Journée dÉtudes SIDESME:
"L'impact mutuel de l'offre et de la demande des soins".
Paris le 26 mai 1997.
L'INTERACTION MÉDECIN - PATIENT:
UN EXAMEN PAR LA THÉORIE DES JEUX
Philippe BATIFOULIER
FORUM (U.R.A. 1700 CNRS) Université Paris X-Nanterre
200, avenue de la République, 92001 Nanterre cedex
La relation médecin - patient a longtemps été analysée sous l'angle d'un effet
d'induction. Le médecin, en tant qu'expert, non seulement produit les biens
médicaux mais formule également la demande du patient. Selon cette analyse, seul
le médecin pourrait être considéré comme un véritable décideur car le patient ne fait
qu'appliquer ses décisions. Or, le patient peut exercer un contrôle "profane" sur le
médecin. Il peut mobiliser un certain nombre d'informations (générales ou privées)
pour intervenir dans le choix du médecin et la prescription médicale. Le patient doit
donc être considéré comme un décideur à part entière.
Ainsi, puisqu'il y a deux décideurs, la décision finale est forcément interactive.
Chaque acteur prend ses décisions en fonction des choix de l'autre. Or, les sciences
sociales disposent d'un outil puissant pour analyser la prise de décision en
interaction: la théorie des jeux (Von Neumann et Morgenstern 1944).
Cet outil, très peu utilien économie de la santé1, présente pourtant au moins trois
avantages:
· Sous son angle "philosophique", la théorie des jeux produit des "contes", des
énigmes, des paradoxes2 qui peuvent éclairer différemment l'interaction
stratégique médecin - patient.
1 et, quand c'est le cas, dans une perspective différente de la notre. Par exemple, Naveau (1983)
pour l'analyse du financement du système de santé britannique.
2 La dernière phrase du manuel de Guerrien (1995 p 100) exprime pleinement ce point de vue:
"Comme la philosophie, la théorie des jeux est essentiellement spéculative; et sa propension à
construire des "histoires" - tel le dilemme du prisonnier - qu'elle envisage de diverses façons,
2
· Bien qu'étant pluridisciplinaire3, la théorie des jeux ne mobilise qu'un principe de
rationalité: celui des économistes orthodoxes. Les joueurs sont en effet
calculateurs et égoïstes. Ils cherchent, en toutes circonstances à maximiser leurs
gains. L'application de ce principe de rationalité à l'interaction médecin - patient
est - elle raisonnable ?
· La théorie des jeux permet de s'interroger sur la portée et le statut des gles
comme l'intérêt personnel, la confiance, la déontologie, etc. qui façonnent la
coopération entre le médecin et le patient. Le but ultime d'un jeu est alors de se
faire oublier en tant que jeu pour être une représentation économique et sociale.
1 LA DÉCISION MÉDICALE EN INTERACTION
Du point de vue de l'utilisateur4, la théorie des jeux permet de dépasser le cadre
offre - demande pour s'intéresser à la décision interactive médecin - patient. A
l'inverse de la théorie de l'induction, les deux agents "représentatifs" que sont le
patient et le médecin sont dotés de préférences autonomes mais, cependant,
interdépendantes. En ce sens, on peut parler d'interaction. Ces préférences n'ont de
plus aucune raison d'être semblables. Les acteurs (patient ou médecin) peuvent et
ont, le plus souvent, des objectifs différents. Le patient cherche un résultat qu'il
définit lui même. Le médecin est en quête d'un moyen. Il n'est pas l'agent parfait du
malade.
Pourtant, la qualidu colloque singulier sera conditionné, pour une très large part,
par le degré de consensus entre les deux acteurs. Sans accord, l'action du médecin
est considérablement duite et la guérison du patient compromise. Ainsi, le
problème est celui de la production de l'accord à partir de préférences, a priori,
en n'ignorant pas l'existence de paradoxes, ne rappelle -t-elle pas la démarche des Anciens,
grecs ou autres, qui aimaient synthétiser leur propos, où soulever des problèmes, à travers des
fables et des paraboles ?"
3 Binmore (1992 p 3) soutient que "toutes les sciences sociales ne sont que des sous - disciplines
de la théorie des jeux". Il y a jeu, en effet, dés lors qu'un individu entre en relation avec un
autre.
4 Nous ne nous intéressons ici, dans un souci de meilleure lisibilité, qu'à laspect pédagogique de
la théorie des jeux. Celui des jeux à deux joueurs, en information complète. Le lecteur ne doit
cependant pas oublier que l'essentiel de la théorie des jeux relève d'une formalisation plus
pouse.
3
différentes. Comment des individus mus par des objectifs divergeants vont adhérer
au même projet ? La ponse à cette question relève de la théorie des jeux non
coopératifs (Nash 1951).
1.1 La formalisation des préférences
Pour fixer les idées, considérons deux stratégies dichotomiques: La coopération ou
la non coopération. L'interprétation de ces deux stratégies est la suivante:
Pour le patient:
· Coopérer (C): se rendre chez le médecin, accepter le diagnostic ou le traitement,
etc.
· Ne pas coopérer (N): Refuser le médecin et en préférer un autre.
Pour le médecin:
· Coopérer (C): Satisfaire les attentes (prix, durée, qualité, etc.) du patient.
· Ne pas coopérer (N): Valoriser son intérêt personnel, exprimer son pouvoir
discrétionnaire au détriment du bien - être du patient.
On reconnaît dans cette dernière stratégie, la manifestation du pouvoir d'induction
du médecin.
Dans une telle interaction, le patient joue le premier. Le médecin ne peut développer
ses stratégies que si le patient le consulte au préalable. Il existe donc explicitement
un ordre des coups. Le patient est le premier joueur et le médecin, le second joueur.
Un tel jeu est alors qualifié de jeu en information parfaite car le roulement du jeu
est connu.
De plus, on supposera, pour ne pas obscurcir (parfois inutilement) le raisonnement,
que le jeu est en information complète. Chacun des participants connaît son propre
ensemble de décision et celui des autres joueurs, toute la gamme des configurations
possibles et les paiements associés, et les préférences de l'autre joueur.
Dans ce jeu C désigne la coopération et N, la non coopération, il existe trois
situations possibles:
1) NN ou NC: le statu quo. La relation ne s'engage pas car le patient ne va pas
consulter le médecin. La réponse du médecin (C ou N) importe peu.
4
2) CN: Cette fois, le patient coopère. Il va consulter le médecin mais celui - ci ne
pond pas à ses attentes préférant mettre en avant ces propres intérêts. C'est la
situation de l'induction.
3) CC: La coopération mutuelle. Le patient s'en remet au médecin qui répond
positivement à ses attentes. C'est le résultat attendu et raisonnable de l'interaction.
1.2 L'interaction stratégique
Les individus ne sont pas indifférents à ces différentes situations interactives. Aussi,
cet ensemble de préférences peut être hiérarchisé:
La meilleure situation pour le patient est évidemment la coopération mutuelle (CC).
La pire des situations est celle de l'induction (CN) car le patient qui met pleinement
sa santé dans les mains du médecin se sent trahi si celui ci profite de son savoir
pour satisfaire son seul intérêt personnel. Entre ces deux situations extrêmes se
trouve le statu quo (NN).
Si on suit l'hypothèse de rationalité de la théorie économique, la meilleure situation
pour le médecin est celle qui maximise son utilité c'est à dire celle de l'induction
(CN). Cette stratégie est, en effet, celle qui lui rapporte plus financièrement car elle
est au seul service de son intérêt personnel. Pour les mêmes raisons, la pire des
situations est celle de l'absence de patient (NN). Entre les deux se situe la
coopération mutuelle (CC).
Pour nous résumer et en donnant des points aux différentes interactions
stratégiques, il vient:
Pour le patient:
Coopération mutuelle (CC) ñ statu quo (NN) ñ Induction (CN)
1 > 0 > -1
Pour le médecin:
Induction (CN) ñ Coopération mutuelle (CC) ñ Statu quo (NN)
2 > 1 > 0
Le symbole " ñ " signifie "préférée à" et les points ou utilités n'ont aucune
signification concrète. Ils renvoient à une simple logique de rang ou de classement.
Le résultat de l'interaction donne donc:
· (0 , 0) pour le statu quo (NN);
5
· (-1 , 2) pour l'induction (CN);
· (1 , 1) pour la coopération mutuelle (CC);
en considérant que le premier terme du couple est le paiement du patient et le
second, celui du médecin.
Comme on peut l'apprécier, pour les deux acteurs individuellement, la coopération
mutuelle est préférée au statu quo. Mais la possibilité d'induction va perturber cette
hiérarchie raisonnable comme en témoigne le jeu suivant.
Figure 1: L'interaction médecin - patient
Coopère Coopère "La coopération mutuelle"
Patient Médecin t3 (1,1)
Ne coopère pas
"Le statu quo"
t1
Ne coopère pas
"L'induction"
t2
(0,0) (-1,2)
Le patient est le premier joueur. Il peut coopérer ou ne pas coopérer. Dans un
deuxième temps, le médecin a le même choix à effectuer. La décision finale
s'effectue donc en deux temps. Le jeu a donc deux "pattes" et cette forme de jeu
porte le nom générique de "jeu du bipède"5.
On l'a dit, chaque cideur individuel préfère la coopération mutuelle au statu quo.
Le problème est ici que la décision est interactive. Chacun prend sa décision en
fonction de la décision de l'autre.
On montre alors, en utilisant un raisonnement par récurrence arrière (voir l'encadré),
que l'équilibre de Nash du jeu est situé en t1.
5 ou jeu de la promesse car il est particulièrement bien adapté aux configurations un individu
prête un objet (un livre par exemple) ou de l'argent à un autre en espérant que ce prêt soit
rendu. Mais il est de l'intérêt bien compris de l'autre de partir avec l'argent.
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