La notion de l`influence et la mémoire (inter)culturelle

VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada /
X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010
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La notion de l’influence et la mémoire (inter)culturelle
Manfred Schmeling, Saarbrücken, Allemagne
Tout comme les sujets auxquels se réfère la littérature, les catégories et les méthodes des
études littéraires sont intégrées à un processus évolutif permanent. La notion d'‘influence’ fait
non seulement partie des termes importants au sein des théories déterministes en général, il a
également laissé des traces évidentes dans la critique littéraire. Dès 1900, André Gide évoque
ainsi dans le cadre d'une conférence les Wahlverwandschaften, les Affinités électives de
Goethe, afin d'illustrer sa conception de la relation particulière entre les cultures et entre les
auteurs. Je reviendrai sur ce point. ‘Influence’ s'est souvent révélé être un terme obsolète au
cours des dernières décennies. Il a été remplacé par des notions donnant au moins l'impression
d'être ‘objectives’: réception, dialogicité, intertextualité ou mémoire culturelle.
Mes réflexions partent du principe qu'un texte n'est en soi jamais identique à lui-même, mais
présente toujours des rapports à des précurseurs, à d'autres textes, à d'autres cultures etc.. La
littérature moderne et postmoderne force ce relativisme par une ‘ethnologisation’ des thèmes
et par des imbrications intertextuelles intenses. Une nouvelle auto-réflexion méthodique est
ainsi nécessaire pour rendre justice à l'évolution littéraire – la problématique de la ‘mémoire
interculturelle’ se trouve au centre de mes réflexions. Je prendrai notamment pour exemple le
roman de Mario Vargas Llosa publié en 1987, El Hablador1 (L’Homme qui parle, 1989 pour
la traduction française2).
J'ai évoqué le fait qu'aucun texte n'est identique à lui-même. Chaque production textuelle est
confrontée à des influences qui transcendent plus ou moins l'espace culturel duquel il est issu.
1 Vargas Llosa, Mario: El Hablador, Madrid: Santillana Ediciones Generales, 2008 pour l'édition originale dont
sont tirées les citations de cet article.
2 Vargas Llosa, Mario: L'Homme qui parle (trad.: Albert Bensoussan) Paris: Gallimard, 1987 pour l'édition
française dont sont tirées les traductions des citations en espagnol de cet article.
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Reconnaître ce fait constitue une des bases de toute activité comparatiste, car c'est du fait que
le texte soit placé sous l'influence d'une culture étrangère que l'interprète ou critique acquiert
sa légitimation méthodique en tant que comparatiste. Les représentants les plus fiables d'une
telle perspective sont cependant les grands écrivains eux-mêmes, qui nous transmettent dans
des discours théoriques ou de manière implicite dans leur œuvre fictionnelle un concept
littéraire déterminé de manière internationale, dans un dépassement des frontières, dans une
perspective de littérature universelle. J'irai jusqu'à affirmer: il n'existe aucune œuvre
uniquement placée sous le signe d'influences nationales. Admettre ou non les dépassements
de frontières se rapporte uniquement à une décision méthodique.
André Gide est un important représentant de cette conception. Pour commencer, je
souhaiterais me référer à l'un de ses discours tenu à Bruxelles en 1900 – De l’influence en
littérature.3 qui présente une apologie de l'influence. "Il n’est pas possible à l’homme de se
soustraire aux influences"4, observe Gide. Il considère simultanément le phénomène de
l'influence comme une constante anthropologique, indépendamment de la manière dont
l'influence se présente. Il est intéressant dans notre contexte que Gide, en-dehors des
influences générales liées notamment à une évolution biologique, au climat ou à l'intégration à
un contexte social, fasse valoir des facteurs individuels d'influence. Il pense entre autres au
voyageur qui, se trouvant à l'étranger, est confronté à des situations inhabituelles. Gide lui-
même est un représentant typique de la curiosité culturelle: "c’est la différence qui m’attire",
note-t-il dans son journal intime. Attirance et intérêt se complètent ainsi mutuellement. Gide
cite le roman de Goethe Les Affinités électives pour illustrer le fait que l'influence poétique
suppose aussi toujours une disposition d'accueil du côté du récepteur. Goethe avait eu recours,
avec l'expression "Affinités électives", à une métaphore se rapportant au domaine de la chimie
3 Gide, André: "De l'influence en littérature" in Essais Critiques, Paris: Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade],
1999, p. 403-417.
4 Gide: "De l'influence en littérature", p. 404.
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afin de pouvoir mieux différencier les rapports sociaux entre les protagonistes de son roman:
"Goethes Verwendung des Wortes ‘Wahlverwandschaft’ in anderen Zusammenhängen läßt
darauf schließen, daß er auch in seinem Roman mit dem Begriff zunächst die
zwischenmenschlichen Prozesse der ‘Anziehung’ und ‘Abstoßung’ im Sinne von
Bevorzugung und Benachteiligung im Blick hat."5
Gide utilise la même image pour illustrer la relation entre les écrivains. Le poète peut choisir
son influence, car "les influences agissent par ressemblance."6 En d'autres termes: il souligne
la base dialectique de sa théorie des influences, qui part simultanément de la ressemblance et
de la résistance productive. La biographie de Goethe serait l'histoire de ses influences :
"nationales avec Götz; moyenageuses avec Faust; grecques avec les Iphigénies, italiennes
avec le Tasse, etc.; enfin vers la fin de sa vie encore, l’influence orientale (…)."7
Le phénomène ‘Weltliteratur’ – ce n'est pas par hasard que Goethe a diffusé ce terme – est la
conséquence conceptuelle et pratique d'une notion de la littérature absorbant consciemment
influences et relations. Ces relations se rapportent notamment chez Gide à une réflexion
autour de la Bible, autour d'auteurs antiques, autour de Goethe, de Dostojewski, de Nietzsche
etc…
Ce que Gide présente dans ce texte à propos de l'influence de manière plus ou moins explicite,
c'est la relation dialectique, c'est-à-dire constructive, entre le souvenir et l'oubli compris
comme processus culturel. Selon Gide, même quand j'ai profondément enterré un livre ou un
auteur dans mon inconscient, quand je les ai oubliés, je suis soumis au pouvoir du mot
poétique que j'ai lu. Mais ce pouvoir est diffus, relatif, jamais absolu. Enfin, Gide engage une
réflexion autour du processus de l'évolution littéraire et autour des mécanismes et aspects
5 Konrad, Susanne: Goethes Wahlverwandschaften und das Dilemma des Logozentrismus, Heidelberg: Winter,
1995, p. 248 ("Le fait que Goethe emploie le terme ‘affinité élective’ dans d'autres contextes nous laisse conclure
qu'avec cette notion, il a également en vue dans son roman les processus d'‘attirance’ et de ‘rejet’ dans le sens de
préférence et de répulsion" [Ma traduction]).
6 Gide: "De l'influence en littérature", p. 406.
7 Gide: "De l'influence en littérature", p. 411.
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psychologiques de l'accueil et du refus de l'influence. Il me semble particulièrement
intéressant qu'il mette au même niveau la peur de l'influence et la faiblesse poétique, la
recherche d'influences et la grandeur poétique. Cela nous rappelle – métaphoriquement
parlant – le roman familial de Freud avec la relation père-fils interprétée comme structure
œdipale. Le fait est que la théorie littéraire s'est laissée inspirer par cette constellation
psychologique du roman familial.
On retrouve cette théorie littéraire par exemple dans l'ouvrage de Harold Bloom, The Anxiety
of Influence. L'histoire littéraire, avec ses "intra-poetic relationships", y est en effet considérée
comme une "family romance"8. Peur de l'influence – il s'agit de la cause psychologique
déclenchant l'effort poétique qui vise l'autonomie et la force. "Poetic history (…) is held to be
in distinguishable from poetic influence, since strong poets make that history by misreading
one another, so as to clear imaginative space for themselves."9
On trouve de ce fait chez Bloom une autre position que chez Gide. Alors que Gide – qui est
tout d'abord poète et non théoricien et croit donc savoir de quoi il parle – considère l'influence
en tant que ferment consciemment appliqué pour le propre processus de création, Bloom part
d'une attitude de rejet du poète vis-à-vis de prédecesseurs ou de contemporains; un rejet qu'il
justifie d'un point de vue psychanalytique. Ce qui différencie donc Gide et Bloom, ce sont les
conditions sur lesquelles l'influence poétique se base. En revanche, ils considèrent tous deux
l'influence comme un processus dialectique, qui de par l'apport du poète recevant mène à des
changements, à quelque chose de nouveau.
Au sein du débat théorique comparatiste, la catégorie de l'influence est toutefois rarement
encore appliquée, parce qu'elle réduirait trop sa perspective à des liens de causalité et à un
positivisme pur.10 De nouvelles approches méthodiques, de nouveaux termes les ont relayé:
8 Bloom, Harold: The Anxiety of Influence, Oxford: Oxford University Press, 1973, p. 63.
9 Bloom: The Anxiety of Influence, p. 5.
10 Cf. Moog-Grünewald: "Einfluß- und Rezeptionsforschung" in: Schmeling, Manfred (Ed.): Vergleichende
Literaturwissenschaft, Wiesbaden: Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion, 1981, p. 49– 72, p. 50.
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on pensera aux notions de "réception" (l'esthétique de la réception allemande orientée vers le
lecteur en était ici responsable), "polyphonie du mot" (Michail Bachtin), "intertextualité"
(Kristeva, Genette notamment) et finalement "mémoire culturelle" (notion-clé en Allemagne
avant tout en raison des recherches de Jan Assmann).
Ce que je souhaitais suggérer de par ces réflexions préliminaires est que, d'un point de vue
méthodique, le travail des comparatistes a acquis en complexité. Mais je ne suis pas d'avis que
la question des influences ne doive, de ce fait, plus être abordée. L'influence est une forme de
relation dont l'existence se poursuit dans la littérature actuelle et au sein de la réflexion
interculturelle en général. Elle ‘se dissout’ et est en même temps conservé au sens hégélien du
terme ("Aufhebung") dans la catégorie plus générale de la mémoire interculturelle, un terme
relationnel qui, hiérarchiquement parlant, est à établir en amont de notions comme celles de
l'influence, de la réception ou de l'intertextualité.
La problématique des rapports entre les sciences culturelles et littéraires ont fourni de
nouveaux contours à la méthodologie comparatiste et, au sein de celle-ci, à la question
concernant les formes de relation. Je souhaiterais le démontrer en m'appuyant sur un exemple,
mais avant cela encore une remarque fondamentale en quatre points:
Premièrement: les recherches culturelles ont, au cours des deux ou trois dernières décennies,
beaucoup contribué à l'ouverture méthodique de la Littérature comparée, au moins en
Allemagne. Notre discipline ne devrait cependant pas se laisser trop instrumentaliser par la
notion d'"études culturelles", qui est vague et englobe de multiples aspects, mais continuer à
développer son autonomie, ses propres procédés et questionnements.
Deuxièmement: le sujet central doit – comme son nom, ‘littérature’ comparée, l'indique –
rester la littérature, les textes paralittéraires inclus. Cela est lié à une réflexion constante
autour du statut de la littérature. Son lien avec le monde extra-littéraire, avec d'autres formes
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