LE MOUVEMENT DE LA TRAGÉDIE
Lear : Serge Merlin, incandescent, douloureux et odieux, attendrissant et monstrueux, indéchiffrable
et ouvert à tout ce qui est amour… C’est pour lui, au centre d’une distribution nombreuse et
homogène, que Christian Schiaretti a décidé de mettre en scène cette tragédie shakespearienne.
Directeur du TNP-Villeurbanne, il s’attache à la noblesse du « théâtre populaire », tel que, à sa
naissance il a été voulu. Un théâtre capable de réunir, et puis d’ouvrir à chacun un espace de
réflexion, de plaisir. Une mise en scène délibérément « vilarienne » dans sa sobriété et sa rigueur,
avec la simplicité de ce mur courbe et clair, qui parfois s’ouvre par segments sur le noir du néant,
de l’imprévisible. Il n’y a pas de palais d’où est chassé le Roi, il n’y a pas de lande où il s’en va
mourir. Juste ce mur qui encercle un espace indéfini où tout peut arriver… Semblable, peut-être, à
celui dont disposait Shakespeare ? Les personnages y viennent vivre. Non pas en veston-cravate ni
en uniformes militaires. Ils sont en « costumes d’époque ». Plus précisément – et en accord avec la
belle traduction poétique d’Yves Bonnefoy – en ces costumes de théâtre qui, justement, annulent les
époques dans la mesure où ils marquent moins un temps précis de l’Histoire qu’une ambiance
historique, et la place qu’y tiennent les personnages.
Personnages qui se retrouvent donc là, par groupes familiaux autant que politiques.
Car Christian Schiaretti tient à ce que la tragédie du roi Lear ne se borne pas à l’errance
désespérée d’un vieillard aveugle, trahi par ses filles, mené par son Fou. Comme il l’a fait avec
Coriolan – toujours de Shakespeare, créé en 2006, invité par le Festival d’Automne à Paris en 2008
– il met en mouvement les mécanismes de la tragédie, les jeux et enjeux du pouvoir, leurs
inéluctables effets sur les êtres humains, sur leurs comportements, leurs sentiments, leurs relations.
Le pouvoir ! Lorsque Lear demande à ses filles d’exprimer clairement leur amour et leur respect, il
s’agit pour lui de retrouver une autorité, une influence que, plus ou moins consciemment, il sait avoir
déjà perdues, ce qu’il ne supporte pas. À la manière dont les deux aînées se prêtent au jeu, sans
trop faire semblant d’y croire, à la manière dont Cordelia tente de le raisonner, on peut supposer
que ce n’est pas la première fois, et qu’elles en ont assez.
Ce serait donc la fois de trop. Celle qui désorganise, déséquilibre l’édifice politico-familial, et de ce
fait, ouvre des perspectives, des ambitions nouvelles, entraîne ces princes et rois, et puis ceux qui
en dépendent, sur des chemins inconnus, incontrôlés. Des chemins sur lesquels beaucoup vont se
perdre. Et pas seulement Lear, qui se retrouve tel qu’en lui-même, et n’est plus, ne sera plus ni roi ni
père. Sinon trop tard…
S’en rend-il compte, lorsque, dans son long manteau blanc, il offre sa dérisoire couronne, guère plus
impressionnante qu’un jouet oublié ?
Dans cette tragédie dont sont absents les sentiments, où les couples sont liés par les nécessités
politiques, Lear est le seul à chercher quelque chose d’autre, quelque chose de désintéressé.
L’affection, l’indispensable chaleur de l’amour. Alors Serge Merlin est là, tel un enfant abandonné,
tel un mourant en quête d’un regard, et il emporte le spectacle, il emporte les spectateurs… Qui
d’autre que lui pouvait être ce Lear ? Il est unique.
Colette Godard
!