Le drame romantique
A) Rappels sur le Classicisme (1660-1680)
Il s’agit d’un mouvement littéraire et culturel (comme l’Humanisme, les Lumières…) qui
commence au début du XVIIème siècle et s’épanouit aux alentours des années 1660-1680. Le
mot « classique » vient du latin classicus, qui veut dire « de première classe » ; par métaphore, le
terme est employé pour désigner un auteur ou une œuvre d’excellence, digne de devenir un modèle.
Avant de désigner les auteurs qu’on appelle aujourd’hui « classiques » (La Fontaine, Boi-
leau, Molière, La Bruyère, Racine, Corneille), le mot « classique » renvoie au XVIIe siècle aux
grands auteurs de l’Antiquité grecque et latine : Homère, Ovide, Cicéron, Socrate, Plaute, Horace
ou encore Aristote. Ces « anciens », dont les œuvres sont admirées et étudiées en classe, devinrent
très populaires dès le XVIème siècle, au point de faire l’objet d’un véritable culte par les auteurs
français. En effet, ceux-ci recherchent l’imitation des Anciens, comme on peut le voir dans les
exemples suivants :
les Fables de La Fontaine s’inspirent de celles d’Ésope (fabuliste grec du VIème siècle
avant notre ère) ;
Molière prend exemple sur Plaute (254-184 avant notre ère), poète comique latin (il a écrit
bon nombre de comédies) ;
Boileau cherche à établir des règles classiques, inspirées par Horace et Aristote, dans son Art
poétique (1674) ;
les tragédies classiques tirent leurs sujets de la mythologie grecque ou de l’Antiquihisto-
rique.
Les œuvres gréco-latines, considérées comme des modèles dans tous les arts, représentent le
beau absolu. L’idée moderne que la conception du beau puisse varier selon les individus, les pays,
les époques, est tout à fait étrangère au Classicisme ; les classiques veulent donc dégager un en-
semble de règles pour atteindre cette perfection dont les Anciens sont les modèles. Le texte de
référence dont se servent les théoriciens (Boileau notamment), est La Poétique d’Aristote (philo-
sophe grec du IVème siècle avant notre ère).
En 1825, c’est-à-dire au début du Romantisme, le classicisme littéraire est donc un ensemble
de caractéristiques propres aux grandes œuvres littéraires de l’Antiquité et à celles du XVIIe
siècle, qui cherchent justement à imiter les œuvres des « Anciens ».
B) Quelles sont les règles du Classicisme ?
La règle la mieux connue est évidemment celle des trois unités (unité de lieu, de temps et
d’action) ; il est utile de retenir à ce sujet le vers de Boileau : « Qu’en un lieu, en un jour, un seul
fait accompli / Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli » (voir cours).
Le Classicisme élabore ensuite la définition des genres littéraires : on sépare la littérature
en genres (la farce, la comédie, la tragédie…) et on différencie les styles (ou niveaux de langue) qui
vont avec ces genres : le style noble ou élevé est réservé à l’épopée et à la tragédie (genres nobles),
le style moyen à la haute comédie (genre moyen), le style bas ou familier à la comédie ou au ro-
man comique (genres bas). Ces distinctions sont faites au nom de la règle de la vraisemblance :
difficile, effectivement, d’imaginer les familles nobles d’Athènes ou de Rome (dans les tragédies de
Racine) en train de « jurer comme des charretiers ».
Une notion importante pour l’époque classique est celle du sublime : selon Boileau, le su-
blime est ce qui élève, ravit et transporte, ce qui est d’une grandeur et d’une élévation qui sont au-
dessus de toute comparaison. On peut éprouver ce sentiment d’un spectacle sublime devant certains
éléments naturels (une montagne, la mer agitée, un orage…). On parlera également de sublime pour
désigner une grandeur morale incomparable, qui pousse l’être humain à accomplir des actions qui
forcent l’admiration : on peut penser à la bonté de Jean Valjean dans Les Misérables. Mais ce su-
blime s’oppose surtout au grotesque (ce qui est risible par son apparence bizarre, extravagant, dif-
forme, ridicule) : le classicisme répugne à introduire le laid, le bizarre, le fantastique ; peindre le
beau et le vrai, tel est l’objectif des classiques, mais leur réalité est idéalisée, stylisée pour plaire et
frapper les esprits. Le beau seul devait être imitable. Contre cette vision réductrice de la réalité
humaine, les romantiques revendiqueront le mélange des genres et des registres : le laid et le
beau, le grotesque et le sublime, le comique et le tragique vont se côtoyer au sein d’une même
œuvre.
C) L’alexandrin classique
La poésie classique (au sens large : toute écriture en vers, y compris le théâtre en vers) est
également codifiée : l’alexandrin devient le « vers par excellence », place qu’il occupera jusqu’au
XIXème siècle. Or, cet alexandrin classique doit obéir à un certain nombre de règles, règles qui
seront ensuite contestées et rejetées par les romantiques.
Définissons d’abord deux accents différents dans l’alexandrin : l’accent grammatical et les
accents fixes de l’alexandrin (ou accents d’hémistiche). On appelle accent grammatical celui qui
marque les articulations de la syntaxe. Il se place à la fin des groupements naturels de la gram-
maire ; il est souvent lié à la ponctuation. Regardons le vers suivant de Boileau :
Le moment où je parl(e) // est déjà loin de moi.
G G
Il y a ici deux accents grammaticaux (G), l’un à la fin du groupe sujet et l’autre à la fin du groupe
du verbe. On appelle par ailleurs accents fixes de l’alexandrin d’abord l’accent à la fin du premier
hémistiche (sur la sixième syllabe, avant la césure) puis l’accent à la fin du deuxième hémistiche
(accent de fin de vers). Sur le même vers, ces accents se placent (en les marquant par F) :
Le moment où je parl(e) // est déjà loin de moi.
F F
On constate évidemment que les deux types d’accents tombent aux mêmes endroits ; on dira qu’il y
a concordance entre les articulations métriques et les articulations grammaticales de la phrase. Re-
gardons maintenant le vers suivant :
Cette ruelle était // triste. Pas une voix.
F F
G G
On constate ici que l’accent grammatical à la fin de la première phrase ne coïncide plus avec
l’accent du premier hémistiche. On dira qu’il y a discordance entre les deux types d’articulations.
La doctrine classique considère comme une nécessité pour la clarté et la cohésion interne
du discours, la coïncidence des articulations métriques avec les articulations grammaticales, c’est-à-
dire la coïncidence des accents fixes sur lesquels s’établit le mètre (accent d’hémistiche et accent
final de vers) avec les accents grammaticaux. Il faut donc que la fin du vers corresponde à une arti-
culation grammaticale (interdiction de l’enjambement de vers à vers, voir plus bas) et, de même,
que la césure coïncide également avec un accent grammatical. Dans un tel système, les deux élé-
ments de structure se renforcent l’un l’autre : l’articulation métrique répète en quelque sorte la
structure phrastique. Cette exigence de concordance explique d’ailleurs certains vers « tordus » (par
des ellipses, des inversions) : le vers suivant de Racine
Le Ciel de leurs soupirs // approuvait l’innocence
réalise la structure 6/6 grâce à la très forte antéposition de « de leurs soupirs » ; cette concordance
était impossible si le vers était resté « normal » : dans
Le Ciel approuvait l’in//nocence de leurs soupirs
il y a une syllabe de trop (comptez !) et le vers n’a plus sa structure.
C’est donc par la coïncidence ou le décalage entre les accents métriques fixes et les accents
grammaticaux que se définissent les phénomènes de concordance ou de discordance entre la phrase
et le mètre : les vers
Si j’avais pu lui dir(e) // un secret important,
Il vivrait plus heureux, // et je mourrais content.
s’inscrivent dans la concordance. On parlera encore de concordance quand le développement
grammatical, bien qu’il dépasse la limite métrique, est poursuivi jusqu’à la prochaine limite mé-
trique, par exemple dans ces vers de Racine :
Je répondrai, Madame, // avec la liberté
D’un soldat qui sait mal // farder la vérité.
On voit bien que « d’un soldat » est le complément de « liberté » ; mais étant donné que ce com-
plément se poursuit jusqu’à la fin du deuxième vers, on ne parlera pas de discordance (ce serait le
cas si la distribution grammaticale dépassait la limite métrique sans continuer jusqu’à la suivante).
Les Romantiques vont multiplier les effets de discordance, pour revendiquer leur libéra-
tion de la tradition classique. Il faut donc voir les cas de discordance comme de véritables actes de
révolte ! Citons un exemple célèbre, les deux premiers vers du premier drame romantique de Hugo,
Hernani : DOÑA JOSEFA, seule.
Serait-ce déjà lui ? C’est bien à l’escalier
Dérobé. Vite, ouvrons. Bonjour, beau cavalier.
On constate, dès le début de la pièce, que le mot « Dérobé » ne respecte pas la concordance (rejet,
voir plus bas). La désarticulation de l’alexandrin, dès le deuxième vers, comme dans le reste de la
pièce, scandalisa les tenants du classicisme…
Voici les principaux effets de discordance :
L’enjambement : débordement des groupements de la phrase par rapport à ceux du mètre,
sans mise en valeur d’aucun élément particulier :
Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire
Parfois on trouve un vieux // flacon qui se souvient
Dans le premier cas, l’enjambement est externe (de vers à vers) ; dans le deuxième cas, il
est interne (d’hémistiche à hémistiche).
Le rejet (interne ou externe) : un élément BREF qui appartient au vers ou à l’hémistiche
précédent, est placé au début du vers ou de l’hémistiche suivant :
Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre.
Le contre-rejet, procédé inverse :
Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains.
Pour l’étude du drame Ruy Blas (et pour l’étude de tout extrait en vers venant d’un auteur roman-
tique), il faudra être attentif à ces phénomènes de discordance, qui marquent toujours la volonté
de l’auteur de rompre avec la tradition classique (considérée comme trop rigide, pas assez libre).
D) Le mélodrame
Il s’agit d’un genre théâtral à visée moralisante, représenté surtout par un auteur : Pixéré-
court (1773-1844). On trouve dans ce genre toujours la même intrigue type : une jeune fille est con-
voitée par un traître sans scrupules ; le père de la fille se laisse tromper ou ruiner par l’hypocrite ;
mais arrive alors un héros pur et désintéressé, accompagné souvent d’un compagnon bouffon, qui
va s’opposer au traître, le démasquer et rétablir l’honneur du père. Le mélodrame se caractérise par
les sombres complots qui sont ourdis, les retournements imprévus, les coups de théâtre ; les person-
nages sont fortement contrastés : le traître et la vertueuse victime s’opposent ; souvent l’intrigue est
tellement compliquée qu’elle devient invraisemblable.
Ruy Blas a subi l’influence du mélodrame : don Salluste emprunte sa méchanceté au traître
du mélodrame alors que Ruy Blas incarne le héros ; don César ressemble au bouffon maladroit et la
reine est proche de la jeune victime du traître. On pourrait également citer les nombreux coups de
théâtre introduits par Hugo et qui traduisent le goût du public (habitué au mélodrame) pour le sus-
pense. Néanmoins, on ne retrouve pas la visée moralisante et les personnages ne sont pas marqués
par un manichéisme (tout bon ou tout méchant) absolu : don Salluste va à la fois aider Ruy Blas et
le contrarier dans son entreprise amoureuse. Ruy Blas n’est donc PAS un mélodrame mais en a
subi l’influence et, rappelons-le, est un drame romantique.
E) La bataille d’Hernani (1830)
Le 25 février 1830 se déroule à Paris la plus fameuse bataille qu'aient jamais livrée des
hommes de plume et des artistes. Elle reste connue sous le nom de « bataille d'Hernani », du nom
d'une pièce de Victor Hugo que l'on jouait ce soir-là pour la première fois. Victor Hugo, alors âgé
de 27 ans, est déjà un écrivain à succès. Il fait partie du Cénacle romantique (réunion de jeunes
écrivains romantiques) qu'anime le poète Sainte-Beuve, théoricien du mouvement. Le Cénacle ro-
mantique tient ses réunions chez Hugo, à Paris, rue Notre-Dame-des-Champs. On y rencontre Bal-
zac, Vigny, Musset, Dumas, le peintre Delacroix…
La réunion du 30 septembre 1829 est consacrée à la lecture d'Hernani. Elle annonce la pro-
chaine bataille. On s'enthousiasme pour cette pièce qui brise les gles du théâtre classique et no-
tamment les trois unités de temps, de lieu et d'action énoncées par Boileau sous le règne lointain
de... Louis XIV. Elle raconte l’histoire d'amour malheureuse d'un proscrit, Hernani, pour une jeune
infante, doña Sol.
Avant la première représentation, une députation d’auteurs avait adressé une supplique au
roi Charles X pour lui demander d’interdire une pièce qui était un défi au respect de toutes les tradi-
tions, ainsi qu’à toutes les gles du bon sens et du bon goût (le roi refusa). En fait, les partisans du
classicisme (les « perruques ») ne pouvaient accepter que ce drame triomphe sur la scène d’un
théâtre (la Comédie-Française) traditionnellement voué à la célébration de leurs idéaux esthétiques
désuets.
Arrive le jour de la première, à la Comédie-Française. Le spectacle est dans la salle davan-
tage que sur la scène, si ce n'est que l'héroïne, jouée par Mademoiselle Mars, écorche le célébris-
sime vers : « Vous êtes mon lion, superbe et généreux » (elle refuse de le prononcer correctement et
remplace « lion » par « seigneur »). Remontés à bloc, échauffés par de longues discussions prélimi-
naires, les « Jeune-France » romantiques du parterre (des barbus et des chevelus), parmi lesquels se
signalent Gérard de Nerval et Théophile Gautier revêtu de son gilet rouge flamboyant, insultent
copieusement les « perruques » des tribunes qui restent fidèles aux règles classiques. On en vient
même aux mains... La salle est tumultueuse, mais les anciens finissent par reculer devant la fougue
belliqueuse des modernes décidés à défendre la jeunesse, le cœur, la liberté, le peuple dans l’histoire
contre la gérontocratie (le gne des « vieux », de ceux dont les idées sont révolues) de la Restaura-
tion.
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