Entrer dans la lande avec L.E.A.R. Après le Théâtre de Namur en

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Entrer dans la lande avec L.E.A.R.
Après le Théâtre de Namur en octobre dernier, Antoine Laubin présente du 26 au 30 novembre au
Théâtre de Liège son nouveau projet : L.E.A.R. Après Les Langues paternelles, cette adaptation
du King Lear de Shakespeare (dont la réécriture est signée par Thomas Depryck) lui permet de
continuer l'exploration des rapports à la paternité, ici croisés avec ceux du pouvoir. D'un drame
en cinq actes, Laubin et Depryck font un spectacle à deux volets qu'articule la folie de Lear, son
errance dans la lande tempétueuse. Le premier de ces volets suit de près la pièce originale et
retrace, en un tableau, le chemin parcouru par les deux premiers actes de Shakespeare jusqu'au
fol exil du souverain. Le second, quant à lui, se détache radicalement du texte et laisse l'intrigue
tragique derrière lui pour proposer un ensemble composite écrit à partir d'un travail d'improvisation
mené par les acteurs. L'éclatement de ce second volet correspond à celui des réflexions et
remarques sur le pouvoir paternel et étatique qu'auront suscitées, chez les acteurs eux-mêmes,
les questions soulevées dans la première partie de la représentation. Si les deux pans de la pièce
semblent bien se distinguer nettement l'un de l'autre, ce n'est pas pour autant qu'ils désavouent
toute continuité autre que celle, distante et reposée, du retour critique. Un nœud complexe et
problématique parcourt le projet L.E.A.R., ses deux parties claquent comme deux volets agités par la
tempête, qui ne s'écartent que pour se rabattre plus violemment l'un sur l'autre.
King Lear est une pièce traversée par deux intrigues ne se recouvrant
que partiellement. La première, principale, prend source dans l'abdication de Lear. La seconde concerne
la rébellion du fils bâtard du comte de Gloucester, Edmond, sa tentative d'usurper l'héritage de son
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frère Edgar, fils légitime, et de supplanter son père au pouvoir. Reprenons rapidement. Le roi Lear,
lassé des responsabilités, aspire à jouir des avantages que lui confère son titre en léguant ses charges,
responsabilités et richesses à ses trois filles. En contrepartie, il demande à chacune de celles-ci de prouver
l'ampleur de son affection : « Parlez, mesfilles : en ce moment où nous voulons renoncer au pouvoir,
aux revenus du territoire comme aux soins de l'État, faites-nous savoir qui de vous nous aime le plus,
afin que notre libéralité s'exerce le plus largement là où le mérite l'aura le mieux provoquée1 ». Les deux
aînées, Goneril et Régane excellent à l'exercice, et leurs flagorneries plaisent au père souverain. La cadette
Cordélia, ne cède quant à elle aucune once de son honnêteté à la flatterie : « Malheureuse que je suis, je ne
peux lever mon cœur jusqu'à mes lèvres. J'aime votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins » (RL138).
Mis en fureur par la démonstration d'amour si peu avenante de sa dernière fille, Lear voue celle-ci à l'exil
avant de se défaire de sa couronne, malgré les protestations du fidèle comte de Kent, banni également par
la colère du souverain.
Lear, accompagné de sa cour, prévoyait un séjour mensuel dans chacune des parts du royaume divisé en
faveur des deux aînées et de leurs maris respectifs. Les couples amphitryons, rapidement lassés de ce
père jouissant des reliquats de son autorité, lui ôtent bien vite ces privilèges. Frappé par l'ingratitude de ses
filles, le vieux monarque s'enfonce dans la lande déchirée par cette tempête qui verra sa raison s'étioler.
Une fois le père écarté, les deux sœurs intriguent entre elles pour tenter de s'arroger l'entièreté de l'héritage.
Edmond tire avantage de la débâcle, il réussit à faire de son frère un fugitif et à s'arroger la place de son
père. Alertée de la situation, Cordélia revient au bras du roi de France et de son armée, avec l'intention de
rétablir l'ordre dans le royaume et le respect dû au père. Vaincue et faite prisonnière, elle sera étranglée
dans sa prison. Le roi, repentant, a le temps de recouvrer la raison avant d'être terrassé par le chagrin.
Edgar, revenu de son exil pour se venger de la trahison du frère illégitime, le terrasse, tandis que les deux
sœurs s'entretuent. Âpre revanche, triste victoire. « Dans Le Roi Lear,il n'y aura pas de couronnement.
Edgar n'a plus qui inviter. Tous sont assassinés ou sont morts. Le mot de Gloucester s'est accompli, "[…] ce
grand monde s'usera jusqu'au néant"2 ». Au crépuscule du drame, quelques survivants hagards supportent
la récompense du juste : un royaume désolé dont il reste à soutenir les ruines.
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Deux actes enjoués pour mener à la perte des repères
Si l'œuvre de Shakespeare comporte à
l'origine une vingtaine de personnages, Laubin et Depryck n'en retiennent que la moitié. Seuls six acteurs
soutiennent la dizaine de rôles qui interviennent durant la première partie de la pièce. Ces acteurs, dont
nous verrons le rôle ambigu, attendent et accueillent leur public en chemises et habits de ville, un verre à
la main. Les spectateurs installés, la représentation peut commencer. Au milieu de la scène, un canapé
surdimensionné. Son large dossier est flanqué d'un triptyque de toile rouge barré de blanc, tandis que
s'étale à ses pieds une table basse garnie de victuailles. Un tel espace scénique enchâsse la représentation
dans un écrin ; il la cale entre les accoudoirs du fauteuil, le buffet et le tableau qui en prolonge le dos. Un
seul lieu bordé de cuir réunit donc le jeu de tous les acteurs et focalise l'attention du spectateur qui ne
trouve pas l'occasion d'éparpiller son regard.
La tempête
La première partie de la représentation est donc circonscrite en un foyer unique, mais elle ne renoue pas
pour autant avec les codes du théâtre classique. Les acteurs incarnent explicitement plusieurs fonctions,
et la dynamique qui résulte de leur partage contraste avec l'unité visuelle de la pièce. L'excédent de
personnages à jouer implique pour les acteurs de devoir composer avec différentes voix. Ainsi, s'il est
possible d'identifier du premier coup d'œil Lear et Cordélia, si les rôles de Kent, de Gloucester et de ses
deux fils se fixent rapidement sur leurs interprètes respectifs, restent évanescentes les deux sœurs aînées,
désincarnés leurs maris. Qu'à cela ne tienne, ils sont absolument nécessaires au déroulement du drame,
leurs actes sont donc assumés par les acteurs en place, qui les scandent tels qu'ils auraient dû être joués.
Ainsi Kent et Gloucester profèrent les discours de Régane et Goneril, et Cordélia prononce en place du roi
de France son allocution au souverain démissionnaire. Mais si les acteurs attrapent au vol la réplique du
personnage absent, ils ne reprennent pas nécessairement leur rôle une fois la tirade proférée. Ils peuvent
également adopter une autre posture, celle de narrateur. Accompagnant les dialogues et les apartés, la
narration situe l'action, précise le contexte, dresse un décor et ses figurants.
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Photos
© Alice Piemme
1 Shakespeare, Othello. Macbeth. Le Roi Lear, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 136. Désormais, nous
nous référerons à cette édition dans le texte en utilisant l'abréviation RL suivi du numéro de page.
2 Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, Payot, Paris, 2006, p. 166
Cette mise en abyme de l'acteur re-présentant l'action dramatique, alliée à la circulation des rôles, met
à jour l'ambigüité fondamentale qui règne sur le corps de l'acteur. Qu'il joue son rôle, il embarque le
spectateur dans son drame. Mais lorsqu'il le délaisse pour assumer la voix du narrateur, il sort de la fiction
shakespearienne, il émerge de la scène pour faire face aux spectateurs, ni tout à fait acteur, ni vraiment
performer. Et lorsqu'il se défait de cette seconde voix, il profite du jeu de ses condisciples en se hissant
sur le dossier du gigantesque fauteuil-cadre. Devenu spectateur, il jouit de la représentation que lui offrent
ses pairs en attendant d'y reprendre part. Ces trois postures étant toujours adoptées simultanément par les
acteurs qui s'y relayent, elles multiplient les niveaux de représentation avec d'autant plus d'efficacité que
celles-ci sont ramassées en un seul lieu.
Photos © Alice Piemme
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Néanmoins, s'il y a bien quelque chose comme de
la circulation et du mouvement entre cinq des six protagonistes qui se partagent la narration comme des
jongleurs s'échangent des quilles, le dernier ne participe pas à ce mouvement. Lear, échevelé, débraillé, et
d'abord ferme dans son rôle, finit par y être engoncé. Sa voix, peu enjouée, il ne la prête pas à la narration.
Il garde près de lui sa truculence désabusée, ses désirs et l'aveuglement qui les accompagne. Il est le
seul acteur à ne pas faire explicitement et continuellement état de sa condition hybride et problématique
d'homme de chair incarnant par ses propres actes un personnage fictif. Mais malgré les apparences
premières, il est aussi le seul à qui cette tension pose un réel problème. Les autres ont apparemment trouvé
une solution qui leur convient, à moins qu'ils n'aient tout simplement pas saisi la tension qu'ils incarnent.
Ils jouent de façon allègre et enthousiaste, sautillent entre le rôle qui leur a été assigné et la narration de
l'intrigue, et se coulent dans le drame pour en ressortir aussitôt après. Mais le vieux roi, lui, n'exulte pas,
il se démène et lorsque celui-ci hurle, désemparé, « Qu'est-ce donc que Lear ? », « Qui peut me dire qui
jesuis ? », les personnages-narrateurs à l'identité indistincte lui rétorquent : « L'ombre de Lear - L'axe
médian de Lear - L'acteur qui joue Lear », autant de réponses charriant plus de difficultés que de solutions.
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