La Dobroudja en 5 jours : l’anthropologue débutant face à l’Autre Volume coordonné par : Prof. Dr. François Rüegg Raluca Mateoc, Doctorante 1 TABLE DES MATIERES Introduction……………………………………………………………….3 Prof. Dr. François Rüegg Raluca Mateoc, Doctorante Le poète et l’anatomiste : l’anthropologue face à l’écriture……………8 Auréliane Froelich Observer, être observé et s'observer. Comment l'anthropologue devient-il sujet de son étude ?...................................................................38 France Genin Die Schwierigkeit in der Definition von Minderheiten. Veranschaulicht an Beispielen aus Rumänien…………………………………………….58 Julia Meyer Identitäten ethnischer Minderheiten: Das Beispiel der Dobrudscha mit Fokus auf die Rombevölkerung………………………………………...85 Luca Imhoff Anthropologie physique: Outil de revendications ethniques et nationalistes en Roumanie ?...................................................................103 Carole Joye La représentation politique des minorités turques et tatares en Roumanie……………………………………………………………….136 Aline Mabillard Entre Bucarest et Constanta: La construction des identités ethniques des Turcs et Tatars de Roumanie..........................................................161 Marie Goy Annexe – photos.......................................................................................188 2 Introduction Prof. Dr. François Rüegg Raluca Mateoc, Doctorante Ce recueil de textes et d’images est le résultat d’une démarche qui se proposait d’inviter sept étudiants en anthropologie sociale de l’Université de Fribourg, en Suisse, à connaître un nouveau terrain et les méthodologies possibles pour l’approcher. Nous avons ainsi choisi la Roumanie (Bucarest et Constanța), pour organiser pendant dix jours, en juin 2014, une école d’été, intitulée Identités multiples et mise en scène de l’ethnicité, en Roumanie (Bucarest et Constanța). Notre curiosité au sujet des identités de trois groupes ethniques de religion islamique – les Turcs, Tatares et les Rom musulmans - vivant dans la région roumaine de la Dobroudja est à la source de ce projet. Que signifie être Turc, Tatare ou Rom et musulman pour ceux qui se réclament de ces identités dans un pays à majorité roumaine et orthodoxe? Prenant en compte un premier court séjour ethnographique antérieur effectué par les organisateurs en Dobroudja, ainsi que les ethnographies récentes de cette région (Mihăilescu, 2007), nous nous sommes proposé d’examiner la question de plus près en observant et en interrogeant les groupes et les individus se réclamant de ces identités. Notre intérêt pour les identités multiples de ces trois groupes, nous a amenés à nous interroger aussi sur la transformation des éléments identitaires en fonction du contexte politique et historique. Ainsi, nous avons pu échafauder une première hypothèse concernant une possible « mise en scène » de leur ethnicité, au niveau du discours, de la pratique, des rituels etc. dans le contexte politique de la Roumanie postsocialiste. Il fallait sans doute porter notre attention sur la signification et l’utilisation faites des termes « groupe ethnique » ou « ethnicité », de même que sur les termes se référant à l’appartenance religieuse musulmane mais dite aussi turque par les intéressés. Car dans le cas des groupes en question, une autre dimension intervenait : l’appartenance ethnique et/ou religieuse pouvait faire référence à un rattachement à ou regroupement souhaité avec une « communauté imaginée » hors-frontières, les Turcs de 3 la Dobroudja avec les Turcs de Turquie, les Tatares avec leurs frères de Crimée et les Rom avec leurs autres communautés. Au cours des visites et des entretiens, nous nous sommes aperçus assez rapidement que ce sont plutôt les élites politiques de ces groupes qui ravivent certaines de leurs « traditions » à des fins politiques, plutôt que les membres des groupes même, parfois plus intéressés à se montrer intégrés à la vie européenne et mondiale. Pendant notre courte incursion ethnographique de cinq jours en Dobroudja, nous avons pu expérimenter la combinaison des deux méthodologies inhérentes au travail de terrain: les entretiens (en traduction consécutive), menés auprès des Unions politiques des Turcs et Tatares, et dans la Communauté des Grecs de Constanța, ainsi que l’observation participante, notamment lors de la visite dans une famille du village de Fântâna Mare, ou pendant la visite de l’église orthodoxe grecque de Constanța et de la Mosquée tatare de Constanța. Nous avons pu, à l’aide de ces moyens, comprendre comment le patrimoine matériel et immatériel de ces groupes est transmis et repris d’une génération à l’autre. Nous avons pu aussi confronter les revendications identitaires présentes dans le discours des leaders politiques des deux Unions et de leurs leaders religieux, à notre modeste ethnographie, à savoir la visite du village susmentionné de Fântâna Mare, habité par une majorité de Turcs musulmans. De l’initiation à la préparation du suberek, plat considéré comme typique, à l’incantation pour chasser des douleurs de tête, nous avons participé pour quelques heures à la vie de tous les jours de nos hôtes. Outre notre observation de ces populations dont la complexité des identités nous intriguait, nous avons brièvement examiné aussi deux autres groupes de population situés dans leur voisinage géographique, à savoir les Grecs de Constanța, ainsi que les Roms de la périphérie de Babadag. Nous étions avides de nous faire notre propre opinion sur la question longuement débattue du mélange des diverses populations arrivées par vagues successives et vivant encore dans la région de la Dobroudja. Un regard plus large, incluant d’autres populations de cette région, était nécessaire et bienvenu. Majoritairement, notre terrain est demeuré dans une perspective macro-sociale – car nous nous sommes concentrés avant tout sur les visites aux Unions politiques des turcs et tatares à Bucarest et à Constanța au cours desquelles nous avons évidemment dû utiliser la traduction. 4 Les spécificités d’un Islam local, les appartenances politiques des Turcs ou des Tatares, les repères de leurs mémoires collectives, leur patrimoine matériel ou immatériel, ainsi que leurs actions présentes au niveau de l’éducation ont été approchés lors des discussions avec les leaders politiques. Ainsi, une mosaïque identitaire s’est fait jour dans nos notes de terrain et dans nos caméras. Dans les textes de cette publication, écrits par sept anthropologues en herbe, on retrouve la fraicheur d’un regard sur des endroits vus pour la première fois, et certainement imaginés autrement. Parmi les sept textes recueillis, deux adoptent une approche réflexive sur le positionnement de l’anthropologue face au terrain ou à l’écriture. Ce questionnement est pertinent pour chaque démarche ethnographique, et dans notre cas, l’anthropologue débutant s’interroge avec raison sur son rôle face à ce terrain méconnu. Dans le premier texte, Auréliane Froehlich se penche sur l’écriture (ethnography), ses stratégies et ses pièges, s’inspirant des textes théoriques de l’anthropologie du texte. Elle prend comme exemple concret, pour les analyser, des travaux d’autres étudiants sur la Roumanie. Comment restituer dans un texte académique une expérience ethnographique vécue ? De son côté, France Genin met à l’épreuve les discussions méthodologiques actuelles à propos de la signification du terrain, de l’observation participante, de l’observation réflexive, de l’écriture, de l’altérité, ou de la relation à l’autre, à travers le filtre de ses expériences de terrain en Roumanie qu’elle relate aussi en faisant part de ses impressions ou émotions. Julia Meier s’interroge quant à elle sur la difficulté de définir la notion de « minorité » et de choisir pour ce faire le juste critère - est-ce avant tout la langue, la religion, l’appartenance nationale ou l’ethnie qui détermine l’identité mise en avant dans le terme de minorité. Clairement les individus appartiennent à plusieurs groupes (minoritaires ou non) et cela rend toute définition encore plus aléatoire. Luca Imhof met en relief la dynamique des identités et la tension qui existe entre les identités que l’on se donne (self-given identities) et celles qui nous sont attribués de l’extérieur (ascribed identities), particulièrement dans le cas des populations rom abordées dans notre terrain en se basant sur d’autres études de cas également. La contribution de Carole Joye nous remet dans une perspective macro-sociale, traitant de la question de l’anthropologie physique utilisée parfois à des fins de 5 revendication ethnique ou nationaliste-primordialiste, dans la Roumanie contemporaine. Sa démarche s’est inspirée de notre visite du Laboratoire de Paléoanthropologie de l’Institut d’Anthropologie Francisc Rainer à Bucarest, ainsi que d’une présentation faite lors de notre rencontre à l’Union Tatare de Bucarest. Selon cette communication, l’ADN mitochondrial serait un élément qui permettrait de suivre la route migratoire des Tatars des origines à nos jours. Les travaux d’Aline Mabillard et Marie Goy proposent une étude systématique sur les dimensions identitaires des Turcs et Tatares de Roumanie et de la Dobroudja en particulier. Le premier texte s’interroge sur la représentation politique de ces groupes, en distinguant les acteurs politiques « responsables » de cette représentation, du Parlement roumain à l’Union Européenne. Le deuxième texte propose une analyse des discours, examinant la construction des identités ethniques à travers des contextes de terrain variés. En d’autres termes, le travail met en évidence les divers attachements qui ressortent du discours des différents membres de la population turque ou tatare (dirigeants politiques ou religieux, étudiants etc.). L’occasion de confronter ses acquis théoriques lors d’une expérience de terrain, même brève, à la complexité empirique, permet aussi de pratiquer cet exercice anthropologique précieux entre tous qu’est la mise à distance ou mise en perspective. Regard éloigné, celui que l’on porte au retour d’une immersion totale dans un contexte inconnu, qui nous fait entrevoir des ébauches possibles d’interprétation et de généralisation, mais qui appelle en même temps des recherches plus complexes, ce qui ne fait que rendre la démarche anthropologique plus passionnante. Les photos de l’annexe font partie de diverses visites et voyages, et quelquesunes ont également fait l’objet d’une petite exposition dans les locaux de l’université de Fribourg. Nos hôtes du Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain ont bien voulu saluer notre initiative et projet. C’est à leur instigation que nous publions ce modeste volume. 6 Nous remercions à notre tour nos hôtes pour leur accueil chaleureux à savoir : Le Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain L’Institut Francisc Rainer de l’Académie Roumaine L’Union Démocrate Turque de Roumanie (siège de Constanța et filiale de Bucarest) L’Union Démocrate des Tatares Turco-musulmans de Roumanie (siège de Constanta et filiale de Bucarest) La Communauté Grecque Elpis de Constanța ….et gardons un vif souvenir du temps passé en leur compagnie. Nos remerciements vont aussi à l’Academic Swiss Caucasus Network et à la Fondation Le Cèdre, sans lesquels l’école d’été et la présente publication n’auraient pas été possibles. N.B. Le contenu des textes qui suivent n’engagent que leurs auteurs. 7 Le poète et l’anatomiste : l’anthropologue face à l’écriture Auréliane Froelich Introduction Au retour des quelques jours passés en Roumanie dans le cadre de l’école d’été, mon petit carnet rouge, écorné et d’une couleur moins éclatante qu’à ses débuts, souvenir du voyage et outil de travail, me parut de plus en plus étranger, surtout lorsque la perspective d’en tirer des informations clefs et de les mettre en texte dans un travail s’imposait à intervalles réguliers. Le problème ne provenait pas que du fait que les notes avaient été parfois mal prises, de manière trop distraite ou trop peu dense ; il surgissait de la question de savoir comment écrire, sur la base de ces notes et de mes expériences, en y intégrant des choix théoriques, un texte anthropologique qui pourrait être considéré comme correct. C’est bien la manière dont il fallait écrire le texte qui allait transporter des expériences et des analyses qui était en jeu. A ce moment, la question de l’écriture en anthropologie s’est imposée à moi de façon plus concrète et perturbante que jamais auparavant. L’énorme espace formé par les réflexions produites à ce sujet exige le choix d’un chemin et la densité des approches un ancrage. Or, il m’a semblé qu’un des principaux problèmes posé par l’écriture en anthropologie tourne autour de la dichotomie (célèbre et moult fois rappelée) objectif/subjectif. De nombreuses réflexions s’inquiètent du problème de la transmission d’un savoir scientifique par le texte : à quel point l’écriture ou les stratégies de l’anthropologue (empreintes à priori de différentes formes de subjectivisme) rendent impossible ou invalident cette prétention ? Finalement, quel est le lien que le texte entretient avec la réalité qu’il tente de reproduire sur papier ? Cette dichotomie se rapporte elle-même, dans une certaine mesure, à la question du lien entre anthropologie et littérature. Observées à travers le prisme de l’écriture, les deux disciplines, qui s’opposent à priori dans leurs prétentions respectives à la science, à l’objectivité (même si le glas du positivisme a sonné) et à l’art, à l’esthétisme, au subjectivisme, partagent des codes et des stratégies en commun qu’il m’a semblé intéressant de rechercher dans la littérature secondaire et de mettre en valeur dans le travail, pour mieux appréhender les frontières de ladite opposition entre subjectif et objectif, et ainsi explorer un certain versant de l’écriture de l’anthropologie. 8 Après un court passage introspectif exposant les difficultés que j’ai ressenties face à l’écriture et les raisons du choix de cette problématique, quelques pages traiteront brièvement du lien historique entre les deux disciplines, nécessaire pour comprendre la fameuse dichotomie et ses frontières troubles, puis des caractéristiques du texte anthropologie, notamment dans ses liens avec le texte littéraire. Je terminerai par une analyse de deux textes d’étudiants concernant la Roumanie et la question de l’identité, qui renferme pour l’écriture ses propres difficultés. Cette modeste analyse me permettra de mettre à jour une partie du fonctionnement des textes de mes collègues, et, dans une certaine mesure, d’essayer de mettre en exergue des caractéristiques de la représentation textuelle des identités en Roumanie. Il va de soi que cette analyse, basée sur deux documents, n’a pas la prétention d’être généralisable. Elle n’est réellement pertinente que dans le cadre de la réflexion présentée ici. 1. Ecriture de l’identité Que dire de l’identité tatare, turque ou grecque, de leur lien avec la religion (mon sujet lors de l’école) ? Mes notes de terrain me paraissent en grande partie peu efficaces à décrire ce que j’ai pu constater. Souvent, elles se contentent de tracer les points importants du discours (au sens premier du terme, des paroles) des acteurs que nous écoutions et qui nous servaient ce discours avec en principe autant de bonheur que les baklavas. Parfois, elles décrivaient une situation frénétiquement, dans une véritable hémorragie de phrases. Comment, à partir de ces notes, produire une transcription et une analyse correcte et convaincante de l’identité des minorités visitées ? C’est en me posant cette question que la question de l’identité (pour reprendre la notion) du texte anthropologique m’a paru décisive. Malgré mes lectures de base et des réflexions déjà commencées sur le sujet, je n’avais en fait pas réellement réalisé l’ampleur et la pertinence du problème. Comment devais-je, à mon niveau, construire un texte anthropologique ? Pour être plus claire, il faut préciser que ce malaise était en grande partie dû au fait que j’avais tendance à osciller (dans mes notes) entre une transcription déjà analytique des situations et des discours auxquels j’avais assisté, à travers des notions et concepts assimilés au préalable, et une description plus évocatrice, poétique, disons « littéraire » des mêmes situations. En y réfléchissant, il me semble que cette confusion des genres 9 dans les notes et le projet d’écriture provient en partie de la richesse d’informations contenues dans nos visites, et qu’il faut savoir retranscrire. Sur le terrain, tout paraît encore assez clair. Loin du terrain, du contexte qu’il forme et des mille indices qu’il livre continuellement à la compréhension sans que celle-ci le sache toujours, j’étais vraiment embarrassée. Non pas seulement pour comprendre le terrain à travers la problématique qui m’était suggérée, mais surtout pour mettre en texte tous les indices récoltés. Bien évidemment, toute situation sociale que l’anthropologue peut observer est riche d’informations. Dans le cas de la recherche sur l’identité des minorités en Roumanie, cette richesse tient en partie au fait, à mon avis, que la situation sur laquelle se penche l’anthropologue (l’expression de l’identité) est une mise en scène1. Il faut donc non seulement retenir le discours, mais aussi ce qu’il souligne, et par quoi il est souligné. Pour convaincre le lecteur, il faut pouvoir décrire et analyser cette mise en scène de manière cohérente. Comment réellement convaincre et faire comprendre au lecteur ce que représente l’identité dans le contexte des minorités roumaines sans lui transmettre la fierté qui émanait de tous les représentants des Unions, mais aussi leurs inquiétudes, l’enthousiasme avec lequel nous étions en général reçus, spectateurs bienvenus qui valident le spectacle ? Comment faire comprendre ce que j’ai compris sur les Roms sans décrire leurs quartiers de Bucarest, leurs regards quand ils ont vu les étrangers en taxi et les ont pris pour une équipe de télévision, ce qui nous apprend tellement sur l’image qu’ils se font d’eux-mêmes ? Mais tous ces éléments ont-ils vraiment leur place dans un texte anthropologique, et si oui, laquelle ? Comment faut-il les raconter ? L’envie de produire à la fois un texte dans lequel cette richesse sémantique et évocatrice figure d’une certaine manière, et la nécessité de rester dans le cercle d’objectivité nécessaire au texte anthropologique, dont les frontières m’apparaissaient de manière floue, a donné lieu à une tension qui a elle-même suscité une réflexion qui a donné lieu au travail qui suit. 1 Je ne considère évidemment pas les acteurs comme des imposteurs, mais comme des performateurs de leurs identités. 10 2. La constitution du texte anthropologique La parenté existante entre littérature et anthropologie, cette dernière étant née au sein de celle-là, sera rejetée officiellement par l’ethnologie naissante au cours du 19ème siècle, puisque la nouvelle discipline se réclame de la science naturelle, emportée qu’elle est par la vague positiviste en vogue à l’époque2. Réagissant à l’admiration puissante que suscite la science, la littérature se détache de l’idée qu’elle pourrait être, comme elle le fut auparavant (avec les naturalistes notamment3), un discours sur le savoir. Elle se constitue en discipline « autonome », ne respecte que ses propres vérités, elle se veut « œuvre de l’esprit » insaisissable par l’esprit scientifique4. Ainsi l’anthropologie rejette les attributs et les modes d’expression que le positivisme impose à la littérature et que celle-ci s’impose à elle-même : l’esthétisme et l’émotion entachent la réflexion scientifique, tout comme la rhétorique la rend opaque, la fiction ne vaut pas les faits réels, le subjectivisme (qui semble être un mélange savant de tous les éléments précédents et plus encore) s’oppose sans concession à l’objectivisme. L’ethnologie évacue à cette époque la littérature par la grande porte. Après la consécration de « l’étude de terrain » comme fondement de l’autorité de l’anthropologue, les questions épistémologiques posées par la nouvelle discipline se rapportent de moins en moins à la production de textes en tant que tels. Les problèmes liés aux récoltes des données, à l’observation participante occupent bien plus les têtes des nouveaux ethnologues. Tout l’enjeu méthodologique est là. Ces derniers semblent considérer l’écriture de la monographie comme une simple transcription de données, une tâche neutre, ou se convainquent de la considérer comme telle. Sa rédaction ne peut pas être bien ardue ou regorgeant de pièges, puisque les écrits partent de faits si difficilement collectés5. La seule prescription à observer lors de la rédaction d’une 2 Boyer Alain-Michel : Présentation, la littérature à la source de l’ethnographie. In : Littérature et ethnographie. Centre de recherches « Texte, langage, imaginaire », Marge et écriture. Ed. C. Defaut, Nantes, 2011. 3 Toffin Gérard : Ecriture romanesque et écriture de l’ethnologie. In : L’Homme, 111-112/1989, pp.34-49 4 Boyer Alain-Michel : op.cit. 5 Kilani Mondher : L'anthropologie de terrain et le terrain de l'anthropologie. Observation, description et textualisation en anthropologie Observation, description et textualisation en anthropologie. In: Réseaux, 1987, volume 5 n°27. pp. 39--‐78. P.47 11 monographie classique est en fait d’empêcher une incursion de subjectivisme6, compris comme l’expression d’un sentiment personnel ou encore d’un jugement culturel. L’épanchement à travers une introspection émotionnelle, la description des doutes, des peurs, des joies de l’ethnographe sont bannis du texte destiné à la publication scientifique. Cette distanciation s’illustre par des codes d’expression textuelle sur lesquels je reviendrai plus tard. Ce type de textes se donnait comme ambition de répondre aux exigences de Marcel Griaule, demandant des descriptions de faits, un effacement de l’écrivain, une coupure enfin avec le récit de voyage7. Mais contrairement aux ambitions scientifiques exprimées, la monographie classique ne parvient pas à s’extraire totalement de sa dimension littéraire ; cette constatation sera mise en exergue dans les années septante lors de l’examen approfondi des sources de l’autorité en anthropologie. Il faut préciser que cette tension entre une description scientifique, comprise comme froide, et une description plus littéraire, chaude et vivante, n’avait pas été totalement évacuée, mais simplement bien gérée. Marcel Mauss écrit étonnamment dans le Manuel d’ethnographie que l’anthropologue doit non seulement être un genre de cartographe, mais aussi « un romancier capable d’évoquer une société toute entière 8». Cette préoccupation s’illustre chez Malinowski qui, selon Mondher Kilani, refuse de se livrer à l’écriture d’un texte centré uniquement sur les procédures méthodologiques de récolte des données. Il divise ainsi ses textes en deux parties : l’une rend compte de la récolte de données, des réflexions méthodologiques sur le terrain, de la délimitation précise de « l’institution envisagée », l’autre peint un « tableau vivant » des hommes étudiés. La seconde partie est en fait la monographie à proprement parler, genre qui sera reproduit par les héritiers du maître au chapeau, contrairement à la première, plus ou moins délaissée par ces derniers9. Le comportement textuel de Malinowski se révèle être extrêmement intéressant pour notre sujet, puisque ce dernier ne pouvait se résoudre à « l’aridité » d’un texte partant de considérations méthodologiques et purement descriptif. Il lui fallait un espace pour « faire voir », « faire entendre » le terrain et les hommes avec qui il a vécu, et à partir 6 Geertz Clifford : Ici et là-bas, l’anthropologue comme auteur. Métailié, Leçons de choses, Paris, 1996. P.17 7 Boyer Alain-Michel (dir) : Littérature et ethnographie. Centre de recherches « Texte, langage, imaginaire », Marge et écriture. Ed. C. Defaut, Nantes, 2011 p. 30 8 Mauss Marcel : Manuel d’ethnographie. 3ème édition, Payot, Paris, 1989. p. 3 9 Kilani Mondher : L'anthropologie de terrain et le terrain de l'anthropologie. Observation, description et textualisation en anthropologie PP. 53-54 12 duquel il présente les croyances rencontrées, développe ses analyses et expose ses conclusions. Le choix de la trame narrative permet justement, selon Evans Pritchard10, d’inclure des observations descriptives, et ainsi exclure cette « aridité » -mal définie d’ailleurs, qu’est-ce que de la sécheresse en science ?- qui ne pose pourtant guère de problèmes aux autres sciences naturelles. 3. Le texte comme fiction : l’impossibilité d’une traduction ? A. Fiction La décolonisation sonne pour l’anthropologie la fin d’un âge d’or bien particulier : fin de l’évidence du bien-fondé de l’étude de sociétés primitives et surtout des moyens mis en l’œuvre jusqu’alors pour l’accomplissement de cette tâche destinée à « sauvegarder des parts d’humanité », fin aussi d’une autorité acquise presque naturellement dans ce contexte. Le poids moral de l’impérialisme européen (et américain) pèse lourdement sur les épaules des ethnographes, dont l’entreprise apparaît comme une illustration monstrueuse de ce dernier. En plus de la perte de son autorité et de son objet fétiche, à savoir les sociétés « primitives » et isolées, l’anthropologue doit faire face à la transformation de cet objet en sujet. « L’indigène » retrouve sa voix, et ne peut plus être raconté, analysé et donc écrit de la même manière11. Cette perte de légitimité naturelle de l’anthropologie s’accompagne d’une déstabilisation des certitudes positivistes de la discipline sous l’assaut de la tempête relativiste et constructiviste, qui dissèque les rapports des sciences avec la réalité qu’elles veulent décrire. La science est un beau et long récit12 ! A la question « est-ce moralement convenable de décrire l’Autre de telle manière? » s’ajoute alors celle-ci : « est-ce seulement possible de le décrire? ». Le relativisme culturel absolu serait-il la tombe dans laquelle l’anthropologie s’enterre peu à peu ? Dans tous les cas, le rejet du positivisme originel qui avait fondé l’anthropologie classique lança toute la discipline dans une spirale réflexive (qui donna d’ailleurs naissance à « l’anthropologie réflexive ») qui n’épargna pas les textes, nouvel objet de 10 Ibid. Geertz Clifford : op.cit p.134 12 Lacombe Bernard : le lecteur comme anthropologue In : L’Homme et la société, 134/1999, pp.25-43. P.26 11 13 l’investigation déconstructiviste13. On découvrit, presque avec surprise, à quel point le texte anthropologique est écrit par son auteur, à quel point les faits ne s’écrivent pas eux-mêmes. Pour Clifford Geertz et James Clifford, les écrits anthropologiques sont des fictions, tout comme les romans. Pas dans le sens généralement admis du mot, qui renvoie à une construction de faits qui n’ont pas existés ou n’ont pas été observés par l’auteur, mais dans celui de son aïeul latin, fingere, construire ou modeler. Les textes scientifiques sont des fictions dans le sens où ils ne sauraient être les fruits d’une osmose magique entre le texte et la réalité14 : ils sont façonnés et construits par l’auteur, produits de la construction d’une réalité par l’interprétation. Et cette construction implique nécessairement une part non pas de mensonge, mais d’erreur, d’inadéquation avec la réalité. Quels sont les processus de cette construction de fictions que sont les textes anthropologiques ? Qu’est-ce qui en fait des constructions ? Tout d’abord, comme cela vient d’être dit, les productions des anthropologues ne peuvent être vues comme de pures descriptions ; elles sont construites et sont toujours des interprétations, ce qui amène Geertz à décrire l’anthropologie en tant que « relevant non d’une science expérimentale en quête de loi mais d’une science interprétative en quête de sens 15». Il est intéressant de remarquer la nature fictionnelle du texte ne provient pas seulement du fait que la description dense finale a statut d’interprétation, mais aussi parce que l’interprétation nécessite au préalable une textualisation16, une « mise en corpus écrit » de comportements, de paroles ou de croyances, qui, ensemble, forment le matériel de base d’un interprétation. En fait, on pourrait dire que l’interprétation – qui dans l’étude est elle-même textuelle- passe par une textualisation16 des faits observés. Celle-ci est déjà réalisée sur le terrain, lors de la rédaction de notes17. Lorsqu’il prend des notes sur le vif ou dans sa solitude nocturne, l’anthropologue n’enregistre pas comme un 13 Ghasarian Christian (dir): De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive : nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. A. Colin, Paris, 2006 p.16 14 Clifford James, Goerg E. Marcus (ed.): Writing culture : the poetics and politics of ethnography. University of California Press, Berkeley, 1986. p.6 15 Geertz Clifford : La description dense. In : Enquête (en ligne), 6/1998. 16 « textualization is understood as a prerequisite to interpretation ». Clifford James : The Predicament of Culture twentieth-century ethnography, literature, and art. Harvard University Press, London, 1988 p.38 17 Aktinson Paul : The ethnographic imagination : textual construction of reality. Routledge, New York, London, 1991. p.57. 14 magnétophone le ferait ; il ne peut pas transmettre ses observations au papier comme par osmose ; il doit les changer en mots et en phrases pour pouvoir les livrer à son carnet. La mise en texte n’est dans ce sens pas l’étape ultime du travail de l’anthropologue : elle est ce qui le permet. A propos de ce processus de textualisation-interprétation d’un point de vue émique, Geertz n’hésite pas à user d’un mot susceptible de blesser la susceptibilité d’une anthropologie positiviste : l’imagination. « Construire des descriptions, « du point de vue de l’acteur », des interactions entre un chef berbère, un marchand juif et un soldat français au Maroc en 1912 est clairement un acte d’imagination, pas très différent de la construction similaire des interactions, disons entre un médecin de campagne français, son idiote de femme adultère et son amant maladroit au XIXe siècle.18 » Clifford Geertz introduit dans l’analyse du travail de l’anthropologue la notion d’imagination, comprise évidemment plus finement que comme imagination fantasmagorique, mais qui n’était jusqu’alors très peu évoquée, car l’acte d’imagination ne correspond à priori pas aux exigences scientifiques. Par la suite, William Ossipow souligne également l’aspect créatif –poétique- de l’interprétation et son lien avec le langage (l’écriture scientifique en l’occurrence) : «Il faut bien entendu comprendre ici le terme poétique dans son sens étymologique de créatif, relatif à la création, non dans son sens esthétique. Faire surgir l’intelligibilité du monde, ce qui est la vocation propre de la raison, passe donc par un moment de création qui met en œuvre les ressources du langage.19» Mais ces deux auteurs ne veulent pas dire que l’anthropologie en tant que science est vaine, puisqu’elle serait purement un acte d’imagination et de création, en bref de la littérature, l’esthétique en moins (de la mauvaise littérature, donc). Geertz met l’accent sur la dimension interprétative du texte construit par l’auteur, sur la capacité de ce dernier à imaginer des interactions et le sens qu’elles transportent (de manière empathique et interprétative) mais aussi – et les deux mouvements n’en sont peut-être qu’un seul- sur sa capacité à imaginer en texte ces interactions et ce sens. Cette 18 Geertz Clifford : La description dense. Paragraphe 27. Ossipow William : Interprétation et vérité in Sudia philosophica. N° 57, pp. 229-275. Citation tirée de l’article: Bertoud Marc: La comparaison comme principe métaphorique de l’anthropologie. In: Carnets de bord en sciences humaines, N°1, 2001. 19 15 dimension doit être acceptée en tant que telle comme composante de la science interprétative et c’est précisément à partir de cette capacité –celle de fournir une description dense par le texte- que la qualité du travail d’un ethnographe doit être jaugée. Si le «tableau véridique et complet» que devait représenter la monographie classique pour les anthropologues précédents a bien été enterré20, le texte ethnographique et la discipline elle-même ne sont pas encore morts. B. Représenter par l’écriture : quelques écueils L’anthropologue se retrouve au retour du terrain devant une difficulté qui n’est pas des moindres : mettre par écrit son expérience et les interprétations qui en résultent. Même s’il n’invente rien au sens le plus strict du terme, puisqu’il tente de transmettre des connaissances sur un objet qui préexiste à son étude, l’opération de textualisation des observations et encore plus celui d’écriture « pour un autre » demande à l’anthropologue une certaine dose de cette imagination qui a été évoquée plus haut. Il doit être capable de « se mettre dans la peau de l’Autre » (imagination empathique) et par la suite de transcrire les significations qu’il a pu en retirer de manière ordonnée, pour qu’elles soient scientifiquement recevables, mais aussi « lisibles » pour un lecteur auquel le terrain en question n’a pas fait l’objet d’une visite personnelle. Il doit être un « passeur » de sens exerçant entre la frontière de deux cultures, entre ici et là-bas. Et ce passage, s’il n’est pas clandestin (en tout cas pas pour nous) n’en est pas pour autant moins périlleux : sa réussite se négocie avec le langage. L’anthropologue doit décrire une culture étrangère avec des représentations, des images, un langage propre à sa culture, celle à laquelle il s’adresse. Ce langage n’est de loin pas exclusivement scientifique ; il est au contraire souvent celui de la vie de tout un chacun. L’impossibilité pour l’anthropologie -comme dans une certaine mesure pour la sociologie- de créer un vocabulaire spécifique à même d’établir un lien stable et fort entre lui-même (les mots, les concepts) et les réalités observées, comme c’est en grande partie le cas dans les sciences dites « dures », est remarquable et illustre la différence fondamentale qui n’a jamais vraiment pu être effacée entre sciences dures et sciences sociales. 20 Bonoli Lorenzo: Le lecteur en position d'anthropologue : sur les défis scientifiques et littéraires du texte ethnographique. In : Littérature et ethnographie. p.53 16 « The discourse of sociology is not identical to that of everyday life, but it can not escape the poetics of everyday life. There is no scholarly nirvana which is untouched by mundane discourse or our esthetic or moral appreciation21 ». Certes les anthropologues et les sociologues produisent des concepts – le sacré, l’hégémonie, l’identité, le totémisme- et utilisent des termes spécifiques au champ scientifique –lignage, etc., mais dans leur majorité les mots employés ne sauraient appartenir en propre au champ de l’anthropologie. La Kula ne pourrait être décrite sans les mots du quotidien, elle ne peut se réduire à des notions construites au préalable par la science et encore moins à une formule mathématique. Cette constatation qui paraît évidente nous renvoie à l’impossibilité dans le domaine anthropologique d’accéder à des généralisations qui mèneraient à la création d’un vocabulaire « dur », sûr de ce qu’il décrit, ou disons suffisamment certain pour être opératoire, comme l’est celui de la physique par exemple, qui relie le mot « gravitation » à un phénomène précis observable partout sous différentes conditions elles-mêmes mesurables. Il n’existe pas de nirvana académique pour l’anthropologue. Si l’anthropologie22 ne trouve pas ses mots, cette difficulté se comprend aisément au regard des objets qui l’intéressent, à savoir les humains dans leurs actions, interactions et production de sens. Et c’est parce qu’elles parlent les deux de ce même objet que l’anthropologie et la littérature se rejoignent en certains points. Elles n’en parlent pas forcément sur le même ton, sur les mêmes bases, et ne poursuivent pas exactement le même but. Néanmoins il s’agit pour les deux disciplines de « faire voir » au lecteur une réalité qui est autre que la sienne, et cela à travers l’usage de mots, phrases, figures de style (notamment la métaphore pour l’anthropologie 23), représentations et autres stratégies diverses qui seront examinées dans la suite de ce travail. Pour l’anthropologie -comme pour la littérature en certains de ses courants 24- la probable inadéquation entre les mots et la réalité des choses qu’ils veulent décrire apparaît comme une source de problèmes par rapport à la valeur scientifique du texte, 21 Aktinson Paul : op.cit. p.10 Bonoli Lorenzo: op. cit. p.56 23 Berthoud Marc: La comparaison comme principe métaphorique de l’anthropologie. In: Carnets de bord en sciences humaines, N°1, 2001. 24 En particulier le courant naturaliste/réaliste. Toffin Gérard : Ecriture romanesque et écriture de l’ethnologie. In : L’Homme, 111-112/1989, pp.34-49. 22 17 qui ne peut se permettre de susciter plusieurs interprétations. Cette inadéquation est une préoccupation d’autant plus importante pour l’anthropologie qu’elle est accentuée par la différence de représentations culturelles: l’anthropologue doit représenter textuellement une culture avec les mots et les images appartenant à une autre culture. Comme le font remarquer Marcus et Cushman, cités par Bonoli : « L’écrivain utilise un langage descriptif qui porte profondément inscrit en luimême des associations qui convoquent le common sense de sa propre culture, sans quoi la communication avec ses lecteurs serait impossible. Comment peut-il représenter de façon plausible pour ses lecteurs les différences profondes qu’il perçoit à travers l’emploi d’un langage qui est à la base ethnocentrique?25 » La question n’est pas sans conséquences : Comment décrire et faire comprendre d’autres modalités d’être au monde tout en évoquant des images que l’on peut taxer d’ethnocentriques? Que veut dire « la famille » chez les Arapesh ? Pourquoi employer malgré les différences ce terme porteur de lourdes connotations ? La tension est créée par la volonté de décrire et de comprendre « correctement » la culture étudiée, sans déformer un mode de vie, un discours ou des croyances (qui renvoie à la fameuse perspective émique), et celle de la rendre lisible pour le lecteur d’ici. Or, comme le relève l’extrait cité plus haut, le langage familier et le common sense qu’il implique s’impose à l’anthropologue pour accomplir cette tâche de passeur, de traducteur, d’écrivain. Car à la manière de ce dernier qui joue de son imagination pour créer des représentations fictionnelles26 afin de faire entrer le lecteur dans la vie ou dans la peau des personnages (plus ou moins) inventés, l’anthropologue doit créer de pareilles représentations pour lui permettre de se représenter – et de comprendre- une culture (ou une autre réalité à l’intérieure d’une culture) autre que la sienne. Celles-ci sont suscitées à la fois par l’expérience de terrain du chercheur et par son « univers linguistique et conceptuel27 ». Ses deux sources sont la possibilité même du passage des informations sur un objet culturellement étranger à une culture donnée. 25 Bonoli Lorenzo : op.cit. p. 55 Bonoli Lorenzo : op.cit. p. 54. Terme à prendre encore une fois dans le sens de « représentations construites ». 27 Bonoli Lorenzo : op.cit. p. 55 26 18 En espérant que ma compréhension de ce que Bonoli entend par « représentations fictionnelles » est à peu près correcte28, je me permets d’en donner une illustration tirée de la monographie de Margareth Mead Moeurs et sexualité en Océanie, ou du moins un exemple de la manière par laquelle l’auteur arrive à « faire voir » au lecteur des éléments d’une culture étrangère. M. Mead décrit par exemple le lien qui unit les fiancés Arapesh, et à partir de cela la notion de « famille 29 ». Elle en fait justement des représentations fictionnelles : on découvre non seulement que la petite fille emménage tôt chez la famille de son futur mari, ce qui permet la création d’un lien particulier entre les deux, reposant sur le fait que la fillette a été nourrie enfant par son mari plus âgé, les rituels qui marquent la puberté de cette dernière, mais l’auteure nous livre aussi les liens affectifs qui unissent les fiancés, liens qui sont à la fois très différents de ce que nous concevons et qui nous semblent en même temps tellement compréhensibles à la lecture. Margareth Mead ne recule pas devant la description des sentiments qu’elles prêtent (à tort ou à raison) aux Arapesh, ce qui rend la représentation, à mon avis, plus facilement « visualisable », parce que les sentiments décrits nous sont connus. Elle fait de même pour construire petit à petit une représentation fictionnelle de la famille, en décrivant les liens affectifs qui unissent les membres, utilisant notamment le « sentiment de sécurité » que ressent l’enfant au contact de cette dernière. La représentation fictionnelle est donc une construction de l’auteure à partir d’observations de terrain ordonnées et « mises en scène » de telle manière que le lecteur, même si ces représentations lui sont étrangères, arrive à visualiser et même à ressentir ce que l’anthropologue veut transmettre. A ce propos il est aussi intéressant de remarquer que les termes utilisés par l’auteur pour dénommer certaines représentations générales – la famille par exemple- sont issus, comme la majorité des termes, d’un vocabulaire familier propre à la culture de l’auteure. Mais comment peut-on écrire le mot famille pour décrire la culture Arapesh ? est la question que l’on se posait plus haut. Le mot n’est-il pas trompeur, en inadéquation avec ce qu’il décrit, puisqu’il transporte pour le lecteur les connotations de sa culture d’origine 28 30 ? Certainement. Néanmoins il Il faut remarquer que le manque d’exemples dans certains textes traitant de l’écriture ethnographique est étonnant et parfois déroutant. 29 Mead Margareth : Moeurs et sexualité en Océanie. Plon, Paris, 1980. pp.38-118 19 semble que l’utilisation de tels termes issus du familier, du common sens, soit nécessaire –ou du moins efficace- pour que les éléments étrangers à la conception du lecteur puissent être appréhendés, pour que des représentations fictionnelles puissent être peu à peu construites au fil du texte. Mis en relation avec ce que l’anthropologue considère comme leur « équivalent » dans la culture du lecteur -dans le cas de la famille ou du mariage chez les Arapesh du texte de Mead cet équivalent semble même aller de soi- les institutions exotiques sont comprises et dans un premier temps elles sont visibles. A partir de cette première représentation l’anthropologue étoffe la construction de la représentation fictionnelle, faisant de la famille Arapesh quelque chose de différent de la famille européenne, mais en même temps « représentable ». L’anthropologue convoque des clichés de sa propre culture (ainsi la tendresse entre les fiancés), des sentiments de son univers, pour décrire celui des autres31. La réflexion qui précède est hantée par une voix qui crie : mais comme elle est ethnocentrique Margareth! Et elle n’a pas forcément tort : prêter des sentiments (mais comment l’anthropologue s’y prend-t-il pour déceler ce qu’on écrit amour, fierté ou colère, dans une culture étrangère, tiens donc ?) et nommer des institutions avec des mots qui ne sont souvent pas les leurs, en fonction de ce qu’on considère comme « équivalent », c’est dans une perspective déconstructiviste commettre effectivement un péché d’ethnocentrisme, puisque que les Autres sont décrits par rapport à nous, puisqu’on postule une possibilité d’équivalence. Mais est-ce vraiment possible d’observer et surtout d’écrire l’Autre sans tomber dans ce travers ? Sans être « subjectif » par ethnocentrisme ? Les anthropologues vont tenter de remédier à ce dilemme en adoptant des types d’écritures différents de celui de M. Mead, nous le verrons plus tard dans ce travail. C. Etre bleu comme une orange Il est encore un élément de la pratique du langage susceptible de rapprocher la création des écrivains de celle des anthropologues. Il s’inscrit en quelque sorte dans la prolongation des représentations fictionnelles dont il est question plus haut. Le fait de 31 Bonoli Lorenzo : op.cit. p.55 20 devoir décrire des modes d’être au monde différents oblige les anthropologues à explorer les potentialités sémantiques de la langue dans laquelle ils s’expriment32. Ils tentent d’exprimer des spécificités de la pensée indigène en rapprochant des termes qui, pour le sens commun, ne font pas sens ensemble, mais qui, au sein d’un texte anthropologique, peuvent être compris, peuvent créer du sens. Ainsi, à travers l’association de termes dissonants, l’auteur transmet des morceaux de compréhension d’un autre mode de pensée. Il va au-delà de l’utilisation « quotidienne » de la langue, il en joue pour ouvrir au lecteur des nouveaux modes d’appréhension du monde, de nouveaux sens. Les jumeaux sont des oiseaux a écrit Evans-Pritchard. Bonoli donne cet exemple très parlant, traduisant la nature divine partagée par les jumeaux et les oiseaux pour les Nuers, pour illustrer l’usage de la potentialité sémantique, et le met en rapport avec une autre phrase célèbre : la terre est bleue comme une orange, premier vers d’un célébrissime poème de Paul Eluard. Dans les deux cas, les structures discursives familières sont outrepassées, dans le but d’exprimer justement ce qui n’est habituellement pas conçu, mais qui peut malgré tout être compris. Dans un cas il s’agit d’un texte anthropologique et dans l’autre d’un texte littéraire. Les deux demandent au lecteur de sortir de leurs « idées directrices habituelles » pour découvrir quelque chose dont ils ne connaissaient pas la possibilité d’existence. De déposer le bagage qui leur permet de comprendre la réalité quotidienne, d’en accepter la défaillance33. Sauf que dans un cas il s’agit d’une différence vécue par des Autres qui préexistent au texte, dans l’autre d’une création artistique qui opère le décalage à l’intérieur d’une même culture. Cette démarche- créer une nouvelle réalité dans la tête du lecteur par le langagerapproche l’anthropologie et la littérature, mais ne les confond pas. Encore une fois, il semble que l’anthropologie a besoin d’user de procédés propres à l’art littéraire pour rendre visible et compréhensible l’altérité dans un texte. Le fait que l’anthropologue, parce qu’il s’aventure à décrire –créer- la différence, aménage dans son texte de nouvelles structures discursives, n’est pas seulement vrai lorsque des exemples tels que j’en ai cités plus haut apparaissent : les représentations fictionnelles dont il était question tout à l’heure bousculent également 32 33 Bonoli Lorenzo : op.cit. p.54 Idem p.63 21 les modalités d’appréhension de la réalité du lecteur, puisque leur construction par l’anthropologue vise à transmettre aux lecteurs une idée d’éléments d’altérité. Dans les deux cas, le langage, pourtant tout englué dans un ethnocentrisme évident, déformant et limitant, permet pourtant une certaine description et une certaine interprétation de la réalité sociale d’un monde par et pour lequel il n’a pas été créé. Il permet la constitution par le lecteur –comme en littérature- d’un « objet imaginaire » visible et dans une certaine mesure compréhensible34. 3. Les stratégies rhétoriques : l’anthropologue comme auteur Après un premier aperçu des modes d’expression de l’écriture anthropologique, sa manière de décrire la réalité qu’elle veut exposer, et des liens qu’elle entretient ainsi avec la littérature, il faut nous pencher sur certaines stratégies35 rhétoriques utilisées par les anthropologues pour présenter de manière crédible et par écrit leurs résultats. Le problème est ici moins de savoir comment l’auteur arrive à représenter par l’écriture, comment il crée une réalité pour le lecteur et pour ses interprétations, que de mettre en exergue les éléments de construction textuelle qui lui permettent plus spécifiquement d’acquérir ce que Clifford Geertz nomme l’autorité de l’anthropologue, ou l’autorité de son texte, c’est-à-dire sa crédibilité scientifique, qui passe par la capacité à convaincre le lecteur de la vraisemblance des représentations fictionnelles qu’il représente et de la pertinence de ses conclusions. Evidemment, la capacité de l’auteur à faire voir une réalité sociale, telle qu’elle a été présentée plus haut, joue un rôle important pour l’acquisition de l’autorité, de sorte que cette partie et la précédente entretiennent sous plusieurs angles des liens étroits ; néanmoins il paraissait intéressant de les séparer dans le but d’augmenter la clarté de l’exposé. A. Codes récurrents de la monographie classique Tout d’abord, on peut penser que cette autorité se fonde sur le respect de certains codes d’écriture établis au sein de la discipline : c’est en partie le cas. Prenons l’exemple de la monographie dite classique, dont les codes d’expression textuelle ont 34 35 Idem p.59 Idem p.59 22 été disséqués par les constructivistes dont Geertz. Ces codes attestent de la nécessité – particulièrement prégnante à l’époque positiviste qui caractérise les débuts de l’anthropologie comme science- pour l’auteur de se distancer de son objet, de le considérer depuis le perchoir scientifique, d’éviter tout épanchement introspectif. Cette distanciation s’illustre par le retrait de l’auteur derrière le « nous » scientifique, pronom de quatre lettres qui place l’ethnographe solitaire dans la grande communauté des savants, renforçant ainsi ses assertions, d’autant plus que le discours reste en principe « monologique », à savoir que le « nous » raconte, omniscient et omniprésent. L’utilisation du discours monologique entraîne la « typification » des individus, devenus atomes sans caractéristiques individuelles formant un monde étranger que la parole d’un seul individu peut définir et décrire. L’informateur, quand il parle à l’anthropologue, parle moins pour lui que pour tout un « monde 36 ». Dans la monographie dite classique, les circuits que doit emprunter le chercheur pour arriver à récolter – disons plutôt extraire, terme plus juste- ses informations ne sont pas explicités dans le texte scientifique, ou alors constituent seulement une brève introduction ou un annexe37. De nos jours, la plupart de ces codes d’expression textuelle ont été critiqués : de nombreux anthropologues ont tenté d’élaborer autrement leurs textes pour éviter les effets secondaires néfastes qu’entraînent les codes classiques38. Néanmoins, certaines de ces habitudes de rédaction, ces mises en forme de la réalité, sont encore utilisées. Par exemple, ce qu’on peut appeler la mise en éprouvette est typique de l’ethnographie : il s’agit de construire, à partir d’événements qui se reproduisent plusieurs fois sous des jours plus ou moins semblables, un « événement type ». Ainsi, un mariage ou le carnaval de Rome, décrit à travers les caractéristiques typiques qu’ils présentent sont des événements en éprouvette39. 36 Kilani Mondher : L'anthropologie de terrain et le terrain de l'anthropologie. Observation, description et textualisation en anthropologie P. 50 37 Ibid 38 Je me penche sur différentes solutions trouvées par les anthropologues plus tard dans le travail. 39 Crapanzano Vincent: Herme’s dilemma. In : Clifford James, Goerg E. Marcus (ed.): Writing culture : the poetics and politics of ethnography. University of California Press, Berkeley, 1986. 23 B. L’autorité des mots Mais le respect de ces codes ne suffit pas à établir toute l’autorité d’un texte, il n’explique pas l’autorité presque légendaire acquise par certains auteurs. C’est pourquoi certains anthropologues des années septante s’attèlent à découvrir le secret de l’art de convaincre. Parmi eux, Clifford Geertz –apparemment un pionnier de la réflexion sur le sujet- commence son livre « Ici et là-bas : l’anthropologue comme auteur » avec l’idée suivante : la force des textes d’anthropologie considérés comme bons, ou du moins qui ont suscités une certaine admiration dans le milieu, ne réside pas, comme le voudrait les dogmes du savoir scientifique, exclusivement sur la densité informationnelle qu’ils exposent ou la pertinence de leurs interprétations (la plupart de celles-ci étant de nos jours réfutées, dans le cas de Malinowski ou de Lévi-Strauss par exemple). Elle résiderait plutôt dans la capacité de l’auteur à persuader les lecteurs qu’il a vraiment été là-bas, qu’il a pénétré une culture et l’a comprise. La description est si efficace que le lecteur peut voir ce que l’anthropologue a vécu et donc serait tenté d’accréditer ses interprétations. C’est « l’aspect littéraire » du texte qui fait sa force, son « autorité 40 ». C’est le lien que l’auteur-anthropologue est capable de créer, par le truchement de mots et de phrases, entre l’objet d’étude et le lecteur, entre ici et là-bas. Comment y parvient-il ? La question est vaste, car finalement la persuasion se gagne de manière diffuse tout au long du texte. Clifford Geertz et d’autres anthropologues ont identifiés des stratégies typiques ou spécifiques à des auteurs particuliers. Geertz remarque par exemple que les textes de Malinowski sont hantés par deux figures qui s’expriment à tour de rôle dans le texte : l’auteur comme voyageur, comme poète, et l’auteur comme cartographe, comme anatomiste. Ce balancement constant entre la découverte de lois et l’énonciation de mystères infinis permettrait à Malinowski de maîtriser la tension qui existe, justement, entre ici et là-bas, entre expériences concrètes de l’altérité et analyse scientifique à partir de faits-observations41. La valeur esthétique des textes, et notamment celle de ceux de Malinowski, est souvent évoquée par Geertz dans l’ouvrage cité ici ; néanmoins il n’en fait pas explicitement un critère d’autorité en lui-même, même s’il semble clair que la maîtrise 40 41 Geertz Clifford : Ici et là-bas. pp.11-12 Idem p.85 24 non seulement scientifique mais aussi esthétique du langage écrit n’est pas étrangère à l’autorité d’un texte anthropologique et surtout au succès qu’il rencontre auprès d’un publique plus large. L’utilisation des « incipits » comme lieux de création d’un lien entre anthropologue sur le terrain et lecteur revient dans plusieurs analyses (Paul Aktinson, Clifford Geertz, Mondher Kilani). Souvent très stylisées42, empruntant ce style à des genres littéraires, les introductions décrivent les premiers pas de l’anthropologue sur le terrain, ses premières impressions, premières peurs, premiers espoirs. Elles laissent présager ou dévoilent la relation fondamentalement humaine (je suis tentée de dire « authentique ») qui se crée entre le chercheur et les étudiés. Elles créent surtout, pour Geertz, une familiarité entre l’anthropologue et le lecteur, qui encourage ce dernier non seulement à croire vraiment que celui-là était là-bas, mais aussi à lui faire confiance quant à la qualité des observations et des interprétations. Comparant une introduction43 –même si elle n’est pas labellisée comme tellerédigée par Hemingway (The Killers) et celle d’une étude sociologique (The Cocktail Waitress de Spradley and Mann), Paul Aktinson observe une ressemblance troublante entre les deux textes, qui grâce à une construction textuelle spécifique parviennent à faire émerger un suspense certain tout en évoquant les principaux thèmes à venir. Dans le cas de la short story d’Hemingway, ce procédé n’étonne pas. Mais dans celui de l’étude sociologique, il se révèle plus surprenant : l’ouverture de l’étude pourrait être une simple présentation du terrain, et non une pareille « mise en scène », qui, mettant le lecteur en position d’observateur encore ignorant, le plonge dans la situation et lui ouvre l’appétit. D’autres stratégies permettent de créer le lien avec le lecteur dont parle Geertz. Pour Crapanzano, l’ethnographe est d’ailleurs un bon exemple de ces stratégies qui jouent à la fois sur l’humour -les fameux calembours de Cockfight- et les jeux de mots qui font référence à des connaissances culturelles du monde du lecteur. Cette virtuosité dans l’écriture est moins au service de la description de l’ethos balinais qu’à celui de la constitution de la complicité nécessaire entre le lecteur et l’ethnographe, qui tous deux «comprennent » les étudiés qui eux-mêmes ne les comprennent pas44. 42 Kilani Mondher : Du terrain au texte. In : Communications, 58/1994, pp.45-60.p.41 Aktinson Paul : op.cit. p.67-69 44 Crapanzano Vincent : op.cit. p.69 43 25 Dans tous les cas, l’anthropologue se livre à un exercice qui est presque celui de l’écrivain pour donner force et vraisemblance à ses résultats scientifiques. Paradoxe ? La compréhension du texte anthropologique comme construction, à la fois édifiée à partir d’observations filtrées, interprétées et enfin traduites par l’auteur, mais aussi façonnée par l’emploi de stratégies destinées à convaincre et à captiver le lecteur mène à la question de son « objectivité » : dans quelle mesure la forme du texte, les mots utilisés autant que les stratégies, influencent-ils le fond (mais quel fond d’ailleurs45) ? Ne faudrait-il pas expérimenter d’autres modes d’expression textuelle, qui, même s’ils ne peuvent résoudre tous les problèmes posés par l’écriture, ne sacrifieraient pas –ou moins- la voix des indigènes sur l’autel de l’autorité ethnographique46, à la manière de Mead, Malinowski ou même Geertz ? C. Changement de pronom, changement de voix Un certain nombre d’anthropologues, même avant les années septante, tentèrent l’expérience d’une expression textuelle différente. Sortir des codes classiques, pour permettre à la discipline de corriger ses erreurs, de toucher son objet plus sincèrement, à travers une approche dépouillée des codes ethnocentriques ou irrespectueux de l’humanité des êtres étudiés comme de celle de l’anthropologue, tel est le but de telles démarches. C’est ainsi que certains se sont essayés à la « perspective-je ». Il s’agit de décrire l’autre à partir d’une position personnelle dans le texte, illustrée par l’utilisation de la première personne du pronom singulier. L’auteur n’est plus caché, il n’est plus omniscient et tout puissant ; au contraire, il est véritablement dans le texte, il n’hésite pas à décrire les difficultés qu’il rencontre sur le terrain, ses présupposés, ses doutes, ses surprises. L’ouvrage célèbre de Jeanne Favret- Saada, Les mots, la mort, les sorts, est un bon exemple de cette perspective. L’auteure, sans se livrer à un déballage introspectif torturé, décrit les premières démarches qu’elle a entreprises, la réaction des étudiés à 45 Jay Monique : Sur l’écriture en sciences humaines. In : Journal des anthropologues (en ligne), 75/1998, pp.109 - 128.p.3 46 Crapanzano Vincent : op.cit. p.72 26 son contact, les ratés du terrain (l’entretien tout entier fut un long malentendu47). Elle expose donc le « processus de la recherche dans le produit de la recherche48 », ce qui permet au lecteur de ne pas être incrédule quant à la négociation du savoir telle que la décrit Mondher Kilani dans son article Du terrain au texte. Les faits et les gens ne parlent jamais d’eux-mêmes, et la présence de l’ethnographe n’est jamais sans conséquences. Le savoir, en anthropologie, doit être construit sur des interactions entre sujets. Et ces interactions entre sujets sont justement des défis textuels pour certains anthropologues qui, selon l’héritage de Malinowski, sont priés de se livrer non pas seulement à l’observation participante, mais à la description participante. Ils devraient être à la fois proches des étudiés dans l’expérience, et loin d’eux lors de la rédaction, afin d’élaborer des vus d’en-haut et des lois49. A la fois pleins d’expériences humaines, sentimentales, personnelles, et tout à fait objectifs dans le rendu écrit de cette expérience au sein d’une analyse plus large. La rhétorique du « je » peut offrir une sortie de secours face à cette difficulté : elle permet non seulement d’exposer la négociation du savoir entre les acteurs, mais aussi le savoir comme produit du compromis que le chercheur arrive à construire face à lui-même. Le texte prend dans ce cas une couleur passablement introspective. C’est le cas du livre de Kenneth Read, The High Valley, dont l’auteur refuse de décrire des papillons fixés derrière une glace ; le texte est donc organisé autour des drames identificateurs vécus par certains habitants du village où il s’est installé, le tout dans un style (presque) proustien, qui offre une large place aux sentiments et ballades introspectives50. L’idée d’ouvrir l’accès au sein du texte à la description de sentiments personnels, à la manière d’un journal intime (d’où la maladie du journal selon Roland Barthes51) prend également vie dans des textes plus précoces. Entre Dakar et Djibouti, Michel Leiris, l’ethnologue-écrivain, rédige l’Afrique fantôme, à la fois compte rendu ethnologique et journal intime, tableau d’une passion pour l’humanité et d’un dégoût pour l’exotisme qui passionnait l’époque. Au milieu des observations sur le terrain, 47 Favret--‐Saada Jeanne : Les mots, la mort, les sorts: la sorcellerie dans le bocage. Gallimard, Paris, 1989. p.139 48 Geertz Clifford : Ici et là-bas : l’anthropologue comme auteur. p.87 49 Idem p.88 Idem p.90 51 Idem p.92 50 27 Michel Leiris y expose les remous de son introspection par le voyage, de laquelle il n’espérait rien de moins que la libération de sa personne des griffes de l’aliénation occidentale52, ou même d’elle-même. Cette construction (écrite pour être publiée, contrairement aux cahiers de Malinowski) s’appuie sur la conviction que seule une réflexion sur sa propre subjectivité permet d’arriver à un certain degré d’objectivité. En effet : « ce qu’on peut le mieux connaître et formuler, c’est soi-même, et donc on ne peut connaître que les choses du monde telles qu’elles se projettent sur notre esprit53 ». Michel Leiris ne s’oppose pas au projet scientifique en lui-même, il en refuse les règles. Il fait bouger les frontières de la dichotomie régnant sur la discipline et en théorie son écriture, subjectivisme contre objectivisme. Finalement, si la perspective « je » semble être une solution –elle n’est d’ailleurs pas le seul mode alternatif d’expression textuelle – c’est parce que d’emblée, même si elle ne prétend pas produire des vérités absolues, elle promet d’être plus honnête, sincère, humaine, et donc plus vraie par rapport à ce qu’elle tente de décrire. Le texte est dans ce cas une fiction qui se revendique comme telle et expose ses échafaudages, ou du moins prétend le faire. Une approche extrêmement intéressante lorsque l’on considère non seulement la pratique de l’écriture en anthropologie mais également les liens que celle-ci entretient avec la littérature, est celle qu’adopte Bernard Lacombe54. Sur le terrain, il prend deux types de notes, et réalise à son retour deux types de textes : l’un est destiné à la publication scientifique, et en observe donc les codes, et l’autre adopte la forme et le style de la nouvelle ou du roman. Lacombe s’est peu à peu laissé séduire par la deuxième forme d’expression textuelle, non pas –ou il ne l’avoue pas- afin d’écrire des nouvelles et des romans considérés comme tels et appréhendés par rapport à leur qualité littéraire et esthétique, mais pour illustrer un propos scientifique, un phénomène social (par exemple le phénomène de possession dans le roman Syrène), décrire des moments clef du terrain qui, dans leur richesse de sens, sont irréductibles à la description purement anthropologique. Si l’auteur reconnaît la nécessaire mise en scène des situations décrites, dans le sens où il faut bien planter un décor et cadrer l’action, 52 Leiris Michel : L’Afrique fantôme. Gallimard, Paris, 1981. (Préambule) Ippolito Christophe : in : Ethnographie et Littérature 54 Lacombe Bernard : Le lecteur comme anthropologue. In : L’Homme et la société, 134/1999, pp.25-43. 53 28 comme au cinéma, il ne conçoit pas ses textes comme faux ou même non scientifiques dans le sens où ils seraient le produit de l’invention ou de l’expression d’un « moi » profond ; ils sont constructions, fictions « vraies » puisque leur seul but est de l’être. « Je crois avoir réalisé une mise en scène fidèle d'éléments que d'autres ont aussi connus55 »: ses nouvelles, pour Lacombe, sont malgré tout scientifiques, parce que la démarche qui les construit n’est pas une démarche artistique « qui a pour ressorts imagination et expression de la sensibilité et pour seul objectif la culture personnelle de qui s'y attache ». L’approche de Lacombe, comme celle de Leiris, permet de déplacer la dichotomie objectif/subjectif reliée respectivement aux modes d’expression scientifiques/artistiques (littéraires) dans la forme, puisqu’il souligne que l’expression littéraire telle qu’il l’exerce peut servir de l’œil scientifique, mais pas fondamentalement dans le fond, puisque la méthode et les buts qui guident la construction d’une telle fiction ne peuvent être semblables. La nouvelle ethnographique fait partie du projet scientifique et son utilité est conçue par rapport au lecteur : il faut lui donner le « récit du terrain ». Malheureusement, la place me manque pour exposer d’autres problématiques posées par l’écriture et les différentes perspectives choisies pour la réaliser. La question de la voix –qui parle, au nom de qui, comment- aurait pu facilement être poursuivie en abordant le mode dialogique, qui donne la parole aux étudiés et par là participe à leur « dé-typification », permettant aussi de mieux saisir les différents discours au sein de sociétés souvent considérées comme uniformes56. Les problèmes que pose ce mode au niveau de l’écriture ne sont pas minces. Néanmoins, il est temps de se pencher sur des textes se rapportant à l’expérience de terrain que j’ai pu vivre, à savoir le contexte roumain et la question des identités. 5. Analyse : écrire les identités roumaines Comment l’anthropologue évoque-t-il dans ses textes les identités en Roumanie ? Sous la contrainte du temps et de la longueur, et parce qu’il est toujours intéressant de se pencher sur les pratiques des jeunes anthropologues, encore en expérimentation constante, je me pencherai ici sur les notes de terrain et les travaux de séminaire de mes 55 56 Lacombe Bernard : op.cit. p.33 Clifford James: Introduction: Partial Truth. In : Writing Culture. p.14 29 compagnons lors du voyage en Roumanie de l’été 2014, ainsi que sur le mémoire d’Alexandre Lecoultre traitant de l’ethnicité russo-lipovène. L’analyse sera à la fois générale, se préoccupant de la construction du texte par rapport aux questions abordées plus haut, et centrée sur la problématique de l’écriture par rapport à la question des identités en Roumanie. Ce dernier élément peut sembler peu intéressant, puisque l’on serait en droit de se dire que la problématique de terrain ne change rien, ou si peu, à l’écriture de ce terrain, d’autant plus que certains sujets sont bien plus sensibles que celui dont il est question. Peut-être. Néanmoins, il m’a semblé sur le terrain faire face à des difficultés quant à la description écrite de ce qu’était l’identité, son contenu, ses limites et ses impacts, plus que pour l’élaboration d’un texte concernant un autre thème. Tenter d’aborder la question à travers, entre autres, ce prisme m’a semblé nécessaire. Il est temps maintenant d’examiner comment d’autres, plus courageux que moi, ont « mis les identités en texte ». Malheureusement, ces textes anthropologiques ne pourront être réellement comparés à des ouvrages littéraires traitant également de l’identité des minorités en Roumanie, ce qui fut l’idée première de cette analyse, pour la triste raison qu’aucun ouvrage de la sorte n’est apparu à ma connaissance. Je me contenterai donc de les mettre en lien d’une manière moins rigoureuse et brève avec un roman de l’auteur roumain Catalin Dorian Florescu57, qui, s’il livre une description riche de son pays d’origine, ne traite malheureusement pas de la question des identités. La première chose commune aux travaux que j’ai sous les yeux est tout d’abord l’historicisation des identités/ethnicités. Commencer par raconter leur histoire, c’est une manière de les cerner sur le papier. L’abondance des références historiques vise à décrire l’origine des groupes, qui permet de les situer, d’en délimiter un certain contour. Au-delà des références « scientifiques », l’anthropologue va en général également s’intéresser aux discours historiques tenus par le groupe étudié, parés par celui-ci de diverses interprétations, d’actes héroïques et de vies exemplaires (la mise en récit58), d’ailleurs très bien analysés dans le travail d’Alexandre Lecoutre. La contextualisation historique donne au lecteur l’impression de pouvoir déjà cerner, délimiter le groupe. Cette approche n’est pas anodine puisque l’historicité, le rapport au passé constitue un élément clef de la représentation de leur identité par les acteurs constituant les minorités 57 Florescu Catalin Dorian : Der blinde Masseur. Pendo, München, 2005. Lecoultre Alexandre, Omul sfinteste locul : l’homme sanctifie le lieu : changements culturels et sociaux dans la communauté russo-lipovène. Fribourg, 2012. (Mémoire), p.49 58 30 roumaines (ce qui ne saurait caractériser toutes les identités). L’illustration parfaite de ce rapport a d’ailleurs marqué les travaux et les esprits de l’école d’été : fort d’un power point tout en cartes et en termes scientifiques, dans un excellent français du siècle passé, un membre de l’Union Tatare de Bucarest nous fit la démonstration des origines de son peuple, resté uni malgré tous ses déplacements, uni au plus profond de son corps, puisque traçable grâce à un ADN mitochondrial semblable à tous ceux qui peuvent être considérés comme Tatares. L’épisode fut d’ailleurs tellement édifiant qu’il a mérité, dans les textes de mes collègues, la textualisation. L’auteur met donc historiquement en perspective ce qu’il a vu sur le terrain : ce dernier ne peut pas seulement être, il doit avoir été. Evidemment, le recours à la perspective historique n’est pas spécifique au traitement des identités ; et l’importance qu’il prend dans les sciences sociales ne m’est pas inconnue. Néanmoins, il m’a semblé intéressant de relever cette pratique dans la mise en texte de l’identité en Roumanie. Un autre élément ressort à l’analyse de ces textes, et qui n’apparaît pas (ou peu) dans les réflexions des anthropologues au sujet de leur production textuelle -peutêtre parce que cette manière de faire est particulièrement prégnante dans les niveaux plus bas de l’écriture académique - mais qui peut faire office de stratégie rhétorique dans la mise en scène des données: le lien constamment renouvelé établi entre les observations et interprétations de terrain, et les concepts, théories et notions importés dans le travail, fabriqués en dehors de lui-même, mais adapté au terrain dans le texte (identité, sécularisation, etc). A un niveau plus général qui n’est pas notre objet nous pourrions nous demander avec quelle délicatesse il faut manipuler ces théories, pour qu’elles soient utiles sans les déformer. Toujours est-il que, dans le texte, elles peuvent fonctionner comme des preuves d’autorités de l’ethnologue et, cela a déjà été mentionné, comme marqueur de l’appartenance du texte à un domaine scientifique précis. Sous cet angle de vue, la différence entre un tel texte et une production littéraire ne fait aucun doute. La mise en éprouvette des événements, à laquelle j’ai fait référence plus haut, typique des textes anthropologiques, est largement pratiquée dans les travaux que j’ai sous les yeux. Certains éléments «flagrants» qui expriment l’ethnicité sont sélectionnés et exposés dans le texte (le religion la langue, les fêtes, les danses folkloriques) et partant, donne la définition de ce que peut être l’ethnicité ou même l’identité, concepts mille fois définis, presque évidents sur le terrain, et pourtant 31 difficiles à écrire. Pour pouvoir les présenter comme des critères d’ethnicité, il faut les séparer selon des catégories prédéfinies, étudier ses catégories (et pas forcément d’autres). Jusque là, l’analyse semble avoir peu à faire avec ce qui a été écrit plus haut. Il y a bien sûr mise en place de l’exposition des résultats, des observations (mise en éprouvette) et des analyses, mais le reste de cette longue réflexion sur les mots et le faire voir ? Les travaux de séminaire, de par leur longueur et la limite de la pratique du terrain, ne sont en effet pas vraiment pertinents pour cette analyse. Le travail de mémoire, en revanche, nous livre encore quelques pistes pour la textualisation de l’expérience de terrain. S’il s’étale peu dans les descriptions qui pourraient nous mettre dans la peau des gens de la communauté étudiée, Lecoultre adopte en revanche une écriture plus proprement « littéraire », dans le sens d’esthétique et de moins fonctionnelle, lorsqu’il s’agit de décrire la culture matérielle, ou plutôt l’espace, dans ses relations avec la croyance. La problématique de la symbolique de l’espace exige-telle cet arrangement textuel, qui rappelle, dans une certaine mesure, les descriptions d’un auteur comme Balzac ? Le plancher en bois est peint dans un grenat –renforcé par le manque de lumière, l’étroitesse du lieu, le manque d’air, la poussière apportée des rues en terre battue. « Un plancher qui craque, qu’on ne voit pas, qui rappelle ce trou noir béant du tableau –où meurt Adam, où naît le Christ. Le commencement et la fin. 59» Le pouvoir évocateur et descriptif de ces passages est grand ; les lieux y sont dépeints avec profondeur. Ces derniers sont, comme les événements et les discours, mis en scène par l’auteur qui les expose dans les liens impalpables qu’ils entretiennent entre eux et dans ce qu’ils lui inspirent. La représentation fictionnelle, part de la vie d’une minorité dont il cherche à saisir les contours et le contenu, que l’auteur produit dans ce cas se révèle, à mon sens, plus efficace et plus dense que les représentations qu’il propose pour parler des liturgies, par exemple. Pour décrire son expérience dans le village russo-lipovène, il faut remarquer qu’Alexandre Lecoutre use de stratégies dont il a été question plus haut. Pour ouvrir son travail, il se décrit sous le soleil de juin, savourant l’ombre d’un moulin du Musée du Village, provenant justement du village dans lequel il va mener sa recherche. Il utilise la première personne du pronom singulier 59 Lecoultre Alexandre : op.cit. p.114 32 tout au long du travail, sans pour autant l’utiliser pour se livrer à des réflexions introspectives (même pas sur la modernité et les changements qu’elle impose, souvent décriée en anthropologie). Il se contente de nous faire part de ses surprises, ses découvertes, et de quelques moments clefs qui ont participé à l’avancement de sa recherche. D’ailleurs, à ces occasions, l’analyse anthropologique et l’exposition des faits qui la sous-tendent se transforment en récit. L’auteur n’est plus en retrait, il est en situation, devant ces deux ouvriers qui transpirent sous leur échafaudage, intrigué par une casquette60. Il suit une procession ou se promène avec son Minolta sous une lumière apocalyptique61. A plusieurs reprises il se met en scène sur le terrain, à la manière d’autres avant lu. Ces moments proprement «racontés» lui permettent, à mon sens imprégné des analyses de Geertz, de rappeler qu’il était bien là, et que le lecteur peut donc lui faire confiance. Les faits sur lesquels s’appuient les analyses n’ont pas été inventés, ils ont été vus, vécus, observés, consignés. A travers la « perspective-je », il décrit ses interactions avec les interrogés, leurs réponses, leurs silences, parfois leurs nostalgies62, un peu à la manière de Jeanne Favret-Saada, accordant à cet égard une attention à la négociation du savoir, comme l’a souhaité Mondher Kilani. Les habitants qu’il interroge sont donc beaucoup moins typifiés que ce qu’ils pourraient être dans les monographies définies comme classiques. Pour clore cette ébauche d’analyse, j’aimerais remarquer que la place occupée par les descriptions en tant que telles (imprégnées d’interprétations évidemment) n’est pas aussi large que celle que j’avais imaginée. Certes, cela peut s’expliquer par la restriction imposée aux auteurs des textes analysés quant au nombre de leurs pages. Certes également, l’influence que les monographies classiques et les études formées d’épaisses représentations fictionnelles exercent sur moi suscite ce jugement, qui n’est alors pas adapté. Néanmoins, la question de cette retenue se pose, et celle aussi de savoir si le texte aurait été plus pertinent s’il avait contenu plus de passages récit, de descriptions stylisées, de portraits écrits. Le terrain aurait été, pour quelqu’un qui ne le connaît pas, plus palpable, tout comme l’est la Roumanie décrite dans Der blinde Masseur, avec ses contes, ses paysages, les humeurs de ses habitants, qui interagissent avec l’étranger revenu au pays, qui d’ailleurs s’apparente sous certains angles à un 60 Idem p.91 Idem p.75 et 108 62 Idem p.76 61 33 anthropologue. Qu’aurait-on obtenu de mieux (et de moins bien) s’il l’on avait pu déplacer Zola jusque dans la communauté russo-lipovène ? Un portrait plus beau, mais aussi plus vrai et plus convaincant, aussi pour des anthropologues ? Le travail d’Alexandre Lecoultre me paraît représenter un bon équilibre d’écriture, mélangeant la prose caractéristique d’un certain modèle «scientifique» (théories, concepts) et celle du récit, tout en appliquant quelques uns des codes textuels qui ont été relevés plus haut. Pour ces raisons il me semble être un exemple parlant du compromis auquel est arrivé, plus ou moins consciemment, l’anthropologie par rapport à son écriture. Conclusion Ce travail a montré dans quelle mesure l’écriture en anthropologie, sur la modalité du problème de l’objectivité, compris largement comme l’adéquation entre le texte et la réalité du terrain, suscitait des questionnements, incertitudes et pour certains des impasses. La question de savoir s’il est possible et scientifiquement crédible de décrire l’Autre avec les mots d’une autre culture, à travers un texte dont l’auteur utilise presque le même langage, parfois les mêmes procédés que l’écrivain, et met en œuvre des stratégies, appliquant des codes qui lui permettent d’acquérir son autorité, reste toujours ouverte. Néanmoins il me semble qu’après la rédaction de ce travail, après avoir exploré certains des problèmes posés par l’écriture, à travers la dichotomie posée plus haut, je pourrai dire que cette prétention est concevable : il faut pour cela adopter une vision de la science qui n’est pas celle des positivistes (ce qui est fait depuis des décennies), ou plutôt une vision de la vérité dans les sciences sociales qui soit adaptée à ces dernières. De plus, en ce qui concerne plus précisément le travail de textualisation dont j’ai traité, il est nécessaire d’en concevoir les limites, d’être conscient des empreintes qu’il peut laisser sur la pensée et de la réalité qu’il crée. Mais il faut aussi reconnaître le formidable potentiel de transmission du savoir que constitue la langue familière et l’écriture (cette assertion semble tellement évidente), qui dans le cas de l’anthropologie s’avère significativement irremplaçable par un autre modèle d’expression. Il faut reconnaître dans ce cas un certain brouillage de la dichotomie objectif/subjectif. C’est une fois ce potentiel accepté que peut se poser sereinement la question de son utilisation efficace par l’anthropologue, et donc la question de son lien avec la 34 littérature. Quels moyens textuels l’anthropologue peut-il mettre en place pour transcrire et transmettre ? Les solutions sont multiples, et, pour reprendre l’idée de Lacombe ou celle de Leiris, l’anthropologue peut être innovant textuellement sans que cela ne nuise nécessairement à la dimension scientifique du texte, dans la mesure où les buts de l’anthropologie sont conservés, à savoir décrire, interpréter une situation sociale et transmettre ces éléments de science. Finalement, l’anthropologue sûr de lui ne perd rien à observer et s’inspirer des écrivains dans les domaines qui lui semblent opportuns. L’ouvrage collectif « Terrains d’écrivains 63 » offre quelques pistes intéressantes à ce sujet. Pour conclure cette conclusion, j’aimerais revenir sur le lien entre l’anthropologie et la littérature. Séparées officiellement au cours des siècles, elles ne visent plus les mêmes buts, mais entretiennent de nombreux points communs. A ce propos il y a quelques jours mon père, plus familier avec les sciences dures qu’avec l’anthropologie, après avoir écouté à la radio les louanges des livres de voyage de Nicolas Bouvier, m’a envoyé le message suivant : « écrivain voyageur, c’est exactement un métier pour toi, non ? ça va avec les études que tu fais ». Dans une certaine mesure, la pratique de l’anthropologie est encore rapportée à la pratique littéraire (et surtout à la pratique littéraire du voyage) autant par un public de non spécialistes que par certains anthropologues. Ce rapprochement n’est pas anodin, et il s’explique entre autre par les parallèles qui ont été tirés dans ce travail. Néanmoins, si l’écrivain et l’anthropologue sont toujours proches, si l’anthropologue est toujours un peu hanté par l’écrivain, écrivain raté peut-être, il ne faut pas pour autant les confondre sous prétexte que l’anthropologie serait incapable de sortir de la littérature et de transmettre des faits et des analyses correspondants dans une certaine mesure à la réalité (comme le prétend Edward Tyler). Déjà parce que même si elle n’en sortait pas, elle en serait capable, Zola en est l’exemple. Mais en plus parce que, un peu comme Hermès, les anthropologues d’aujourd’hui ne promettent pas la vérité totale dans leurs textes, mais ils promettent de ne pas mentir. Conscients de tous les biais possibles, ils tentent de ramener la meilleure adéquation entre observation, interprétation, texte et « réalité ». L’anthropologue est peut-être cet être improbable, 63 Bensa Alban et Pouillon François (dir) : Terrains d’écrivains : littérature et ethnographie. Anacharsis, Toulouse, 2012. 35 croisement entre un cartographe et un voyageur, un anatomiste et un poète. Il est rêveur parfois. Mais souvent il n’est pas menteur. 36 Bibliographie Aktinson Paul : The ethnographic imagination : textual construction of reality. Routledge, New York, London, 1991. Bensa Alban et Pouillon François (dir) : Terrains d’écrivains : littérature et ethnographie. Anacharsis, Toulouse, 2012. Bertoud Marc : La comparaison comme principe métaphorique de l’anthropologie. In: Carnets de bord en sciences humaines, N°1, 2001. Boyer Alain-Michel (dir) : Littérature et ethnographie. Centre de recherches « Texte, langage, imaginaire », Marge et écriture. Ed. C. Defaut, Nantes, 2011 Clifford James : The Predicament of Culture : twentieth-century ethnography, literature, and art. Harvard University Press, London, 1988. Clifford James, Goerg E. Marcus (ed.): Writing culture : the poetics and politics of ethnography. University of California Press, Berkeley, 1986. Favret-Saada Jeanne : Les mots, la mort, les sorts : la sorcellerie dans le bocage. Gallimard, Paris, 1989. Florescu Catalin Dorian : Der blinde Masseur. Pendo, München, 2005. Geertz Clifford : Ici et là-bas, l’anthropologue comme auteur. Métailié, Leçons de choses, Paris, 1996. Geertz Clifford : La description dense. In : Enquête (en ligne), 6/1998, URL : http://enquete.revues.org/1443. Ghasarian Christian (dir) : De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive : nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. A. Colin, Paris, 2006. Jay Monique : Sur l’écriture en sciences humaines. In : Journal des anthropologues (en ligne), 75/1998, pp.109-128. URL : http://jda.revues.org/2642 Lacombe Bernard : Le lecteur comme anthropologue. In : L’Homme et la société, 134/1999, pp.25-43. 37 Observer, être observé et s'observer. Comment l'anthropologue devient-il sujet de son étude ? France Genin Introduction Une grande partie du travail d'anthropologue réside dans l'observation. Si les premiers anthropologues se contentaient d'analyser, étudier et publier les données recueillies par des missionnaires, colons ou explorateurs sur les peuplades exotiques, il est rapidement devenu clair pour ces anthropologues de cabinet que leur présence sur place et une observation directe étaient nécessaires. L'anthropologue devient donc un observateur mais un observateur lointain, un anthropologue de véranda qui observe l'autre du dehors, de loin. Il faudra alors attendre des anthropologues tels que Malinowski pour que l'anthropologie reconnaisse enfin l'importance de l'observation participante. L'observation participante engendre une insertion durable et presque totale de l'anthropologue dans la société qu'il étudie, afin de diminuer l'altérité et permettre à ce dernier non seulement de mieux connaître mais aussi comprendre les personnes qu'il étudie. L'observation participante implique une étude approfondie de la société, réduisant ainsi la marge d'erreur que peut commettre l'anthropologue dans ses découvertes et analyses de la société. Pourtant, et de nombreux cas pratiques sont là pour le prouver, les erreurs occurrent parfois encore et même, deux anthropologues travaillant le même terrain sur une même période peuvent tous deux arriver avec des résultats fort différents. Le cas de Margaret Mead, dans son étude sur les habitants de Samoa est un exemple parmi d'autres. C'est que, malgré toutes les précautions prises lors de l'observation pour la rendre la plus objective possible, celle-ci ne peut jamais totalement l'être. L'observation est et reste subjective étant très fortement influencée par les préjugés, sentiments de l'anthropologue. Cette constatation ne date que de quelques années et a totalement bouleversé l'anthropologie et sa manière de procéder. En effet, l'anthropologue devient et doit devenir, lui aussi, l'objet de son étude car il n'est plus seulement un spectateur ou même un spectateur participant mais il est bien un acteur, agissant sur les autres et soi-même, capable de modifier le résultat de ses recherches. 38 Comment alors s'insérer dans sa propre étude, comment l'anthropologue devient-il chercheur et sujet ? 2. Mon expérience – la Roumanie Mon intérêt pour cette question de l'influence sur l'anthropologue, de cette double fonction qu'il a d'être à la fois observateur et objet d'observation avait déjà pris forme lors d'un précédent séminaire intitulé Méthodologies en Sciences sociales. Pour ce séminaire, nous avions étudié les jeunes et leur rapport à l'argent. Avec mon groupe, nous avions décidé d'étudier et observer les jeunes de Fribourg à la gare. Très rapidement, nous avons compris que notre présence et nos regards insistants ne passaient pas inaperçus et que nous étions alors à notre tour observés par les personnes même que nous observions. Cette simple observation avait produit des effets bien audelà de tout ce que nous aurions pu imaginer. Notre observation influençait le comportement des personnes que nous observions pour la simple raison qu'ils se sentaient observés mais nous influençait-nous même à cause de nos attentes et ce que nous cherchions. Enfin, l'observation de ces jeunes sur nous influençait notre propre comportement et nous déstabilisait peut-être nous obligeant donc à nous observer nous même à notre tour, pour nous rendre compte que notre regard ainsi que notre comportement sur le terrain pouvaient eux-mêmes modifier les réponses que nous allions trouver. Tout ce processus nous avait d'ailleurs amenés à décider d'entrer en contact avec ces mêmes jeunes, puisqu'il était évident que notre fonction de simples observateurs nous empêchait de dépasser notre propre subjectivité. Cette sensation, je l'ai à nouveau ressentie durant l'école d'été en Roumanie, lorsque nous avons pris des taxis pour visiter un quartier Rom dans la ville de Bucarest. Cette expérience fut terrible car elle reflétait pour moi tous les stéréotypes de l'anthropologue, étudiant de loin des peuples sauvages sans se mélanger à eux. Comme dans un safari, nous étions confortablement assis dans notre taxi pendant que nous observions, par les vitres de la voiture, appareil photo en main, ces personnes, ces familles qui, bien entendu, n'ont pu que constater notre présence évidente, grossière. Personne n'a pu prendre de photo, tout le monde a ressenti ce sentiment terrible de transgression, voyeurisme. Il avait d'ailleurs fallu promettre aux chauffeurs de taxi le double de leur tarif normal et un long moment d'argumentations pour les convaincre de nous amener dans cet endroit, où l'on avait une idée de ce qui nous attendait, mais qui 39 semblait faite de stéréotypes. Ce que j'ai vu, étonnamment, correspondait exactement à ce quoi je m'attendais : des familles assises dehors, devant leur maison, vieux immeuble délabrés, laissés à l'abandon. C’à quoi je ne m'attendais pas par contre, et qui m'a bouleversée, ce sont les regards de ces gens sur moi. Nous étions là pour les observer mais en réalité, c'est eux qui nous observaient. Nous étions chez eux, sur leur territoire, intrus. Devant nous, le chauffeur de taxi avait fermé toutes les fenêtres et les portes à clé. Il conduisait brusquement, vite. Il jurait et semblait pressé de s'en aller. Un Rom s'était approchée des taxis, une épée en plastique à la main. Il portait un jouet, et pourtant, il me paraissait dangereux, menaçant. Les personnes assises dans un autre taxi m'ont ensuite raconté qu'il avait simplement demandé si nous étions là pour faire un reportage. C'est alors que je me suis rendue compte de l'impact que pouvait avoir mon observation et l'observation de l'autre sur ma recherche. Sentir le regard de l'autre sur moi alors que je ne m'y attendais pas, voir le chauffeur de taxi anxieux, m'avaient donné un sentiment d'insécurité et poussé à voir ce jeune Rom comme une menace alors que ce n'était vraisemblablement pas le cas. Ainsi m'est apparue l'importance de m'observer moi-même, de comprendre comment mes sentiments peuvent altérer ou améliorer ma capacité d'étudier certains événements. Une autre journée intéressante fut celle de la visite d'un quartier Rom à nouveau, mais cette fois-ci à Babadag. Nous nous y sommes rendus en bus, mais sommes cette fois-ci sortis à la rencontre des personnes que nous visitions. Le chauffeur nous avait tout de même mis en garde, nous conseillant de laisser nos valeurs dans le véhicule ou au moins de ne pas les quitter des yeux, mais l'atmosphère étant déjà plus détendue, il n'y avait plus cette appréhension de l'autre, de l'inconnu qui nous attendait. Ce sont des familles qui vivaient là, et petit à petit, les enfants surtout, mais aussi les parents, sont venus à notre rencontre. Ce sont les enfants, parmi nous tous, qui étaient les plus fins observateurs. Dès qu'ils virent nos appareils photos, et que certains d'entre nous avaient dans leurs sacs quelques biscuits, tous attiraient notre attention afin qu'on les prenne en photo et que l'on partage nos précieuses friandises. Notre présence, notre volonté d'aller sur le terrain et observer ces personnes transformait déjà grandement leur attitude puisque les enfants modifiaient leur comportement habituel, créait une grande agitation. Et notre propre observation en était modifiée et peut-être même altérée puisqu'il fallait surveiller ses affaires en même temps que s'intéresser à ce qu'il se passait pendant que nous étions sollicités de toutes parts par la dizaine et même vingtaine d'enfants qui 40 grouillait autour de nous. Ainsi, dès que nous cédions aux demandes des enfants, ceuxci se comportaient de manière différente avec nous et pouvait influencer la façon dont nous les voyions. Aussi, leurs mains furtives dans nos sacs, les avertissements du chauffeur mais aussi des parents sur les possibles tentatives de vol des enfants avaient partagé nos opinions. Certains d'entre nous pensaient qu'il s'agissait plus d'un jeu pour les enfants et qu'ils n'avaient pas réellement l'intention de nous voler. Pour d'autres, leur comportement consistait justement à nous amadouer et détourner notre attention, qu'ils avaient réellement l'intention de profiter peut-être de l'ignorance de ces touristes. Pour ma part, j'avoue toujours être partagée entre ces deux opinions. Et même si mon observation ne m'a donc menée à aucune idée concluante sur le comportement de ces enfants Rom, elle m'a au moins permis de me rendre compte de la double influence, de l'ambiguïté observateur / observé et des multiples conséquences de celle-ci, entre autres la possibilité de se retrouver avec plusieurs hypothèses, l'une n'étant pas forcément plus fausse que l'autre, à vérifier ou à toutes deux accepter. 1. Expériences d'anthropologues Le cas de Margaret Mead n'est pas isolé parmi les anthropologues dont le résultat d'un travail ethnographique a été contesté mais il est intéressant de s'y pencher pour voir en quoi l'anthropologue elle-même a pu influencer son travail. Margaret Mead, toute jeune anthropologue, part à Samoa afin d'y étudier les jeunes Samoans et leur rapport à la sexualité. Elle en reviendra avec une un livre, « Coming of age in Samoa », quasi-révolutionnaire qui l'a par la suite rendue célèbre mais dont les conclusions, plusieurs années plus tard, seront réfutées et que beaucoup traitent aujourd’hui de « fiction ethnologique1». En effet, Margaret Mead a fortement été influencée par les travaux d'autres anthropologues, le contexte culturel occidental duquel elle était issue, par les Samoans eux-mêmes qui l'ont induite en erreur dans ses recherches mais aussi et surtout par ses propres attentes, les préjugés qu'elle avait peutêtre sur ce peuple et le sujet d'étude qui l'intéressait. Sans s'étendre trop longtemps sur quelles étaient ces influences exactement puisque de nombreux auteurs se sont déjà 1 TABANI, Marc Kurt, (2001-2) : « Tcherkézoff Serge, Le mythe occidental de la sexualité polynésienne. 1928-1999 Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa », p. 229 41 penchés sur la question (Freeman, Tcherkézoff, Orans, Vinel...), on peut dire que la plus grosse erreur de Margaret Mead : [C]’est d’avoir écarté des données notées dans ses carnets qui contrevenaient au modèle dominant de la liberté sexuelle, et surtout de n’avoir jamais remis en question ses écrits, notamment dans « Male and Female » (1948), alors qu’elle était un professeur reconnu et adulé par toute la discipline2 . Ces « profondes surinterprétations 3» de la part de Margaret Mead sur la société samoane prouvent à quel point il est facile de se laisser emporter par autant d'influences aussi bien intérieures qu'extérieures ou bien plutôt à quel point il est difficile d'y résister. Michaël Singleton, anthropologue anglais, nous montre quant à lui comment les préconceptions de l'anthropologue peuvent influencer les informations mêmes qu'il reçoit de par ses interlocuteurs, tout simplement en posant les mauvaises questions, en utilisant des concepts occidentaux qui ne correspondent à la culture de ses informateurs : [J]e cherchais à savoir quels étaient leurs rapports avec Dieu et quelle était leur vraie nature spirituelle. Mais j'avais vite mis fin à ce genre de harcèlement inquisitorial, me contentant d'observer et surtout de participer à ce qui se faisait lors des séances d'adorcisme. Car sachant que j'avais une thèse à faire et qu'il fallait les bonnes réponses à « mes » questions, mes interlocutrices s'étaient mises à créer de toutes pièces et sur le champ l’équivalent konongo de « La Philosophie bantoue » du Père Tempels4 ! Mais loin d'empêcher l'anthropologie d'avancer, ce genre d'erreurs et les réponses (parfois violentes, parfois passionnées) qu'elles engendrent permettent justement de pointer le doigt sur les faiblesses de la branche et plutôt que de tenter de s'en débarrasser, se demander pourquoi elles sont là, et comment les dépasser ou tout du moins les rendre conscientes aussi bien à l'anthropologue qu'au lecteur. Ainsi, « Les débats critiques au sein de la discipline nous rappellent qu'il ne faut jamais oublier pourquoi on fait du terrain et pour qui on écrit. La seule façon de gérer et de limiter les biais et les notions préconçues est de les contrôler. 5» 2 VINEL, Virginie, (2002): « Serge Tcherkézoff, Le Mythe occidental de la sexualité polynésienne, 1928-1999. Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa » 3 TABANI, Marc Kurt, op.cit., p. 230 4 SINGLETON, Michaël, (2011) : « Sacré sacré ! », p. 59 5 GHASRIAN, Christian, et al., (2002) : « De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive. Nouveau terrains, nouvelles pratiques, nouveau enjeux », p. 19 42 L'anthropologue se doit de toujours être à l'affût de ces influences et doit se faire violence pour ne pas y céder. Ainsi, il doit toujours rester alerte et être capable de remettre en question les résultats de sa recherche. Margaret Mead a été faussée parce qu'elle cherchait dans la figure du Samoan, le modèle idéal d'une adolescence et d'un rapport à la sexualité réussis, autres que ceux alors présents en Amérique. Singleton s'est fourvoyé lorsqu'il croyait pouvoir retrouver en Afrique une même sorte de religion qu'en Occident. Je me suis laissée aller à penser que ce jeune Rom tenant une épée en plastique à la main pouvait être dangereux parce que je me suis moi aussi laissée influencer par cette image du Rom comme étant un « outsider », antisocial, étranger, autre. L'anthropologue revient donc encore et toujours à cette question de l'altérité. L'altérité en tant que création, trop pesante mais aussi l'altérité trop ignorée, jetée aux oubliettes. L'anthropologue doit donc jongler entre ces deux rapports à l'autre. Mais cette nouvelle attitude – aussi importante soit-elle – fait toujours débat : comment l'anthropologue peut-elle la mettre concrètement en pratique ? Et du coup, y a-t-il une réponse à cette question, y a-t-il réellement une sorte de mode d'emploi d'une pratique anthropologique réflexive ? « [...] l'anthropologue doit-il clamer la vertu supérieure de sa subjectivité ou bien simplement informer les interlocuteurs des conditions dans lesquelles se développe son analyse 6? » 2. Le terrain Le terrain est une partie non négligeable, irréductible de l'anthropologie et ce tout spécialement depuis Malinowski. Mais l'anthropologie se retrouve souvent réduite au seul terrain : être anthropologue, c'est « faire du terrain7 ». Mais qu'est-ce que réellement le terrain, une société, un lieu géographique délimité, un groupe de personnes à l'intérieur d'une société ? La notion de terrain est une « réalité floue 8» qui comporte de nombreuses notions et questions tels que l'enquête et ses techniques et moyens, l'éloignement, le voyage ou au contraire le rapprochement, l'altérité, l'intimité liée à la scientificité d'un travail, l'éthique, le temps du terrain, etc. Ainsi, « l'enquête de 6 Id., p. 49 COPANS, Jean, (2011) : « L'enquête ethnologique de terrain », p. 8 8 Id., p. 11 7 43 terrain a tellement évolué depuis plus d'un siècle (et pas seulement parce que les terrains eux-mêmes ont changé) que réduire [...] l'anthropologie au terrain, à une aventure intellectuelle personnelle, est une image facile et trompeuse.9 » L'idée est que chaque anthropologue à son terrain. Pour Griaule, c'était les Dogons, Malinowski, les argonautes du Pacifique, etc. L'anthropologue devient la figure, le symbole même d'une société particulière, il en est le spécialiste, la connaît mieux que les indigènes eux-mêmes. Pourtant, il n'y a pas plus éloigné que l'anthropologue qui doit souvent se faire violence pour comprendre et même simplement supporter la culture étudiée. Parfois aussi, l'anthropologue se sent étranger dans sa propre société et doit alors se garder de ne pas vouloir à tout prix voir dans la société étudiée, un ailleurs souvent idéalisé. Aujourd'hui, le terrain aussi change et l'anthropologie se transforme en anthropologie contractuelle. Si elle permet de fixer une durée plus ou moins déterminée et de mener une étude à l'intérieur même de sa culture, elle pose encore certains problèmes et certaines questions tels que l'efficacité d'une enquête « chronométrée ». Le terrain en soi n'existe pas réellement et « ne parle pas directement de luimême 10». C'est l'anthropologue qui en parle mais toujours à travers ses yeux. Ainsi, la « question de l'empirisme [...] est au cœur de la démarche du terrain [...]. Les faits sociaux sont-ils construits ou produits, par les acteurs, par l'observateur avec les acteurs [...] ? 11 » sont des questions fondamentales à la recherche de terrain et inhérentes au travail de l'anthropologue. Le terrain « nu » n'existe pas, même s'il est la condition même d'existence de l'anthropologie. De plus, l'anthropologue est aussi « lui-même un produit du terrain 12». Il est aussi « fait par le terrain », dans la mesure où il est sujet à des empreintes multiples, souvent déstabilisantes, qui échappent à son contrôle. Le processus relationnel entre le chercheur et ses hôtes sur le terrain, commence d'ailleurs par une « énigme réciproque 13». 9 Id., p. 8 Id., p. 9 11 Id., p. 83-84 12 Id., p. 12 13 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 26 10 44 Le terrain est donc le lieu symbolique d'une rencontre, d'un choc de cultures et le départ, pour l'anthropologue, d'un travail d'observation et de participation, où ce dernier agit sur des « autres » mais où ces autres agissent également en retour sur lui. 45 L'observation participante L'observation participante est « le vécu d'une expérience qui est progressivement devenue synonyme de méthode 14». Aujourd'hui, avec « [l]a mondialisation culturelle, la globalisation économique et l'hyper-modernité de nos postures et de nos identités 15», l'anthropologie a beaucoup changé. L'humain n'est plus appréhendé dans sa totalité, au-delà des différences, mais « éclaté, éparpillé et émietté en de multiples identités, appartenances et attitudes 16 » et l'anthropologue « ignore avec quels outils il entend le rendre intelligible.17 » La méthode est donc à repenser, redéfinir. L'observation (participative) est une technique reconnue et défendue comme étant efficace et dont l'anthropologue ne peut plus se passer. Pourtant, il n'existe pas de réel mode d'emploi – univoquement reconnu – de règles sur comment mener une enquête de manière efficiente. En effet, l'enquête est « soumise aux spécificités de l'objet, aux particularités et originalités des lieux et [...] semble interdire toute représentativité au terrain dans son sens large et surtout toute scientificité à ses pratiques. 18» Avant donc de s'imposer une quelconque méthode d'appréhension du terrain, il est primordial pour l'anthropologue qu'il se rende bien compte des enjeux qui se jouent au moment précis de l'observation et même avant celle-ci. En effet, « [l]'ethnologue n'est pas un être objectif observant des objets mais un sujet observant d'autres sujets. » Il emporte avec lui, sur le terrain, ses préconceptions et présupposés tels que le choix du sujet, du lieu géographique et des personnes à étudier, et même s'il s'efforce de sortir de son ethnocentrisme, l'anthropologue ne peut s'empêcher de « sélectionne[r] et classe[r] les différents types de données bien avant qu'une analyse formelle du terrain soit engagée.19» Aussi, l'observation implique une interaction entre observateur et observés. Les rôles sont interchangeables et donc forcément des jeux, arrangements se mettent en place et conditionnent toute l'enquête. L'anthropologue n'est pas forcément le bienvenu et sa tâche peut lui être aussi bien facilitée que compliquée. Comme dans le cas de 14 15 16 17 18 19 Id., p. 48 AFFERGAN, Francis, (2012) : « Le Moment critique de l'anthropologie », p. 6 Id., p. 7 Id., p. 6 COPANS, Jean, op.cit., p. 26-27 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 10-11 46 Mead, les informateurs peuvent « mentir », tromper, ou comme dans celui de Singleton, tenter de correspondre aux attentes de l'anthropologue alors que celles-ci ne se retrouvent pas dans leur culture, ou encore, comme dans le cas de Malinowski, l'anthropologue peut être exclu de certaines activités, car porteur de « bad luck 20 ». « Il y a certainement plus d'erreurs et d'échecs que de réussites dans l'accommodement de l'ethnologue au terrain.21 » Les résultats suite à un travail d'observation participante dépendent donc d'innombrables conditions telles que la durée durant laquelle l'anthropologue côtoiera les personnes qu'il étudie, les connaissances préalables, les possibilités de communication, le contexte social, l'institution dans laquelle l'anthropologue a été formé22 et encore sa simple sensibilité face aux divers éléments de son objet d'étude pour ne citer que quelques exemples. Bien entendu, de nos jours, l'anthropologue a accès à un patrimoine informatif considérable. Ainsi, « la plupart des enquêtes même initiales se déroulent dans un contexte [...] préparé23 ». Informations précieuses pour l'anthropologue, lui permettant de se préparer à l'observation sans devoir se jeter dans l'inconnu. Toutefois, la notion même d'observation participante commence de nos jours à être contestée en tant que constituant un « non-sens » et ceci pour deux raisons. Même si elle ne permet pas toujours la participation (pour différentes raisons), tant qu'elle sous-entend la participation à la vie sociale, culturelle et rituelle, elle est, par définition, participante. Mais alors surgit un second non-sens, puisque la démarche même de l'observateur participant est artificielle de par sa simple présence et sa volonté de participer afin d'observer, écouter et comprendre24. Le travail d'observation de l'anthropologue suscite donc de nombreux questionnements avant, pendant et après tout la durée de l'enquête. Tous ces éléments pouvant modifier le déroulement de l'enquête fussent-ils laissés de côté, c'est tout le résultat du travail d'observation qui peut en être mal interprété. C'est pourquoi, aujourd'hui, ces éléments méritent plus grande réflexion. 20 STOCKING, George W. Jr., (1983) : « Observers observed. Essays on Ethographic Fieldwork », p. 101 21 COPANS, Jean, op.cit., p. 39 22 STOCKING, George W. Jr., op.cit., p. 55 23 COPANS, Jean, op.cit., p. 28 24 COPANS, Jean, op.cit., p. 34 47 3. L'observation réflexive Comme vu dans Le travail d'observation, l'enquête de terrain sollicite deux pans de l'anthropologue. Lors d'une enquête, le chercheur est « accompagné de son double, c'est-à-dire l'autre part de lui-même qui n'est pas uniquement dirigée vers la recherche ». Quelle est la place de ce double dans la production scientifique de l'ethnologue25 ? C'est cette question initiale qui donne le point de départ à la réflexivité de l'anthropologue, lorsque celui-ci se rend compte de ces deux penchants, l'un qui le pousse à voir les faits bruts, tels qu'ils sont, et l'autre qui tend à les interpréter. Tout anthropologue, tout être humain est constitué de ces deux pans, indissociables l'un de l'autre. L'enquête de terrain ne permet pas en elle-même une compréhension « intérieure ». Elle souscrit à une mise à distance de l'impression de compréhension spontanée, obstacle à la connaissance. La présence de l'anthropologue sur place réduit le schématisme et introduit la complexité, la nuance, le « cela ne va pas de soi ». [...] Elle ne raie pas d'un trait la subjectivité, inhérente au processus de compréhension anthropologique, mais elle procède par contextualisation, multiplie les points de vue [...]. « La réflexion n'est plus le passage à un autre ordre qui résorbe celui des choses actuelles, c'est d'abord une conscience plus aiguë de notre enracinement en elles », écrit Merleau-Ponty (1960 : 31)26 » Cette conscience est le fruit de nombreuses réflexions et remises en questions de l'anthropologue aussi bien avant, que pendant et après son enquête. Sans relâche, il doit s'interroger sur ses motivations, préjugées, incompréhensions face à son objet d'étude. Il doit donc s'observer lui-même, se soumettre à l'objectivation « non seulement tout ce qu'il est, [...] mais aussi son propre travail d'objectivation, les intérêts cachés qui s'y trouvent investis, les profits qu'ils promettent. » (1978 : 68).27 »Le but n'étant pas de dépasser cet ethnocentrisme – tâche impossible ? – mais bien plutôt d'en avoir pleinement conscience, de l'assumer et de l'identifier car, comme le dit Michael 25 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 84-85 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 106-107 27 Id., p. 12-13 26 48 Singleton « nous n'y échapperons pas. 28 » L'anthropologue ne peut étudier l'essence même d'une culture mais il peut tout au moins s'en représenter « des vérités partielles – et partiales sur celles-ci 29 ». Malinowski avait déjà plus ou moins pavé le chemin en insistant que, comme dans les sciences dures telles que la physique ou la chimie, ainsi que les sciences moins exactes comme la biologie ou la géologie, l'anthropologie « se doit de faire connaître au lecteur la façon dont les recherches et les expériences ont été menées30 ». L'observation réflexive va encore plus loin. Pourtant, peu d'anthropologues donnent d'informations sur la structure de leur enquête et beaucoup se laissent encore piéger par les dangers de l'ethnocentrisme. En effet, en 1967, D.J. Jongmans et P. C. W. Gutkind, constatent « que seuls 20% des auteurs de monographies ethnologiques « nous donnent une idée claire de la manière dont ils ont conduit leurs recherches 31 ». Ils ajoutent encore que si l'anthropologue apprenait à se considérer lui-même, ainsi que son travail, comme un problème, la qualité de son travail ne s'en verrait qu'améliorée. Bien sûr, si la réflexivité doit prendre une part plus importante dans le travail de l'anthropologue, celle-ci ne doit pas non plus occulter le but premier de l'anthropologie qui est d'exposer des faits ethnographiques. « « L'anthropologie réflexive ne peut se permettre de parler uniquement d'elle-même et tomber dans le travers stérile d'une anthropologie mea culpa, nihiliste, centrée sur elle-même (au point de faire passer au second plan l'objet initial de l'étude). » Elle ne conserve tout son sens que si elle continue à permettre de « comprendre l'action humaine, la sienne ou celle des autres (proches ou lointains), et d'en rendre compte avec cohérence et pertinence. 32 » Ainsi, le devoir de l'anthropologie aujourd'hui serait de trouver le bon équilibre entre une simple anthropologie descriptive et soi-disant objective et une anthropologie de l'imagination, où l'anthropologue serait tenté de recréer l'objet d'étude selon ses propres concepts, idées, le jugeant selon ses propres critères tout en le tenant pour complètement différent. Le rôle de l'anthropologue, à l'intérieur de l'enquête, a donc repris une place importante dans la discipline, toutefois il ne doit pas devenir le principal centre d'intérêt de 28 HERMESSE, Julie / SINGLETON, Michael / VUILLEMENOT, Anne-Marie, (2011) : « Investigations d'anthropologie prospective », p. 10 29 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 12-13 30 MALINOWSKI, Bronislaw, (1989) : « Les argonautes du Pacifiques occidental », p. 58-59 31 COPANS, Jean, op.cit., p. 94 32 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 28 49 l'enquête, occultant tout le reste. L'anthropologue se doit donc de rapprocher les résultats de ses enquêtes avec une réflexion sur la façon dont il est arrivé à celles-ci. Mais ensuite, il doit être capable de conjuguer les deux, sans tomber d'un côté ou de l'autre. L'anthropologie étant une discipline qui force l'implication personnelle de son protagoniste à travers l'interaction « dialogique 33» avec un groupe social donné, celle-ci ne peut prétendre à l'empirie. En effet, « l'ethnologue ne sort pas « indemne » du terrain.34» 6. L'écriture L'écriture est la dernière étape suite à l'enquête. L'anthropologue doit assembler, mettre par écrit tout ce qu'il a de notes d'observation, d'entretiens, de notes personnelles, etc. ainsi que tous les « processus [...] qui conditionnent la quête d'information [et] ne prennent pas nécessairement une forme discursive35 ». C'est aussi pour lui l'occasion de se reposer les questions de sa subjectivité et de sa propre influence sur l'enquête une dernière fois et s'assurer que celles-ci soient bien intégrées au texte. Il y a différents types de notes, textes et chacun d'eux a sa fonction au sein de l'enquête, sa place – ou non – dans un livre ou article. La mise par écrit de l'enquête anthropologique est une étape délicate puisqu'elle doit être représentative du terrain. En effet, « Le texte reste encore la seule preuve de l'existence du terrain.36 » En plus des informations qu'elle transmet, elle doit faire figurer non seulement l'expérience de l'anthropologue par rapport à son sujet d'étude mais aussi, et surtout, permettre à ce sujet de se déterminer lui-même sur une étude qui le concerne directement 37. Ainsi, le terrain se constitue en un montage de textes, alors que le texte devient « un démontage (une déconstruction-reconstruction) des terrains. 38» Le but étant que le texte final devienne « un foisonnement de points de vue, d'ébauches, de fragments : ouverts, à la disposition de la pensée créatrice du lecteur. 39» 33 34 35 36 37 38 39 Id., p. 134 Id., p. 134 Id., p. 42 COPANS Jean (2011) : « L'enquête ethnologique de terrain », Paris : Armand Colin, p. 85 Id., p. 60 COPANS, Jean, op.cit., p. 94 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 105 50 Cependant, beaucoup d'anthropologues ont confiné leur(s) informateur(s) au silence, procédant à un discours sur l'autre plutôt qu'un discours de l'autre, un discours par l'autre. À ce sujet, Malinowski était on ne peut plus clair : « Malinowski at work, Omarakana. « Feeling of ownership: it is I who will describe them or create them... » (1967: 140 [December 1, 1917], 326 [March 26, 1918]. Courtesy Mrs. Helena Wayne and the London School of Economics)40 Malinowski se rendait bien compte de la primauté du discours « savant » sur celui de l'informateur, confisqué et instrumentalisé41. Et si de nos jours, ce genre de discours serait vu d'un mauvais œil, ferait même scandale, il reste souvent implicite au travail de l'anthropologue, parfois même sans que celui-ci s'en rend compte. En effet, malgré de nombreux discours de la part des anthropologues proclamant que le respect dû à chaque type de culture est aujourd'hui irrévocablement reconnu au sein de la discipline, décrétant qu'il n'y a pas de bons ou mauvais, primitifs ou évolués, civilisés, cette reconnaissance des autres et de leur valeur ne se retrouve pas dans les textes, puisqu'ils y sont réduits à l'état végétatif de fantômes, comme si leur culture n'était vouée qu'à être nommée par les mots de l'observateur. Les observés deviennent des êtres-témoins, des êtres structurant des structures, signifiant des concepts, échantillonnant leurs propres cultures, des êtres implicites, des êtres de l'implicite42. Pour éviter ce genre de piège, pour ne plus faire face à un sens imposé de l'extérieur, par l'auteur, l'anthropologie insiste aujourd'hui sur l'importance du dialogisme, c'est-à dire faire parler l'Autre (les autres). Mais « est-ce bien suffisant pour restituer la complexité réelle de la quête ethnographique ? » Il est aussi important « que l'auteur assume de bout en bout « sa » version en ayant le souci de contextualiser, en faisant saillir les arêtes, en suscitant la disharmonie43. » Ainsi seulement le texte ethnologique, ne pouvant prétendre à la transparence, permet de présenter différents points de vue (celui de l'anthropologue et ses informateurs) et – à travers les remises en question de l'anthropologue, la mise en exergue de sa subjectivité – ne fait plus passer le discours de l'anthropologue pour parole d'évangile, mais permet au lecteur une approche critique du texte 40 STOCKING, George W. Jr, op.cit., p. 101 CHAUVIER Éric, (2011) : « Anthropologie de l'ordinaire : une conversion du regard », p. 19 42 Id., p. 48 43 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 42 41 51 ethnographique. Ainsi, l'enquête anthropologique reste un discours sur l'autre, une interprétation, de deuxième ou troisième ordre. Les textes qui en résultent sont donc des fictions ; fictions dans le sens où ils sont « quelque chose de fabriqué », mais cela « ne signifie pas qu'ils soient faux, irréels ou de simples reflets d'une expérimentation « comme si44 ». 7. L'altérité L'anthropologue lui-même a une grande influence sur son propre travail. Mais qu'en est-il de l'Autre ? En effet, l'anthropologue doit être attentif à son propre comportement, mais l'observation de l'autre reste sa principale occupation et préoccupation. La question de l'altérité a d'ailleurs été mentionnée dans plusieurs chapitres et est un thème récurrent à la question de la réflexivité et de l'objectivation de l'anthropologue. Elle est donc une notion très importante non seulement dans ce travail mais dans l'anthropologie en général. C'est en fait cette « altérité » qui va pousser le chercheur à se questionner sur sa propre personne, à s'observer lui aussi à son tour, c'est elle qui est au fondement de ce cheminement, cette remise en question que l'anthropologue doit entreprendre. Les deux sont donc intimement liés et entremêlés puisque l'un implique l'autre. « Le projet anthropologique dans son ensemble repose sur l'altérité45 ». C'est cette altérité, cet inconnu, cet étrange, ce fantastique qui donne tout son intérêt à l'anthropologie. À ses débuts, l'anthropologie était l'étude de peuples et régions « exotiques », lointains et l'altérité était d'autant plus forte que les divers phénomènes de la globalisation et la mondialisation n'étaient pas encore à l'ordre du jour, ou seulement à leurs débuts. Aujourd'hui, l'impression générale est que cette altérité a tendance à disparaître ou tout du moins à s'amoindrir. Elle est pourtant toujours bel et bien présente et l'anthropologue peut en faire l'expérience dans sa propre société. Ainsi, l'anthropologue doit plonger à l'intérieur de cette altérité afin de l'étudier et de la vivre de dedans. Pour ce faire, il doit non pas s'approprier le point de vue de 44 PIASERE, Leonardo, (2010) : « L'Ethnographe imparfait. Expérience et cognition en anthropologie », p.25-26 45 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 28 52 l'autre, « saisi dans sa « réalité » profonde 46», mais tenter de l'aborder et de pouvoir en rendre compte. En effet, il est difficile, voire impossible, de connaître réellement autrui. Le but n'est donc pas de dépasser cette altérité, mais au contraire de l'avoir toujours bien en tête. L'anthropologue, pendant son enquête, risque de se heurter à de l'inconnu, de ne pas retrouver ses repères et concepts et il doit l'accepter et non tenter à tout prix de créer des parallèles entre son objet d'étude et ses propres notions. Réciproquement, il doit faire attention à ne pas inconsciemment chercher dans son objet d'étude l'antinomique de ses propres concepts, connaissances, comme c'était le cas de Margaret Mead par exemple. Dans tous les cas, l'anthropologue est en fait un « producteur d'étrangers » et « [l]'extranéité se trouve au cœur de l'opération d'enquête de l'ethnologue, car, pour étudier de près un objet intime ou voisin, il est contraint de le métamorphoser en objet lointain ou étranger.47» Cette attitude est ambivalente car l'anthropologue, en se distanciant et en se différenciant de son objet d'étude – afin de pouvoir en parler – utilise ce discours sur l'autre pour en fait produire un discours sur soi : « « en parlant des autres, c'est de moi que je parle » et si je dis « les autres », « c'est d'autant plus pour me dire ». » (Montaigne) : [C]et éclatement d' « identité » par identification restrictive à soi ne s'accompagne pas pour autant d'un processus d'identification à l'autre. L'anthropologue ne vise pas davantage à épouser le point de vue de l'autre qu'à convertir ce dernier à soi.48 La relation Autre – Soi est donc une relation ambiguë. L'ethnologue n'est pas un indigène, même si dans son comportement, il essaie de s'en rapprocher. Il est de passage et pourtant, il tient « à marquer un certain enracinement 49 ». L'anthropologue est fortement impliqué dans son travail, et dans son objet d'étude. En étudiant l'autre, il se lie à lui et un comportement à la fois de distanciation et de rapprochement par rapport à cet « autre » est indissociable de la démarche anthropologique. 46 Id., p. 106 AFFERGAN, Francis, op.cit., p. 28-29 48 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 146 49 COPANS, Jean, op.cit., p. 34 47 53 La relation à l'autre Comme déjà mentionné, la relation observateur - observé est le résultat d'un accord tacite. La présence de l'observateur est imposée à son sujet et celui-ci ne peut que choisir de coopérer ou la combattre. Ainsi, à l'observateur n'est donné de voir que ce que l'observé daigne bien lui montrer et ne peut entendre que ce que l'on voudra bien lui raconter. En conséquence, « [o]bservateur et observé sont constamment engagés dans des processus dialogiques et s'affectent l'un l'autre.50 » Le comportement des observés influence donc tout autant le travail ethnographique que celui de l'observateur, puisque c'est ce comportement que le chercheur devra analyser, mais c'est ce comportement qui engendra aussi automatiquement des réactions personnelles de l'anthropologue à son égard. « L'observateur ne peut être dissocié de l'observé51». Le monopole de l'observation n'est pas le seul fait de l'anthropologue. Sa présence suscite, implique forcément en retour l'observation de ses « hôtes » sur sa personne. Ainsi, ses conduites constituent autant « une énigme à élucider que les leurs52 ». Comme vu dans L'écriture, l'anthropologue peut souvent se laisser aller à se placer comme seul observateur, seul acteur de l'enquête ethnographique. En réalité, le savoir accumulé sur le terrain est un « co-savoir », entre savoir externe et interne. Les conduites, questions et interprétations du chercheur, croisées avec celles du groupe étudié se constituent en une sorte de représentation commune et crée une relation affectée d'une forte composante émotionnelle entre observateurs et observés. Ce co-savoir semble se construire autour d'une constante négociation autant verbale que non-verbale sur l'importance et le statut des variantes individuelles des pratiques et le degré de généralité des énoncés 53. Le but de ce co-savoir, de ce partage entre observateur et observés, est de faire émerger à leur conscience certains mécanismes profonds de l'habitus culturel afin de leur faire perdre leur caractère d'évidence. Ce co-savoir est donc le résultat non pas d'un avoir empirique mais d'un savoir relationnel, de la relation de compréhension du savoir culturel. En effet, l'anthropologue « ne peut effacer sa trace originelle : il est et restera 50 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 16 Ibid. 52 Id., p. 94-95 53 Ibid. 51 54 un étranger.54 » La production ethnographique résulte alors d'une double violence : d'abord culturelle et politique et ensuite technique et manipulatrice, cherchant à recueillir des informations.55 Bien sûr, des malentendus peuvent survenir, dus à une incompréhension de part ou d'autre, mais si ceux-ci parviennent à être détectés par l'anthropologue, ils ont une grande valeur car ils lui permettent de pointer le doigt sur cette altérité, qui fonctionne en fait dans les deux sens. L'ethnologie est alors transversale puisqu'elle est à la fois une anthropologie de l' « objet » étudié, une anthropologie de celui qui l'étudie et une anthropologie des modes réciproques de la construction du lien social entre tous ces acteurs.56 8. Conclusion L'anthropologue doit se faire lui-même sujet de son travail, de son étude de l'Autre, et c'est justement cette altérité qui l'y oblige. On définit l'autre par rapport à soi, et on se définit soi-même par rapport aux autres. Toutefois, l'anthropologue ne doit pas devenir le sujet principal de son étude. Il ne s'agit pas d'une étude de soi, sur soi mais d'une étude de la relation à l'autre, une étude de l'autre, avec l'autre, par l'autre. La réflexivité, l'objectivation de l'expérience sur le terrain, mais aussi avant et après celuici, aide l'anthropologue à se rendre compte et à rendre compte de cette altérité, cette complexité qu'est la connaissance de l'autre, mais ne constitue pas une fin en soi, ne doit pas empêcher d'arriver à un résultat, de pouvoir approcher, appréhender le plus possible l'objet d'étude. Les techniques pour arriver à ce résultat sont innombrables et dépendent de nombreux facteurs (« la relation entre la culture et les comportements, le système normatif et le vécu des acteurs sociaux, le vécu du chercheur sur le terrain, le style littéraire choisi pour relier l'observateur et l'observé et le rôle du lecteur engagé dans la reconstruction active de l'histoire. 57 »). Il n'y a donc pas de « truc », d'astuce, de démarche à suivre universaux lors d'une enquête, seulement des pistes. « La non54 COPANS, Jean, op.cit., p. 33 Id., p. 55 56 Id., p. 56 57 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 12 55 55 codification stricte des conditions d'application des principes de terrain fait partie de la « culture » de l'ethnologie.58 » Cela ne signifie pas que toute approche est forcément bonne. Chacune doit pouvoir être remise en question, étudiée et analysée. Le meilleur moyen de permettre cette analyse, et de manière constante, est donc de multiplier les points de vue dans le travail de l'anthropologue, afin de dépasser « l'empirisme aveugle59 » en considérant plusieurs dimensions inter-reliées, de procéder à un « métissage anthropologique » qui, « loin de chercher une résolution euphonique, accepte qu'il y ait sinon de la discorde, du moins de la discordance et de la dissonance. 60 » Il semble donc que l'anthropologie aujourd'hui doive reposer sur la conjugaison entre les faits, descriptions ethnographiques « empiriques » et la subjectivité de l'anthropologue mise en exergue à travers la réflexivité, démontrant ainsi qu'il n'existe pas en anthropologie, de savoir empirique et que celle-ci n'est pas une science exacte. En se posant sur ces bases plus modestes, peut-être devient-elle en effet plus solide. Cette interrelation entre deux actions aussi distantes l'une de l'autre et pourtant jamais totalement distinctes serait donc la solution à tous les maux actuels de l'anthropologie. Mais dans une discipline aussi jeune où pourtant les points de vue, influences, méthodes se sont succédés dans une rapidité aussi frénétique, il est légitime de se demander si cette méthode de construction d'une enquête anthropologique n'est que passagère et si une autre, plus efficace, sera alors mise en avant d'ici quelques années. L'anthropologie, en tant que science sociale, cherche encore sa place, n'a pas encore fini de se construire et se définir et doit savoir, être capable de se conformer au contexte actuel. Tâche difficile mais qu'elle applique constamment. 58 COPANS, Jean, op.cit., p. 110 GHASRIAN, Christian, et al., op.cit., p. 12 60 Id., p. 148 59 56 Bibliographie AFFERGAN, Francis, (2012) : « Le Moment critique de l'anthropologie ». Paris : Hermann Éditeurs CHAUVIER Éric, (2011) : « Anthropologie de l'ordinaire : une conversion du regard », Toulouse : Éditions Anacharsis COPANS, Jean, (2011) : « L'Enquête et ses Méthodes. L'Enquête Ethnologique de Terrain », 3e éd. Paris : Armand Colin GHASRIAN, Christian, et al., (2002) : « De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive. Nouveau terrains, nouvelles pratiques, nouveau enjeux ». Paris : Armand Colin HERMESSE, Julie / SINGLETON, Michael / VUILLEMENOT, Anne-Marie, (2011) : « Investigations d'anthropologie prospective ». Louvain-La-Neuve : HarmattanMALINOWSKI, Bronislaw, (1989) : « Les argonautes du Pacifiques occidental ». Paris : Gallimard PIASERE, Leonardo, (2010) : « L'Ethnographe imparfait. Expérience et cognition en anthropologie ». Paris : Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales SINGLETON, Michaël, (2011) : « Sacré sacré ! ». Entropia, 11, 57-68 STOCKING, George W. Jr., (1983) : « Observers observed. Essays on Ethographic Fieldwork ». 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Ungefähr 10 Prozent der rund 21 Millionen Einwohnerinnen und Einwohner Rumäniens sind Minderheiten (siehe Tabelle 1: Bevölkerung Rumäniens 1992 und 2002). Diese werden in nationale, religiöse und ethnische Minderheiten eingeteilt. Bis jetzt gibt es noch keine völkerrechtlich anerkannte Definition von Minderheiten (humanrights.ch), denn eine solche ist mit grosser Komplexität verbunden. Die aufliegende Arbeit ist eine Einführung in die Thematik und soll die Schwierigkeit in der Definition von Minderheit aufzeigen. Tab 1: Ethnische Struktur der Bevölkerung Rumäniens 1992 und 2002 58 1.2 Forschungsfrage Spricht man im Umgangssprachlichen von Minderheiten, wird der Terminus klar und bekannt vorausgesetzt. Der Fokus wird nicht auf den Begriff an sich gelegt, sondern auf die Menschen, von denen als Minderheit die Rede ist. Durch eine ausführlichere Beschäftigung mit Minderheiten, wird jedoch bald ersichtlich, dass die Kriterien, nach welchen die einzelnen Minderheiten definiert werden, überhaupt nicht offensichtlich und allgemeingültig sind, sondern Raum für Fragen offen lassen. So werden Minderheiten teilweise durch ihre Religion, ihre Sprache, ihre Nation oder ihre Ethnie1 definiert.2 Doch welches Kriterium hat nun Vorrang; die Religion oder die Sprache, die Nation oder die Ethnie? Und welche Rolle spielt dabei das subjektive Zugehörigkeitsgefühl der einzelnen Personen? Diese Arbeit hat nicht den Anspruch, eine allgemein gültige Definition aufzustellen und somit das Problem der mangelnden Definition aus der Welt zu schaffen, sondern die Schwierigkeit einer solchen darzustellen und auf die Wichtigkeit einer allgemein anerkannten Definition hinzuweisen. Ein Grossteil der aufliegenden Arbeit stützt sich auf Theorie und schon veröffentlichte Arbeiten. Diese werden durch eigene Gedanken und dem konkreten Beispiel von Minderheiten aus Rumänien ergänzt und veranschaulicht. 1.3 Aufbau der Arbeit und Vorgehen Die aufliegende Arbeit stützt sich wie oben erwähnt zu einem grossen Teil auf Theorie und schon veröffentlichte Arbeiten. Dabei wird im Hauptteil auf die Herkunft und den Wort-sinn von Minderheit eingegangen. Weiter wird ein Schwerpunkt auf den Minderheiten-schutz gelegt. Inwieweit geht es bei der Definition von Minderheit um deren Schutz? Wenn es nämlich um den Schutz der betroffenen Menschen geht, erscheint die Notwendigkeit einer Definition in einem neuen Licht. Darauf folgen verschiedene Definitionskriterien, nach welchen Minderheiten für gewöhnlich eingeteilt werden. Diese werden mit persönlich erlebten Beispielen von Minderheiten aus Rumänien dargestellt. 1 Auch die Definition der Ethnie und daraus abgeleitet der ethnischen Minderheiten kann auf unterschiedliche Weise interpretiert werden. So ist nicht geklärt, welche Charakteristika die ethnischen Minderheiten umfassen und was man genau unter diesen versteht (vgl. Krugmann, 2004:68ff.). 2 Auf diese und weitere Definitionskriterien wird im Hauptteil ab Seite 10 genauer eingegangen. 59 Abschliessend werden die Folgen einer fehlenden Definition aufgezeigt und die Wichtigkeit, dass in Zukunft eine erstellt wird, beleuchtet. 1.4 Auswahl, Einschränkungen und Begründungen Rumänien ist ein Land mit sehr vielen Minderheiten und wird aufgrund dessen auch gerne für Forschungen und Untersuchungen in diesem Bereich benutzt. Es wäre sehr spannend, den sozialen Status und die unterschiedliche Integration der Minderheiten in die Gesellschaft zu analysieren. Für eine einleitende Arbeit in diesem Umfang erschien es jedoch sinnvoll, zuerst die Problematik der Definition von Minderheit zu thematisieren. Um von den Erlebnissen in Rumänien für die Arbeit profitieren zu können, wird die Theorie von empirischen Belegen begleitet. 1.5 Forschungsübersicht In der Literatur findet sich einiges über die Akzeptanz und Integration von Minderheiten in der Gesellschaft und über deren Stellung in verschiedenen Ländern, wobei bevorzugt osteuropäische Länder als Forschungsgebiet und Beispiel benutzt werden. Laut Zensus von 2002 beträgt der Minderheitenanteil Rumäniens 10.5%. 3 Traditionelle und moderne Gesellschaften leben in diesem Land nach wie vor nebeneinander. Besonders im ländlichen Raum wie der ökonomisch unbedeutenden Dobrudscha haben traditionelle Lebensweisen, Arbeits- und Bewirtschaftungsformen überdauert. In der wissenschaftlichen Literatur wird die Dobrudscha höchstens am Rande untersucht. Auch wird ein grosses Ungleichgewicht in der Forschung der Minderheiten Rumäniens festgestellt: Während auf die Ungarn und die Romas ein relativ grosses Augenmerk gelegt wird, kommt kleinen Minderheiten wie den Türken oder den Tataren kaum Aufmerksamkeit zuteil (vgl. Sallanz, 2005:9). Der Terminus Minderheit wird im Grossteil der Literatur vorausgesetzt. Im Bewusstsein der Menschen ist Minderheit ein geläufiger Begriff, obwohl bei genauerem Betrachten viele Lücken und Fragen vorhanden sind. Während Literatur zu Minderheiten relativ häufig zu finden ist, erweist sich die konkrete Suche nach 3 Solche Zahlen sind jedoch mit Vorsicht zu genießen: Erstens ist es nur möglich, sich zu einer Minderheit zählen zu lassen, und zweitens lassen sich einige Menschen – bspw. einige Romas – aus Angst vor Diskriminierung nicht als solche registrieren (vgl. Lahnsteiner, 2008:1108). 60 Definitionen oder nach den Problemen einer Definition als schwieriger. Bis heute gibt es keine völkerrechtlich anerkannte Definition von Minderheit (u.a. humanrights.ch). Es wurden einige Versuche einer Definition unternommen, von welchen jedoch bis heute keine auf allgemeine Akzeptanz gestossen ist. Unter anderen war es der Verfassungsrechtler und Menschenrechts-experte Felix Ermacora (u.a. 1988), der sich mit diesem Thema auseinandergesetzt hat. Dieter Eglin (1998) geht in seinem Buch Demokratie und Minderheiten – unter besonderer Berücksichtigung der Demokratie als Lebensform, der materiellen Schranken von Verfassungsrecht und der Diskurstheorie auf Ermacoras Definition sowie diejenige des UN-Sonderberichterstatters Francesco Capotorti ein, analysiert und kritisiert diese. Für die vorliegende Arbeit ist dieses Werk von Eglin sehr wertvoll, da er sich konkret mit der Problematik der Definition beschäftigt. Mit der Entstehung und der Geschichte des Begriffs beschäftigte sich nebst Eglin auch Krugmann (2004). Abschliessend kann gesagt werden, dass über die Problematik der Definition von Minderheiten recht wenig veröffentlicht wurde. Trotzdem muss erwähnt werden, dass einige Forscherinnen und Forscher sich intensiv mit diesem Thema befassten und somit wenige aber doch für die Arbeit sehr wertvolle Werke vorhanden sind. 2. Hauptteil 2.1 Definition des Minderheitsbegriffes Bis heute gibt es keine völkerrechtlich anerkannte Definition von Minderheit (statt vieler: humanrights.ch). Der Begriff wird in der Umgangssprache sowie in der Wissenschaft als gegeben vorausgesetzt. Es wurden schon einige Versuche einer Definition unternommen, welche jedoch von der Wissenschaft nicht vollständig angenommen wurden. Untersuche wurden beispielsweise von Felix Ermacora, Emerich C. Francis und Francesco Capotorti durchgeführt. Teilaspekte dieser Definitionsversuche werden für die Definitionskriterien4 verwendet und kritisch analysiert. Der Terminus Minderheit ist ein „mehrdeutiger Begriff“ (Heidtmann-Frohme, 1991:387), der im Umgangssprachlichen sowie in der Wissenschaft in vielen 4 Siehe Seite 10: 2.5 Definitionskriterien. 61 Variationen vorkommt und unterschiedlich ausgelegt wird. Er erlebt in den Bereichen der Rechtswissenschaft, der Politikwissenschaft, der Soziologie, der Anthropologie und weiteren jeweils eine andere Auslegung. Zur groben Einteilung wird zwischen einem politischen, einem sozialwissenschaftlichen und einem völkerrechtlichen Begriffsgebrauch unterschieden (vgl. Markefka, 1981:137f.). Hierbei bezieht sich ersterer auf politische und die beiden weiteren mehrheitlich auf ethnische, religiöse und sprachliche Minderheiten. Es lässt sich hier schon eine gewisse Schwierigkeit erkennen, denn oftmals wurden Versuche einer Definition unternommen, die nur einen der genannten Teilbereiche abdeckten. „Definitionen, die auf solchen Einschränkungen basieren, können [...] keinen Anspruch auf Allgemeingültigkeit erheben, sondern decken lediglich einen bestimmten Teil der minoritären Erscheinungen ab.“ (Eglin, 1998:140). In dieser Arbeit wird folglich nicht unter den verschiedenen Sprachgebräuchen unterschieden, sondern Definitionskriterien einer allgemein gültigen Definition behandelt. 2.2 Herkunft und Wortsinn Im deutschen Sprachraum ist das Wort Minderheit erstmals im Jahre 1809 als Übersetzung aus dem Französischen erschienen. Minderheit ist die Verdeutschung des Fremd-wortes ‚Minorität’ (franz. minorité), das seit der Französischen Revolution in der deutschen Sprache Verwendung findet (vgl. Eglin, 1998:138). Aus einer etymologischen Sichtweise betrachtet, leitet sich das Wort Minderheit vom germanischen Wort ‚minder’ ab. Dieses ist verwandt mit den lateinischen Begriffen ‚minus/minor’ (vgl. Krugmann, 2004:56). Im Duden (Langenscheidts Taschenwörterbuch, 1968:377) stehen für die Übersetzung von ‚minor’ (= ‚parvus’) folgende für in diesem Zusammenhang von Bedeutung stehende Begriffe: a.) klein, unbeträchtlich, d.) (zahlen- und mengenmässig) gering, geringfügig, e.) von geringem Wert, unbedeutend, unwichtig, gering, schwach, g.) (an Rang) gering, niedrig, ärmlich. In den meisten Fällen, wenn von einer Minderheit die Rede ist, wird direkt auf die geringere Anzahl, also die zahlenmässige Unterlegenheit dieser Gruppe gegenüber der Restgruppe geschlossen. Aufgrund der Übersetzung des Dudens kann dies jedoch nicht eindeutig gesagt werden, denn ‚minder’ kann nebst einer zahlenmässig Geringfügigkeit auch ein niederer Rang bedeuten. 62 Schon hier erlebt der Begriff verschiedene Interpretationsformen, was eine konkrete Definition nicht unbedingt begünstigt. Ob man von Minderheiten nur spricht, wenn diese in einer zahlenmässigen Unterlegenheit sind oder auch dann, wenn sie zwar zahlenmässig überlegen, aber in einer politisch schwächeren Position als die Restbevölkerung sind, hängt stark davon ab, ob es bei der Definition von Minderheit um deren Schutz geht oder nicht.5 Bevor auf diese Thematik eingegangen wird, soll die Frage aufgeworfen werden, ob eine Minderheitendefinition überhaupt notwendig ist, da die Welt bis zum heutigen Tage scheinbar auch ohne eine solche ausgekommen ist, und wenn ja, warum diese erforderlich ist. 2.3 Erforderlichkeit einer Minderheitendefinition Bis zum heutigen Tag haben die Bemühungen eine allgemeingültige Definition von Min-derheiten aufzustellen noch keine Früchte getragen. Es kann nun die Frage gestellt werden, ob überhaupt eine solche notwendig ist. Vielleicht reichen ja die vorhandenen Definitionsversuche als Arbeitsgrundlage aus, und Zweifelsfälle können im Rahmen der Einzelfall-Lösung geklärt werden. Auf der einen Seite zeigen die Bemühungen, dass der Wunsch nach einer Definition da ist. Auf der anderen Seite können das fehlende Dranbleiben an der Thematik und der mangelnde Effort darauf hindeuten, dass dies als ein nicht wichtiger oder drängender Themenbereich erachtet wird. Nach der Meinung von Eglin, liegt „seit jeher ein Spannungsverhältnis zwischen den Minderheiten und dem Staat“ vor (1998:142). Auf Grund dessen ist vor allem auf Seiten der Staaten „eine gewisse Zurückhaltung bei der Suche nach einem einheitlichen Begriff“ zu beobachten (1998:142). Staaten befürchten einen Teilverlust ihrer Souveränität, wenn sie sich dem Minderheitenschutz annehmen und lehnen infolgedessen eine verbindliche Allgemeindefinition ab (vgl. Blumenwitz, 1992:28). Eine mangelnde Definition kann Politiker oder Staaten dazu verführen, den Minderheitsbegriff zu missbrauchen und nur dann zu verwenden oder zu unterlassen, wenn es zum eigenen Vorteil verhilft. Es ermöglicht beispielsweise, die Minderheiten in ihrem Land zu leugnen, um sich auf diese Weise den rechtlichen Verpflichtungen und 5 Ein Beispiel hierfür wäre die dunkelhäutige Bevölkerung in Südafrika, die zwar zahlenmäßig der weißen Be-völkerung überlegen ist, jedoch politisch von diesen unterdrückt wird und Schutz nötig hätte. Soll in diesem Beispiel der dunkelhäutigen Bevölkerung der Status der Minderheit zugeschrieben werden? 63 Bindungen zu entziehen (vgl. Krugmann, 2004:61). Eine rechtliche Definition des Minderheitenbegriffs wäre also für die Anwendung und Weiterentwicklung von Minderheitenrechten von grossem Vorteil (vgl. Lahnsteiner, 2014:57). Davon ausgehend kann die Theorie aufgestellt werden, dass, wenn Politiker oder Regie-rungen wirklich am Schutz der gesamten Bevölkerung gleichermassen interessiert wären und dies über sämtliche persönliche Vorlieben stellen würden, eine Definition von Min-derheit tatsächlich nicht erforderlich wäre. Da dies jedoch eine utopische Vorstellung ist und mit der Realität nicht übereinstimmt, ist eine allgemein anerkannte Definition, nach welcher sich alle gleichermassen richten müssen, unabdingbar. Dies vor allem in Anbetracht des erhöhten Schutz von Minderheiten durch eine Definition. Krugmann (2004:55) meint, dass eine Gesellschaft, die sich nicht um die Interessen ihrer Minderheiten kümmert und keine Rücksicht auf diese nimmt, den Rückfall in die Barbarei riskiert. Das Fehlen einer Definition ist also nicht auf deren Entbehrlichkeit zurückzuführen, sondern auf den Umstand, dass das Erarbeiten einer allgemeingültigen Definition mit sehr vielen Schwierigkeiten verknüpft ist und die bisherigen Definitionsversuche nicht „konsensfähig waren“ (Krugmann, 2004:62). In Anbetracht der oben dargestellten Thematik, ist also eine Definition von grosser Bedeutung. „Rechts- und Sozialwissen-schaften sowie andere wissenschaftliche Disziplinen [brauchen] eine klare Bedeutung des Minderheitenbegriffs, auf den sie aufbauen können“ (Lahnsteiner, 2014:16). Es ist wichtig, dass man eine Definition erzielt, denn die rechtliche Anerkennung Konfliktvermeidung und ein von Minderheiten friedliches ist für Nebeneinander eine eine nachhaltige unverzichtbare Voraussetzung. Oder wie Krugmann dazu meint, sollte die Schwierigkeit in der Formulierung einer Definition „nicht zu Resignation führen, sondern vielmehr als Ansporn empfunden werden, die Definitionsfrage sowohl inhaltlich als auch in der politischen Umsetzung voranzutreiben.“ (2004:62). 2.4 Minderheitenschutz Im vorangehenden Kapitel wurde das Augenmerk auf die Erforderlichkeit einer Definition gelegt. Es wurde die Notwendigkeit einer Definition vor allem hinsichtlich des Schutzes der Betroffenen ersichtlich. In den folgenden Zeilen wird darauf eingegangen, ob es bei der Definition von Minderheit direkt auch um deren Schutz geht, 64 und ob eine Gruppe von Menschen als Minderheit definiert wird, weil sie Schutz nötig hat. Denn wenn es bei der Definition grundsätzlich um den Schutz der betroffenen Menschen geht, braucht eine Menschengruppe, die im sozialen Rang gut gestellt oder reich ist, nicht den Status der Minderheit innezuhaben, obschon sie zahlenmässig unterlegen ist. Die Kriterien der zahlenmässigen Unterlegenheit und des Schutzanspruches können einander ausschliessen. Für das Erstellen einer allgemein gültigen Definition von Minderheit ist es deshalb wichtig, dass man klärt, welcher der zwei genannten Punkte prioritär behandelt werden soll. Eglin (1998:227) zeigt auf, dass in politischen Alltagsdebatten die primäre Frage nach dem Vorliegen einer Minderheit (u.a. durch die Unterzahl gegenüber der Mehrheitsbevölkerung definiert) oft mit der sekundären Frage nach ihrer Schutzwürdigkeit gleichgesetzt wird. Er betont jedoch, dass, wenn von einer Minderheit gesprochen wird, dies noch nichts über allfällige Schutzmassnahmen aussagen kann. Nach dem genannten Autor, soll also die Überlegung, ob eine Minderheit vorliegt, von der weiteren Frage nach deren Schutzwürdigkeit getrennt werden. So gibt es durchaus Gruppen in der Minderzahl, die keinen Schutz nötig haben und auch Personengruppierungen, die durchaus schützenswert wären, jedoch nach heutigen Kriterien keine Minderheit darstellen. 2.5 Definitionskriterien Minderheiten können nach verschiedenen Gesichtspunkten eingeteilt werden. Oftmals werden zwischen politischen und strukturellen Minderheiten unterschieden. Der Haupt-unterschied zwischen den beiden Arten von Minderheiten liegt in der zeitlichen Stabilität des objektiven Kriteriums. Wenn diese Eigenschaft nur über eine kurze Zeitdauer erhalten bleibt und sich gut und schnell ändern kann, spricht man von politischen Minderheiten. Die Eigenschaften struktureller Minderheiten bleiben hingegen über lange Zeiträume, wenn nicht für immer erhalten (vgl. Eglin, 1998:182). Nachfolgend wird der Fokus auf einige gängige Definitionskriterien gelegt. Hierbei zählen alle zu den strukturellen Minderheiten. Durch eine nähere und kritische Betrachtung sollen deren Unzulänglichkeiten und die Schwierigkeit, allgemeingültige Definition zu schaffen, aufgezeigt und veranschaulicht werden. 65 eine a. Zahlenmässige Unterlegenheit Es erscheint nahe, die Definitionskriterien mit der zahlenmässigen Unterlegenheit zu beginnen, ist dies doch ein sehr kontrovers diskutierter Aspekt und Basis für viele Diskus-sionen. So setzen die einen, Minderheiten mit einer kleineren Zahl verglichen mit der Restbevölkerung gleich, ohne weitere Kriterien in die Diskussion miteinzubeziehen, während andere die Position vertreten, dass es bei der Definition von Minderheit nicht oder jedenfalls nicht nur auf das quantitative Element ankommt (vgl. Eglin, 1998:161). Hinsichtlich des hier zu behandelnden Themenbereichs, stellt die Minderheit diejenige Menschengruppe dar, die sich durch objektive oder subjektive Merkmale von der Restbevölkerung unterscheidet und dieser numerisch unterlegen ist. Im umgangssprachlichen werden Minderheiten oftmals nach diesem primären Kriterium definiert. Zu Beginn gilt es, einen Bezugsrahmen, in welchem die Differenzierung zwischen Minderzahl und Mehrzahl stattfindet, festzulegen. So können Personengruppen, die auf Staatsebene eine Minderzahl bilden, regional zur Mehrheit gehören. Dasselbe Phänomen gibt es auf überstaatlicher Ebene, es werden Minderheiten mit „entgegengesetztem Vorzeichen“ anzutreffen sein (Eglin, 1998:142). Das bedeutet, dass Menschengruppen in einem Staat eine Minderheit darstellen und in einem anderen Land die Mehrheit bilden. Für gewöhnlich werden Minderheiten, bzw. Mehrheiten jedoch im Hinblick „der Gesamtzahl der Bevölkerung des betroffenen Staates“ ermittelt (Krugmann, 2004:63). Weiter soll thematisiert werden, ob der Minderheitenstatus nur denjenigen zugutekommen soll, die ausreichend repräsentiert sind. Eine zahlenmässige Untergrenze wurde sogar im Rahmen internationaler Abklärungen gemacht, die lautete, dass einer Minderheit mindestens 100 Individuen angehören sollen (vgl. Oxenknecht, 1986:331). In Anbetracht der vielen Arten von Minderheiten, scheint diese Untergrenze künstlich und willkürlich gesetzt. Deshalb wurde versucht, weitere Kriterien aufzustellen, die eine zahlenmässige Unterlegenheit eingrenzen, wovon eines wäre, dass die Minderheit sich aus mindestens so vielen Angehörigen zusammensetzen müsste, und dass „sie ihre spezifischen Merkmale auf Dauer wahren und erhalten könne.“ (Eglin, 1998:166). Ein anderes besagt, dass die Zahl der Minderheitsangehörigen so gross sein müsse, „dass sie von einiger Bedeutung für die Gesellschaft ist.“ (Oxenknecht, 1986: 332). 66 Von diesen Überlegungen ausgehend, kann die Frage aufgestellt werden, ob der Minderheitenstatus nur denjenigen zugutekommen soll, die zahlenmässig ausreichend repräsentiert sind. Vor dem Hintergrund, dass es im Wesentlichen darum geht, die betroffenen Personen zu schützen, sollte es bei der Feststellung, ob es sich um eine Minderheit handelt, keine Mindestanzahl geben dürfen,6 denn auch kleinste Gruppen können schutzbedürftig sein. In wie weit sie dies sind, und ob dieser Schutz auch im Rahmen des Minderheitenschutzes betrachtet werden soll, wird an dieser Stelle nicht thematisiert. Nimmt man das Kriterium der zahlenmässigen Unterlegenheit, wird klar, dass diesem eine zahlenmässige Überlegenheit, eine Mehrheit, gegenüber stehen muss. Das Eine kann ohne das Andere nicht existieren, sie bedingen sich gegenseitig. Eine Minderheit muss „stets im Blick auf die getroffene Auswahl der Gesamtheit gesehen werden.“ (Krugmann, 2004:57). Im politischen Sinne ist also nicht verwunderlich, dass die in Wahlen oder Abstimmungen zahlenmässig unterlegene Gruppe als Minderheit bezeichnet wird. In diesem Fall unterscheiden sich die Minderheit und die Mehrheit also rein durch das Abzählen der Stimmen, und es kommt bei der Ermittlung nicht auf Inhalte an. Etwas schwieriger wird es bei Minderheiten und Mehrheiten, die sich aufgrund ihrer besonderen Lebenseinstellung, ihrem persönlichen Schicksal oder ihrer Religion, ihrer Sprache, ihrer Volkszugehörigkeit, etc. voneinander unterscheiden. Nebst dem rein objektiven, formalen Minderheitenbegriff, wie dies im politischen Sinne der Fall ist, kommen materielle Kriterien7, die den Minderheitenstatus begründen, hinzu. Im Duden (Duden, 2013) steht für die Definition von Minderheit 1b.) zahlenmässig unterlegene [und darum machtlose] Gruppe (in einer Gemeinschaft, einem Staat o.Ä.). Es wird folglich einen direkten Zusammenhang von einer zahlenmässig unterlegenen Gruppe zu deren Machtlosigkeit gemacht. Wie jedoch zahlreiche Beispiele zeigen, ist dies nicht immer der Fall. Wie weiter vorne schon einmal angesprochen, ist es sehr wichtig, das Kriterium der zahlenmässigen 6 Auf die Problematik, ob es bei der Definition von Minderheit um deren Schutz geht, wurde in einem separaten Kapitel auf Seite 9 eingegangen. In der Literatur lässt sich auf diese Frage keine klare Antwort finden. Einige erkennen der Schutzwürdigkeit keine Priorität zu (nebst vielen: Capotorti), während andere das Anrecht auf Schutz über andere Kriterien stellen (nebst vielen: Krugmann). 7 Für Krugmann (2004) sind die Sprache, die Ethnizität, die Religionszugehörigkeit, etc. materiellen Kriterien. 67 Unterlegenheit von demjenigen der geringeren Macht-position zu unterscheiden. Diese zwei genannten Aspekte sind nicht aneinander gekoppelt, mehr noch, sie können sich gegebenenfalls ausschliessen. Im Falle einer zahlenmässigen Überlegenheit, gekoppelt mit einer machtpositionellen Unterlegenheit, wird manchmal von einer seitenverkehrten Minderheit gesprochen (vgl. Bähr, 1992:292). Während der quantitative Aspekt lange im Vordergrund stand, wird der Fokus in jüngerer Zeit vermehrt auf qualitative Merkmale gelegt (vgl. Eglin, 1998:164). Zu diesen gehören u.a. auch die nächsten Definitionskriterien. b. Keine herrschende Stellung Unter dem Definitionskriterium ‚keine herrschende Stellung’ ist folgendes zu verstehen: Das Recht einer Personengruppe, als eine Minderheit gelten zu können, aufgrund dessen, dass sie keine herrschende Stellung im Staat innehat. Diese Unterlegenheit kann im Sinne einer mangelnden politischen Macht oder in einem wirtschaftlichen oder sozialen Kontext verstanden werden (vgl. Ermacora, 1988:43). Die Unterlegenheit kann soweit gehen, dass die Personengruppe diskriminiert, unterdrückt oder sogar verfolgt wird. Oftmals wird in Definitionsversuchen einerseits auf eine zahlenmässige Unterlegenheit, andererseits auf die fehlende Macht der betroffenen Gruppe hingewiesen. Wie im vorhergehenden Kapitel erwähnt, werden diese beiden oftmals direkt miteinander verbunden. Hier ist jedoch Vorsicht geboten, denn es gibt auch zahlreiche Beispiele, in denen eine Personengruppe in der Minderzahl ist und trotzdem eine herrschende Position einnimmt, während die Mehrzahl politisch, wirtschaftlich oder sozial unterdrückt wird.8 Es stellt sich nun die Frage, ob im beschriebenen Fall auch von einer Minderheit gesprochen werden kann, die Anspruch auf den Minderheitenschutz hat. Pritchard (2001:186) argumentiert dagegen. Sie ist der Meinung, dass es irreführend ist, die unterdrückte Mehrheit als Minderheit zu konzipieren. Die unterdrückte Mehrzahl der Bevölkerung ist Opfer von Verletzungen 8 Beispiele sind die erwähnte schwarze Bevölkerung im Bezug zur weißen in Südafrika oder die Indiobevölkerung in Bolivien. In Rumänien ist dies auf staatlicher Ebene nicht der Fall. Unter den verschiedenen Minderheiten gibt es keine, die im Allgemeinen eine bessere Stellung einnimmt als die Rumäninnen und Rumänen. Erwähnt werden kann jedoch der hohe Prozentsatz an Akademikern der Deutschen (10.58%) im Vergleich zu demjenigen der Rumänen (7.234%) (Lahnsteiner, 2008:1109). 68 des Selbstbestimmungsrechtes und bedarf auf eine andere Art unterstützt und geschützt zu werden, als dies im Minderheitenschutz verankert ist (vgl. Pritchard, 2011:186). Ähnlich ist es auch bei der Frage nach dem Minderheitenstatus einer zahlenmässig unterlegenen, sich jedoch in einer herrschenden Stellung befindender Menschengruppe. Herrschende Minderheitengruppen bedürfen keines Schutzes vor der Mehrheit und sollen folglich auch kein Anrecht auf den Status als Minderheit haben (statt vieler: Pritchard, 2011:187). ‚Keine herrschende Stellung’ innezuhaben, ist ein wichtiges Indiz zur Minderheits-zuschreibung einer bestimmten Gruppe. Andererseits soll aber auch das Kriterium der quantitativen Unterlegenheit gewichtet werden damit sich der Begriff der Minderheit in einem überschaubaren Rahmen hält und sich nicht ins „Uferlose“ ausweitet (Eglin, 1998:165). Davon ausgehend kann gesagt werden, dass zur Bestimmung einer Minderheit einerseits das Kriterium der geringeren Anzahl und andererseits das Kriterium der niedrigeren Stellung im Vergleich zur Restbevölkerung Gültigkeit haben soll. In diesem Fall käme eine Minderzahl zur einer Minderheit, wenn sie schutzbedürftig, bzw. förderungswürdig ist (Krugmann 2004:86). Dies bedeutet aber nicht, dass derjenigen Menschengruppe, welche sich in der Mehrzahl befindet und von der Minderzahl unterdrückt wird, kein Schutz zukommen soll. Nur sollte nach Eglin (1998:164) für solche Personengruppen nicht der Begriff Minderheit verwendet werden. Die Problematik würde dann nicht unter dem Minderheitenschutz diskutiert werden, sondern in anderen Bereichen, wie der von Pritchard (2011) genannten Verletzung des Selbstbestimmungsrechtes. Die soziale und wirtschaftliche Lage in Rumänien unterscheidet sich sehr stark zwischen den jeweiligen Minderheiten. Auffallend hierbei ist sicherlich die Bevölkerung der Roma. Die Akademikerquote liegt bei ihnen bei 0.17%, während es bei den Ungarn 4.5% und bei den Rumänen 7.34% sind. Die Deutschen liegen mit einer Quote von 10.58% weit über dem Durchschnitt (vgl. Lahnsteiner, 2008:1109). Aufgrund des niedrigen Bildungsgrades, lassen sich einige Minderheiten fast nicht in attraktiven Berufsfeldern finden. Bei den Roma liegt die Arbeitslosigkeit bei 28.5%, – bei den Rumänen bei 11.5% – wobei es Dörfer gibt, in welchen die Arbeitslosigkeit bei 69 90% liegt.9 Die schlechte Schulbildung und die hohe Arbeitslosigkeit führen zu Armut und Verzweiflung, was Kriminalität fördern kann. Ein Grossteil der Roma findet sich in einem Kreislauf wieder, von welchem es schwierig ist, loszukommen. Nach der Meinung von vielen rumänischen Bürgerinnen und Bürgern wollen sich die Roma nicht integrieren und werden oft nur als bettelndes Volk am Strassenrand wahrgenommen (vgl. Sallanz, 2005:136). c. Ethnische Minderheiten Krugmann (2004:68) schreibt, dass das Vorhandensein einer numerisch festgelegten Minderzahl gekoppelt mit der Abwesenheit einer herrschenden Stellung allein noch nicht für einen völkerrechtlichen Minderheitenbegriff reiche. Es braucht noch weitere materielle Eigenschaften für eine klare Identifikation von Minderheit. Die Definition von Ethnische Minderheiten ist nicht vollständig klar und lässt Fragen offen. Dies erschwert natürlich das Erstellen von Kriterien, nach welchen sich ethnische Minderheiten differenzieren (u.a enzyklo.de, 2014). Im Folgenden wird das Definitionskriterium ‚ethnische Minderheiten’ (u.a. nach Boden, 1993) nach ausgewählten Eigenschaften beschrieben, wohlwissend, dass auch andere Auslegungen möglich sind. Ethnische Minderheiten können sich durch verschiedene Kriterien von der Mehrheits-bevölkerung differenzieren. Abgrenzungskriterien können die Sprache, die Religion, die Geschichte sein (sonderwege). Weiter können unter den Mitgliedern der ethnischen Minderheit ein starkes Zusammengehörigkeitsgefühl und der Wunsch, die besonderen Merkmale ihrer Kultur zu fördern und beizubehalten, vorhanden sein. Schlussendlich spielt auch das Verhalten der Mehrheitsbevölkerung gegenüber der Minderheits-bevölkerung eine wichtige Rolle. Dieses kann sich in Form von Integration oder Ausgrenzung manifestieren. Im Terminus der ethnischen Minderheiten sind viele Eigenschaften enthalten, die im folgenden Teil der Arbeit genauer erläutert werden und die als eigene Definitionskriterien aufgestellt werden. Die Meinungen, in welche Kriterien 9 Diese Ergebnisse stammen aus der Volkszählung 2002 und wurden von Lahnsteiner (2008) übernommen. Leider konnten keine neueren Daten gefunden werden. 70 schlussendlich aufgeteilt werden soll und auf welcher Ebene hierbei die ethnischen Minderheiten stehen, gehen auseinander.10 In Rumänien stellen die Roma und die Tataren ethnische Minderheiten im eigentlichen Sinne dar. Sie grenzen sich durch objektive sowie subjektive Merkmale von der Restbevölkerung ab und bleiben zu einem grossen Teil unter sich. Es ist geläufig, dass ethnische Minderheiten endogam heiraten, um unter sich zu bleiben und die eigenen Identifikationswerte beizubehalten. d. Nationale Minderheiten Nationale Minderheiten werden teilweise auch als Synonyme von ethnischen Minderheiten verwendet (vgl. Eglin, 1998:202). In dieser Arbeit wird jedoch zwischen diesen Minderheiten unterschieden, und es wird beiden Arten von Minderheiten ein separates Unterkapitel gewidmet. Ethnische Minderheiten umfassen einen weiträumigeren Bereich, während sich die nationalen Minderheiten auf die Nationalität der betroffenen Minderheit Bevölkerung beschränkt. Oxenknecht (1986:335) besagt, dass nationale Minderheiten als eigentlicher Ursprung und Auslöser der Minderheitendiskussion im europäischen Kontinent gelten. Sie entstanden im 19. Jahrhundert aufgrund dessen, dass sich der reine Nationalstaat nicht durchsetzen konnte und mehrere Nationen im gleichen Staat leben mussten. Folgendes Zitat geht auf Lenz (1924:619) zurück, welcher die nationalen Minderheiten beschreibt. Diese erfreut sich noch immer über Gültigkeit. „Die nationalen Minderheiten sind nicht Teil eines Staates eigener Nation. Ihnen ist das Glück, einem Staat eigener Nation anzugehören, versagt. Ein solcher Staat mag bestehen; so gehören sie im doch nicht an. (...) so bleibt ihnen nicht mehr als die Hoffnung auf die Zukunft. Umso stärker ist das Band, das sie mit ihren Stammesbrüdern verbindet.“ 10 Beispielsweise fasst Krugmann (2004:68) die ‚ethnische, religiöse und sprachliche Eigenart’ als ein Definitionskriterium zusammen, während Eglin (1989:201ff.) unter ethnischen Minderheiten (im weiten Sinne) die Kriterien der Rasse (ethnische Minderheiten im engeren Sinn), der Nation, der Religion und der Kultur, insbesondere der Sprache zusammenfasst. Den ethnischen Minderheiten stehen die sozialen Minderheiten gegenüber, und gemeinsam bilden sie die zwei Unterkategorien der strukturellen Minderheiten. 71 Die Volkszugehörigkeit als Kriterium der nationalen Minderheiten ist nicht leicht zu erfassen, denn sie stellt kein rein objektives Merkmal dar. Da jedoch bei vielen nationalen Minderheiten noch zusätzliche Eigenschaften wie eine andere Religion oder Sprache auftreten, wird die Zuordnung zur Minderheit erleichtert (vgl. Eglin, 1989:203). Noch unklar und in völkerrechtlicher Literatur kontrovers diskutiert, ist, ob auch Personen zu den nationalen Minderheiten gezählt werden, welche die Staatsangehörigkeit ihres Landes (noch) nicht besitzen, oder ob diese schlichtweg als eine grosse Gruppe von Ausländern gelten. Wird die Zugehörigkeit dieser Menschen zu einer nationalen Minderheit bestritten, so zählen sie als Ausländer sicherlich zu den sozialen Minderheiten11 (vgl. Eglin, 1989:203). In Rumänien werden die Minderheiten fast ausschliesslich in nationale Minderheiten eingeteilt12. So zählen Ungarn, Ukrainer, Deutsche, Türken, Griechen und weitere zu den nationalen Minderheiten. Auffallend ist, dass grundsätzlich alle diejenigen Minderheiten, die ein Heimatland haben, als nationale Minderheiten gelten, während die Tataren, die Roma und die Juden zu anderen Minderheiten gehören, da sie keinen ‚eigenen’ Staat haben oder dieser noch nicht lange existiert. Die genannten Minderheiten werden aufgrund eines anderen dominierenden Faktors zu dessen Minderheit gezählt. In diesem Fall handelt es sich um zwei ethnische und eine religiöse Minderheit. e. Kultur, insbesondere Sprache Ethnische Minderheiten zeichnen sich wie voran erwähnt u.a. durch ihre Kultur aus. Als kulturelle Eigenschaften zählen alle spezifischen Traditionen, Sitten und Gebräuche, Gepflogenheiten und die Sprache, welche als wichtigste kulturelle Erscheinung gilt (vgl. Eglin, 1998:204). Es ist nun möglich, Minderheiten aufgrund ihrer Sprache als solche zu identifizieren. Man spricht in diesem Fall von sprachlichen Minderheiten. Die Sprache der Minderheit muss sich von der Sprache der Mehrheit 11 Eglin (1998) unterscheidet zwischen politischen und strukturellen Minderheiten. Die strukturellen Minderheiten werden weiter unter ethnische und soziale Minderheiten sowie besondere Fälle von Minderheiten politsicher Art eingeteilt. Die sozialen Minderheiten stehen nach ihm also auf derselben Ebene wie die ethnischen Minderheiten und ‚über’ den rassischen, nationalen, religiösen und kulturellen Minderheiten. Trotzdem werden sie in dieser Arbeit auf derselben Ebene analysiert und als eines der acht hier untersuchten Definitionskriterien aufgelistet. So wird es auch mit dem Kriterium der ethnischen Minderheit gemacht. 12 Vgl. Tabelle 1 auf Seite 3 72 unterscheiden und darf weder Nationalsprache noch Dialekt sein (vgl. Krugmann, 2004:111). Es ist oftmals so, dass ethnische und/oder, religiöse und/oder sprachliche Eigenheiten zusammentreffen. In diesen Fällen wird mehrheitlich von ethnischen Minderheiten gesprochen.13 Oft geschieht die Unterscheidung von Völkern aufgrund der Sprache. Gleichwohl kann es aber Sprachminderheiten geben, die keine ethnischen Minderheiten sind.14 Bei Sprachminderheiten steht der Schutz der Minderheitensprachen im Vordergrund. Dabei geht es um die Gewährleistung ihres (diskriminierungs-)freien Gebrauchs im privaten sowie im staatlichen Bereich (vgl. Krugmann, 2004:112). In Rumänien steht bei keiner der offiziellen Minderheiten das sprachliche Kriterium im Vordergrund. Gleichwohl wird aber von den jeweiligen Minderheiten eine grosse Aufmerksamkeit auf die Sprache gerichtet. So ist das Erhalten der eigenen Sprache ein Aspekt, welchem grosse Wichtigkeit beigemessen wird. Hier wird nochmals ersichtlich, dass die Sprache eine zentrale Rolle hinsichtlich der kulturellen Identität spielt. Spannend ist der Unterschied zwischen den Türken und den Tataren hinsichtlich der Einstellung zur eigenen Sprache: Beide messen dem Beibehalten der eigenen Sprache eine grosse Wichtigkeit zu. Der Unterschied manifestiert sich aber darin, dass die Sprache der Tataren immer weniger gesprochen wird, und sie den Verlust als unaufhaltsam ansehen, während die Türken voller Elan und Motivation die eigene Sprache kultivieren, und fördern. Ein Grund für die unterschiedliche Einstellung kann die Tatsache sein, dass die Türken ein Land haben und sich diesem verbunden fühlen, auch wenn sie nicht in diesem leben. Hingegen die Tataren besitzen keinen Staat und können sich folglich nicht auf ein grosses gemeinsames Territorium berufen.15 Hinsichtlich den Deutschen kann gesagt werden, dass ein sehr grosses Interesse an ihrer Sprache vorhanden ist, einerseits von den Minderheiten selber, welche ihre Mutter-sprache sprechen und beibehalten möchten, andererseits auch von der 13 Krugmann fasst in seinem Buch Das Recht der Minderheiten (2004) sogar die ‚ethnische, religiöse und sprachliche Eigenart’ unter einem Definitionskriterium zusammen. 14 Ein Beispiel hierfür wären die verschiedenen Sprachen in der Schweiz, wobei die rätoromanischsprechende Bevölkerung als sprachliche Minderheit der Schweiz betrachtet werden kann. 15 Den Tataren gehört zwar kein Land, doch gibt es im westlichen Russland eine autonome Republik mit dem Namen Tatarstan. Es leben etwa 4 Mio. Menschen in dieser Republik. Die offiziellen Sprachen sind Russisch und Tatarisch (Wikipedia, 2014, Tatarstan). 73 rumänischen Bevölkerung selbst. In Tulcea16 beispielsweise ist die deutsche Minderheit sehr klein, und trotzdem werden viele Rumänen Mitglieder im Forum, um die Kultur und die Sprache der Deutschen zu erlernen (vgl. Sallanz, 2005:84). Anders sieht die Situation bei den Roma aus. Von den Roma sprechen nur etwa 40% das Romanes (Hausleitner, 2008:83). Es scheint, dass nicht ein sehr grosser Wert auf die Sprache Romanes gelegt wird. Mehr wird Rumänisch oder bei Einwanderern die Sprache des Landes, in welchem sie vorher gelebt haben, kultiviert. f. Religion Ein weiteres minderheitsbildendes Merkmal kann die von der Mehrheit abweichende Konfessionszugehörigkeit sein. Eine religiöse Minderheit zeichnet sich dadurch aus, dass sie sich zu religiösen Vorstellungen bekennen, die von der jeweiligen Staatsreligion oder dem religiösen Bekenntnis der Mehrheit abweichen (vgl. Ermacora, 1988:45). Obwohl die religiösen Minderheiten zu den strukturellen Minderheiten gehören, haben sie Elemente, welche sie mit den politischen Minderheiten verbinden. Sie stellen wie die politischen Minderheiten Weltanschauungsgruppen dar, was bedeutet, dass ihr objektives Abweichungskriterium nicht extern in Erscheinung tritt, sondern aus einer inneren Grundhaltung entsteht (vgl. Eglin, 1998:203f.). Weiter ist die Religionszugehörigkeit in heutiger Zeit ein unstabiles Element, welches nach Belieben jedes einzelnen geändert werden kann (vgl. Krugmann, 2004:72). Rumänien ist ein säkulares Land und hat keine Staatsreligion. Von den rund 21 Mio. Einwohnern, sind 86.8% orthodox. 4.7% sind römisch-katholisch, 3.2% sind reformiert, 0.3% sind muslimisch und etwas weniger als 0.1% sind jüdisch (Romania). Davon ausgehend kann man von den vier Letztgenannten von religiösen Minderheiten Rumäniens sprechen. Menschen, die sich also einer dieser Religionen speziell verbunden fühlen, können zu religiösen Minderheiten gezählt werden. Die Türken und die Tataren sind beispielsweise muslimisch, während die Griechen orthodox sind. Früher wurde das Wort ‚orthodox’ gleichgesetzt mit ‚Grieche sein’. Der orthodoxen Kirche anzugehören, bedeutete Grieche zu sein und umgekehrt, unabhängig davon, ob 16 Tulcea ist die Hauptstadt des gleichnamigen Kreises Tulcea in der historischen Region Dobrudscha und liegt im süd-östlichen Teil Rumäniens am Schwarzen Meer in der Nähe des Donau-Deltas (Wikipedia, 2015, Tulcea) 74 die Nationalität der betroffenen Person tatsächlich Grieche war.17 Die Roma gehören nicht einer einheitlichen Religion an. Für sie ist die Religion kein zentraler Anhaltspunkt im Leben. In der Geschichte der Roma ist verzeichnet, dass sie oftmals ihre Religion aus überlebenstechnischen Gründen wechselten und derjenigen der Menschen, unter denen sie lebten, anpassten (vgl. Djuric, 2012). Im fortgeschrittenen Teil dieser Arbeit wird darauf eingegangen, dass jeder Mensch Angehöriger zahlreicher Mehr- und Minderheiten ist (siehe Seite 20). Diese Problematik tritt auch hier zum Vorschein, denn all diese Menschen, die sich einer Religion zugehörig fühlen, sind gleichzeitig entweder Rumänen, Deutsche, Türken, etc. In Listen mit rumänischen Minderheiten sind mehrheitlich Nationalitäten aufgeführt, und nur die Juden sind als religiöse Minderheiten aufgelistet (vgl. Romania). g. Solidaritätsgefühl Die Definitionselemente wie eine zahlenmässige Unterlegenheit, das Fehlen einer herrschenden Stellung, ethnische, sprachliche und religiöse Eigenarten und weitere gelten als objektiv feststellbare Kriterien (vgl. Krugmann, 2004:79). Zur Minderheiteneigenschaft gehören jedoch auch subjektiven Eigenschaften. Zu diesen zählen der Wille der Zugehörigkeit, Solidaritätsgefühl und das Gruppenbewusstsein. Die Mitglieder der Minorität müssen sich ihrer spezifischen Eigenschaften bewusst sein und den Willen entwickeln, diese zu bewahren (vgl. Eglin, 1989:175). Es gibt Minderheiten, die ein sehr ausgeprägtes Zusammengehörigkeitsgefühl entwickeln, während andere nur ein sehr kleines Bewusstsein dafür ausbilden. Damit man jedoch von einer Minderheit sprechen kann, muss ein gewisser Mindestgrad an innerer Verbundenheit vorhanden sein (Eglin, 1989:176).18 Für Minderheiten mit einer grossen Anzahl an Angehörigen ist es leichter, ein solches Bewusstsein zu bilden, als Minoritäten mit nur sehr wenigen Mitgliedern. Im Fall der Minderheiten in Rumänien sind unterschiedliche Ausprägungen des Solidaritätsgefühls vorhanden, wobei angemerkt werden kann, dass die meisten ein 17 Diese Informationen stammen aus der Unterrichtsstunde vom 16.06.14, welche von Frau Raluca Mateoc in Bukarest gehalten wurde. 18 Vegetarier, Nicht-Autofahrer, Kurz-Sichtige sind Beispiele für Menschengruppen, die zwar verglichen mit der Restbevölkerung eine Minderzahl darstellen, von denen jedoch nicht als ‚Minderheit’ gesprochen wird. 75 ausgeprägtes Gemeinschaftsbewusstsein aufweisen und dieses bewusst fördern. Um nochmals auf die Tataren zurückzukommen: Diese bleiben unter sich und heiraten in den meisten Fällen endogam, um auf diese Weise ihre Kultur und ‚ihr Blut’ zu bewahren. Die Tataren weisen einen hohen Anteil an Akademikern und Berühmtheiten auf, was mit Stolz immer wieder erwähnt wurde. Weiter weisen beispielsweise auch die Deutschen und die Türken ein hohes Solidaritätsgefühl auf. Dieses kommt in Form der eigenen Sprache, dem Feiern von kulturellen Anlässen, etc. zum Ausdruck. h. Soziale Minderheiten Abschliessend werden in kurzer Form die sozialen Minderheiten erläutert. Eglin (1998:204ff.) fasst die sozialen Minderheiten und die ethnischen Minderheiten als strukturelle Minderheiten zusammen. Diese stehen den politischen Minderheiten gegenüber. Soziale Minderheiten setzen sich aus Personengruppierungen heterogener Art zusammen. Das bedeutet, dass die betroffenen Menschen zwar keine ethnische Minderheit bilden, sich aber trotzdem durch besondere Auffälligkeiten von der Mehrheit der Bevölke-rung abgrenzen. Ihr Erscheinungsbild ist sozusagen nicht ‚normal’ im Hinblick zur Majorität und wird von diesen in irgendwelcher Hinsicht als abweichend gekennzeichnet und beurteilt (vgl. Markefka, 1995:21f.). Es werden 6 Gruppen der sozialen Minderheiten unterschieden (Markefka: 1995:22ff.): in physischer Hinsicht (z.B. alte Menschen, körperlich Behinderte), in geistiger Hinsicht (z.B. geistig Behinderte), in psychischer Hinsicht (z.B. Drogenabhängige), in rechtlicher Hinsicht (z.B. Strafgefangene), in sexueller Hinsicht (z.B. Homosexuelle) oder in ökonomisch-sozialer Hinsicht (z.B. Arme, Obdachlose). Manchmal wird zur letztgenannten Minderheit auch ein Vergleich mit den wechselnden politischen Minderheiten gemacht, da in den westlichen Industriegesellschaften die Übergänge zwischen den sozialen Schichten oftmals fliessend sind und die jeweilige gesellschaftliche Situation nicht in ihrer Position verharrt (vgl. Eglin, 1998:205). 2.6 Der Mensch als Angehöriger zahlreicher Mehr- und Minderheiten Es wurden nun einige Kriterien aufgezeigt, nach denen Minderheiten oftmals kategorisiert werden. Weiter wurde thematisiert, dass die rumänischen Minderheiten, bis auf wenige Ausnahmen als nationale Minderheiten gelten. Das obgleich diese 76 Menschen auch verschiedenen Religionen angehören oder Sprachen sprechen, welche nicht von der Mehrheitsbevölkerung gesprochen werden. Davon ausgehend kann eine weitere Schwierigkeit der einheitlichen Begriffsbestimmung aufgezeigt werden: Jeder Mensch ist Angehöriger zahlreicher Mehr- und Minderheiten. Jedes Individuum hat Mehrfach-funktionen inne, da es gleichzeitig verschiedenen Sozialgruppen und - kategorien angehört (vgl. Eglin, 1998:144). Diese Komplexität wird von Eglin (1998:145) in den folgenden zwei Sätzen erläutert: „(...) ist jedoch die einzelne Person innerhalb einer bestimmten Einheit wiederum Angehörige interner Mehr- und Minderheiten, die in der Regel wechselnder Art sind. Der Status eines Menschen ist in der Sozietät nicht immer gleich, sondern hängt von der jeweiligen Gruppe und Kategorie ab, so dass auch die Mehr- oder Minderheitsstellung jeder Person je nach Gemein-schaft höchst variabel ist.“ Ausnahmslos jedes Glied einer Gesellschaft gehört also mehreren Mindersowie Mehrheiten an. Aufgrund von Kriterien, von denen einige in dieser Arbeit aufgezeigt wurden, kann an eine Definition angenähert werden, welche schlussendlich diejenigen Minderheiten umfasst, die auf einer nationalen Ebene auf Schutz angewiesen sind und Recht auf solchen haben. 2.7 Die Folgen der Schwierigkeit in der Definition von Minderheiten Eine allgemeingültige Definition von Minderheit aufzustellen ist mit grossen Schwierigkeiten verbunden, wie diese Arbeit aufzuzeigen versucht. Doch soll man trotz der Komplexität des Gegenstandes nicht vom Ziel, eine Definition aufzustellen, abkommen. Es ist sehr wichtig, dass Minderheiten rechtlich definiert sind, denn nur als solche können sie den Schutz, der ihnen als Minderheit zusteht, bekommen und offiziell vom Minderheitenrecht Gebrauch machen. Nach Blumenwitz (1992:28) kann nur von einem Minderheitenrecht die Rede sein, wenn sich ein eindeutig bestimmbarer Rechtsträger als Adressat einer Schutzbestimmung zuordnen lässt. Nur wenn rechtlich klar ist, wer zu einer Minderheit zählt und was als Minderheit angesehen wird, kann ein 77 Bezug zum Recht und zum Schutz gemacht werden. Ansonsten ist die Gefahr gross, dass der Minderheitenbegriff missbraucht wird und sich Staaten die Freiheit nehmen, eine Randgruppe als Minderheit anzuerkennen oder nicht. Zusätzlich kann die Offenheit des Begriffs nicht nur zu groben Missverständnissen führen, sondern auch Konflikte verschärfen oder gar entzünden (vgl. Eglin, 1998:143). Solange ein international anerkannter Minderheitenbegriff nicht gefunden wird, liegt es in der Macht des Staates, diese anzuerkennen und zu unterstützen, bzw. zu schützen. Dieser hat die Definitionsmacht und das Privileg, beliebige Personengruppen als Minderheiten anzuerkennen oder nicht und sich beim zweiten Fall den völkerrechtlichen Verpflichtungen zu entziehen (vgl. Blumenwitz, 1992:26). Solange man sich von der Schwierigkeit der Definition ein-schüchtern lässt und es keine solche gibt, bleiben den Staatsführungen Tür und Tor für Willkür und Diskriminierung offen. 3. Schlussteil 3.1 Zusammenfassung Die aufliegende Arbeit zeigt einige der Schwierigkeiten auf, mit denen Wissenschaftler-innen und Wissenschaftler bei der Definition von Minderheit zu kämpfen haben. Gründe dafür sind erstens die unzählig vielen Formen, in denen Minder- und Mehrheiten auftreten. Hierfür ist es zwingend nötig, mit Hilfe von Kriterien den Begriff einzuschränken, damit der Terminus nicht ins Uferlose läuft. Es ist nicht Ziel, eine Minderheitendefinition aufzustellen, in denen beispielsweise Kurzsichtige, Hundebesitzer, Linkshänder oder mündige Personen ohne Führerschein den Status als Minderheit zugeschrieben bekommen. Aus welchen Kriterien diese Definition schlussendlich bestehen wird, weiss man noch nicht, doch wurden schon einige aufgestellt, mit Hilfe derer man einer allgemeingültigen Definition näher gekommen ist. In dieser Arbeit wurde auf die Einteilung in politische und strukturelle Minderheiten von D. Eglin Rücksicht genommen. Politische Minderheiten unterscheiden sich von den ethnischen Minderheiten hauptsächlich dadurch, dass ihnen der Status als Minderheit nicht für immer erhalten bleibt, sondern dass die Chance besteht einmal zur Mehrheit zu werden. Eine zweite Schwierigkeit zeigt sich darin, dass viele Staaten nicht an einer allgemein-gültigen Definition von Minderheit interessiert sind, da sie sich durch diesen 78 dem Minderheitenschutz annehmen müssten und folglich einen Teil ihrer Souveränität verlieren würden. Solange es keine Definition gibt, liegt es in der Macht der einzelnen Staaten, Minderheiten in ihrem Land zu leugnen und sich so nicht um ihre Anliegen kümmern zu müssen. Diese Problematik zeigt aber nur die Wichtigkeit auf, dass es in Zukunft eine Definition zum Schutz der Betroffenen gibt. Ein weiterer Aspekt, auf welchen gegen Ende der Arbeit eingegangen wurde, ist derjenige, dass alle Individuen gleichzeitig Teil von vielen Minder- und Mehrheiten sind. Dies kann an einem Beispiel aus Rumänien veranschaulicht werden: Eine Person ist gleichzeitig Mann, über 80, Türke, Muslim, er spricht die türkische Sprache, etc. Gleichzeitig gehört diese Person in Rumänien zu einer sprachlichen, einer religiösen und einer nationalen Minderheit. Es ist nun nicht offensichtlich, welcher Minderheit er offiziell angehören soll. Im Laufe der Recherche fiel auf, dass in Rumänien die meisten Minderheiten als nationale Minderheiten gelten. Nur diejenigen, die kein eigenes Land haben oder dieses noch sehr jung ist, sind in andere Formen von Minderheiten eingeteilt. Trotz den vielen Schwierigkeiten, die mit einer völkerrechtlichen Definition verbunden sind, ist die Wichtigkeit gross, eine solche auszuarbeiten. Bei der Definition von Minderheit geht es zu einem grossen Teil um deren Schutz. Daher ist es unabdingbar, dass eine Definition allgemein akzeptiert wird, denn nur, wenn eine Menschengruppe offiziell als Minderheit ‚definiert’ werden kann, ist es ihr möglich, sich auf das Minderheitenrecht zu beziehen und Schutz zu fordern und auch zu bekommen. 3.2 Rückblick und Ausblick Aufgrund der Komplexität des Themas und des Umfangs der Arbeit konnte nur zu einem gewissen Grad auf die jeweiligen Schwierigkeiten eingegangen werden. Weiter sind sicherlich noch andere Schwierigkeiten vorhanden, auf welche in dieser Arbeit keine Rücksicht genommen wurde. Nach der Thematisierung der Schwierigkeit in der Definition von Minderheit auf einer kleinen Ebene, sind sicherlich Folgeprojekte denkbar. Diese können in einem vertieften Bereich dieser theoretischen Thematik bleiben oder den Fokus auf die Stellung und die Integration der verschiedenen Minderheiten in die Gesellschaft Rumäniens verlegen. Letztgenannter ist ein Bereich, der zwar bearbeitet wurde und 79 noch immer wird, jedoch noch lange nicht ausgeschöpft ist und an Aktualität und Wichtigkeit, vor allem in der heutigen Zeit der Unruhen und der Suche nach Schuldigen für die vielen Missstände, gewinnt. 80 4. Literaturverzeichnis 4.1 Bücherquellen BÄHR Jürgen/JENTSCH Christoph, KULS Wolfgang (1992). Bevölkerungsgeographie. Berlin, Arthur Collignon GmbH. BLUMENWITZ, Dieter (1992). Minderheiten- und Volksgruppenrecht. Aktuelle Entwicklung. Bonn, Kulturstiftung d. dt. Vertriebenen. BODEN, Martina (1993). Nationalitäten, Minderheiten und ethnische Konflikte in Europa. München, Olzog Verlag. EGLIN, Dieter (1998). Demokratie und Minderheiten – unter besonderer Berücksichtigung der Demokratie als Lebensform, der materiellen Schranken von Verfassungsrecht und der Diskurstheorie. Berlin, Bern, Frankfurt, New York, Paris, Wien, Peter Lang AG. ERMACORA, Felix (1988). Der Minderheitenschutz im Rahmen der Vereinten Nationen. 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Der Anschluss dieser Region ans Meer ist seit jeher von grosser Bedeutung. Darum finden sich hier viele Menschen unterschiedlicher Herkunft, unterschiedlicher Interessen und unterschiedlicher Geschichte. Einst waren Griechische Handelsstädte wie Tomis oder Histria prägend für die Region, anschliessend wurde das Gebiet von Dakern, Römern, Goten, Bulgaren und Byzantinern – oft nach kämpferischen Auseinandersetzungen bewohnt oder besetzt. Was neben den Griechen auch heute noch seinen Niederschlag in der Bevölkerung findet ist die Ankunft der Tataren in den ersten Jahrhunderten des zweiten Jahrtausends. Auch die Ausbreitung des Osmanischen Reiches im 14. Jahrhundert auf die Dobrudscha hat in Form einer ethnischen Minderheit überdauert. Ende des neunzehnten Jahrhunderts, nach der Besiedelung einiger Landstreifen durch Deutsche, fiel die Dobrudscha zurück an Rumänien. Es leben aufgrund dieser Geschichte heute ein buntes Gemisch an Völkern mit ganz unterschiedlichen Kulturen auf einem kleinen Gebiet. Dies wurde beispielsweise durch Boia (2002) beschrieben: „Dobrogea was [...] an uncommon ethnic and cultural mosaic. Nowhere, in such a small space, in Europe could be met such a mixture of languages, religions and ways of life [...]. In a bigger or smaller number were represented all nationalities of Europe and Middle East.“ 85 Es liegt nahe, dass diese Menschen miteinander interagieren und sich beeinflussen. Unterschiedliche Meinungen ob die daraus folgenden Konsequenzen positiv oder negativ sind, ob es dem Fortschritt dient und zu einer Bereicherung kommt, oder ob daraus vorwiegend Konflikte entstehen, sollen in dieser Arbeit nicht betrachtet werden. Vielmehr soll der Fokus auf Identitäten dieser Menschen heute, mit ihren Hintergründen, gerichtet werden. 1.2 Grundbegriffe Kultur und Identität sind in der Literatur zwei unterschiedliche Begriffe. So kann Identität als das Gefühl der momentanen „Etiquette“ einer Person (Frame, 2013: 26) verstanden werden, während Kultur allgemein als Produkt menschlichen Handelns betrachtet wird. Es ist jedoch naheliegend, dass diese beiden Aspekte einander stark beeinflussen und voneinander abhängig sind (cf. Frame, 2013: 173). Ein weiterer wichtiger Begriff ist die Ethnie, also das Volk. Dieser wird unterschiedlich interpretiert: Findet sich in Frankreich beispielsweise eine Idee, jeder der den Willen habe ein Mitglied des Volkes zu sein, könne dies indem er das Territorium Frankreichs als seine Heimat ansieht (Jus Solis), wird in Deutschland der Volksbegriff (Volksseele) dadurch verstanden, dass ein Deutsch geborener immer ein Deutscher sein wird, egal in welche Land er sich befindet (Jus Sanguinis). Diese Ansichten zeigen, dass Ethnie ein soziales Konstrukt darstellt, welches stark auf Historisch-Geographische oder aktuelle territoriale Gemeinsamkeiten abzielt. Verbindet man die Betrachtung der Kultur mit dem Begriff der Ethnie, beziehungsweise die der kulturellen Identität mit dem der ethnischen Identität, stellt sich die Frage ob man diese zusammenfügen oder unterordnen kann und wenn ja, in welcher Hierarchie. Mögliche Antworten dazu liefern Watzlawik (2012: 254 ff) und Merino / Tileaga (2011: 87) indem sie Identität als kontextabhängige und flexible Beschreibungen darstellen, in welchen kulturelle Aspekte als Teile der ethnischen Identität figurieren. Alternativ seien die selben Aspekte jedoch auch ausserhalb der ethnischen Identität zu platzieren. Dies würde konkret nur durch das Verständnis und der persönlichen Gewichtung der Parameter abhängen. Watzlawik führt dabei ein Beispiel auf, welches zeigt dass eine Person ihre muslimische Religion als teil ihrer 86 Türkischen Identität auffassen kann, eine atheistische Deutsche dies jedoch klar von ihrer ethnischen Identität trennt. 1.3 Ethnische Identität im Kontext Allgemein unterscheidet man bei der Identität zwischen „self given“ und „ascribed identity“, also zwischen derjenigen welche eine Gruppe oder ein Individuum sich selbst zuschreibt, und derjenigen welche zugeschrieben wird. Sie unterscheidet sich nicht nur wie oben erwähnt durch die Parameter welche gewichtet werden, sondern auch durch die Auswahl dieser. Die ethnische Identität ist ein identitärer Aspekt unter vielen. Sie beinhaltet einige bedeutende Parameter und schliesst viele aus. Genauso bestehen aber Schnittstellen und Überschneidungen mit anderen Identitäten. Bei der Definition dieser Gebiete befindet man sich in einem Graubereich, welcher jeder Autor der sich mit dem Thema auseinandersetzt ein wenig anders betrachtet. So teilt beispielsweise Barth (1998: 14) Identität in äussere und innere Eigenschaften ein. Zu den Äusseren zählt er Sprache, Lebensstil, Kleidung oder Behausungs-stil. Zu den Inneren Moral und Werte, welche wiederum von Faktoren wie Tradition oder Religion abhängen. Autoren wie Barth betonen jedoch, dass sich ethnische Gruppen nicht dadurch definieren wie ihre Kultur oder Ethnie zusammengesetzt ist, sondern vielmehr wie sie sich von anderen Gruppen unterscheiden. Wichtig zur Definition einer Identität, besonders derer von ethnischen Minderheiten, seien also Grenzen. Man kann daraus schliessen, dass die Identität der ethnischen Minderheiten nur dadurch aufrechterhalten kann, indem man diese Grenzen beibehält. Dies stellt einen Widerspruch zwischen den heute in der Politik viel vertretenen Ideen der Integration und dem Schutz von Minderheiten her, welcher auch in der Dobrudscha oft erkennbar ist und konkret im Kapitel 2.3 behandelt wird. Wichtig ist zudem, dass das allgemeine Verständnis von Kultur nicht zwingend mit einer Identität einhergehen muss. Die Betonung bestimmter Eigenschaften schafft individuelle Identitäten. Dabei handelt es sich keinesfalls um die Gesamtheit der Eigenschaften in welcher man Unterschiede aufzuzeigen versucht, sondern diejenigen Aspekte welche man selbst als wichtig und entscheidend empfindet. (Barth 1998: 14) Diese betreffen sowohl das Selbstverständnis und die Identität welche man sich selber 87 zuschreibt, wie auch die Identität welche man auf ein Individuum oder auf eine ganze Gruppe projiziert. Die Folgen dieser Eigen- und Fremdzuschreibung von Identität sind divergierende Ansichten und Auffassungen, da die bereits erwähnten Aspekte für die Selbstdefinition dieselben sind welche man schliesslich für andere anwendet und sich diese von Fall zu Fall unterscheiden. Die Konsequenzen sind nicht nur Abweichungen der Identität, welche man sich zuschreibt zu derjenigen welche man zugeschrieben bekommt, sondern auch die welche man einem Individuum im Vergleich zu der von Drittpersonen zuschreibt. Barth (1998: 9) erklärt, dass in der Anthropologie oft davon ausgegangen wird, Identität sei diskontinuierlich. Damit würden bestimmte Gruppen gebildet, welchen jeweils eine einzige Identität zugeschrieben würde. Wie viele Anthropologen sich hinter diese Aussage stellen würden, muss hier offen gelassen werden. Er zumindest, beschreibt Identität als kontinuierlicher Aspekt. Dies kann als Andeutung der verschiedenen Parameter gewertet werden, welche die Identität ausmachen. In folgender Arbeit soll gezeigt werden, inwiefern sich die ethnischen Minderheiten in der Dobrudscha in Bezug auf ethnische Identität unterscheiden; was an deren Identität als kontinuierlich beziehungsweise diskontinuierlich verstanden werden kann und was dies für Auswirkungen auf die Beziehungen zwischen den ethnischen Gruppen hat. Konkret soll dabei Religion, Sprache und soziale Struktur betrachtet werden. 1.4 Methoden Die Konzepte und Begriffe welche im vorgehenden Kapitel erwähnt wurden, sollen mit empirischen qualitativen Quellen verglichen werden. Es handelt sich dabei vor Allem um Aussagen von Unionsvertretern ethnischer Minderheiten in Bukarest sowie in Constanța, welche grösstenteils vorbereitet und von sich aus gemacht wurden. Teilweise sind dies auch spontane Antworten auf gestellte Fragen. Es handelt sich bei diesen Personen um Vertreter der Griechen, Tataren und Türken. Vereinzelt werden Aussagen von in den Strassen von Bukarest sowie der Dobrudscha (Babadag, Constanța, Fântâna Mare, Mangalia) angetroffenen Personen wiedergegeben; insbesondere die eines Imams aus Constanța. 88 Die gesammelten Informationen und Bemerkungen dienen zur Identifizierung der Identitäten der Sprecher (self-given) sowie derjenigen anderer Volksgruppen und Personen (ascribed). Dem Autor ist bewusst, dass die angebrachten Beispiele nicht alle Ansichten repräsentieren. Im Besonderen sind die ethnischen Gruppen nicht gleichmässig zur Diskussion aufgeführt, was der Menge der vorhandenen Aussagen zuzuschreiben ist. So sind bei Griechischer, Tatarischer und Türkischer Seite jeweils die Meinung von Vertretern im Vordergrund, während bei Roma eher die Meinung der Bevölkerung zur Sprache gebracht wird, was den direkten Vergleich erschwert. Es wird darauf hingewiesen, dass die Aussagen jeweils vom Rumänischen ins Französische und anschliessend ins Deutsche übersetzt sind und dadurch Kürzungen oder leichte Bedeutungsänderungen nicht auszuschliessen sind. Interpretationen und Schlüsse sind jeweils als solche angegeben. Alle empirischen Beobachtungen sind im Zeitraum zwischen dem 13.6.2014 und 27.6.2014 aufgenommen worden. 2. Identitäten ethnischer Minderheiten in der Dobrudscha 2.1 Zugeschriebene Identitäten Ansichten von Drittpersonen zu einer bestimmten ethnischen Gruppe können als zugeschriebene Identitäten betrachtet werde. Ob es sich dabei um Vorurteile oder begründete Ansichten handelt, spielt keine Rolle. So werden Roma in der Dobrudscha, wie praktisch in ganz Europa, als Ganzes und nicht als eigene ethnische Gruppe betrachtet. Dies erkennt man beispielsweise an der Aussage, es existiere keine Ethnie der muslimischen Roma. Es handle sich dabei nur um ein lokales Phänomen welches eine Gemeinschaft bildet (Aussage von Vertretern der Griechischen sowie auch der Türkischen Union in Constanța). Vergleichbar ist auch Gog's (2009) Aussage, Roma würden jeweils die Religion der lokalen Mehrheitsbevölkerung annehmen. Den Roma in der Dobrudscha wird also durch Aussenstehende kaum eine lokal-spezifische Identität zugeschrieben. Die Beziehung der Rombevölkerung zum Glauben wird jeweils unterschiedlich beschrieben. So werden beispielsweise bei einem Interview mit einem Imam in 89 Constanța mehrere Anekdoten erzählt, aus welchen man das zugeschriebene Bild dieser Beziehung herauslesen kann: „Roma sind oft unpassend gekleidet, um am Gebet teilzunehmen (Bem. Das Betreten der Moschee fordert im Allgemeinen von den Besuchern das Ausziehen der Schuhe sowie das Bedecken des Körpers bis zu den Knien und Schultern). Zudem beteiligen sie sich nur an wichtigen Festen und vernachlässigen das tägliche Gebet.“ Weiter wird durch denselben Imam ein in den Medien ausgestrahlter Beitrag genannt, in welchem eine Roma Familie ihren verstorbenen Angehörigen der Konvention widersprechend mit Gewalt aus dem Leichenhaus entwendet haben soll. Abschliessend berichtet genannter Imam von Roma, welche beispielsweise ein Autoradio stehlen würden und anschliessend ein Teil des Erlöses der Moschee spenden würden. Man kann dies als bitte um Vergebung oder auch als Form der Partizipation am Gemeinschaftsleben der Muslime interpretieren. Nach diesen Erzählungen kann geschlossen werden, dass diese Person kritisch gegenüber der Beziehung zwischen Roma und dem Islam steht. Betrachtet man diese Aussagen und verbindet sie mit den oben genannten Quellen (Gog, Vertreter der Unionen), erkennt man das den Roma in diesen Fällen keine fundierte Religiosität zugeschrieben wird. Eine alternative Erklärung dafür ist die individuelle Betrachtung des Glaubens durch die Roma, welche von der allgemeinen Idee einer bestimmten Religion abweicht. So konnten in Häusern von Roma Babadag synkretische Gegenstände beobachtet werden, welche zeigen dass sie Wert auf den muslimischen Glauben legen, jedoch auch eigene Interpretationen hinzufügen. Ähnliche Kommentare wie die des Imams in Constanța fallen zum Lebensstil und zur Kultur der Roma. In der Literatur werden sie als unzivilisiert beschrieben, da sie im Vergleich zu anderen Völkern kaum oder erst seit dem Kommunismus (Bodgal: 373) schriftliche Aufzeichnungen und Geschichten aufweisen können. Als unzivilisiert werden sie auch von der Mitgliedern der Mehrheitsbevölkerung beschrieben, wie beispielsweise bei einem Aufenthalt in Bukarest von einem Taxifahrer erläutert. Gleichzeitig fällt auf, dass solche besonders negative Zuschreibungen gegenüber anderen ethnischen Minderheiten der Dobrudscha selten auftreten und kaum als allgemein verbreitete Ansichten gelten. Als ausnehmendes Beispiel kann die Meinung eines Türkischen Vertreters der Union in Constanța genannt werden, welcher die Deportation der Tataren durch die Kommunisten im Jahre 1944 (vgl. Dufaud, 2007) als 90 übertrieben betrachtet. Er schreibt den Krimtataren somit eine gespielte Opferrolle zu, welche von anderen jedoch nicht erkannt ist: Ein Vertreter der Türkischen Union in Bukarest erklärt dass keine Vorurteile gegenüber Rumänen und Tataren bei seiner Kommune herrschen und das Zusammenleben mit anderen Völkern einen Vorteil darstelle. Mitglieder der Tatarischen Union in Constanța sehen sich selber als beliebte Volksgruppe, was sie ihrer Gastfreundschaft, Bildung und ihrer Toleranz zuschreiben. Vergleicht man diese Ansichten mit dem Empfinden der Roma betreffend ihrem Ansehen in der Bevölkerung, erscheint ein komplett gegenteiliges Bild: Bei Volkszählungen oder anderen Befragungen geben diese oft ihre Ethnie als Roma, aus Angst vor Diskriminierungen (vgl. Tarnovschi, 2008) nicht an. Dass dieses Phänomen sehr häufig auftritt, zeigen die offiziellen Zahlen der Rombevölkerung verglichen mit den tatsächlichen Schätzungen (Boscoboinik & Giordano, 2008). In einer Untersuchung betreffend Attributen von ethnischen Gruppen in der Dobrudscha welche sie sich selber zuschreiben (Auto-Stereotypen), erkennt man diese Einschätzung des Bildes der eigenen Bevölkerungsgruppe teilweise wieder. So sehen sich Tataren als gastfreundlich, ehrlich, friedlich und freundlich. Griechen beschreiben sich als arbeitsam, ehrlich, friedliebend und herzlich. Roma beschreiben sich als nervös und unkreativ. Die genannten Eigenschaften sind jeweils signifikante Abweichungen der Selbstdefinition einer bestimmten Gruppe von der allgemeinen Selbstdefinition. Bei dieser Studie gilt es jedoch auch zu erwähnen, dass andere Eigenschaften nicht bei bestimmten Gruppen hervorgehoben sind: Intelligenz, Religiosität, Optimismus, Gutherzigkeit, Nationalstolz, Offenheit gegenüber Fremden, Mutigkeit, Unabhängigkeit, Grosszügigkeit, glücklich Sein, Weltoffenheit, Gesprächigkeit, Hypokrisie, Streitsüchtigkeit, Egoismus, Einbildung, Gewalttätigkeit, Konservativismus, Gleichgültigkeit, Unorganisiertheit, Faulheit und Individualistisch sein. Auch sind für einige ethnische Minderheiten (Türken, Russische Lipowaner, Armenier) keine speziellen Attribute erwähnt. (Sandu et al., 2013) Man erkennt also, wie bereits im Kapitel 1.3 erwähnt, dass sich auch diese zugeschriebenen Identitäten individuell unterscheiden und eher selten generell empfunden werden. Der Lebensstil, insbesondere die soziale Struktur, ist ein äusserer Aspekt welcher bei der Zuschreibung von Identitäten starken Einfluss nimmt. Die Ursache liegt darin, dass durch dieses eine Unverständnis und somit eine Grenze zwischen den Gruppen entsteht. Bei Besuchen in den Türkischen Unionen in Bukarest und Constanța 91 ist aufgefallen, dass dem Gast aufgezeigt wird dass es sich nicht um patriarchalische Institutionen handelt, auch wenn die Posten der Vertreter in diesen Fällen von männlichen Erwachsenen besetzt sind. Konkret ist dies durch die Anwesenheit der Frauen, sowie dem Erwähnen von politischen Aktivitäten in welche die Frauen miteinbezogen werden, aufgezeigt worden. Zudem sind von jungen Frauen die Aktivitäten in Kultur und Bildung vorgestellt worden, welche sie zur Förderung der Türkischen Identität betreiben. Beobachtungen bei Roma Familien zeigen hingegen eine eher patriarchalische Struktur auf. Zum einen ist die Rolle des Gastgebers sowie des Gesprächspartners deutlich den männlichen Personen zugetan. Beschreibungen der Bewohner betreffend Familiengrösse (viele Kinder) oder früher Heirat (unter 20 Jahren) sind zudem Aspekte welche bei anderen Volksgruppen für Unverständnis sorgen. Oft werden Roma als ein fahrendes Volk genannt. Im Gebiet Rumäniens kann dies historisch auf ihren Status als Diener des Königs zurückgeführt werden, welcher sie als Sklaven dazu zwang Arbeiten für ihn im ganzen Land zu verrichten und darum herumzureisen (vgl. Bogdal, 2011). Nach diversen späteren Versuchen, fahrende Völker in ganz Europa zur Sesshaftigkeit zu zwingen, sind heute in Osteuropa praktisch alle Roma sesshaft, was auch für die Dobrudscha gilt. In ganz Europa sind schätzungsweise noch 2% davon fahrende (Liebich, 2007). Betreffend diesen Aspekt des Lebensstils liegt somit konkret ein widerlegtes Vorurteil vor. Neben Zuschreibungen auf Gruppen durch aussenstehende Personen werden auch innerhalb der Ethnien solche gemacht. Das schlechte Image beispielsweise, welches vielen Roma in Bezug auf ihre ethnische Zugehörigkeit erteilt wird, erklären sich diese durch das Handeln von gesonderten Gruppen innerhalb der ethnischen Minderheit (Boscoboinik, 2009: 22). So beschreibt eine interviewte Person andere Roma als schuldige für die negativen Zuschreibungen, wodurch dieselben Vorurteile entstehen welche von Aussenstehenden ausgedrückt werden. Beschreibend für dieses Phänomen ist die Aussage „Ce sont Eux, qui ne sont pas propres, Eux, qui n'étudient pas, Eux, qui ne sont pas intelligents“ (Boscoboinik, 2009: 22). In Verbindung mit der Beschreibung von „Roma“ für das „wir“ und „Zigeuner“ für die „anderen“ erkennt zudem, dass dieser ethnischen Minderheit von aussen eine einzige Identität zugeschrieben wird, die Mitglieder der Gruppe sich jedoch keinesfalls als homogene Gruppe betrachten (Boscoboinik, 2008; vgl. Vinsonneau, 2009). 92 Ähnliche Beobachtungen betreffend Zuschreibungen innerhalb von ethnischen Gruppen können aufgrund der Sprachkenntnisse gemacht werden. Wie im nachfolgenden Kapitel erwähnt, kann das Beherrschen einer Sprache als identitätsstiftend gefühlt werden. Umgekehrt kann das Nichtbeherrschen auch zu Ausgrenzung führen. So wird durch ein Roma angegeben, dass es als nicht Romanes sprechende Person nicht möglich ist, ein Roma zu sein (Boscoboinik, 2008: 17). Dass die Identität und Zugehörigkeit zu einer Gruppe durch sprachliche Gründe aberkannt wird, kann aufgrund der Zahlen (vgl. Kapitel 2.2) als Ausnahme gewertet werden, da sonst wichtige Teile von Volksgruppen – besonders der Roma – innerhalb nicht akzeptiert wären und man damit von einer Auflösung der Ethnien ausgehen müsste. Durch den EU-Strukturfonds (vgl. Europäische Kommission für Beschäftigung und Soziales, 2010) und die besondere Beachtung durch Hilfswerke werden die Roma in eine Rolle gesetzt, in welcher andere sie als Opfer der Gesellschaft betrachten. Dieses Bild wird heute in Westeuropa oft genannt. Durch diese „Sonderbehandlung“ werden Romvölker von anderen Minderheiten zum Teil beneidet. So wurde durch ein Vertreter von Türkischen Union in Constanța bedenken geäussert, dass die anderen Ethnischen Minderheiten durch die Politik vernachlässigt und vergessen würden. Abschliessend zu diesem Kapitel kann man sagen, dass extern zugeschriebene (Ascribed) Identitäten stark voneinander und von den Fakten variieren können. Es handelt sich dabei um Aspekte welche historisch bedingt sind oder wo schlicht von Einzelfällen auf ganze Volksgruppen geschlossen wird. Als mögliche Erklärung kann die Vorurteilshypothese von Friedrichs (1983) herangezogen werden, welche besagt dass ein grösserer Anteil einer Minderheit – besonders ein statusniedriges – an der Gesamtbevölkerung stärkeres Vorurteil gegenüber dieser Minderheit hervorruft. Dies kann die Unterschiede betreffend der Zuschreibungen gegenüber den verschiedenen Minderheiten erklären. 2.2 Kontinuität / Diskontinuität In der Dobrudscha leben ethnische Minderheiten auf kleinem Raum zusammen. Die logische Folge daraus ist, dass diese sich stark beeinflussen und unmöglich vollständig in der eigenen ethnischen Gruppe isoliert leben. Daraus ergeben sich für die Identität Grenzen und Gemeinsamkeiten, welche in den verschiedenen Parametern variieren. 93 In erster Reihe erkennt man, dass zwei Religionen für den Grossteil der Bevölkerung von Bedeutung ist: die Christlich Orthodoxe (Griechen, Roma, Rumänen) und der Islam (Roma, Tataren, Türken). Die Rumänische Mehrheitsbevölkerung, Griechen und ein Teil der Roma konkrete Zahlen fehlen - sind Christlich Orthodox. Diese besuchen jedoch nicht oder kaum die selben Kirchen. So wurde es der Griechischen Minderheit verboten an den Rumänischen Festlichkeiten teilzunehmen, da das Orthodoxe System eine separate Kirche für das einzelne Land vorsieht. Dadurch besitzen Griechen in Rumänien heute eigene Kirchen. Eine vermeintliche Gemeinsamkeit in der ethnischen Identität ist hier somit unterbunden. Betrachtet man die Konfessionszugehörigkeit der Roma, ist ein bedeutender Teil Christlich Orthodox. Im Gegensatz zu den Griechen ist es diesen erlaubt die Rumänischen Kirchen zu besuchen. Ein durch Gog (2009) interviewter Pastor erklärt zudem, dass während der Regierung durch das kommunistische Regime, neoprotestantische Roma jeweils mit den Rumänen die Kirchen teilten. Ein Mitglied der muslimischen Gemeinschaft betonte in Constanța, dass alle Muslime in der Moschee beziehungsweise der Gemiae willkommen sei, auch ein muslimischer Roma. Gog gibt zudem an, dass Roma, trotz ihrer mit der Mehrheitsbevölkerung gemeinsamen Zugehörigkeit zu einer Religion, nicht auf den Ortsfriedhöfen begraben werden. Ob solche Diskriminierungen auch in der Dobrudscha und bei muslimischen Roma vorkommen, kann hier aufgrund fehlender Quellen und Informationen nicht beantwortet werden. Sprache ist für viele Menschen ein Identitätsstifter (vgl. Krappman, 1969), sei es durch die Möglichkeit Gemeinsamkeiten auszutauschen oder schlicht durch die Tatsache, dass man sich mit Worten verständigen kann. Als Beispiel: Die Vertreter der Tatarischen Union sind unglücklich über die geringe Anzahl der Tataren welche ihrer eigenen Sprache mächtig sind. Sie empfinden diese Tatsache als Identitätsverlust, weshalb sie sich dafür einsetzten dass ihre Kinder an Schulen oder Kursen Tatarisch lernen können. Betrachtet man die Zahlen der Volkszählung Rumäniens 2012 erkennt man, dass 20'500 Personen als Ethnie „Tatare“ angegeben und davon 18'143 Tatarisch als Muttersprache genannt haben. Ähnlich verhält sich die Situation bei der Türkischen Minderheit, wo von 28'200 Personen 26'179 Türkisch als Muttersprache deklariert haben (Csernyei, 2013). Die Gesamtzahl der in Rumänien lebenden Tataren wurde von 94 Gemil (2003) auf 35'000 – 40'000 geschätzt. Falls die Zahlen tatsächlich höher sind, kann man daraus schliessen dass ein Grossteil der Personen welche sich als Tataren identifizieren, auch Tatarisch als Muttersprache sprechen. Bei den Roma verhält sich die Situation folgendermassen: In den Kreisen Constanța und Tulcea sprechen 40% beziehungsweise 39% der Roma Romanes, was dem Rumänischen Durchschnitt entspricht. Es scheint naheliegend, dass ein Mitglied einer Ethnischen Gruppe eher als solches angesehen wird, wenn es die jeweilige Sprache beherrscht. Trotzdem ist dies keine Voraussetzung für eine identitäre Zugehörigkeit, was man aufgrund der genannten Zahlen schliessen kann. Mitglieder einer Ethnischen Gruppe, besonders bei den Roma, können sich auch als solche sehen wenn sie die entsprechende Sprache nicht beherrschen oder als Muttersprache deklarieren. Wer einen sozialen Aufstieg erlebt, muss darum fürchten seine ethnische Identität zu verlieren. So beschreibt Bogdal (2011) das Phänomen, dass ein Zusammengehörigkeitsgefühl nur auf einer sozioökonomisch gleichen Ebene möglich ist. Ein Arzt wird in erster Linie als Arzt wahrgenommen, egal welcher Ethnie er zugehört. Zur selben Zeit bilden sich beispielsweise bei den Roma Identitäten aufgrund der Berufe. Sie werden als Căldărari (Kupferschmiede), Fierari (Eisenschmiede), Ursari (Bärenzüchter) Grastari-Geambaşi (Pferdehändler), Lăutari (Musiker), Argintari (Silberschmiede), Cărămidăr (Ziegelmacher), Ciubotari (Schuhmacher), Nomazi (Nomaden), Rudari (Holzfäller) usw. (Tarnovschi, 2008) beschrieben, was ihren Berufen oder zumindest ehemaligen Berufen entspricht. Die logische Folge daraus ist, dass sich ein Roma-Bauer einem Türkischen Bauern näher fühlt, als einem Roma-Arzt. Es entsteht dadurch eine Roma-Elite, die sich durch den sozialen Aufstieg integrieren kann. Auch wenn sich diese für ihre Volksgruppe einsetzt, entsteht nach marxistischem Denken eine soziale Stratifizierung durch welche die gemeinsame Identität auf ethnischer Ebene gebrochen wird. Dies ist zudem eine mögliche Erklärung für das im Kapitel 2.3 genannte fehlende Vertrauen in die politischen Parteien, welche konkret die ethnischen Minderheiten repräsentieren. Ethnische Identität bei den ethnischen Minderheiten welche man in der Dobrudscha findet, kann praktischerweise nur als Jus Sanguinis verstanden werden. Es besteht keine Möglichkeit, überhaupt die Existenz einer ethnischen Minderheit in einem Land mit der Idee des Jus Solis zu beschreiben. Auch wenn sich einzelne Gruppen wie 95 die Tataren (Krim), Türken oder Griechen historisch auf eigenes Gebiet berufen, leben sie nicht in diesem. Noch spezifischer ist der Fall der Roma, welche nach Studien der Sprachwissenschaften und Genetik (Mendizabal et al., 2012) aus Indien stammen und somit gar keine Beziehung zum Ursprungsland haben. Durch die heutige Lage und das politgeographische Denken sehen sich trotzdem viele Menschen durch aktuelle geographische Gemeinsamkeiten als Gruppe. Das beste Beispiel dafür ist die Nation. Aber auch die Stadt oder ein Stadtviertel kann eine solche Identität hervorbringen. Es wäre also naheliegend, dass sich die ethnischen Gruppen aufgrund der Nähe durchmischen und eine unterschiedliche Identität nicht entlang der ethnischen Grenzen entsteht (vgl. Neculau et al, 2009). Aufgrund von Segregation grenzen sich viele ethnische Gruppen trotzdem auch geographisch auf kleinem Raum ab. Einige Beispiele in der Dobrudscha sind Stadt- oder Dorfteile welche mehrheitlich von Roma (Babadag, Constanța) (Abb. 1) oder Türken (Mangalia, Constanța) bewohnt werden. Es ist hier erkennbar, dass eine solche Segregation besonders bei grossen, konzentrierten ethnischen Gruppen vorkommt. Diese befinden sich sozial auf einem gleichen oder ähnlichen Status, was den oben genannten Aspekt unterstreicht. Es entsteht durch die Segregation also eine Identität, welche nicht nur auf sozioökonomischen Gemeinsamkeiten basiert, Zugehörigkeit gefördert wird. Abb.1: Vorwieged von Roma bewohntes Quartier in Babadag 96 sondern auch durch ethnische 2.3. Integration und Abgrenzung Wenn es um ethnische Minderheiten geht, stellen sich Fragen wie: Wer ist Mitglied dieser Gruppe? Wodurch definiert sich diese Gruppe? Womit erhält man das Recht ein Mitglied dieser Gruppe zu sein? Dabei entsteht ein Abwägen zwischen der Form in welcher man nach der Kultur, den Traditionen und Gewohnheiten lebt und in welcher Form man sich in das Leben der Mehrheitsbevölkerung eingliedert. Dieser Konflikt zwischen Integration und Schutz der eigenen Identität bringt besonders in der Dobrudscha Konfliktpunkte mit sich. Das Rumänische Parlament (Camera Deputaților), welches seit dem Jahre 1991 existiert, reserviert seit der Legislatur von 2004 jeder ethnischen Minderheit, unabhängig von der Stimmenzahl, einen Sitz. Es sind dies Momentan (Stand 1.1.2015) 18 von 400 Vertretern für die Minderheitsbevölkerung, welche, nach offiziellen Angaben, 10% der Gesamtbevölkerung ausmacht. In der Dobrudscha in grösserer Zahl (mehr als 300 Personen) lebende Minderheiten welche damit einbezogen sind, sind Armenier, Griechen, Mazedonier, Roma, Russisch-Lipowaner, Tataren, Türken und Ukrainer. Diese politischen Vertreter dienen in erster Linie zur Vertretung der spezifischen Interessen der ethnischen Gruppen. Dadurch werden diese im Parlament beachtet, was dem Schutz der Minderheiten dient. Gleichzeitig vertreten diese aber nicht unbedingt die politischen Interessen der Angehörigen dieser Gruppen. Dadurch werden die Vertreter nicht, wie von den Parteien gewünscht, gewählt. Bei den Roma beispielsweise wählen nur rund 29% die Roma Partei, während ein Grossteil der Stimmen an andere politische Parteien, welche nicht spezifisch Interessen von ethnischen Minderheiten vertreten, geht (Tarnovschi, 2008). Diese Tatsache zeigt auch, dass die Wahl von solchen Parteien für viele Mitglieder eine Abgrenzung bedeutet, welche sie nicht unterstützen, beziehungsweise die Identität als Roma für sie politisch nicht entscheidend ist. Ein weiterer Punkt welcher bei der Integration in die Mehrheitsbevölkerung entscheidend war und ist, von Vertretern der Minderheiten jedoch als problematisch eingestuft wird, ist das Erlernen der Sprache; in diesem Fall Rumänisch. Bereits vorgehende Generationen haben sich die Rumänische Sprache angeeignet, um sich beruflich und sozial besser integrieren zu können. Von Vertretern der Tataren wird sich 97 nun erhofft, dass die vom Volk teilweise vergessene eigene Sprache neu gelernt und auch zu Hause angewendet wird, um einen Identitätsverlust zu verhindern. Somit wird der Schritt, welcher die Vorfahren vollzogen haben, rückgängig gemacht, was erneut zu der damaligen Situation der Ausgrenzung und schlechten Integration führen kann. Von Vertretern der Griechischen und Tatarischen Minderheit in Constanța wird zudem erklärt, dass eine endogame Heirat innerhalb der Gruppe wünschenswert sei und darauf Wert gelegt wird. Erneut erkennt man hier ein ähnliches Muster, welches die Abgrenzung gegenüber den anderen Volksgruppen durch eine biologische Erhaltung der eigenen rechtfertigt. Diese Massnahme hat wohl einen geringeren Einfluss als die Sprachbeherrschung, kann aber trotzdem soziale Kontakte einschränken. Auch hier ist der Konflikt zwischen Integration und Schutz der Identität als ethnische Gruppe erkennbar. Gegenteilige Beobachtungen sind beispielsweise durch das Auftreten der Türkischen Unionen erkennbar. Wie in Kapitel 2.1 erwähnt, zeigen diese durch das Aktive in Erscheinung treten der Frauen auf, dass sie sich bewusst sind was für westliche Besucher moralische Werte sind. Dazu gehört die Gleichberechtigung beider Geschlechter. Es kann vermutet werden, dass diese Betonungen der Rolle der Frauen auch die Integration repräsentieren soll, um welche man bemüht ist. 3. Diskussion und Probleme Wie bei der Definition der Identität erwähnt, hängt eine solche jeweils von der Bewertung der Individuen ab. Religion kann von einer Person als identitätsstiftend betrachtet und ein Gefühl der Zusammengehörigkeit herstellen. Umgekehrt kann sie aber auch als etwas persönliches angesehen und dadurch nicht als relevant für eine ethnische Identität empfunden werden. Konkret dazu äusserte sich ein Vertreter der Tatarischen Union in Constanța indem er Religion als Teil seines Lebens beschrieb, er sich jedoch klar als Tatare fühle und nicht als Muslime. Er beschreibt Religion als Teil seiner Tatarischen Identität. Eine andere Situation kann man bei Äusserungen eines Vertreters der Türkischen Union in Bukarest erkennen. Er beschreibt seine Identität als Türkisch, aber auch als muslimisch. Somit stellt er diese auf eine Ebene, und verhindert eine Hierarchisierung. 98 Eine umgekehrte Schlussfolgerung kann man aus den Aussagen von Roma ziehen, welche ihre Religion in den Vordergrund stellen. Dazu gehören besonders Konvertiten zu Pfingstgemeinden welche ihre Identität als Roma als unwichtig darstellen, jedoch ihren Glauben als Identitätsstiftend empfinden (Boscoboinik, 2009). Eine von Neculau (2009) interviewte Person erklärt, dass sie als wichtigsten Aspekt die Religion, als zweiten den Job und als dritten die Ethnie „Roma“ empfindet. Man kann davon ausgehen dass sich die Personen in den hier genannten Beispielen bereits vorgehend mit dieser Frage beschäftigt haben, da für sie Identität, wie im Falle der Unionsvertreter, oder Religion, wie bei den Konvertiten, eine bedeutende Rolle spielen. Logischerweise würden diese Aussagen auf andere Personen nicht zutreffen. Man kann aus diesen keine allgemeinen Zusammenhänge zwischen Ethnien und Bewertungen der Parameter herstellen. Man erkennt jedoch ein Bild von Individuellen Bewertungen von Faktoren zur Identitätsbildung welches sich über den Begriff von Ethnie stellt. Man muss also davon ausgehen, dass ethnische Identitäten individuell und in ständigem Wechsel sind. Zudem können sie kontinuierlich sein, müssen es aber keinesfalls. Dass dieser Versuch, Menschen in ein Schema einer Volksgruppe mit gewisser Identität im grossen und ganzen misslingt, zeigt sich besonders in der Politik. Zum einen durch das ausbleiben der Wählerstimmen für die Minderheitsparteien, zum anderen durch den relativ geringen Grad an Interesse betreffend der eigenen Identität. Nachvollziehbar wird dies, wenn man das alltägliche Leben der Menschen betrachtet, welche ihre täglichen Probleme lösen müssen und somit sich nicht mit solchen abstrakten Gedanken befassen. Zudem entsteht beim Betrachten der Aussagen von Minderheitsvertretern der Eindruck, man wolle künstlich eine Identität aufrechterhalten, beziehungsweise produzieren. Während die Vorsitzenden sich eine endogame Lebensweise mit der daraus resultierenden „Reinhaltung“ der Volksgruppe wünschen, ist es naheliegend dass das Volk sich wenig darum kümmert. Die kleine Zahl an Mitgliedern von ethnischen Minderheiten, wie zum Beispiel bei den Griechen in Constanța, würde bei ausschliesslich endogamen Eheschliessungen zu einer extremen Einschränkung der Partnerwahl führen. Auch das Beherrschen der Sprache der Minderheiten, welches einige Vertreter als nötig empfinden, wird vermutlich von Personen der zugehörigen Ethnie nicht durchgehend geteilt. Wie bereits erwähnt, haben vorgehende Generationen Rumänisch 99 erlernt, um die Integration zu fördern. Es ist kaum vorstellbar, dass sich Menschen erneut abgrenzen wollen oder überhaupt den Aufwand betreiben wollen, eine halbtote Sprache zu erlernen. 4. Konklusion Die Dobrudscha ist betreffend der ethnischen Minderheiten und ihrer Identitäten ein nicht weit erforschtes und beschriebenes Gebiet. Dies mag an ihrer geographischen Lage und Grösse liegen. Dabei wäre diese Region repräsentativ für viele andere Gebiete dieser Welt, um aufzuzeigen worin das Zusammenleben von unterschiedlichen Volksgruppen und die daraus resultierenden Vorteile und auch Konflikte besteht. Obwohl dass Grenzen zwischen ethnischen Gruppen zu Identitäten führen können, haben Interaktionen zwischen Personen einen starken Einfluss auf die Identitätsbildung. Diese individuellen Aspekte betreffen viele Bereiche des Lebens wie Arbeit, Soziale Struktur und Familie, Religion oder die Sprache und Kultur. Durch die diversen Parameter und deren Gewichtung können kontinuierliche Identitäten entstehen. Dies ist aber nicht zwingend der Fall, da Identität, besonders bei Minderheiten, stets im Wandel ist. Der Grund dafür sind zudem die Unterschiede zwischen der „Self given Identity“ und der „Ascribed Identity“. Diese haben eine grosse Auswirkung auf die Art in welcher sich ethnische Gruppen integrieren. Hier ist der Konflikt erkennbar, welcher die Integration und somit den Verlust der bisherigen Identität gegen die Abgrenzung und die damit verbundenen Nachteile führt. 100 Bibliographie Friedrichs, J. (1983) Stadtanalyse. Soziale und räumliche Organisation der Gesellschaft, Opladen: Westdeutscher Verlag Barth, F. (1969) Introduction, in: Ethnic Groups and Boundaries, The Social Organization of Culture Difference, 9-39, Oslo: Universitetsforlaget Bogdal, K.M. (2011) Europa erfindet die Zigeuner. Eine Geschichte von Faszination und Verachtung, Berlin: Suhrkamp Boia, L. (2001) Romania. Borderland of Europe, London: Reaktion Books Boscoboinik, A. (2009) Le jeu des identités rom. Dynamisme et rigidité, in: Transitions. Nouvelles identités rom en Europe centrale & orientale, 48.2: 19-30 Boscoboinik, A. & Giordano, C. (2008) Roles, Statuses, Positions, Social Categories and Mutliple Identities of Roma in Romania, in: Ethnobarometer. Minority Politics in Southeast Europe. 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Roma's Identities in Southeast Europe: Romania, 23: 24 -37 Vinsonneau, G. (2002) L'identité culturelle, Paris: Armand Collin Watzlawik, M. (2012) Cultural identity markers and identity as a whole: Some alternative solutions, in: Culture & Psychology, 18: 253 - 260 102 Anthropologie physique : Outil de revendications ethniques et nationalistes en Roumanie ? Carole Joye Introduction Ce travail fait suite aux observations de terrain menées lors de l’école d’été en Roumanie sous la direction de M. François Ruegg, en juin 2014, qui avait pour thème : « Identités multiples et mise en scène de l’ethnicité ». A plusieurs reprises durant ce séjour, le sujet de l’anthropologie physique fut évoqué pour mettre en évidence des revendications ethniques, ce qui nous permis de situer la Roumanie dans sa longue tradition d’anthropologie bio-médicale. La question de recherche « Est-ce que l’anthropologie physique est utilisée comme un outil de revendications ethniques et nationalistes en Roumanie ? » semblait donc intéressante et permit d’approcher la multiculturalité roumaine sous l’angle d’une de ses spécificités scientifiques. Il sera d’abord question, dans ce travail, de comprendre l’évolution de l’anthropologie physique au travers de l’histoire en évoquant notamment son changement d’orientation à l’ère de la génétique, de déterminer son influence sur la conception de la notion de race ainsi que sur l’émergence d’un racisme scientifique, l’eugénisme racial, à la fin du XIXème siècle. En passant par l’exemple de l’anthropologie national-socialiste allemande fortement influencée par l’anthropologie biophysique, nous nous concentrerons ensuite sur la Roumanie, sur la manière dont ses intellectuelles, médecins, anthropologues, biologistes et politiciens, ont utilisé ce biais pour défendre des intérêts nationaux et idéologiques très proches à certaines époques des conceptions racistes de l’Allemagne nazi. Nous aborderons également les cas d’ethnies minoritaires (Tatare et Rom) utilisant cette fois-ci l’anthropologie physique pour revendiquer des droits en lien avec leurs spécificités culturelles. Finalement, nous terminerons sur un questionnement au sujet de la tendance actuelle des recherches en Roumanie dans le domaine de l’anthropologie physique en lien avec l’idée de nation et de revendication ethnique. Ceci permettra d’amener la 103 discussion autour du sujet de l’épigénétique, passerelle entre inné et acquis, nature et culture, nouvelle découverte qui pourrait bien réinterroger les notions de nationalisme et d’universalisme. Contexte d’émergence de la question de recherche Dans le cadre de l’école d’été d’anthropologie dirigée par notre professeur François Rüegg de l’Université de Fribourg et sa doctorante Raluca Mateoc, en juin 2014, nous avons eu l’occasion de mener des observations de terrain en Roumanie en lien avec les identités multiples et la mise en scène de l’ethnicité des minorités ethniques de la ville de Bucarest et de la région de la Dobroudja. Dans ce contexte d’étude, nous avons eu la possibilité de nous entretenir avec plusieurs délégués politiques gouvernementaux ainsi qu’avec des représentants d’unions de différentes ethnies. Nous avons pu prendre note de la manière avec laquelle ils défendent un certains nombres d’intérêts culturels et quelles sont les revendications diverses qui composent leurs programmes. A plusieurs reprises, la Roumanie multiculturelle a été dépeinte comme une terre d’ouverture et de tolérance à l’égard des différentes populations la constituant. Nous avons effectivement pu constater des dispositifs politiques très intéressants avec une représentation relativement avant-gardiste des 19 minorités ethniques au Parlement. Chacun des représentants officiels des minorités rencontrées (Turcs, Tatares, Grecs) s’est montré reconnaissant de vivre dans un pays où règne le respect des diversités ethniques. Si dans l’ensemble, la Roumanie semblait être considérée comme un modèle d’intégration par nos interlocuteurs, il me parut intéressant de connaître les processus qui amenèrent à penser cette nation multiethnique sortie tout droit du communisme ainsi que d’avoir une idée des outils que choisissent les différentes communautés pour revendiquer leurs spécificités culturelles dans toute cette mixité. L’idée de m’intéresser à la population roumaine via l’anthropologie physique m’est apparue pertinente lorsque, visitant l’Union Démocrate des Tatares Turcomusulmans de Roumanie, un ancien professeur d’anthropologie physique prit l’initiative de nous enseigner les tracés migratoires des Tatares en se référant à un savoir anthropogénétique basé sur l’ADN mitochondrial. Il choisit ce biais pour mettre en évidence l’importance de la langue tatare en tant que patrimoine. N’ayant que très peu 104 de connaissances dans le domaine de l’anthropologie physique, cette intervention fut surprenante et éveilla ma curiosité, d’autant que je constatai, lors de la visite de l’Institut Francisc I. Rainer, que la Roumanie possédait une longue tradition d’anthropologie biomédicale datant du début du XIXème. Ceci permit la formulation progressive de la question de recherche qui guida ce travail : Est-ce que l’anthropologie physique est utilisée comme un outil de revendications ethniques et nationalistes en Roumanie ? Qu’est-ce que l’anthropologie physique L’anthropologie physique est une des disciplines de l’anthropologie générale qui s’intéresse à définir la morphologie, l’anatomie, la physiologie, les facteurs biologiques et héréditaires des groupes humains ainsi que l’influence de ses caractéristiques sur leurs comportements. De par son origine biomédicale et archéologique, elle se réfère également à la pathologie et à la paléontologie. Comme défini par Jean-Pierre BocquetAppel (1989) « elle est la seule parmi les sciences naturelles dont le sujet et l’objet se confondent : l’Homme. »1 A la fin du XVIIIème siècle, l’anthropologie se subdivisa en deux branches : l’anthropologie culturelle (l’ethnologie) et l’anthropologie physique influencée par le courant naturaliste qui défendait l’idée de l’Homme comme élément du règne animal2. Les penseurs de l’anthropologie physique se distancèrent alors de la théologique traditionnelle qui se refusait de considérer l’Homme en tant que composante de l’ordre naturel. Dès la naissance de l’anthropologie physique, deux courants s’opposèrent : l’un partisan des classifications, l’autre les considérant comme nuisibles. Durant le courant du XIXème siècle, les partisans de la classification vont devenir, pour ainsi dire, les uniques représentants des universités françaises à la différence des Etats-Unis ou de l’Angleterre3. 1 Boquet-Appel Jean-Pierre (1989) : L’anthropologie physique en France et ses origines. In : Gradhiva, 6, p. 23 2 Chamla Marie-Claude (1971) : L’anthropologie biologique. Paris : Que sais-je, Presse universitaire de France, p. 5 3 Bocquet-Appel Jean-Pierre (1988), p. 51 105 Son origine : la détermination des races A l’évidence, les descriptions morphologiques des différents groupes humains et leurs classements existaient déjà dans l’Antiquité. Les Egyptiens avaient un système de classification établi sur la couleur de la peau, des cheveux et des yeux représenté dans la peinture mortuaire royale. Plusieurs penseurs grecs et perses tels qu’Hérodote, Xerxès ou Scylax s’intéressèrent également à définir les contrastes physiques de l’humanité. Durant le Moyen-Age, il n’y eut que peu d’élaboration de théories complémentaires et ce ne sera qu’à partir du XVème siècle, à l’aube de la découverte de l’Amérique, que la volonté de reconsidérer ces notions donna un nouveau souffle à la morphologie descriptive. L’idée de pluralité des races mais également la position de Buffon et de Linné de vouloir inclure l’Homme dans l’ordre zoologique permirent de définir plusieurs nouveaux objectifs scientifiques. L’anthropologie physique se destina à une importante mission au travers de l’analyse des races, à savoir connaître la fixité ou la labilité des caractéristiques physiques humaines à travers le temps et les facteurs les engendrant, savoir comment le corps s’adapte à son milieu à l’image de ce qui fut observé chez d’autres espèces animales, définir les liens entre aspects physiques et aspects moraux, observer le résultat des métissages4.… Linné commença, en 1758, par classifier les hommes selon quatre groupes distincts : l’Homme américain, l’Homme européen, l’Homme asiatique et l’Homme africain. De nombreux chercheurs modifièrent, complétèrent, redéfinirent ce modèle. Au début du XIXème, Blumenbach y ajouta la race malaise et Desmoulins séquença ces races en 16 groupes. En 1860, Geoffroy Saint-Hilaire renomma les quatre races humaines : Caucasienne, Mongolique, Ethiopique et Hottentote découpées en treize subdivisions. Alors que les critères de définition morphologique exigèrent de plus en plus un savoir rigoureux, de nombreux penseurs et techniciens se mirent à élaborer des méthodes de mesures comme ce fut le cas en France, au milieu du XIXème siècle. En effet, l’Ecole d’Anthropologie dirigée par Paul Broca commença à investir la mission de fournir des normes mensuratrices et des indices de mesures dans le but d’établir une nomenclature internationale. Cette dernière fut décidée lors de deux congrès, celui de 4 Morel Pierre (1962) : L’anthropologie physique. Paris : Que sais-je, Presse universitaire de France, p. 8. 106 Monaco en 1906 et celui de Genève en 1912, et se basa principalement sur les travaux de Broca complétés par ceux de Rudolf Martin de l’école Allemande5. Les moyens de mesures Si de nombreux moyens furent déployés pour évaluer les normes du squelette (analyse des os saillants), de la stature, de la corpulence, des mensurations segmentaires, du poids, de la peau et des poils, une attention toute particulière fut portée aux dimensions, mesures et caractères particuliers de la tête et du crâne. Il est intéressant de noter d’ailleurs que le terme race proviendrait étymologiquement du mot « ras » signifiant tête en arabe.6 Certainement que cette partie du corps, symboliquement représentative de la personnalité, avait ceci d’intéressant qu’elle permettait, aux yeux des anthropologues friands de classifications, de définir les écarts d’intelligences et les caractères physiques facilitant une interprétation morale. La craniologie La craniologie naquit de considérations biologiques et médicales. Elle fut inventée par l’anatomiste hollandais Pierre Camper au XVIIIème siècle, scientifique qui marqua un point d’honneur à la comparaison entre crânes européens et crânes « nègres » mais également entre crânes humains et crânes de primates pour asseoir l’idée de la proximité plus ou moins grande de certaines races humaines avec le singe. L’analyse des données concernant la craniologie montre l’importance que de nombreux intellectuels attribuèrent, à partir du XVIIIème siècle, à l’apparence de la tête et du crâne des individus constituant les différents groupes raciaux définis. Pour exemple, voici une citation de Johann-Friedrich Blumenbach, précurseur de l’anthropologie physique, qui aux environ de 1790 déclara pour justifier l’appellation de la race caucasienne : « J’ai donné à cette variété le nom du Mont Caucase, parce que c’est dans son voisinage que se trouve la plus belle race d’hommes, la race géorgienne... Cette belle forme de crâne, dont les autres semblent dériver, jusqu’à ce qu’ils arrivent 5 Op. cit, p. 8. Deligne Jean ; Rebato Esther ; Susanne Charles (2001) : Races et racisme. Journal des anthropologue, 84, p. 217. 6 107 au point les plus éloigné, qui sont les crânes des Malais et des Nègres.»7 Ces thèses sont également soutenues par Charles Whites, chirurgien de Manchester, qui en 1799 exprima toute son admiration pour le crâne européen : « Remontant la gradation, nous arrivons enfin à l’Européen blanc, qui, étant le plus éloigné de la création animale, peut de ce fait être considéré comme le produit le plus beau de la race humaine. Personne ne mettra en doute la supériorité de sa puissance intellectuelle. Où trouverons-nous, sinon chez l’Européen, cette belle forme de tête, ce cerveau tellement vaste ? ».8 Il est évident que ces scientifiques se revendiquaient de la plus belle forme de crâne et de la plus intelligente des races, ce qui permet de constater la valeur ethnocentriste du travail des scientifiques auxquelles déjà ces déclarations se rattachaient. Paul Broca, vers la moitié du XIXème siècle, fut l’un de ces scientifiques reconnus qui développa outils et méthodes visant à permettre la mesure du crâne humain. Il fut l’inventeur de la réforme des procédés de cubage qui consistait à remplir le crâne vide de petites billes de plomb pour calculer le volume du cerveau et par un enchaînement logique scientifiquement désapprouvé aujourd’hui le poids de l’intelligence. Il fut également le concepteur des goniomètres flexibles destinés à mesurer l'angle que font entre elles deux lignes sur la surface convexe du crâne afin d’approfondir les moyens de distanciation interraciale.9 Il définit l’importance de l’angle sphénoïdal et inventa des crochets de mesure et autres cyclomètres spécifiques pour inventorier les courbures des os du crâne et de la mâchoire10. Finalement, à partir de toutes ces données, il dessina la topométrie cérébrale et définit la céphalographie.11 Grâce à l’indice céphalique, il répertoria la prédominance des formes de crânes (dolichocéphale, mésaticéphale et brachycéphale) des races établies12. La description de ces expériences prête aujourd’hui souvent à rire tant elles ont été menées avec une rigueur toute relative et une méconnaissance évidente des 7 Olender Maurice, Jacquard Albert et al (1981) : La science face au racisme. Paris : Fayard Op. cit, p. 108 9 Broca Paul (1880) : Sur le goniomètre flexible. In: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, III° Série, tome 3, p. 184 10 Broca Paul (1874) : Sur le cyclomètre, instrument destiné à déterminer la courbure des différents points du crâne. In: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II° Série, tome 9, 1874. pp. 679 11 Broca Paul (1877) : Sur la Topographie cérébrale comparée de l'homme et du cynocéphale sphinx. In: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II° Série, tome 12, p. 262 12 Morel Pierre (1962) : L’anthropologie physique. Paris : Que sais-je, Presse universitaire de France, p. 17 8 108 fonctions cérébrales. Il n’empêche que ces méthodes visant à l’étude des crânes montrent à quel point elles pouvaient être mises au service de domination d’un groupe social sur l’autre. S’il me paraît important d’insister précisément sur la craniologie, c’est qu’il me semble que cette science offre une subtile représentation de la formation du racisme intellectuel. La valeur d’un individu ou d’un peuple s’évaluait désormais à la forme de sa boîte crânienne, définissant les traits de son visage, soutenant le cerveau et donc l’intelligence. Les caractéristiques faciales entre autres étaient considérées comme des déterminants culturels au sens de « Kultur », à savoir représentatifs d’une civilisation et porteur de sens moral13. Ceci prendra tout son sens dans la définition du peuple-nation. La pureté ethnique : mauvaise réputation de l’anthropologie physique Avec la publication en 1859 de « L’Origine des Espèces » de Charles Darwin, la théorie du darwinisme social prendra de plus en plus d’importance dans le milieu des sciences sociales. L’idéologie naturaliste darwinienne de la survie du plus apte au détriment du plus faible pour la préservation de l’espèce va être largement légitimée. Si Darwin parlait de hasard et de contingence dans la sélection naturelle, sa théorie fut entendue comme déterministe. La crainte de la dégradation de l’espèce par le métissage sembla alors se justifier chez les conservateurs. Les événements historiques de la fin du XIXème siècle montrent parallèlement une volonté de plus en plus grande de maîtrise et de connaissances au sujet des races dans le but de développer des réflexions politiques et des revendications territoriales. En 1870, l’invasion de la France par les Etats allemands coalisés sous l’égide de la Prusse suscita le questionnement des anthropologues français et notamment d’Armand de Quatrefages. Il devint nécessaire de clarifier l’origine des peuples européens impliqués dans le conflit afin, probablement, de déstabiliser l’assurance complice des alliés ennemis. Les scientifiques français se basèrent sur des distinctions morales mais également sur des particularités physiques (dont la morphologie crânienne) pour définir la spécificité des races nordiques. A coup de théories scientifiques vécues comme provocatrices sur les métissages alors considérés comme relatifs à l’impureté de la race, 13 Quinchon-Caudal Anne (2013) : Hitler et les races, l’anthropologie nationale-socialiste. Paris : Berg International Editeurs 109 des intellectuels français et allemands commencèrent à se défier. Quatrefages qui prétendait que les Prussiens étaient un amalgame entre finnois, slaves, germains et français fut contredit par Rudolf Virchow. Ce dernier mena une enquête craniologique sur prêt de 15 millions d’étudiants allemands pour enfin certifier l’authenticité germanique de la population prussienne. Ce fut une véritable tempête patriotique. Henri Gaidoz, celtologue, explique que pour la première fois, une guerre des peuples dégénéra en « guerre des races ».14 Progressivement se dessina donc au niveau européen l’idée de la pureté de la race particulièrement présente chez les Allemands qui se basèrent sur le mythe de la race aryenne pour développer leur sentiment national. Nous y reviendrons. L’anthropologie physique se redéfinit dans l’anthropologie biologique Parallèlement, l’anthropologie physique allait connaître de nouvelles découvertes significatives. En 1892, August Weismann, un des leaders du néodarwinisme, fut le premier à parler de l’existence des gènes. Il nomma « plasma germinatif » certaines dispositions mystiques et biologiques du sang : « Le corps n’est rien d’autre que l’enveloppe qui entoure et protège ce patrimoine génétique. […] Le patrimoine génétique sera transmis de génération en génération à tout jamais,… »,15 ceci avec pour risque, la contamination de ce plasma par des porteurs d’un patrimoine génétique moins performant en terme d’intelligence et de fidélité à la race originelle porteuse de déterminants culturels. Pour cette raison, il recommanda une grande prudence sur le choix du partenaire sexuel. Ces précautions n’étaient que les prémisses de la grande politique eugéniste du XXème siècle. A la fin du XIXème siècle, Mendel édicta ses trois lois sur l’hérédité. Se basant sur l’étude de pois, il démontra les caractères dominants et récessifs de certains gènes lors de mélange de races végétales. Cette théorie fut redécouverte en 1900 et donna naissance à une nouvelle discipline : la génétique des populations dont un des secteurs 14 Jeanblanc Helga (2004) : Rudolf Virchow et la « race prussienne » : anthropologie et idéologie, in : Trautmann-Waller Céline (2004) : Quand Berlin pensait les peuples. Paris : CNRS, p.72 15 Quinchon-Caudal Anne (2013) : Hitler et les races, l’anthropologie nationale-socialiste. Paris : Berg International Editeurs, p. 33 110 retracera les migrations des peuples et l’origine des races. 16 A la même époque, Karl Landsteiner découvrit les groupes sanguins ABO et s’attacha à définir leur répartition dans les zones territoriales mondiales. Cette découverte fut reprise par certains anthropologues pour justifier l’existence de « races humaines primitives pures ».17 Ces nouvelles études permirent en 1908 à Hardy et Weinberg d’édicter une loi donnant les conditions pour préserver les caractères héréditaires d’une population : « Le maintien de l'équilibre des proportions respectives de gènes implique une population de grande taille (illimitée en théorie), des unions contractées au hasard, sans choix préférentiel, l'absence de sélection contre ou en faveur de certains gènes, l'absence de variations brusques d'un gène (mutations) et aucun mouvement d'émigration ou d'immigration. »18 Ce dernier point semble particulièrement important. Il est une des raisons qui permettra de justifier génétiquement le contrôle des mariages pour éviter la déformation génétique de la population souche. C’est aussi par ce biais que se construira la puissance de la nation au travers de l’idée de l’unité de la race. Les gènes devenant donc les garants de la stabilité héréditaire du peuple, les thèses eugénistes commencèrent à prendre de l’essor aux Etats-Unis pour atteindre progressivement l’Europe. Durant la période de l’entre-deux guerres, les politiques s’interrogèrent avec de plus en plus d’insistance sur les conséquences du mélange des races mettant en avant les dysharmonies physiques des croisements. En Allemagne, cette préoccupation prit une importance extrême dès les années 1930 et la « question raciale » fut considérablement traitée par les anthropologues de toute l’Europe. Même si certains scientifiques relativisèrent ce métissage en posant la question de son importance scientifique comme ce fut le cas de Neuville en France19, ces oppositions n’auront toutefois que peu d’influence dans ce contexte de concurrence extrêmes entre les nations européennes. 16 Ducros Albert (1992) : La notion de race en anthropologie physique : évolution et conservatisme. In : Mots, 33 (décembre), p.122 17 Op. cit, p.125 18 Ibid, p.124 19 Boquet-Appel Jean-Pierre (1989), pp. 23-34. 111 L’anthropologie biophysique et le nationalisme L’anthropologie physique joua donc un rôle déterminant dans la conceptualisation de l’eugénisme, lui-même de plus en plus considéré comme un outil de contrôle de la valeur biologique des individus constituant le peuple. Cette partie sera consacrée à illustrer succinctement au travers de l’anthropologie national-socialiste comment l’anthropologie biophysique inspira le nationalisme allemand. Ce détour est intéressant puisque la position de l’Allemagne en matière d’hygiène raciale influença très clairement de nombreux intellectuels roumains et notamment les scientifiques biologistes, médecins et anthropologues de l’Ecole de Cluj qui répandront l’idée d’un eugénisme drastique en Roumanie durant la période de l’entre-deux-guerres et plus encore lors de la dictature fasciste20. L’exemple de l’influence de l’anthropologie biophysique sur la montée du nationalisme en Allemagne durant la première moitié du XXème siècle Vers la fin du XIXème siècle, le livre français « Essai sur l’inégalité des races humaines » de l’écrivain Joseph Arthur de Gobineau (1890) eut un grand retentissement en Allemagne. L’auteur y défendait le fait que les races ne sont pas d’égale qualité en matière de force, de beauté et d’intelligence. Il ouvrit la voie au matérialisme biologique, autrement dit à une approche scientifique de la biologie non empreinte de religiosité, et permit de considérer les faits sociaux dans une perspective biologique.21 Au même moment, le darwinisme social se répandait et inspira à Ernst Haekel, vulgarisateur en Allemagne de la théorie de l’évolution, cette pensée sur l’inégalité sociale : « Les institutions humaines ne devraient donc pas chercher à contrecarrer ces phénomènes naturels et éternellement valables que sont l’inégalité entre les êtres, la domination du fort sur le faible, et la mort à plus ou moins long terme des demeurés ou 20 Barbulescu Constantin (2014) : Mariage, race et eugénisme en Roumanie de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle. Annales de démographie historique, 1 (127). 21 Quinchon-Caudal Anne (2013), p. 17 112 invalides ».22 Races inégales et inégalités légitimées. Dans ce contexte de fin de siècle bouillonnant de conflits raciaux, ces thèses connurent un succès retentissant. Quelques années plus tard, avec le bouleversement créé par les grandes découvertes biologiques sur l’hérédité et les groupes sanguins, l’eugénisme allait faire son apparition en Europe. Alfred Ploetz, physicien et biologiste réputé, s’en fera le porte-parole en Allemagne après avoir fréquenté de très près les milieux fondateurs de la discipline aux Etats-Unis. Si l’anthropologie physique connut une grande remise en question durant la République de Weimar avec une vive critique contre la rigueur des pratiques anthropométriques, l’anthropologie biologique mendeléenne continua son essor avec de nombreux exemples de recherches de terrain pour prouver la corrélation entre les facteurs génétiques et la race.23 Eugène Fischer, médecin et anthropologue dans les années 1920, mena pour cela une étude sur le métissage entre colons boers et femmes africaines hottentotes. Il en tira sa conclusion révolutionnaire : « Les caractères raciaux sont des caractères génétiques ».24 Se basant sur cette théorie, Hans Friedrich Karl Günther, influent eugéniste allemand, établit que la race serait construite sur une même constitution physique et psychique. Etant donné la composition hybride de la plupart des peuples européens, l’unique moyen de pouvoir les distinguer précisément restait leurs caractères sanguins. Ces constatations générèrent une forme d’urgence nationaliste inspirée également de croyances mythologiques et mystiques. Ceci pressa l’Allemagne à unifier le peuple autour d’un même combat identitaire. Hans F. K. Günther déclara : « Seule l’amélioration de l’espèce et la renordification sauveront la vraie germanité »25, phrase qui symbolise bien l’avènement du concept de l’« homme nouveau », idéal nazi de la force, du courage et de l’intelligence26. Durant les années 1930 parut un manuel d’eugénisme et d’hérédité humaine écrit par un professeur et directeur d’anthropologie, d’hérédité humaine et d’eugénisme de Berlin, Otmar Von Verschuer. Non seulement son propos traita de la nécessité de protéger le peuple allemand contre les races étrangères telles que Juifs et Tsiganes mais 22 Quinchon-Caudal Anne (2013), p.17 Op. cit, p. 123 24 Ibid., p. 123 25 Ibid., p. 123 26 Dulphy Anne (2000) : L'homme nouveau des fascismes. Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 67 (juilletseptembre), pp. 152-153. 23 113 il fut entendu également que les membres indignes de la race nordique comprenant les aliénés mentaux, les alcooliques et les malformés devaient être isolés pour éviter une contamination massive. Cette période fut marquée par le passage de la théorie biologique à la pratique juridique via les tribunaux de santé héréditaire, la Cours d’appel de santé héréditaire ainsi que le tribunal supérieur de santé héréditaire. S’en suivit évidemment ce qu’on connait bien de la Seconde Guerre mondiale et de l’Allemagne à savoir la ségrégation, la ghettoïsation, l’extermination de ceux qui allaient être considérés comme un danger pour la race allemande et la nation. L’anthropologie biophysique permit donc d’une certaine manière de penser ces théories extrémistes de la race et de développer une machine de guerre nationaliste. La Roumanie, l’anthropologie physique et le nationalisme Comme expliqué plus haut, cette montée du nationalisme allemand basé entre autre sur la conception biologique de la race influença fortement les scientifiques roumains. Plusieurs études témoignent de l’intérêt que portèrent les médecins, biologistes et anthropologues eugénistes de l’Ecole de Cluj sur les positions scientifiques des chercheurs allemands à ce sujet (Truda 2010 ; Turda 2013 ; Barbulescu 2014). Aucune étude trouvée ne fait par contre état de pareil constat en parlant d’autres universités roumaines. Pour cette raison, cette partie se concentrera sur l’influence de l’université de Cluj principalement. La biologisation de l’identité nationale L’eugénisme moderne apparait dans le discours des élites roumaines peu de temps après la formation de la petite Roumanie vers la fin du XIXe siècle. Ces représentants furent autant de médecins que d’anthropologues. La tendance eugéniste n’avait alors rien d’exceptionnel puisqu’elle était le sujet à la mode dans de nombreuses disciplines partout en Europe (anthropologie, médecine, biologie, sciences politiques, démographie,…) en lien certainement avec les nombreuses redéfinitions de frontières et les mélanges de populations liées aux guerres du XIXème siècle. A noter d’ailleurs qu’en Roumanie, l’intégration de la Dobroudja du Nord en 1878 suscita une très grande 114 problématique d’intégration ethnique de par la multiculturalité de la province ceci ne facilitant pas l’identification nationale et renforçant du même coup le nationalisme27. Après la Première Guerre Mondiale, les roumanophones qui connurent, sur à peine quelques décennies, de fortes pressions identitaires, décidèrent de s’unir en une seule nation. En 1918, la Transylvanie, la Bucovine et la Moldavie orientale proclamées indépendantes s’associèrent à la Roumanie pour ne former qu’un seul pays. Cette naissance de la grande Roumanie ne fut pas sans poser problème. Ce regroupement sous le signe d’une langue commune ne suffit pas à garantir l’homogénéité ethnique, sociale et culturelle du pays.28 L’entre-deux-guerres fut donc marqué par une crise identitaire profonde due à un certain manque de repères. On assista à la création de deux écoles intellectuelles issues des deux plus importantes provinces historiques roumaines chacune rattachées à des traditions européennes différentes : la Transylvanie, représentée par l’Ecole de Cluj, dont l’élite intellectuelle fut formée dans le milieu culturel allemand, et le Regat (l’Ancien Royaume : Moldavie, Valachie) avec pour structure l’Ecole eugéniste de Bucarest rattachée à la culture française. La première école fut davantage centrée sur l’eugénisme racial inspirée par la conception allemande de l’hygiène raciale tandis que la seconde mena des travaux sur la vénérologie et la puériculture 29 (eugénisme plus axé sur l’hygiénisme familial). Toutes deux s’occupèrent de mener une politique plus ou moins sévère à l’égard des mariages avec une orientation de l’Ecole de Cluj vers la restriction des unions mixtes et une attention toute particulière sur les populations considérées comme étrangères.30 En effet, les discours des représentants de l’Ecole de Cluj ne se distancèrent pas de leur attachement à une politique nationaliste. Il est d’ailleurs possible de le constater dans cette citation du Dr. Iuliu Moldovan, fondateur de l’école de médecine de Cluj et directeur de l’Institut d’hygiène raciale et sociale, en 1925 : « Je suis Roumain parce que je suis né Roumain, parce que j’ai la certitude que dans mes veines circule un sang différent d’autres peuples, une goutte de ce sang vient de mes parents et de mes ancêtres qui ont contribué à la création et la construction de ma nation. Ce lien de 27 Iordachi Constantin (2002) : « La Californie des Roumains », l’intégration de la Dobroudja du Nord à la Roumanie, 1878-1913. Balkanologie, VI (1-2), pp. 167-197 28 Barbulescu Constantin (2014), p. 252 29 Barbulescu Constantin (2014)), p. 236 30 Op. cit., p. 237 115 sang, ce lien biologique de race nous rendent Roumains […]. Donc, la nation est une réalité biologique ».31 Iordache Făcăoaru, membre de la section eugénisme et biopolitique de l’Association de Transylvanie et de l’Institut d’hygiène raciale et sociale de Cluj, partageait ce point de vue et dans ce sens prêta à l’anthropologie physique une valeur nationaliste : « Dans nos politiques nationales, l'anthropologie a pour vocation de clarifier certaines des questions les plus importantes concernant les droits politiques que nous possédons sur le territoire et également sur les territoires que nous ne possédons pas ». 32 D’après Turda (2013) qui se base sur les dires de Lajos Méhelÿ (1934), la recherche du groupe sanguin était nécessaire pour « la protection stricte des frontières raciales ».33 A l’approche de la Deuxième Guerre Mondiale et plus précisément à partir de l’année 1936, les discours biologisants se radicalisèrent dans une idéologie clairement raciste. Quelques représentations sociales peuvent éclairer en partie les raisons de cette radicalisation : tout d’abord, la peur de la perte des valeurs familiales avec l’urbanisation croissante de la société roumaine et la mixité de la population des villes. Ensuite « l’importation » de femmes étrangères notamment hongroises sur sol roumain via les conquêtes militaires au sens figuré pervertissait l’héritage biologique. Pour précision, la femme est considérée en génétique comme passeur de la plus grande partie du patrimoine transmis à l’enfant. Il était donc perçu comme bien plus dangereux qu’un homme roumain s’associe à une femme étrangère plutôt que l’inverse. De plus, la dénatalité roumaine observée durant l’entre-deux-guerres rendit d’autant plus méfiant que certaines provinces, telles que le Banat, virent les naissances d’enfants d’ethnies minoritaires augmenter alors que les naissances d’enfants « purement » roumains diminuaient. Enfin, un grand nombre d’« étrangers » vivaient dans les provinces annexées après 1918 ce qui donna lieu à des craintes concernant l’authenticité de la nation roumaine34. Profitant des brèches identitaires, la Garde de fer s’infiltra et son fascisme prit de l’ampleur dans l’esprit populaire. A lire les mises en garde eugénistes conservatrices de l’époque, le peuple roumain allait à sa perte avec une méfiance particulière et grandissante, comme 31 Ibid., p. 237 Turda Marius (2013) : Entangled traditions of race: Physical anthropology in Hungary and Romania, 1900-1940. URL : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3868932/ (consulté le 5 octobre 2014). 33 Op. cit. 34 Barbulescu Constantin (2014), p. 245 32 116 l’explique Marius Turda (2013), envers le peuple hongrois. Pour cette raison, en 1937, Râmneanţu rappela le devoir des politiques roumaines « d’assurer à la population une fertilité élevée, de garder totalement intactes toutes ses caractéristiques, surtout ethniques et raciales, et de conduire à l’augmentation de la fertilité de la couche de population ayant des qualités héréditaires supérieures à la moyenne ainsi qu’à la réduction de la proportion des couches inférieures et incapables de lutter pour l’existence »35 Il fut par ailleurs l’auteur d’un essai sur la hiérarchisation raciale, une étude basée sur l’analyse d’échantillons sérologiques, et participera à la mise en place de l’interdiction pour les militaires et les fonctionnaires roumains de se reproduire avec une race inférieure en intelligence via son patrimoine génétique (édictée lors de la Deuxième Guerre Mondiale) tel que les Magyars en 15ème place de son classement et les tsiganes en 18ème et dernière place.36 Făcăoaru, eugéniste de la seconde génération, utilisa des arguments similaires en 1938 pour prévenir les politiques : «Dans le cas du mélange avec les races inférieures comme les Tziganes, la baisse du niveau biologique constitue un processus aux conséquences tellement désastreuses que les autres considérations sociales, politiques et d’aliénation de l’être ethnique restent sur un plan tout à fait secondaire. ».37 Ces tsiganes qu’il situait dans « les minorités d’origine extraeuropéenne » au même titre que les Tatars, les Turcs, les Gagaouzes, les Juifs, les Russes, les Ruthènes et les Ukrainiens qu’il réunissait sous l’appellation « « races ballast », en référence aux sacs de sable dont on peut se délester » 38. A l’inverse et dans cette même logique, les mariages mixtes avec un conjoint de race supérieure, comme la race allemande, pouvaient être tolérés pour Râmneanţu. Mais ses positions ne firent pas l’unanimité de l’élite intellectuelle de Cluj dont certains insistèrent pour une tolérance unique envers les unions endogamiques.39 L’époque de l’entre-deux-guerres fut donc témoin de la naissance d’une politique eugéniste basée sur les théories raciales de l’anthropologie biophysique. Si l’eugénisme positif était présent au travers de la voie éducative, c’est sur l’eugénisme négatif qu’insistèrent les personnalités de l’Ecole de Cluj par la prohibition des unions 35 Op. cit., p. 245 Turda Marius (2013): Entangled traditions of race: Physical anthropology in Hungary and Romania, 1900-1940. 37 Barbulescu Constantin (2014), p. 249 38 Op. cit., p. 249 39 Barbulescu Constantin (2014), p. 245 36 117 métissées de militaires et de fonctionnaires de l’Etat ainsi que l’interdiction pour les enfants de mariages mixtes de fréquenter des écoles non roumaines.40 Mais c’est également pour déterminer le droit à des terres que les politiques roumaines s’appliquèrent à évaluer la pureté du sang et sa conséquence sur le degré de légitimité à posséder un territoire. En 1939, sous la dictature carliste, à l’aube de la Deuxième Guerre Mondiale, Râmneanţu déclara : « L'application des enquêtes sérologiques dans les populations est l'une des réalisations les plus importantes pour l'anthropologie. De cette façon, sur la base des variations entre les limites fixées des groupes sanguins classiques, nous sommes en mesure de déterminer à quelle nation appartient chaque noyau de population…».41 Une des études du chercheur fut utilisée pour prouver une plus grande similitude génétique entre les Roumains et les Szeklers qu’entre les Magyars et les Szeklers permettant d’affirmer que les Szeklers n’étaient autre que des Roumains assimilés à la population hongroise. Comme conséquences, la minorité magyar de Transylvanie perdit trois départements du Sud-Est au profit des Roumains s’appropriant l’avantage du nombre en s’associant aux Szeklers.42 Encore une fois, l'anthropologie biophysique fut instrumentalisée pour fournir à la nation un récit racial ainsi que pour interroger sur la coexistence ethnique. La Seconde Guerre Mondiale Suite à l’abdication de Carol II, l’arrivée au pouvoir du maréchal Ion Antonescu et l’entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne en juin 1941 contribuèrent à renforcer davantage le caractère raciste des discours eugénistes alors qu’ailleurs en Europe, notamment dans les territoires anglo-saxons, l’eugénisme s’en distança de plus en plus. La Roumanie connut une politique de « purification ethnique ». Le constat de la dénatalité roumaine en comparaison à la croissance démographique des populations considérées comme étrangères mit les partisans de la Garde de fer dans une position d’insécurité.43 Des mesures furent prises en août 1940 40 Op. cit., p. 248 Turda Marius (2013), p.44 42 Barbulescu Constantin (2014) : Mariage, race et eugénisme en Roumanie de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle. Annales de démographie historique, 1 (127), p. 238 43 Op. cit., p. 244 41 118 pour interdire le mariage entre roumains et juifs et en 1941, sous le régime fasciste d’Antonescu, les militaires furent contraints de n’épouser plus que des femmes d’origine ethnique roumaine car, comme l’expliqua Râmneanţu, « en plus de l’invasion des éléments inférieurs, les éléments de sang étranger pénètrent au sein de la population.».44 Ces mesures s’intensifièrent encore en 1943 suite à une étude de l’Ecole de Cluj. Pendant la Seconde Guerre mondiale, selon Marius Truda (2013), la relation entre la définition des races et l'anthropologie physique en Roumanie devint une préoccupation urgente en raison de la nécessité de définir le corps national. Les déportations de juifs vers les camps de concentration allemands et leur génocide sur sol roumain45 comme celui moins connu des tsiganes entre 1941 et 194546 démontrent à quel point les craintes nationalistes liées à l’idéologie fasciste et à l’eugénisme raciste auront contribuées à justifier jusqu’à l’élimination de centaines de milliers d’humains. La période communiste En 1947, la dynamique du mouvement eugéniste au sein de l’espace intellectuel proprement roumain fut stoppée par la venue des communistes au pouvoir. En Transylvanie, pour éviter la partialité ethnique et pour combattre le patriotisme roumain, une université hongroise fut ouverte à Cluj.47L’idéologie communiste voulait tendre, en théorie, vers l’abolition des inégalités économiques, sociales, culturelles et raciales des individus du pays mettant chacun, quelle que soit l’ethnie, sur un même pied d’égalité. La théorie idéologique socialiste n’empêcha pas la Roumanie de connaître une recrudescence du nationalisme anti-soviet. A partir de 1960, le rejet de la soviétisation devint fédérateur et donna lieu à un nationalisme identitaire cette fois-ci beaucoup plus centré sur les références à l’histoire, la langue et le folklore. La base physique des 44 Barbulescu Constantin (2014), p. 244 Cazacu Matei (2003) : La disparition des Juifs de Roumanie, Matériaux pour l'histoire de notre temps , vol. 71, pp. 49-61 46 Delépine Samuel (2013) : Atlas des Tsiganes. Paris : Editions Autrement, p. 46 47 Gridan Irina (2011) : Du communisme national au national-communisme, Vingtième Siècle. Revue d'histoire 1 (109), p. 115 45 119 théories de la race ne sembla plus constituer un argument de poids pour la distinction entre roumains et soviets.48 Pourtant, Truda (2013), se basant sur diverses études effectuées par Milcu et Maximilian en 1967, Malan en 1960, Milcu et Dumitrescu en 1958 et Bartucz en 1957, démontre que la plupart des récits nationalistes produits durant la période communiste restèrent profondément ancrés dans l’époque de l’entre-deuxguerres au niveau des mentalités et du style de raisonnement.49 La fin de la période stalinienne et la reprise du pouvoir par Nicolae Ceaușescu en 1964 donna lieu à de nouvelles perspectives idéologiques. A la fin des années 1960, le dictateur, considéré comme le garant de la continuité de l’ethnie Dace, chassée par les romains aux alentours du 2ème siècle de ce qui allait devenir une partie du territoire roumain,50 devint l’emblème de l’émancipation nationale roumaine. Ceaușescu misa sur une nation-ethnie-Etat et développa une forme de national-communiste. La Roumanie se radicalisa dans des positions ethnocentristes autant dans le milieu scientifique, en isolant le monde académique de la recherche internationale, qu’au niveau politique et artistique comme le fit remarquer Claude Karnoouh (2005) : « Des textes historiques, mais encore des romans historiques, laissent progressivement filtrer des accents peu éloignés des inflexions xénophobes propres à de nombreuses publications de l’avantguerre »51. Les Hongrois, les Saxons, les Souabes, les Serbes, les Juifs, les Tziganes furent considérés alors comme des ethnies allogènes par rapport à la race de référence, race des dirigeants au pouvoir. La remise en question de la notion de race Au niveau international par contre, les décennies d’après-guerre marquèrent un changement de doctrine majeur concernant la notion de race. Cette observation fut constatée par l’étude des manuels d’introduction à l’anthropologie physique de la fin des années 1940 au début des années 1980. Alice Littlefield, Leonard Liebermann et 48 Op. cit., p. 118 Turda Marius (2013) 50 Karnoouh Claude (2005) : Histoire de Roumanie : petites ruptures, légères transformation et grands paradoxes. Outre-terre, 3 (12), p.234 51 Op. cit., p.232 49 120 Larry T. Reynolds52 mirent ce fait en évidence dans le cadre d’une recherche réalisée aux Etats-Unis en 1982. Ils constatèrent l’abandon du terme par la nouvelle génération d’anthropologues des années 1970 faisant suite aux ségrégations raciales, à la démocratisation du milieu anthropologique, aux problèmes liés à la délimitation des frontières et à l’arbitraire des méthodes de classifications scientifiques fondées sur la génétique. Cette remise en question de la notion de race avait déjà été traitée à la fin du XIXème par certains scientifiques français tels que Topinard, successeur de Broca et auteur du livre « Eléments d’anthropologie générale », qui fit observer que les différences individuelles ne permettaient pas de tirer des traits généraux d’une population en raison du métissage liés aux colonisations : « La race n’existe pas dans l’espèce humaine […] elle est produite de notre imagination et non une réalité brute, palpable. ».53 Boas également, en 1907, démontra par l’anthropologie physique au cours d’une étude sur plus de 6'000 enfants migrants aux Etats-Unis, que leurs crânes se modifieraient en fonction de l’environnement. D’après ses résultats, l’indice céphalique des enfants migrants observés convergerait progressivement vers l’indice céphalique des enfants natifs des Etats-Unis. L’environnement agissait selon ses conclusions sur le physique de l’Homme ceci prouvant que les caractères raciaux sont influencés par le contexte environnemental et ne sont donc pas figés. 54 Au terme de race fut progressivement préféré celui d’ethnie, axé bien plus sur les aspects d’ordre culturels et sociaux que sur les caractères purement morphologiques et biologiques. De plus, le mot intimement corrélé à la notion d’hygiène raciale, rappelait trop violemment le lourd bagage de son histoire. Le post-communisme Si le terme de race allait être formellement discrédité dans les sciences humaines à partir des années 1980, Barbulescu (2014) considère que l'importance résiduelle des 52 Centlivres Pierre (2003) : Race, racisme et anthropologie. Archives fédérales suisses ; publications officielles numérisées, pp. 13-42, URL : http://www.amtsdruckschriften.bar.admin.ch/viewOrigDoc.do?ID=80000319 , p.15 53 Boquet-Appel Jean-Pierre (1989), p. 24 54 Boquet-Appel Jean-Pierre (1989), p. 24 121 idées anthropologiques sur la race a été négligée dans le retour en force des stratégies populistes et nationalistes conçues après 1989 en Roumanie. La démocratie parlementaire multipartite fut implantée en 1990 garantissant aux minorités des sièges proportionnellement représentatifs de leurs communautés au parlement. Le parti populiste Romania Mare fut fondé par Vadim Tudor pour les élections constitutionnelles de 1991 avec pour tendance politique une idéologie mélangeant nationalisme de droite et nostalgie de l’ère Ceaușescu. Il devint en 2000 le deuxième parti de Roumanie mais perdit ensuite son électorat pour baisser considérablement en influence jusqu’à disparaître du parlement en 2008. Identifié par l’Ouest comme un parti d’extrême droite tandis que la Roumanie le situait dans l’extrême gauche, le parti était en réalité un attrape-tout comme le décrit Soare Sorina (2005) « Plusieurs héritages se superposent dans le code génétique du parti, que ce soit l’identité de parti de défense nationale, l’identité indirecte d’un discours antisémite qui caractérisait la Garde de Fer et ses sympathisants d’avant la guerre mais également les repères de la rhétorique mixte utilisée par le national-communisme de Ceausescu.».55 Comme de nombreux partis populistes d’Europe, Romania Mare fut alimenté par l’insatisfaction liée aux inégalités sociales, aux difficultés de cohabitation interethniques et à l’intégration. Pour défendre l’image de la Roumanie malmenée par les critiques internationales, le Tudor nationaliste déclara en 2001 « Bref, la Roumanie est peut-être le Pays avec le plus d’enfants doués par mètre carré sur cette terre. »,56 comme une résurgence de la concurrence intellectuelle interraciale menée par l’anthropologie physique à la fin du XIXème siècle. Si aujourd’hui Tudor a perdu en crédibilité et en suffrage, quelques scandales en Roumanie donnent à penser que les anciennes pratiques eugénistes issues des théories de l’anthropologie biophysique marquent toujours quelques esprits ultra- nationalistes. Barbulescu (2014) donne pour exemple un fait récent datant de 2012 où la communauté magyar de la ville roumaine de Baia Mare lança un appel à la mobilisation via une pétition intitulée « Le nouveau cri pour les Hongrois de Baia Mare »57 afin d’encourager les jeunes Hongrois à rechercher des partenaires du même groupe 55 Soare Sorina (2005) : Le national-populisme roumain aux portes de Bruxelles. Amnis [Online], 5. URL : http://amnis.revues.org/973 (17 janvier 2015) 56 Tudor Vladim (2001) cité par Soare Sorina (2005) : Le national-populisme roumain aux portes de Bruxelles. Amnis [Online], 5. URL : http://amnis.revues.org/973 (17 janvier 2015) 57 Notes de fin de travail de Barbulescu Constantin (2014) 122 ethnique. Plus récemment encore, en 2013, un article fut posté sur le blog du groupe « Les nationalistes autonomes » de Timişoara proposant une récompense de 300 lei pour toute femme tsigane de la région du Banat acceptant de se soumettre à la stérilisation58. Ces exemples montrent bien que l’eugénisme racial n’a pas totalement disparu et façonne encore les projets revendicateurs de certains activistes populistes. Exemple de l’utilisation de l’anthropologie biophysique pour des revendications ethniques Le cas des Tatars Turco-musulmans de la Dobroudja Les exemples cités plus haut sont frappants et reflètent un élan raciste revendiqué. Lors de notre terrain en Roumanie en juin 2014, nous avons pu constater une utilisation différente de la discipline qui ne tenait pas du discours raciste a priori. Nous avons eu l’opportunité de nous entretenir avec les membres du siège de l’Union Démocrate des Tatares Turco-musulmans de Roumanie. A cette occasion, nous avons profité de plusieurs exposés pour parfaire nos connaissances sur l’ethnie Tatare (en note de bas de page, la position d’Eugène Pittard au sujet du dénominatif commun « Tatare »59). Le Professeur Șukri Baubek, ancien président de l’Union, nous sensibilisa au problème de la disparition progressive de la langue tatare, revendiquant l’idée de pouvoir offrir une scolarité adaptée à la langue maternelle des enfants Tatars de la région de la Dobroudja. En effet, plusieurs communautés ont la possibilité d’offrir des enseignements aux enfants dans leurs langues d’origine - c’est le cas notamment de la communauté turque - alors que les Tatars n’ont ni les soutiens ni les financements nécessaires. Notre orateur se mit alors à nous parler de l’ADN mitochondrial permettant de retracer les migrations de l’ethnie Tatar à travers les âges. L’ADN mitochondrial, 58 Op. cit. « On sait que le nom de Tartares ou Tatars n’a pas une signification plus précise que celle d’une étiquette. Les Tartares forment un complexe ethnique dont l’hétérogénéité peut s’expliquer sans trop de peines. Il est, entre autres, une cause qui, à l’époque de la grandeur politique des Tartares, joua un rôle dominateur : je veux parler des populations s’affublant du nom Tartares pour profiter des avantages matériels que ce titre assurait, à cause de la puissance militaire de cette nation. » Pittard Eugène (1917) : La Roumanie : Valachie - Moldavie – Dobroudja. Paris : Editions Bossard, p. 278 59 123 présent dans la mitochondrie de la cellule constitué de l’héritage génétique de la mère, permettrait en effet de remonter les lignées maternelles des populations pour en déterminer les origines géographiques et les liens de similitude avec d’autres peuples. Cette méthode de l’anthropologie génétique servirait entre autre au traçage des diasporas. M. Baubek nous démontra donc, par un schéma, la lointaine origine asiatique de l’ethnie Tatare et ses divers chemins de migration justifiant son ancienneté eurasiatique ainsi que la continuité de sa pureté. Il conclut son exposé en expliquant l’intérêt de la préservation de la langue tatare comme patrimoine ancestral à protéger. Cette utilisation de l’anthropologie physique à des fins de revendication ethnique ne nous était pas familière. Elle prouve cependant l’intérêt bien présent de recours aux techniques de l’anthropogénétique pour asseoir des idées politiques et préserver de cette manière des spécificités culturelles. Le cas des Roms Ce même genre de discours basé sur la paléoanthropologie et la génétique est aussi présent chez les défenseurs «d’une origine ethnique de type protochroniste ou primordialiste »60 des Roms permettant de justifier la volonté de créer une nation Rom malgré l’absence d’un territoire national… Une exploitation des pistes génétiques qui fit autrefois réagir Eugène Pittard : « Quelques analyses sanguines ont permis de rapprocher les Tziganes des Indous, c’est-à-dire les Tziganes en général, des Indous en général. J’ai déjà eu l’occasion de protester contre le vague ethnologique qui est à la base de presque toutes les analyses sanguines. On l’a vu au cours de ce mémoire même, le terme de Tzigane ne signifie pas toujours que celui qui le porte est un Tzigane véritable. D’un autre côté, qu’elle est la valeur ethnologique du terme Indou tel qu’il est employé par les auteurs des recherches sérologiques ? Quand on a, tant soi peu, étudié l’anthropologie physique et descriptive de la Péninsule Indoustanienne, on sait l’extraordinaire variété de types humains que renferme cet immense pays. ».61 Mais de toute évidence, ces thèses servent malgré tout à la défense de revendications identitaires 60 Ruegg François (2001) : Tsiganes musulmans de la Dobroudja, Entre ethnicité et religion : le mythe des origines écorné, In : Francesca Prescendi et Youri Volokhine (2001) : Dans le laboratoire de l’historien des religions. Mélanges offrets à Philippe Borgeaud. Genève : Labor & Fides, p.176 61 Pittard Eugène (1944) : Les Tziganes ou Bohémiens. Genève : Le Globe, p. 284 124 ethniques ce qui nous permet de répondre par l’affirmatif à la question de recherche de notre travail. L’anthropologie physique est-elle guidée par des motivations nationalistes ou des revendications ethniques en Roumanie ? D’après François Rüegg (2014), les ethnologues et anthropologues des pays de l’Europe de l’est continuent aujourd’hui à consacrer leurs recherches à des questions d’ordre national et principalement sur leurs propres territoires. L’intérêt de se tourner vers les pays limitrophes se trouve dans le fait de pouvoir y étudier les différentes diasporas qui constituèrent l’histoire du pays d’origine des chercheurs. C’est le cas de la recherche roumaine notamment. Selon l’auteur, ces approches nativistes ont été valorisées durant l’entre-deux-guerres avec la construction de l’esprit national et restent la norme encore de nos jours malgré le long intermède communiste. L’isolement linguistique et géographique de ces pays a contribué à renforcer cette tendance.62 L’institut Francisc I. Rainer à Bucarest La visite de l’Institut Francisc I. Rainer à Bucarest, créé en 1940, fut l’occasion de se questionner à nouveau sur les bienfondés des recherches en anthropologie physique et l’hypothèse de leurs influences politiques. Le tour des lieux commença par la visite de la collection ostéologique contemporaine d’environ 6'800 crânes masculins exposés sur des dizaines de présentoirs. Notre guide nous expliqua l’intérêt d’avoir recours à ces ossements pour définir les causes de mortalité les plus fréquentes durant des périodes définies de l’histoire mais également pour dresser des profils crâniens de la population roumaine. Après un passage auprès d’un spécialiste en paléoanthropologie, nous avons reçu un enseignement de la part du Professeur Gheorghiţă Geană au sujet de l’histoire de l’anthropologie roumaine et de sa filiation bio-médicale. A l’occasion de cette rencontre, nous avons pu consulter l’Annuaire Roumain d'Anthropologie63 dans lequel 62 Ruegg François (2014) : Postsocialism and the Confinement of Anthropology, in : Giordano Christian, Ruegg François, Boscoboinik Andrea (2014) : Does East Go West?, Zürich : Lit, p. 83 63 Constantin Marin, Geana Gheorghiţă, Ion Alexandra, Luca Eleonora, Bejenaru Luminiţa (1964) : Annuaire Roumain d'Anthropologie. Bucarest : “Francisc I. Rainer” Institute of Anthropology. 125 sont répertoriés de nombreuses techniques de mesures, des images de prises de mensurations et leurs résultats. A la question « L’anthropologie physique défend-elle des revendications nationales ? », le Professeur Geană nous expliqua que la discipline n’était pas nécessairement raciste ni même nationaliste, que tout dépendait en l’occurrence de l’intention de l’auteur derrière la recherche, ce qui me parut être une réponse appropriée. Cependant, la neutralité axiologique étant un idéal, il est incontestable que la pensée dominante des moments historiques oriente la recherche scientifique. Dans un contexte où le nationalisme ethnique et l’eugénisme racial était légitimé, rien d’étonnant que des scientifiques aient investigués ces terrains. Le fondateur de l’Institut, Francisc I. Rainer, anatomiste et anthropologue, eut de toute évidence des relations étroites avec l’Ecole de Cluj durant l’entre-deux-guerres travaillant sur un corpus commun de sujets. Une enquête fut menée par l’Institut au sujet de l'histoire raciale de la nation, en traçant ses migrations et les contacts avec d'autres races, tandis qu’une autre s’intéressa à définir le caractère physique et spirituel de la nation.64 Si le professeur Rainer collabora avec Eugène Pittard, anthropologiste suisse, notamment lors du dix-septième Congrès international d'anthropologie et d'archéologie préhistorique à Bucarest en 1937 qu’il organisa et durant lequel Pittard présida,65 il n’est pas certain que leurs conceptions du mot « race » fut identique. Tandis que Rainer avait une posture scientifique orientée par l’idée de nation, Eugène Pittard privilégia l’aspect purement biologique de la notion pour contrer les thèses politiques : « C’est véritablement à tort et à travers qu’aujourd’hui encore, les auteurs les plus éminents et les plus académiques, quand ils traitent des groupements humains se servent du mot race dans un sens totalement faussé… Il faut bien se pénétrer que la race, représentant la continuité d’un type physique, représente un groupement essentiellement naturel, pouvant n’avoir et n’ayant généralement rien de commun avec le peuple, la nationalité, la langue, les mœurs, qui répondent à des groupements purement artificiels, nullement anthropologiques, et ne relevant que de l’histoire dont ils sont des produits. C’est ainsi qu’il n’y a pas une race bretonne, mais un peuple 64 Rainer F. (1937) : Enquêtes anthropologiques dans trois villages roumains des Carpathes. Bucarest: Imprimeria Centrală; in: Turda Marius (2013) : Entangled traditions of race: Physical anthropology in Hungary and Romania, 1900-1940. URL : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3868932/ 65 Truda Marius (2007): From craniology to serology: racial anthropology in interwar Hungary and Romania. Journal of the History of the Behavioral Sciences; 43(4). 126 breton ; une race française, mais une nation française; une race aryenne, mais des langues aryennes ; une race latine, mais une civilisation latine. ».66 Il est certain que l’influence de Pittard, l’apport des recherches étrangères et les échanges entre chercheurs roumains et autres internationaux avant et à la sortie de la période communiste auront permis d’élargir le champ des possibles du milieu de l’anthropologie physique roumaine pour mettre en exergue de nouvelles perspectives. Diverses recherches en anthropologie physique sont aujourd’hui menées à l’Institut Fransisc I. Rainer. Si certains domaines questionnent toujours, leurs fondements possèdent des ambitions légitimées pour la compréhension de l’humain. La prudence toutefois est de rigueur dans des sujets tels que « l'étude complexe bio-socio-culturelles sur les minorités de la Roumanie ».67 A quel groupe de référence ces minorités sontelles comparées si ce n’est la population majoritaire roumaine ? Il va sans dire que l’utilisation de ses données, entre les mains d’interprètes de confession nationaliste ou raciste, pourra toujours faire l’objet de plans politiques populistes. Discussion Il resterait intéressant de se poser la question de la persistance de l’anthropologie biomédicale en Roumanie : son importance est-elle liée à son histoire scientifique nationale ? A la nécessité de définir l’identité roumaine via ses caractéristiques biologiques ? C’est en tous les cas bien d’identité qu’il doit s’agir puisque l’anthropologie physique s’est toujours attachée à déterminer l’appartenance génétique des populations observées. Existe-t-il donc, aux yeux des anthropologues biomédicaux roumains, une définition de ce qu’est « un roumain » au sens génétique de la définition (confirmant la persistance de la notion de race) ? Est-ce que le « roumain type » est comparé au « Rom type » ou au « Tatare type » et qu’en est-il de ces comparaisons si elles existent ? Dans « l'étude complexe bio-socio-culturelles sur les 66 Pittard Eugène (1924): Les races et l’Histoire. Paris : La renaissance du livre, p. VI. Matei Stircea-Craciun (2010): L'Institut d'Anthropologie "Francisc I. Rainer" - Académie Roumaine. In :Bulletins-electronique.com. URL : http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/62406.htm (consulté le 18.1.2015) 67 127 minorités de la Roumanie »,68 thème d’étude comparée à l’Institut Francisc I. Rainer, quel pourrait-être alors le rôle de la biologie dans la recherche sur les minorités ethniques ? Autant de question qui mettent en avant les problématiques éthiques qui jalonnent encore le parcours de l’anthropologie physique. Si cette dernière relève des sciences naturelles et constitue un domaine de développement riche pour la compréhension de l’humain en tant que constituant de l’ordre zoologique, cette discipline n’est pas sans poser la question de ce qu’elle peut induire comme idéologies au travers des classements bio-ethniques qui constituèrent nombre de ses pages. Actuellement, une nouvelle vague concernant l’inné et l’acquis pourrait entrainer un changement majeur dans le domaine de l’évolutionnisme biologique et de la conception de la détermination génétique des populations. L’hérédité a longtemps été considérée comme figée dans la génétique sans possibilité d’adaptation. Or l’épigénétique offre aujourd’hui un regard plus complet sur la transmission des caractères héréditaires. L’environnement jouerait un rôle dans la modification de l’expression du génome humain ce qui signifierait que la biologie humaine se dessinerait aussi en fonction des milieux et des expériences vécues (comme Boas put l’attester en son temps en s’intéressant à la modification des caractéristiques « raciales » au travers de l’études de l’évolution de crânes d’enfants). Deux conséquences possibles de la découverte de l’épigénétique : l’une pourrait être la relativisation des attributs physiques comme déterminants ethniques ainsi que la vision d’une possible adaptabilité biologique universelle à tous types de milieux, l’autre un fort regain pour le nationalisme partant du principe que la culture serait un facteur de modification de l’expression des gènes. Aussi, un enfant né dans une certaine culture pourrait être considéré comme adapté à un environnement bien particulier sans possibilité de pouvoir bénéficier des mêmes avantages ailleurs69. L’avenir nous dira ce que feront l’anthropologie physique et l’anthropologie culturelle de cette alternative scientifique permettant de tisser un lien nouveau entre 68 Matei Stircea-Craciun (2010) : L'Institut d'Anthropologie "Francisc I. Rainer" - Académie Roumaine. In : Bulletins-electronique.com. URL : http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/62406.htm (consulté le 18.1.2015) 69 Barthélémy Pierre (2012) : La théorie de l’évolution doit faire sa révolution. Site : Le monde. URL : http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2012/01/31/la-theorie-de-levolution-doit-faire-sa-revolution/ 128 elles. Ce sera également l’occasion de se rendre compte de quelles seront les issues politiques d’un pareil changement de paradigme. Conclusion L’anthropologie physique, dès ses débuts, fut investie de la mission de classer l’espèce humaine, devant l’évidence de sa grande diversité, et utilisa la notion de race pour faire correspondre l’humain à l’ordre zoologique. Les anthropologues anatomistes, biologistes et médecins s’intéressèrent tout d’abord à définir les critères morphologiques de classification nécessaires à l’élaboration d’une systématique. Linné fut l’un des pionniers du classement scientifique des races au XVIIIème siècle. S’en suivront de nombreuses autres tentatives au cours du XIXème développées par des chercheurs redéfinissant à chaque fois de nouvelles formes de logiques pour permettre d’inclure les races marginales. La craniologie, étude de la variation des caractères du crâne, fut l’un des moyens utilisé par l’anthropologie physique pour déterminer les spécificités raciales. Elle s’avérera être l’une des sciences les plus stigmatisantes pour la classification raciale puisqu’elle justifia la hiérarchisation intellectuelle des différentes races à travers le monde. Les caractères faciaux furent également utilisés pour expliquer les orientations morales des différentes ethnies ce qui permit d’interpréter le faciès comme un déterminant culturel et national. La parution de « L’Origine des Espèces » de Charles Darwin en 1859 ainsi que les prémisses des théories génétiques entrainèrent, vers la fin du XIXème, des débats compétitifs en anthropologie physique sur la valeur des races humaines. Les découvertes génétiques sur l’hérédité, au début du XXème siècle, mêlées au nationalisme, permirent, petit à petit, la conceptualisation de l’eugénisme racial. L’Allemagne développa une anthropologie nationale-socialiste basée sur la nouvelle anthropologie biophysique et influença notamment la Roumanie via les intellectuels de l’Ecole de Cluj. En effet, les théoriciens roumains de l’Ecole de Cluj, utilisant l’anthropologie biophysique durant l’entre-deux-guerres, biologisèrent progressivement l’identité nationale. La crainte de perdre les valeurs roumaines au travers des métissages sanguins mais également en raison de la surreprésentation d’ethnies étrangères sur sol roumain 129 donna naissance à des programmes politiques drastiques en ce qui concerna les mariages. Mais l’anthropogénétique fut également utilisée durant cette période pour la revendication de territoires. La période fasciste menée par la Garde de fer entre 1940 et 1945 s’inspira profondément de l’idéologie du fascisme allemand. Pour l’anthropologie physique, la relation entre race et nation devint une préoccupation majeure. Les génocides juifs et tsiganes furent la conséquence dramatique de convictions racistes défendues par une élite scientifique intimement concernée comme ce fut le cas de l’anthropologue Râmneanţu. Dès l’arrivée des communistes au pouvoir, la dynamique eugéniste fut stoppée mais il resta le sentiment national qui se développa fort à l’encontre des soviets. Plus tard, la reprise du pouvoir par Ceaușescu fédéra davantage encore autour du nationalisme. Le milieu scientifique, relativement toléré, s’enferma plus encore dans une forme d’ethnocentrisme tandis que l’anthropologie physique internationale abandonnait le terme de race suite aux ségrégations raciale et au manque de sérieux des procédés anthropométriques notamment. A la sortie du communisme, les théories raciales de l’anthropologie biophysique et les méthodes eugénistes continuèrent à inspirer des mouvements populistes marginaux en Roumanie sous forme d’encouragement au choix ethnique du partenaire ou d’incitation à la stérilisation pour les femmes Rom. Toutefois l’anthropologie physique permit aussi à d’autres de revendiquer des spécificités ethniques comme nous avons pu l’observer chez les Tatares ou des objectifs nationaux chez la communauté Rom. Si l’anthropologie biomédicale roumaine reste toujours relativement autocentrée de par l’intérêt qu’elle porte principalement à son propre territoire et aux ethnies qui l’habitent, l’exploitation des théories raciales n’existent plus a priori et la valorisation de l’esprit national au travers de thèses scientifiques n’a pas été objectivée. Mais il reste nombre de questions en suspens qui mériteraient d’être traitées plus en profondeur concernant le rapport entre l’identité roumaine et son rapport à la biologie. A la question « est-ce que l’anthropologie physique est utilisée comme un outil de revendications ethniques et nationalistes en Roumanie ? », la réponse est évidemment « oui » et ceci durant toutes les périodes qui constituèrent son histoire depuis le début du XIXème siècle. Mais depuis la chute du communisme, 130 l’anthropologie biomédicale roumaine s’est ouverte à la recherche internationale et ses ambitions semblent être bien différentes des thèses eugénistes et raciales d’il fut un temps. Ceci n’empêchera toutefois pas l’utilisation de ses données à des fins de revendications ethniques ou nationales comme nous avons pu le constater. D’ailleurs, les nouvelles perspectives de l’anthropologie biomédicale risquent bien de devenir un terrain propice aux revendications nationalistes ou universalistes selon le point de vue choisi. L’épigénétique, cette nouvelle conception scientifique qui implique l’environnement dans l’expression des gènes, risque de redéfinir les notions d’inné et d’acquis. Selon cette découverte, qui semble révolutionnaire, il se pourrait que les concepts de nature et de culture soient intimement corrélés, ce qui pourrait amener à repenser l’adaptabilité physique et culturelle de l’être humain. 131 Bibliographie Livres: - Berthoud Gérard (1992) : Vers une anthropologie générale. Modernité et altérité. Genève : Droz - Boquet-Appel Jean-Pierre (1989) : L’anthropologie physique en France et ses origines. Gradhiva, 6, pp. 23-34. - Carol Anne (1995) : Histoire de l’eugénisme en France. Paris : Seuil - Chamla Marie-Claude (1971) : L’anthropologie biologique. Paris : Que sais-je, Presse universitaire de France. - Constantin Marin, Geana Gheorghiţă, Ion Alexandra, Luca Eleonora, Bejenaru Luminiţa (1964) : Annuaire Roumain d'Anthropologie. Bucarest : “Francisc I. Rainer” Institute of Anthropology . - Delépine Samuel (2013) : Atlas des Tsiganes. 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C’est, en effet, depuis le IXe siècle que l’on note l’arrivée des premiers mouvements de migrations sur le territoire roumain et en Dobrogea, région qui deviendra roumaine en 1878. Actuellement, selon le Department for Interethnic Relations, les minorités de Roumanie représentent 10% de la population totale dont 620'000 Roms, 20'000 Tatars et 30'000 Turcs1, les trois minorités qui font l’objet de notre étude. Dans l’Empire ottoman, l’identité des sujets était donnée selon un critère religieux. Par exemple, les « Grecs » étaient ceux qui pratiquaient la religion orthodoxe et les « Turcs », les Ottomans ou les musulmans. Après la deuxième guerre mondiale, les facteurs de traditions et langue ont été ajoutés pour déterminer l’identité des minorités. Les musulmans ne sont plus traités comme une minorité religieuse, mais les Turcs et les Tatars sont considérés comme des minorités nationales. Actuellement, les minorités turques et tatares de Roumanie configurent leurs identités politiques en fonction des problèmes et contraintes de la Roumanie postsocialiste. Quelle est la représentation politique actuelle de ces minorités dans l’espace politique roumain ? Comment est-ce que les structures politiques qui représentent ces deux minorités construisent une image de macro-groupe pour celle-ci (image construite au niveau culturel, économique, religieux, historique) ? Pour répondre à ces questions, nous allons, tout d’abord, aborder une partie théorique concernant les constructions des groupes ethniques. Une deuxième partie s’intéressera à l’intégration des minorités dans le système politique roumain actuel. Nous parlerons ensuite du contexte historique de la Dobrogea, où se trouvent la majorité des Turcs et des Tatars de Roumanie. Et enfin, nous discuterons des données que j’ai 1 Aledin Amet, sous-secrétaire d’Etat, pense cependant que dans la réalité les chiffres sont plus élevés que ceux que l’on trouve dans le recensement national de 2011. 136 récoltées sur le terrain, à Bucarest et à Constanţa dans les différentes Unions culturelles, lors de l’Ecole d’Eté de la chaire d’Anthropologie sociale de l’Université de Fribourg qui a eu lieu en juin 2014. 2 Partie théorique : construction des groupes ethniques 2.1 Les différentes définitions de l’identité ethnique2 Vacher de Lapouge a inventé le terme d’ethnie pour éliminer de la définition de race les éléments qui renvoyaient à la culture et à la langue. Pour Max Weber, les personnes de même race sont de même souche alors que les membres du groupe ethnique ont seulement la croyance d’une ascendance commune. L’identité du groupe ethnique se construit par rapport aux différences avec les autres groupes. Pour Shirokogoroff, qui va être à la base de beaucoup de définitions ultérieures, l’ethnicité se base sur 5 traits : « la possession d’une langue commune, la conscience de former un tout dans lequel ses membres jouissent de la compréhension réciproque, une identité culturale, la conviction d’une origine commune et une coutume endogamique. »3 Pour Barth, les groupes ethniques ne peuvent se définir qu’en se comparant à d’autres groupes existants. Pour continuer d’exister, ils doivent maintenir une frontière entre eux, composée de traits culturels spécifiques à chaque groupe. Mais, pour appartenir à un groupe ethnique, un individu ne doit pas obligatoirement posséder tous les marqueurs propres à son groupe ; les traditions ou la langue sont des marqueurs que l’on peut choisir alors que le phénotype ou l’hexis corporel ne peuvent pas être changés. Ces définitions de l’ethnie reprennent des critères principalement culturels. Il ne faut pas oublier que l’identité ethnique d’un individu est unique, mais qu’il peut posséder plusieurs identités culturelles. Un autre critère dont il faut tenir compte est la dimension de l’histoire qui raconte les contacts entre les groupes sur un même espace et qui donne parfois naissance à des groupes ethniques. Le marqueur principal de l’identité ethnique est le nom. En nommant quelqu’un, on le classe dans une catégorie spécifique. 2 Jean-François GOSSIAUX, Pouvoirs ethniques dans les Balkans, Paris, Presses universitaire de France, 2002, 217p. 3 Ibid, p.17 137 2.2. La confusion entre les « Turcs » et les « Musulmans » Comme nous l’avons vu précédemment, durant l’Empire ottoman, les Musulmans étaient appelés « Turcs ». Le pouvoir, lors de la domination ottomane, était turc et musulman. Etre « Turc », c’était avoir du pouvoir, mais les Turcs ne venaient pas forcément de Turquie. Pour devenir Turc, il fallait, soit se convertir à l’Islam, soit travailler pour l’Etat. Cela explique la confusion entre Musulmans et Turcs. 3. Intégration des minorités nationales au système politique roumain Ce chapitre a pour but de définir la notion de « minorité », de comprendre le fonctionnement du Parlement et l’intégration des minorités au système politique de la Roumanie. 3.1. Une définition du terme « minorité » Une minorité peut se comprendre à deux différents niveaux : par rapport à l’ensemble de la population ou au niveau politique. Une minorité peut être définie comme un groupe moins nombreux, reconnu différent pour des raisons généralement culturelles. Le Conseil de l’Europe déclare que les minorités ont la citoyenneté mais avec une spécificité ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique et veulent la conserver4. En Europe de l’Est, les minorités ont la nationalité au sens juridique du terme, mais possèdent une langue ou une religion différente. En Roumanie, on distinguait les minorités dites historiques comme les Allemands et les Hongrois des minorités dites ethniques comme les Turcs, les Tatares, les Juifs, les Arméniens et les Roms. Les minorités ethniques étaient identifiées au niveau institutionnel sous la catégorie « autre ». Actuellement et depuis l’entrée en vigueur de la Constitution roumaine en 1991, le Département des Relations Interethniques du Gouvernement de la Roumanie ne parle que des minorités nationales. Ce terme ne correspond qu’aux minorités nationales reconnues et non aux minorités récemment immigrées. Mais il ne faut pas oublier que l’identité est autant celle que l’on réclame que celle que l’on nous donne. C’est un processus qui n’est pas figé, mais dynamique. Se revendiquer comme appartenant à une minorité peut être une tactique politique car c’est 4 http://www.humanrights.ch/fr/droits-humains-internationaux/conseil europe/minorites/convention-cadreprotection-minorites-nationales-fcnm 138 choisir la manière dont on veut être identifié, en prenant compte des droits qui correspondent à cette catégorie. 3.2 Les dispositions constitutionnelles Dans l’article 4 de la Constitution roumaine, en vigueur depuis le 8 décembre 1991 et révisée en 2003, la Roumanie est définie comme « un Etat de droit, démocratique et social, dans lequel la dignité de l'être humain, les droits et les libertés des citoyens, le libre développement de la personnalité humaine, la justice et le pluralisme politique représentent les valeurs suprêmes, dans l'esprit des traditions démocratiques du peuple roumain et des idéaux de la Révolution de décembre 1989, et sont garantis.»5 L’article 6 « reconnaît et garantit aux personnes appartenant aux minorités nationales le droit de conserver, de développer et d’exprimer leur identité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse. »6 L’article 32 nous apprend que l’enseignement est donné en langue roumaine, mais que les minorités nationales ont le droit d’apprendre leur langue maternelle et d’être éduquées dans cette langue. L’article 62 de la Constitution roumaine nous renseigne sur l’élection des Chambres et l’intégration des minorités nationales au système politique roumain : « La Chambre des Députés et le Sénat sont élus au suffrage universel, égal, direct, secret et librement exprimé, conformément à la loi électorale. Les organisations des citoyens appartenant aux minorités nationales, qui ne réunissent pas aux élections le nombre de voix nécessaire pour être représentées au Parlement, ont droit chacune à un siège de député, dans les conditions fixées par la loi électorale. »7 3.3. Le fonctionnement du Parlement roumain Le Parlement roumain est composé de deux Chambres : la Chambre des Députés et le Sénat qui sont élus au suffrage universel, conformément au principe de la représentation proportionnelle et pour une durée de quatre ans. La Chambre des Députés se compose de 332 sièges, tandis que le Sénat comprend 137 sénateurs. 5 Irina MOROIANU-ZLATESCU, Le cadre législatif et institutionnel pour les minorités nationales de Roumanie, Bucarest, Institut roumain pour les droits de l’homme, 1994, p.17 6 Ibid 7 Ibid 139 Comme nous l’avons vu au niveau de la Constitution, les minorités nationales, si elles n’ont pas obtenu au moins un mandat parlementaire aux élections, ont le droit à un mandat de député. 3.4. Les minorités au sein du Parlement8 En général, les minorités sont bien représentées au Parlement roumain. Grâce au système des sièges réservés, les groupes minoritaires restreints peuvent siéger au Parlement. La communauté hongroise, par son grand nombre de citoyens en Roumanie, est présente dans les deux Chambres, sans avoir recours à ce dispositif. La présence des groupes minoritaires lors des commissions parlementaires a favorisé les programmes au profit des minorités. Généralement ceux-ci ont des sièges dans toutes les commissions qui sont utiles pour eux. Les minorités qui font parties du National Minorities Council sont les Hongrois, les Roms, les Ukrainiens, les Allemands, les Russes lipovènes, les Turcs, les Tatars, les Serbes, les Tchèques et Slovaques, les Bulgares, les Croates, les Grecs, les Juifs, les Italiens, les Polonais, les Arméniens, les Macédoniens, les Albanais et les Ruthéniens. En 2008, la Chambre des députés comptait 18 sièges réservés représentant les 19 minorités nationales de Roumanie9. Il n’y a aucune discrimination entre les députés des minorités et les députés élus par voie classique. La Chambre des députés et le Sénat n’ont pas de commissions qui ne traitent que des minorités, mais ont tous les deux des commissions qui abordent cette question. Les députés des minorités, même s’ils s’intéressent à des problématiques précises en rapport avec la communauté qu’ils représentent, doivent souvent se pencher sur des difficultés qui ne concernent qu’une partie des minorités nationales. La seule minorité à qui ne profite pas le système des sièges réservés est la communauté Rom. Les Roms sont sous-représentés au Parlement par rapport à leur poids démographique. 8 Oleh PROTSYK, Représentation des minorités au Parlement roumain, publié par UIP et PNUD, 2010, 24p. 9 Les communautés tchèque et slovaque sont regroupées au sein d’une organisation commune et les Hongrois n’ont pas besoin du système des sièges réservés. 140 3.5. Le rôle de l’Union Européenne dans l’intégration des minorités Après l’effondrement du communisme en 1989, pour se démarquer de son passé socialiste, la Roumanie se tourna vers le modèle de l’Union Européenne qui incarnait la réussite, la modernité et la civilisation. L’Europe a établi des critères de sélection pour une intégration possible des pays de l’Europe de l’Est. Au niveau politique, il y avait la démocratie, les droits de l’homme et la protection des droits des minorités et au niveau économique, un marché viable. La Roumanie ne répondait pas aux conditions économiques avec son marché non viable et aux conditions politiques à cause des problèmes avec les Hongrois, la protection des enfants et la situation des Roms. Ce n’est qu’en 2007 que la Roumanie put adhérer à l’Union Européenne. En imposant le critère du droit des minorités, l’Union Européenne a contribué à l’amélioration des rapports entre Hongrois et Roumains en Roumanie et en Hongrie de façon notoire. Cependant, tous les membres des minorités ne remarquent pas les progrès de l’intégration de la Roumanie à l’Union Européenne comme nous le verrons plus loin dans ce séminaire. 4. Histoire de la Dobrogea L’Empire ottoman a conquis la Dobrogea au XVe siècle. Elle est tout de suite devenue une région importante pour lui car, par sa position, elle protégeait Constantinople. Des populations turques et tatares se sont installées dans la région, pour la première fois au IXe siècle pour les Tatars. Une autre vague de Tatars arriva en Dobrogea en 1241 car ils faisaient partie des armées mongoles qui ont envahi cette région. Il y avait donc à l’origine plus de Tatars que de Turcs en Dobrogea. Les Turcs d’Anatolie y sont arrivés plus tard, entre 1262 et 1264, avec les leaders turcs Issedin et Sara Saltuq qui, sur les ordres de Michael VIII Paléologue, l’empereur byzantin, devaient encourager des populations de Turquie à les suivre dans cette région. Les Turcs et les Tatars de Roumanie sont de confession musulmane sunnite de la branche Hanafi, la branche qui est pratiquée en Turquie. En 1878, avec le Traité de Berlin, la Dobroudja fut attribuée à la Bulgarie et à la Roumanie. Pour la Roumanie, recevoir la Dobroudja du Nord voulait dire concéder la Bessarabie du Sud à la Russie. Cette nouvelle parcelle de territoire n’était pas très bien 141 vue par les autorités roumaines, surtout à cause de sa diversité ethnique et religieuse qui était considérée comme menaçante. Puis, cette conception changea et on commença à voir la Dobroudja comme une ancienne province roumaine qu’il était légitime de récupérer. La Dobroudja permettait aussi à la Roumanie d’avoir un accès à la Mer Noire, ce qui était bénéfique pour l’économie du pays. Les musulmans y étaient bien traités car le gouvernement roumain a déclaré que tous les citoyens égaux sans distinction de race et de religion et il a également donné des subsides pour l’entretien des mosquées et l’enseignement de l’arabe aux enfants musulmans. Pourtant cela a changé en 1957, sous le régime communiste, car les écoles turques et tatares ont été fermées. Le séminaire musulman de Medjidiya qui formait les nouveaux cadres religieux a été fermé également en 1967. On ne pouvait plus publier des articles sur l’Islam et les musulmans de Roumanie ne pouvaient plus faire de pèlerinage à La Mecque. Après 1972, l’Etat roumain est revenu sur certaines de ces interdictions pour améliorer l’image de la Roumanie auprès des pays musulmans et arabes particulièrement, mais aussi au niveau international. Après la chute du communisme, l’Etat roumain a mis à jour la Constitution, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, accordant aux musulmans, en tant que citoyens roumains, les mêmes libertés que le reste de la population, comme en 1878. 5. Données récoltées sur le terrain Le voyage que nous avons effectué lors de l’Ecole d’été de la chaire d’anthropologie sociale de l’Université de Fribourg en juin 2014 avait pour but l’observation participante des minorités turques, tatares et Rom en Roumanie. Notre circuit nous a conduit dans le Département des Relations Interethniques à Bucarest, les Unions Démocrates des Turcs et des Tatars à Bucarest et à Constanţa et dans les villages de Babadag et Fantana Mare / Baspunar, un village à majorité turque. Il nous faut ici faire une remarque préliminaire sur le rôle des Unions. Les Unions ne sont pas des partis politiques, mais elles se préoccupent de la conservation de la culture des minorités. Les membres des minorités n’ont pas tous le même parti politique, car ils ne prennent pas en compte le critère ethnique. Cependant, les Hongrois et les Tziganes ont fondé des partis politiques, en plus des Unions. Pour les Tziganes, on retrouve par exemple le Parti Démocratique des Gitans Libres ou le Parti Démocrate 142 Chrétien des Gitans de la Roumanie. Pour les Hongrois, l’Union Démocrate Magyare de Roumanie se veut le parti unique de la minorité et son seul représentant.10 Les différents points que nous avons traité durant les entretiens étaient : le rôle des Unions, la manière de se définir en tant que « Turcs » ou « Tatars », les différences entre ces deux groupes, la manière dont ils racontent leur histoire (la vie sous le communisme et leur arrivée en Roumanie), leurs rapports avec l’Etat roumain, leurs relations avec l’Etat turc, les activités qu’ils organisent dans les Unions et le dernier point reprend l’aspect non-verbal des entretiens avec, par exemple, la cuisine qui nous a été présentée ou le statut des personnes qui se sont adressées à nous. 5.1. Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain – Departamentul pentru Relaţii Interetnice din cadrul Guvernului României Nous avons été accueillis par Rodica Precupeţu, la directrice d’un service du Département et Aledin Amet, sous-secrétaire d’Etat, qui nous a parlé de la minorité tatare à laquelle il appartient. 5.1.1 Les Tatars de Roumanie Les Tatars en Roumanie viennent de Crimée et de Kazan, la capitale du Tatarstan, une république de la fédération de Russie. Ils sont parfois confondus avec les Turcs car ils sont tous deux des musulmans sunnites qui collaborent avec la Turquie. Leur tradition et religion sont communes. La communauté tatare est la deuxième minorité avec le plus grand pourcentage d’intellectuels. La vision des Unions est de promouvoir la langue turque et tatare. Actuellement, on peut apprendre la langue tatare en option, mais le but est qu’elle devienne une langue obligatoire, un objectif difficile à réaliser. La langue tatare la plus « propre » se parle en Roumanie. Sous le communisme, on ne pouvait pas la parler dans les écoles, mais elle s’est conservée grâce à la religion. Actuellement, on apprend plus le turc que le tatar. M. Amet pense être d’ailleurs la dernière génération qui saura parler le tatar. La langue est un problème pour cette communauté, mais un problème plus important est posé par le fait qu’après quelques générations, les Tatars ne revendiquent plus cette identité. 10 Cristian BOCANCEA, La Roumanie du communiste au post-communisme, Paris, L’Harmattan, 1998, p.199 143 5.1.2 Les différences entre les Turcs et les Tatars En 1995, il y avait autant de Turcs que de Tatars en Roumanie, mais actuellement, il y a plus de Turcs que de Tatars car les Roms musulmans se déclarent Turcs aussi. Tout d’abord, en 1989, les Turcs et les Tatars avaient une Union commune, Uniunea Democrată Turcă Musulmană din România, pour récolter plus de fonds, puis ils se sont séparés en 199011 car ils ressentaient des différences profondes entre eux. Mais ils ont toujours actuellement un poste de radio avec l’Union Turque grâce à l’aide de la Turquie, même si ce sont les Turcs et Tatars de Dobrogea qui le financent. De nos jours, les Tatars ont un seul représentant au Parlement. C’était un homme entre 2004 et 2012. Ils aimeraient aussi une femme pour les représenter comme chez les Turcs qui ont déjà eu une femme comme deuxième parlementaire. Mr Ahmet dit qu’ils sont plus en avance sur leurs temps, la Turquie ayant donné le droit de vote aux femmes (1932). Il n’existe plus de village à majorité tatare. Depuis le communisme, ils ne représentent que 20-30%, dans le meilleur cas, dans les villages, alors que les Turcs ont 4 villages à majorité turque. 5.1.3. L’histoire des Tatars en Roumanie Les Tatars sont arrivés en Roumanie lors de l’annexion de la Crimée à la Russie de Catherine II en 1773 et lors de la guerre de Crimée en 1856. Après la guerre, les Tatars voulaient retourner en Crimée, mais ils ont trouvé des conditions de vie similaires à chez eux en Roumanie et y sont restés. Les Tatars de Roumanie sont leurs descendants et ils se sentent en Dobrogea chez eux. En 1944, les Tatars sont déportés de Crimée par Staline. Les communistes ont tourné la population locale contre les Tatars en les faisant passer pour des traîtres collaborant avec l’Allemagne. Certains Tatars l’ont effectivement fait car les Allemands leur avaient promis une Crimée indépendante. Pourtant, d’autres ont aussi combattu dans l’Armée Rouge. Mais les tensions entre la Russie et les Tatars sont antérieures. Elles datent de 1917 lorsque les Tatars ont pu se créer un Etat indépendant qui était la 11 http://www.rdtb.ro/index.php?l=en&m=2 144 première République de la zone du monde turc. Cet Etat n’a pas duré longtemps, en effet, en 1918, il n’existait déjà plus. Aledin Amet a d’ailleurs instauré le 13 décembre comme Journée Nationale pour les Tatars de Roumanie car c’est la journée de fondation de leur Etat éphémère. 5.1.4. Les relations avec la Turquie Les Tatars voient la Turquie comme pays-mère et la Turquie voit les Tatars comme une partie de la population turque. La Turquie dit qu’elle a une dette morale envers les Tatars dans le conflit de la Crimée. Elle leur donne une aide financière. Pour expliquer cette notion de pays-mère, il faut comprendre que le facteur religieux a fait en sorte qu’à la fin de l’Empire ottoman, de nombreux musulmans des anciens territoires de l’Empire qui n’étaient pas forcément d’ethnie turque ont regardé la Turquie comme pays-mère par esprit de continuité, particulièrement dans les Balkans. Cela a été prouvé par le grand nombre de musulmans ne parlant pas le turc qui ont émigré en Turquie, venant de Russie, du Caucase et des Balkans. 5.2. Union Démocrate des Tatars Turco-musulmans de Roumanie, filiale de Bucarest (Uniunea Democrata a Tătarilor Turco-Musulmani din România, filiala Bucureşti) Dans l’Union Démocrate des Tatars Turco-musulmans à Bucarest, nous avons rencontré M. Genan Bolat, agent culturel, journaliste et fondateur de la revue Karadeniz (Mer Noire) ; Şukri Baubek, l’ancien président de l’Union ; M. Nuri Vuap, qui a réuni tout le folklore tatar et Mme Kadriye Nurmambet, avocate et interprète de musique folklorique. C’est la 1ère femme intellectuelle de la communauté. Lors de la rencontre, elle nous a chanté quelques chansons folkloriques. 5.2.1 Etre « Tatar » Les Tatars de Dobrogea viennent de Crimée et de Russie. Les Tatars se revendiquent comme faisant parties du monde turc, d’où le nom turco-tatare de l’Union, pris à la chute du communisme. Ils sont même parfois assimilés dans le discours populaire aux Turcs. 145 5.2.2 L’histoire des Tatars en Roumanie La période communiste est perçue négativement par plusieurs membres de la communauté. Ils disent que durant cette période, ils n’ont pu garder leur identité que grâce à la religion. Le professeur Baubec nous a fait une présentation sur l’origine des Tatars de Roumanie. Il nous a montré que grâce à l’ADN mitochondrial, on avait pu remonter jusqu’à ces origines et prouver que ceux-ci font partie de la famille des populations turques. Ce marqueur génétique aurait permis d’établir un lien entre les Tatars et les steppes de Mongolie, puis le trajet que ce peuple aurait parcouru jusqu’en Roumanie. L’adhésion à l’Union Européenne en 2007 n’a pas changé la situation pour les Tatars. Un des membres de l’Assemblée a même déclaré qu’il a toujours peur de parler tatar dans la rue. 5.2.3 Les relation avec la Turquie La Turquie est importante pour eux car elle leur a ouvert ses frontières lors de la période communiste. Ils ont fui le système qui les réprimait et non la Roumanie, ont-ils précisé. 5.2.4 Les activités organisées par l’Union Genan Bolat nous a parlé de la revue Mer Noire. Elle est publiée en 3 langues : tatar, turc et roumain. Elle a été créée pour répondre à un article offensant. Le nom a été choisi car il y a des Tatars tout autour de la Mer Noire et la revue a pour but de tous les toucher. Parmi les événements organisés par l’Union, il y a la leçon hebdomadaire de tatare pour les jeunes de la communauté à laquelle nous étions invitée, mais à laquelle on n’a pas pu y participer à cause de notre départ pour Constanța le soir-même. Les jeunes sont le moteur des célébrations dans l’Union. Il y a, par exemple, la fête du 21 mars qui marque le début de la Nouvelle année. Le rêve des Tatars est d’avoir un Etat indépendant comme l’Etat juif d’Israël. 5.2.5 La mise en scène de l’ethnicité Au fond de la pièce étaient accrochés les drapeaux de la Turquie, des Tatars et de la Roumanie. Les Tatars de Roumanie se revendiquent ainsi comme faisant partie du 146 monde turc car la Turquie est vue par les Tatars comme l’héritière de l’Empire ottoman. Elle a repris le rôle de protectrice et défend les Tatars et leurs droits. Le drapeau bleu des Tatars les relie avec leur origine ethnique et le drapeau de la Roumanie est à mettre en lien avec leur citoyenneté. Dans la pièce, on trouve également une statue d’Atatürk, un autre drapeau de la Turquie et un drapeau du Turkestan. Le Turkestan signifie littéralement le « Pays des Turcs ». C’est le drapeau des ouïghours, les Turcs de Chine qui font aussi partie des peuples turcs. Quant à Atatürk, il est considéré comme le père de la patrie turque. Ce nom lui a été attribué car il veut dire qu’il était turc comme l’étaient les Anciens. Atatürk a également annoncé l’ouverture de la Turquie vers l’Occident et la coupure avec le monde arabe lorsqu’il introduit l’alphabet latin, pour purifier la langue de toutes les influences arabes. Les intervenants que nous avons rencontrés dans l’Union étaient plutôt âgés. Je trouve que ce qui a été beaucoup mis en avant lors de ces entretiens et surtout avec la rencontre du sous-secrétaire d’Etat, M. Ahmet, c’est le grand pourcentage d’intellectuels qui sont d’origine Tatars. Ils ont cherché à mettre en avant ce haut niveau d’éducation. Ce qui est aussi ressorti, c’est l’image d’une culture qui est en train de disparaître, peut être au profit de l’ethnie turque et qui a été fortement réprimée. Cela se perçoit durant les récits qu’ils nous ont fait du communisme et la peur qu’ils ont d’être les derniers à parler leur langue ou le fait qu’ils écrivent le folklore afin qu’il ne soit pas perdu malgré la tradition orale. 5.3 Union des Turcs de Bucarest - Uniunea Democrata Turca din Romania, filiala Bucureşti Avant d’aller dans l’Union Turque de Bucarest, nous ne savions pas qui serait présent lors de la réunion. J’ai été surprise de voir le nombre de personnes qui avaient fait le déplacement pour nous voir. Il y avait parmi eux beaucoup de personnes d’un certain âge dont beaucoup de femmes et deux jeunes femmes qui représentaient l’Union de la Jeunesse Turque qui collabore avec l’Union Turque de Bucarest, mais s’autoorganise. Malgré le nombre de personnes présentes, seules les personnalités de l’Union se sont exprimées. Parmi eux, il y avait : Turhan Şemsi, le président de la filiale de Bucarest de l’Union turque, le professeur Mustafa Ali Mehmet qui a produit la 3e 147 traduction du Coran reconnue par l’Académie Turque et Sheilla Laia, la représentante de l’Union de la Jeunesse Turque. Nous avions préparé à l’avance des questions qui portaient sur la manière dont ils se définissent en tant que « Turcs » et la place des Roms dans cette définition, sur les différences entre les Turcs et les Tatars, leur relation avec la Turquie et les événements qui sont organisés par l’Union. Ce sont, en partie, ces questions qui m’ont servi à structurer ce travail. 5.3.1. Le rôle de l’Union Le but de l’Union est de conserver les coutumes, la langue et l’éducation turque. Ils ont besoin de la communauté pour sauvegarder ces pratiques, surtout les pratiques religieuses. Afin de ne pas perdre la langue, il faut pratiquer le turc à la maison. L’Union est une sorte de famille pour tous les membres. 5.3.2. Etre « Turc » Lorsque nous avons demandé s’ils se sentaient plus « Turcs » ou « musulmans », on nous a répondu qu’il ne devrait pas y avoir de différence entre ces deux termes. Le professeur Mustafa Ali Mehmet a pris la parole et a répondu comme il l’avait fait à un journaliste qui lui avait posé la question : « Les Turcs de Turquie, s’ils changent de religion, ils restent Turcs. En Roumanie, si l’élément turc disparaît, l’élément musulman aussi et inversement. Ils doivent garder les deux pour garder leur identité. » Il nous a ensuite rapporté que sa réponse avait été applaudie par tous les Turcs présents dans cette assemblée. Le professeur a parlé lentement pour que nous ayons tous le temps de prendre en note ce point qui semblait être fondamental. Les Turcs de l’Union de Bucarest s’identifient seulement à l’ethnie turque et non roumaine. Ils sont d’ethnie turque, mais citoyens roumains. Quand nous avons abordé la question des Roms musulmans, il y a eu une agitation générale et les membres de l’Union, qui étaient restés silencieux jusqu’alors ce sont mis à chuchoter entre eux. Puis, Turhan Şemsi a répondu qu’ils sont considérés comme d’ethnie turque, mais qu’ils s’auto-isolent par leurs pratiques. Les Roms viennent à l’Union seulement pour les fêtes, sinon ils ne participent à aucune activité. Il relève aussi qu’il y a un effort de la part des Turcs pour intégrer les familles des Roms dans la société et pour que leurs enfants aillent à l’école. 148 La définition de l’identité Rom est toujours une problématique actuelle. Leur identité ne se base pas sur leur ethnie ou leur langue comme pour les autres groupes, mais elle est donnée par défaut à ce groupe qui n’entre dans aucune catégorie plus précise. Tous les Tsiganes n’acceptent pas d’être classés dans cette ethnie car elle ne rend pas compte de leur hétéroclisme et diversité. Comme il était possible dans les anciens empires de se définir par sa religion ou sa nationalité, les Roms musulmans sont parfois considérés comme étant Turcs. Et c’est la vision des Unions Turcs à l’égard des Roms musulmans qui nous a intéressée dans les entretiens. 5.3.3. Les différences entre les Turcs et les Tatars Turhan Şemsi dit qu’ils ne pensent pas à eux comme une ethnie différente. Ils ont de nombreuses pratiques similaires comme la religion. Les mariages mixtes entre Turcs et Tatars sont d’ailleurs très fréquents. Pourtant, lorsqu’il y a eu une faute dans la traduction12 entre « Turc » et « Tatar », la réaction a été très vive. Ils ne veulent pas être confondus. 5.3.4. L’histoire des Turcs en Roumanie Durant le communisme, les Turcs avaient les mêmes droits que la majorité de la population roumaine. Ils pouvaient pratiquer des activités religieuses librement. Ils pouvaient parler turc à la maison, même si les écoles en langue turque ont été dissoutes dans les années 50. Mais ils n’ont pas été discriminés à cause de leur ethnie turque en comparaison avec les Turcs de Bulgarie13. Ils ont été surpris qu’on ne pose pas plus de questions sur l’histoire des Turcs en Roumanie. C’est le professeur Mustafa Ali Mehmet qui nous raconte cette histoire. Les premiers turcs sont venus en Roumanie au Vème siècle avec Attila. Ils ont laissé des traces sur ce territoire et ont contribués à la formation de l’Etat roumain. La migration des Turcs d’Anatolie après ceux de l’Asie mineure amène l’élément musulman en Roumanie. Puis ce sont les familles des soldats de l’armée de l’Empire ottoman qui 12 Tous les entretiens se sont déroulés en roumain et la traduction a été effectuée par la doctorante FNS Raluca Mateoc de l’Université de Fribourg. 13 En Bulgarie, lors du communisme, les Turcs ont dû changer leurs noms pour prendre un nom bulgare. 149 viennent s’installer en Dobrogea. On peut voir une sorte de reconstruction de l’Anatolie en Dobrogea car 80% des villages créés ont des noms turcs. Puis dès 1600, on voit un retour des Turcs vers la Turquie, accentué par le désastre du siège de Vienne en 1683. En 1878 enfin, la Roumanie reçoit la Dobrogea. Il finit en soulignant que les Turcs de Roumanie dépendent de la Turquie et de son existence. On peut voir dans ce récit que les Turcs s’attribuent un rôle dans la création même de la Roumanie. Peut-être est-ce pour légitimer leurs droits d’en faire partie et d’y habiter. 5.3.5. Les relations avec la Turquie La Turquie n’a pas d’influence politique, mais une influence sur la religion et la culture. Avec la chute du communisme, il y a eu un rapprochement entre les Turcs de Turquie et ceux de Roumanie. La Turquie a été le premier pays qui a enlevé les visas et ouverts ses frontières. Après 1989, des hommes d’affaires Turcs sont venus en Roumanie pour créer un univers turc en Roumanie et organiser des manifestations culturelles. Les Turcs de Roumanie actuellement demandent que le gouvernement turc les aide à garder leurs traditions par des sponsorisations. La Turquie fournit une aide similaire dans d’autres pays de l’Europe de l’Est comme en Bulgarie où les Turcs peuvent affirmer leur appartenance ethnique publiquement. Après la chute de l’Union soviétique en 1991, la Turquie a cherché à reprendre contact avec les populations d’origine turque afin de créer un « commonwealth turc »14 qui réunirait toutes ces communautés. Ankara s’est basé sur la langue pour parvenir à cet objectif. La conservation de la langue par les communautés d’origines turques est primordiale car la langue est un outil politique. Elle a permis au régime kémaliste de construire la nouvelle identité de la nation turque, en opposition avec le régime ottoman. En introduisant l’alphabet latin, Attatürk a débarrassé le turc des influences arabes. 14 Nikolaos RAPTOPOULOS, « La famille des langues turques et le défi de création d’une communauté turcophone en Eurasie : le rôle assumé par Ankara », in : Revue internationale de politique comparée, 2007/1 Vol.14, p.2 150 5.3.6. Les activités organisées par l’Union Les deux jeunes femmes que j’ai mentionnées en début de chapitre prennent alors la parole et nous expliquent les événements que l’Union organise. Un cours de langue turque est mis sur pied. Ils font de la traduction de livres turcs en roumain et ont pour projet d’écrire un livre de cuisine avec des recettes typiques des Turcs de Roumanie. On voit ainsi par ses deux éléments la volonté de transmettre un patrimoine accessible à la population roumaine. Un autre projet en cours est la création d’un groupe folklorique qui mettrait en avant des cours de danse, de cuisine, de chants… Elles mentionnent également les invitations réciproques des différentes minorités aux célébrations spécifiques qui sont organisées par les Unions. Au niveau international, les Turcs de Roumanie ont été invités à la Journée Internationale entre Allemands et Turcs qui a eu lieu en Allemagne en 2014 et une Journée Internationale organisée par la Turquie aura lieu en Roumanie. On peut ainsi souligner l’importance de la Roumanie pour la Turquie. Dans l’Union turque de Bucarest, la jeunesse turque a donné l’impression d’être plus investie dans la conservation de l’identité culturelle que la jeunesse tatare. 5.3.7. La mise en scène de l’ethnicité Parmi toutes les personnes qui étaient présentes lors de l’entrevue, beaucoup de femmes ont pris place, mais peu ont pris la parole. Alors que les représentants de la jeunesse turque étaient uniquement des femmes. On pourrait y voir une différence générationnelle. Pendant les discussions, on nous a servi un repas avec des aliments traditionnels et typiquement turcs et qui a été cuisiné par les femmes de l’Union. L’image qu’a dégagé l’Union était pleine de confiance envers l’avenir, une volonté très forte de promouvoir leur culture à la population roumaine. 5.4. Visites de la Grande Mosquée de Constanţa – Marea Moschee din Constanţa, ou Mosquée de Carol I. – Moscheea Carol I Arrivés à Constanta, au bord de la mer Noire, nous avons visité la Mosquée de Carol I. (ancien roi de Roumanie) où nous avons rencontré un imam. Il nous a notamment parlé des Roms qu’il considère comme des tziganes musulmans et non des 151 Turcs, son discours s’opposant aux propos tenus dans les Unions. Il a ajouté que les Roms volaient durant la nuit, puis apportaient de l’argent la journée à la Mosquée pour se confesser et qu’ils étaient tous dans des trafics de drogue, reprenant les préjugés qui sévissent à l’encontre des Roms. Il nous a ensuite parlé de sa formation d’imam et il nous a appris que les imams de Dobrogea ne sont pas tous formés en Turquie, mais que certains allaient en Arabie Saoudite. Ce pays fait aussi des donations aux musulmans de Dobrogea. On peut voir ici le conflit entre les pays arabes et la Turquie qui veut rompre avec le passé de l’Empire ottoman. 5.5. Union des Turcs de Constanta – Uniunea democrata turca din Romania Lors de notre visite à l’Union Turque de Constanţa, nous avons rencontré Serin Türkoğlu, le secrétaire général de l’Union Ervin Ibraim qui nous a parlé des activités des femmes turques et Melek Osman, le vice-président de la commission de culture de l’Union qui est professeur de langue et de littérature turque et roumaine et qui a été notre principal interlocuteur. 5.5.1. Le rôle de l’Union Le but de l’Union est de conserver leur langue, leur tradition et leur religion. L’Union est une sorte d’ONG culturelle qui reçoit des subventions de l’Etat roumain. L’Union a 40 filiales et des commissions abordant des thèmes spécifiques. Sur le site web de l’Union15, le rôle de l’Union est explicité. Les Turcs de Roumanie veulent « protéger leur ethnicité, ce qui comprend leur langue maternelle, la littérature, la musique, la religion, les traditions et leurs valeurs. Ils veulent protéger leurs centres culturels et leurs lieux de cultes. Ils veulent entretenir les monuments historiques et les vestiges témoins de leur passé et de leur présent. Ils veulent pratiquer librement l’Islam. Ils veulent créer un système de protection sociale pour les membres de la communauté. Ils veulent développer les relations traditionnelles roumano-truques et promouvoir l’images des Turcs de citoyenneté roumaine hors des frontières. »16 15 16 http://www.rdtb.ro/ http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=749 152 5.5.2. Etre Turc? Les Roms de Roumanie musulmans sont Turcs et non des Tziganes, même s’ils sont plus pauvres. Mais certains se déclarent Roms pour recevoir une certaine aide de l’Etat. 5.5.3. L’histoire des Turcs en Roumanie La communauté turco-musulmane était commune avec les Tatars avant le communisme, puis les autorités communistes ont séparés les deux communautés. Durant le communisme, les Turcs étaient discriminés par rapport aux Tatars car la Turquie faisait partie de l’OTAN et non le Tatarstan. Les Turcs étaient soupçonnés d’être des espions. Les hommes turcs dans l’armée ne pouvaient pas porter d’armes alors que les Tatars oui. Seulement une partie des Tatars a été persécutée. On ne pouvait pas s’inscrire à l’Université en étant Turc. Melek Osman dit que les déportations des Tatars par les Russes, lorsqu’ils ont repris la Crimée des Allemands (envahie en 45) et ont voulu protéger les Tatars de la population russe, n’étaient pas si terribles, que c’était une relocation pas une déportation. Le vice-président de la culture de l’Union ajoute que les Tatars ne sont pas objectifs comme les Turcs. Mais il ajoute que ce n’est là que son opinion personnelle et non celle de toute l’Union, lui-même étant 50% Turc et 50% Tatar. 5.5.4. Leur rapport avec la Roumanie La Roumanie subventionne les Unions. Grâce à l’Etat roumain, la communauté peut parler turc et c’est un avantage. Ils sont appelés les « Grands » par les Roumains car ils ont amené des éléments de civilisation comme la langue et la cuisine. On voit par exemple les influences de la langue turque sur la langue roumaine. Dans le travail de mémoire de M. Osman, il a mis en avant que 20% des mots de la langue roumaine sont turcs. Il dit qu’après le communisme, l’Etat a privilégié des mots français pour baisser cette influence turque et revendiquer une identité latine. Des noms de village comme Fontana Mare ont un nom roumain et un nom turc. Les Roumains traitent les Turcs de la même façon que les Turcs traitaient les Roumains durant l’Empire ottoman. Il y a une bonne cohabitation entre eux car ils organisent des fêtes ensemble. M. Osman met en avant le phénomène d’interculturalité en Roumanie, qu’il définit comme l’interférence entre les traditions, au lieu du phénomène de multiculturalité, qu’il définit comme la coexistence entre les traditions. 153 5.5.5. Les relations avec la Turquie L’Union Turque de Roumanie voit la Turquie comme pays-mère. Il y a beaucoup de collaboration entre eux. La Turquie ne verse pas de fonds spécifiques annuellement, mais aide lorsqu’il y a un problème financier. L’Etat turc aide régulièrement pour la reconstruction des mosquées. Il donne des matériaux aux professeurs de langue turque. Les projets sont toujours faits en collaboration avec les représentants du Consulat (situé en Dobrogea) ou de l’ambassade turque (à Bucarest). La Turquie donne un soutien moral et financier. Le soutien moral est presque plus important pour eux car il donne la garantie de la conservation de l’identité. Il n’y a pas de conflits entre les soutiens versés par la Roumanie et par la Turquie car ce ne sont pas les seuls soutiens qu’obtient l’Union Turque ; il y a aussi l’Ambassade des Etats-Unis à Bucarest qui donne des bourses d’études aux étudiants turcs et la Société Islamique Chinoise, par un traité qui est en train de se mettre en place entre la communauté musulmane de Chine et celle de Roumanie. 5.5.6. Les événements organisés par l’Union M. Orvan a tout d’abord mis en avant la perte de certaines pratiques qui sont toujours célébrées en Turquie mais plus en Roumanie comme Nevrous (la Nouvelle journée). Ils ont peur de perdre d’autres pratiques. Sinon, les Turcs ont une fréquence radiophonique, Radiote de turce, avec le soutien moral et financier de la Turquie. Elle s’adresse principalement à l’ethnie turque, mais aussi aux Roumains pour qu’ils apprennent qui sont les Turcs, autrement que par les livres d’école. Serin Türkoğlu prend alors la parole pour nous parler de la femme turque dans les Balkans. Il y a des rencontres entre les femmes turques de Roumanie et de Turquie pour promouvoir l’Islam, surtout l’Islam de Roumanie car il est très riche. Les femmes de l’Union parlent des problèmes de la vie de tous les jours. Elles font aussi des productions artistiques en pratiquant un art vieux de 500 ans et dont le nom se traduit en français par « l’art pour rendre le papier beau ». 5.5.7. Le rapprochement entre les Turcs, les Tatars et les autres minorités Les relations entre les 19 minorités de Roumanie sont plutôt bonnes. Une rencontre est organisée à Bucarest une à deux fois par mois pour un échange d’expérience. Ils se soutiennent pour qu’ils gardent leur spécificité, voient les modèles 154 utilisés par les autres et les utilisent. Mais il y a un lien plus fort avec les Tatars car ils fréquentent les mêmes lieux de culte, même si leur identité est distincte. 5.5.8. La mise en scène de l’ethnicité Les drapeaux qui étaient présents dans la pièce étaient celui de la Roumanie, de la Turquie, de l’Union Européenne et deux drapeaux des Turcs de Roumanie. On trouve également deux symboles dans la salle : le blason de la Roumanie sous la forme d’un aigle et le logo des Turcs de Roumanie. Le logo est un globe avec le symbole de l’ethnie turque (le croissant et l’étoile) encadré par deux branches d’olivier qui symbolisent la paix. A la base du globe on trouve le nom de l’organisation, entouré du drapeau de la Roumanie. On retrouve ici encore chez les Turcs l’idée de transmettre une partie de leur patrimoine aux Roumains et de collaborer avec eux et avec les autres minorités. 5.6. Union Démocrate des Tatars Turco-musulmans de Roumanie, siège de Constanta – Uniunea Democrata a Tatarilor Turco-Musulmani din Romania Nous avons été accueillis par Dincer Geafer, le président de l’Organisation de Jeunesse de l’Union et par Gelil Eserghep, le président de l’Union. 5.6.1. Le rôle de l’Union Les principes éthiques et moraux de l’Union tatare sont explicités sur leur site web17. Ils veulent respecter les traditions et les mœurs en accord avec la tradition islamique. Ils veulent promouvoir la tolérance, la dignité et l’honnêteté. Ils veulent favoriser la cohésion des communautés tatares et turques de Roumanie. Ils promeuvent la solidarité du monde turc et la religion islamique. Ils veulent cultiver et stimuler les bonnes relations entre les Turcs et les Roumains. Ils ne tolèrent les crimes moraux, les manifestations de nationalisme, de xénophobie, d’intolérance, de discrimination ou de ségrégation d’aucune sorte. 5.6.2. Les différences entre être « Turc » et être « Tatar » Gelil Eserghep dit qu’ils n’ont jamais souffert du fait d’être Tatar. Ils n’ont pas la même origine que les Turcs, mais ils font partie de la branche de la communauté turque ; ils se différencient par la langue uniquement. Mais il distingue les Gitans 17 http://uniuneatatara.ro/en/ 155 musulmans qui parlent aussi turc. Parfois, ils ne les laissent pas entrer dans les mosquées s’ils n’ont pas de tenue correcte. 5.6.3. L’histoire des Tatars en Roumanie Il raconte ensuite que sous le communisme, ils n’avaient pas accès à la justice, à l’armée et pas le droit de voyager dans les autres pays. Ce qui s’oppose directement au discours que l’on a entendu dans l’Union des Turcs de Roumanie de Constanţa. 5.6.4. La mise en scène de l’ethnicité A l’extérieur du bâtiment flottent les drapeaux de l’Union Européenne, de la Turquie, de la Roumanie et des Tatars. Il est étonnant de remarquer que les drapeaux de l’Union Européenne n’étaient présents que dans les Unions de Constanţa et non à Bucarest. Sous les drapeaux, il y avait deux statues : la première représentait Atatürk sous le signe de l’ethnie turque (le croissant et l’étoile) et la deuxième figurait Ismail Gasprinki sous le signe de l’ethnie tatare. Cet homme qui apparaît pour la première fois dans les symboles des Tatars était un intellectuel tatar de Crimée dans l’Empire russe. Il a été le premier à réclamer une réforme culturelle et de la formation pour les communautés musulmanes. Durant l’entretien, on nous a servi plusieurs spécialités typiques à base de pâte et de viande : des kobete, des suberek et des sortes de ravioli. L’image qu’a renvoyée l’Union des Tatars de Constanţa, à l’instar de celle de Bucarest, était celle d’un groupe dynamique dont les membres ont peut-être été persécutés par le passé, mais qui aujourd’hui sont bien intégrés en Roumanie, veulent conserver leur identité et la faire connaître à la population roumaine. 5.8. Fântâna Mare, village à majorité turque Nous avons été reçus dans la maison d’un couple turc du village de Fontana Mare. Ce village est particulier en Roumanie. En effet, la Turquie aimerait en faire un musée à ciel ouvert. A première vue, le village n’est pas différent des autres villages roumains que nous avons traversés avec notre bus. Les habitants y sont très pauvres. Beaucoup ne possèdent qu’une charrette tirée par des chevaux pour se déplacer, ce qui contraste énormément avec ce que l’on a pu observer dans les villes de Roumanie. La Turquie a subventionné un puits d’eau au centre du village. Le couple a, contre toute attente, la télévision. Ils cultivent leurs légumes et élèvent des poules pour leurs œufs. 156 Nous avons amené avec nous de la viande, afin d’avoir une démonstration de la cuisine traditionnelle. Il serait intéressant de voir si les buts énoncés dans l’Union des Turcs de Constanţa sont appliqués dans la réalité. Au niveau de la protection de l’ethnicité, les Turcs habitant Fontana Mare peuvent pratiquer leur langue maternelle et leur religion grâce à la jâmi’ qui trône au centre du village. Comme il n’y a pas de séparation pour que les femmes et les hommes puissent pratiquer le culte ensemble, les femmes ont un jour spécial dans la semaine pour se rendre à la jâmi’. L’Islam peut être librement pratiqué. Le projet du musée est un exemple même de la volonté de promotion de l’image des Turcs de Roumanie hors des frontières. On peut voir que ces buts sont atteints et visibles dans la réalité. 6. Conclusion Les Turcs et les Tatars de Roumanie ont de nombreux points communs. Ils sont, tout comme les autres minorités nationales du pays, intégrés dans le système politique roumain, grâce aux sièges réservés. Ils ont également créé des Unions afin de conserver leur identité culturelle. Ils pratiquent la même religion dans les mêmes lieux de culte. Ils considèrent la Turquie comme leur pays-mère et celle-ci les voit comme faisant partie intégrante de son peuple. Elle les soutient financièrement et moralement. Ces minorités ont souffert durant le communisme et beaucoup de membres des communautés se sont réfugiées en Turquie pour échapper au régime. Dans les Unions, les Turcs et les Tatars ont des symboles communs de leur identité : le drapeau de la Roumanie pour la citoyenneté, le drapeau de la Turquie en référence au pays-mère et la statue d’Atatürk, le père de la patrie turque et dans certains cas, il y avait également le drapeau de l’Union Européenne qui protège et soutient toutes les minorités. Cependant, outre ces ressemblances, les minorités turques et tatares de Roumaine ont également de fortes divergences. Tout d’abord, leur langue est différente. La langue turque est plus facilement apprise que la langue tatare dans les institutions. Il y a également des villages à majorité turque encore en Roumanie alors qu’il n’y en a plus à majorité tatare. Ensuite, les Turcs ont un pays, alors que les Tatars ont seulement le rêve d’une Crimée indépendante. Leur histoire est également différente : les Tatars ont fui les persécutions en venant s’installer en Dobrogea alors que les Turcs se sont installés sur les terres de l’Empire ottoman. A premier abord, on peut croire que leurs 157 identités sont presque semblables à cause de leur religion commune et des nombreux mariages mixtes. Pourtant, même s’ils sont très proches, Tatars et Turcs n’aiment pas être confondus et cultivent des richesses différentes. 158 7. Bibliographie 7.1. Les études Cristian BOCANCEA, La Roumanie du communiste au post-communisme, Paris, L’Harmattan, 1998, p.199 Jean-François GOSSIAUX, Pouvoirs ethniques dans les Balkans, Paris, Presses universitaire de France, 2002, 217p. Patrick MICHEL, Les religions à l’Est, Paris, Ed. du Cerf, 1992, 204p. Irina MOROIANU-ZLATESCU, Le cadre législatif et institutionnel pour les minorités nationales de Roumanie, Bucarest, Institut roumain pour les droits de l’homme, 1994, 176p. Alexandre POPOVIC, L’Islam balkanique : les musulmans du sud-est européen dans la période post-ottomane, Wiesbaden : O. Harrassowitz, 1986, 493p. Steven D. ROPER, Romania : the unfinished revolution, Amsterdam, Harwood Academic Publ., 2000, 141p. 7.2. Les articles Constantin IORDACHI, « La Californie des Roumains. L’intégration de la Dobroudja du Nord à la Roumanie, 1878-1913 », in : Balkanologie VI (1-2), décembre 2002, p. 167-197 Hugh POULTON, « Turkey as kin-state : Turkish foreign policy towards turkish and muslim communities in the balkans », in : Muslim identity and the Balkan state, London, Hurst : in association with the Islamic Council, 1997, p. 194-213 Oleh PROTSYK, Représentation des minorités au Parlement roumain, publié par UIP et PNUD, 2010, 24p. http://www.ipu.org/splz-f/chiapas10/romania.pdf (consulté le 10.01.2015) Nadège RAGARU, « La Bulgarie et la Roumanie aux portes de l’Union européenne : un si long espoir », in : Pouvoirs, 2003/3 n°106, p.99-113 DOI : 10.3917/pouv.106.0099 Nikolaos RAPTOPOULOS, « La famille des langues turques et le défi de création d’une communauté turcophone en Eurasie : le rôle assumé par Ankara », in : Revue internationale de politique comparée, 2007/1 Vol.14, p.131-150 DOI : 10.3917/ripc.141.0131 159 François RUEGG, « Tsiganes musulmans de la Dobroudja. Entre ethnicité et religion : le mythe des origines écorné », in : F. PRESCENDI et Y. YOLOKHINE, Dans le laboratoire de l’historien des religions, Genève, Labor & Fides, 2011, p.175-192 Jennifer SCARCE, « Muslim Communities in Romania : Presence and Continuity », in Religious Quest and National Identity in the Balkans, New York, Palgrave, 2001, p.158-167 7.3. Les pages Internet Site officiel du Parlement roumain, modifié le 29.01.2015 http://www.parlament.ro/index_fr.html (consulté le 29.01.2015) Site officiel de l’Union Démocratique des Turcs de Roumanie : http://www.rdtb.ro/ (consulté le 10.01.2015) Site officiel de l’Union Démocratique des Tatars Turco-musulmans de Roumanie : http://uniuneatatara.ro/en/ (consulté le 10.01.2015) 7.4. Les illustrations Figure 1 : Symbole des Turcs de Roumanie Source : http://www.rdtb.ro/ (consulté le 10.01.2015) Figure 2 : Symbole des Tatars de Roumanie Source : http://uniuneatatara.ro/en/ 160 Entre Bucarest et Constanta: La construction des identités ethniques des Turcs et Tatars de Roumanie Marie Goy 1. Introduction Le présent travail s’inscrit dans le cadre de l’école d’été d’anthropologie sociale en Roumanie « Identités multiples et mise en scène de l'ethnicité » du 13 au 23 juin 2014. De la capitale, Bucarest, jusqu’aux abords de la Mer Noire, dans la ville portuaire de Constanta, en Dobroudja, nous avons pu nous confronter à un univers qui était pour la plupart d’entre nous peu connu, voire inconnu. Ce travail se base principalement sur les visites auprès de l’Union Démocrate des Tatares Turco musulmans de Roumanie (UDTTR) et l’Union Démocrate Turque de Roumanie (UDTR) à Bucarest et Constanta, ainsi que sur les discours de représentants gouvernementaux du Département des Relations Interethniques de Roumanie. Par ailleurs, la découverte de la Grande Mosquée Carol I et de la Mosquée Hunchiar (Geamia) de Constanta, des villages de Fantana Mare et de Babadag, des quartiers habités par les Roms de Ferrentari à Bucarest et de Chilia Alba en Dobroudja a pu constituer un aperçu large - bien que non exhaustif – du paysage pluriethnique de la Roumanie, tant au niveau politique, culturel que religieux. La méthode développée sur ce terrain associe, à la fois, une initiation à l’observation participante et une analyse des discours adressés à notre groupe constitué de sept étudiants, du Professeur Ruegg et de sa doctorante, Madame Mateoc, qui, par son travail d’interprète français-roumain, nous a permis de franchir l’obstacle de la barrière linguistique. Dans un pays comprenant vingt minorités ethniques reconnues, nous avons pu relever que les Turcs et Tatars mettent en avant le coté pacifique de leurs relations et la valeur de la Roumanie en tant que terre d’intégration. Cela est d’autant plus marquant en Dobroudja où ils sont historiquement implantés. En s’appuyant, à la fois, sur des textes et discours officiels à propos des mesures gouvernementales à l’égard des minorités ethniques, sur nos propres observations 161 auprès des Unions, ainsi que sur une littérature secondaire plus large, nous chercherons à comprendre comment les communautés turque et tatare se situent chacune dans le paysage politique roumain ? Comment ces deux groupes ethniques minoritaires se définissent-ils eux-mêmes et quels regards portent-ils sur les autres groupes et sur la nation roumaine en générale ? Bref, dans l’expression de leur identité, quelles attaches les Turcs et les Tatars mettent-ils en avant ? Dans la première partie, nous présenterons quelques concepts théoriques clefs. A savoir, le terme d’ethnicité au travers de l’approche de Fredrik Barth et la notion d’identité définie par Gérard Lenclud. Nous soulignerons également le lien entre les minorités et la nation roumaine en s’appuyant sur Ernest Gellner. Puis, compte tenu de son importance dans les discours entendus, dans la construction des groupes ethniques et de leur intégration dans la Roumanie, une place importante sera donnée à l’histoire de la présence des Turcs et Tatars en Dobroudja. A la lumière des concepts développés précédemment, nous pourrons ensuite analyser les observations prises sur le terrain réparties en deux niveaux : Le cadre, proprement dit, des Unions turques et tatares et les discours des représentants. Enfin, dans une perspective globale, nous pourrons proposer une tentative de définition des identités turque et tatare de Roumanie. 2. Concepts théoriques 2.1. Minorité ethnique et ethnicité Quel rôle joue la culture dans la formation et le maintien des groupes ethniques ? La tradition ethnologique s’est longtemps attachée à définir les ethnies par une série de traits culturels propres et distincts ne pouvant persister que dans l’isolement au risque d’une acculturation. Cette approche tend cependant à réifier les groupes étudiés. Plus encore, elle ne prend pas en compte l’analyse des groupes pluriethniques. A la fin des années soixante, l’anthropologue norvégien Fredrik Barth se pose à l’encontre de l’approche culturaliste de ses prédécesseurs dans une nouvelle conception du rapport entre l’ethnie et la culture. Son ouvrage, Ethnic Groups and Boundaries (1969) rassemble les contributions d’auteurs scandinaves développées selon les principes énoncés par Barth. L’anthropologue insiste sur la dimension évolutive et donc complexe 162 des groupes ethniques. Sa définition dépasse celle d’une race = une culture = une langue. Ainsi que celle d’usage dans la littérature anthropologique, à savoir : « [Un groupe ethnique est] [u]ne population qui : 1) se perpétue biologiquement dans une large mesure ; 2) a en commun des valeurs culturelles fondamentales, réalisées dans des formes culturelles ayant une unité manifeste ; 3) constitue un espace de communication et d’interaction ; 4) est composée d’un ensemble de membres qui s’identifient et sont identifiés par les autres comme constituant une catégorie que l’on peut distinguer des autres catégories de même ordre.1 » Comment expliquer et définir la persistance d’un groupe ethnique ? Partir de l’idée que la culture est le socle sur lequel repose le groupe revient à lui substituer toutes possibilités de changements. En effet, les variations dans le temps des formes culturelles d’un groupe donné sont de même nature que celles entre deux groupes clairement distincts. 2 Barth met en évidence des catégories d’attribution et d’identification mises en œuvre par les acteurs eux-mêmes et constitutives des groupes ethniques. L’auteur appuie sur le fait que le maintien des identités ethniques dépend de la présence des frontières (boundaries)3. L’affirmation du groupe ethnique se niche justement dans l’interaction par la mobilisation de ces catégories dans une dichotomie entre membre et non membre et sur la base d’une reconnaissance mutuelle de l’appartenance4. A relever que cette distinction est permanente, bien que pas forcément exclusive. « [L]es distinctions de catégories ethniques ne dépendent pas d’une absence de mobilité de contact ou d’information mais impliquent des processus sociaux d’exclusion et d’incorporation par lesquels des catégories discrètes se maintiennent malgré des changements dans la participation et l’appartenance au cours des histoires individuelles »5. Lors des interactions, les traits culturels ne sont pas tous considérés de manière égale par les acteurs. Sont mobilisés, d’une part, des signes extérieurs, tels que costume, 1 BARTH Fredrik, « Les Groupes ethniques et leurs frontières », in POUTIGNAT Philippe, STREIFFFENART Jocelyne, Théories de l’ethnicité, Paris, p. 206 2 Ibid., p. 209 3 A noter qu’il ne s’agit pas tant des frontières géographiques mais plutôt de celles ethniques et sociales. 4 BARTH, op. cit., p. 205 5 Idem 163 langue, habitat, style de vie ; de l’autre, des valeurs morales, par lesquelles sont jugés les actes. « Quels que soient les écarts manifestes de comportement entre les membres du groupe, cela ne fait aucune différence – s’ils disent qu’ils sont des A, en contraste avec une autre catégorie du même ordre, cela signifie qu’ils entendent être traités comme des A et voir leur conduite interprétée et jugée en tant que A et non en tant que B ; en d’autres termes, ils déclarent leur allégeance à la culture partagée par les A6 ». Ainsi, le partage d’une même culture est un résultat plus qu’une caractéristique première d’un groupe. Dans une perspective historique, Barth s’intéresse aux apports, aux changements qui constituent l’assemblage des traits culturels. Il souligne que le groupe s’adapte également aux circonstances extérieures, à savoir les disponibilités et contraintes qui s’offrent à lui. De cette manière, « certaines diversité régionales […] ne sont pas le résultat de différences culturelles.7 ». Les interactions sont structurées. Certains critères d’évaluation et de jugement sont communs et d’autres posent un obstacle dans la compréhension commune et sont donc facteur d’exclusion. Barth met en avant la présence de rôles prescrits et d’interdits assurant le maintien de la différence culturelle et donc du groupe ethnique. « Il y a des critères pour déterminer l’appartenance et des façons de rendre manifestes l’appartenance et l’exclusion ». Dans notre cas, les Turcs considèrent les Tatars comme Turcs8, ce qui n’est pas le cas des Roms, et ce malgré le fait que ces derniers s’identifient parfois comme tels en raison de leur religion commune. Nous avons pu le relever à deux reprises ; à l’Union turque et à la Grande Mosquée de Constanta. Les Roms sont considéré comme de « mauvais musulmans » et donc distincts des Turcs et Tatars. Il y a donc « tendance à la canalisation et à la standardisation des interactions et à l’émergence de frontières qui entretiennent et engendrent la diversité ethnique à 6 BARTH, op. cit.,p. 212 Ibid., p. 209 8 Nous précisons que la dénomination « Turc » - avec une majuscule - se réfère à la nationalité ou au groupe ethnique. Quant à l’adjectif « turc » - avec une minuscule - il signifie l’appartenance à la Turquie, mais aussi l’attache avec les peuples de langues turques originaires majoritairement d’Asie centrale. C’est en raison de ces multiples sens que nous étions parfois confondus en écoutant les discours, ne sachant pas si la qualification de « turc » en appelait à l’appartenance à la nation, au groupe ethnique ou, plus largement, aux peuples turcophones. 7 164 l’intérieur de systèmes sociaux englobants plus vastes 9», dans le cas présent, la Roumanie. En constante interaction, les groupes deviennent complémentaires, produisant un mécanisme d’interdépendance, voire de symbiose. Dès lors, les frontières qui définissent chaque groupe sont de moins en moins perceptibles et leur maintien doit être rigoureux selon Barth pour les raisons suivantes : 1) La complexité est fondée sur l’existence de différences culturelles importantes et complémentaires. 2) Ces différences doivent en général être normalisées à l’intérieur du groupe ethnique […] 3) les caractéristiques culturelles de chaque groupe ethnique doivent être stables, afin que les différences complémentaires sur lesquelles reposent les systèmes puissent persister quand ils sont confrontés à des contacts interethniques très rapprochés10 ». Un groupe ethnique est donc composé d’individus manifestant, chacun, à des degrés divers les formes d’appartenance au groupe11. « La persistance de l’unité dépend de la persistance de ces traits culturels différenciateurs, tandis que sa continuité dans le temps peut aussi être spécifiée à travers les changements que connaît l’unité de fait de modifications dans les traits culturels différenciateurs définissant la frontière12 ». Par exemple, la préservation de l’héritage culturel tatar et donc, de l’identité, passe en grande partie par le rappel de l’histoire, la mémoire, et la mobilisation de la langue propre au groupe. « Dans cette perspective, le point crucial de la recherche devient la frontière ethnique qui définit le groupe, et non le matériau culturel qu’elle renferme13 » affirme Barth. De cette manière, en mettant l’accent sur le processus, Barth nous donne des outils pour expliquer la diversité culturelle. Cette approche est précieuse pour éclairer notre terrain car elle nous rappelle qu’un groupe ethnique n’est pas un groupe totalement homogène. Il met en évidence qu’il est impossible de trouver un assemblage de traits culturels qui distinguerait un groupe d’un autre. Nous tenterons d’illustrer que certains traits sont mis en avant comme emblèmes de différences, quant à d’autres, ils ne sont pas relevés. Il n’est donc pas possible de définir une identité turque totalement distincte de l’identité tatare, et inversement. En revanche, nous pouvons souligner les différents traits culturels mis en 9 Ibid., p. 217 BARTH, op.cit., p. 21 11 Ibid., p. 235 12 Ibid., p. 248 13 Ibid., p. 213 10 165 avant par les protagonistes, l’émergence et le maintien du sentiment d’appartenance à une identité et à l’héritage culturel turc et tatare en Roumanie. Nous nous pencherons ainsi sur les relations d’interdépendance entre les deux groupes, encadrées par des frontières sociales et symboliques. 2.2. Comment se définissent les identités La définition de l’identité est une question ardue, car elle comporte plusieurs dimensions. Nous passerons sur les difficultés sémantiques de la notion d’identité14 pour tenter directement de définir quelques caractéristiques applicables à notre terrain. Ainsi, nous pouvons distinguer deux dimensions. La première est l’identité individuelle, soit l’ensemble des caractères propres à une personne. La deuxième, d’ordre collective, est l’identité culturelle et rassemble les traits spécifiques et propres d’un groupe ethnique. Ainsi écrit Gérard Lenclud : « [Un] homme, par exemple, n’appartient pas à l’espèce humaine, qui est une classe ou un ensemble, comme il appartient à une nation ou à une communauté de culture. Il est un représentant, ou un exemplaire, de l’espèce humaine ; en revanche, il participe d’une nation ou d’une communauté de culture 15». Derrière l’idée de « participation », se cache un travail d’intériorisation et de valorisation de traits que l’on identifie comme faisant partie de soi, et de ceux qui appartiennent au même groupe que soi. A juste titre, Lenclud rappelle que les « sociétés ou cultures n’existent que parce que des hommes pensent qu’elles existent 16». Il en va de même pour l’identité. La notion en appelle ainsi à une construction, basée sur des critères de sélection. L’identification et le sentiment d’appartenance à un groupe peuvent ainsi se faire à plusieurs niveaux et définissent les identités collectives, sociales, culturelles ou ethniques17. L’identité est donc plurielle. Ces différentes dimensions identitaires peuvent d’ailleurs entrer en conflit de loyauté. Les identités collectives « […] seraient donc l’expression de l’appartenance individuelle à une pluralité de « Nous » composés de personnes se considérant ou étant considérées 14 A ce propos voir LENCLUD Gérard, « Identité et identités », in L'Homme, mars 2008, p. 449 Ibid.,pp. 450-451 16 Ibid., p. 451 17 Ibid., p. 457 15 166 comme étant les mêmes […] 18». Le questionnement est ainsi de deux ordres : qui suisje ? Et : « Comment cet être, individuel ou collectif, vit-il de l’intérieur les diverses manières dont, tout à la fois, il est identifié et s’identifie ? [Quel] effet cela fait [-il] à des hommes d’être ceux qu’on dit qu’ils sont comme d’être ceux qu’ils disent être, sachant qu’à l’évidence l’identité qui leur est conférée et celle qu’ils revendiquent et entretiennent entre elles une relation de causalité réciproque » 19. Dans la suite de ce travail, nous verrons comment les identités ethniques des Turcs et des Tatars s’expriment et comment elles peuvent être mises en oeuvre, de façon consciente ou non, à certaines fins. Nous devons également préciser que, dans le contexte pluriethnique roumain, l’attachement à la nation ne peut se faire sur la seule base d’un ensemble de traits communs objectifs (culture, langue, …). Ainsi, écrit Ernest Gellner dans son ouvrage « Nations et Nationalisme » paru en 1989 : « Des hommes sont de la même nation si et seulement s’ils se reconnaissent comme appartenant à une même nation20». Cette même nation se voit, quant à elle, renforcée par sa propre capacité à inclure des groupes minoritaires21. Avant d’illustrer ceci dans le contexte actuel, il est nécessaire de dresser l’histoire de la Dobroudja avant et surtout après son inclusion dans le Royaume de Roumanie en 1878. Nous nous pencherons plus particulièrement sur la politique d’intégration à l’égard des populations d’origine non-roumaine au tournant du siècle. 3. Contextualisation 3.1. Histoire de la Roumanie et de la présence des Turcs et des Tatars en Dobroudja Louée dans les discours des représentants du Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain comme un « modèle de coexistence interethnique », la Dobroudja a une histoire qui est loin d’être linéaire. Dans ce chapitre, nous dressons le portrait historique de la région en nous appuyons principalement sur le 18 Ibid., p. 461 LENCLUD, op.cit., p. 452 20 GELLNER Ernest, Nations et nationalisme, 1989 (1983), p.19 21 Ibid., p. 99 19 167 travail de l’historien Constanti Iordachi qui s’est intéressé au processus qui a conduit à l’intégration de la Dobrogea du Nord à la Roumanie22, ainsi que sur les recherches de Nathalie Clayer et Xavier Bougarel, chercheurs spécialistes des questions religieuses dans les Balkans.23 Située le long de la côte ouest de la Mer Noire, la région de la Dobroudja devient une partie de l’Empire Ottoman au XVème siècle. A cette période, y habitent principalement des populations turques et tatares originaires de la Crimée du Sud et d’Asie mineure. La composition ethnique de la région se complexifiera au fil des siècles avec une présence marquée notamment au nord par les Bulgares, au centre et au sud par les Turcs et les Tatars et, sur la rive droite du Danube, par les Roumains, en sus des marchands italiens, grecs, notamment. Sa situation, entre la capitale de l’Empire Ottoman et la Russie, en fait un point de passage stratégique au niveau commercial, mais surtout militaire en tant que dernier rempart dans l’accès à Constantinople24. Entre le XVIIIème et le XIXème siècle, le nombre de Tatars criméens en Dobrogea sera renforcé par deux vagues successives d’immigration. La première en 1783, suite à l’annexion du khanat de Crimée par la Russie et la deuxième des suites de la guerre de Crimée entre 1853 et 1856. La Dobrogea est alors toujours sous administation ottomane25. L’Empire Ottoman déclinant, la fin du XIXème siècle marquera un tournant vers l’indépendance et la proclamation de nouveaux Etats. En 1859, de l’union entre la Moldavie et la Valachie se constitue la Principauté de Roumanie, communément appelée Petite Roumanie. Bien qu’indépendante administrativement, la région est toujours rattachée à l’Empire Ottoman. Constantin Iordachi considère cette association comme le premier pas vers la Constitution d’un Etat national et unitaire roumain26. Ce n’est qu’en 1878 que l’indépendance effective de la Roumanie sera proclamée à la suite de la guerre entre la Russie et l’Empire Ottoman. Perdant, ce dernier dû également renoncer à son autorité sur la Dobroudja au profit de la Russie. 22 IORDACHI Constantin, « ”La Californie des Roumains” L’intégration de la Dobroudja du Nord à la Roumanie, 1878-1913 », in Balkanologies, décembre 2002 23 CLAYER Nathalie, BOUGAREL Xavier, Les Musulmans de l'Europe du Sud-Est : des empires aux états balkaniques, 2013, 2013 24 IORDACHI, op.cit., pp.170-171 25 Idem 26 IORDACHI, op.cit., p.167 168 L’ordre préetabli sera toutefois renversé en juillet 1878 par le Traité de Berlin. Sous la pression russe, la Roumanie se résout à échanger la Bessarabie du Sud contre la Dobroudja, alors considérée comme un « cadeau empoisonné ». En effet, à l’heure de la construction de l’Etat-Nation roumain, la diversité ethnique de la région suscite des craintes au niveau de l’identification nationale. Cependant, d’âpres négociation entre les pro- et l’anti-annexion, les roumains vont conduire à inverser la tendance et à faire émerger un discours nationaliste sur la province. Au terme des débats parlementaires, la Dobroudja est considérée presque unanimement comme partie intégrante de l’héritage national roumain27. Le 14 novembre 1878, la région passe sous le contrôle administratif du jeune Etat-Nation. Inclus symboliquement mais exclus administrativement, les habitants de Dobroudja deviennent citoyens roumains - la Constitution est alors modifiée pour que la citoyenneté ne soit plus liée à la religion chrétienne 28- mais ne jouissent pas de droits politiques et ne sont pas reconnu en dehors de la province. Pour autant, « la liberté et la pratique extérieure de tous les cultures sont assurées à tous les ressortissants aussi bien qu’aux étrangers29 ». Dans un premier temps, l’Etat roumain s’est approprié une partie des terres faisant partie de la Dobrogea, puis les a redistribuées à des « pan-roumains », procédant à une « colonisation intérieure »30 en plusieurs vagues d’immigration. En 25 ans, la proportion de Roumains en Dobrogea passe ainsi d’une majorité relative à une majorité absolue (de 36,3% en 1880 à 52,5% en 190531). Durant ce même intervalle, le pourcentage de terres cultivables possédées par des Turcs et Tatars chute de 50% en 1882 à 7% en 1905. Dans son œuvre d’homogénéisation culturelle, l’Etat roumain s’appuie sur deux pilliers: l’école et l’Eglise. L’enseignement en langue minoritaire est autorisé dans la mesure où il ne supplante pas les cours donnés en roumain. En relation étroite avec l’Empire Ottoman, les identités turque et tatare s’affirment, renforcées par le panturquisme32. 27 28 29 30 31 32 IORDACHI, op.cit., pp.171-177 CLAYER Nathalie, BOUGAREL Xavier, op.cit., p. 72 Citation tirée du Traité de Berlin (1878), cité par CLAYER, BOUGAREL, op.cit., p. 77 IORDACHI, op.cit., p.168 IORDACHI, op.cit., pp. 185 -186 CLAYER, BOUGAREL, op.cit., p. 80 169 Au début du XXème siècle, l’Etat roumain, réalisant l’intérêt économique de la Dobrogea, investit dans un programme de modernisation de la région avec la construction d’un port sur le Danube et d’une voie ferrée pour la relier au reste de la Roumanie. Constanta devient un point privilégié du commerce maritime. La ville triple quasiment sa population en vingt-cinq ans, atteignant 31'000 habitants en 1912. Ainsi, la Roumanie se positionne comme plaque tournante entre l’Orient et l’Occident. Malgré cette avancée, les habitants de la Dobroudja ne disposent pas encore de droits politiques. Après plusieurs tentatives incomplètes, le gouvernement promulgue, le 3 mars 1912, une loi accordant le plein exercice des droits civiques aux anciens sujets ottomans, Turcs et Tatars établis depuis deux ans, ainsi qu’à tout Roumain habitant la Dobroudja. Désormais, les habitants de la Dobroudja ont accès au Parlement roumain mais ils restent malgré tout largement sous-représentés33. Selon Constantin Iordachi, c’est un triple processus de colonisation ethnique, d’homogénéisation culturelle et de modernisation économique qui a permis l’intégration, tant nationale qu’économique, de la province multi-ethnique de Dobrogea en seulement trente-cinq ans34. Les élites se félicitèrent d’être parvenues à « créer une nation à partir […] d’un conglomérat ethnique35 ». Ceci rejoint l’idée que les frontières ethniques, ne sont pas la cause première de l’édification nationale mais plutôt un résultat36. Dès 1933, l’émigration des populations turques et tatares vers la Turquie augmente, liée, entre autres, à la création de la nation turque et à la saisie des terres en Roumanie. Des accords sont passés en 1936 entre les deux pays pour tenter de réguler le flux37. En 1947, le parti communiste prend le pouvoir absolu et déclare la République de Roumanie. Nicolae Ceausescu est élu Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste roumain en 1965 et deviendra président neuf ans plus tard38. Sous le régime communiste, une entreprise de sécularisation est menée. Faute de moyens pour 33 IORDACHI, op.cit., p.177 - 197 IORDACHI, op.cit., p.168 35 Paroles d’un des préfets de Dobroudja devant le conseil du comté en 1904, cité par IORDACHI, op.cit., p.197 36 IORDACHI, op.cit., pp. 167-197 37 CLAYER, BOUGAREL, op.cit., p.122 38 ISBASOIU Julian, TANASE Laurentiu, VASILESCU Lucretia, Roumanie, Parcours historique, URL: http://www.eurel.info/spip.php?rubrique460 34 170 les institutions, la religion est cantonnée à la sphère privée39. Malgré la politique d’austérité mise en place par le régime, le Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain actuel relève que les minorités nationales n’ont pas subit pas de répression significative40. La chute du communisme sera toutefois marquée violemment par le soulèvement de la population qui mènera à la destitution de Ceausescu et, après une parodie de procès, à son exécution le jour de Noël 1989. Par la suite, avec Ion Iliescu à la tête du nouveau gouvernement, l’enseignement religieux dans les écoles publiques et les libertés religieuses seront rétablis dans une logique de processus de démocratisation. La période postcommuniste, marquée par un resserrement des liens entre identité nationale et identité religieuse sera ainsi le théâtre d’un réinvestissement de la sphère publique par les institutions religieuses41. Mais il faudra attendre 1996 et l’arrivée d’Emil Constantinescu – non lié au communisme – pour un véritable tournant vers une politique d’ouverture. La Roumanie est membre de l’OTAN depuis 2004 et depuis 2007 de l’Union Européenne42. La fin du communisme a conduit à une meilleure intégration dans la nation roumaine des minorités turques et tatares malgré leur faible poids démographique. En décembre 1989, une Union démocrate turque musulmane est créé, avant de se scinder trois mois plus tard en l’Union Démocrate Turque de Roumanie et l’Union démocrate des Tatars Turco musulmans de Roumanie que l’on connaît aujourd’hui. La constitution de 1991 a introduit une clause attribuant un siège à chacune des vingt minorités nationales reconnues. En Dobroudja, les enseignements en langue turque et tatare ont été réintroduits dans les écoles primaires et des journaux édités en langues minoritaires ont fait leurs apparitions. Dans cette période de transition, Nathalie Clayer et Xavier Bougarel affirment que les droits politiques et culturels des minorités turques et tatares ne semblent pas donner pas lieu à des tensions majeures43. Ceci nous a également été confirmé au sein du Département des Relations Interethniques à Bucarest. 39 CLAYER, BOUGAREL, op.cit., p.167 Entendu lors de notre visite au Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain à Bucarest où nous avons rencontré Rodica Precupetu, directrice d’un service du Département et Aledin Amet, sous-secrétaire d’état. 41 CLAYER, BOUGAREL, op.cit., pp. 225-226 42 ISBASOIU, TANASE, VASILESCU, idem. 43 CLAYER, BOUGAREL, op.cit., p. 242 40 171 Avant de continuer, il est intéressant de se pencher sur le dernier recensement roumain afin d’avoir une vision plus factuelle de la population roumaine selon l’ethnie, la langue maternelle et la religion. Nous nous sommes concentrés sur Bucarest et les districts de Constanta et Tulcea, formant à eux deux la Dobroudja roumaine. Au préalable, il convient également de préciser que les Turcs et Tatars de Dobroudja sont majoritairement de religion sunnite hanafite44. Roumanie Département de Population stable selon l’ethnie45 (2011) (pourcentage de la population de la région) Total Roumain Turc 20’121’641 16’792’868 27’698 (83,45%) (0,13%) Tatar 20’282 (0,1%) 570’754 (83,43%) 20’826 (3,04%) 19’601 (2,86%) 213’083 180’496 (84,70%) 1’674 (0,78%) 119 (0,05%) 1’883’425 1’618’883 (85,95%) 2’315 (0,12%) 417 (0,02%) 684’082 Constanta Département de Tulcea Municipalité de Bucarest 44 Institut national de statistique roumain, 8. Population stabila dupa etnie – judete, municipii, orase, comune, 2011, URL: http://www.recensamantromania.ro/rezultate-2 45 Institut national de statistique roumain, 8. Population stabila dupa etnie – judete, municipii, orase, comune, 2011, URL: http://www.recensamantromania.ro/rezultate-2 172 Roumanie Population stable selon la langue maternelle (2011)46 (pourcentage47 de la population de la région) Total Roumain Turc Tatar 20’121’641 17’176’544 25’302 17’677 (85,36%) (0,12%) (0,08%) Département de 684’082 581’669 (85,029%) 18’932 (2,76%) 17’197 (2,51%) 213’083 184’775 (86,71%) 1’761 (0,86%) 82 (0,04%) 1’883’425 1’645’419 (87,36%) 2’041 (0,10%) 291 (0,01%) Constanta Département de Tulcea Municipalité de Bucarest Population stable selon la religion (2011)48 (pourcentage de la population de la région) Total Orthodoxe Musulmane Roumanie 20’121'641 16’307'004 (81,04 %) 64’337 (0, 31%) Département de 684’082 568’094 (83, 04%) 43’279 (6, 32%) 213’083 185’191 (86, 91%) 3’290 (1, 54%) 1’883’425 1’587’951 (84, 31%) 9’037 (0,48%) Constanta Département de Tulcea Municipalité de Bucarest 46 Ibid. 10. Population stabila limba materna – judete, municipii, orase, comune Nous avons nous-mêmes calculé les pourcentages pour une meilleure visibilité. 48 Ibid. 13. Population stabila dupa religie – judete, municipii, orase, comune 47 173 Chaque citoyen peut librement se déclarer membre ou non d’une communauté. Il peut aussi se revendiquer d’une communauté spécifique ou de l’ensemble linguistique auquel il appartient. En 1995, le nombre de Tatars et de Turcs en Dobroudja était équivalent49. Depuis, ce dernier groupe a subi une importante croissance démographique. Sur les tableaux, nous constatons que le pourcentage de personnes d’ethnie turque et tatare est plus élevé que ceux parlant ces langues respectives. Ceci peut s’expliquer en partie par le fait que la jeune génération maîtrise moins bien que leurs aïeuls le turc et, surtout, le tatar50, mais aussi qu’il y aurait une préférence à se dire de langue maternelle roumaine, pour une meilleure intégration dans le marché de l’emploi, par exemple. Ceci est complété par une seconde observation : le nombre de Roumains est moins élevés que celui des personnes de langue roumaine. Un autre point important à relever est le fait que les Tziganes musulmans tendent à se déclarer Turc en raison de leur religion commune51. De là, émerge une confusion dans les recensements et un déséquilibre entre le nombre de Turcs et de Tatars. Du point de vue politique, cependant, les Turcs, les Tatars et les Roms sont définis en terme de minorités ethniques et donc placés sur un même pied d’égalité. 3.2. Les rapports entre la Roumanie et la Turquie Afin d’éclairer le type d’attache entre la Turquie et les populations turques de Roumanie, nous nous sommes appuyés sur la thèse de Sylvie Gangloff52. L’actuelle docteure en science politique s’est penchée sur les relations bilatérales et les influences entre la Turquie et les anciennes provinces ottomanes en se basant sur des textes juridiques et des observations de terrain. Selon elle, les relations actuelles entre la 49 Entendu lors de l’exposé au Département des Relations Interethniques du Gouvernement Roumain (DRI) 50 Selon, le DRI, la génération née en 1950-1960 est la dernière à bien parler le tatar. 51 RUEGG François, « Tsiganes musulmans de la Dobroudja. Entre ethnicité et religion : Le mythe des origines écorné », in PRESCENDI Francesca et VOLOKHINE Youri (éd.), Dans le laboratoire de l’historien des religions, 2011, p. 186 52 GANGLOFF Sylvie, « La Politique de la Turquie dans les Balkans depuis 1990. Relations bilatérales, politique régionale et influences extérieures », Thèse de doctorat en sciences politiques, Paris, Université Panthéon-Sorbonne, 2000 174 Roumanie et la Turquie sont cordiales et la situation des minorités turque et tatare ne semble pas être source de contentieux entre les deux pays53. A la fin de la guerre froide, les échanges, avant tout économiques et culturels, se sont ravivés. Les deux pays ont signé un traité d’amitié et de coopération en 1991. Trois ans plus tard, un département de turcologie à l’Université de Bucarest, ainsi qu’un de langue et littérature turque à l’Université de Constanta ont été mis en place. Ankara et Istanbul a fait de même pour l’étude de la culture roumaine en Turquie54. 1992 voit la fondation d’une Agence de Coopération Internationale (TICA) indépendante favorisant la coopération économique et culturelle entre la Turquie et les pays de l’Asie centrale, avant de s’étendre à l’ensemble de la Communauté Européenne Internationale et des Balkans. Des aides financières sont aussi accordées par les Ministères turcs en charge de l’Education et de la Culture, mais dans la pratique, elles se concentrent sur le soutien dans l’organisation de festivals folkloriques55. C’est en 1996 que les liens entre la Turquie et la Roumanie ont pris la forme d’une véritable collaboration avec l’avènement de la politique libérale de la Roumanie. Cela s’illustre notamment par l’inauguration d’un square Mustafa Kemal Atatürk à Bucarest en 199856. De manière plus ou moins directe, la Turquie soutient la création d’associations, l’éducation et subventionne certains médias57. La télévision et la radio turques sont diffusées sur les canaux et ondes roumains58. Au niveau religieux, le Diyanet, la Présidence des Affaires Religieuses de Turquie, a pour objectif de perpétuer sa vision de l’islam, contre l’influence wahhabite ou chiite59. Il a notamment financé la création d’une école à Medgidia (proche de Constanta) et la rénovation de la mosquée de Babadag60. Ankara soutient les communautés religieuses dans le recrutement des imams turcs ou encore l’accès à la littérature religieuse. 53 54 55 56 57 58 59 60 GANGLOFF Sylvie, op.cit., p. 278 Idem Ibid., p. 72 Ibid., p. 248 Ibid., p. 346 Ibid., p. 352 Ibid., p. 936 Ibid., pp. 278-279 et p.615 175 Au cours de notre voyage, nous avons ainsi rencontré l’imam de Babadag. Après avoir été surpris par le fait qu’il ne parle que turc, nous pouvons maintenant supposer qu’il ait pu profiter des mesures mises en place par le Diyanet. Même s’il semblerait que ce soit au niveau de la sphère religieuse que l’aide de la Turquie soit la plus marquée – peut-être parce que l’islam concerne une minorités de croyants en Roumanie, car rappelons que 81,04 % de la population roumaine est orthodoxe et seule 0, 31% est musulmane - Sylvie Gangloff observe que l’aide globale reste fluctuante 61. Elle relève ainsi que le soutien de la part de la Turquie aux minorités de Roumanie reste prudente par crainte d’être perçue comme une tentative d’hégémonie culturelle sur les anciennes provinces ottomanes, soit les territoires extérieurs aux frontières de la Turquie actuelle62. Ainsi, « les affinités culturelles [et la co-religiosité], certes réelles, ne sont invoquées [par la Turquie] que pour justifier ou conforter a posteriori une prise de position qui, elle, est éminemment politique63 ». En définitive, nous avons pu entendre lors de nos visites au sein des Unions que l’appui de la Turquie est recherché et apprécié de la part des deux communautés. Ce soutien extérieur peut se traduire de deux façons principales : financier et moral. Comme mentionné précédemment, au travers de la thèse de Sylvie Gangloff, l’aide financière turque est accordée dans un cadre bien défini, à savoir en tant que soutien aux évènements culturels, médias et institutions religieuses. Nous pouvons supposer que le montant reste modeste à l’aune de la capacité financière de la Turquie. Il est toutefois significatif pour les communautés turques et tatares établies en Roumanie car il traduit une préoccupation de la « nation mère » à leurs égards. Ce soutien extérieur permet également de légitimer une attache historique et culturelle à la Turquie et, par extension, à la famille des peuples turcs, dont la Turquie s’impose en tant que protecteur de par son héritage ottoman. Toutefois sur le plan matériel, Gangloff observe que l’influence de la Turquie dans la politique roumaine reste moindre64, par exemple dans la mise en place de mesures spécifiques destinées aux Turcs et Tatars. Ainsi, c’est à notre sens la 61 Ibid., pp. 352-353 Ibid., p. 358 63 Idem 64 GANGLOFF, op.cit., p. 361 62 176 reconnaissance et l’appui moral, davantage que l’appui financier, qui est valorisé par les individus. 3.3. La politique roumaine à l’égard des minorités ethniques Préalablement, il convient de préciser de ce que nous entendons par « minorités ethniques ». En Europe de l’Ouest, les minorités sont principalement des immigrés. En Europe de l’Est, il s’agit plutôt d’autochtones (ex. hongrois, turcs) se distinguant par la langue maternelle ou la religion. Le terme est tantôt juridique, tantôt ethnique. Dans ce travail, nous utilisons à la fois le terme de minorités ethniques et celui de minorités nationales, étant donné que la présence historique des Turcs et Tatars est reconnue par la Roumanie. Deux textes de loi concernent principalement les minorités nationales : La Constitution roumaine de 1991, ainsi que la Loi relative au statut des minorités nationales en Roumanie de 2005. Article 3 de la Loi relative au statut des minorités nationales en Roumanie (2005) 1.Par «minorité nationale», on entend toute communauté de citoyens roumains, vivant sur le territoire de la Roumanie depuis au moins cent ans, ayant sa propre identité nationale, ethnique, culturelle et religieuse, qui est numériquement inférieure à la population majoritaire et qui veut préserver, exprimer et promouvoir son identité65. Les personnes issues d’une minorité nationale sont reconnues en tant que citoyen roumain66. De cette manière s’opère une distinction entre, d’une part, la citoyenneté roumaine et de l’autre, l’identité ethnolinguistique. L’information de l’appartenance à une minorité nationale ne figure pas sur les documents d’identité et ne doit pas être motif de discrimination67. Article 6 de la Constitution Roumaine (1991) 1. L'Etat reconnaît et garantit aux personnes appartenant aux minorités nationales le droit de conserver, de développer et d'exprimer leur identité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse. 65 66 67 Cf. Loi relative au statut des minorités nationales en Roumanie (2005), op.cit., article 4 Ibid.., article 7 177 2. Les mesures de protection prises par l'Etat pour la conservation, le développement et l'expression de l'identité des personnes appartenant aux minorités nationales, doivent être conformes aux principes d'égalité et de non-discrimination par rapport aux autres citoyens roumains68. Ces droits sont en concordance avec la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, de même qu’avec les pactes et traités dont la Roumanie est signataire69. En sus de l’article 6, l’article 32 de la Constitution, précise que le droit d’apprendre et d’être instruit dans la langue d’une minorité nationale est garanti70. De plus, il leur est également reconnu le droit de s’exprimer dans leur langue devant les instances de jugement71. Enfin, l’alinéa 2 de l’article 62 - peut-être le plus important - stipule que les vingt communautés ethniques reconnues comme minorités nationales qui ne réunissent pas aux élections le nombre de voix nécessaire pour être représentées au Parlement, ont droit chacune à un siège de député. Les membres des minorités bénéficient ainsi d’une visibilité au niveau législatif. La chambre des députés étant constituée de 332 membres, leur poids reste toutefois relatif. Elus proportionnellement selon la population, les députés siègent durant un mandat de quatre ans72. 4. Rapport de terrain 4.1. Les Unions turques et tatares Appuyé par cette base théorique, historique et politique – bien qu’elle ne saurait être exhaustive – nous pouvons désormais nous plonger plus en détail dans l’analyse des observations faites sur le terrain. En premier lieu, intéressons-nous à la décoration des filiales. Les quatre unions visitées comportaient chacune au moins une effigie ou illustration d’Atatürk. Mustafa Kemal, devenu ensuite Kemal Atatürk, père des Turcs, a œuvré à la création de la Turquie moderne en rompant avec le panturquisme, en mettant en avant la laïcité tout en 68 Constitution de la Roumanie, article 6, 1991, URL : http://www.cdep.ro/pls/dic/site.page?id=372 Constitution de la Roumanie, article 20, al. 1, 1991, op.cit. 70 Ibid., article 32, 71 Ibid.,, art. 128 72 Ibid., articles 62 et 63 69 178 évitant une quelconque ingérence dans les affaires des anciennes provinces ottomanes. A la vue des représentations, deux questions surviennent : pourquoi les Tatars mettentils en avant le père de la nation turque ? Pourquoi ce personnage, qui, par les réformes qu’il a instaurées est aussi un symbole de la laïcité, alors que nous avons vu que l’islam joue un rôle important dans l’affirmation de leur identité, distincte de l’orthodoxie dominante. La réponse se trouve peut-être en confrontant d’autres éléments : à l’extérieur du siège de Constanta de l’Union Démocrate des Tatars turco-musulmans, le buste d’Atatürk nanti de la devise « Ne mutlu Türküm diyene » (« Heureux celui qui peut se dire turc ») côtoie celui de la figure tatare, Ismail Gaspirali, intellectuel proche du panturquisme prônant, à la fin du XIXème siècle, l’union des peuples turcs de Crimée en une seule nation73. Sa devise est la suivante : « Dilde, fikirde, iste birlik » (« Unité dans la langue, l’idée et l’action »)74. Davantage que pour leurs idéologies, nous pensons que ce sont surtout en tant que symboles de pouvoir que ces deux figures sont mises en avant. Par-là, nous voulons dire qu’elles cristallisent la culture et l’histoire d’un peuple. Notre thèse pourrait être appuyée par le fait que les représentants ont tous, qui plus est de manière spontanée, présenté ces personnages à notre groupe en les reconnaissant avec fierté. Au niveau des drapeaux affichés, à ceux de la Turquie et de la Roumanie mis en avant dans les Unions turques, s’ajoutent au sein des Unions tatares ceux du Khanat de Crimée et des Ouïghours, le peuple turc de Chine. Par ces deux drapeaux, les Tatars rappellent leurs appartenances à la famille des peuples turcs d’Asie Centrale. Turc, ici, ne désigne guère la nationalité mais plutôt l’ethnicité, donc l’héritage ottoman qui relie à la fois les Turcs et les Tatars de Roumanie. Selon Eden, le plus jeune de nos hôtes, la présence du drapeau de la Turquie témoigne de la reconnaissance des Tatars envers la nation héritière de l'Empire ottoman et de son rôle de protecteur des Tatars. Le drapeau roumain montre aussi une part de cette identité multiple. Sont ainsi illustrés conjointement l’origine tatare, le soutien de la nation turque et l’ancrage dans la Roumanie. De par les interventions de leurs représentants et membres respectifs, les Turcs et les Tatars ont mis en avant différents aspects de leur culture. Globalement, chez les 73 Idem. BALCI Baryam et BICAKCY Ahmet Ali, « Panturquisme : vie et mort d’une idéologie » in La Turquie en Asie centrale: La conversion au réalisme (1991-2000), janvier 2001, p. 1 74 179 Turcs, l’accent a été mis sur l’élan des jeunes et la dynamique intergénérationnelle, d’une part, sur la religion - avec le discours du Professeur Mehmet, traducteur du Coran - et donc, l’attachement aux traditions, d’autre part. De façon différente, au sein de l’Union Tatare de Bucarest, les représentants étaient d’anciens professeurs et des chanteurs. Une place importante a été donc donnée à l’éducation, la présence des intellectuels et le folklore. La cuisine traditionnelle a été mise en valeur au sein des deux groupes. 4.2. Les discours des représentants turcs et tatars Nous l’avons vu, les deux groupes ethniques, bien que proches, ne mobilisent pas les mêmes ressources dans les représentations. Il en va de même dans les discours. Les différents degrés d’importance qu’ils portent à certains événements historiques jouent un rôle dans la distinction des identités turque et tatare. En premier lieu, nous avons trouvé important de développer brièvement l’histoire de la présence des Tatars en Roumanie. Au milieu du XVème siècle, les Tatars fondent le Khanat de Crimée. Il sera détruit en 1783 par l’arrivée de l’Empire tsariste. Cet épisode est suivi d’une vague d’immigration des Tatars criméens, ponctuée de persécutions et de déportations. Les exilés s’installent majoritairement en Dobroudja. En 1917, le régime soviétique met en œuvre une politique d’assimilation et de russification de la Crimée. Sous Staline, les Tatars sont réprimés, de même que les populations non slaves. Le point culminant de la répression survient dans la nuit du 17 au 18 mai 1944. Sous prétexte de leur collaboration avec l’occupant allemand, le régime soviétique ordonne la déportation des Tatars vers les kolkhozes et sovkhozes d’Ouzbékistan, notamment. Sur le terrain, nous avons pu relever de nous-mêmes que cet événement, le Surgûn75, est rappelé dans les discours des exilés de Crimée et perçu comme traumatisant. Ne disposant pas de droits à la reconnaissance, l’identité tatare est restée latente durant le communisme. Ce n’est qu’après, que le travail de mémoire a pu se mettre en œuvre. Longtemps refoulée, la déportation de 1944 est maintenant pour les 75 Terme turc signifiant « exil, expulsion » 180 Tatars un moyen de se légitimer en tant que groupe ethnique avec des droits individuels et collectifs76. Plusieurs fois dans les discours, les Tatars ont appuyé sur le fait qu’il y avait de nombreux intellectuels dans la communauté. Ceci, pourrait être interprété comme une compensation du fait de ne pas avoir de pays propre. Un des représentants de l’Union tatare de Bucarest a développé dans un exposé l’utilité de l’ADN mitochondriale pour prouver le tracé migratoire du peuple tatar et donc la « tataricité » des Tatars de Dobroudja. Constituée de l’héritage génétique de la mère, la mitochondrie présente dans l’ADN permet de déterminer les origines géographiques d’un groupe humain. Ici, elle est invoquée pour justifier la valeur des origines eurasiatiques des Tatars, par distinction avec les Turcs. De cette manière, nous observons que les Tatars jouent à la fois sur leur lien avec la communauté turque, en tant que descendants des peuples turcs, et sur leur particularisme en tant que Tatars de Crimée, pour renforcer leur spécificité et donc leur identité. Ils se disent toutefois sous l’obédience turque et rattachés à la nation mère par l’histoire ottomane et la religion. Le fait que les langues turque et tatare soient proches joue aussi un rôle. Si les individus reconnaissent la confusion entre Turcs et Tatars, ils appuient également sur le fait que la différence physique ne peut être niée. Ceci affirme la pérennité d’une culture et d’une ethnicité spécifiquement tatare au-delà des influences turques. A cet argument physique et biologique, s’ajoute celui de la langue tatare en tant que patrimoine. Le professeur Suri Baubek, ancien président de l’Union, a mis en avant le problème de la disparition progressive de la langue tatare, les Tatars n’ayant ni les structures, ni les financements suffisants pour offrir un enseignement adapté de langue maternelle - comme c’est le cas pour les Turcs et d’autres communautés ethniques. Au niveau de la dénomination par le groupe lui-même, nous avons relevé que le dirigeant de l’Union turque de Constanta insiste sur l’usage du terme de « communauté », qui appelle une reconnaissance, au contraire de « minorités » qui demande de la tolérance. Dès lors, on peut observer chez eux une réelle volonté de faire partie des citoyens roumains et pas simplement d’être considéré comme « groupe ethnique » propre et donc en marge bien qu’accepté. Une autre distinction intéressante énoncée est 76 BANU Cezar, « Passé traumatique, mémoire, histoire confisquée et identité volée : la déportation des tatars de Crimée par Staline en mai 1944 (le « Surgûn ») », in Conserveries mémorielles, n°1, 2006, pp. 1 à 14 181 celle entre identité religieuse et nationale. C’est au travers de la religion musulmane que les turcs continuent de ressentir leur identité turque. Ceci les distingue des roumains orthodoxes, malgré une citoyenneté partagée. Les Turcs ne relèvent pas de distinction fondamentale entre eux et les Tatars, de même qu’avec les Roms, bien que soulignant la dynamique d’auto isolement de la part de ces derniers. Tous sont turcs. Derrière la notion de « turc » se cache en fait un agrégat de différentes cultures et identités. Il ne s’agit pas de la nationalité turque mais plutôt de l’ethnicité, appuyée par la religion musulmane et une histoire commune en tant que descendant de l’Empire ottoman et de la religion. Intéressons-nous à présent à la situation économique, culturelle et sociale des groupes. Les communautés turque et tatare utilisent les médias (journaux, radio, web et réseaux sociaux) comme outil de promotion des évènements culturels. La Radio T émet depuis janvier 2009 grâce au soutien financier de l’UDTTR, l’office de culte musulman de Roumanie (Muftiatul Cultului Musulman din România) et le consulat de Turquie à Constanta77. Elle diffuse un programme de neuf heures en turc dans toute la Dobroudja. La revue Karadeniz (Mer noire) est un mensuel trilingue édité en tatar, turc et roumain et fondé par Genan Bolat, rencontré à l’UDTTR de Bucarest. L’Union turque, quant à elle, édite Hakses, Vocea Autentică (Voix authentique). Cette revue bilingue, turcoroumain, soutenue par le Département des Relations Interethniques, s’adresse avant tout aux personnes d’ethnie turque. Le président de l’UDTR, Ervin Ibraim, n’a toutefois pas caché qu’il souhaite que les roumains s’y intéressent également. Il est intéressant de relever que sur la couverture de Karadeniz et de Hakses, on retrouve, pour l’une la devise d’Ismail Gaspirali : « Tilde, fikirde, iste birlik », et pour l’autre, celle d’Atatürk : « Ne mutlus türküm diyene ». Ainsi, la présence de ces médias sert à promouvoir les activités de la communauté et sa visibilité au sein de la Roumanie. Une fête distingue les Turcs, des Tatars de Roumanie. : Nevruz. Elle est célébrée par les Tatars de Roumanie le 21 mars, mais pas par les Turcs. La fête célébrant l’équinoxe du Printemps est considérée comme un jour important en Asie Centrale et dans les pays influencé par l’ancien Empire ottoman. En Turquie, elle fut longtemps associée au patrimoine kurde et interdite jusqu’en 1990. Sa célébration fait encore 77 ASAN Sorina, Radio T, un an http://hakses.turc.ro/index.php?l=ro&n=2010&u=ian) 182 de existenţă, janvier 2010 (URL : l’objet de contentieux78. Les Turcs de Roumanie ne fêtent pas Nevruz. Ils se rangent du côté de la nation mère sans prendre en considération le fait qu’ils sont – comme les kurdes - eux aussi une minorité ethnique. La raison de cette position mériterait qu’on s’y intéresse plus en profondeur, mais ceci dépasserait le cadre de ce travail. Les deux communautés se mobilisent pour la transmission de leur culture respective. Du côté des Turcs, cela se fait par exemple au travers de classes de langue turque (ou « free Turkish classes »). L’accent est mis sur la jeune génération. Du côté des Tatars, le 13 décembre est reconnu comme jour officiel des Tatars de Roumanie. Un autre exemple est celui d’un livre de cuisine édité par l’UDTTR en tatar et traduit en roumain et en anglais. A noter aussi qu’un festival international de danses et chants turco-tatars est organisé chaque été. Le tatar et le turc font tous deux parties des langues turques. Bien que les deux soient promues en parallèle par le Département des Relations Interethniques du Gouvernement roumain, les conditions pour apprendre le turc sont meilleures que pour la langue tatare. En cause notamment, un moins bon accès sur le marché du travail pour les locuteurs tatars. L’usage de la langue maternelle n’est donc pas seulement réservé à la sphère privée, mais peut aussi être un avantage ou un inconvénient au niveau de la sphère publique, par exemple auprès des multinationales de Bucarest. Devant ce risque de marginalisation, les tatarophones préfèrent parler turc. Ceci est une réalité acceptée bien que déplorée par les anciennes générations qui s’inquiètent de la disparition de la langue. A cet égard, nous n’avons pas pu étudier sur le terrain comment est réellement mise en place la politique d’encouragement des langues minoritaires, tel qu’énoncée dans l’article 32 de la Constitution roumaine de 1991. Nous pouvons toutefois énoncer que les droits concernant la libre expression de l’identité linguistique, ceux garantis par l’article 6 de la Constitution, sont effectifs. Nous l’avons vu, leur statut commun de minorités ethniques met les deux groupes sur un pied d’égalité à l’égard de la nation roumaine. Toutefois, ils se distinguent dans le récit par leur trajectoire migratoire et leur présence historique en Dobroudja. Les Turcs marquent l’importance de la communauté par son ancienneté – depuis le Vème siècle – et se considèrent comme partie prenante dans la formation de l’Etat roumain. Ils soulignent l’inclusion, dans les années 1920, des minorités dans la 78 YANIK Lerna K, « 'Nevruz' or 'Newroz'? Deconstructing the 'Invention' of a Contested Tradition in Contemporary Turkey » in Middle Eastern Studies, mars 2006, pp. 285-302 183 Roumanie. Ils reprochent cependant aux Tatars d’avoir délaissé les troupes ottomanes lors du siège de Vienne en 168279. Ils discréditent l’importance du Sürgün, qui est pourtant perçu par les Tatars comme un traumatisme. Ce rapport à l’histoire évoque les stratégies de reconnaissances actuelles. D’une part l’attachement des Turcs au pays mère. De l’autre, le fait que la volonté de retourner en Crimée soit mitigée chez les Tatars, opprimés par les Russes. Et ce, d’autant plus dans le contexte du conflit russoukrainien actuel80. Cette faible propension à l’irrédentisme, soit le peu de discours en faveur d’un retour en Crimée témoigne à notre sens d’un sentiment d’intégration dans la nation roumaine. 4.3. Perspective globale : la définition des identités turque et tatare En guise de synthèse, les observations énoncées précédemment sont utiles pour montrer comment les Turcs et Tatars se définissent eux-mêmes et en rapport aux autres. Evidemment, il ne s’agit pas d’inviter à une vision dichotomique. Il est d’ailleurs important de relever que, du fait de leur ancrage en Dobroudja et leurs appartenances aux peuples turcs, les deux groupes partagent des traits culturels communs. Reprenons le questionnement énoncé au début du travail : Dans l’expression de leur identité, quelles attaches les Turcs et les Tatars mettent-ils en avant ? Nous pouvons à présent y répondre par les éléments primordiaux suivants : Nous avons vu chez Barth que les identités ethniques sont avant tout la conscience subjective d’appartenance et d’identification à un groupe ethnique. Il s’agit d’une construction dynamique résultant d’interactions entre les groupes. D’où l’importance de relever des éléments faisant partie de ce processus de construction de l’appartenance ethnique. Avec Lenclud, nous avons relevé que l’ensemble des traits culturels, à savoir la langue, les croyances, l’histoire et la tradition, reste un support relativement stable. L’identité se base toutefois sur une sélection, donc un choix de mettre tel ou tel élément en évidence. L’individu est partie prenante de cette construction. 79 Dans une perspective psycho-sociale, nous pourrions nous interroger sur la capacité de résilience des groupes, soit leur aptitude à dépasser certains évènements du passé pour une meilleure conception du présent. 80 Cf. GRYNSZPAN Emmanuel, « Les Tatars harcelés par les autorités russes » in : Le Temps, lundi 2 février 2015 184 De cette manière, nous avons observé que les Turcs et Tatars de Dobroudja se sentent proches de la Roumanie, partagent la même religion – toutefois différente de celle majoritaire dans la nation qui les englobe - tout en cherchant à préserver ce qui fait leur identité propre. Les éléments les plus mis en avant chez les Turcs sont le soutien de la nation mère, l’histoire ottomane et la langue. Quant aux Tatars, ils appuient sur leurs liens avec les peuples turcs, mais aussi sur leur spécificité en tant que Tatars, en mettant un accent sur le rappel de l’histoire, (exemple du Sürgün) et de leur trajectoire migratoire, ainsi que dans la préservation de leurs traditions, ceci dans la perspective d’une utilisation toujours plus faible de la langue tatare en Roumanie. En effet, un risque énoncé notamment par le Département des Relations Interethniques est qu’à terme, les Tatars ayant perdu la pratique de leur langue maternelle, ne se revendiquent plus en tant que tel. En effet, si la langue se perdait, que resterait-il de l’identité tatare ? Sur quelle base se réinventerait-elle ? Cette question reste ouverte. 4. Conclusion En toute honnêteté, nous tenons à relever le fait que ne possédant pas une base théorique suffisante lors du voyage, il fut parfois difficile de discerner les faits réels de ceux construits par les discours de certains de nos interlocuteurs, à la fois sujets de la problématique et informateurs direct. Ceci souligne avant tout l’importance de la préparation afin d’être en mesure de porter un regard critique sur le terrain et d’éviter l’impression d’être pris à partie et instrumentalisé en tant que personne non pas à informer mais à convaincre, qui plus est de la supériorité d’une valeur communautaire sur l’autre. Nous aurions ainsi pu éviter le caractère subjectif et parfois trop englobant reposant uniquement sur le point de vue des leaders, sans prise en comptes des individus. Il faut également reconnaître que la méthodologie utilisée peut conduire les individus à affirmer pleinement leur appartenance à la communauté au risque de cristalliser certaines caractéristiques. Dans ce travail, nous avons étudié le collectif. Dans la perspective d’un futur terrain, il serait intéressant de questionner l’individuel au travers d’entretiens et de recueils de témoignages de personnes externes aux Unions. Dans cette même optique, il conviendrait d’enquêter plus en détail afin de savoir comment, à quel degré et sous quels effets de durabilité, les mesures prises par le gouvernement pour la protection des minorités nationales sont appliquées sur la réalité du terrain. 185 5. Bibliographie Ouvrages BARTH Fredrik, « Les Groupes ethniques et leurs frontières », in POUTIGNAT Philippe STREIFF-FENART Jocelyne, Théories de l’ethnicité, PUF, Paris, 1999 (1969) CLAYER Nathalie, BOUGAREL Xavier, Les Musulmans de l'Europe du Sud-Est : des empires aux états balkaniques, Karthala, coll. Terre et gens d’islam, Paris, 2013 GELLNER Ernest, Nations et nationalisme, Ed. Payot, Paris, 1989 (1983) Articles BALCI Baryam et BICAKCY Ahmet Ali, « Panturquisme : vie et mort d’une idéologie » in La Turquie en Asie centrale La conversion au réalisme (1991-2000), Istanbul, Institut français d’études anatoliennes, janvier 2001, pp. 1-9 BANU Cezar, « Passé traumatique, mémoire, histoire confisquée et identité volée : la déportation des tatars de Crimée par Staline en mai 1944 (le « Surgûn ») », in Conserveries mémorielles, n°1, 2006, p. 1-21 GRYNSZPAN Emmanuel, « Les Tatars harcelés par les autorités russes » in Le Temps, 2 février 2015 IORDACHI Constantin, MICHELS Patrick (trad.), « “La Californie des Roumains” L’intégration de la Dobroudja du Nord à la Roumanie, 1878-1913 », in Balkanologies, Vol.VI, n° 1-2, décembre 2002, pp. 167-197 RUEGG François, « Tsiganes musulmans de la Dobroudja. Entre ethnicité et religion : Le mythe des origines écorné », in PRESCENDI Francesca et VOLOKHINE Youri (éd.) Dans le laboratoire de l’historien des religions, Fides, 2011, p. 175-192 La construction des identités ethniques des Turcs et Tatars de Roumanie Marie Goy LENCLUD Gérard, « Identité et identités », in L'Homme, n° 187-188, mars 2008 pp. 447-462 YANIK Lena, « 'Nevruz' or 'Newroz'? Deconstructing the 'Invention' of a Contested Tradition in Contemporary Turkey » in Middle Eastern Studies, Vol. 42, No. 2, mars 2006, pp. 285-302 Autre type de document GANGLOFF Sylvie, « La Politique de la Turquie dans les Balkans depuis 1990. Relations bilatérales, politique régionale et influences extérieures », Thèse de doctorat en sciences politiques, Paris, Université Panthéon-Sorbonne, 2000 186 Ressources Internet ASAN Sorina, Radio T, un an de existenţă, URL : http://hakses.turc.ro/index.php?l=ro&n=2010&u=ian (site de la revue Hakses, liée à l’Union Démocrate des Turcs de Roumanie, mis en ligne en janvier 2010, consulté en février 2015) Constitution de la Roumanie, URL : http://www.cdep.ro/pls/dic/site.page?id=372 (Sur le site de la Chambre des Députés du Gouvernement roumain, consulté en janvier 2015) Institut national de statistique roumain, URL : http://www.recensamantromania.ro/rezultate-2 (Donnés du recensement de 2011. Voir les points 8, 10 et 13 pour la population selon la langue maternelle, l’ethnie et la religion, consulté en janvier 2015) ISBASOIU Julian, TANASE Laurentiu, VASILESCU Lucretia, Roumanie, Parcours historique, URL: http://www.eurel.info/spip.php?rubrique460 (chronologie de l’histoire de la Roumanie sur le site du projet EUREL, données sociologiques et juridiques sur la religion en Europe, consulté en janvier 2015) Loi relative au statut des minorités nationales en Roumanie (2005) URL : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/roumanie-loi-statut-2005.html (traduction indicative de la loi par Jacques Leclerc, collaborateur à l’Université de Laval, consulté en janvier 187 Bucarest, Union Tatare - ©Marie Goy 188 Hommes, Geamie, Dobroudja - © France Genin 189 Einfaches Leben – © Julia Meyer 190 Eglise orthodoxe - © Carole Joye 191 Enseignement Geamie, Dobrogea - ©France Genin 192 Bâtiments religieux, centre-ville – ©France Genin 193 Scène du quotidien - © Aline Mabillard 194 Neugiere oder Abneigung - © Julia Meyer 195 Räumliche Nähe – Carol I Moschee, im Hintergrund die ChristlichOrthodoxe Peter-und-Paul Kathedrale - © Luca Imhoff 196 Real -© Aline Mabillard 197 Scène du quotidien - ©Aline Mabillard 198 Q Quartier im Babadag, von Roma bewohnt - © Luca Imhoff 199 Complicité - © Carole Joye 200 Constanta, Eglise orthodoxe – © Marie Goy 201 Portrait - © Aline Mabillard 202 Roma Mädchen - © Julia Meier 203