interroger sur cette pratique, sur
les objectifs, les indications et les modalités éthiquement acceptables. La Société française
d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) publie régulièrement à ce propos des
recommandations longuement mûries[26].
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27Le Rapport Sicard se situe d’abord dans la ligne ainsi tracée. Il insiste sur les précautions
à prendre dans le choix des doses de sédatifs et sur le procédé de la « titration » destiné à
rechercher la dose minimale efficace. « Une “sédation” létale [c’est-à-dire mortelle] est
probable en l’absence de titration et d’évaluation ou lorsque les doses sont augmentées de
façon linéaire jusqu’au décès. L’administration de doses massives d’un sédatif ne peut pas
s’appeler un double effet. Il s’agit, qu’on le veuille ou non, d’une pratique euthanasique lente.
[27]»
28Cette prise de position est nette. Elle invite à un emploi réfléchi des sédatifs dans le seul
objectif de soulager le malade : est tout au plus accepté, faute d’autre moyen, « un traitement
qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger la vie » du malade, selon les termes mêmes
de la loi Leonetti [28]. Le médecin est alors tenu de limiter cet effet secondaire, en n’utilisant
que les doses nécessaires, en ne recherchant que le seul effet d’apaisement de la
souffrance. C’est alors pleinement conforme au principe éthique du « double effet »[29].
29Tout cela paraît clair. Et pourtant, aussitôt après, le Rapport achève son paragraphe sur le
double effet par le passage suivant, qui contredit totalement ce qui précède. « On en conclut
que le double effet devrait être envisagé avec la plus grande prudence possible, d’autant
plus s’il est vu comme une fin de vie programmée, tout en considérant que dans certaines
situations insolubles, une sédation terminale intentionnelle, à la demande du malade et de
ses proches, pourrait être envisagée. [30]»
30Le principe du « double effet » qui invite à tolérer, parmi les conséquences d’une action,
un « mauvais effet », à condition que seul le « bon effet » soit recherché et qu’il soit
suffisamment important en comparaison du « mauvais effet », devient l’approbation de la
recherche délibérée des deux effets. Et s’introduit ici la notion de « sédation terminale » qui
sera ensuite reprise de nombreuses fois dans le Rapport. Est même précisé ici : « sédation
terminale intentionnelle », intentionnellement destinée à obtenir un terme de la vie !
31Sédation en phase terminale, et sédation terminale. Faut-il s’appesantir sur la différence
entre ces deux expressions ? L’hésitation n’est plus possible lorsqu’on en vient aux dernières
propositions du Rapport. « Lorsque la personne en situation de fin de vie […] demande
expressément à interrompre tout traitement susceptible de prolonger sa vie, voire toute
alimentation et hydratation, il serait cruel de la “laisser mourir” ou de la “laisser vivre”, sans lui
apporter la possibilité d’un geste accompli par un médecin, accélérant la survenue de la
mort.[31]» Il en irait de même si l’arrêt de traitement était décidé par le médecin en cas
d’inconscience du malade. « Cette grave décision prise par un médecin engagé en
conscience, toujours éclairée par une discussion collégiale […], peut correspondre, aux yeux
de la commission, aux circonstances réelles d’une sédation profonde telle qu’elle est inscrite
dans la loi Leonetti.[32]»
32Voilà une interprétation abusive de la loi du 22 avril 2005 [33]. Elle invite à un retour sans
hésitation ni scrupule à la pratique des « cocktails lytiques »[34] que l’on pouvait croire
totalement abandonnée. Aucun compte n’est tenu de ce qui avait été affirmé 50 pages
auparavant : « dans le cas de l’euthanasie, l’intention est de donner la mort alors que dans le
cadre de la sédation, l’intention est de soulager la souffrance. [35]» Le Rapport évoque un
arrêt de traitement, d’alimentation et d’hydratation, accompagné d’une sédation profonde, à
des doses destinées à « ne pas laisser vivre ». Où est la différence avec l’euthanasie, sinon
que la mort due à une « sédation terminale » se produit un peu moins brutalement ?
EUTHANASIE ET ASSISTANCE MÉDICALE AU SUICIDE
33Si contestable qu’elle soit, la pratique de la « sédation terminale » est incluse dans les
recommandations du Rapport. Mais, en celui-ci, il est bien précisé que la Commission « ne
recommande pas de prendre de nouvelles dispositions législatives en urgence sur les
situations de fin de vie [36]». C’est donc contre son avis que le Président de la République a
souhaité le dépôt en juin d’un projet de loi [37].
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34La pratique de l’euthanasie fait l’objet dans le Rapport d’une nette réprobation.
« L’euthanasie engage profondément l’idée qu’une société se fait des missions de la
médecine, faisant basculer celle-ci du devoir universel d’humanité de soins et
d’accompagnement à une action si contestée d’un point de vue universel. La commission ne
voit pas comment une disposition législative claire en faveur de l’euthanasie, prise au nom de
l’individualisme, pourrait éviter ce basculement. [38]»
35Auparavant avaient été évoqués les risques d’une légalisation de l’euthanasie ou du
suicide assisté. « Il semble inconcevable qu’une loi puisse établir de façon générale les
situations dans lesquelles l’euthanasie pourrait être réalisée, autrement dit qu’elle dicte une
norme déterminant les cas où l’assistance au suicide serait possible. […] Répondre à des
situations exceptionnelles dans un cadre législatif ne pourra jamais écarter le recours à la
demande de nouvelles exceptions toujours imprévues initialement. La pratique euthanasique
développe en effet sa propre dynamique résistant à tout contrôle efficace, et tend
nécessairement à s’élargir.[39]»
36Le Rapport insiste surtout sur les répercussions d’une légalisation de l’euthanasie sur les
personnes spécialement vulnérables. « [La pratique euthanasique] intériorise des
représentations sociétales négatives d’un certain nombre de situations de vieillesse, de
maladie et de handicap. […] Les contraintes économiques qui vont dans tous les cas
augmenter peuvent susciter un sentiment de culpabilité chez les personnes en perte
d’autonomie pouvant les conduire à formuler une demande d’euthanasie. [40]» Cela concerne
un grand nombre de personnes[41]. La prise en compte de leur vulnérabilité devrait conduire
à maintenir fermement l’interdiction de l’euthanasie.
37L’assistance médicale au suicide ne fait pas non plus partie des recommandations du
Rapport, mais elle n’y est pas totalement réprouvée. Le Pr Sicard semble avoir été
impressionné par la législation de l’État d’Oregon, aux États-Unis. L’assistance au suicide y
est tolérée, mais toute publicité à son propos est interdite. Dans ces conditions, peu de
personnes en fin de vie y recourent, et plus du tiers de ceux qui obtiennent une prescription
de produits mortifères ne les ingèrent pas [42]. Le Rapport insiste cependant à juste titre sur
les particularités culturelles de chaque pays. La législation de l’Oregon ne conviendrait guère
à la France : l’assistance au suicide y est gérée par une association privée, tandis que le
corps médical et les autorités de l’État restent à distance.
38Plus fondamentalement, comment ne pas formuler vis-à-vis d’une légalisation de
l’assistance au suicide les grandes lignes de ce qui est reconnu à propos de l’euthanasie ?
La loi devrait préciser à qui elle serait applicable. Que cela signifierait-il du regard porté sur
ces personnes et de la valeur accordée à leur vie ? Il est reconnu dans le Rapport que bien
des personnes en fin de vie en viennent à douter de l’attachement de leur entourage et du
sens de leur existence. Comme il a été dit plus haut à propos de « la mort sociale », on en
arrive de nos jours « à ce qu’une vie ne soit considérée comme valable que lorsqu’elle est
“utile” […] On trouve [déjà] dans l’analyse de certaines des demandes d’euthanasie ce
sentiment d’indignité, ce sentiment d’inutilité, voire le sentiment de coûter cher et d’être un
poids pour les autres…[43]»
39Notre société va-t-elle ratifier et confirmer ces jugements d’auto-dépréciation au point de
les laisser conduire à la mort des personnes déjà éprouvées par de multiples pertes ? Où est
alors la liberté si fréquemment invoquée ? Et la société va-t-elle organiser cette mort, fût-ce
en laissant le malade faire le dernier geste ? Est-ce là notre conception de la solidarité ? De
plus, allons-nous aggraver les sentiments de culpabilité de ceux qui, s’estimant devenus une
charge pour autrui, ne demandent pas pour autant à « bénéficier d’une telle assistance
médicalisée » ?
40En France, l’assistance au suicide requerrait la collaboration du corps médical. Est-ce sa
fonction de confirmer des malades dans leur désespérance et de collaborer à des actes de
mort ? Et quel ne serait pas le trouble d’équipes soignantes qui, après s’être efforcées
d’aider des malades à vivre, verraient à l’hôpital [44] s’avancer le médecin porteur du poison
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mortel ! La loi française reconnaît un droit d’accès aux soins palliatifs, et l’on peut s’en
féliciter. Encore faut-il que des hommes et des femmes, médecins, infirmier(e)s, aidessoignants, soient volontaires pour soigner à longueur de journée des personnes humaines
proches de leur fin. Comment pourraient-ils persévérer dans cette tâche, sans croire à la
valeur des derniers jours de la vie, d’une vie bénéficiant de soins adaptés aux besoins et de
la présence d’un entourage attentif ? Peut-on leur demander, simultanément, d’assister
passivement à ce qui viendrait contredire leur identité professionnelle ?
PENSER SOLIDAIREMENT LA FIN DE VIE
41Le titre du Rapport met l’accent sur la solidarité. Vaste, difficile, est la tâche à accomplir.
Le Rapport formule de nombreuses propositions orientées vers l’amélioration de l’assistance
apportée aux personnes en fin de vie. Espérons qu’elles seront prises en compte, et que le
pouvoir politique aura vraiment à cœur de les mettre en œuvre.
42Des personnes gravement malades demandent aujourd’hui de cesser de vivre, du fait de
douleurs mal soulagées ou du sentiment d’avoir perdu toute valeur et de ne plus trouver
aucun sens à leur vie. Ces souffrances doivent être entendues, et les moyens de les apaiser
recherchés activement. Ce serait une piètre réponse que de se contenter d’ouvrir à ces
personnes les portes de la mort, de manière manifeste, ou de manière masquée sous le
couvert d’une sédation dont l’objectif serait en fait de faire mourir.
43Les revendications individuelles en ce domaine s’expriment avec force aujourd’hui, mais la
recherche d’une véritable solidarité conduit à se soucier en priorité des membres les plus
fragiles de la société. « Il serait illusoire de penser que l’avenir de l’humanité se résume à
l’affirmation sans limite d’une liberté individuelle, en oubliant que la personne humaine ne vit
et ne s’invente que reliée à autrui et dépendante d’autrui. Un véritable accompagnement de
fin de vie ne prend son sens que dans le cadre d’une société solidaire qui ne se substitue
pas à la personne mais lui témoigne écoute et respect au terme de son existence. [45]»
[ * ]Jésuite. Département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris.
[1]Commission de réflexion sur la fin de vie en France, Penser solidairement la fin de vie, Rapport à François Hollande, Président de la République française, 18 décembre
2012. http://www.elysee.fr /communiques-de-presse /article /rapport-de-la-commission-de-reflexion-sur-la-fin-de-vie-en-france / Il sera désormais désigné dans le texte de cet article
comme « le Rapport Sicard ».
[2]Communiqué de la Présidence de la République, Rubrique Santé et solidarité, 18 décembre 2012.
[3]Cf. Pr Louis Puybasset, Marine Lamoureux, Euthanasie. Le débat tronqué, Calmann-Lévy, 2012.
[4]Rapport n° 1708, Respecter la vie, accepter la mort, fait au nom de la Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie, Président et Rapporteur M. Jean Leonetti, 2 tomes,
Assemblée Nationale, 2004.
[5]Rapport d’information n° 1287, Solidaires devant la fin de vie, fait au nom de la Mission d’évaluation de la loi du 22 avril 2005, et présenté par M. Jean Leonetti, 2 tomes, Assemblée
Nationale, 2008.
[6]Observatoire national de la Fin de Vie, Rapport 2011, « Fin de vie : un premier état des lieux », Préambule, p. 10, La Documentation française,
2012, http://www.ladocumentationfrancaise.fr /rapports-publics /124000093 /index.shtml
[7]Cf. Rapport Sicard, Lettre de mission, p. 2-3.
[8]François Hollande, Les 60 engagements pour la France, Proposition 21, http://www.parti-socialiste.fr /articles /les-60-engagements-pour-la-france-le-projet-de-francois-hollande
[9]Rapport Sicard, p. 12-13.
[10]Ibidem, p. 28.
[11]Ibidem, p. 13.
[12]Ibidem, p. 35.
[13]Ibidem, p. 16.
[14]Voir les notes 4, 5 et 6.
[15]Cf. Observatoire national de la fin de vie, Rapport 2011 « Fin de vie : un premier état des lieux »,op. cit., p. 110-114.
[16]Rapport Sicard, p. 15.
[17]Ibidem.
[18]Cf. Vincent Leclercq, Fin de vie. Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire, Les Éditions de l’Atelier, 2013, p. 32-35.
[19]Sur ces propositions, ici brièvement résumées, voir le Rapport Sicard, p. 88-92.
[20]Le rapport de la Mission d’information nommée en 2003 était intitulé Respecter la vie, accepter la mort. Cf. note 4.
[21]Rapport Sicard, p. 37.
[22]Communiqué de la Présidence de la République, Rubrique Santé et solidarité, 18 décembre 2012.
[23]Article 7 de la loi du 22 avril 2005, portant création de l’article L1111-11 du Code de la santé publique.
[24]Cf. Rapport Sicard, p. 46-49, et p. 89-90.
[25]Marie-Sylvie Richard, « Faire dormir les malades », Laennec, juin 1993, p. 2-7.
[26]On peut trouver ces recommandations sur le site de la SFAP, www.sfap.org
[27]Rapport Sicard, p. 45.
[28]Loi du 22 avril 2005, art. 2, inséré dans l’article L1110-5 du Code de la santé publique.
[29]Pour la présentation générale de ce principe, on pourra se référer à : Luc-Thomas Somme, article « Double effet », Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Éditions du Cerf,
2013, p. 632-640. Le lecteur pourra corriger ce qui y est dit de la sédation à partir de ce qui est exposé ci-dessus.
[30]Rapport Sicard, p. 45.
[31]Ibidem, p. 93. Il est même précisé dans le titre de ce paragraphe : « La décision d’un geste létal ».
[32]Ibidem, p 93.
[33]Cette interprétation est incompréhensible si on ne se souvient pas de « l’affaire Hervé Pierra ». Ce jeune homme, qui vivait en état végétatif chronique, agonisa sans soins pendant
plusieurs jours, agité de convulsions qui horrifièrent ses parents, après l’arrêt de son alimentation par voie artificielle. À la suite de ce drame, le Code de déontologie médicale prescrivit
d’administrer antalgiques ou sédatifs après un arrêt de traitement. Une sédation peut donc être mise en œuvre, même si le patient ne donne pas de signe de souffrance. Il est
simultanément précisé que le médecin n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort. Cette clause est parfois oubliée !
[34]Cf. Patrick Verspieren, « Sur la pente de l’euthanasie », Études, janvier 1984, p. 43-54.
[35]Rapport Sicard, p. 44.
[36]Ibidem, p. 93.
[37]La date de dépôt de ce projet de loi est, semble-t-il, repoussée aux mois de septembre ou d’octobre. Puisse ce délai permettre un approfondissement de la réflexion.
[38]Ibidem, p. 95.
[39]Ibidem, p. 85.
[40]Ibidem.
[41]Cf. ce qui est dit plus haut de « la mort sociale ».
[42]Ibidem, p. 76.
[43]Ibidem, p. 15.
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[44]En France, la grande majorité des décès se passent à l’hôpital.
[45]Sur ces phrases s’achève le Rapport Sicard (p. 97).
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