Une littérature touchée par la grâce du réel

publicité
LECTURES
LA PRESSE MONTRÉAL DIMANCHE 18 FÉVRIER 2007
11
llllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll
LECTURES
Une littérature touchée par la grâce du réel
DANY LAFERRIÈRE
CHRONIQUE
CO LL A B O R ATI O N S P ÉCI A LE
J
e me souviens d’avoir lu
l’écrivain brésilien Jorge
A m a d o a ve c u n e t e l l e
avidité qu’il me semblait
qu’aucun autre monde ne pouvait
être plus crédible que celui qu’il
nous proposait dans ses romans.
C’était un univers si coloré, si
chatoyant, avec des personnages
si vrais que j’avais l’impression
de pouvoir les toucher. La littérature sud-américaine venait
d’éclater littéralement dans mon
ciel de lecteur ébloui. Cette littérature m’a révélé un monde
si proche de ma sensibilité que
j’en pleurais parfois. Je n’avais
qu’à lever les yeux pour voir,
par l’embrasure de la fenêtre, un
paysage identique à celui décrit
dans le livre que j’étais en train
de lire. Cela m’a quand même
pris un certain temps avant de
reconnaître que les gens qui
m’entouraient n’étaient pas différents des personnages de ces
romans sud-américains. Jusqu’à
cette rencontre avec de tels écrivains, la littérature me semblait
un divertissement bourgeois où
l’on voyait passer des bellâtres
avec une raquette de tennis et
un air d’ennui bien affiché. En
aucun cas, les gens de mon voisinage ne pouvaient aspirer à la
même gloire qu’un de ces aristocrates désargentés qui pullulent
dans les romans de Proust ou de
Stendhal. Vous imaginez alors ma
stupéfaction en découvrant, au fil
des pages, que ce propriétaire de
restaurant dans Gabrielle, girofle
et cannelle, le merveilleux roman
d’Amado, n’était pas moins benêt
que mon voisin Oginé.
Au café Prévert
Je commençais à en avoir marre
du théâtre glacial de Racine et de
tous ces classiques qu’on nous forçait à lire à l’école. Pourtant j’adorais lire, et je lisais tout ce qui me
tombait sous la main. Mais je me
demandais pourquoi les gens que
je connaissais n’étaient jamais
dans les livres que je lisais. Les
écrivains sud-américains allaient
tout changer. J’étais comme un
adolescent nourri de musique
classique qui venait de découvrir
le rock. Les romans d’A mado
me faisaient penser à ces bonnes
mangues juteuses que je dévorais en rentrant de l’école. Puis
ce fut, par hasard, chez un ami
amateur de jazz, que j’ai croisé
Pablo Neruda. Il m’a fait le même
effet que m’avait fait P révert
quelques années plutôt : une facilité extrême qui n’exclut pas la
nuance ni la subversion. Neruda,
naturellement, est plus tropical,
donc avec un lyrisme plus touffu.
Les poèmes de Neruda sont de
petits bosquets où l’on entend
toutes sortes d’oiseaux, et où parfois apparaît un paon, car le poète
rechigne à roupiller dans une
bibliothèque. Ah ! le voilà. Et voici
aussi l’une des plus belles attaques de la littérature universelle :
« Bien des années plus tard, face
au peloton d’exécution, le colonel
Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au
cours duquel son père l’emmena
faire connaissance avec la glace. »
Ah, c’était le fils qui était colonel.
J’ai donc tout compris de travers.
Il est temps alors de le relire.
Ses amis font semblant d’ignorer
cette réalité insurmontable pour
un adolescent, ce qui accentue
la blessure à l’orgueil. L’impuissance est au cœur de l’œuvre de
Vargas Llosa. C’est cette faiblesse
qu’on ne trouve nulle part chez
Garcia Marquez qui nous le rend
si proche. Et je ne sais pourquoi,
sans même savoir qu’ils étaient
inséparables à l’époque où je les
découvrais, j’avais pris l’habitude
de les réunir dans ma tête.
Une petite faiblesse
Frères ennemis
Puis, j’ai croisé le chemin de
Mario Vargas Llosa avec d’abord
ce bref récit (Les Chiots, paru en
espagnol en 1967 et en 1974 en
traduction française) qui m’a touché au plexus, et que je tiens pour
l’un de ses meilleurs textes. C’est
vrai qu’on a tendance à privilégier
le premier livre lu d’un grand écrivain, mais celui-là m’a donné une
C’est toujours émouvant de
savoir que deux écrivains qu’on
aime ont vécu dans la même ville
(Paris ou Madrid). On imagine
tout de suite qu’ils ont peut-être
aimé la même femme. Vargas
Llosa et Garcia Marquez s’écrivaient, se lisaient, s’adoraient.
Des frères siamois. Dès qu’on
voyait Mario, Gabo n’était pas
« J’adorais lire, et je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Mais je me
demandais pourquoi les gens que je connaissais n’étaient jamais dans les
livres que je lisais. Les écrivains sud-américains allaient tout changer. »
peut être coquet. Prévert donne
l’impression d’être un vieux café
que l’on fréquente depuis toujours et qui nous apparaît chaque
fois différent. Cela ne m’aurait
pas étonné de voir Neruda assis
au comptoir du café Prévert, un
gros cigare à la main.
Voici Miguel Angel Asturias et
son étonnant Monsieur le président
paru en 1952, ce premier portrait
halluciné d’un dictateur sud-américain. Et l’autre, celui qui a écrit
Roulements de tambours pour Rancas
et dont j’ai oublié le nom (Manuel
Scorza, je crois). Je ne peux pas
dire quand j’ai rencontré pour la
première fois Borges puisque j’ai
l’impression de l’avoir toujours
connu. Puis, un ami est revenu
de Paris avec Cent ans de solitude
de Gabriel Garcia Marquez, qui
venait de paraître au Seuil, en
pleine tempête de mai 68. On a
atteint là le sommet. Je voudrais
citer la première phrase où le
colonel Buendia a amené son fils
toucher la glace, mais je ne trouve
pas le livre sur les étagères. C’est
le genre de bouquin nomade qui
précieuse clé pour comprendre le
mystérieux Vargas Llosa. L’action
se déroule à Miraflores, dans
le quartier bourgeois de Lima.
Un groupe d’adolescents semble
mener la vie insouciante de la jeunesse dorée. J’ai immédiatement
reconnu Pétionville, la riche banlieue de Port-au-Prince. Mais ce
n’est pas Outremont, car la bourgeoise québécoise n’a pas encore
cette arrogance des riches en pays
pauvres, et cette suffisance de se
croire au-dessus de la loi.
Tout le livre se résume à ce
travail d’artificier sur les pronoms personnels qui fait qu’on
se demande toujours qui parle.
Comme si s’interposait sans cesse
un narrateur collectif à ce narrateur singulier. C’est vrai que
ce « nous » pour dire « je » existe
chez tous les adolescents. C’est la
meute qui attaque comme un seul.
L’adolescent, cet étrange animal
qui obéit aux diktats du groupe
sans cesser de se croire original.
Dans ce quartier bien protégé,
l’un des adolescents a eu le zizi
déchiqueté par un affreux chien.
loin. Puis ce fut la brouille. Estce à cause d’une femme et d’une
gifle ? Ou est-ce à cause du fort
lien amical qui existe entre Castro
et Garcia Marquez ? Vargas Llosa
a, lui aussi, été castriste avant de
se faire le chantre de l’économie
libérale jusqu’à tomber da ns
l’admiration de M me Thatcher.
Et leurs relations faites d’admiration sincère et de haine tenace
alimentent depuis un demi-siècle
les fantasmes de lecteurs si affamés qu’ils vont fouiner dans la
vie intime de leurs idoles. Vargas
Llosa et Garcia Marquez sont les
dernières rock stars de la « World
Fiction ». D’autant qu’ils n’ont
presque personne en face d’eux
depuis la mort de Borges, Cortázar, Amado, Neruda et Rulfo. Il
ne reste que Fuentes, mais l’étoile
du Mexicain a pâli un peu depuis
ces rumeurs de plagiat.
Pou rquoi je pense ta nt
aujourd’hui à Garcia Marquez et
à Vargas Llosa ? À cause du dernier roman de Vargas Llosa qui
vient de paraître chez Gallimard
(Tours et détours de la vilaine fille,
lllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll
Éventuellement à toutes les sauces
Un doctorant
On voit parfois dans La Presse : Monsieur X, doctorant en histoire... Est-ce
français ? Si c’est le cas, peut-on dire :
baccalauréant, maîtrisant et cégépiant ?
PPAUL ROUX
MOTS ET
ACTUALITÉS
L’
adve rb e é ve nt uelle me nt a le
sens de « selon les circonstances, le cas échéant ». C’est un
sy nony me de « peut- êt re »,
« possiblement ».
• Viendrez-vous ? Éventuellement.
• J’aurai éventuellement besoin de votre
collaboration.
Sous l’influence de l’anglais (eventually), on lui donne erronément le sens
de à la longue, finalement, par la suite, plus
tard, ultérieurement, un jour ou l’autre. Ce
faux ami peut engendrer des contresens. En voici un exemple : une phrase
comme « Elle a promis de venir éventuellement » signifie « Elle a promis de
venir si elle le pouvait », et non « Elle a
promis de venir plus tard ».
Les emplois fautifs de éventuellement
sont légion. Voici quelques phrases
inspirées par mon propre journal, en
quelques jours seulement. Dans tous
les cas, on avait employé éventuellement à
mauvais escient.
• Cinquante-six chansons ont été sélectionnées pour l’Oscar de la meilleure chanson.
Cinq seront finalement retenues.
• Tricots Godin souhaite un jour ouvrir
des franchises aux quatre coins du Québec.
• Alexandre Despatie a tout de suite
reconnu un mal qui a, par la suite, mis fin
à sa saison.
• « J’aimerais plus tard entrer au Conservatoire ou à l’École nationale de théâtre. »
• Domtar a annoncé son intention de
se départir ultérieurement des activités
d’emballage.
• La question est maintenant de savoir par
laquelle de ces deux voies le virus finira par
atteindre l’Amérique du Nord.
Dans certains cas, l’emploi de éventuellement est aussi inutile que fautif.
• Le joueur a fini (éventuellement) par perdre la rondelle, ce qui a donné une occasion de
marquer à l’adversaire.
La clé, c’est de retenir que éventuellement
veut dire peut-être, et non finalement,
ultérieurement. Il se traduit d’ailleurs
en anglais pa r possibly, et non pa r
eventually.
Normand Michaud
Le doctorant est une « personne qui
prépare un doctorat ».
• Elle est doctorante en histoire.
Mais l’usage n’a pas jugé utile baccalauréant, maîtrisant et cégépiant.
Un milieu dysfonctionnel ?
Le mot dysfonctionnel existe-t-il ? En
matière de criminologie ou de psychologie, peut-on dire d’un individu, par
exemple, qu’il est issu d’une famille
dysfonctionnelle ?
Susie Parent
Les dictionnaires attestent déjà dysfonction, dysfonctionnement, et même,
dysfonctionner. Alors, pourquoi pas dysfonctionnel ! En fait, le mot n’est pas tout
à fait inconnu. On le trouve déjà dans
le Hachette, dans Le grand dictionnaire
terminologique et dans le Robert &
Collins.
A lo r s , n ’ h é s it e z s u r t o u t p a s à
l’employer.
Retontir
Les Québécois emploient souvent un
verbe qui n’existe dans aucun dictionnaire et dont j’ignore l’origine (probablement une déformation quelconque) :
le verbe retontir, comme dans « il va
bien retontir un de ces jours »... Avezvous une explication ?
Alain Loiselle, Mercier
On trouve le verbe retontir dans quelques dictionnaires québécois. Il a le
sens de « retentir », dont il est peut-être
une déformation.
• Le coup de feu a retonti dans toute la
rue.
Il peut avoir aussi le sens de rebondir
ou d’arriver à l’improviste.
• Ça va te retontir en pleine face.
• Il a retonti au moment où on ne l’attendait plus.
Ce québécisme appartient à la langue
familière.
Merci de ou merci pour ?
Devrais-je utiliser : « Merci pour
votre collaboration » ou « Merci de
votre collaboration » ?
Éric Gingras
On peut dire merci de ou merci pour.
• Merci de tes efforts et ton enthousiasme.
• Merci pour tes efforts et ton
enthousiasme.
Les mêmes remarques valent pour
remercier de ou remercier pour.
• Nous vous remercions de votre précieuse
collaboration.
• Nous vous remercions pour votre précieuse collaboration.
Selon le Grand Robert toutefois,
remercier pour s’emploie surtout pour les
choses concrètes.
• Je vous remercie de tout cœur pour les
fleurs.
Tiret et virgule
Dans des magazines, notamment Châtelaine, j’ai souvent vu côte à côte le tiret
suivi de la virgule (–,). Les ayant utilisés de la même façon dans un travail
scolaire, on m’a pourtant signalé cela
comme une erreur. Alors, qui a raison ?
La presse féminine « branchée » ou
mon professeur ?
Marie-Élaine LaRochelle
Grevisse donne raison à la presse
féminine « branchée ». Suggérez à votre
professeur de consulter Le bon usage,
article 134, page 173. Mais faites-le gentiment, car certains sont susceptibles.
Petits pièges
Voic i le s piège s de la sema i ne
dernière :
1) Nous délivrons gratuitement à domicile.
2) Il a délivré un discours.
– Délivrer a le sens de « rendre libre ».
Il signifie aussi « remettre un document ». Ainsi, on peut délivrer un certificat, un passeport, des papiers, des
titres, etc. En revanche, ce verbe est
un anglicisme au sens de distribuer le
courrier, de livrer une commande, de
prononcer un discours ou de remettre
un message.
Il aurait donc fallu écrire :
1) Nous livrons gratuitement à domicile.
2) Il a prononcé un discours.
L es ph rases suiva ntes comprennent au moins une erreur. Quelles
sont-elles ?
1) Dans les limites du bon sens, il va s’en
dire.
2) Québec est en négociation avec Alcoa.
Les réponses dimanche prochain.
COURRIEL
On peut joindre l’auteur à paul.roux@
lapresse.ca ou à [email protected].
3451094A
2006). J’ai vite compris que cette
guerre se faisait aussi sur le plan
littéraire. Ces deux écrivains ont
abordé dans des styles complètement différents les deux thèmes
incontournables de la littérature
sud-américaine : la dictature et
l’amour fou qui traverse une vie
entière. Marquez a ouvert le feu
avec L’automne du patriarche (Grasset, 1975) – ce portrait surréaliste
du mythique dictateur sud-américain. Des années plus tard, Vargas
Llosa réplique avec un portrait
dont la forme paraît plus cinématographique que littéraire (Vargas
Llosa et Garcia Marquez sont tous
deux des passionnés de cinéma).
La fête au bouc (Gallimard, 2002)
se révèle meilleur que le roman
de Marquez, à cause de son inventive innovation du double portrait
– le livre se présente comme le
portrait du dictateur dominicain
Rafael Leonidas Trujillo, mais en
réalité il décrit l’un de ses
successeurs, l’indétrônable
Joaquim Balaguer.
Vargas Llosa a gagné la
première manche. Mais il
vient de perdre la seconde,
car L’amour au temps du choléra, le roman d’amour de
Marquez est bien supérieur à
celui de Vargas Llosa (Tours et
détours de la vilaine fille). Les deux
romans racontent l’histoire d’un
homme dont le temps et les obstacles n’ont jamais pu atténuer
la force du sentiment qu’il porte
à sa belle. Mais les manières de
raconter cette histoire diffèrent, et
cela touche au caractère personnel
des deux écrivains. Vargas Llosa
étant attiré par le côté sombre et
tordu de la vie (son roman est
pervers jusqu’à devenir mécanique), tandis que Marquez semble
emporté par ce lyrisme débordant
qui donne espoir aux concierges
tristes. Match nul. Mais Garcia
Marquez a une arme fatale dans
sa poche, et c’est l’irrésistible Cent
ans de solitude. Pour faire contrepoids, Vargas Llosa devra déposer
sur l’autre plateau de la balance
ses 33 bouquins dont l’hilarant
Tante Julia et le scribouillard. On
devrait les enterrer côte à côte,
car ce ne sont finalement pas des
ennemis, mais des amis séparés
qui continuent à correspondre par
romans interposés.
Téléchargement