Décisions Marketing Sommaire / n°72 Octobre-Décembre 2013 Numéro spécial « Marketing : enjeux et perspectives » Les 20 ans de Décisions Marketing Editorial Marketing, présent et avenir : une question de tempo et de synchronisation Pras B. 5 Marketing de demain Eclairages sur le marketing de demain : prises de décisions, efficacité et légitimité Salerno F., Benavent C., Volle P., Manceau D., Trinquecoste J.-F., Vernette E. et Tissier-Desbordes E. 17 Recherche Structuration de la recherche en marketing en France et point de vue des chercheurs sur les thématiques d’avenir Béji-Bécheur A., Besson M. et Bonnemaizon A. 43 Managers et recherche en marketing : de nouvelles attentes dans un contexte de bouleversements technologiques et temporels Cadenat S., de Lassus C. et Hussant-Zebian R. 65 Performance Apport de la démarche neuroscientifique à la mesure des émotions : importation d’une nouvelle méthode de mesure de l’activité électrodermale Droulers O., Lajante M. et Lacoste-Badie S. 87 Le VRM : un nouveau paradigme pour la relation client ? Fondements, principe, opportunités et limites Willart S. 103 Impact du décideur marketing sur l’accountability financière du marketing : propositions pour améliorer la prise de décision managériale Casenave E. 121 Sociétal Expériences de consommation des individus pauvres en France : apports du Bas de la Pyramide et de la Transformative Consumer Research Gorge H. et Özçaglar-Toulouse N. 139 Les ressorts de l’engagement dans une forme particulière d’échange collaboratif entre producteur et consommateurs : les AMAP Dufeu I. et Ferrandi J.-M. 157 L’acculturation : l’influence des sous-cultures d’origine et de la distance culturelle Benabdallah M. et Jolibert A. 179 Décisions Marketing REVUE OFFICIELLE DE L’afm ASSOCIATION FRANÇAISE DU MARKETING Comité de rédaction élisabeth tissier-desbordes ESCP Europe Co-rédactrice en chef JEAN-LUC GIANNELLONI IAE de Grenoble, Univ. Pierre MendèsFrance Co-rédacteur en chef CHRISTOPHE BENAVENT Univ. Paris-Ouest Responsable track « Digital » François Courvoisier HEG Neuchâtel (Suisse) Responsable track « Stratégies » LAURENT MAUBISSON IAE Univ. Toulouse I Capitole Assistant rédaction (Track général) Cyrielle vellera IAE de Grenoble, Univ. Pierre MendèsFrance Assistante rédaction (Tracks spécialisés & statistiques éditoriales) JEAN-MARC DÉCAUDIN IAE Univ. Toulouse I Capitole et ESC Toulouse Responsable track « Communications » Comité éditorial Membres ex officio EMMANUELLE LE NAGARD ESSEC Business School Présidente de l’afm Managers Entreprise Christophe de la Fouchardière Président de Merck Médication Familiale Personnalités scientifiques Christian Derbaix FUCAM Louvain School of Management (Belgique) SANDRINE MACé ESCP Europe Vice Présidente des Publications de l’afm Bernard Pras Univ. Paris Dauphine & Essec Business School Directeur Publication DM Gérard Hermet Membre du directoire GfK SE Billy Salha Directeur Général BIC Hans Mühlbacher Univ. d’Innsbrück (Autriche) Pascale Quester Univ. d’Adelaïde (Australie) Comité de Lecture Philippe AURIER Univ. de Montpellier 2 Isabelle BARTH Ecole de Management, Univ. de Strasbourg Amina BÉJI BECHEUR Univ. de Marne La Vallée Christophe BENAVENT Univ. Paris-Ouest Michelle BERGADAA Univ. de Genève Laurent BERTRANDIAS IAE, Univ. Toulouse 1 – Capitole Dominique BOURGEON-RENAULT Univ. de Bourgogne Joël BREE Univ. de Caen Daniel CAUMONT ICN-Business School Nancy Jean-Louis CHANDON IAE Aix-en-Provence Aix Marseille Univ. Sophie CHANGEUR Univ. de Picardie Gérard CLIQUET IGR-IAE, Univ. de Rennes 1 François COURVOISIER HEG Neuchâtel Patricia COUTELLE-BRILLET IAE de Tours, Univ. François Rabelais Bernard COVA Euromed Management Marseille et Università Bocconi Milan Véronique COVA Univ. Aix-Marseille 3 Dominique CRIE IAE, Univ. de Lille 1 Jean-Marc DECAUDIN IAE, Univ. de Toulouse 1 Capitole Christian DERBAIX FUCAM Louvain School of Management Pierre DESMET Univ. Paris-Dauphine & ESSEC Business School Delphine DION IAE de Paris Pierre-Louis DUBOIS IUT Univ. de Montpellier 2 Christian DUSSART HEC Montréal Michel FELIX Univ. de Lille 3 Hervé FENNETEAU ISEM, Univ. Montpellier 1 Marc FILSER IAE de Dijon, Univ. de Bourgogne Christophe DE LA FOUCHARDIERE Merck Médication Familiale Marie-Hélène FOSSE-GOMEZ Univ. de Lille 2 Christophe FOURNIER ISEM, Univ. Montpellier 1 Véronique DES GARETS IAE de Tours, Univ. François Rabelais Jean-Philippe GALAN Univ. de Valenciennes Marie-Laure Gavard-Perret IAE de Grenoble, Univ. Pierre Mendès France Jean-Luc GIANNELLONI IAE de Grenoble, Univ. Pierre Mendès France Patricia GURVIEZ AgroParisTech Benoit HEILBRUNN ESCP Europe Gérard HERMET GfK Frédéric JALLAT ESCP Europe Michaël KORCHIA Bordeaux Management School Blandine LABBE-PINLON Audencia Nantes Ecole de Management Richard LADWEIN IAE, Univ. de Lille 1 Emmanuelle LE NAGARD ESSEC Business School Sylvie LLOSA IAE d’Aix-en-Provence, Univ. Aix Marseille Sandrine MACÉ ESCP Europe Delphine MANCEAU ESCP Europe Ulrike MAYRHOFER IAE Univ. Lyon 3 et Rouen Business School Dwight MERUNKA IAE d’Aix-Marseille et Euromed Management Géraldine MICHEL IAE de Paris Jean-Louis MOULINS Univ. d’Aix-Marseille Hans MUHLBACHER Univ. d’Innsbruck Gilles N’GOALA Univ. de Montpellier Nil OZCAGLAR-TOULOUSE Univ. de Lille 2 Gilles PACHE Univ. d’Aix-Marseille 2 Suzanne PONTIER Univ. Paris-Est Créteil Bernard PRAS Univ. Paris-Dauphine et Essec Business School Pascale QUESTER Univ. d’Adelaïde Eric REMY IAE, Univ. de Rouen Sophie RIEUNIER IAE de Paris Philippe ROBERT-DEMONTROND IGR-IAE, Univ. Rennes 1 Gilles ROEHRICH IAE de Grenoble, Univ. Pierre MendèsFrance Dominique ROUX Univ. Paris Sud 11 Elyette ROUX IAE d’Aix-en-Provence, Univ. Aix Marseille William SABADIE Univ. de Saint-Etienne Francis SALERNO IAE, Univ. Lille 1 Billy SALHA BIC Lucie SIRIEIX Montpellier Supagro Isabelle SUEUR Univ. de La Rochelle Philippe TASSI Médiamétrie Elisabeth TISSIER-DESBORDES ESCP Europe Jean-François TRINQUECOSTE IAE, Univ. de Bordeaux 4 Bertrand URIEN IAE, Univ. de Bretagne Occidentale Eric VERNETTE IAE, Univ. Toulouse 1 - Capitole Catherine VIOT IAE, Univ. de Bordeaux 4 Pierre VOLLE Univ. Paris-Dauphine Valérie VUILLEMOT SEB Björn WALLISER IAE, Univ. Nancy 2 Helen ZEITOUN GfK Monique ZOLLINGER IAE de Tours, Univ. François Rabelais VENTES ET ABONNEMENTS ÉDITIONS EMS 17 rue des Métiers – 14123 Cormelles-le-royal Tél. (33) 02 31 35 76 95 – Fax : (33) 02 31 35 76 99 TARIFS 2014 ABONNEMENTS (4 numéros par an) FRANCE : 92 € / ÉTRANGER : 106 e DÉCISIONS MARKETING c/o CHRISTELLE DUBAILLE ESSEC Business School Tél : +33(0)1-34 43 33 60 / Fax : +33(0)1-34 43 32 11 a f m A S S O C I A T I O N F R A N Ç A I S E DU MA R K E T I N G C/O ESCP Europe, 79 AV. DE LA RÉPUBLIQUE 75543 PARIS TÉL +33(0)1-49 23 22 47 SECRÉTARIAT DE LA REVUE : Raphaël CUFFOLO, IAE de Caen – 3, rue Claude Bloch – BP 5160, 14075 Caen Cedex – Tél : 02 31 56 65 00 – E-mail : [email protected] ADMINISTRATION – ABONNEMENT : auprès de SAGE par mail [email protected] ou par téléphone +44 (0) 20 7324 8701 ABONNEMENTS : 4 numéros/an – Individuel £58 – Institution française : £182 – Autres institutions : £320 ABONNEMENTS RÉTROACTIFS : consulter SAGE. Renseignements sur le site de la revue http://ram.sagepub.com Éditorial – 5 Marketing, présent et avenir : une question de tempo et de synchronisation Bernard Pras Université Paris Dauphine et ESSEC Business School « La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent. » Albert Camus Lorsque la revue Décisions Marketing a été lancée par l’AFM (Associaton Française du Marketing) en 1993, l’objectif était d’ancrer les recherches dans l’environnement dans lequel les entreprises et les consommateurs évoluent. Il s’agissait de s’assurer de la pertinence de ces recherches par rapport à la prise de décision et aux enjeux auxquels les organisations doivent faire face ; les implications doivent permettre d’apporter un éclairage neuf et lucide sur le futur. Cet objectif a été poursuivi de façon constante par les rédacteurs en chef successifs, ainsi que par les rédacteurs en chef invités. Vingt ans après, ce numéro spécial se propose de faire un point sur les enjeux et perspectives du marketing. Cette date anniversaire est en parfaite résonance avec de nombreux questionnements de la profession et des chercheurs sur le rôle du marketing et de son évolution dans la société. Ces questionnements ne sont pas nouveaux mais leur ampleur est nouvelle. Le marketing s’est de tout temps interrogé sur son rapport à la société. Dès l’origine, bien avant les préoccupations sociétales de Kotler et Levy (1969), White (1921, p. 98) a initié l’idée que le concept marketing était de nature éthique : « Le principe guide et englobant du marketing scientifique est de nature éthique. La pratique marketing qui est la plus éthique (c’est-à-dire la meilleure pour tous ceux concernés) est celle qui rapporte le succès, dans le sens le plus large et le plus durable, pour tous les acteurs concernés ». Recherche d’efficacité et recherche d’un bien-être collectif ont été régulièrement mis en avant. Force est de constater que les pratiques des entreprises ont principalement privilégié la recherche d’efficacité. Comme le management, le marketing s’est interrogé sur son rôle et sa responsabilité dans l’évolution de la société avec le courant des Critical Marketing Studies (par exemple, Murray et Ozanne, 1991 ; Tadajewski et Mclaran, 2009 ; Tadajewski, 2010). Il a cherché à réconcilier ces deux objectifs depuis le milieu DOI : 10.7193/DM.072.05.15 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.05.15 Pras B. (2013), Marketing présent et avenir : une question de tempo et de synchronisation, Décisions Marketing, 72, 05-15. 6 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 des années 2000 avec la proposition d’une nouvelle perspective, qui conjuguerait l’efficacité des organisations et la recherche de bien-être collectif pour l’ensemble des acteurs du système, dans une perspective passant d’une logique dominée par les biens (goods-dominant logics) à une logique dominée par les services (service-dominant logic ou S-D logic), et une approche co-créative (Vargo et Lusch, 2004). Le marketing semble ainsi, en théorie ou sur le papier, se rapprocher de l’ambition d’origine de White, avec la volonté d’associer toutes les parties prenantes, d’intégrer des objectifs court termistes et de plus long terme, y compris éthiques (Abela et Murphy, 2008 ; Ferrell et Ferrell, 2008). On peut parler d’une réelle résilience du marketing qui retrouve ses valeurs d’origine, par-delà les crises (Pras, 2012). Mais cela repose sur des principes affichés, voire sur une prise de conscience, et pas nécessairement sur les pratiques effectives . Celles-ci sont vite rattrapées par les contraintes du court terme auxquelles les organisations sont soumises. L’enjeu principal semble être aujourd’hui l’organisation et la gestion de tensions contradictoires dans la société, sous la pression du temps, avec des mouvements antagonistes, mais non irréconciliables. Tout est une question de gestion du temps, de bon tempo et de synchronisation entre les diverses priorités et actions de la part des divers acteurs. Certains enjeux déjà mis en évidence Dès 2005, à l’initiative du rédacteur en chef du Journal of Marketing, les académiques s’interrogeaient sur la renaissance du marketing, les opportunités et impératifs pour améliorer la pensée marketing, sa pratique et son infrastructure (Bolton , 2005). Ainsi, Stephen Brown (2005) insistait sur la nécessité pour les académiques de prêter attention aux priorités des managers en prenant en compte les autres fonctions, les exigences financières et les objectifs globaux de l’entreprise. De la même façon, Webster (2005) parlait de l’influence décroissante du rôle de la fonction marketing au sein des entreprises. Pour Webster, en cherchant à affirmer le statut scientifique de leur discipline et en mettant l’accent sur la méthodologie, les chercheurs en ont oublié d’analyser l’influence (possible) du marketing à des niveaux stratégiques. Il faut enraciner le marketing et la recherche en marketing dans la compréhension des organisations et de leurs enjeux et pas seulement dans celle des marchés. C’est le même constat auquel arrive McAlister (2005) qui suggère de réconcilier les deux tendances opposées et déséquilibrées des recherches en marketing, l’une étant privilégiée par les académiques au détriment de l’autre : l’accent mis sur les « standards de qualité » des recherches dans les meilleures revues ne doit pas faire oublier l’importance des enjeux. Il faut se préoccuper en marketing de l’intégration entre tactiques, stratégie et culture organisationnelle. Dans le même esprit, Wilkie (2005) considère que le processus académique des meilleures revues aveugle la communauté académique, l’académisme étant privilégié par rapport à la réflexion sur les problèmes de fond. Il est temps de surmonter la nouvelle myopie du marketing (Sheth et Sisodia, 2005) en dépassant le court termisme, en pensant à d’autres consommateurs que ceux directement rentables, et en intégrant les objectifs globaux de l’entreprise et de la société, y compris la lutte contre la pauvreté ou le maintien de la santé. Ce n’est qu’à cette condition que les CMO (Chief Marketing Officers) peuvent retrouver un rôle effectif au sein des organisations et influencer réellement les stratégies des entreprises (Kerin, 2005). Face à ce constat quasiment unanime quant à la nécessaire renaissance des dimensions stratégique, organisationnelle et sociétale, une analyse des enjeux et perspectives du marketing en 2013 peut-elle apporter des éléments nouveaux ? Il semblerait que ces dernières années, les tensions se soient exacerbées, en particulier sous la pression temporelle : avancement technologique (en particulier Internet, smartphones, vitesse de diffusion et du recueil d’information, en finance et en marketing, avec la désintermédiation qui s’ensuit), changements de comportements et objectifs Éditorial – 7 associés au court terme (instantanéité et immédiateté, présentisme et pressions du court terme) et réactions de même ampleur pour prendre en compte des valeurs universelles et des objectifs à plus long terme (RSE, résistance du consommateur, slow movement et slow marketing). Arriver à synchroniser, à harmoniser ces tempos rapide et plus lent représente un des principaux défis auquel le marketing doit faire face. Tempo rapide : accélération, désynchronisation et présentisme Par rapport au début des années 2000, les cris d’alarme se font plus pressants. Pour Harmunt Rosa (2010), nous subissons une « accélération sociale » du temps qui intègre les dimensions de l’innovation technique (information, transport, etc.), sociales et culturelles. Le sentiment d’urgence prédomine dans nombre d’activités et on privilégie l’immédiateté. Désynchronisation des activités et sortie créative Cette accélération va de pair avec la « désynchronisation » qui rend difficile la gestion harmonieuse des diverses activités, dont celles de l’entreprise. Cette accélération et la simultanéité des informations reçues peuvent conduire à des stratégies individuelles ou collectives de réactions à très court terme, ou d’ajournement de décisions. La vitesse de circulation des informations et des transactions financières, de l’ordre de nanosecondes, accompagnée de l’obligation pour les entreprises de rendre des comptes financiers à court terme, peut paralyser des décisions stratégiques de plus long terme. Cette nécessité de performances immédiates, mesurables et visibles, dans un contexte de crise économique, est particulièrement d’actualité en marketing. Cela peut amener, par rapport à la prise en compte d’enjeux de long terme, à une « immobilité fulgurante » au sens de Paul Virilio (2010) ou à la « frénésie paralysante » de Pollmann (2009). On privilégiera les satisfactions de court terme mais garanties à d’autres de plus long terme, même si elles sont plus valorisantes, voire nécessaires1. Les normes temporelles exercent une pression très forte, et leur transgression, au sein de la société moderne, entraîne de lourdes sanctions. Le non respect des délais, des deadlines, des impératifs de vitesse peuvent conduire à l’exclusion sociale, en autres au sein de l’entreprise. Le marketeur sera, plus que jamais, accountable de ses résultats. La prise en compte de la stratégie et de l’organisation, préconisée par les chercheurs américains en 2005 s’avère dans ce contexte difficile. Rosa, dont les conclusions sont plutôt pessimistes, ouvre néanmoins une fenêtre plus optimiste à la fin de son ouvrage en citant Pierre Bourdieu : « Il fallait connaître la loi de la gravitation pour construire des avions qui puissent justement la combattre efficacement ». Une prise en compte éclairée de l’accélération et de la pression du temps, au sein des entreprises, devrait nous amener à maîtriser celle-ci. Et Rosa nous invite à une sortie « créative » des problèmes liés à l’accélération du temps en réinventant le temps de l’éthique. Encore faut-il en avoir les moyens et la volonté ? Immédiateté, présentisme et stratégies marketing Les moyens ne sont pas toujours là du fait des pressions auxquelles les entreprises sont soumises ; et la volonté est en partie annihilée du fait du présentisme. Ces problématiques d’accélération, de désynchronisation font écho aux réflexions de Hartog sur le présentisme (Hartog, 2003). Pour 1/ Note de lecture d’Elodie Wahl de l’ouvrage d’Hartmut Rosa (2010) sur l’accélération du temps, http:// lectures.revues.org/990 8 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Hartog, le XXe siècle a allié futurisme et présentisme, le futurisme étant à entendre ici comme la domination du point de vue du futur avec le progrès comme horizon temporel. Mais la prévalence du présent l’a finalement emporté, valorisant l’immédiateté. C’est le cas des institutions marketing, du consommateur et souvent des entreprises. La gestion du présentisme constitue un enjeu majeur pour beaucoup d’entreprises : comment traiter les masses de données issues des big data ? Comment gérer en temps réel les co-créations ou les réactions des consommateurs sur Internet ? Comment gérer le multi-canal et le cross-canal qui posent les questions de l’organisation même de l’entreprise et de la cohérence de ses offres face à un consommateur global et très réactif ? Comment analyser ou améliorer la performance à moindre coût ? Nombre d’entreprises sont en plein questionnement et s’interrogent sur les solutions à mettre en œuvre, seules ou avec leurs partenaires et les consommateurs. Pour améliorer la performance de court terme, les évolutions technologiques et l’innovation apportent des solutions, dont certaines touchent à la vie privée ou peuvent poser des questions éthiques. A titre d’exemple, on citera les Fatlabs qui permettent de raccourcir les processus d’innovation en réalisant très rapidement le prototypage de nouveaux produits et en associant au processus toutes les fonctions de l’entreprise. L’innovation, avec les nouvelles technologies numériques, porte sur de nouveaux outils d’analyse, de nouveaux services mais aussi la démocratisation d’outils de production performant avec des impressions 3D, des logiciels et du matériel open source (Anderson, 2012). Les innovations marketing s’accélèrent comme dans le domaine du VRM (Vendor Relationship Management) ou du neuromarketing. Ainsi, de grands groupes comme Coca-Cola, Nike ou Procter & Gamble ont recours à ce dernier pour améliorer l’attractivité de leur site Web, leur efficacité publicitaire ou l’atmosphère de leurs points de vente. Sony a augmenté de 52 % le taux de clics sur son site en Allemagne en 2012 grâce à l’utilisation du neuromarketing. Cela ne va pas sans soulever des critiques ou sans être freiné par la législation comme celle sur la bioéthique en France2. Enfin, un des défis à relever pour l’organisation est de concevoir le numérique comme une partie intégrante de l’organisation de l’entreprise et non comme un univers à part qui serait le marketing digital. Certains parlent de marketing synchronisé (Tinelli, 2012). Tempo lent : décélération et slow movement En réaction à cette accélération du temps, au présentisme et à la recherche de performance à court terme, parfois au détriment de l’éthique, on observe une montée en puissance de la quête de valeurs universelles basées sur une vision à plus long terme, qui s’inscrit dans le courant de la RSE (responsabilité sociale des entreprises), de l’analyse critique du marketing. Ce courant est à la confluence de plusieurs phénomènes : la résistance à certaines pratiques marketing (Roux, 2012, numéro spécial sur la résistance du consommateur), la montée de modes de consommation alternatifs, le souci de mettre le marketing au service du bien-être collectif, sans exclusion. Cette volonté de prendre du recul par rapport à l’accélération se concrétise, plus récemment, avec le courant slow life et slow movement. Décélération et tempo lent Face au constat de l’accélération du temps et de l’essor exponentiel des nouvelles technologies, de nombreux acteurs recommandent de prendre du recul, allant des réflexions sur le tempo (Levine, 2/ En France, la loi de 2011 sur la bioéthique interdit par exemple l’utilisation de l’IRM à des fins non médicales. Éditorial – 9 1997) au Déconnectez-vous de Rémy Oudghiri (2013). En réaction au présentiste, les principes de précaution et de responsabilité vis-à-vis des générations futures (Jonas, 1999) ont émergé. En marketing, on voit coexister désormais les tenants de tempos rapides, nécessaires pour répondre aux exigences de performance à court terme, et ceux de tempos plus lents, privilégiant une recherche de bien-être individuel et collectif dans une perspective de plus long terme. Le tempo structure le rapport à soi et aux autres et s’inscrit dans un ensemble de valeurs et une culture donnés ou choisis. C’est dans cet esprit que sont apparus ce que l’on dénomme le slow movement et le slow marketing. Slow movement et temps juste : le tempo giusto Le slow movement et le slow marketing sont basés sur des valeurs universelles et sur l’éthique. Le Slow movement a démarré avec le Slow food initié par Carlo Petrini, en réaction à l’installation d’un restaurant McDonald sur la Piazza di Spagna à Rome3. C’est un retour à une consommation plus durable, qualitative, authentique, avec un certain ralentissement du rythme de vie pour se recentrer sur les valeurs essentielles. Carl Honoré (2005), dans son ouvrage Eloge de la lenteur, synthétise les principes du Slow Movement, qui touche désormais des pans entiers de la vie sociale, culturelle et économique : l’habitat (Slow cities avec Cittaslow), les loisirs (Slow living), l’art (Slow art), le design (Slow design), la médecine (Slow medicine), l’éducation (Slow parenting), la finance (Slow money) et qui met en avant la notion de bonne vitesse. Le Slow movement prône la recherche de l’équilibre, ce que les musiciens appellant le tempo giusto. Il ne s’agit pas en fait de prôner la lenteur mais d’être à la recherche du temps juste, de donner l’impulsion nécessaire au bon moment. C’est en musique le temps de référence dont procèdent les autres tempos. Le large écho que rencontre le Slow movement en Europe et dans le monde dépasse le simple phénomène de mode et caractérise une philosophie de vie. En cela, il est en résonance avec d’autres mouvements qui demandent de replacer l’éthique et les valeurs universelles à leur juste place dans la société. Dans ce contexte, le Slow marketing a aussi fait son entrée, avec entre autres la Slow brand qui préconise des marques avec une promesse basée sur de réelles qualités du produit et du service, qui seront tenues, et qui respectent les consommateurs. On est dans le registre de l’éthique, du bien-être et de la qualité de vie. Cela met aussi en avant le Slow made, c’est-à-dire, fabriquer en prenant le temps nécessaire, en étant soucieux de l’environnement, de la qualité et du savoir-faire, avec les mérites de l’artisanat. L’industrie du luxe s’intéresse à ce concept. La synchronisation des tempos Comment caler, synchroniser le tempo rapide avec des tempos plus lents pour arriver au tempo juste. Pour Daniel Kahneman (2011), la coexistence de la vitesse et de la lenteur sont le propre de la pensée humaine4. De son côté, l’historien Lewis Mumford considère qu’il n’y a pas un bon ou un mauvais rythme, il s’agit de moduler le rythme selon nos besoins et objectifs : « Alors 3/ Carlo Petrini a été nommé « Champion de la Terre » en 2013 par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) pour sa contribution exceptionnelle dans le domaine de l’environnement et du développement durable, au titre de l’ « Inspiration et de l’Action ». Slow Food compte plus de 100 000 membres, dans le monde, ainsi que le réseau de Terra Madre. Ses projets et ses activités engagent des millions de personnes dans 150 pays. 4/ Daniel Kahneman (2011), prix Nobel d’économie, considère que la pensée humaine combine parfaitement vitesse et lenteur, la pensée rapide, intuitive et immédiate (système 1 de la pensée) prenant souvent le pas sur la pensée intentionnelle, réfléchie (système 2), qui se met en œuvre lorsque l’individu fait face à des situations compliquées ou difficiles. 10 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 que notre première réaction à la pression externe du temps prend nécessairement la forme d’un ralentissement, la libération de cette pression repose finalement sur le fait de trouver le bon tempo pour chaque activité humaine; en résumé, il faut considérer le temps dans la vie (…) en trouvant les tempos appropriés en fonction des passages, et en modulant le rythme selon les besoins et objectifs humains » (cité par Keyes, 1991, p. 192). Il faut prendre le meilleur des deux mondes en évitant les ghettos temporels (Rifkin, 1987). Synchronisation artificielle et « vraie » synchronisation Des stratégies adaptées à la recherche d’efficacité à court terme d’une part ou à la réalisation d’objectifs sociétaux, éthiques et de bien-être collectif d’autre part ont leur logique propre et sont chacune cohérente. L’intégration ou la synchronisation des deux s’avère parfois difficile. La tentation est forte pour les entreprises d’intégrer les valeurs d’un temps plus lent pour augmenter leur efficacité sans les partager fondamentalement. On entre alors, par exemple, dans le greenwashing qui peut d’ailleurs entraîner le greenbashing de consommateurs excédés par l’utilisation abusive de thématiques qui leur tiennent à cœur à des fins purement commerciales (Monnot et Reniou, 2013). Mais les CMO (Chief Marketing Officers) sont convaincus de la nécessité d’allier ces deux tempos et d’arriver à retrouver le temps de la « stratégie ». Une étude internationale auprès de 137 entreprises et de 1 500 CMO (Russell Reynolds Associates, 2013) révèle que 87% d’entre eux estiment que développer de réelles visions stratégiques est une priorité (mais seulement 20% considèrent que cela est réalisé actuellement), 80% pensent qu’établir des relations cross-fonctionnelles au niveau éxécutif est indispensable (mais seulement 36% considèrent que cela est réalisé efficacement actuellement) ; 64% jugent que développer un marketing digital intégré dans l’organisation est une priorité (mais seulement 23% considèrent que cela est réalisé efficacement actuellement). Par contre, les activités classiques du marketing, comme le lancement de nouveaux produits, apparaissent comme bien maîtrisées et les activités opérationnelles classiques moins prioritaires. Sur les 1 500 CMO, seulement 10% pensent que leurs supérieurs hiérarchiques, c’est-à-dire les dirigeants de l’entreprise, sont à même de prendre en compte efficacement ces priorités et la moitié des CMO compte changer d’entreprise d’ici moins de deux ans, ce qui est symptômatique d’une certaine insatisfaction, d’un certain malaise au sein de leur organisation. Cette nécessité de ne pas être assujetti au court terme exclusivement est fortement ressentie. Cela ne signifie pas s’arrêter ou ralentir. Il est urgent de ne pas ralentir, de retrouver le temps juste. Il faudrait en fait accélérer sur les enjeux sociétaux et éthique. Ainsi s’exprime Guillaume Poitrinal (2012a ; 2012b), ancien président du directoire d’Unibal Rodambco5 (société du CAC40), leader européen des centres commerciaux, pour qui la vitesse « s’imposerait quand elle doit s’imposer, par exemple pour la résolution de nos urgences sociales et environnementales et la restauration de notre compétitivité. Mais avec une place égale pour le temps lent : celui de la réflexion, de la création, de la culture, de la famille (…). Le temps juste c’est de pouvoir construire un bel équipement collectif, modèle d’architecture et de développement durable, en quatre ans au lieu de quinze (…) » (2012a, p. 54). Les préoccupations du tempo giusto sont de plus en plus partagées par les individus-citoyensmanagers, pour allier préoccupations du court terme et enjeux de long terme, en mettant les outils du temps accéléré au service des enjeux du temps long et en calant la gestion du temps court sur le stratégique et l’organisation appropriée. 5/ Guillaume Poitrinal a quitté volontairement la présidence d’Unibail en avril 2013 pour se lancer dans la distribution de la construction en bois et faire bouger les lignes dans ce domaine, en accélérant le développement de ce secteur porteur d’avenir. Éditorial – 11 C’est dans cet esprit que s’inscrivent les articles de ce numéro spécial. Les trois premiers nous font partager les éclairages des rédacteurs en chef sur les enjeux à venir, ainsi que les enjeux et perspectives tels que perçus par les académiques puis par les managers. Les trois suivants traitent de la performance sous la pression de court terme (neuromarketing, VRM – Vendor Relationship Marketing –, accountability des managers). Les trois derniers analysent des enjeux à caractère sociétal (consommateurs pauvres, pratiques alternatives de consommation, immigration et souscultures d’origine). Marketing de demain et recherches Ce numéro spécial nous livre tout d’abord les sentiments et analyses de sept rédacteurs en chef de Décisions Marketing sur le marketing de demain. Francis Salerno, Christophe Benavent, Pierre Volle, Delphine Manceau, Jean-François Trinquecoste, Eric Vernette, et Elisabeth Tissier-Desbordes, qui se sont succédés à la direction de la revue, prennent la plume pour nous faire partager leurs éclairages. La question des tempos (le temps long de l’organisation et de l’éthique et le temps court de l’efficacité), de la difficulté de les harmoniser et synchroniser, trouve une résonance particulière dans leurs réflexions sur les prises de décisions, sur l’efficacité, sur la recherche de légitimité interne qui s’ensuit face à celle de légitimité externe. Cette perspective temporelle pour l’ensemble des acteurs est aussi au coeur des deux articles suivants, qui font état des résultats d’études que les auteurs ont menées, en particulier auprès des académiques et des managers, pour dresser un panaorama des perspectives d’avenir. Tout d’abord, Amina Béji-Becheur, Madeleine Besson et Audrey Bonnemaizon nous invitent à examiner comment la recherche en marketing en France s’est construite socialement, en particulier à partir des années 70. Elles font émerger des axes prioritaires de recherche en confrontant les tendances mises en avant par les divers acteurs institutionnels avec la vision qu’ont les chercheurs des enjeux majeurs pour les organisations et la société civile. On y retrouve des préoccupations sociétales et des enjeux liés aux évolutions technologiques et temporelles. Cela fait aussi ressortir la question même de la fragmentation de la conception de la recherche, entre quête d’opérationnalité et postures plus réflexives. Ensuite, Sandrine Cadenat, Christel de Lassus et Rola Hussant-Zebian analysent les attentes des managers face à la recherche en marketing, et la façon dont ils perçoivent les travaux académiques. Il en ressort clairement qu’à côté d’attentes d’outils et de travaux permettant de mieux gérer le court terme et de répondre aux préoccupations urgentes d’efficacité, les managers souhaitent un soutien des académiques dans leur recherche de prise de recul. Les auteurs de l’article font des propositions concrètes de coopération efficace afin d’allier les défis résultant de l’effet conjugué des nouvelles technologies et des pressions temporelles. Performance et tempos courts Performance à court terme et enjeux sociétaux restent les deux grandes questions sur lesquelles il convient d’ajuster les tempos. Les tempos courts ne peuvent aboutir à des solutions harmonieuses sans disposer d’une part d’instruments efficaces, et d’autre part sans avoir en ligne de mire l’harmonisation organisationelle et/ou éthique des actions entreprises. Trois articles illustrent ces problématiques. Ils portent sur l’efficacité du neuromarketing pour mesurer les émotions, sur la façon dont le VRM (Vendor Relationship Marketing), qui s’appuie sur les nouvelles technologies 12 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 intègre les questions éthiques, et sur la question de l’accountability à laquelle les marketeurs sont soumis pour justifier et renforcer leur rôle au sein de l’organisation. L’article sur le neuromarketing d’Olivier Droulers, Mathieu Lajante et Sophie lacoste-Badie présente une nouvelle méthode de mesure de l’activité électrodermale et montre comment cette méthode de traitement du signal s’applique à la mesure de l’activité émotionnelle, dans le cadre de publicités télévisées. Nous sommes dans la logique de recherche d’efficacité, avec le développement d’outils permettant d’optimiser la performance à court terme, comme le font nombre d’entreprises du type Sony. Ces évolutions, rappelons-le, s’inscrivent dans le cadre des débats sur l’éthique et la bioéthique relatives au neuromarketing. Sylvain Willart, de son côté, montre comment le VRM (Vendor Relationship Management) cherche à pallier les critiques adressées au CRM, portant sur le tracking et l’utilisation potentiellement intrusive des big data, sans accord explicite des consommateurs voire des entreprises. Le VRM traite d’aspects techniques et informatiques, juridiques, de questions de vie privée, management des identités numériques, efficacité et intérêt de la publicité ciblée, usages des données personnelles, cloud-computing… L’objectif de l’article est d’analyser dans quelle mesure le VRM peut rénover à moyen et long terme la pratique de la relation client, en intégrant des préoccupations éthiques à celle d’une recherche d’efficacité de plus court terme. L’accountability du marketing est au coeur des préoccupations des entreprises et des responsables marketing actuellement. Rendre des comptes à la société d’une part, prouver son efficacité d’autre part. Ce second point correspond à la problématique de la légitimité interne, soulevée par les rédacteurs en chef de Décisions Marketing. Eric Casenave se penche sur cette question de l’efficacité interne, et de la capacité du marketing à contribuer à la performance financière et aux objectifs de l’organisation. En distinguant l’accountability sur les résultats de celle sur les processus, il propose une démarche visant à favoriser la rationalité des décisions sans nuire à la créativité du marketeur. Sociétal, tempos longs et harmonisation des tempos Les enjeux sociétaux portent souvent sur des tempos longs. Il convient de les harmoniser avec l’accélération du temps. Les articles sur ce thème traitent des consommateurs pauvres, des pratiques d’échange collaboratif et des amapiens, des sous-cultures des consommateurs issus de l’immigration. Ils amènent à jeter un regard neuf sur ces consommateurs et sur les enjeux qui y sont associés, y compris en terme de performance pour les entreprises. Les consommateurs pauvres constituent à la fois un enjeu économique, avec des perspectives de rentablité à court moyen terme, et un enjeu éthique. Pour simplifier, on dira que l’enjeu économique est incarné par le courant du « Bas de la Pyramide », et la préoccupation centrée sur leur bien-être par la TCR (Transformative Consumer Research). A travers l’étude des consommateurs pauvres en France, Hélène Gorge et Nil Özçaglar-Toulouse montrent comment ces deux enjeux peuvent converger sur certains points et elles proposent un agenda de recherche. Elles appellent à porter un regard neuf sur cette population, à prendre en compte non seulement leurs besoins mais aussi leurs compétences, alliant ainsi performance et éthique. Les nouvelles pratiques collaboratives, en plein développement, reposent très largement sur les nouvelles technologies et le numérique. Ivan Dufeu et Jean-Marc Ferrandi se penchent sur une des pratiques pionnières d’échange collaboratif, celle des AMAP. Leur recherche montre comment les nouvelles technologies peuvent aider les AMAP à pérenniser leur système, qu’il s’agisse Éditorial – 13 de l’acquisition de nouveaux amapiens ou de la rétention des anciens. Ils s’interrogent sur la pertinence de ces nouveaux outils du marketing au service des modes de consommation alternatifs, en préservant néanmoins leur essence. Levine (2006), dans sa géographie du temps, montre que les individus adoptent un tempo plus rapide dans les pays industrialisés, les grandes villes et les cultures individualistes que dans les pays moins développés, les campagnes et les cultures collectivistes. L’acculturation des populations immigrées dépend, entre autres, de ces différents rapports au temps et aux valeurs. Mounia Benabdallah et Alain Jolibert, en étudiant les sous-cultures kabyles et oranaises des immigrés algériens en France, montrent que l’acculturation n’est pas seulement une affaire de cultures mais aussi de sous-cultures, et qu’il est nécessaire de les prendre en compte aussi bien en recherche que dans le cadre des stratégies d’entreprises. Temps juste : rôle des académiques, des managers et des autres acteurs Dans l’idée de synchronisation et de temps juste, il y a celle de la capacité à combiner des rythmes différents, à donner des impulsions au bon moment face à la diversité des enjeux actuels. Cette nécessité n’est pas propre au marketing. Tous les acteurs du marketing mais aussi toutes les disciplines de la gestion doivent y faire face. Cependant, le marketing est particulièrement bien placé pour répondre à ces questions, de l’avis même d’experts d’autres disciplines. Ainsi, Clegg et Starbuck (2009) incitent les spécialistes de management et de théorie des organisations à prendre exemple sur le marketing pour répondre aux enjeux de société. Ils citent le MSI (Marketing Science Institute) qui réussit à fixer tous les deux ans des axes de recherche importants pour les entreprises et qui stimule des travaux qui donnent lieu à des publications dans les meilleures revues. Leur analyse de la pertinence des recherches en marketing est encourageante même si, comme nous l’avons évoqué (Bolton, 2005), elle est probablement trop optimiste et les marketeurs eux-mêmes portent un regard plus critique sur leur propre discipline. Il n’en reste pas moins vrai que les réflexions développées dans ce numéro font clairement apparaître une prise conscience partagée des académiques, des professionnels et des autres acteurs quant à la situation présente, quant aux enjeux et aux défis à relever, quant à la nécessité de mieux synchroniser les divers tempos, en essayant de ne pas rester enfermé dans des ghettos temporels, entre autres court termistes. En prospective, on considère que les faits présents portent les germes du futur, mais que le temps présent est aussi le temps de l’action, la prospective étant destinée à influencer concrètement l’action (de Bourbon Musset et Massé, 2007). Les faits présents en marketing, face au dilemme des tempos accélérés et plus lents, montrent la nécessité pour tous les acteurs, chacun dans son rôle mais aussi collectivement, d’agir pour une meilleure synchronisation de ces divers tempos, pour les maîtriser au mieux, pour utiliser le tempo approprié à bon escient, dans le sens d’un temps globalement juste pour l’entreprise et la société. Références Abela A.V. et Murphy P.E. (2008), Marketing with integrity: Ethics and the service-dominant logic for marketing , Journal of the Academy of Marketing Science, 36, 39-53. Anderson C. (2012), Makers, the new industrial revolution, London, Crown Business. Clegg S.R. et Starbuck W.H. (2009), Can we still fix [email protected]@gement? The narrow path towards a brighter future in organizing practices, [email protected]@gement, 12, 5, 332-359. Bolton R.N. (2005), Marketing renaissance: Opportunities and imperatives for improving marketing thought, practice, and infrastructure, Journal of Marketing, 69, 4, 14-16. 14 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Brown S.W. (2005), When executives speak, we should listen and act differently, in Bolton R.N. (collective article), Marketing renaissance: Opportunities and imperatives for improving marketing thought, practice, and infrastructure, Journal of Marketing, 69, 4, 1-4. de Bourbon Musset J. et Massé P. (2007), De la prospective: textes fondamentaux de la prospective française, 1955-1966, Paris, L’Harmattan. Ferrell O.C. et Ferrell L. (2008), A macromarketing ethics framework: Stakeholder orientation and distributive justice, Journal of Macromarketing, 28, 1, 24-32. Hartog F. (2003), Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil. Honoré C. (2005), Eloge de la lenteur, Paris, Marabout. Jonas H. 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Les auteurs et les évaluateurs ont participé, dans un processus très réactif et soutenu, à l’émergence et amélioration des articles acceptés in fine, après deux à quatre révisions. Les auteurs de la trentaine de soumissions initiales sont ici salués pour leurs propositions d’articles, même si elles étaient parfois trop éloignées de la thématique « Marketing : Enjeux et perspectives » pour entrer dans le processus. Outre les membres du comité de lecture sollicités dont nous saluons ici la grande implication et que nous remercions chaleureusement, il convient de remercier tout aussi vivement les relecteurs occasionnels qui ont évalué les articles de ce numéro spécial, à savoir : Olivier Badot (ESCP Europe), Jérôme Bon (ESCP Europe), Franck Cochoy (Certop, Université de Toulouse 2-Le Mirail), René Darmon (ESSEC Business School), Stéphane Debenedetti (Université Paris Dauphine), Yves Evrard (HEC Paris), Denis Guiot (Université Paris Dauphine), Isabelle Huault (Université Paris Dauphine), Fabrice Larceneux (Université Paris Dauphine), Lars MeyerWarden (Université de Toulouse 1 Capitole), Caroline Miltgen (Université d’Angers), Valentin Ngobo (Vallorem/Université d’Orléans), Ingrid Poncin (FUCAM, Université de Mons, et SKEMA Business School), Nathalie Prime (ESCP Europe), Bernard Roullet (IREA, Université de Bretagne Sud), Marc Vanhuele (HEC Paris) et Sondès Zouaghi (Thema, Université de CergyPontoise). Marketing de demain – 17 Eclairages sur le marketing de demain : prises de décisions, efficacité et légitimité Francis Salerno, Christophe Benavent, Pierre Volle, Delphine Manceau, Jean-François Trinquecoste, Eric Vernette, Elisabeth Tissier-Desbordes Rédacteurs en chef de Décisions Marketing (de 1993 à nos jours)* Résumé A l’occasion des 20 ans de la revue Décisions Marketing, sept rédacteurs en chef successifs, de l’origine de la revue à nos jours, apportent leur éclairage sur l’évolution de la prise de décision en marketing et ses enjeux, et sur la difficile conciliation des objectifs d’efficacité et d’éthique, de la légitimité interne et externe, dans une société désormais liquide. Abstract Marketing for tomorrow: decision-making, efficiency and legitimacy For the twentieth anniversary of Décisions Marketing, seven editors-in-chief of the journal, from the origin to nowadays, are sharing their vision of the future of marketing decision-making. Their analysis highlights the difficulty of conciliating efficiency and ethics objectives, internal and external legitimacy, in a liquid society. *Auteurs-rédacteurs en chef Les auteurs sont présentés dans l’ordre historique de l’exercice de leur mandat de rédacteur en chef de Décisions Marketing : F. Salerno (IAE, Université de Lille 1, rédacteur en chef de 1993-1999), C. Benavent (Université Paris Ouest, 1997-2001), P. Volle (Université Paris Dauphine, 2001-2005), D. Manceau (ESCP Europe, 20032007), J.-F. Trinquecoste (IAE, Université de Bordeaux, 2005-2009), E. Vernette (IAE, Université de Toulouse 1 Capitole, 2009-2013), E. Tissier Desbordes (2011-2015). Pour contacter les auteurs : [email protected], [email protected], pierre.volle@ dauphine.fr, [email protected], jean-franç[email protected], [email protected], [email protected] DOI : 10.7193/DM.072.17.42 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.17.42 Salerno F., Benavent C., Volle P., Manceau D., Trinquecoste J.-F., Vernette E. , Tissier-Desbordes E. (2013), Eclairages sur le marketing de demain : prises de décisions, efficacité et légitimité, Décisions Marketing, 72, 17-42. 18 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir mais de le rendre possible. » Antoine de Saint-Exupéry La revue Décisions Marketing a été créée en 1993 afin de diffuser les recherches orientées vers la prise de décision. En tant que rédacteurs en chef successifs de la revue, nous avons pu observer l’évolution des thématiques, la complexité croissante à laquelle les décideurs sont confrontés, l’émergence de l’orientation marché, de l’empowerment, des Big data, des réseaux sociaux, d’approches alternatives comme les circuits courts, des nouveaux champs d’application du marketing (consommateurs âgés, culturel, produits de luxe, …). Ces dernières années, chercheurs (par exemple, Wind, 2009 ; Desmond, 2013) et praticiens (par exemple, IBM, 2011 ; ADETEM, 2013) s’interrogent sur les enjeux et défis à relever pour le marketing, proposent des agendas, des manifestes et identifient les principaux défis à relever . Notre propos n’est pas ici de faire une analyse exhaustive des enjeux auxquels le marketing doit faire face, mais après avoir resitué celui-ci dans le contexte sociologique d’aujourdhui, de proposer quelques réflexions sur la prise de décision en marketing et ce qui nous semble être un des principaux défis à relever, celui de la (ré)conciliation de la recherche d’efficacité pour l’entreprise et celui de l’amélioration du bien-être pour la société, ce qui pose la question de la légitimité interne du marketing (au sein de l’entreprise) et externe (vis-à-vis de la société). Lorsque Zygmunt Bauman (2009) se demande si l’éthique a une chance dans un monde de consommateurs, il reprend sa thématique de la société liquide où l’homme moderne-liquide se trouve dans des situations qui se modifient avant même que leurs façons d’agir ne réussissent à se consolider en procédures et habitudes (Bauman, 2006). Et il en est de même de la prise de décision en marketing, qui fait face à une société « changeante et kaléidoscopique ». Les incessants changements de rôles, de fonctions et d’objectifs, ainsi que la fluidité de la société font que la prise de décision est rarement « finale » et amène à être renégociée au coup par coup. Cette société liquide entraîne avec elle deux conséquences : elle donne aux individus (et aux divers acteurs de la société) la liberté mais aussi la responsabilité de résoudre les problèmes, pour ceux qui le peuvent, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas les exclus ; elle conduit à l’exigence d’une éthique sociale, basée sur le respect de l’autre et une logique de « responsabilité planétaire », au-delà du « principe de plaisir » sur lequel la consommation est aussi basée. Ce contexte sociologique traduit bien les enjeux majeurs du marketing de demain par rapport à la prise de décision : changements de rôles et du locus de décision, légitimité des décisions et multiplicité des acteurs et il pose la question du devenir de méthodes et processus formalisés de décisions. Il soulève aussi la question de la complexité, voire de l’antagonisme des objectifs auxquels le marketing doit faire face. Comment concilier la recherche d’efficacité, souvent condition de survie pour les entreprises (au risque de mettre à mal l’éthique) à celle de l’éthique sociale, condition de la légitimité externe du marketing ? Faut-il une réponse unique ou accepter des réponses contingentes, privilégiant selon les organisations tel ou tel objectif, ou encore en mettant le marketing au service d’organisations parfois antagonistes (entreprises privées, services publics, ONG) ? Est-il possible ou est-ce un vœu pieu de réconcilier légitimité interne (efficacité) et légitimité externe (améliorer le bien-être dans la société) et de sortir par le haut de ce dilemme ? A l’instar de Bauman, nous pensons que les réponses viennent de la confrontation des points de vue dans une logique du respect de l’autre, qui rendent cette conciliation possible. C’est dans cet esprit que chacun d’entre nous apporte ses réflexions, son éclairage à ces questions de prise de Marketing de demain – 19 décision, efficacité et légitimité, l’objectif de cet article étant de susciter le débat. Nous proposons donc sept éclairages sur ces questions, chacun s’exprimant selon sa propre sensibilité. Les trois premiers éclairages portent plus particulièrement sur la prise de décision et les processus. Les quatre suivants portent sur la question de l’efficacité et de l’éthique, les deux premiers soulevant les questions éthiques induites par une recherche effrénée d’efficacité, les deux suivants soulevant celles de la conciliation (ou non) d’une recherche de légitimité interne et externe. Les sept éclairages proposés se présentent comme suit : La décision marketing 1- Nécessaire redéfinition du rôle du marketing face à la désintermédiation (Delphine Manceau) 2- La décision marketing : une affaire de légitimité et d’imagination (Christophe Benavent) 3- Réussir le passage du marketing engineering au « marketing distingué » (Francis Salerno) Concilier efficacité et éthique 4- Communication liquide et enjeux éthiques (Elisabeth Tissier-Desbordes) 5- Satisfaction, empowerment ou manipulation du consommateur ? (Eric Vernette) 6- Marketing, éthique et efficacité : être au service (Jean-François Trinquecoste) 7- Sortir des dilemmes du marketing par le haut (Pierre Volle) Nécessaire redéfinition du rôle du marketing face à la désintermédiation Delphine Manceau, ESCP Europe La place du marketing dans l’entreprise est en cours de redéfinition. En la matière, le discours des spécialistes, à la fois académiques et praticiens, est ambigu de longue date : s’ils soulignent l’importance que toute l’organisation soit orientée vers le client (Kohli et Jaworski, 1990 ; Narver et Slater, 1990), le contact avec le marché est dans la plupart des entreprises l’apanage du marketing, en charge de sa compréhension et de sa prise en compte dans les décisions (Kotler et al., 2012). En réalité, le marketing est habituellement au cœur de l’interface entre l’entreprise et ses clients, et constitue un acteur incontournable pour faire en sorte que l’entreprise comprenne ses clients actuels et potentiels et soit orientée vers le marché. Et c’est naturellement vers cette fonction que les autres départements se tournent pour prendre des décisions en phase avec les évolutions du marché. Cette situation a désormais changé. Toute personne dans l’entreprise a désormais un accès direct aux clients, notamment via le web où blogs, réseaux sociaux et moteurs de recherche permettent de connaître l’évolution des perceptions relatives à une marque ou un produit. On peut suivre en temps réel le nombre de clients qui « like » un produit ou un site web, ou commentent les propos d’un dirigeant de l’entreprise. Le marketing n’est plus le pivot nécessaire de la relation entre l’entreprise et son marché. Emergence de nouveaux acteurs-clés et nouvelles approches de compréhension du marché Plus encore, à l’heure des big data, les entreprises disposent d’une masse de données de formes diverses comme des mails, des photos, des vidéos, des fichiers, des commentaires, des signaux 20 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 GPS, des transactions bancaires, émanant du CRM, des smartphones, du web, et de nombreux autres sources. 90 % des données dans le monde auraient été créées ces deux dernières années d’après une étude McKinsey (Manyika et al., 2011). Potentiellement, les entreprises et les marques disposent donc d’une quasi-infinité de données pour connaitre les opinions, les achats et les comportements des clients actuels et potentiels (McAfee et Brynjolfsson, 2012). L’enjeu n’est plus tant de collecter des informations que de les trier et d’en déduire des analyses et des tendances qui fassent sens. Selon l’index Big Data EMC/IDC, les domaines privilégiés des initiatives big data sont, juste après l’analyse financière (58%), la connaissance client (53%) et l’identification et la prévision de tendances à long terme (47%). Après des décennies au cours desquelles on s’interrogeait sur le décalage entre les données déclaratives et comportementales, on a désormais une connaissance fine des comportements. Et, dans ce contexte, ce ne sont plus les services études des Directions marketing mais les Directions des systèmes d’information, en charge de l’analyse et de la collecte de ces données, qui deviennent progressivement les acteursclés de la compréhension du marché et de ses comportements. Même lorsqu’il reste utile de conduire une étude de marché « classique », les techniques d’études sont transformées. La consultation du marché ne passe pas forcément par des échantillons définis a priori, elle est bien souvent réalisée en temps réel sur le web en faisant appel aux bonnes volontés qui souhaitent s’exprimer. Plutôt que de réaliser un post-test publicitaire, on regarde les commentaires relatifs à la campagne sur Facebook et Twitter. Plutôt que de réaliser un prétest afin d’arbitrer entre plusieurs packagings envisagés, on en met des photos sur le site de la marque en demandant aux internautes d’exprimer leurs préférences. Ces techniques sont sans aucun doute moins fiables que les techniques de test classiques fondées sur des échantillons soigneusement constitués, des échelles de mesure robustes et des calculs de marge d’erreur. En effet, les consommateurs qui se manifestent sur le web et les réseaux sociaux sont souvent loin d’être représentatifs de la cible. Ils sont atypiques parce que passionnés par la marque ou la catégorie de produit, ou gros consommateurs du web et des réseaux sociaux. Pour autant, la rapidité est souvent jugée plus importante que la robustesse des analyses et nombre d’entreprises se contentent de ces points de vue, considérant de surcroît que ces internautes sont des leaders d’opinion et créeront le buzz nécessaire à un entraînement du marché. La communication et la réactivité priment sur la compréhension fine du marché. Et, face aux biais connus de longue date des enquêtes déclaratives réalisées auprès d’échantillons d’individus rémunérés pour répondre à l’enquête et pas toujours sincères face à un chargé d’études et à d’autres consommateurs (pour les réunions de groupe), d’aucuns considèrent que la sincérité et l’anonymat du web constituent des atouts et que les biais des nouvelles méthodes sont différents mais pas forcément plus importants que ceux des méthodes plus classiques. Le marketing voit donc ses missions changer, devenant acteur de méthodes d’études en mutation. Des processus et une prise de décision facilités en matière d’ innovation Les processus de décision de l’entreprise sont eux aussi transformés par cette désintermédiation. Parce que chaque département a désormais accès aux clients, il peut les consulter ou les intégrer à ses choix de manière continue. En matière d’innovation par exemple, la place des clients potentiels dans le processus de développement de nouveaux produits et services est en train de changer (Le Nagard et Manceau, 2011). Il y a encore quelques années, chaque étape de la conception était jalonnée de test et d’études planifiés à l’avance et réalisés auprès d’échantillons soigneusement sélectionnés de consommateurs de la cible. Une fois finalisé le test de l’idée, on passait au concept que l’on testait par des méthodologies qualitatives puis quantitatives, avant de confier aux services R&D un prototypage ensuite lui-même testé et progressivement amélioré. Ce pro- Marketing de demain – 21 cessus a changé. La moindre idée peut être testée en quelques heures sur les réseaux sociaux ou les plate-formes d’open innovation. Plus encore, les idées émanent des clients eux-mêmes à travers le site web de l’entreprise et le lancement de dispositifs de crowdsourcing du type eYeka (Vernette et Hamdi, 2013). La user innovation chère à Eric von Hippel (2005) consiste à repérer les innovations développées par les clients eux-mêmes, avant de les retravailler et de les commercialiser – ce qui pose d’ailleurs des questions majeures de propriété intellectuelle. Les services R&D et les bureaux d’études, eux-mêmes transformés dans leurs pratiques par le développement de l’open innovation (Chesbrough 2003a, 2003b), peuvent consulter les clients sans passer par le département marketing. La consultation des clients peut intervenir plus tard dans le processus de développement, notamment en phase de prototypage elle aussi bouleversée par les imprimantes 3D et les FabLabs (Gershenfeld, 2005). On peut désormais fabriquer des prototypes de manière très rapide et à moindre coût, sans nécessité de valider l’idée en amont auprès du marché. Aux Etats-Unis, certains investisseurs dans les start-ups considèrent même les études de marché préalables et l’analyse stratégique comme relativement secondaires, l’important selon eux étant le développement rapide d’un pitch et d’une vidéo qui explique le concept : l’objectif est de créer du buzz sur les réseaux sociaux afin de construire la notoriété du projet, de développer le marché et de favoriser la levée de fonds dès les premiers prototypes réalisés et les brevets déposés. L’offre permet de tester l’idée et de créer la demande via les réseaux sociaux, sans que l’on ait véritablement analysé le marché en amont. Une redéfinition nécessaire des missions et du rôle du marketing Dans ce contexte, le marketing – et avec lui la recherche en marketing – doit complètement redéfinir son rôle, sa mission et la nature de son expertise. Le propos n’est pas nouveau et on lit régulièrement, décennie après décennie, la nécessité qu’a le marketing de se réinventer. Cependant, l’émergence combinée du web, des réseaux sociaux, des big data et des FabLabs remet en cause les missions traditionnellement attribuées aux services marketing : la compréhension du client, l’analyse des ventes, le développement de nouveaux produits, la communication (elle aussi révolutionnée par You Tube et le crowdsourcing comme outil créatif)… Si le contact avec les clients et leur compréhension sont désintermédiés, si les techniques d’études ne reposent plus sur l’échantillonnage, si la communication et la marque sont désormais l’affaire de tous, le rôle du marketing devient profondément différent. Ajoutés à l’empowerment des clients qui lui aussi génère une transformation radicale, on comprend que la fonction marketing, sa mission, son rôle dans l’entreprise soient bouleversés. Plus de 20 ans après les travaux de Narver et Slater (1990) et de Kohli et Jaworski (1990), cette désintermédiation est peut-être la concrétisation d’une véritable orientation marché pour les organisations. Si les services R&D prennent l’habitude de consulter les opinions des clients sur le web, si les services SI se saisissent de la compréhension du marché via les big data, si les bureaux d’études interagissent avec les clients à partir de prototypes, alors la voix du client est présente dans les différents services de l’entreprise et le marketing a accompli sa mission. Mais cela suppose une transformation de l’identité de la fonction marketing en interne, qui perd son rôle de pivot central de la relation entre l’entreprise et ses clients. Le marketing n’est pas la seule fonction à subir une mutation profonde : les services production et conception sont transformés par les FabLabs, les services R&D par l’open innovation, les services financiers par l’émergence rapide des nouveaux business models, les services SI par les nouveaux outils... 22 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Cette transformation profonde des différentes fonctions de l’entreprise, accompagnée d’une prise de décision pouvant être plus rapide, constitue une belle opportunité pour les praticiens et les chercheurs en marketing de réfléchir sur sa mission et son rôle, et de jouer un rôle actif dans le processus de transformation. La décision marketing : une affaire de légitimité et d’imagination Christophe Benavent, Université Paris Ouest Nanterre Il n’est pas possible de regarder aujourd’hui la décision marketing comme un ensemble homogène, comme celle d’un capitaine de vaisseau qui, investi de l’autorité de sa fonction, prendrait la « bonne » décision soit après une analyse systématique de toutes les informations et enjeux, soit suite à une intuition de génie, ou encore qui déciderait rapidement et et de façon avisée sous la pression ambiante de la crise ou de la concurrence. Dans une société liquide, la majorité des décisions constitue plus des actions entreprises en surfant de façon intelligente, et souvent automatisée, sur le flux considérable de données qui permet des analyses rapides et un one-to-one adapté, que le résultat d’une analyse stratégique fondée. Ces actions, ou ne devrait-on pas plutôt dire ces actions microscopiques, constituent le lot quotidien des décisions marketing. Elles masquent souvent l’absence de concertation sur les décisions marketing et stratégiques qui engagent l’entreprise sur le plus long terme. Et cela touche aussi bien l’interne qui engage les axes choisis par l’entreprise et qui garantissent son efficacité, voire sa pérennité, que l’externe avec les retombées des décisions prises sur la société de façon plus globale. Données et décisions : automatisation et sauts décisionnels Que la décision marketing soit caractérisée par la prise en compte d’une quantité de données inégalée est indéniable. Des études d’opinion du XXe siècle au big data de notre décennie (McAfee et Brynjolfsson, 2013), il y a un saut quantitatif dans les ordres de grandeur mais aussi un saut qualitatif. Plus de données n’amène pas de meilleures décisions, contrairement au rêve du Marketing Science, mais simplement plus de décisions et des décisions plus microscopiques. On est d’ailleurs passé de la décision, avec un grand D, à des décisions microscopiques qui relèvent plus de l’action, dans le cadre d’un objectif global de rentabilité. On en vient ainsi au yield-management, à la mutiplication des offres et propositions adaptées au consommateur, dans une logique de one-to-one, à partir de l’identification de leurs parcours et intérêts à partir de clicks. Le volume, la variété et la vélocité du big data ne font pas de meilleures décisions mais engendrent des actions rapides et segmentées en accroissent la granularité, le nombre, la fréquence. La masse de données permet de répondre de façon précise et spécifique aux attentes présupposées des consommateurs et clients. On pourra ainsi fournir des informations précises à un vendeur de glace d’une région donnée quant aux conditions climatiques du lendemain et à la décision de réapprovisionnement qu’il doit prendre, aux delà de lois générales que l’on peut connaître sur les liens entre consommation et conditions climatiques. La granularité et la masse de données peuvent être utiles pour celui qui doit prendre en compte moins la connaissance générale que le renseignement particulier. La masse de données disponible, alliée à une granularité fine, permet de fournir des réponses précises à des attentes spécifiques et d’engendrer les actions appropriées du fait de la finesse des Marketing de demain – 23 données, de la vitesse et du volume du recueil d’informations. Ces réponses peuvent être automatisées et résultent de modèles stimulus-réponses qui analysent le comment (tel stimulus provoque tel effet) sans se soucier du pourquoi, ce qui permet de réduire l’incertitude quant à l’efficacité des actions entreprises (encadré 1). Les marketeurs laissent la place aux statisticiens. Quant à la connaissance, quelques milliers de données suffisent (et non des millions) pour faire émerger des relations et générer de grands principes décisionnels. Encore faut-il pouvoir gérer au plan organisationnel ces divers niveaux décisionnels : micro-décisions ou plutôt actions, principes et choix décisionnels à la base des actions en marketing, décisions stratégiques auxquelles le marketing est associé. Jusqu’où faut-il encourager l’automatisation ? Quelles décisions laisser aux opérationnels ? Jusquoù le marketing est-il associé aux décisions stratégiques ? Ces questionnements ne sont pas encore suffisamment pris à bras le corps, embrassés, par les responsables marketing et les CEO dans les organisations, et soulève de façon directe la question de l’organisation et des procédures décisionnelles selon les niveaux de responsabilité. On est souvent dans une science de l’action plus que de la décision. Encadré 1 : Décisions automatisées et capacité des données à réduire l’incertitude Nombre de techniques automatisées permettent de réduire l’incertitude dans laquelle on se trouve et de décider mieux pour un résultat efficace. Un beau terrain d’expérimentation se trouve dans les algorithmes qui permettent aux régies d’attribuer un message à un support numérique. Les recherches avancées utilisent dans ce domaine les techniques des bandits manchots à de multiples bras (Schwartz et al., 2012). On ne cherche pas alors à connaitre ce qui fait que tel internaute réponde à tel message et à tel canal. On se contente, compte tenu des réponses et des actions engagées, à définir la meilleure stratégie en trouvant le bon degré d’exploration (tests au hasard) et d’exploitation en renouvelant des messages là où l’on sait qu’ils entrainent une réponse gagnante. Le pourquoi laisse place au comment. Et la masse des données permet sans aucun doute d’améliorer la performance. En termes plus techniques cela signifie que les modèles compréhensifs (par exemple les équations structurelles) laissent place à des méthodes différentes, celles du machine learning (Cui et al., 2006) par exemple. « Bonnes » décisions, multiplicité des acteurs et processus Un second aspect de la décision en marketing réside dans la multiplication de ses acteurs. Quand les firmes font appel aux consommateurs pour concevoir des produits nouveaux (Baldwin et von Hippel, 2011), quand le succès ou l’échec des campagnes publicitaires s’appuient sur l’engagement des consommateurs dans les réseaux sociaux, quand les prix ne sont plus fixés mais laissés au gré du marché – pay what you want (Kim et al., 2009) – on doit s’interroger sur la nature même de la décision qui n’est plus simplement l’apanage d’un cerveau central mais un processus de délibération qui engage une multitude d’acteurs individuels et institutionnels. La rationalité compte alors moins que la légitimité de la décision, que ce soit pour la marque, les consommateurs, les autres parties prenantes. Le seul critère de performance de la décision laisse souvent dans l’ombre l’importance véritable de ses causes : la volonté, les processus d’acceptation ou la chance. Faut-il encourager la recherche du compromis ou le point de vue visionnaire de quelques-uns ? Le consensus ou la rupture ? La réponse est en grande partie contingente. Muji (Nishikawa et al., 2013) pourra trouver plus de profit dans son innovation en organisant le crowdsourcing des idées qu’en exploitant le talent de tel ou tel designer, mais les ruptures viennent bien souvent de personnalités. 24 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Mais même lorsque la décision provient de personnalités, elle doit être acceptée par les diverses parties concernées car son acceptation vient avant sa réalisation. La décision doit être légitime aux yeux de ceux qui doivent mettre en œuvre son application. Cette légitimité dérivera de la légitimité associée à l’autorité (légitimité économique, sociale, sur les valeurs incarnées) ou de celle associée au processus d’émergence, c’est-à-dire à une légitimité sociale et « démocratique ». Mais les foules ne sont pas toujours sages, et la délibération peut conduire à l’absence de prise de décision, à l’évitement ou à la procrastination. Il faut in fine trancher. L’adhésion au processus d’émergence des idées, la clarté dans les responsabilités de chacun compte. La « bonne » décision ainsi se jouera moins dans l’acte final que dans le processus très en amont qui élargit les choix, tout en évitant la paralysie de possibilités de choix excessives soulignée dans les travaux de Dan Ariely (Norton et al., 2007). Elle se joue dans le processus de sélection de ses options, dans le fait que chacun contribuera à la mise en œuvre de ces décisions d’autant plus spontanément et fortement qu’il se sentira impliqué. La question importante sera finalement celle du locus de décision et du processus de décision1. Niveaux décisionnels et légitimité de la décision Les organisations marketing plus que jamais ont à organiser le flux et les contextes de la prise de décision. Plus que jamais la science du marketing (si elle est une science) est une science des organisations et de leurs rapports, qui vise à agencer le rapport des organisations entre elles, aux sujets qui les animent, sans compter les rapports à son environnement économique, social et environnemental. sa toile de fond. Préparer les décisions, les prendre, savoir les faire évoluer, et mettre en place les mécanismes pour s’ajuster rapidement et continument, sont des caractéristiques fondamentales de « bons » processus de décisions dans une société fluide. Mais de quelles décisions s’agit-il ? Ce raisonnement s’applique à tous les niveaux décisionnels. Les micro-décisions automatisées sont les moins concernées car il s’agit de mise en œuvre de décisions, donc d’actions, plus que des choix eux-mêmes. Encore faut-il que l’automatisation des processus de décision ne soit pas bloquant et ne freine pas la prise de décision du personnel en ligne ou au téléphone qui peut être amené dans le cas du multicanal à résoudre des problèmes rencontrés par les clients on line . Les décisions les plus concernées sont celles qui engagent l’efficacité de l’entreprise sur ses marchés, sa pérennité et sa réputation vis-à-vis des diverses parties prenantes, internes et externes à l’entreprise. Ces décisions et les processus qui y conduisent doivent être légitimes. Nous prendrons l’exemple des choix marketing et stratégiques de La Redoute ou de Darty au cours de ces dernières années face à la concurrence des pure players et à la crise (encadré 2). Dans le cas de La Redoute, alors que l’entreprise était pionnière et à la pointe des technologies en VPC, l’entreprise semble ne pas avoir réussi son virage vers le digital alors que Darty, aux techniques de vente à distance moins élaborées, ajuste plus rapidement sa stratégie marketing et s’engage résolument dans le click and collect, avec l’adhésion du personnel, des clients, et la volonté de la direction qui accepte le risque même si la situation financière et en bourse s’était 1/ Moins que décider, il s’agit de savoir où prendre les idées en compétition pour la décision. De fait, si nous savons depuis Simon (1955) que les décisions sont limitées rationnellement : on envisage qu’un petit nombre d’opportunités et l’on se satisfait de la première qui convient à nos critères, sans revenir à ce qu’on puisse envisager toute les solutions et d’y choisir la meilleure, il reste à considérer où trouver les alternatives et comment établir les critères. Marketing de demain – 25 dégradée. Alors que les décisions stratégiques de Darty sont comprises de tous, celles de La Redoute apparaissent à certains acteurs comme moins légitimes, car moins préparées, ne résultant pas d’un processus de décision transparent et compris par tous.. La logique de l’actionnaire se heurte à celle d’autres acteurs. Et les responsables marketing sont rarement associés aux décisions stratégiques majeures. Encadré 2 : Prises de décision à La Redoute et chez Darty La Redoute : La Redoute licencie 700 personnes à l’automne 2013. La Redoute, pionnière de la VPC puis du e-commerce depuis 1837, est un acteur historique de notre contemporanéité. L’entreprise et les dirigeants ont été à la pointe des techniques de marketing dans les années 90. L’entreprise satisfait 7 millions de clients, dispose d’un fichier de 20 millions d’individus, a fait du big data avant l’heure, et connait les désirs et les comportements de ses clients, Comment dans ce contexte peut-on rater le virage digital ? Cela pose la question du décalage entre les micro-décisions, les décisions opérationnelles, les décisions stratégiques et les décisions liées aux objectifs globaux de l’entreprise ; et celle des processus à l’œuvre. Darty : Suite à des pertes importantes en 2012, face à la concurrence d’Amazon et des pure players, l’enseigne ouvre son premier magasin multi-connecté en 2013 et, simultanément, abandonne son image liée au contrat de confiance et à la camionnette R4 des années 70. Darty devient une véritable enseigne cross-canal, avec une valorisation de l’expertise « humaine » et une proximité servicielle avec le client. Le vendeur peut « prendre en main » le client partout en magasin avec des dalles numériques et le consommateur a désormais le « libre toucher » des produits. Le processus d’innovation est marqué par une bonne acceptation en interne et par les clients de l’innovation. Prise de décision, ajustement constant et imagination Les professionnels du marketing savent que les marchés répondent de façon de moins en moins systématique à leurs actions, que leurs pronostics sont souvent déjoués. Leurs (bonnes) décisions sont éloignées du modèle rationnel qui découle d’une étude attentive des marchés, les bonnes décisions reposent sur un dialogue constant avec le marché. C’est dans une architecture nouvelle de la décision que le marketing management doit se glisser, une architecture qui laisse aux foules le soin d’améliorer ce qui est offert et aux leaders le soin d’assumer les changements, voire les ruptures. A la distinction décision tactique/stratégique se substitue ainsi une distinction entre décision marginale et décision disruptive, calquée sur les modes de l’innovation. Le sens des décisions des organisations marketing réside dans cette fonction essentielle d’arbitrage entre le désir des consommateurs et les conséquences de leur consommation, entre l’envie des producteurs et celle des acheteurs, entre l’intérêt particulier et le bien commun, entre le pouvoir des états et la liberté des sujets. Plus que les formulations des offres nouvelles ce qui compte est la capacité des organisations à s’ajuster rapidement et de façon continue, en imaginant et inventant les processus qui donnent aux parties prenantes (consommateurs et autres acteurs) les moyens de se réaliser et de réaliser leurs désirs et objectifs, quitte à remettre en cause les rapports de domination. Inutile de dire que la décision marketing est une double affaire de légitimité et d’imagination. Et plus que jamais une science de l’action. On est dans la logique de la strategy-as-practice, chère aux stratèges (Whittington, 2006). 26 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Réussir le passage du marketing engineering au « marketing distingué » Francis Salerno, IAE, Université de Lille I Le marketing engineering – une approche pour résoudre les problèmes de décision marketing – a été popularisé par l’ouvrage de Lilien et Rangaswamy publié en 1998. Pour ces auteurs, si le marketing traditionnel est considéré par beaucoup comme un art et par quelques-uns comme une science, le nouveau marketing ressemble de plus en plus à l’engineering. L’ouvrage avait pour objectif de former des ingénieurs marketing capables de traduire les concepts en décisions opérationnelles et en actions, à l’aide des techniques analytiques, de la modélisation quantitative et de l’ordinateur. Le marketing engineering est naturellement associé au développement des systèmes d’aide aux décisions marketing. La même année, Bucklin, Lehman et Little (1998) publiaient un article intitulé « De l’aide à la décision à l’automatisation de la décision : une vision 2020 ». Qu’en est-il aujourd’hui ? Où en sont le marketing engineering, les systèmes d’aide à la décisions, l’automatisation marketing ? Quelles sont les tendances et besoins de recherche dans ces domaines ? Dans la logique de valeur pour l’actionnaire ? Dans la logique de bien-être sociétal ? Alors que les outils d’aide à la décision en marketing existent depuis plusieurs décennies, leur potentiel n’est pas toujours perçu ou compris par les managers, ce qui peut les conduire à une mauvaise ou sous-utilisation de ces modèles, à la non utilisation de leur potentiel stratégique. Par ailleurs, on soulignera la faible intégration par les chercheurs dans leurs modèles de capital client et de portefeuille clients, des comportements sociaux ou sociétaux et du capital social ou sociétal. Mais la bonne utilisation des outils d’aide à la décision en marketing, et la bonne prise de décision posent de façon plus large la question de l’organisation marketing. Cela s’inscrit dans la problématique du « marketing distingué » que pose Leeflang (2011). Ces manques ou insuffisants développements dans les systèmes d’aide à la décision constituent autant de pistes de réflexions et des opportunités de progrès qui devraient conduire managers et chercheurs vers un vision commune des actions dans lesquelles s’engager pour améliorer la prise de décision. Ecarts entre utilité perçue des systèmes par les managers et performance effective Lilien et Rangaswamy (1998) définissent le marketing engineering (la traduction systématique de données et de connaissance (incluant le jugement) dans un outil utilisé pour l’aide à la décision est ce que nous appelons marketing engineering), identifient les tendances favorables à sa croissance et à son adoption, énoncent ses avantages et ses coûts et donnent l’exemple de quelques applications de ce concept dans des entreprises leaders. Cette question et celle de l’adoption et de l’utilisation des systèmes d’aide aux décisions marketing suscitent des débats depuis des années. En effet, les liens entre les évaluations par les utilisateurs des systèmes d’aide à la décision et leur performance effective peuvent être faibles, voire déconnectés ou même négatifs. Si les évaluations par les utilisateurs ne reflètent pas la performance des systèmes, cela peut conduire à négliger les modèles d’aide à la décision qui permettent le plus d’améliorer la performance, et d’entraîner une « négligence dangereuse de l’aide à la décision » (Althuizen, Reichel et Wierenga, 2012). Cela demande à être pris sérieusement en compte, discuté et corrigé. Les systèmes sont destinés à renforcer l’efficacité et l’efficience de la prise de décision pour des problèmes mal ou faiblement structurés, et le marketing automatisé, qui bénéficie du développement des capacités technologiques de structuration et de traitement des problèmes, le permet. Marketing de demain – 27 Sous-utilisation par les managers du potentiel stratégique des systèmes d’aide à la décision Pour les décisions marketing, Bucklin, Lehman et Little (1998) prévoyaient la prise en charge par les technologies de nombreuses tâches assurées par les responsables, le passage des systèmes d’aide à la décision marketing aux systèmes automatisés de décision marketing se faisant sous l’impulsion de trois facteurs : (1) le renforcement de la productivité de la fonction marketing, (2) de meilleures décisions et, par conséquent, des niveaux plus élevés de retour sur investissements marketing et (3) le développement du micromarketing ou sur-mesure de masse des activités marketing. Il était déjà possible à l’époque de donner de nombreux exemples d’automatisation partielle de marketing individualisé : ciblage des mailings, récompenses dans les programmes de marketing relationnel, coupons personnalisés en sortie de caisse. Les développements du Web allaient aussi dans le sens du développement de la personnalisation en temps réel des messages et des offres à partir des demandes des clientèles ou de leurs des réponses et réactions antérieures et actuelles. Depuis, les choses ont bien entendu évolué dans ce sens en Webmarketing mais les prévisions étaient à l’époque plus globales et concernaient l’automatisation de décisions marketing en général avec prise en compte des réactions des concurrents. L’orientation restait en fait très « Marketing Produit » tandis que l’automatisation du marketing s’est surtout développée dans une approche interactive de « Marketing Client ». Les résultats d’une étude récente sur les pratiques de marketing automatisé révèlent toutefois que les professionnels se concentrent sur les avantages de productivité de l’automatisation, alors que les opportunités restent à saisir pour utiliser l’automatisation dans une approche stratégique des clients (Forrester, 2012). Ils y voient un mode efficace d’amélioration des relations clients par une approche de type « test et apprentissage » mais la plupart des utilisateurs du marketing automatisé restent focalisés sur son pouvoir d’amélioration de l’efficience des processus et ne considèrent pas suffisamment le potentiel stratégique de l’automatisation. La CLV (Customer Lifetime Value) devrait être davantage prise en compte dans les décisions, de même que la construction du dialogue et les collaborations avec les clients. L’orientation « campagne » reste par conséquent dominante et se situe loin devant un marketing centré client tenant compte d’une valeur économique des clients estimée dans la durée. Mieux intégrer capital clients et dynamique du portefeuille de clients aux systèmes La compréhension et l’estimation des effets des activités marketing sur la CLV est cependant fondamentale. Les spécificités de mesure de la CLV selon les contextes sont à intégrer aux sytèmes d’aide à la décision et à certains aspects du marketing automatisé. La construction de systèmes intégrant la CLV s’est principalement développée en interne dans les grandes entreprises mais les prestataires et vendeurs de solutions ont aussi apporté leurs contributions. Les recherches académiques intègrent de plus en plus la CLV mais, à quelques exceptions près, ne travaillent pas suffisamment au développement des systèmes intégrant cette valeur pour aider aux décisions opérationnelles ou stratégiques. Le Capital Clients (Customer Equity, ou Actif Clients, ou valeur de la base de clientèle ou valeur du portefeuille de clients de la marque ou de l’entreprise) est souvent présenté comme la somme des CLV des segments ou des clients, mais ce n’est qu’une simplification didactique et des progrès sont à réaliser pour mieux évaluer cet actif. Cela étant, à un premier niveau stratégique se posent les questions de la valeur du portefeuille de clients, de la modélisation de sa dynamique sous les effets d’hypothèses d’actions marketing et de la construction de systèmes d’aide à la décision adaptés ou adaptables aux grands contextes marketing et aux attentes des professionnels 28 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 (flexibilité, praticité). La recherche menée par Homburg, Steiner et Totzek (2009) est un exemple d’avancée vers la construction de systèmes de cette nature, bien que limitée aux clients actifs et n’intégrant pas, par conséquent, la question de l’allocation des ressources/efforts marketing entre conquête et fidélisation. L’approche est fondée sur l’identification préalable des déterminants de la CLV dans une bonne diversité de secteurs sélectionnés (VAD, Banque, BtoB, Télécoms) et sur les segmentations stratégiques de clientèles qui en découlent. La contribution se concentre ensuite sur les effets d’une stratégie offensive (faire passer les clients à des segments de valeur supérieure) ou défensive (éviter la dégradation des clients) envisagée sur les segments extrêmes du portefeuille (les meilleurs, les plus faibles) ou sur les segments intermédiaires. A un niveau stratégique supérieur se pose la question de la relation entre le Capital Clients et la valeur pour les actionnaires. Elle est séduisante mais complexe car, comme montré par Berger et al. (2006), il faut aussi prendre en compte les réactions de la concurrence dans les évaluations de la CLV et du Capital Clients ; et il est nécessaire de considérer la valeur d’option, qui n’inclut pas seulement la valeur de l’entreprise dans son modèle d’activité actuel mais aussi la valeur potentielle tirée de ses expansions futures : entrée dans de nouveaux marchés, nouveaux produits ou marques, nouveaux types de clients. Plus intégrer capital donateurs et bien-être sociétal aux systèmes Toutes les activités marketing ne s’inscrivent pas dans la logique économique du capital client et de la valeur pour l’actionnaire. La recherche de ressources pour améliorer les comportements dans un but social ou sociétal ainsi que les décisions et les actions destinées à modifier ces comportements peuvent tout autant bénéficier du marketing engineering, des systèmes d’aide à la décision et des progrès de l’automatisation. En collecte de fonds, le développement de systèmes intégrant la valeur d’une base de donateurs et permettant d’apprécier sa dynamique sous l’impulsion des actions de marketing peut se faire de manière très similaire à ce qui se fait dans le secteur marchand. La question devient plus délicate pour les comportements sociaux ou sociétaux générés par les campagnes et les programmes marketing. Prenons le cas des actions de lutte contre un comportement « négatif » et considérons les paramètres essentiels de « production » de la base des personnes « converties » à ne plus se comporter « négativement ». Quel est le taux de transformation sur la période (personnes dont il faut changer de comportement/ personnes ayant changé) ? Combien de personnes converties aux périodes précédentes ont-elles maintenu le comportement souhaité ? Quel est le taux de rechute ? Les personnes converties par certaines actions ou campagnes de marketing social/sociétal ont-elles moins tendance à rechuter ? Quelle est la valeur sociale/sociétale d’un segment ou d’un personne qui modifie son comportement définitivement ? Plus ou moins durablement ? Les publications académiques de modélisation et de développement d’aides aux décisions marketing restent rares dans ce domaine. Les indicateurs quantitatifs mis à la disposition des décideurs n’apportent pas de réponse satisfaisantes à ces questions, soit parce qu’ils agrègent trop les données, soit parce qu’ils ne permettent pas connaître les états des personnes et les transitions d’un état à un autre au cours du temps. Les matrices de transition et Markov peuvent sans doute aussi contribuer au bien-être sociétal. Aller jusqu’aux questions d’organisation et vers le « marketing distingué » Le point de départ des modèles est le « marketing analytics ». Mais il s’agit de le dépasser pour répondre pleinement aux enjeux en matière de prise de décision. La traduction de l’expression « marketing analytics » par « analyse marketing » est trop faible et nous la conservons donc telle quelle. Lilien l’a récemment définie comme « une approche ren- Marketing de demain – 29 due possible par la technologie et appuyée sur le modèle pour exploiter les données clients et de marché afin d’améliorer la prise de décision de marketing » (Lilien 2011, p.5) et distingue deux types d’applications : celles qui impliquent les utilisateurs dans un cadre d’aide à la décision et celles qui ne le font pas (automated marketing analytics). Il constate que les changements technologiques accélèrent la transformation des métiers du marketing et multiplient les opportunités de déploiement de ces applications pour de meilleures performances mais qu’il continue à y avoir de nombreux sceptiques à l’égard de la « démarche rationnelle d’analyse » en marketing. Mais n’est-ce qu’une question de « point de départ » ? Pendant longtemps, le marketing direct, la VPC ont été « le mouton noir » de la famille marketing mais ces activités ont amené le « Marketing Base de Données » et les spécialistes de la personnalisation des messages et des offres (Berger et al., 2006). Ce marketing se fonde sur des systèmes de mesures précises des réponses, des CLV et de la dynamique du Capital Client. Et Berger et al. d’ajouter : « En combinant la “révolution marketing direct/base de données” et les canaux interactifs tels qu’Internet et des centres d’appels centralisés hautement automatisés, de nombreuses opportunités sont disponibles. Elles comprennent le marketing multicanal, les questions de gestion de la relation client (CRM) et le spectre complet du centrage sur le client ». D’accord pour ce point de départ... « Pourquoi votre entreprise, l’un des leaders de la VPC textiles-habillement, n’a-t-elle pas lancé de nouvelles marques de e-commerce dans des marchés spécialisés où son aujourd’hui bien présents Sarenza.fr, Zalando.fr et d’autres ? ». J’ai posé cette question il y a quelques mois à l’un des anciens responsables marketing de l’entreprise. Sa réponse : « Nous n’aurions pas du faire cela en interne, il ne fallait pas garder les équipes de projets chez nous mais leur laisser une totale autonomie dans cette nouvelle culture Internet. Ils ont trop fait comme à l’habitude ». Est-ce une vérification de plus de l’un des sens d’influence possibles dans la relation entre le stratégie et la structure ? « Strategy follows structure ! » (Hall et Saias, 1980) ? Pour d’autres points de départ, pour d’autres habitudes marketing, le risque d’une orientation « marketing analytics » insuffisante est probablement tout aussi important que celui généré par certaines myopies de technologues marketing. Cela vaut aussi pour les évolutions de la discipline et pour de développement des recherches. Dans cette perspective, la voie du « marketing distingué », ouverte par Leeflang (2011) est prometteuse. Il définit cette nouvelle expression « par l’orientation, l’organisation du marketing dans les entreprises et la qualité de la prise de décision (c’est-à-dire, l’opérationnalisation) ». Peter Leeflang considère comment et dans quelle mesure les méthodologies de recherche modernes peuvent être appliquées pour établir les connexions formelles entre les efforts marketing et les mesures de performance. Il y réaffirme la nécessité pour les marketeurs d’être plus accountable et innovateurs, de concevoir leurs modèles pour répondre aux objectifs de l’organisation plutôt qu’aux seuls objectifs marketing, condition nécessaire pour gagner de l’influence au sein de l’entreprise et lors des prises de décisions stratégiques (Verhoef et Leeflang, 2009). La lecture de cette contribution, “Paving the way for distinguished marketing”, est vivement recommandée car elle devrait contribuer, comme l’écrit son auteur, aux phases suivantes du cycle de vie de la discipline. Communication liquide et enjeux éthiques Elisabeth Tissier-Desbordes, ESCP Europe Les nouveaux modes de communication (encadré 3) perturbent les schémas classiques des théories de communication et soulèvent de nombreuses questions éthiques. La communication évolue vers ce que nous appellerons une communication liquide, ce qui ne va pas sans entraîner un certain nombre de questions éthiques. 30 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Encadré 3 : Vers une communication liquide dans un Far Ouest mondial Le 20 mars 2013, sur sa page Facebook, Carambar donnait rendez-vous à ses fans pour une « annonce capitale dans l’histoire de la marque ». Le 21 mars, la page annonce « le changement, c’est bientôt », paraphrasant ainsi un slogan électoral. Et le 22 mars, la marque révèle la disparition pour le 15 avril des blagues Carambar remplacées par des exercices « ludo-éducatifs ». A ce stade, l’opération marketing relève d’un « teasing » classique, vite relayé sur les réseaux sociaux. Mais l’opération prend toute son ampleur avec la reprise de l’information par les journalistes de la plupart des grands médias : TF1, France 2, Canal Plus mais aussi radio et presse (Le Monde, Libération…), reflétant une campagne de relations presse soigneusement préparée par l’envoi de kits aux journalistes. Ces derniers ont commenté non seulement l’arrêt des blagues, mais aussi l’indignation qui s’est emparée des réseaux sociaux pour sauver ces fameuses blagues, avec la création d’une page Facebook « Touche pas à mon carambar ». Enfin, le 25 mars, la marque révèle la supercherie – « c’était une blague » – et diffuse une vidéo sur YouTube expliquant le dispositif de communication créée par l’agence Fred et Farid (http://www. youtube.com/watch?v=4qEGCN5j3qE&feature=player_embedded). L’information est reprise par ces mêmes grands médias, avec des commentaires un peu désabusés des journalistes, marris de s’être fait piégés. Cette opération de communication nous semble emblématique de l’évolution de la communication des marques dans ce début de XXIe siècle. Vers une communication liquide Bauman (2000) a introduit le concept de modernité liquide pour décrire la société contemporaine avec des individus pris dans un flux ininterrompu qui les conduit à changer de métiers, de conjoints, de villes, de projets. Cette liquidité conduit à une fragilité des relations humaines exacerbée par la société de consommation (Bauman, 2004). « Comme les pouvoirs colossaux du marché de la consommation sèment l’action-par-souhait en profondeur dans la conduite quotidienne, suivre un désir semble rejoindre, avec gêne et désagrément, maladroitement les rangs de l’amour » (Bauman, 2004, p.23). Cet auteur utilise le terme « souhait », à la place de désir, considérant que la maturation du désir prend du temps dans une culture « qui exècre les atermoiements et promeut en lieu et place la “satisfaction instantanée” » (Bauman, 2004, p. 22). Le vocabulaire suit également cette tendance à la liquidité, les marques sont aimées au même titre que les humains ou les pages Facebook. Tout communique et tout est utilisé pour communiquer. Bouilloud (2012) utilise la notion de liquidité en l’appliquant aux organisations. Il parle d‘ « organisation liquide » pour décrire la vie précaire des cadres dans les entreprises, l’impermanence des situations acquises, leur incapacité à prévoir et l’incertitude des lendemains. La communication actuelle, omniprésente, multiforme, changeante, parfois imperceptible, nous semble également relever de la liquidité. De la communication intégrée à la conversation co-construite L’explosion des médias a ouvert la possibilité pour les marques d’utiliser d’autres canaux de communication que les medias de masse traditionnels. De nombreux auteurs ont souligné l’importance de coordonner ces actions de communication autour de la communication intégrée (Decaudin, 2011). Mais, en partie grâce à internet, le consommateur peut aussi interagir avec la marque. Il y a près de vingt ans, Tixier et Pras (1995) soulignaient l’avènement du marketing inversé, largement développé par la suite sous de nombreux termes, le consommateur participant à un processus de co-construction de la marque à travers une conversation continue (Keller et Fay, 2012). Une communication quasi instantanée Plus besoin d’attendre des plages spécifiques de spots télévisuels ou la parution mensuelle d’un magazine, les nouveaux outils de communication permettent une diffusion quasi instantanée, Marketing de demain – 31 comme le montre l’exemple cite (encadré 3). Cette rapidité de communication peut être expliquée en partie par la connexion permanente des consommateurs à un certain nombre de médias tel Twitter via le téléphone mobile. Pour Rosa (2012), ce besoin de rapidité est le propre de notre modernité tardive. Il considère trois dimensions de l’accélération sociale qui s’enchaînent : l’accélération technique, l’accélération du changement social et celle du rythme de vie, soulignant la fluidité, la difficulté d’appropriation du temps et l’aliénation qui en découlent. Des problèmes éthiques Le consommateur est ainsi soumis à une multiplicité de messages, émanant des médias traditionnels, mais aussi des nouveaux médias et des consommateurs eux-mêmes (encadré 4). La communication commerciale cache son nom et les vieux guides de régulation ne fonctionnent plus. Encadré 4 : Le consommateur au centre de la communication Dans la société de consommation qui est la nôtre, le consommateur parle des marques : un quart du bouche-à-oreille relève de la communication des marques ; ce pourcentage monte à 31% pour le secteur des media et du divertissement (Keller et Fay, 2011). Ces mêmes auteurs signalent que 10 à 54 % de l’impact marketing provient du bouche-à-oreille. Par ailleurs, la multiplicité des émetteurs conduit à rechercher des émetteurs crédibles. Les amis ou, dans une moindre mesure, les journalistes font partie de ceux-là. Clow, James et Stanley (2008) ont étudié l’importance et la crédibilité des diverses sources d’information pour l’achat de cartes de crédits par des étudiants. Cinq dimensions ont été testées pour mesurer la crédibilité : l’expertise, l’attractivité, la confiance, la similarité et l’amitié. Aucune relation significative n’a été trouvée sur les dimensions « similarité » et « confiance » mais le facteur le plus important est l’amitié, c’est-à-dire de trouver la source du message agréable, amicale et approchable. L’ami est ainsi une source crédible, mais des auteurs ont montré que la multiplicité des sources a également un effet persuasif (Do-Hyung et Se-Bum, 2008 ; Chevalier et Mayzlin, 2006). En effet, nombreux sont aujourd’hui les sites qui sollicitent l’avis des consommateurs, sur des hôtels, des compagnies d’aviation, des films, des livres… exerçant ainsi une pression à la conformité ou entraînant un processus d’élaboration plus complexe permettant de réduire le risque perçu. Une communication commerciale qui cache son nom Derrière tous ces messages se pose la question de l’identification de la source « véritable » du message. Quand un consommateur vous recommande chaudement un hôtel sur Tripadvisor, at-il véritablement séjourné dans cet hôtel, ou est-il plus simplement un ami du patron, voire son agence de communication ? Quand un ami vous recommande de choisir telle marque de téléphone, est-il sincère ou a-t-il été payé par Bzz Agent, agence bostonienne qui propose de rémunérer des consommateurs pour parler des produits ? Ou encore la bloggeuse qui conseille d’utiliser la farine Francine, est-elle une stagiaire récemment engagée par l’entreprise ? Dans la publicité traditionnelle, les choses sont claires : à la télévision, un écran avertit le consommateur qu’il va voir de la publicité, c’est-à-dire que les messages sont destinés à influencer ces achats. Le caractère commercial est clairement indiqué. Des années de mise en place de réglementation ont cherché à protéger le consommateur, certains pays comme la Suède, interdisant même la publicité pour les enfants. Mais comment faire dans un monde liquide, où tout est communication, et souvent communication commerciale non identifiée ? 32 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Ethique et communication : un défi à relever Les problèmes éthiques liés à la publicité sont nombreux et ont été maintes fois étudiés. Dès 1986, Pollay s’intéresse aux conséquences sociales de la publicité, suivi par de nombreux auteurs, qui vont souligner les risques de manipulation sur des publics particulièrement influençables comme les enfants ou les adolescents, les biais de représentations des femmes ou des minorités, la publicité mensongère (Hyman et al., 1994) ou plus récemment les enjeux liés à l’utilisation des données récoltées sur internet. Mais la communication liquide pose de nouveaux problèmes. Où sont les frontières ? Qui communique ? Et pourquoi ? C’est aussi le point de vue de Drumwright and Murphy (2004, 2009) qui considèrent que l’environnement créé par les nouveaux médias technologiques ressemble au Far West, partageant avec lui, la brutalité, la dureté et l’absence de frontières, de barrières. Dans ce monde, les vieux guides de bonne conduite et les régulations existantes ne fonctionnent plus. En menant des interviews auprès de professionnels, ces chercheurs ont conclu que les publicitaires souffrent d’une myopie morale, d’un silence moral. Ils ne veulent pas voir les problèmes, ils en parlent rarement et idéalisent un consommateur intelligent qui ne serait pas dupe des tentatives de manipulation. Toutefois, certains publicitaires s’interrogent et cherchent à développer des méthodes alternatives plus morales, faisant alors preuve d’imagination morale. Mais ces auteurs montrent que, pour les publicitaires américains, il n’y a pas de consensus sur ce qui est éthique ou non. Nombreux sont ceux qui considèrent que ce n’est pas leur problème, mais celui du gouvernement et de la loi. Comment alors fixer des normes dans un monde liquide, dans un environnement en mutation perpétuelle avec des frontières ouvertes, de plus en plus de concurrents, des outils toujours plus nombreux et une pression sur les résultats immédiats ? Ces mutations de la communication ouvrent de larges espaces de recherche au monde académique, en espérant qu’elles ne soient pas trop rapides pour mener des recherches approfondies. On se souvient de Second life, de l’emballement des médias et de quelques chercheurs sur un phénomène dont on ne parle plus. Le propre d’une société fluide est que les évènements vont et viennent, les enthousiasmes ou les déceptions, le scandale d’aujourd’hui sera oublié demain. Mais pour quelques temps, la marque Carambar se sera hissée aux premières places de la mémoire du consommateur, redonnant un grand coup de neuf à la marque. Le rôle des chercheurs, des associations de consommateurs, des pouvoirs publics, des divers acteurs dans le marketing et la communication de demain est d’encourager l’imagination morale lorsqu’elle est présente, et de dénoncer la myopie morale (ou d’en réguler les excès lorsque c’est possible), en s’appuyant sur les mêmes outils de la communication liquide que ceux qui peuvent en abuser. Il est aussi de participer à l’apprentissage et de stimuler la vigilance, l’intelligence des consommateurs pour que la recherche d’immédiateté et la « logique de plaisir » s’accompagnent de plus en plus fréquemment du sens de « responsabilité planétaire » au sens de Bauman. Satisfaction, empowerment ou manipulation du consommateur ? Eric Vernette, CRM (UMR 5303), IAE de l’Université de Toulouse I Capitole La vision kotlérienne du marketing reste en 2013, à tort ou à raison, et en dépit des « révolutions », « métamorphoses » ou « morts » du marketing régulièrement annoncées, un repère fort pour les praticiens et les chercheurs. Pourtant elle porte en elle, une ambiguïté latente sur le statut du consommateur : qu’est-ce que le marketing doit faire des besoins et attentes des consommateurs et/ou des clients ? Les satisfaire dans leur totalité, ou seulement ceux qui sont solvables, ou Marketing de demain – 33 encore les manipuler pour maximiser la profitabilité des actionnaires de l’entreprise ? Dans les années 90, l’orientation marché proposait d’aller plus loin encore, en développant une nouvelle culture d’entreprise, en prise directe avec les besoins présents et futurs des clients, et soutenue par une organisation interne « intelligente » (Kohli et Jaworski, 1990 ; Narver et Slater, 1990). La perception par le client de la valeur offerte par les produits et services constitue le cœur de la réflexion. Néanmoins, l’ambiguïté demeure. Ainsi Day (1999) prend soin de préciser qu’il ne s’agit pas de se soumettre au client en faisant tout ce qu’il demande, ce qui conduirait à multiplier à l’infini les références de produits ou les promotions couteuses. Le bon vieux rapport qualitéprix fait son come-back : après comparaison des différentes offres concurrentes disponibles, le consommateur est censé choisir celle qui lui en donne « le plus pour son argent ». Au fond, les recommandations de la segmentation par les bénéfices recherchés qui séparent les clients en fonction des avantages prioritaires recherchés (Haley, 1968) sont toujours d’actualité : il convient de viser les consommateurs qui valorisent fortement tel ou tel avantage, parce qu’ils sont prêts à payer cher, voire très cher, un produit ou un service qui leur offre l’avantage recherché, rémunération logique de la valeur créée par l’entreprise. De la satisfaction du client au partage de la valeur Reconnaissons que dans les pratiques marketing, cette priorité donnée au client pour le partage de la valeur créée n’est pas si fréquente, même si elle est régulièrement présente dans les rapports annuels. Cependant, la pression de la concurrence peut faire redécouvrir les vertus cardinales de la satisfaction des attentes du consommateur et celles d’un partage plus équitable de la valeur. Prenons l’exemple du marché de la téléphonie mobile en France. Sur ce marché, quel est le « juste prix » d’un abonnement mensuel ? Le transfert de valeur, des opérateurs vers leurs clients, consécutif à l’arrivée de Free en 2011, est impressionnant. L’Arcep révèle que, pour un chiffre d’affaires stable, l’EBITDA des opérateurs du secteur a baissé de 1,6 milliard d’euros en 2012, et pourrait diminuer de 3 milliards en 2013. Et aujourd’hui encore, qui peut soutenir que les plateformes téléphoniques des opérateurs rendent un « service client » conforme aux attentes des consommateurs ? La diminution annoncée du nombre de boutiques des opérateurs historiques ne va pas améliorer les perceptions des clients. De son côté, Free annonce une démarche inverse, passant du « tout on-line », à un service client multi-canal. Exploitant des défaillances analogues de relation-client, la communication de l’assureur Mutuelle de Poitiers tourne en dérision la qualité de service des plateformes téléphoniques de ses concurrents : « Et vous, vous faites quoi quand vous tombez sur une plateforme téléphonique ? ». L’assureur propose à ses futurs clients de s’appuyer sur la proximité de son réseau d’agents : « Bienvenue dans un monde sans plate-forme téléphonique ». Retour à la case départ ? L’empowerment, mythe ou réalité ? L’empowerment du consommateur pourrait être la réponse aux difficultés du marketing pour satisfaire les attentes des clients, à la recherche du « juste-produit au juste-prix ». Cela revient à leur donner plus de pouvoirs, en fournissant plus de moyens d’information et une meilleure compréhension des produits et services (Hunter et al., 2006). Dans une autre version, c’est le consommateur qui prend plus de pouvoirs, par un contrôle accru de ses choix (Wathieu et al., 2002). En 2012, le Joint Research Centre (JRC) de la Commission Européenne a mesuré l’empowerment des consommateurs dans les différents pays de l’Union2. L’expertise, la connaissance des lois sur les droits des consommateurs, l’engagement constituent les dimensions de l’index. La 2/ http://ec.europa.eu/consumers/consumer_empowerment/docs/JRC_report_consumer_empowerment_en.pdf 34 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Norvège arrive en tête avec un indice de 120, la France obtenant un score de 103, tout juste dans la moyenne des 27 pays de l’Union. Internet pourrait être le levier majeur de l’empowerment des consommateurs. Transparence, comparaison des prix et des produits, échanges d’avis et de recommandations sur les marques, dialogue avec les marques au travers des réseaux sociaux, appel au boycott des marques par le bouche-à-oreille on line ou via des sites spécialisés (eg. www.jeboycottedirectassurance.com), sont autant d’atouts potentiels pour une conquête du pouvoir par le consommateur. De son côté, l’entreprise peut prendre les devants en proposant des outils collaboratifs aux consommateurs pour leur permettre de co-créer le produit ou le service dont ils rêvent (Fuller et al 2009). Mais le marketing est-il prêt à jouer le jeu ? Que dire des pratiques des sociétés de e-reputation qui proposent d’améliorer la réputation de leurs clients en inondant les sites avec des faux avis de clients ? L’affaire devient suffisamment importante pour que l’AFNOR réfléchisse à une norme spécifique pour augmenter la confiance des internautes envers les avis en ligne, et, dans un bel esprit d’empowerment, propose en janvier 2013 aux consommateurs de participer à l’élaboration de cette norme en donnant leur avis sur son propre projet3. L’engagement des consommateurs dans la co-création des nouveaux produits ou services ou des publicités, posera, tôt ou tard, la question de la rémunération de la valeur créée, au travers de la délicate cession des droits de propriétés. Et que dire encore des entreprises qui mettent au travail leurs clients sous couvert d’une pseudo co-création ? Par exemple, le self scanning de Carrefour est proposé comme un avantage aux consommateurs : meilleur contrôle de leur budget, gain de temps aux caisses, etc. C’est sûrement le cas pour un segment de clients. Manipulation de la valeur créée ? Mais il est également facile de manipuler la valeur créée. Il suffit de fermer un certain nombre de caisses classiques, pour rendre plus attractif les caisses automatiques, en jouant sur le temps d’attente moyen. Quelque temps après, tout peut passer en mode automatique, sans que les économies de coût de personnel soient partagées avec le consommateur. Cette tentation de l’absence de partage de la valeur, résultante d’une participation forcée du consommateur est récurrente pour le marketing. Il suffit de penser aux stations services dans les années 70, et plus récemment, à la SNCF, Air France et aux banques, avec la généralisation des automates de service. Peut-on s’étonner d’apprendre qu’en 2013, selon l’enquête du cabinet Deloitte, près de 40% des Français ne recommanderaient pas leur banque à leurs proches4 ? Combien de consommateurs sont prêts à entrer en résistance face à certaines déviances du marketing ? Nous ne le savons pas vraiment. Mais si l’on en juge par le nombre de chercheurs qui s’intéresse à ce phénomène, cela devient préoccupant. Pourrions-nous assister dans les années prochaines à des négociations entre des « syndicats » de consommateurs pour le partage de la valeur offerte, voire de sa rémunération ? Nous en sommes loin, et ce n’est pas souhaitable. Mais, plus raisonnablement, on peut se demander si le marketing a fait des progrès tangibles dans la qualité des relations avec ses clients, depuis les années 70, alors même Kotler faisait de la satisfaction des attentes du consommateur sa mission prioritaire ? Qu’en sera-t-il du marketing de demain ? 3/ http://www.afnor.org/groupe/espace-presse/les-communiques-de-presse/2013/janvier-2013/avis-deconsommateurs-sur-internet-commentez-le-projet-de-norme-avant-le-30-janvier 4/ http://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/industrie-financiere/20130320trib 000755018/pres-de-40-des-francais-ne-recommanderaient-pas-leur-banque-a-leurs-proches.html Marketing de demain – 35 Marketing, éthique et efficacité : être au service Jean-François Trinquecoste, IAE, Université Montesquieu Bordeaux IV Le marketing connaît – aujourd’hui comme hier – bien des évolutions. S’il fallait en faire une liste scrupuleuse il conviendrait toutefois de distinguer les changements affectant la discipline elle-même – sa logique, ses méthodes, ses techniques – des changements connus plutôt par les marchés et qui conduisent un marketing « classique » appliqué, dans un environnement nouveau, à présenter un visage différent. Au carrefour actuel des évolutions et des permanences, deux phénomènes, en particulier, me semblent mériter d’être mentionnés et rapidement commentés. Le premier concerne la constance des rapports décidément difficiles que continue d’entretenir le marketing avec la question de l’éthique ; le phénomène est ancien mais il semble amplifié par les nouvelles technologies et l’intrusion qu’elles permettent dans la vie privée. Le second concerne les bouleversements que connaît la fonction marketing au sein de l’organisation ; ces bouleversements – qui incluent la prise de décision – posent avec acuité la question des liens entre organisation et performance. Un marketing (éthique) au service d’organisations antagonistes Pour beaucoup, le marketing est supposé incarner la quintessence de la préoccupation marchande et de l’esprit mercantile. Pour des raisons qui tiennent à sa nature supposée, à ses outils et à ses méthodes, une partie du « public » a pu le considèrer et le considère aujourd’hui encore comme la forme contemporaine de la rhétorique et de la sophistique (Laufer et Paradeise, 1986), le grand prêtre de la persuasion clandestine (Vance Packard, 1958 ; 1984), et une source d’asservissement des faibles au service de la machine économique (Klein, 2002). L’époque actuelle renforce probablement les traditionnelles critiques qu’on lui adresse et les traditionnels dangers qu’il représente ; l’époque actuelle qui plonge ses contemporains dans la société du risque (Beck, 2001) et sécrète consécutivement un regain d’éthique de responsabilité. Ce simple constat suffirait à ne pas effacer d’un revers de main l’importance d’une telle réputation généralement négative et persistante. Le territoire de marque du marketing – dont il est si soucieux pour les produits ou les services dont il s’occupe – ce territoire de marque est un territoire « miné ». Un territoire tellement peu favorable que les entreprises qui valorisent le mieux leurs marques parviennent à faire oublier qu’elles « font du marketing » et parlent plutôt de « valeur » et d’intention désintéressée. Quand bien même le lecteur considèrerait qu’il s’agit là de vielles lunes et d’antiques antiennes qui n’ont finalement jamais empêché le marketing d’être reconnu pour son efficacité par ses commanditaires et ses utilisateurs, quand bien même ces représentations négatives seraient-elles purement fantasmatiques, on aurait tort d’oublier que comme l’enseigne Jean-Noël Janneney (2000) « une idée-fausse est un fait vrai ». D’autant qu’il y a lieu d’établir un autre constat : les formes modernes du marketing, ses nouveaux bourgeons et ses avatars contemporains, prêtent de manière « actualisée » le flanc à la critique et viennent renforcer les préjugés : le géomarketing ou encore le data mining alimentent les craintes relatives à la protection et à la confidentialité des informations personnelles. Le souci de la relation est presque incantatoire mais conduit à la multiplication des machines et des procédures automatisées ou anonymes et à toujours moins de personnel en contact. Les lettres d’éviction polies des clients non rentables sont aux programmes de fidélité ce que l’antimatière est à la matière. Je voudrais sur ce point citer une expérience personnelle ; celle d’un appel téléphonique provenant d’une employée d’une agence bancaire dans laquelle « le client » possède – pour des raisons affectives – un compte très inerte que la dite employée lui a gentiment proposé de fermer ou de transférer dans une banque concurrente ainsi que les coûts associés à la gestion de cet avoir maigrichon et stérile. Les accusations d’obsolescence planifiée 36 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 auxquelles le marketing est associé sont également préjudiciables dans un monde marqué par les difficultés économiques, le chômage, l’érosion du pouvoir d’achat de certaines catégories de la population ainsi que par les peurs en l’avenir liées à l’épuisement des ressources naturelles – matières premières et sources d’énergie – et au réchauffement climatique partiellement attribué – à tort ou à raison – à l’activité industrielle et à la croissance de la consommation. Ajoutons à ces critiques l’émergence de pratiques commerciales punitives – pour l’instant, semble-t-il, limitées à des cas australiens – paradoxalement consécutives à des pratiques commerciales efficaces mais qui cherchent finalement à limiter le phénomène du « showrooming » : faire payer 4 euros à la sortie du magasin si l’on sort sans avoir acheté un article dans le magasin (« 4 euros : c’est le prix à payer si vous sortez du magasin sans rien acheter », www.latribune.fr, 26/03/2013). Peut-on espérer une amélioration de l’image du marketing sous l’effet d’un marketing qui serait durable et équitable ? Doit-on suggérer que le défi de concilier l’éthique et l’efficacité pourrait être relevé en développant un marketing performant mais responsable ? Peut-être. Mais ce n’est pas sûr. Puisque la question est finalement managériale et politique, qu’elle concerne le citoyen au-delà du praticien ou de l’expert, on voudra bien accepter que l’auteur de ces lignes, bordelais d’adoption, cite Montesquieu écrivant dans le chapitre IV du livre XI de L’esprit des lois, que « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». On peut, en conséquence, avancer qu’une plus grande conciliation de l’éthique et de l’efficacité commerciale pourrait – au-delà du nécessaire garde-fou constitué par le droit – être favorisée par une mise à disposition accrue du marketing au service d’organisations résistantes à certaines pratiques commerciales voire à certains types de consommation. Comme le suggère la lecture du travail récent de Marie-Emmanuelle Chessel (2012) dédié aux Consommateurs engagés à la Belle Epoque c’est probablement davantage en se mettant au service d’idées critiques ou d’organisations antagonistes que le marketing luttera plus efficacement contre ses propres abus qu’en comptant exclusivement sur ses propres régulations ou sur ses modérations endogènes. L’étude nécessaire des questions organisationnelles en marketing Une autre source de réflexion et d’interrogation porte sur les questions organisationnelles en marketing et le peu d’intérêt porté à ces questions par les chercheurs, malgré leur importance incontestable dans l’efficacité des décisions marketing et dans la vie des professionnels, et cela tout au long de leur parcours. Les jeunes diplômés trouveront dans l’entreprise qui les recrutera non seulement des technologies et des pratiques nouvelles et en évolution permanente mais aussi des situations « traditionnelles » marquées par davantage de permanence que de changements. Ils intègreront une fonction incarnée par un service, dirigée par un responsable ; leur travail sera quotidiennement marqué par des relations avec leurs collègues et avec leurs « supérieurs » hiérarchiques ou leurs managers ; ces rapports seront partiellement dépendants des rapports que leurs supérieurs ou leurs managers entretiendront eux-mêmes avec leurs propres collègues et avec la direction ainsi que de l’importance et de la considération attribuée à la fonction du fait – notamment – du talent personnel de celui qui l’incarne. Ces questions organisationnelles intéressent – quantitativement du moins – peu les chercheurs en marketing. Cela est particulièrement remarquable en France semble-t-il. La recherche française privilégie – de beaucoup – les études en comportement du consommateur. Un nombre limité de recherches traite de la manière dont le marketing influence ou non les décisions générales de l’organisation ou parvient à améliorer sa performance. Les créations des fonctions et des métiers nouveaux de pricing manager, de responsables de marques, de directeur du marketing straté- Marketing de demain – 37 gique ou l’instillation de l’orientation marché au sein de l’organisation témoignent pourtant des enjeux de ces questions organisationnelles dans le cadre de l’évaluation de la performance de la fonction marketing dans l’entreprise. Ces questions de l’efficience ou de l’efficacité du marketing au sein de l’organisation, de sa contribution à l’efficience ou à l’efficacité organisationnelle sont, pour l’essentiel, laissées aux théoriciens de l’organisation. Trois communications sur 85 retenues auront permis de consacrer une session – et une seule – aux questions de décisions marketing durant le congrès de l’AFM 2013. Les bouleversements actuels qui remettent en cause les modes d’organisation classiques posent particulièrement la question de la contribution du marketing à la performance de l’entreprise ; ils nécessitent consécutivement une attention accrue de la part des chercheurs aux questions organisationnelles. Sortir des dilemmes par le haut Pierre Volle, Université Paris Dauphine, DRM (UMR CNRS 7088) Les dilemmes auxquels le marketing fait face, en particulier celui qui consiste à allier efficacité et éthique, pose le problème de la conciliation de la légitimité interne et externe du marketing. Un retour vers l’histoire du marketing, une réhabilitation du long terme et un engagement de tous les acteurs, peuvent permettre de sortir par le haut de ce dilemme. La difficulté d’allier légitimité interne et légitimité externe Le terme de marketing qui est utilisé pour résumer un ensemble de pratiques managériales d’analyse, d’actions et d’interactions avec le marché et ses acteurs, depuis son origine il y a plus d’un siècle, fait face à de multiples critiques. Aujourd’hui, le marketing est accusé de nombreux maux (Volle, 2013) qui vont de l’uniformisation et l’invasion culturelle (américanisation des goûts, omniprésence de la publicité…), à la marchandisation croissante de toutes les sphères de la vie privée et publique (solidarité entre générations, activités éducatives et sportives…). On lui reproche d’encourager le matérialisme dans la société, de créer des besoins artificiels, de faire des promesses grossières voire mensongères, de concevoir et vendre des produits peu respectueux de l’environnement ou trop complexes, d’encourager une valorisation excessive des produits ou des services (montées en gamme ou « premiumisation »…). On l’accuse de traitements abusifs des données personnelles, de dégradation du service aux clients, ou de services rendus de façon inéquitable selon la valeur économique que représente le client pour l’entreprise, etc. Ces critiques s’inscrivent dans un contexte où l’objectif de croissance est perçu par certains comme une fin en soi (en France, elle repose aux deux-tiers sur la consommation) alors que sa finalité « politique » ultime est d’être au service d’une vie meilleure pour le plus grand nombre, respectueuse des autres et de l’environnement. Les critiques adressées au marketing posent la question de sa légitimité et de sa responsabilité. Il convient donc de comprendre quelle est la responsabilité du marketing par rapport aux maux dont il est accusé et ce sur quoi il doit rendre des comptes. Cette « obligation de rendre des comptes » au sens anglo-saxon d’accountability (Dumez, 2008) est double. Les responsables marketing doivent d’une part contribuer à la performance globale de leur entreprise, et d’autre part rendre compte (et rendre des comptes) à la société en général (Hult et al., 2011), quant à la légitimité de leurs actions. La pression exercée sur les praticiens du marketing pour démontrer l’impact effectif de leurs actions sur la performance de l’entreprise est de plus en plus forte du fait du contexte de crise 38 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 économique dans lequel sont plongées les économies développées. Les dépenses marketing sont souvent les premières sacrifiées. La contribution des actions marketing à la performance globale de l’entreprise n’est pas toujours reconnue en interne et fait l’objet de débats (Sheth et Sisodia, 2005). Les objectifs de l’entreprise sont bien souvent fixés par les directions générales, appuyés par des experts de la finance et de la stratégie. L’obligation de rendre des comptes à laquelle les praticiens du marketing sont soumis amène à reconnaître que le marketing est une fonction de l’entreprise parmi d’autres, qui s’ajuste à des contraintes extérieures, et contribue au mieux à la performance, sans nécessairement avoir un impact décisif. Les praticiens du marketing siègent aux comités exécutifs, mais les stratégies sont bien souvent le fait des conseils d’administration ou des comités de direction, là où ces praticiens ne sont pas toujours présents. De sa capacité à rendre des comptes et à convaincre de son efficacité dépend le rôle du marketing et son poids dans les décisions stratégiques. Le marketing doit donc faire face à un dilemme : contribuer le mieux possible à la performance économique de l’entreprise (s’il veut peser sur les grandes décisions) mais également faire face aux critiques souvent fondées qui résultent d’une recherche de profitabilité à court terme exigée par le système économique, vers laquelle toutes les fonctions de l’entreprise tendent, particulièrement dans les entreprises cotées. Quelles sont les voies par lesquelles le marketing peut sortir de ce dilemme par le haut ? Telle est la question qui se pose. Comment concilier la recherche de légitimité interne du marketing dans l’organisation et celle de sa légitimité externe. Dépasser les critiques du marketing en assumant son histoire Le marketing doit pleinement assumer son rôle d’innovateur et d’acteur du changement dans la société. Mais cette reconnaissance de ses responsabilités d’une part et de son rôle d’innovateur d’autre part sera accélérée si toutes les parties prenantes partagent et stimulent cette prise de conscience, contribuant ainsi à concilier légitimité interne et externe. Gagner en légitimité par la reconnaissance des apports du marketing Selon les conceptions largement répandues dans le milieu professionnel, le marketing aurait pour vocation principale de répondre aux attentes des consommateurs. Mais le marketing pèse largement sur ces attentes et peut même les forger, dans le bon sens du terme. Cela doit être pleinement intégré et assumé par les praticiens du marketing qui, bien souvent, sont mal à l’aise avec cette idée. Le marketing a été historiquement un facteur de développement économique, participant pleinement à la croissance des marchés et à l’évolution des comportements de consommation. Les spécialistes du brand content montrent ainsi que Michelin a transformé la vie des gens en éditant ses guides, dès 1901, et en déployant des efforts considérables pour les inciter à découvrir les joies du tourisme. Les pratiques des loisirs des français s’en sont vues transformées (Méot, 2012). Michelin a construit le marché, conjointement avec d’autres acteurs, ingénieurs ou hommes politiques. Le marketing peut aussi se « contenter » de répondre aux attentes des clients. La relation one-to-one a toujours fait historiquement partie des approches marketing efficaces fondées sur des relations directes entre producteurs et clients (Ville, 2009). Les technologies numériques permettent une amplification des stratégies relationnelles, en analysant le comportement de millions de clients et en établissant une relation proche et personnelle avec eux. Améliorer la vie des gens et faire du profit ne sont pas des buts antagonistes lorsque l’on se penche sur l’histoire du marketing. Le dilemme actuel porte plutôt sur le poids excessif donné au court terme par rapport au long terme. Réhabiliter le long terme et prendre en compte l’impact sur la société Si l’histoire du marketing s’inscrit dans la durée, ses actions doivent aussi s’inscrire dans la durée et leur évaluation doit prendre en compte l’ensemble de ses impacts sur la société, à court Marketing de demain – 39 et plus long terme. Cela constitue, de notre point de vue, la condition nécessaire pour tenter de regagner une légitimité externe. Il devient de plus en plus important que les praticiens du marketing développent et utilisent les instruments adéquats pour tirer un véritable bilan de leurs actions, avec le soutien des directions générales. Il conviendrait de prendre en compte, au-delà des mesures de chiffre d’affaires ou de part de marché, l’impact (des actions engagées) auprès des consommateurs-clients et de la société en général. Cela passe par un élargissement des mesures d’impact s’appuyant sur des indicateurs centrés sur les clients (satisfaction, fidélité, recommandation, engagement…), mais aussi avec des indicateurs plus qualitatifs, orientés vers le long terme et intégrant le point de vue de diverses parties prenantes (consommateurs vulnérables ou exclus du marché, associations de consommateurs, pouvoirs publics…). La responsabilisation du marketing, avec l’« obligation de rendre des comptes » à ces diverses parties prenantes, ouvre la voie d’une légitimité externe (re)trouvée. La plus grande difficulté est néanmoins celle du changement d’horizon temporel. La pression des rapports trimestriels ou semestriels rend difficile une réelle prise en compte des impacts des actions engagées pour les générations futures (au sens de Hans Jonas, 1999). Cette priorité absolue d’intégration du long terme, à notre sens, ne concerne pas que le marketing mais toutes les fonctions de l’entreprise et l’ensemble de ses objectifs. Un engagement de tous les acteurs Ce changement d’horizon temporel ne peut se faire sans l’engagement de tous les acteurs. Les entreprises ont une propension à s’infiltrer dans les interstices sociétaux, moraux et légaux dès lors qu’une opportunité de marché est identifiée et que la performance peut être améliorée. Les praticiens du marketing concourent largement à les y aider. Mais si ces responsables doivent naturellement respecter la loi, leur légitimité externe dépendra plutôt de leur capacité à prendre conscience de leurs actes, à en répondre publiquement, et à montrer leur bonne volonté pour en investiguer toutes les conséquences, y compris à long terme. Tout engagement des acteurs pour encourager cette prise de conscience ne peut être que bénéfique pour le marketing. C’est à travers la discussion, les questionnements, les réflexions et la nécessaire participation de tous que la démocratie créative, au sens de Dewey, se construit (Chanial, 2006). De même, les décisions ne seront légitimes que si les processus qui conduisent à ces décisions le sont aussi. La légitimité résulte du débat public, dans l’espace public ainsi qu’Habermas nous l’indique avec sa notion de démocratie délibérative (2003). Le principe de publicité donne à l’espace public un véritable pouvoir critique, un « pouvoir d’assiègement permanent ». C’est là que les technologies numériques peuvent entrer en jeu, avec les forums de discussion, les blogs, les réseaux sociaux, etc. Chaque acteur a son rôle à jouer et en particulier les consommateurs-citoyens pour interpeler les entreprises. Les académiques ont aussi leur part de responsabilité, à travers les formations qu’ils dispensent, les thématiques de recherches qu’ils privilégient, les prises de parole qu’ils délivrent. Donnons-nous collectivement, praticiens, académiques, consommateurs-citoyens, l’objectif de réconcilier légitimité interne et externe du marketing, pour le mieux vivre collectif. Références ADETEM (2013), Manifeste pour le marketing de demain, livre blanc, avril 2013, http://be-angels.fr/ wp-content/uploads/2013/04/2013-Manifeste-Adetem.pdf Althuizen N., Reichel A. et Wierenga B. (2012), Help that is not recognized: Harmful neglect of decision support systems, Decision Support Systems, 12, 1, 719-728. Baldwin C.Y. et von Hippel E. (2011) Modeling a paradigm shift: From producer innovation to user and open collaborative innovation, Organization Science, 22, 6, 1399-1417. 40 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Bauman Z. (2004), L’amour liquide, de la fragilité des liens entre les hommes, Rodez, Le Rouergue/ Chambon. Bauman Z. (2006), La vie liquide, Rodez, Le Rouergue/Chambon. Bauman Z. 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Une étude menée auprès des institutions de la recherche et de chercheurs, aboutit à : (1) une cartographie de 8 thèmes d’intérêt majeur et de leur traduction en marketing et, (2) l’examen des questionnements de chercheurs sur leur positionnement vis-à-vis de ces thèmes et plus largement sur leur rôle vis-à-vis de leurs différents publics (futurs docteurs, entreprises et société civile). Mots-clés : recherche en marketing, histoire, sociologie des sciences, chercheurs, société. Abstract The structuring of research in marketing In France with insights from researchers on future research themes This article analyses the process by which research in marketing has been constructed in France in the past and highlights the current visions and themes of interest for the researchers that will create its future. Documentary research and interviews were conducted to outline the structuring of research in marketing and to examine the extent to which it is embedded in the network of actors involved. A further study of research institutions and researchers allows for the mapping of eight themes in interest and relevant to the field of marketing. The researchers’ thoughts on their positioning in relation to these themes are subsequently examined, along with their views on their role in relation to different groups, such as PhD students, businesses and broader groups in society. Key words: marketing research, history, sciences studies, researcher, society. Pour contacter les auteurs : [email protected] ; [email protected] ; audrey. [email protected] Les trois auteurs ont contribué de façon équivalente à la rédaction de cet article. DOI : 10.7193/DM.072.43.64 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.43.64 Béji-Bécheur A., Besson M. et Bonnemaizon A. (2013), Structuration de la recherche en marketing en France et point de vue des chercheurs sur les thématiques d’avenir ?, Décisions Marketing, 72, 43-64. 44 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 « Que l’on se rende bien compte à quel point les sciences sont devenues méconnaissables en trente ans, non seulement dans leur contenu, mais dans leur façon de se mêler à toute la vie publique. » (Latour, 2003, 79) L’objectif de cet article est de comprendre la structuration de la recherche en marketing en France et d’identifier les thèmes majeurs et visions de la recherche qui esquissent l’avenir. A l’instar des principaux auteurs de la sociologie des sciences (Akrich, Callon et Latour, 2006), nous pensons que la recherche en marketing se produit au travers des débats et des controverses entre les chercheurs et différents groupes d’acteurs de la société. Dans cette perspective, les travaux sont de fait encastrés dans un réseau de questionnements des diverses parties prenantes. C’est ainsi que l’on peut relier la création de la revue Décisions Marketing au début des années 1990 aux questionnements qui ont eu lieu au sein de l’AFM sur la nécessité de diffuser des recherches orientées vers la prise de décision en marketing. Dès lors notre question de recherche est la suivante : quels sont les thèmes majeurs pour les parties prenantes qui participent à la construction de la recherche future en marketing ? Pour répondre à cette question, nous proposons dans une première partie de dresser une histoire de la structuration de la recherche marketing en France, en mettant notamment l’accent sur les groupes/institutions qui jouent un rôle important dans la recherche aujourd’hui. Les travaux de Cochoy (1999), Chessel (2002), Martin (1992), Meleau (1988), Dubois et al. (1992) ou Volle (2011) fournissent des éléments de compréhension de la construction du champ de la recherche en marketing. L’un des paradoxes de l’essence du marketing est de contenir dans sa finalité la nécessité de répondre aux attentes des parties prenantes ce qui signifie de se renouveler au gré des transformations de la société (Pras, 1999). Aussi, faisons nous le choix de ne pas poser de définition du marketing puisqu’il s’agit de repérer dans l’historique les recherches s’y référant (qualifiées comme travaux en marketing) ou étant reconnues comme appartenant au champ (publiées dans les revues de référence). Ainsi, il sera possible de saisir l’évolution du contenu associé à la discipline ainsi que celle de son périmètre de significations au gré des acteurs qui se l’approprient. En partant de ce cadre d’analyse, nous précisons comment la recherche s’est structurée en France entre les années 1970 et aujourd’hui, soit vingt années avant le lancement de Décisions Marketing en 1993, et vingt années après. Dans un deuxième temps, nous appréhendons comment se poursuit l’histoire de la recherche en marketing, quelles sont aujourd’hui les orientations que prend sa construction suite aux actions des diverses parties prenantes. Une étude est menée auprès des institutions de la recherche et de chercheurs, aboutissant à deux contributions. D’une part une cartographie des thématiques de recherche montre l’articulation possible entre les thèmes d’intérêt majeur pour les institutions et la société et les problématiques marketing. D’autre part, nous mettons en évidence des défis et des questionnements de chercheurs concernant les enjeux de la recherche en marketing. Le marketing, résultat d’une construction sociale Afin de comprendre la structuration des mouvements d’idées en marketing, il s’agit d’étudier les modes de construction sous-jacents. Dans cette perspective, les travaux anthropologiques, historiques et sociologiques des sciences initiés notamment par Bruno Latour en France et regroupés sous le vocable Science Studies offrent un cadre pertinent. Les recherches menées par Latour avec plusieurs collègues (dont Akrich et Callon) ont défini la construction des champs de recherche au travers des controverses qui alimentent les réflexions des différents groupes d’acteurs concernés participant au domaine (encadré 1). Recherche – 45 Encadré 1 : Les Sciences Studies Bruno Latour fut un des premiers auteurs à s’intéresser à l’étude anthropologique des sciences en France (Latour, 1991, 1999 ; Pestre, 1995). Vue sous cet angle, la science est le propre d’une communauté possédant ses normes et ses institutions. Mais elle est aussi le fruit d’un travail organisé selon des règles plus ou moins explicites, avec des tâches hiérarchisées, des instruments, des formes d’interaction spécifiques (laboratoires) et des rapports de dépendance (réseaux). Elle se construit dans des rapports de force, des enjeux de pouvoir et mobilise des individus qui sont motivés par des projets individuels inscrits dans des normes mais pas uniquement : « l’histoire des sciences est maintenant mêlée de mille façons à l’histoire politique, à l’histoire administrative, à l’histoire religieuse, à l’histoire économique… » (Latour, 2003, 67). Les recherches menées dans cette perspective ont eu pour objectif de comprendre les conditions d’existence des sciences et ont engagé un débat sur ce que l’on entend par scientifique : « ce projet ne menait pas non plus à “la science”, mais à tout un ensemble de conditions matérielles, culturelles, sociales, psychologiques, nécessaires à la genèse et au développement de ce fameux “esprit scientifique” (en référence à l’ouvrage La formation de l’esprit scientifique de Bachelard, 1967). Ces travaux ont enrichi notre compréhension de l’histoire des sciences en s’écartant d’une explication sociale et externaliste » (Latour, 2003, 73). En s’intéressant à la vie des laboratoires et aux objets produits par les scientifiques, il s’agissait de comprendre la construction des sciences. La position des chercheurs en Science Studies, défendant une approche constructiviste, s’oppose à une vision normative de « la Science ». Bruno Latour (2003, 73) résume en ces termes ses apports aux Sciences Studies : « Je crois que l’on commence à comprendre assez bien ce que veut dire le terme de constructivisme pour décrire une position qui insiste sur le travail d’élaboration, les risques pris, et sur l’histoire et ses rapides transformations ». Pour saisir les sujets scientifiques, Latour (2003, 76) propose une démarche constructiviste et empirique « qui consisterait à [..] capter, dans la pratique scientifique, la diversité des jugements proposés par les chercheurs pour distinguer [..] les sujets intéressants ou pas.[..] Une façon de la concrétiser {la démarche} c’est de nous brancher sur les controverses entre scientifiques. » Des débats aux Etats-Unis… Cochoy (1991) a étudié les controverses ayant structuré le champ de la discipline du marketing en partant des figures tutélaires aux Etats-Unis. Trois principales controverses ont été identifiées : • Années 1960 : le champ du marketing doitil s’élargir à la société ? Peut-on parler de marketing social ou de marketing sociétal ? Peut-on poursuivre d’autres objectifs que la performance des entreprises ? Le marketing est-il une technologie ou un processus social ? • Années 1970 : le marketing est-il une science ? A quelles conditions ? La science est-elle du marketing ? • Années 1980 : l’étude du consommateur et de la consommation peut-elle constituer une entreprise scientifique en soi ? N’estelle pas une sous-discipline du marketing ? Cochoy (1999) rappelle que les principaux protagonistes de la recherche en marketing aux Etats-Unis sont les chercheurs s’appuyant sur les revues les plus renommées telles que Journal of Marketing et sur les associations de recherche dont la plus importante est l’AMA (American Marketing Association), mais aussi les entreprises dominantes du système économique telles Ford. Enfin, l’Etat devient un partenaire à la fin des années soixante avec l’introduction auprès du ministre du commerce d’un comité de conseil en marketing (Cochoy, 1999, 216). … au déploiement du marketing en France Les travaux plus récents de Marie-Emmanuelle Chessel (2002) ancrés dans une approche historique complètent cette descrip- 46 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 tion en précisant les acteurs ayant contribué à dessiner le paysage de la recherche en France. à la mise en place d’associations telles que l’ADETEM en 1954 et l’AFM en 1984. Chessel (2002) souligne le rôle structurant des écoles, des entrepreneurs, de l’Etat et des instituts de sondages et d’études dans le développement de la discipline et de la recherche sur le marketing. Au XIXe siècle, la première école de commerce de France, l’Ecole spéciale de commerce et d’industrie, est fondée à Paris par un groupe d’hommes d’affaires et d’économistes (1819). A la fin du XIXe siècle, l’expansion industrielle et commerciale conduit à un développement et à une première structuration de l’enseignement commercial. La Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris acquiert l’Ecole spéciale de commerce (1869), fonde l’école des Hautes Etudes Commerciales (1881), et obtient la reconnaissance officielle du diplôme de ces deux écoles par le Ministère de l’éducation nationale (1890). Les chambres de commerce se substituent alors dans l’enseignement commercial aux initiatives privées qui avaient prévalu au XIXe. Dans les années soixante, c’est l’enseignement de la gestion qui évolue sous l’influence d’une nouvelle administration, consciente que l’économie française manque de cadres pour aborder la période de la reconstruction. La formation américaine à l’administration des affaires est prise comme modèle et, en 1955, Gaston Berger, Directeur de l’enseignement supérieur au ministère de l’Education nationale, crée les Instituts d’administration des entreprises (IAE). Il s’agit à la fois de développer un savoir universitaire de gestion qui complète le savoirfaire professionnel et de rapprocher l’université du monde de l’entreprise. Les études de cas sont introduites dans la formation initiale, tant dans les IAE que dans les écoles de commerce ; de jeunes diplômés partent aux Etats-Unis pour se former. En parallèle, les agences américaines installées à Paris impriment le paysage français de leurs méthodes, et les concepts et techniques marketing sont importés par le biais d’ouvrages de référence comme celui d’Ernst Dichter, La stratégie du Désir, ou encore de conférences d’experts tels les séminaires de Bernardo Trujillo qui ont inspiré les « inventeurs français du commerce moderne », fondateurs des grands groupes de distribution actuels (Thil, 1966). En France, les préjugés restent pour autant profondément ancrés, sous la forme d’un certain mépris pour les formations d’« épicier ». Le prestige des grandes écoles d’ingénieurs, dont beaucoup ont été créées par l’Etat à la fin du XVIIIe siècle reste sans partage. Ces dernières forment encore une grande part des cadres des entreprises françaises. A partir des années 1950, la croissance économique va requérir de nouvelles techniques de gestion et des analyses poussées des marchés. Se mettent alors en place des organismes interprofessionnels réunissant des annonceurs, des publicitaires et des médias (comme par exemple l’OJD en 1946, le CESP en 1956 et l’IREP en 1958). Ces acteurs ont fortement contribué à l’introduction du marketing dans les entreprises aboutissant ainsi, d’une part, à la création de véritables directions marketing au même titre que les directions financières et, d’autre part, Comment se structure la recherche en France à partir des années 1970 ? Nous détaillons, ci-dessous, la structuration de la recherche en France entre les années 1970 et aujourd’hui, soit 20 années avant le lancement de Décisions Marketing, et 20 années après. Les années 1970 et 1980 : création d’un corps d’enseignants permanents de gestion et autonomisation d’une recherche disciplinaire Années (1970) : création d’un corps professoral permanent pour les formations en gestion Le dispositif de modernisation de la formation à la gestion en France, initié par les pou- Recherche – 47 voirs publics à la fin des années 1950 avec la naissance des IAE et de l’INSEAD1, est complété, en 1968, par la création de la FNEGE. Visant à favoriser le développement de la formation au management en France (formation initiale et continue), la Fondation associe des représentants des différents acteurs concernés : ministères, responsables patronaux et enseignants. Entre 1969 et 1972, la FNEGE met en place un programme sans précédent visant à former plusieurs centaines de personnes dans les universités nord-américaines. Les 340 boursiers sont perçus comme les « agents du changement » dans l’enseignement de la gestion (Chessel et Pavis, 2001). Le programme de formation mis en place par la FNEGE prolonge et amplifie des efforts menés par quelques IAE ou écoles de gestion qui avaient envoyé certains de leurs enseignants se former aux Etats-Unis dès le milieu des années 1960. De retour en France, ces diplômés des universités nord-américaines constituent le relais de la modernisation de l’enseignement de gestion en France dans une dizaine de « pôles ». Dans les universités, la reconnaissance d’un diplôme de type PhD pose problème ; en 1977, la création d’un concours de l’agrégation propre aux sciences de gestion permettra aux diplômés « américains » d’intégrer l’université. Pour ce qui est du marketing, trois universités (Aix-Marseille, Grenoble et Dauphine) et quelques grandes écoles (aux premiers rangs desquelles HEC, ESSEC et l’INSEAD) concentreront les recrutements d’enseignants formés au marketing aux Etats-Unis. A HEC, où le Corps Professoral Permanent avait été créé en 1967, on dénombrait, dans les années 1970, 40% d’enseignants ayant suivi une formation aux Etats-Unis. Dans le même temps, d’autres initiatives visent à « moderniser » l’enseignement de 1/ L’INSEAD est créé en 1959 avec l’objectif d’en faire « un institut pour la formation des managers européens, semblable à la Business School d’Harvard » (Gemilli, 1997, cité in Djelic, 2004). gestion en France et en Europe. A la fin des années 1960, la Fondation Ford soutient ainsi la création du corps professoral de l’INSEAD, ainsi que la création de l’EIASM à Bruxelles. La recherche en gestion est également portée par des écoles d’ingénieur, l’école des Mines créant le Centre de Gestion Scientifique (CGS) en 1967, l’école Polytechnique lui répondant en 1972 avec la création du Centre de Recherche en Gestion (CRG). Au milieu des années 1970, la formation par la recherche semble avoir obtenu gain de cause. En 1975, les universitaires parviennent à faire reconnaître la spécificité de l’enseignement de gestion, et un arrêté crée l’agrégation des sciences de gestion. La même année, la FNEGE crée la Revue Française de Gestion. L’institutionnalisation des sciences de gestion sera finalement consacrée avec sa reconnaissance en tant que section du Conseil National des Universités (la section « 06 ») ». En France, la recherche marketing aura été construite par quelques « pionniers », formés soit à l’université française (le plus souvent en économie), soit aux Etats-Unis. Hors du milieu académique, quelques organisations créées dans les années 1950 publient des études de marketing dans leur domaine (Dubois et al., 1992). C’est le cas de l’organisme public du CREDOC, qui bénéficie de ses propres experts en économie ou statistiques, ou de l’organisme professionnel IREP, qui bénéficie des conseils de quelques « universitaires ». Néanmoins, dans les sociétés d’études, « la recherche scientifique en marketing (…) est loin d’être un cas général » (ibid, p.23). Les années (1980) : structuration de la recherche disciplinaire en France Dès la fin des années 1970, les disciplines sont éclatées selon une typologie inspirée des grandes fonctions de l’entreprise, lesquelles constituent alors les gisements d’emploi et donc de formation : fonction commerciale, comptable, financière, etc. (Pérez, 2007). 48 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Cette dynamique amènera Hatchuel à suggérer que « l’histoire des sciences de gestion peut être décrite comme le passage progressif d’un projet éducatif et critique à un projet scientifique original » (Hatchuel, 2000, p. 7). En 1979 est créée l’Association Française de Finance (AFFI), qui se veut un « groupement de professionnels de la recherche, de l’enseignement et de la pratique d’activités financières »2 ; la même année se crée l’AFC (L’Association Française de Comptabilité). Après des débats sur la possibilité et l’opportunité pour les chercheurs en marketing de trouver une place dans l’ADETEM, et une première tentative avortée de lancer une association scientifique, l’AFM est finalement créée en 1984. Le premier congrès de l’AFM se tient cette même année au Touquet : il prolonge et remplace le séminaire « Méthodologie de la Recherche » qui s’est tenu de 1980 à 1983 à l’université de Lille. Bernard Pras est le premier président de l’AFM. Il confie chacune des différentes missions de l’association à un binôme composé d’un universitaire et d’un professeur d’école de management ; le mot d’ordre est l’harmonie entre les différentes composantes de l’enseignement et de la recherche en marketing. Très rapidement, les différentes associations savantes perçoivent la nécessité de promouvoir la recherche dans leur discipline au travers d’une revue francophone. Dans le champ du marketing, la revue scientifique qui deviendra Recherche et Applications Marketing est lancée dès 1986. Le premier rédacteur en chef en est Pierre-Louis Dubois (université de Montpellier), qui avait travaillé en binôme avec Gilles Laurent (HEC) à la réflexion sur les « publications » au sein du bureau de l’AFM. La période est à la structuration de la recherche autour de thèmes liés aux différentes politiques du marketing et aux questions de méthodes de 2/ www.affi.com.fr/133-presentation.htm, accès le 28/08/2012. recherche (Dubois, Darmon et Derbaix, 1992 ; Soulez et Guillot-Soulez, 2006). Les années 1990 et 2000 : poids accentué de la recherche et évolution des thématiques Le tournant du XXe siècle est marqué, en France, par la mise sous tension progressive du secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche. Les années (1990) : standardisation des établissements de la sphère « privée » et engagement de la recherche dans des thématiques orientées vers la prise de décision Sur le plan institutionnel, les évolutions les plus notables semblent être portées par les établissements de la sphère « privée ». Les écoles de management étant confrontées à un marché de plus en plus concurrentiel, tant au plan national qu’au plan international, elles vont mettre en place de nouveaux dispositifs renforçant la qualité de leurs processus et leur attractivité. La professionnalisation du corps professoral, déjà entamée avec une évaluation des enseignements va se poursuivre avec une évaluation de la recherche. En 1993, l’ESSEC met en place le premier « classement » interne des revues de recherche permettant d’allouer les ressources de recherche en fonction de la qualité et de la quantité de production des professeurs et (d’évaluer) la recherche des professeurs »3. L’initiative de l’ESSEC sera suivie par d’autres institutions et un classement « national » sera proposé par la section 37 du CNRS en 2004. Un classement des revues a été établi par l’ensemble des associations scientifiques réunies par la FNEGE en 2011 et s’est imposé, à côté du classement du CNRS, auprès du CNU, des instances d’évaluation de la recherche et de nombreuses revues ou journaux. Répondant au souci d’évaluation des écoles de management, les accréditations vont devenir le gage de qualité permettant 3/ Source : interview de René Darmon, Professeur émérite à l’ESSEC, directeur de la recherche de l’ESSEC de 1993 à 1997 (interview du 03/09/2012). Recherche – 49 d’attirer les meilleurs candidats et de nouer des alliances avec des établissements étrangers prestigieux. En 1996, l’ESSEC obtient son accréditation par l’association américaine AACSB, la première en France. En France, l’association européenne – EFMD – collabore avec les chambres de commerce de Paris et de Lyon pour construire son propre modèle d’accréditation EQUIS ; HEC reçoit le premier label européen en 1997. Les publications scientifiques faisant partie des critères des accréditations, le diplôme de docteur va progressivement devenir la norme pour le recrutement d’enseignants dans l’ensemble des écoles de management françaises. Les pouvoirs publics attendront 2003 pour répondre au besoin d’évaluation externe des formations à la gestion avec la création de la « Commission d’évaluation des formations et diplômes de gestion » – CEFDG – . Dans le champ du marketing, la revue Décisions Marketing est créée par l’AFM en 1993, pour répondre à une demande forte de ses membres de disposer d’une publication de recherche orientée vers la prise de décision en marketing. Il s’agit de répondre plus explicitement aux attentes des entreprises françaises, ce qui jusqu’aux années 90 était peu le cas (Royer et Gollety, 1999). Le premier rédacteur en chef est Francis Salerno, avec le support de Christophe Benavent, Bernard Pras et Richard Ladwein (encadré 2). Par ailleurs, les « journées thématiques » de l’AFM, destinées à des communautés dont l’objet est plus ciblé, se mettent en place à partir de 2001. En 2001 est ainsi organisée la 1re « journée de la vente », suivie par la 1re journée du e-marketing en 2002, puis la 1re journée du marketing agro-alimentaire en 2005. Les années (2000) : mondialisation et concurrence entre établissements Deux phénomènes semblent caractériser la recherche en gestion dans la dernière décennie : Encadré 2 : Le rôle structurant de Décisions Marketing dans l’orientation de la recherche vers la prise de décision (1993-2012) La revue Décisions Marketing lancée en 1993 a marqué un tournant et souligne l’intention de l’AFM de renforcer le lien de la recherche avec les entreprises et les enjeux de société avec pour principale mission « de proposer des articles tournés vers la prise de décision en marketing » (éditorial de Francis Salerno 1er rédacteur en chef de Décisions Marketing, 1993, p.7). Ainsi, « le premier numéro [numéro 0 qui doit] donne[r] une image aux lecteurs et futurs auteurs de la politique rédactionnelle suivie » (ibid) fait la part belle aux pratiques d’entreprises, analysées dans quatre des neuf articles de ce numéro (e.g. Pras, Assens, 1993 ; Des Garets et al., 1993). A partir de 2000, la revue Décisions Marketing développe une politique de numéros spéciaux sur des sujets préfigurant des thématiques structurantes pour une recherche en prise avec les questions de société qui, comme nous le verrons en partie 2, sont en phase avec les sujets d’intérêt majeurs pour les institutions. Ainsi sont successivement abordées : –– des questions liées aux évolutions socio culturelles : « Marketing et Genre » en 2000, « Extension du domaine de l’expérience » en 2002 ou « Marketing tribal » en 2008 ; –– les transformations du macro environnement en prise avec les questions de mondialisation : « Stratégie et temps » en 2001 évoquant la pression du temps et, en 2006, « International, principaux enjeux et omniprésence de la culture » ; –– une approche réflexive sur des concepts et des dispositifs classiques ; « Segmentation » en 2003 ou « Performance Marketing » en 2005 ; –– les questions d’innovation introduisant l’approche participative du client en 2007 ; –– les problématiques de « pouvoir d’achat » en 2009 ; –– et en 2010, l’étude du lien avec la culture et les arts. En 2012, les rédacteurs en chef de Décisions Marketing confirment le positionnement d’une « revue scientifique orientée vers la prise de décision en marketing » (Vernette et Tissier Desbordes, 2012, p. 9). 50 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 • le premier phénomène réside dans le constat fait par les chercheurs que la recherche a pris une place déterminante dans leur destinée individuelle. Cette prééminence perçue de la recherche vis-à-vis de l’enseignement pousse à une production accrue et à une « fragmentation (…) en sous-champs de recherche étanches » ; par ailleurs l’objectif de publication prime sur l’approfondissement des idées (Courpasson et Guedri, 2007) ; • malgré cette reconnaissance de l’importance de la recherche par les chercheurs en gestion, le problème de reconnaissance de la recherche en gestion, dans l’univers académique, comme dans la société persiste (Laufer, 2007). Des efforts importants sont faits par les associations disciplinaires et la FNEGE pour valoriser la recherche en gestion, entre autres dans le classement national des revues (classements CNRS et FNEGE). Dans le champ du marketing, deux nouvelles revues scientifiques voient le jour en 2011. Le Journal of Marketing Trends est lancé pour encourager une recherche « cross disciplinaire et multi culturelle » et permet des publications dans cinq langues européennes. La revue PCC (Perspectives Culturelles de la Consommation), lancée la même année, se veut « la revue de référence en langue française sur la consommation » et propose d’aborder les problèmes de la consommation « sous l’angle des paradigmes constructivistes, interprétatifs, critiques ou post-positivistes » (Cova et Filser, 2011). Aujourd’hui, dans un contexte de concurrence mondiale des universités, le paysage de la recherche se transforme. Les stratégies de recherche se cristallisent autour de thèmes portés par les institutions : entreprises, mais aussi laboratoires de recherche, collectivités, Etat, … En conclusion de cet historique, nous pouvons constater combien les thèmes des publications sont encastrés dans les jeux des acteurs influents de la recherche à un instant donné. Dubois, Darmon et Derbaix (1986) ainsi que Royer et Gollety (1999) mettent en exergue le phénomène d’isomorphisme institutionnel dans la recherche. Dans cette même perspective, Soulez et Guillot-Soulez proposent en 2006 un état des lieux de la re- Tableau 1 : Evolution des thématiques au fil des périodes de structuration de la recherche en marketing* Périodes Thèmes importants Thèmes émergents 1986-1991 Autonomisation de la discipline organisation de la recherche Comportement du consommateur études ; approche explicative Marque ; engagement ; relationnel 1992-1998 Développement des relations avec les entreprises, recherche orientée vers la prise de décision, souci de répondre aux attentes des entreprises Marketing opérationnel ; marketing stratégique ; innovation ; promotion Durable ; réseau ; vendeur ; confiance ; expériences 1999-2005 Exacerbation de la compétition internationale en recherche, montée en puissance d’une recherche en prise avec les questions de société Marketing de la valeur ; marketing des services ; comportement du consommateur ; marketing relationnel Neurosciences et marketing ; marketing multi-canal ; capital de marque *Tableau adapté de l’étude de Soulez et Guillot-Soulez (2006) Recherche – 51 cherche en marketing ; sur la base de l’étude des articles publiés dans RAM entre 1986 et 2006, ils dressent un panorama de l’évolution des thématiques de recherche soulignant trois périodes structurantes que nous pouvons relier à celles qui ont été évoquées ci-dessus (tableau 1). Dans la suite de cet article, nous proposons d’étudier ce que les institutions actuelles de la recherche produisent et stimulent comme thématiques d’avenir pour le marketing avec une double approche méthodologique (encadré 3). Encadré 3 : Une double approche méthodologique : étude documentaire et entretiens Afin d’identifier les sujets structurants de la recherche en marketing pour les 5 années à venir, deux phases de collecte et d’analyse de données ont été conduites. Une étude documentaire a été menée et enrichie de façon concomitante par la réalisation d’une série d’entretiens auprès d’acteurs de la recherche en marketing reconnus par la communauté scientifique française. Phase 1 : Etude documentaire Dans un premier temps, l’ensemble des sujets prescrits par les institutions qui soutiennent la recherche et qui en définissent la politique au niveau national a été recensé sur la période 2010-2012. Dans un second temps, ce recensement a été complété par le recueil des sujets mis en avant dans les numéros spéciaux ou dans les éditoriaux des principales revues en marketing, et dans les colloques de recherche en marketing à un niveau national, européen, ainsi qu’aux Etats-Unis. Les études sur les priorités de recherche des entreprises ont également été prises en compte. L’identification complète des documents analysés est fournie dans la figure, ci-dessous. Dans un troisième temps, une analyse de contenu thématique de ce matériau a été réalisée afin de faire émerger des thèmes encastrant enjeux de société et recherche en marketing. Les thèmes d’intérêts majeurs prescrits par les institutions (Etat, collectivités, entreprises) se traduisent dans la recherche en marketing sous forme de thèmes, soit traditionnels, soit plutôt émergents. L’analyse des données a été réalisée de manière individuelle, les cas de divergences étant discutés et résolus collectivement. Phase 2 : Etude qualitative L’étude documentaire a été complétée par une étude qualitative interprétative afin d’identifier, auprès de chercheurs en marketing les sujets sensibles à horizon de cinq ans, et pouvant porter à controverse au sein de la communauté française en marketing. Plus précisément, le groupe d’informateurs se compose de chercheurs reconnus par leurs pairs. Différentes générations sont représentées, tout comme le sont des origines différentes en termes de nationalité, de cursus de formation à la recherche (français, européen ou américain). L’annexe 1 détaille le profil des chercheurs interviewés. L’annexe 2 met en évidence le type de responsabilités (actuelles ou passées) exercées par nos informateurs. Au total, 16 informateurs se sont prêtés à des entretiens d’une durée de 30 min à 1h15 entre février et mai 2012. 52 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Ces entretiens ont fait l’objet soit de retranscriptions intégrales, soit de compte-rendu exhaustifs validés par les interviewés. De plus, afin de compléter ce matériau, les trois auteurs ont procédé eux-mêmes à leur introspection (Holbrook, 1995). Les entretiens ont été guidés par une structure générale plus que par une liste définie et exhaustive de sujets a priori (Thompson, Locander et Pollio, 1989). La tâche de l’interviewer a donc consisté à proposer des relances permettant de construire un dialogue ressemblant parfaitement à une conversation naturaliste sur la base, dans notre cas, des axes de recherche émergents de l’étude documentaire. Trois questions principales ont structuré les entretiens : 1/ Selon vous, quels sont les thèmes sociétaux, économiques importants qui vont impacter la recherche en marketing dans les cinq années à venir ? 2/ Et plus particulièrement, dans votre domaine, quels sont les sujets qui feront la recherche en marketing dans les cinq années à venir ? 3/ Quel(s) est (sont) le(s) rôle(s) de la recherche et du chercheur en marketing ? Les deux premières questions avaient pour objectif de comprendre les thématiques de recherche en marketing qui font sens pour la communauté. Concernant la troisième question, il est apparu pertinent, de mettre en perspective ces représentations à la lumière des rôle(s) attribués aux chercheurs en marketing et plus largement de la question des conceptions de la recherche en marketing. Notons que ce guide d’entretien a été soumis à l’ensemble des membres de la communauté via afmNET en avril 2012 dans l’objectif de diversifier les discours. Le très faible nombre de retours n’a pas permis d’exploiter ce matériau. Nous avons donc opté pour une méthodologie qualitative, avec 16 entretiens auprès de chercheurs reconnus dans la communauté, et de profils divers. Ils sont destinés à éclairer et compléter, par le regard de chercheurs, les champs de recherche émergents dans les sujets de réflexion portés par les institutions et la société civile. Les résultats de l’analyse de contenu ne prétendent pas donc à l’exhaustivité des points de vue des chercheurs. Ils ne sont par ailleurs pas généralisables au sens statistique du terme. Ils doivent être appréciés comme des tendances fortes de la recherche en marketing. Lors de l’analyse et de l’interprétation des entretiens, les principes interprétatifs (Thompson, Locander et Pollio, 1989) ont été mis en œuvre, et en particulier : analyse subjective des données, mise entre parenthèse des théories (« bracketing »), recherche inductive de thèmes globaux. La lecture flottante d’une partie du corpus (Allard-Poesi, 2003) a ainsi permis de constituer une liste de thèmes discutée lors d’une séance de travail commune. Celle-ci a donné lieu au renseignement d’une grille de codage (« macro » transformations, thèmes d’intérêt majeur en marketing, finalités de la recherche en marketing) qui permet d’apprécier les perceptions des principaux enjeux de la recherche en marketing pour les prochaines années. Afin de préserver le plus possible l’anonymat des chercheurs, un numéro a été attribué à chaque répondant de façon aléatoire ; cette référence est utilisée pour identifier la source des verbatim cités dans les résultats. Perspectives de la recherche en marketing Thèmes d’intérêt majeur pour les acteurs institutionnels et thématiques émergentes en marketing Différentes sources permettent de proposer une vision des perspectives ouvertes à la recherche en marketing : étude auprès d’entreprises influentes, analyse des numéros spéciaux de revues scientifiques, analyse des appels à projets soutenus par des financements publics, etc. Les visions dont nous rendons compte, ci-dessous, regroupent celles des différents acteurs : pouvoirs publics (au travers des appels à projets), entreprises (études MSI ou IBM) et associations scientifiques (numéros spéciaux des revues, journées thématiques de l’AFM, etc.). Les résultats de cette analyse suggèrent que les thèmes émergents en marketing s’intègrent à huit enjeux majeurs pour les institutions et la société civile : la santé et le bien-être, la gestion de l’environnement, le vieillissement de la population, mais aussi l’ouverture internationale et l’appréhension des mutations sociétales qu’engendrent les innovations technologiques, la gestion des « big data » et l’impact des nouvelles méthodes telles les neurosciences, ou encore la Recherche – 53 crise et la réflexion sur les modèles de gouvernance. Au sein de chacun de ces sujets de réflexion pour la société, le marketing a déjà développé un certain nombre de thèmes de recherche, alors que de nouveaux thèmes émergent depuis quelques années. Le tableau 2 récapitule, pour chacune des thématiques sociétales, les principaux champs de recherche déjà développés en marketing, ainsi que les thèmes qui ont émergé plus récemment. Au-delà des sujets de réflexion sociétaux bien établis, de nouveaux thèmes émergent de notre analyse documentaire. Il s’agit de : • thématiques proches des préoccupations des entreprises : « production de services », « gestion durable des éco-systèmes » ; • réflexions sur des thèmes sociétaux comme « ville et santé », « crise et inégalités », « rôle de la société civile et open gouvernement » ou encore « problématiques climatiques et gestion des risques », ou « informations consuméristes ». L’étude documentaire a permis d’identifier les huit thèmes d’intérêt majeurs portés par les institutions, et huit thèmes en émergence. Que disent les chercheurs en marketing interrogés par rapport à ces axes d’investigation? Comment pensent-ils que la recherche en marketing peut s’en emparer ? Et si oui, de quelle façon ? Leurs questionnements visà-vis de la recherche sont tout d’abord liés à un certain nombre de bouleversements technologiques, économiques, sociétaux qui les interpellent. De plus, le discours de ces chercheurs indique que la recherche en marketing n’est pas déconnectée des préoccupations des institutions et de la société civile. Selon les chercheurs, la recherche en marketing doit cependant faire face à un certain nombre de défis pour être reconnue sur un plan international et être en mesure de peser dans les débats publics : en particulier, procéder au renouvellement de ses méthodes et à une affirmation plus forte de la robustesse de ses fondements théoriques. Une recherche orientée par un ensemble de « macro » transformations Les chercheurs en marketing interrogés identifient un certain nombre de bouleversements technologiques, économiques, sociétaux, à l’origine de questions de recherche qui pourraient, selon eux, animer demain la communauté. Le caractère incontournable des technologies de l’information et de la communication (TIC’s) Ce phénomène, à l’œuvre depuis un certain nombre d’années, va ainsi s’intensifier entraînant avec lui, la nécessité d’approfondir la compréhension de nouveaux modes de consommation ainsi que de nouveaux modes d’interaction entre les consommateurs et les marques d’une part, entre les consommateurs eux-mêmes d’autre part : « les TIC ont des impacts sur les processus de décision des acheteurs, sur la nature de la collecte d’information dans le processus ; cela concerne le phénomène de viralité des groupes […] on ne peut plus penser les 4P de manière traditionnelle » [13]. Une meilleure compréhension des processus de décision d’achat des consommateurs qui naviguent désormais d’un canal à l’autre pour dialoguer avec les entreprises est également requise dans ce contexte. Une deuxième conséquence importante de ce phénomène est le déferlement des données. De nouvelles façons de les collecter, de les traiter, de les exploiter doivent être pensées. Ce déferlement pose également la question de la modification des rapports de pouvoir entre les départements S.I. et les directions marketing : il faut « Analyser les raisons qui conduisent aujourd’hui des entreprises à transférer des responsabilités relatives à l’analyse de données aux systèmes d’information » [17]. 54 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Tableau 2 : Encastrement des champs de recherche en marketing dans les sujets de réflexion portés par les institutions et la société civile Thèmes d’intérêt majeur Traduction dans la recherche en marketing Thèmes de recherche traditionnels Thèmes émergents Santé et bien-être Marketing de la santé Bien-être du consommateur Gestion des risques alimentaires et sanitaires Comportements à risque des usagers Indicateurs de bien-être Consommateurs vulnérables Transformative Consumer research Gestion de l’environnement (Développement Durable) Information et communications sur le développement durable Valeur des produits / marques Transformer les comportements Innovation et éco-conception Transformer la chaîne de valeur sous contrainte Repenser le marketing / marketing durable Vieillissement de la Population Comportement des seniors Age et génération Politique marketing pour les seniors Dépendance Politiques publiques Rapport des seniors aux TIC Offres et innovations pour les seniors Ouverture internationale Cross culture Marchés émergents Transferts d’innovation Commerce équitable Approche contextualisée de la consommation TIC et mutations sociétales e-marketing, e-commerce communautés nouveaux comportements Nouvelles approches et nouveaux supports de communication Innovations socio-techniques Interactions dans les réseaux Culture numérique Nouveaux modèles d’affaires Gestion des « big data » Exploiter les nouvelles sources de données Approches culturelles de la consommation Ethique des études et de la recherche Netnographie Analyse des réseaux, interactions sociales Approches historiques, archéologie de la consommation Protection des données individuelles sur Internet Neurosciences Neuro-marketing Formation des attitudes / comportements Expériences de consommation Transformation des modèles de CC Nouveaux services / expériences Imageries mentales Physiochimie et décisions – rôles des émotions Crise et modèle de gouvernance Consommateur, résistance, responsabilité du consommateur Responsabilité du marketing Nouvelles offres/ valeur Rôle des réseaux sociaux/ pouvoir des consommateurs Déviance dans la relation client, Approches critiques, le client au travail Co-construction des marchés Circuits courts Gouvernance du consommateur Recherche – 55 L’intensification du déploiement des TICs va enfin de pair, dans l’esprit de certains chercheurs, avec l’idée d’un rééquilibrage des pouvoirs d’une part, dans la relation entre un consommateur toujours plus informé et d’autre part, par la prise en compte des enjeux sociétaux, dans la mesure où les technologies peuvent exclure du champ de la consommation ceux qui ne les maîtrisent pas : « Pour le colloque TCR, je vais rajouter une session « Technology and social market place », parce que je pense que la technologie est aussi devenue quelque chose de très discriminant dans la société ». [8]. Un contexte de restriction des ressources de plus en plus prégnant Un autre élément de contexte qui retient l’attention des chercheurs est le phénomène de restriction des ressources et des moyens financiers, manifestation de la crise internationale, qui affecte tant les entreprises (« la période que nous vivons est celle d’une transformation profonde des sociétés industrielles, les moyens deviennent limités, les ressources ont un horizon limité et les technologies bouleversent les modèles », [11]) que les consommateurs (« il y a la crise, comme en Grèce, cela crée de l’incertitude, il y eu très peu de travaux sur les comportements en situation de crise comme les chômeurs […] sur les consommateurs qui vont changer brutalement de niveau de vie, que va-t-ils se passer avec la baisse du pouvoir d’achat ? » [13]). Cette restriction des ressources conduit à la prise de conscience croissante de l’existence de consommateurs vulnérables. En phase de précarité, ils inventent chaque jour de nouvelles stratégies de survie dans un monde où il est difficile de s’extraire complètement de l’idéologie de la consommation et invitent ainsi les entreprises à innover dans les services. La restriction des ressources se mesure également en termes écologiques. Un ensemble de chercheurs évoque ainsi la nécessité de s’intéresser aux comportements de consommation s’inscrivant dans une logique de sim- plicité volontaire qui, au-delà de la quête d’un marketing efficace, appelle à en revisiter les fondements et la raison d’être : « La dimension écologique n’est pas suffisamment prise en compte et c’est trop peu pensé en marketing alors que c’est un gros problème.» [15]. Des modes de consommation ébranlés par la concurrence des pays émergents et le postmodernisme Les effets de la mondialisation et le réveil des pays émergents menacent la compétitivité des pays européens et questionnent la notion d’innovation : « dans un monde plus en plus complexe, l’analyse des types d’innovations pour les pays émergents, de la concurrence des pays émergents dans le domaine de l’innovation, devient nécessaire » [6]. D’autres chercheurs insistent sur les évolutions des sociétés occidentales. La fin du matérialisme (« l’arrivée à maturité voire saturation de la société de consommation et les questions posées sur la notion de bonheur en lien avec le matérialisme, que veut dire le bonheur », [13]), ainsi que le triomphe d’une société postmoderniste («le postmodernisme a démontré que les catégories marketing sont absolument dépassées, il y a une explosion des frontières[…] la consommation a changé plus vite que le marketer qui cherche à remettre dans des cases les groupes, le marketing est en décalage avec la société » [10]) invitent à repenser le rôle de la consommation dans la construction de l’identité d’individus aux multiples facettes, qui ne se réduisent pas aux catégories marketing dans lesquelles on veut les enfermer, tandis qu’une méfiance généralisée à l’égard de la pratique du marketing devrait « retenir l’attention de la communauté marketing afin d’éviter une marginalisation de cette discipline » [17]. Cartographie des thématiques d’intérêt majeur : points de vue des chercheurs Ces « macro » transformations et les phénomènes associés posent les bases du contexte 56 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 dans lequel se déploient les questionnements de recherche actuels et émergents qui sont regroupés, ci-dessous autour de six thématiques majeures. Les comportements de consommation à l’ère numérique Si la compréhension des usages numériques des consommateurs mérite d’être approfondie, c’est surtout la façon dont l’ensemble des dispositifs technologiques modifie le rapport des consommateurs à certains objets de consommation et la structure de l’offre voire la technologie elle-même qui devient la question centrale : « un sujet fondamental pour moi concerne les artefacts, les dispositifs matériels ou technologiques de la consommation et la façon dont ils transforment les consommateurs et la consommation » [9]. Nouvelles méthodes de traitement des données collectées via les réseaux sociaux Du côté des réseaux sociaux, la direction à prendre serait d’intensifier les travaux sur les usages des réseaux sociaux et plus particulièrement de se pencher sur les transferts d’informations entre consommateurs. L’innovation dans les méthodes de traitement et d’analyse des données collectées via les réseaux sociaux (en référence au constat partagé des « Big Data ») est ainsi considérée au regard de nos entretiens comme l’apanage des chercheurs en marketing et permettrait d’apporter une véritable valeur ajoutée aux entreprises : « le volume de données marketing disponibles est en croissance très rapide : il y a un vrai défi pour les sociétés d’études confrontées au recueil et au traitement des nouvelles données, et donc la nécessité d’un renouveau des méthodes pour analyser les données » [6]. Approche critique des stratégies de co-création de valeur Dans la lignée de l’empowerment du consommateur permis par les TIC’s, la mise en œuvre des stratégies de co-création, de co-conception et leurs enjeux est perçue comme un troisième axe fort sur lequel les chercheurs en marketing ont toute légitimité pour produire des connaissances. Sur ce sujet, cependant, nombreux sont les chercheurs qui encouragent la communauté à choisir des angles d’observation et d’analyse critiques visant à dénaturaliser les discours sur la co-création : « Je ne suis pas à l’aise avec les visions de co-créations qui sont habillées » [16]; « le phénomène de co-conception co-création est central même s’il faut faire attention à la tarte à la crème de cette mode du « co » [13]. La co-création est-elle vraiment possible ? Est-ce une énième mode managériale ou bien un nouveau mode de relation client plus équilibrée à visée émancipatrice pour le client ? Le consommateur a-t-il véritablement pris le pouvoir ou bien a-t-il été mis au travail ? « Cette idée de travail est encore floue, on a besoin de le caractériser pour ce qui est du consommateur, les raisons qui le poussent à participer aux activités de services » [9]. Estce consenti ou subi ? La véritable co-création ne se manifeste-t-elle pas plutôt dans les phénomènes de consommation collaborative qui font parfois ombrage à la suprématie des entreprises (et du marketing) en matière de création de valeur ? Evolution de la fonction marketing et de son rôle dans les organisations L’étude de l’organisation des départements marketing, des nouveaux métiers et pratiques du marketing dans un contexte de restriction des ressources mais aussi de diffusion des TIC est perçue comme une quatrième thématique de recherche particulièrement porteuse. Il s’agit de rendre compte de ce qu’est le marketing au-delà de la fonction marketing et de faire évoluer aussi les concepts et théories fondatrices. Comment se positionne aujourd’hui le marketing dans l’entreprise face à la stratégie (« On a laissé filer les questions propres au marketing à la stratégie. On a perdu les thèmes liés à la stratégie, la politique produit, l’innovation, les services. Or, il y a une révision stratégique de la profes- Recherche – 57 sion » [5]), ou encore face aux directions des systèmes d’information ? Consommateurs « en marge » Trois sous-thématiques liées à l’idée de consommateurs « en marge » se distinguent ensuite dans les discours. Tout d’abord, le comportement d’achat des consommateurs « en marge » du fait d’un faible pouvoir d’achat est considéré comme un sujet d’intérêt majeur. Cette catégorie de consommateurs « vulnérables », ou en passe de le devenir dans un contexte de crise, est jugée délaissée par la recherche en marketing. Deux façons de s’emparer de ce sujet sont suggérées. La première consisterait à comprendre les comportements d’achat des consommateurs vulnérables en vue de développer de nouveaux services et de renouveler des approches marketing : « par exemple, ce que l’on est capable de faire en Inde on pourrait le transférer en France. Cela permettrait d’innover sur la compréhension des comportements d’achat à bas prix, sur les modèles logistiques à développer, les nouveaux services » [11]. La seconde vision consiste à mieux comprendre le comportement d’achat de ces individus afin de les aider à mieux contrôler leur consommation ou aider les pouvoirs publics à réglementer ou agir en ce sens : « il y a des stratégies de survie que les consommateurs mettent en place et les services que les entreprises peuvent développer à destination de ces populations, et puis en France ou l’oublie, il y a tout ce qui est marketing à destination des politiques publiques, tout ce que peuvent mettre en place les services sociaux, l’Etat » [8]. A cette thématique, plus minoritaire, on peut y associer celle de la protection des consommateurs qui est selon certains chercheurs un sujet monopolisé à l’heure actuelle par les juristes : « la protection du consommateur (étiquetage, dépôts de garantie, par ex.) est un sujet qui n’est pas du tout abordé par les chercheurs en marketing qui laissent ce thème aux juristes. [..]. Il est nécessaire de développer des recherches sur les pratiques d’informations liées à la protection du consommateur » [16]. Enfin, le thème du comportement d’achat des minorités mériterait d’être développé. Neuromarketing L’apport et l’importation des neurosciences dans le domaine de la gestion en général et celui du marketing en particulier est enfin souligné par un certain nombre de chercheurs : « les études et analyses neuromédicales et neuronales, le neuroshopping constituent pour moi des sujets particulièrement importants dans l’avenir » [3]. Jugé par certains comme un sujet d’avenir impactant la recherche en marketing (« le développement de la science cognitive, entraîne notamment de nombreuses remises en question des résultats de recherche sur les effets de la publicité subliminale, sur les méthodes d’étude comme les IRM » [13]), le neuromarketing suscite aussi craintes et interrogations : « par contre ce qui est clair, c’est qu’avec le neuromarketing, le marketing va prendre un coup pour son image » [8]. Des thèmes en phase avec les institutions et la société civile Le discours des chercheurs en marketing confirme donc les résultats de l’étude documentaire : loin d’être déconnectée des problématiques qui animent institutions et société civile, la recherche en marketing investit des territoires en lien avec leurs préoccupations (tableau 3). Nos informateurs traitent, s’apprêtent ou encouragent la communauté à explorer des sujets en lien avec cinq des huit thèmes d’intérêt majeur : « santé », « environnement », « crise et modèle de gouvernance », « Big Data », « TICs et mutations sociétales ». Beaucoup insistent cependant sur les défis qui devront être relevés dans les années à venir afin que la communauté marketing soit reconnue comme pleinement légitime sur ces questions. 58 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Tableau 3 : Regards de chercheurs sur les enjeux majeurs pour les institutions et la société civile Thèmes d’intérêt majeur Thèmes de recherche importants et émergents pour les chercheurs en marketing Santé et bien-être Le comportement d’achat des consommateurs « en marge » (comportement de consommation des minorités et des consommateurs vulnérables) Informations consuméristes Gestion de l’environnement Sujet insuffisamment traité Vieillissement de la population Sujet insuffisamment traité Ouverture internationale L’innovation à l’heure de la croissance des pays émergents – évoqué à la marge TIC et mutations sociétales Les comportements de consommation à l’ère numérique Gestion des « big data » Nouvelles méthodes de traitement des données collectées via les réseaux sociaux Neurosciences Thème de la contribution respective des processus conscients et inconscients dans la prise de décision Neuroshopping Approches critiques du neuromarketing Crise et modèle de gouvernance Approche critique des stratégies de co-création de valeur L’évolution de la fonction marketing et de son rôle au sein de l’organisation Défis pour la recherche Renouvellement des théories et des méthodes Le premier enjeu identifié est la revalorisation de la théorie voire le renouvellement des cadres théoriques (« l’apprentissage c’est bien mais la théorie doit être revalorisée comme moyen de questionner la pratique et de créer un dialogue avec les techniques » [10]) et des méthodes d’investigation du comportement du consommateur. Le marketing est un « carrefour disciplinaire » [12], elle est une discipline de la « transformation des connaissances en action » [2]. La recherche en marketing devrait ainsi s’attacher à intégrer les apports d’autres disciplines (sociologie, psychologie, linguistique, sémiotique, philosophie, mais aussi statistique/économétrie, mathématiques ou neurosciences…) pour comprendre ce qu’est la consommation au-delà de l’acte d’achat et revenir aux textes fondateurs des théories et disciplines sur lesquelles elle s’est construite et qu’elle n’a ex- ploité parfois que de façon superficielle : « Il y a un enjeu fort pour le marketing, c’est de repenser d’anciennes théories dans un nouvel environnement en repartant des textes fondateurs qui ont ensuite donné lieu à des présentations « réduites » dans le camp de la gestion, par exemple, la théorie des leaders d’opinion à revoir au regard des travaux de Katz et Lazarfeld » [1]. La recherche en marketing devrait s’intéresser non pas tant à l’acheteur qu’aux différents rôles endossés par l’individu, tour à tour citoyen ou consommateur, décideur dans une sphère privée ou professionnelle ; ces différents rôles ont en effet des conséquences sur son rapport à la consommation. Formation des enseignants-chercheurs L’impact de la recherche en marketing sur les sujets évoqués mais plus généralement au sein de la communauté scientifique et dans les débats publics passe également par une évolution de la formation doctorale et de la struc- Recherche – 59 turation de la recherche en gestion en France. En particulier, de nombreux chercheurs relèvent ses faiblesses : un temps de formation à la recherche trop court, une formation trop mono-disciplinaire, insuffisamment financée et visible sur un plan international. Pour pallier ces manques, un ensemble de solutions est ainsi envisagé : • rallonger la durée de formation et favoriser la pluridisciplinarité grâce à une mutualisation inter-institutions : « on pourrait envisager des cours à temps plein pendant deux ans avec une formation méthodologique solide, inciter les étudiants à aller suivre des cours dans d’autres disciplines, profiter de la pluridisciplinarité sur les campus universitaires avec les PRES de sorte à faire sortir la gestion de son isolement » [5] ; • modifier le modèle économique de l’enseignement supérieur pour trouver de nouveaux financements : « faire payer à un prix plus juste les études supérieures et ceux qui en particulier en ont les moyens avec de vraies bourses pour les plus démunis » et « financer la recherche avec les profits de la formation continue » [12] ; • afficher des objectifs de publication ambitieux permettant de soutenir la comparaison internationale : « intégrer les jeunes docteurs dans les réseaux de recherche de haut niveau » et « accentuer l’effort en identifiant des cibles de publication plus ambitieuses que celles qui sont mises en avant actuellement par les institutions françaises » [6] ; • agir de façon générale pour « la reconnaissance de la recherche en gestion qui devrait être à la mesure de l’apport de cette discipline dans la formation des jeunes diplômés (18% 4 des étudiants en France) 4/ Source : enquête FNEGE : http://www.fnege. net/Publications_Evaluation /ENQUETES_et_ PUBLICATIONS/ETUDES_RAPPORTS_ET_ ENQUETES/128-FR-Etude_2011_Accreditations_ certifications_classements et de la formation doctorale (363 thèses en gestion en 2011) » [2]. Enfin, ces résultats appellent à une remarque. Les thématiques qui arrivent en tête dans les discours recueillis (« Big Data » et « TICs et mutations sociétales ») suggèrent que les chercheurs en marketing ont le projet de produire des connaissances contribuant essentiellement aux problématiques importantes pour les entreprises, délaissant par là-même les autres parties prenantes. Pourtant, les thématiques plus sociétales (approches critiques de la co-création de valeur, comportement des consommateurs « en marge ») ou encore organisationnelles (place et raison d’être de la fonction marketing dans les organisations) sont vues comme autant de possibilités de produire des résultats destinés à des parties prenantes variées (consommateurs, associations professionnelles ou pouvoirs publics). En conclusion, on peut se demander si cette cartographie n’est pas le reflet d’un questionnement sur le rôle du chercheur en marketing, un sujet récurrent dans les sciences de gestion et au sein du marketing (e.g. Royer et Gollety, 1999). Conclusion : fragmentation des conceptions et des postures des chercheurs en marketing, vers des apports complémentaires Malgré les limites inhérentes à la constitution de notre groupe d’informateurs (cf. encadré méthodologique), les discours recueillis nous amènent à faire l’hypothèse d’une certaine hétérogénéité des conceptions et postures des chercheurs en marketing dans un contexte de mondialisation de la recherche. Pour certains, le chercheur a vocation à produire des contributions empiriques sur des aspects opérationnels du marketing. Pour d’autres, le chercheur en marketing se doit avant tout de cultiver une posture réflexive, voire critique sur la place du marketing, sur ses fondements théoriques, éthiques : « la communauté de 60 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 recherche en marketing devrait être plus audible sur des questions comme les abus du marketing téléphonique, du faux marketing relationnel, sur la fausse interactivité », [12]. Il ne s’agit « pas de suivre ce que font les firmes, … pas de mesurer, de regarder ce qui est bien ou mal. Le chercheur doit avoir un rôle plus politique d’engagement, doit porter une vision de l’action marketing dont on comprend les effets sur la société », [16]. Une majorité envisage le chercheur en marketing comme un « passeur » qui doit réfléchir aux façons les plus adaptées de diffuser et de communiquer ses résultats : « le chercheur doit répondre aux attentes des institutions, publier et diffuser. Il a une responsabilité dans la transmission que ce soit aux entreprises pour l’opérationnel et dans la société pour dessiner des perspectives d’évolution » [11]. L’enseignement est d’ailleurs pour certains un canal privilégié de transmission des connaissances produites permettant d’assurer la transformation de ces connaissances en action : « le rôle du chercheur est aussi de proposer des connaissances diffusables pour irriguer les formations », [18] ; « c’est à nous de former les cadres de demain.» [8]. D’autres, au contraire, considèrent que ce n’est pas le rôle du chercheur de faire des recommandations aux parties prenantes concernées (entreprises, pouvoirs publics ou société civile). Si traduction il y a, elle doit être initiée par des intermédiaires compétents : « il manque un intermédiaire entre le chercheur et l’entreprise car nous devons contribuer par les publications. Mais il faut des intermédiaires de haut niveau qui parviennent à transformer la recherche en recherche appliquée, mais ce n’est pas notre rôle » [15]. Pour une majorité, du fait de l’histoire de la discipline, le chercheur en marketing doit s’adresser aux entreprises avec pour finalité l’amélioration de sa performance. Parmi cette majorité, des voix s’élèvent cependant pour mentionner que leurs travaux peuvent intéresser également les pouvoirs publics et le consommateur lui-même et, de ce fait, s’inscrire dans une démarche de recherche en marketing plus durable. Parce que le chercheur en marketing a une connaissance approfondie des technologies du marketing, il est à même de contribuer à une meilleure compréhension de leurs effets sur la transformation des marchés et sur la société : « ce qui me semble essentiel c’est l’étude des méthodes marketing des entreprises au regard des transformations sociales qu’elles entraînent ou non », [18]. Cette posture lui permet ainsi d’assurer un rôle de « vigie ancrée dans la pratique» [4] auprès des entreprises, des consommateurs et des pouvoirs publics. La recherche en marketing doit également aider le consommateur dans son processus de décision d’achat : « satisfaire le consommateur ne consiste pas à lui fournir 3kg de docs pour lui dire ce qu’il faut faire » [12], lui donner les moyens d’enrichir sa métacognition du marché, et de faire ses choix en toute connaissance de cause. Ce faisant, la recherche en marketing doit se donner comme objectif non pas tant le perfectionnement des modèles de persuasion mais la compréhension des attentes du client, l’identification des façons les plus innovantes de créer de la valeur pour le consommateur et d’être en relation avec lui. En écho à l’état des controverses philosophiques et méthodologiques en marketing réalisé par Bergadàa et Nyeck (1992), certains chercheurs interrogés observent ainsi un tournant « neurosciences » qui menacerait les approches plus culturelles de la consommation, du fait notamment d’un intérêt très marqué du côté des entreprises : « on est au bout du tournant postmoderne cependant, un certain nombre de recherches commencent à avoir le vent en poupe et fascinent les entreprises, même si cette nouvelle étape ne me plaît pas forcément » [9]. D’autres considèrent « qu’il vaut mieux privilégier la pensée, sortir du quanti, avoir des visions transversales, s’intéresser aux gens », [7] ; Recherche – 61 « il faudrait analyser le marketing qui se fait au quotidien, sa pratique, ce serait bien de l’étudier non pas en virtuel par des variables interagissant mais en direct » [18]. D’autres parient au contraire sur une coexistence des paradigmes et des méthodologies : « après des années où la recherche en marketing s’est caractérisée par une dominante liée à la recherche de formalisation, pour légitimer cette discipline, la recherche s’ouvre depuis quelques années à d’autres visions de la recherche », [2]. En conclusion, cet article met en évidence la structuration de la recherche en marketing depuis les années 1970. Au regard des travaux publiés et des visions développées par les chercheurs, notre travail souligne l’encastrement des champs de recherche en marketing dans les sujets de réflexion portés par les institutions et la société civile. Si l’on note l’inscription persistante des travaux de recherche en marketing dans les problématiques de l’entreprise, force est de constater en parallèle une évolution vers des thématiques intéressant les acteurs de la société civile que sont les consommateurs ou les pouvoirs publics ; la question de savoir si la tendance relevée auprès de nos informateurs constitue une tendance lourde reste en suspens. Loin d’être antinomiques, les deux types de travaux peuvent se compléter pour évaluer l’impact des nouveaux phénomènes à la fois sur les entreprises et sur la société civile. Ainsi, alors que les praticiens du marketing sont confrontés au déferlement de données issues d’innombrables plateformes électroniques, qui nécessite « un changement de paradigme dans la vision du consommateur et un accompagnement des évolutions de l’organisation du marketing dans l’entreprise » [6], on pourrait imaginer que des équipes de recherche investiguent ce type de phénomène, en traitant à la fois le point de vue des organisations marchandes, et des possibilités nouvelles d’empowerment du consommateur. Références Akrich M., Callon M. et Latour B. (coord.) (2006), Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris, Mines ParisTech, les Presses, « Sciences sociales ». Textes rassemblés par le Centre de sociologie de l’innovation, laboratoire de sociologie de Mines ParisTech. Allard-Poesi F. (2003), Coder les données, in Y. Giordano (coord.), Conduire un projet de recherche. Une perspective qualitative, EMS (Éditions Management & Société), 245-290. Bergadaà M. et Nyeck S. 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Une recherche conduite auprès de 18 responsables marketing permet de mettre en lumière l’impact majeur de la technologie du numérique sur l’évolution des marchés et sur leur métier. Dans ce contexte, leurs attentes vont dans le sens d’une nécessaire redéfinition des modèles de consommation, de la relation client, des méthodes d’analyse et de réflexions de fond sur les sujets d’avenir. Ils appellent également à une collaboration renforcée avec le monde académique, sous la contrainte du temps et de la pertinence managériale. Mots-clés : recherche en marketing, managers, théorie et pratique, chercheurs, digital, temps, collaboration. Abstract Managers and research in marketing: new expectations in a context of technological changes and time pressure Although marketing is subject to much debate, no study on how managers view this field and academic marketing research has been conducted recently. A research study of 18 marketing directors was carried out. The results highlight the major impact of digital technology on the evolution of markets and managers’ jobs. In this context, they emphasize the need to redefine consumption patterns, customer relationships, methods of analysis and research priorities in the future. They also look for closer cooperation with the academic world, subject to the constraints of time pressure and managerial relevance. Key words: marketing research, managers, theory and practice, researchers, digital, time, collaboration. Remerciements Les auteurs remercient vivement le rédacteur en chef, Bernard Pras, pour ses précieux conseils ainsi que les lecteurs anonymes pour leurs commentaires constructifs qui ont contribué à améliorer très significativement la teneur de cet article. Ils remercient également chaleureusement les managers qui ont accepté de participer à l’étude, ainsi qu’Amina Bécheur, Madeleine Besson et Audrey Bonnemaizon, membres de l’IRG, qui les ont aidées à conduire ces entretiens. Pour contacter les auteurs : [email protected] ; [email protected] ; [email protected] Les auteurs ont contribué de manière équivalente à cet article. DOI : 10.7193/DM.072.65.85 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.65.85 Cadenat S., de Lassus C. et Hussant-Zebian R. (2013), Managers et recherche en marketing : de nouvelles attentes dans un contexte de bouleversements technologiques et temporels, Décisions Marketing, 72, 65-85. 66 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Depuis sa parution en 1993, Décisions Marketing a toujours cherché à répondre à son intention fondatrice : proposer, à partir de travaux de recherche, des réflexions, des informations et des méthodes utiles aux managers afin de les aider dans leurs processus de prise de décisions (Benavent, Hetzel et Salerno, 1999). Si cette philosophie de la recherche est partagée par un grand nombre de chercheurs en gestion, il est étonnant de constater que très peu d’études ont questionné les managers sur leurs perceptions de la recherche en marketing en France et sur la façon dont ils s’emparent des résultats. Il est toutefois acquis que, pour que les décideurs marketing puissent connaître et intégrer les réflexions académiques, il est essentiel de « s’attacher à l’analyse des problèmes émergents » (Bénavent, Hetzel et Salerno, 1999). Les bouleversements du marché (structurels, technologiques, relationnels) s’accélèrent et touchent de plein fouet l’organisation des services marketing et les missions qui leur sont désormais dévolues. Cet article montre dans une première partie le rôle primordial, dans la perception des managers sur l’évolution de leur métier, de la digitalisation et de la pression du temps. Il met également en évidence la nécessité de répondre aux nouvelles relations d’échange et la remise en cause de la légitimité du marketing. Cette quête de nouveaux modèles face aux Big Data et aux nouvelles contingences qui influencent la démarche marketing, et l’urgence de repenser outils et questions de recherche sont partagées par les communautés académiques dans leur identification de sujets prioritaires en recherche. Dans une deuxième partie, l’article examine les attentes des managers par rapport aux chercheurs en marketing. Ceux-ci reconnaissent l’existence d’un décalage temporel et de propositions trop complexes à transposer et sont en attente d’une réflexion de fond sur les sujets d’actualité et sur de nouveaux modèles et méthodes d’analyse. La troisième partie montre, au-delà de la recherche en marketing, comment les chercheurs répondent ou peuvent répondre à ces types d’attente, et de Encadré 1 : Méthodologie de l’enquête Notre étude exploratoire a porté sur 18 dirigeants, ayant des responsabilités managériales en marketing ou exerçant une activité de conseils dans ce domaine. Les personnes interrogées sont majoritairement des hommes âgés de 35 à 65 ans. Il s’agit bien sûr d’un échantillon de convenance, en fonction des contacts que les chercheurs ont pu obtenir, mais en essayant d’équilibrer les critères de taille, activité et secteur des entreprises (Actencia, Areas Assurances, Auchan, Bearing Point, Blay Foldex/Berlitz, Crédit Agricole, GfK ISL, INC, La Sofia, New Balance, Orange, Safran Morpho, Sanofi, Teletech International, The Official Board, Yves Saint Laurent Beauté). C’est une démarche interprétative qui a été développée. Les chercheurs ont recueilli le discours, puis procédé à l’analyse sans avoir posé d’hypothèses préalables. Par souci de confidentialité et à la demande de certains d’entre eux, nous avons pris le parti de ne pas citer nommément nos informants. Ainsi, leurs verbatim apparaissent de façon anonyme. L’objet de notre analyse est un corpus de 63 pages constitué de la retranscription de 18 entretiens de plus de 1h30, réalisés à Paris. Les entretiens qualitatifs approfondis ont été conduits en face à face, le plus souvent, et dans quelques cas par téléphone. Le codage des données a commencé dès les premières retranscriptions d’entretiens (Bardin, 2007) et s’est poursuivi tout au long de la collecte des données empiriques. Trois thèmes principaux ont structuré les entretiens : 1/ les facteurs majeurs qui ont touché les entreprises et les bouleversements engendrés sur l’action marketing 2/ Les préoccupations des responsables marketing pour les cinq années à venir 3/ La vision du rôle du chercheur en marketing et sa contribution à l’action managériale. Les chercheurs ont opéré une première lecture flottante puis ont procédé à une analyse par catégorisation. Il s’agit de la démarche première de l’analyse de contenu. En ce qui concerne la quantification (Giannelloni et Vernette, 1995), nous avons pris en compte la fréquence des occurrences de chaque thème pour accentuer le caractère descriptif de l’analyse. Recherche – 67 façon plus large à la continuité des besoins de collaboration, qui vont de l’identification des idées de recherche, jusqu’à la prise de décisions, en passant par l’échange d’informations et la formation. Cela amène à mettre en évidence les axes de développement collaboratifs possibles, voire souhaitables, entre les managers et les chercheurs en marketing. Là encore, le rapport au temps et à la technologie sont au cœur de ces préoccupations. L’analyse s’appuie sur 18 entretiens en profondeur menés auprès de managers et de responsables marketing, mais également sur des travaux conduits à l’étranger qui mettent en évidence les écarts en matière de recherche et de besoins perçus par les managers d’une part et les chercheurs d’autre part, et sur des expériences de collaboration managers-chercheurs menées en marketing, en sciences sociales et en sciences dures (encadré 1). De nouvelles contingences qui influencent la démarche marketing La révolution numérique transforme le marché, la gestion des données, la vitesse de réaction des acteurs, les relations aux consommateurs, et amplifie la crise de légitimité du marketing ressentie par beaucoup. Le rôle de la fonction marketing est ainsi fortement influencé par cette évolution (Laugier, 2012 ; Dedieu et Removille, 2012). Ces tendances lourdes sont clairement évoquées dans les entretiens. Le rôle majeur du digital Les managers interrogés s’accordent à dire que l’avènement de l’ère numérique, la digitalisation, constitue le phénomène le plus influent de ces dernières années : « Les problématiques aujourd’hui sont surtout liées à la mutation du numérique ». Mais ce qui surprend, c’est l’ampleur et la vitesse avec laquelle le digital s’est imposé. « Il impacte tout : les relations des entreprises avec leurs salariés, leurs clients, leurs fournisseurs, la création de nouveaux produits et services. En moins de 15 ans, ça a tout bouleversé. C’est le plus gros impact de ces 15 dernières années et je pense que ce n’est pas fini ». Les conséquences majeures de cette évolution étaient déjà annoncées, dès leur apparition, par certains chercheurs (Bénavent et Hetzel, 2000) dans Décisions Marketing, qui montraient l’ampleur des mutations s’opérant dans les pratiques marketing avec l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et de la communication. La création d’une rubrique spécialisée, Digital, en 2011 au sein de la revue témoigne de l’intérêt constant porté par les chercheurs à ce phénomène et à la nécessaire prise en compte de son impact sur les stratégies marketing. De l’avis général, la technologie du numérique est le catalyseur de l’émergence d’une nouvelle donne. Elle génère une profusion d’informations avec des situations complexes à analyser (données, offres, acteurs …), bouscule les repères temps du passé, transforme l’être, le savoir et le vouloir du consommateur, initie de nouvelles relations d’échange entre les acteurs et génère une posture réflexive qui défie les managers en marketing. La profusion et la gestion des données L’explosion de la quantité de données disponibles sur les marchés et sur les consommateurs (profil, avis, comportements, attentes…) et la croissance continue des capacités de traitement informatique sont deux phénomènes combinés dont on peut attendre qu’ils aident les entreprises à optimiser l’action. Toutefois, cette profusion est très, voire trop, complexe à gérer : « C’est le problème des Big Data qui a été évoqué aux USA. Je n’aime pas ce mot, mais il veut bien dire les choses : des données pléthoriques qui peuvent ensevelir ceux qui les récoltent. Le problème ce n’est pas uniquement la masse de données mais la diversité et la non-maîtrise de cette masse. Et comme on pense que la maîtrise de ces 68 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 données relève des ingénieurs, on oublie de penser la méthode, l’organisation, la stratégie et cela désorganise les entreprises, crée du stress et un affaiblissement de la productivité ». Outre un problème de maîtrise, la question de la fiabilité est également posée : « La même personne qui va sur Internet va parfois donner des infos très personnelles (déclaration d’impôts) et en même temps aller sur Second life et se créer un personnage. Il est donc difficile mais important de savoir pour les entreprises qui ont une activité en ligne qui elles ont en face (i.e. la vraie personne ou l’avatar). Autrement dit, quelle est la validité des infos que le consommateur vous donne ». Cette profusion d’informations déstabilise et génère parfois un sentiment de détresse chez les managers : « il y a une mise en danger de l’organisation due au déferlement des données qui peut dévaloriser la donnée collectée de manière classique. Ce déferlement vient de toutes parts, n’est pas contrôlé ou difficilement par les organisations, il peut avoir pour origine des sources variées et des directions différentes et le marketing est face à une désorganisation de l’information dans l’entreprise ce qui l’amène à exprimer un très grand stress et une forte exigence vis-àvis des sociétés d’études et de conseil ». Elle nécessite, en conséquence, de réfléchir à la mise en place de nouvelles méthodes d’écoute et d’analyse et aux moyens d’optimiser les possibilités offertes par les nouvelles technologies : «Ce qui nous intéresse aujourd’hui concerne tout ce qui peut dans la technologie aider à construire les dispositifs de la relation client ». L’analyse du comportement en ligne devient également un sujet brûlant. Elle constitue un moyen privilégié pour comprendre et « exploiter les différents personnages que sont les internautes». Il semble qu’il y ait là des opportunités insuffisamment exploitées : «On peut savoir tout d’un client, ses différentes adresses IP…, mais peu de gens savent modéliser cela…peu de gens s’en servent pour des études et recherches !». Avec l’arrivée des médias sociaux, les entreprises font face à une profusion de données qu’elles ne sont pas aujourd’hui en mesure de gérer correctement : « L’information est devenue de plus en plus importante…néanmoins il y a une richesse qu’on n’arrive pas à traiter et à bien partager et sur laquelle on n’arrive pas à capitaliser ». On relève dans les discours un sentiment d’urgence quant à la nécessité de mettre en place des démarches nouvelles qui prennent en compte les bouleversements induits par la révolution du digital : «le numérique ce n’est pas une mode… le marketing doit s’adapter… il y a des virages à prendre tout de suite et dans les années qui viennent ». «L’observation, l’ethnographie, incluant, l’analyse des messages sur le web (i.e. la netnographie), et les méthodes combinées sont promises à un bel avenir». Un nouveau rapport au temps L’évolution du rapport au temps affecte autant les entreprises que les consommateurs. Un terme prégnant dans le discours des managers est la pression temporelle : « je pense que ce qui impacte aujourd’hui déjà et dans les années à venir le marketing, c’est le temps de réalisation. Je crois qu’on n’a plus le temps de respecter les phases classiques de recherche en marketing ». Cela rejoint l’analyse des chercheurs. L’expérience majeure de la modernité est celle de l’accélération (Rosa, 2010). Entre Internet, qui permet et exige de faire toujours plus vite, la consommation frénétique et la course à la productivité dans les entreprises, l’urgence dirige les vies (Finchelstein, 2011) et en conséquence celles des entreprises. Le temps se raccourcit et la crise donne une vision encore à plus court terme. « Il y a quelques années, les entreprises avaient, selon leur secteur, une vision entre trois et dix-huit mois. Depuis, elle a été divisée par trois! Les équipes doivent toujours être au top, le dirigeant doit savoir gérer son Recherche – 69 stress : le temps est un facteur anxiogène qui influence les décisions ». Si les entreprises ont intégré l’accélération du temps dans les process de création et de diffusion des marques, d’aucuns regrettent que l’organisation de la fonction marketing n’ait pas fait sa mutation selon le même rythme : « le marketing fonctionne toujours sur les modèles Ancien Régime. Le marketing est la seule structure interne aux entreprises à ne pas avoir évolué. La compta est devenue finances, l’administration des ventes est devenue la logistique hyper pointue, le commercial est devenu super pointu, la paye est devenue la RH. L’organisation du département marketing, c’est toujours un peu la même, il y a un directeur, il y a des chefs de groupe, des chefs de produits et des assistants chefs de produits ». Les entreprises doivent aussi répondre à l’évolution des consommateurs, qu’il s’agisse des comportements liés aux nouvelles technologies ou à d’autres évolutions profondes du consommateur par rapport au temps. Internet et le téléphone portable sont des technologies qui accompagnent cette posture court-termiste : comparateurs de prix permettant de réaliser des achats de dernière minute au meilleur prix, sollicitations pour des ventes flash incitant le consommateur à se décider sur l’instant… La majorité des répondants souligne que l’immédiateté, la simultanéité, l’instantanéité, et en conséquence, l’instabilité dirigent aujourd’hui les actions marketing. Mais le « court-termisme », selon Jean-Louis Servan-Schreiber (2012), affecte aussi le lien de l’homme à son environnement, entraînant dans son sillage une remise en cause de la notion de propriété, au profit de la notion d’usage. Les managers interrogés rejoignent cette réflexion sur la relation des individus à l’objet. Ils évoquent dans leurs discours le fonctionnement et les transformations du marché et pointent « les nouvelles tendances d’utilisation plutôt que de possession ». « Nous avons un bouleversement de la consommation ; la notion même de propriété ne correspond pas à un monde qui change tout le temps. Elle ne correspond pas à la notion de plaisir versatile. On est dans un consumérisme effréné mais dans une consommation immédiate. Or, la propriété est une projection de soi liée à une certaine pérennité des utilisations, des comportements, des croyances… on n’a plus besoin d’être propriétaire, on va consommer en étant plus locataire que propriétaire (Ex. Vélib et Autolib) ». Ainsi, le numérique et l’immédiateté des réactions affectent les relations d’échange entre l’entreprise et le consommateur. De nouvelles relations d’échange La conjugaison de l’avènement du numérique et du rapport au temps conduit à de nouvelles relations d’échange. Le pouvoir de la marque a longtemps été un pouvoir de « contrôle » et de diffusion d’un message marketing de masse vers des consommateurs « passifs ». Aujourd’hui, la notion de pouvoir évolue vers un pouvoir de diffusion virale, d’influence et d’engagement avec des consommateurs partenaires, acteurs et de plus en plus coproducteurs. Certaines entreprises ayant perçu les enjeux d’une telle transformation impliquent leurs consommateurs dans la définition ou dans la diffusion de l’offre s’inscrivant ainsi dans le champ du marketing participatif (Cova, 2008). Pour les managers interviewés, le développement des NTIC participe fortement de cette nouvelle relation. Grâce aux opportunités qu’elles offrent, certains consommateurs ont un rôle actif dans les changements qui s’opèrent dans l’entreprise. A l’entreprise de faire cas de cette nouvelle donne : «… il va falloir mettre le client un peu plus au cœur même de notre définition produit. Donc dans la Road Map… c’est-à-dire que ça va être plus tourné vers les services, vers le client, plus qu’on n’a pu l’être jusqu’à présent où on a pu être trop tournés à nous faire plai- 70 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 sir avec des choses qui étaient trop poussées techniquement… ». Si les managers en perçoivent l’intérêt pour la création de valeur de leur offre, ces nouveaux rapports ne sont pas sans risques, notamment en raison de l’absence de contrôle du contenu des échanges : « …les dérives induites sont également connues (« faux avis », « bourrage »…). Dans tous les cas, la prise de contrôle du consommateur sur les marques a également contribué à augmenter sa méfiance à l’égard des pratiques marketing : « Le consommateur se rebelle, se pose des questions, fait confiance aux autres consommateurs, se méfie des entreprises ». Il semble loin le temps des critiques qui identifiaient l’individu à un consommateur passif. C’est bien l’inverse qui se produit. Le consommateur se construit une consommation et sait aujourd’hui parfaitement détourner les messages des entreprises pour mieux s’en affranchir (Maillet, 2010). Par ailleurs, l’analyse souligne que les référents et prescripteurs traditionnels voient leur rôle s’effriter : « Il faut réfléchir aux instances de référence, aux associations de consommateurs ; on assiste au déclin des référents traditionnels du consommateur : la presse spécialisée, mais peut-être aussi la fonction de vendeur. Le vendeur ne sait plus rien mais on fait confiance à son semblable qui s’exprime sur le sujet ». D’après nos interviewés, il existe certaines situations qui amplifient ce phénomène : « La crise économique impacte directement l’activité et développe de nouveaux comportements de consommation qu’il faut appréhender : recherche de nouvelles sources d’approvisionnement et recentrage sur les vrais besoins mais également de nouvelles sources d’informations ». Il apparaît, dans les résultats de la recherche que le nouveau consommateur, acteur actif au pouvoir grandissant, met l’entreprise devant l’obligation de repenser son système de production, de distribution, de communication… les entreprises voient leur statut changer aux yeux du consommateur post-moderne : « Les marques passent du statut de fournisseur de merveilleux à simple garant ». Avec cette nouvelle donne, le rôle de l’entreprise a changé : cette dernière «endosse un nouveau rôle moins gratifiant, surtout sur les marchés matures ». Le consommateur actif, plus informé et plus méfiant à l’égard des marques, interpelle et inquiète les dirigeants. Le marketing doit représenter aujourd’hui plus que jamais une fonction de lien. Le consommateur n’est plus à la recherche d’une transaction qui répond simplement à ses besoins matériels. Dans sa relation à l’entreprise ou à la marque, l’individu – consommateur recherche de l’utilité, de la sécurité, mais également une expérience, un partage, un sens (Gilmore et Pine, 1998) auquel le marketing doit répondre : « Aujourd’hui on s’exhibe sur le net, sur Twitter, on parle de soi, de ce qu’on est, de ce qu’on ressent et on réagit à tout propos. Il y a donc une modification du comportement social, une modification des attentes et on construit des objets sociaux ensemble et des consommations dans une forme d’interactivité… Au fond on est dans des formes de marketing liées à des attributions de valeurs qui peuvent être des valeurs éthiques, des valeurs de la mode, des valeurs d’identification… ». La légitimité du marketing remise en cause ? Ces nouvelles relations d’échange s’accompagnent de critiques du marketing et d’un certain nombre de résistances au marketing (Roux, 2012). Les managers interrogés soulignent la posture plus réflexive qu’autrefois du consommateur : celui-ci remet en cause les innovations, calcule davantage les risques induits, interroge les marques sur les bénéfices vantés et sur les pratiques marketing des entreprises : « Aujourd’hui les jeunes générations éduquées ne sont pas dupes. Elles ont un chemin Recherche – 71 de citoyens ou des valeurs et une réflexion sur ce qui compte ». Cela conduit un certain nombre de managers en marketing à appeler à repenser la fonction marketing. « Des démarches classiques, appliquées mécaniquement par des gens qui n’ont pas forcément le recul nécessaire, ça donne des produits similaires, ça donne des bagnoles faites en soufflerie, ça donne des voitures qui ont les mêmes codes… Aujourd’hui, on nous sert plutôt de la démarche d’habillage que du vrai marketing. Donc je pense qu’il faut repenser la fonction marketing avec une certaine humilité mais aussi avec de l’audace en disant comment je vais pratiquer ça ? ». Les managers interrogés reconnaissent aujourd’hui être trop éloignés du terrain, insuffisamment en prise avec les réalités et opérer dans des organisations devenues parfois trop bureaucratiques : « Le marketing a failli globalement à sa mission. D’abord les hommes de marketing se croient au-dessus, je n’ai jamais vu un homme de marketing passer du temps dans un call center alors que pourtant c’est l’endroit où l’on écoute le consommateur. Ça prouve qu’ils n’ont rien compris ». « Le marketing est devenu un service central donc moins contributeur, plus fonctionnel, pas générateur d’idées ou d’innovations ». Certains managers vont même jusqu’à s’interroger sur un retour possible à leur savoir-faire originel, la production : « il va y avoir des marques qui vont justement s’appauvrir du marketing et être uniquement des capacités de production, un peu sur-mesure en laissant le soin aux consommateurs de faire le marketing, l’auto-marketing de leur marque ». Et pour l’un d’entre eux de conclure : « Il faut un nouveau rôle dans les entreprises du XXIe siècle, surtout une nouvelle image du marketing »… Tous ces changements agissent sur le pouvoir évolutif des différentes parties prenantes mettant ainsi en cause l’approche marketing traditionnelle, voire même la légitimité de la fonction dans les entreprises. L’analyse montre également que le concept et la fonction marketing pâtissent d’une mauvaise image dans la société : « Le marketing a encore une image de flambeur qui cherche à prendre de l’argent plutôt que d’en rendre ! ». Enfin, le marketing rencontre « un problème générationnel » avec certaines réticences de responsables plus âgés qui n’ont pas été formés à la révolution numérique : « Le digital devient la référence et si ce n’est pas pensé par le haut, s’il n’y a pas une vision stratégique du système d’information et du rôle du marketing et des études dans ce système alors la fonction marketing est en danger » ; « Le marketing est en danger. On a besoin de nouveaux modèles… ». Globalement, les entretiens auprès des managers font émerger quatre défis principaux, avec la nécessité, face aux bouleversements technologiques et temporels, de (1) mettre en place de nouvelles méthodes d’écoute et d’analyse, (2) de comprendre le « nouveau consommateur » et de disposer de nouveaux modèles explicatifs, (3) de développer de nouvelles approches de la relation client, (4) de repenser le marketing par rapport à sa légitimité, aux acteurs multiples, et aux évolutions sociétales (figure 1). Tout cela s’inscrit globalement dans le sentiment d’une nouvelle réflexion nécessaire sur le rôle et l’organisation de la fonction marketing. Est-ce cohérent avec les préoccupations des chercheurs et ces derniers répondent-ils aux attentes des managers ? La cohérence avec les préoccupations des chercheurs Les préoccupations des managers en France sont en cohérence avec celles exprimées conjointement par des entreprises et des chercheurs aux Etats-Unis dans le cadre des axes prioritaires de recherche définis par le MSI (Marketing Science Institute) pour 2012-2014 : les plates-formes mobiles et leur impact sur la vie des individus et sur les 72 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Figure 1 : Nouvelle donne et intérêts majeurs des managers en France marchés, la confiance entre individus et institutions et dans les réseaux sociaux, le Big Data, les individus et leurs rôles en tant que consommateurs, l’achat comme processus itératif, le design de l’expérience de consommation, et enfin l’organisation et les capacités du marketing (encadré 2). Ces axes sont cohérents également avec les thèmes prioritaires identifiés par l’AFM en 2012 (encadré 2) : la gestion des « big data », les TIC et les mutations sociétales, les neurosciences, la crise et les modèles de gouvernance, l’ouverture internationale avec l’approche contextualisée de la consommation, les mutations sociétales dans le domaine de la santé et du bien-être, de la gestion de l’environnement et du vieillissement de la population. Enfin, les perceptions sur les évolutions du concept et de la fonction, et le retour à la mission originelle du marketing, sont largement partagées par les chercheurs qui prônent à l’instar des travaux sur la « service-dominant logic » (Vargo et Lusch, 2004) ou l’orientation « partie-prenantes » ou « stakeholders » (Ferrell et Ferrell, 2008), un retour au concept d’origine du marketing, revisité à l’aulne de la situation actuelle (Pras, 2012). On peut penser que cette forte cohérence des préoccupations entre celles exprimées par les managers, et celles qui ressortent d’axes prioritaires définis par des instances auxquelles sont associés les chercheurs, devrait conduire à une réponse adéquate par les chercheurs aux attentes des entreprises. Il convient d’analyser si c’est effectivement le cas à partir de nos entretiens et d’identifier les voies d’amélioration. Ces préoccupations constituent la toile de fond dans laquelle s’inscrivent les attentes des managers vis-à-vis des chercheurs. Dans quelle mesure la recherche en marketing répond-elle, de leur point de vue, à ces attentes ? Regard des managers sur la recherche en marketing Les opportunités offertes par les nouvelles technologies, la nécessité de réactions à court terme pour répondre aux pressions de l’environnement, mais aussi de recul pour Recherche – 73 Encadré 2 : Les sujets de recherche prioritaires en Marketing selon le MSI et selon l’AFM Les sujets prioritaires du MSI : Depuis sa création en 1961, le Marketing Science Institute (MSI) se veut être un lien entre l’université et l’entreprise. Tous les deux ans, le MSI interroge les managers de sociétés membres sur les sujets qui leur semblent prioritaires en marketing. « Nos entreprises membres sont à la recherche de nouvelles approches et d’une nouvelle façon de penser. Les évolutions technologiques et sociales bousculent les processus et les paradigmes marketing traditionnels. Nous appelons la recherche universitaire à développer des méthodes, des outils et des approches pour aider les marketeurs à naviguer dans ce territoire complexe » (Deighton, 2012*). Vers le milieu des années 2000, de nouvelles pistes pour le marketing se sont dessinées, en relation étroite avec les évolutions et les nouvelles tendances des marchés. Ainsi pour 2012-2014, sept sujets sont présentés comme prioritaires par le MSI : les individus et leurs rôles en tant que consommateurs, l’achat comme processus itératif, le design de l’expérience de consommation, les plates-formes mobiles et leur impact sur la vie des individus et sur les marchés, la confiance entre individus et institutions et dans les réseaux sociaux, le Big Data et enfin l’organisation et les capacités du marketing. Les sujets prioritaires de l’AFM : en s’appuyant sur des entretiens avec des chercheurs, ainsi que sur des données secondaires en provenance des instances de recherche, de l’Etat et de la société civile, l’Association Française du Marketing (AFM) a identifié comme champs particulièrement important : la gestion des « big data », les TIC et les mutations sociétales, les neurosciences, la crise et les modèles de gouvernance, l’ouverture internationale avec l’approche contextualisée de la consommation, les mutations sociétales dans le domaine de la santé et du bien-être, de la gestion de l’environnement et du vieillissement de la population. On retrouve donc des évolutions de recherche liées à la technologie et à l’ère numérique, des modifications sociétales avec une remise en cause des modèles existants (voir site de l’AFM, association française du marketing). L’analyse des comportements à l’ère du numérique, la nécessité d’innover en matière de modèles, mais aussi d’avoir un regard critique et de plus long terme sur les grandes évolutions sociétales ressort des thématiques abordées. * John Deighton, Directeur Exécutif du MSI, “What Are Marketers’ Top Concerns?”, MSI Research Priorities 2012-14. comprendre les enjeux à venir, constituent la toile de fond dans laquelle s’inscrivent les attentes des managers vis-à-vis des chercheurs. Quel regard les managers portent-ils sur la recherche en marketing et les chercheurs ? Dans quelle mesure la recherche en marketing répond-elle, de leur point de vue, à ces attentes ? C’est par rapport à la réponse à ces questions, à l’aulne de l’ère numérique et du rapport au temps, qu’il conviendra de s’interroger sur les perspectives d’améliorations et de collaborations à venir. Connaître le regard des managers sur la recherche permet une remise en perspective, voire une remise en question des sujets de préoccupations des chercheurs, des postures et des méthodes. Bien que le sujet ait été traité à quelques reprises dans la littérature anglosaxonne (Cornelissen et Lock, 2005 ; Hugues et al., 2011 ; Baron et al., 2011 ; Achrol et Kotler, 2012), il est étonnant de constater qu’aucune recherche récente ne se soit intéressée au sujet en France. La question de la nécessité de réagir rapidement pour les managers, tout en prenant du recul par rapport aux enjeux majeurs auxquels ils font face, pose celles du décalage temporel entre la diffusion des travaux de recherche et la réponse aux préoccupations des managers, de l’utilité perçue de ces travaux sur un plan opérationnel dans leur pratique et du contenu des travaux pour alimenter les réflexions d’avenir. Décalage temporel, méconnaissance et pertinence des recherches Les managers cherchent globalement des réponses immédiates aux questions qu’ils se posent, souvent pour résoudre des problèmes concrets ou analyser une situation. Mais ils regrettent le décalage temporel entre le 74 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 rythme de la recherche et de sa diffusion et celui des préoccupations de l’entreprise. Ce décalage ressenti est particulièrement fort du fait de la révolution numérique et de la masse d’informations immédiatement disponibles. Cela interroge à la fois sur la connaissance et la pertinence de la recherche marketing par les managers en France. Décalage temporel Les managers interrogés ressentent un décalage évident de perspective temporelle entre la recherche et l’entreprise : «nous travaillons assez peu avec les chercheurs en marketing car il y a un décalage trop fort de temporalité ». Ainsi, le chercheur prend des libertés de temps de recherche qui, aux yeux des managers, rendent parfois les résultats obsolètes : « Je crois qu’on n’a plus le temps de respecter les phases classiques de recherche en marketing et je pense qu’il n’y a rien de pire que de faire œuvre historique, c’est-àdire, d’arriver pour dire voilà comment était le marché en 2005, quand on est en 2012... ». Cette perspective d’un monde à deux vitesses (toujours lent pour la recherche, très rapide pour l’entreprise) entraîne avec elle l’idée que les chercheurs sont déconnectés des contraintes et des réalités entrepreneuriales. « Il leur faut être plus ancrés dans la réalité du monde qui bouge. Si pour inventer l’iPhone Steve Jobs avait fait une thèse sur chaque idée, il aurait fini son iPhone à la fin du XXIe siècle ! ». Le jugement est sévère, alors que le sentiment d’urgence dans la réflexion pèse également sur les chercheurs français pour répondre aux contraintes de publications auxquelles ils sont soumis (rejoignant ainsi les exigences anglo-saxonnes où l’adage « publish or perish » prévaut largement). Les managers interrogés pensent que cette problématique est largement française. Ce n’est pas le cas. Une étude réalisée en Grande-Bretagne, auprès de 510 managers marketing et 128 chercheurs en marketing (Baines et al., 2009) fait apparaître des préoccupations identiques. Parmi les managers, 74% considèrent qu’ils trouvent les informations professionnelles pertinentes sur le web, 66% que les résultats de la recherche en marketing devraient être publiés rapidement, et 92% qu’ils devraient être accessibles. Il est intéressant de constater que les chercheurs pensent aussi que leurs recherches devraient être publiées rapidement (68%) et les résultats accessibles (90%). Néanmoins, alors que 100% des managers souhaitent que les recherches soient utiles aux managers, seuls 70% des chercheurs partagent cet avis. Ces préoccupations largement communes montrent que les attentes des deux mondes ne sont pas fortement différentes, qu’il s’agisse de la vitesse de diffusion ou du contenu. En fait, il s’agit souvent d’appréhension, parfois de méconnaissance des travaux publiés, ou encore de démarches perçues comme trop complexes. Méconnaissance des travaux et pertinence Au-delà, et peut-être liée à la diffusion des recherches, une méconnaissance des travaux académiques semble assez manifeste : « Pour être tout à fait franc, on ne travaille pas beaucoup avec des chercheurs. Peut être parce que l’on ne les connaît pas beaucoup ». A nouveau, ceci n’est pas spécifique à la France. En Grande-Bretagne, alors que certains praticiens connaissent l’existence du International Journal of Research in Marketing, ils ne connaissent pas d’autres revues, et 55% d’entre eux considèrent que les revues de recherche en marketing ne sont pas des ressources d’information professionnelle utiles (Baines et al., 2009). Cette méconnaissance est liée à la demande de diffusion immédiate et à l’accessibilité souhaitée des travaux. Elle est aussi souvent associée à un manque de relations entre entreprises et chercheurs, plus qu’à une non pertinence des thématiques abordées. Les publications dans la communauté française portent sur des sujets Recherche – 75 d’intérêt mentionnés par les managers1. Par ailleurs, les interviewés n’évoquent jamais l’idée que les chercheurs travailleraient sur des sujets déconnectés des préoccupations des entreprises. Ils abordent toutefois le cloisonnement entre les mondes académique et économique en France, contrairement, pensent-ils, à ce qui existe dans le monde anglo-saxon et aux Etats-Unis : « Je trouve qu’en France on n’est pas bon dans la collaboration entre entreprises et universités. Aux USA, les enseignants chercheurs ont souvent des expériences en entreprises alors qu’en France, c’est très cloisonné ». Bien que le modèle anglo-saxon soit souvent cité en exemple concernant la collaboration entre l’entreprise et la recherche, Achrol et Kotler (2012) lèvent le voile sur cette relation supposée exemplaire : « Les chercheurs laissent entrevoir une boîte à outils débordant de théories, de domaines d’applications, de méthodologies complexes devenant bien trop exigeantes en terme de détails et de rigueur… ». Ce qui se passe aux Etats-Unis ressemble finalement à ce qu’expriment les managers français que nous avons interrogés ; ils redoutent de la part des chercheurs, la proposition de démarches trop complexes à mettre en œuvre, empêchant ainsi la convergence des approches avec le monde économique. Toutefois, ressentant l’évolution et la fragilisation des modèles traditionnellement utilisés, ils appellent de leurs vœux une collaboration avec le monde académique à condition de l’inscrire dans un cadre qui intègre les nouvelles contraintes auxquelles ils sont confrontés. 1/ C’est par exemple ce qu’ attestent les thématiques des numéros spéciaux de Décisions Marketing sur le marketing interactif (vol. 5, 1995), la nouvelle économie (vol. 19, 2000), l’extension du domaine de l’expérience (vol. 28, 2002), les études qualitatives et décisions (vol. 36, 2005), le marketing et la performance (vol. 40, 2006), le marketing tribal (vol. 52, 2008), le pouvoir du consommateur (vol. 61, 2011), ou encore les agents virtuels intelligents (vol. 65, 2012). L’analyse du discours témoigne d’un désir de collaboration avec les équipes de recherche en marketing : « Il y a actuellement une fenêtre de tir, une opportunité pour ce partenariat entreprise – recherche ». Elle permet d’identifier plusieurs attentes majeures : Repenser la collecte, l’analyse des données et les modèles Les managers interrogés appellent à une nouvelle réflexion sur les méthodes d’analyse : « Le datamining est à l’âge de pierre. On est inondé d’informations. Nous, les directeurs marketing, on a besoin de modèles pour préparer la décision et le jugement, c’est une attente forte ». En ce qui concerne le datamining et le retargeting, les managers sont en attente de modèles permettant de mieux gérer les flux de données. Les approches quantitatives ne sont donc pas exclues mais doivent être combinées avec des démarches interprétatives, adossées à la psychologie, l’ethnographie ou l’anthropologie pour mieux comprendre et anticiper les arbitrages et les décisions de consommation. : « Il faut engager des méthodes analytiques en profondeur sur la consommation et non pas sur le consommateur vu classiquement, mais sur l’individu dans sa relation à la consommation, aux marques, se pencher sur une approche « customer centric » ; « il faut nous aider à travailler sur l’intelligence émotionnelle. Les logiciels qui sont capables de cerner la personnalité du consommateur et qui peuvent aider les entreprises à faire du « market to one ». Etre capable de cerner sur le web la psychologie du consommateur. Celui qui réussira à maîtriser ça aura gagné sur les autres ». Pour les managers, la crédibilité des données collectées est nécessaire pour renforcer la confiance accordée aux préconisations managériales : « Il est essentiel que la recherche travaille avec les entreprises qui ont accès aux données. Les thèses ou les travaux avec 76 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 des échantillons de convenance n’auront plus de sens... ». L’attente d’une réflexion de fond sur les sujets d’avenir Bien que ce regard critique vis-à-vis du temps long de la recherche académique soit récurrent parmi les managers interrogés, certains d’entre eux, y trouvent un intérêt et le justifient : « j’ai trouvé qu’il y avait de la mise en perspective, le temps long que le chercheur passe sur certains sujets, c’est important ». Pour eux, un des rôles du chercheur est de redéfinir en profondeur les relations entre société, entreprises et consommateurs : « Le rôle du chercheur est de se poser les questions en relation avec la société. Par exemple, les attentes sociales et culturelles de la jeunesse, ce qui va rénover le monde, comment va faire la société bientôt ? Quels types de relations existeront entre nous ? Entre les jeunes et les moins jeunes dans l’espace social, dans les entreprises ? Comment agirons nous ensemble et dans quel sens ? Selon quelle forme de contrat ? ». Cette réflexion doit se faire à l’aulne du nouveau contexte technologique et temporel qui régit aujourd’hui les actions : « Le chercheur doit analyser les mutations économiques et sociales découlant de la « numérisation » des activités humaines, la technologie ayant aujourd’hui un rôle central, conduisant à des ruptures très rapides ». Aux yeux des managers, il apparaît nécessaire que les chercheurs adoptent une posture prospective et se tournent vers l’avenir plutôt que de se contenter d’expliquer ce qui s’est passé ou se passe aujourd’hui : « J’aimerais bien qu’ils m’apportent plus car pour le moment je dois dire je suis assez frustré. Aujourd’hui, dans nos échanges, j’ai plutôt eu des analyses de contenu, une synthèse, mais pour la mise en perspective je ne sais pas trop » ; « Nous avons un besoin de prospective alors que les chercheurs se contentent souvent d’analyser les faits et le passé… ». L’enjeu est de s’intéresser à la façon dont le marketing peut fournir des solutions aux problèmes de société comme le décrivent Kotler et al. (2012) en étant davantage centré sur l’humain et non plus sur le produit (évolution vers le marketing 3.0) : « Il faut penser la consommation comme un ensemble fluide d’expériences et non pas comme un modèle mécaniste et cloisonné ». Dans la perspective de travailler sur les modèles de consommation, sur les parcours clients et sur les méthodes d’analyse à développer, les managers appellent à une collaboration renforcée avec le monde académique mais mettent également au premier plan l’importance de la formation et de la préparation aux métiers de demain. Une collaboration entre chercheurs et managers à construire Chacun s’accorde à dire aujourd’hui qu’une collaboration entre chercheurs et managers est profitable à tous. Le désir de collaborer exprimé par les managers et souhaité par les académiques n’est cependant pas un fait nouveau. Les entretiens mettent en lumière le besoin d’approches marketing renouvelées pour permettre aux managers de faire face aux nouveaux défis qui les attendent. Les chercheurs et les praticiens s’accordent sur la nécessité de multiplier les points de rencontre entre le monde académique et celui de l’entreprise (Jaworski, 2011 ; Lilien, 2011), ce qui passe par l’intégration plus systématique des programmes de recherche dans les entreprises mais aussi par la multiplication de conférences qui mixent les publics. L’échange de savoirs et d’expériences est une source de stimulation indéniable. Mais audelà des initiatives existantes, l’observation systématique des pratiques de collaboration dans les sciences sociales et les sciences dures, entre managers et chercheurs, montre que celles-ci peuvent dépasser le niveau de l’information et de l’échange pour aller vers Recherche – 77 la création et la diffusion des connaissances jusqu’à l’aide à la prise de décision. Plus globalement en sciences de gestion, les volontés institutionnelles comme celle de l’AACSB et les expériences existantes révèlent des initiatives multiples, même si les mises en œuvre sont souvent « en construction ». En marketing, comme dans les autres sciences sociales, il est important de porter un nouveau regard sur ces collaborations en prenant la mesure des enjeux, et en particulier de ceux liés au temps et à la technologie, éléments clefs des transformations actuelles. Des préoccupations fortes Des initiatives existent déjà partiellement en France. Ce sont autant de points de contact et d’échange qui ont fait la preuve de leur efficacité. Mais les entretiens font ressortir de façon spécifique deux préoccupations auxquelles les initiatives mentionnées doivent répondre : d’une part des préoccupations reliées à la formation et d’autre part à la pertinence managériale. Mieux former les managers de demain Il est étonnant (et finalement rassurant !) de voir que les managers interrogés associent étroitement à la mission de recherche celle de la formation : « Pour ceux qui sont dans l’éducation, il y a un marketing des filières de formation à faire. Les besoins en formation quand on les exprime c’est déjà trop tard. (…). On ne peut pas imaginer la manière de produire plus tard sans imaginer la manière de former… ». Former les futurs managers aux outils de demain et accompagner les entreprises dans leurs réflexions sur la construction de nouvelles démarches correspondent aux deux missions que les managers assignent aux enseignants chercheurs. Les chaires de formation ou de recherche et les collaborations étroites des universités, écoles et entreprises dans les formations en gestion répondent à cette demande. Cette constatation selon laquelle (1) la recherche académique en marketing doit aussi servir la pratique, et (2) les étudiants en marketing devraient acquérir, au cours de leur formation, les connaissances et les compétences nécessaires sur le terrain est largement partagée internationalement (Baron et al., 2011). Il est néanmoins intéressant de voir que l’exercice des ces missions doit se faire sous conditions. Une prise en compte effective de la pertinence managériale Le souci de la pertinence managériale, exprimé dans les attentes, est largement partagé par les chercheurs. Jaworski (2011) définit la pertinence managériale comme « le degré de perception de l’aide apportée par la connaissance académique à un manager dans ses réflexions et dans la mise en œuvre des actions nécessaires à l’atteinte des objectifs de l’organisation ». Il précise que la pertinence managériale est « une estimation subjective du manager en fonction de son rôle dans une situation précise ; le jugement de la pertinence d’une recherche par le manager dépend du lien plus ou moins étroit entre la problématique de la recherche et les besoins liés à la prise de décision du manager dans son travail et ses missions ». C’est exactement ce qu’expriment les personnes interrogées : « les chercheurs doivent être plus préoccupés par l’opérationnalité de la recherche plutôt que de consacrer 90% de leur énergie à résumer les thèses d’autres chercheurs » ; « le rôle du chercheur doit être celui d’une vigie ancrée dans la pratique pour (1) re-contextualiser les nouveaux phénomènes, (2) en fournir des clés de compréhension et (3) repérer des phénomènes émergents ». Ce souci de la pertinence managériale s’exprime dans des contextes multiples, qu’il s’agisse des thèses de doctorants, de la confrontation des recherches aux réactions des entreprises, et même du financement 78 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 de ces recherches. On pense notamment aux contrats CIFRE dans le domaine des thèses, aux fondations où préoccupations des entreprises et préoccupations de recherche font l’objet d’échanges fructueux, voire de financements, à d’autres initiatives où les recherches peuvent être confrontées aux réflexions et pratiques des entreprises. C’est le cas des journées organisées par l’ANVIE dans le domaine des sciences sociales qui réunissent chercheurs et praticiens sur des problématiques importantes pour les managers, ou encore des ARA (Ateliers de Recherche Appliquée) et « journées entreprises » en marketing organisés par l’AFM (Association Française du Marketing) dans le même esprit. Parallèlement, le Syntec et la Fnege organisent les Prix de recherche en Management pour encourager les travaux permettant des applications en entreprises. Ainsi, la démarche d’interaction continue entre chercheurs et praticiens semble être en route... Pratiques de collaboration dans les sciences sociales et les sciences dures Des exemples de collaborations entreprisesuniversités existent déjà, au niveau international, en sciences dures et en sciences sociales. Alors que certaines initiatives sont encore en construction, d’autres sont à un stade de développement avancé. Le processus va de la génération d’idées à l’échange d’informations, la diffusion des connaissances, et parfois même jusqu’à des propositions de solutions pour la prise de décision. En France, dans le domaine des sciences dures en particulier, on pensera aux pôles de compétitivité et aux incubateurs. L’exemple du pôle de compétitivité Advancity, pour accroître la réflexion sur la ville de demain et la mobilité, en cohérence avec le développement durable est intéressant. Une autre initiative est celle de Cap Digital, pôle de compétitivité du numérique. Il regroupe des centaines de PME mais aussi une trentaine de grands groupes ainsi que des enseignants chercheurs des universités, et des investisseurs en capital. Ensemble, managers et chercheurs cherchent à développer la recherche et à fixer les orientations stratégiques sur le numérique. On citera également des initiatives nouvelles comme celles signées fin 2012 entre IBM et l’agglomération de Montpellier. A cette initiative sont associées l’Université Montpellier I et Montpelier II et des PME dans la thématique de la ville intelligente. Philippe Sajhau, Vice Président – Smarter Cities, IBM France explique qu’une « plateforme ouverte de données métiers est mise à la disposition des acteurs du territoire pour leur permettre de créer de nouveaux usages et d’utiliser la valeur de la corrélation de ses données … Cette plateforme de données va bien audelà des bases de données Open Data, en intégrant les données métiers, en utilisant le temps réel et en permettant une extraction extrêmement simple des données pour créer de nouveaux usages ». A l’international, l’expérience réussie de l’Imperial Business School of London (encadré 3) illustre bien ce type de processus. Il existe par ailleurs des volontés institutionnelles fortes de la part d’organismes chargés d’évaluer les institutions d’enseignement comme l’AACSB par exemple, qui prônent ce type de coopérations. Parmi les initiatives identifiées par l’AACSB2 se trouvent celles du Marketing Science Institute (MSI), qui cherche à créer des ponts et des relations entre les chercheurs et les entreprises (encadré 2), mais aussi l’Advanced Institute of Management Research (AIM), un institut de recherche créé au Royaume-Uni dont le rôle est de mettre en avant les nouveaux défis auxquels est confronté le management et de soulever le débat entre les praticiens et les pouvoirs publics. L’AACSB met en avant des exemples de collaborations et les multiplicités d’actions com2/ http://www.aacsb.edu/resources/research/collaboration.asp Recherche – 79 Encadré 3 : Collaborations Chercheurs/Managers au Royaume-Uni : de la formation à la prise de décision L’Imperial Business School of London (IBSL) propose des programmes de recherche fondés sur une collaboration étroite entre les chercheurs et les entreprises. L’objectif des chercheurs est d’accueillir les nouvelles idées d’innovation, de réfléchir à leur mise en œuvre et de participer à leur application. Parmi les différents projets menés en 2011 se trouvent le projet d’IBM et le projet de la « Ville Intelligente » appelé « le Digital City Exchange » (DCE). Le cas IBM : La collaboration entre l’IBSL et IBM depuis 2005 a changé les processus d’innovation de cette entreprise et a contribué à redéfinir sa stratégie et son modèle de prise de décision. Les chercheurs d’IBSL et les managers d’IBM ont travaillé ensemble pour voir comment générer et développer les idées nouvelles en dehors de l’entreprise. Le travail des chercheurs s’est orienté vers la mise en avant de l’importance et des enjeux liés au développement de la relation client. Dans cette perspective, IBSL développe en 2011 un programme de formation (Executive Education) dans lequel les chercheurs ont pour rôle de rapprocher l’entreprise IBM de ses clients ; une relation étroite entre les partenaires permettrait au client de mieux appréhender les capacités et la technologie d’IBM. Elle serait pour l’entreprise l’occasion de trouver des idées et des opportunités de développement de nouveaux produits. La mise en pratique des résultats de la recherche a permis des changements dans l’organisation d’IBM en l’aidant à évoluer dans le même sens que ses clients. Pour IBSL, la mise en place de cette structure de formation représente une voie intéressante de partage des connaissances et de transfert de l’expérience entre chercheurs et managers. Source: http://www3.imperial.ac.uk/business-school/research/researchcelebration/innovation-at-ibm Le cas « La ville intelligente » : La Digital City Exchange (DCE) est un programme de recherche multidisciplinaire lancé en septembre 2011. Autour de ce projet sur cinq ans, sont rassemblés une école de management (l’Imperial Business School of London), une école d’ingénieurs (The Faculty of Engineering), et des entreprises industrielles, leaders dans leur secteur telles que Transport for London, NHS Trust, Sainsbury’s, Arup… L’objectif de ce grand projet est de révolutionner les infrastructures de la ville et de créer des nouveaux services. Il s’agit d’exploiter de nouvelles générations de systèmes digitaux, dans le but d’opérer une transformation de la gestion des services et des ressources de la ville. Ce programme a pour but de permettre aux citoyens et aux entreprises qui vivent dans cette ville d’améliorer leur vie au quotidien et d’accroître les opportunités de développement des activités économiques. Le projet a été conçu en collaboration avec les industriels. Les chercheurs et les étudiants travaillent avec de vraies données sur des cas réels qui se produisent dans les villes concernées. Le principe repose sur le test des cas et le développement de scénarii qui permettent de traiter les informations de manière à obtenir de nouvelles données permettant ainsi le développement de nouveaux services. Source : http://www3.imperial.ac.uk/business-school/research/researchcelebration/digital-city-exchange munes en gestion de manière générale et dans certains cas, plus spécifiquement en marketing. Beaucoup de ces expériences vont de la génération d’idées à la prise de décisions (encadré 4). Il ressort de ces expériences, menées en sciences dures, en sciences sociales et en management, que celles-ci s’appuient largement sur le numérique, les forums et communautés de chercheurs et de managers. Cette voie, tout juste esquissée en marketing, peut représenter un enjeu et des perspectives importantes d’évolution, qu’il s’agisse de stimulation, de promotion de la recherche, de diffusion, ou de réponse à des questions concrètes posées. En marketing, de telles initiatives qui allient interactions entreprises-chercheurs et nouvelles technologies n’en sont qu’à leurs balbutiements. Nul doute qu’elles peuvent être développées au plan européen et français car elles répondent à une demande commune des entreprises et des chercheurs face aux évolutions technologiques et à la relation au temps. 80 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Encadré 4 : Autres exemples d’actions collaboratives entre entreprises et académiques Ces collaborations vont de la promotion de collaborations à la recherche de solutions par des communautés en ligne à des problèmes posés : Promotion, conduite de la politique de recherche, et stimulation de la recherche –– L’Association for University Business and Economic Research (AUBER) est une association professionnelle dont l’objectif est de promouvoir la recherche en gestion et en économie auprès des organisations, en stimulant celles-ci dans les universités publiques ou privées. –– Science Business est une organisation européenne qui réunit chercheurs, investisseurs et décideurs politiques autour de l’innovation. Son réseau est constitué d’universités reconnues pour leurs recherches, d’entreprises multinationales et d’agences gouvernementales. Elle crée des liens entre les différentes parties prenantes par de multiples moyens : évènements en réseaux, communications… et a pour objectif de conduire la politique de recherche en innovation. Diffusion de la recherche, interactions et communautés –– La Society for Effectual Action (SEA) est une communauté de recherche autour de l’entrepreneuriat, qui assure le lien entre chercheurs et entrepreneurs du monde entier pour diffuser et discuter de nouvelles idées et de leurs applications à partir d’articles et de contributions de recherche. –– L’Utilium Network est un service qui fournit des résumés de recherches en psychologie, sociologie et management, axés sur la résolution pratique de problèmes liés aux organisations. Les managers peuvent poser leurs propres questions et réagir. Un forum en ligne permet aux diverses parties prenantes d’interagir ; et les étudiants peuvent aussi consulter le site. Mises en œuvre collaboratives de recherches –– Innocentive représente, pour sa part, une communauté d’entreprises en ligne qui financent la recherche. L’idée repose sur la quête de réponses à des défis en R&D mais aussi sur la recherche des scientifiques qui apportent ces réponses. Ces initiatives, d’abord réservées aux sciences dures, sont aujourd’hui un modèle pour les autres disciplines. –– L’Advanced International Marketing Knowledge (AiMark) stimule des recherches en marketing (distribution et e-commerce, bien-être du consommateur...) menées dans le cadre d’actions collaboratives entre le monde de la recherche et celui des entreprises, avec la mise à disposition des bases de données d’Europanel et de ses partenaires (Gfk, Kantar Worldpanel, SymphonyIRI). Relever les défis de la technologie et du temps Ce sont les questions du contenu de la recherche et des thématiques abordées (what ?), mais aussi du comment, c’est-à-dire des méthodes, de la diffusion et de l’accessibilité des recherches elles-mêmes (how ?) qui sont ici abordées, telles que soulevées par Lutz (2011). Répondre aux problématiques de l’entreprise, y compris en termes de diffusion et d’accessibilité rapides des recherches, de mise en œuvre de nouveaux outils de recherche, et de prise de décision sont les défis à relever. De nouveaux modèles De nouveaux modèles sont certes à concevoir mais des démarches existantes peuvent aussi être revisitées. Ainsi, l’objectif ultime d’aider à la prise de décision est formalisé depuis de nombreuses années dans le cadre du développement de modèles d’aide à la décision (voir par exemple, Choffray et Lilien, 1986). Ces modèles s’appuient sur des bases de connaissances et des règles de production tirées de recherches antérieures et aussi sur les jugements et l’expertise des managers (Lilien, 2011). Ces modèles subjectifs peuvent être utiles aux managers lors de prises de décision sur les produits, les prix, les marques… « leurs décisions font partie d’un ensemble de possibilités et d’alternatives dans un monde complexe et incertain ». Pour Lilien (2011), de tels modèles, revisités, sont particulièrement appropriés face à la masse de données existantes. Les nouvelles possibilités offertes par les technologies permettent d’exploiter Recherche – 81 les données et la connaissance, de guider la prise de décision et de mettre en œuvre ces décisions dans un contexte résolument interactif, cela en phase avec les préoccupations actuelles des entreprises. Au-delà des modèles d’aide à la décision, ce qui est nouveau est la possibilité d’échanges directs et interactifs entre chercheurs et managers sur des problèmes d’intérêt commun. Outils d’analyse, diffusion et accessibilité aux recherches Technologie et temps sont au cœur de ces problématiques. En ce qui concerne les démarches scientifiques et les outils d’analyse, il faut distinguer ce qui ressort, d’une part, du traitement de grandes masses de données avec une certaine immédiateté, et d’autre part, des démarches de compréhension de phénomènes où l’urgence temporelle n’est pas la même. Au-delà des thématiques de recherche fortement marquées par les évolutions technologiques (stratégies cross-canal, nouvelles pratiques des consommateurs, etc.) et de l’adaptation nécessaire des outils aux grandes masses de données à trier, croiser, traiter, il s’agit aussi de passer de la description quantitative à la compréhension des phénomènes. C’est ce que le philosophe Dilthey (1954) appelait « Von Erklärung zu Verstehen », c’est-à-dire de « l’explication » à la « compréhension », à la quête de sens, à l’interprétation. Cette contribution importante que les chercheurs peuvent apporter aux managers, et ce qui est attendu par ces derniers, doit rester présente à l’esprit. Comme le souligne Robert-Demontrond (2013), les nouveaux enjeux justifient de passer de « l’étude des attitudes » au « tournant qualitatif » (narratif, phénoménologique, herméneutique, etc.) dans lequel se sont déjà impliquées nombre de sciences sociales. Les nouvelles approches ne doivent pas s’arrêter à des outils d’analyse, à de nouvelles démarches statistiques, plus robustes et fiables, mais doivent inclure de nouveaux paradigmes de recherche. Ceci est déjà le cas aux Etats-Unis, en Europe, mais aussi en France avec l’avènement d’un certain pluralisme méthodologique et le développement de recherches, entre autres de type ethnographique. Mais une des questions majeures est celle déjà soulevée du décalage temporel entre le rythme des recherches et de leur diffusion et celui des préoccupations des entreprises. Dans ce contexte, un phénomène important relatif à la publication des recherches et à leur diffusion doit être souligné. C’est celui de l’accélération de la diffusion numérique des recherches, avec une croissance exponentielle des revues en « accès libre ». En Europe, la recherche financée par des organismes publics doit être accessible gratuitement (initiative de Budapest de 2012 ; Commission Européenne, juillet 20123). Aux Etats-Unis, l’administration Obama a exigé en février 2013 la mise à disposition gratuite de tous les travaux issus de sa recherche publique. Par ailleurs, des éditeurs proposent désormais les articles acceptés dans leur revue en « open access doré », immédiat, monde entier, moyennant contribution financière des auteurs ou en « open access vert »4 (Cabut et Laropusserie, 2013). La guerre fait rage entre, d’une part, des associations scientifiques et chercheurs et, d’autre part, des éditeurs sur le libre accès des articles et les tarifications pratiquées par ces éditeurs. Ces tendances lourdes doivent amener les chercheurs en marketing à réfléchir au moyen de diffuser aussi largement et efficacement que possible les résultats de leurs travaux, soit à travers des communautés d’intérêt et réseaux dédiés de chercheurs et entreprises à imaginer, soit en diffusant en libre accès des « executive summaries » de leurs travaux. 3/ Voir http://www.opensocietyfoundations.org/ openaccess, et http :europa.eu/rapid/press-release IP-12-790 fr htm. 4/ Les articles peuvent être dans la pratique en « open access vert » c’est-à-dire sur le site de leur institution, pays ou communauté, dans une version pré-print ou légèrement remaniée ; ou en « open access doré », qui est la version publiée mais où l’auteur finance cet accès libre mondial. 82 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Dans tous les cas, ces évolutions technologiques permettent de dépasser les contraintes temporelles auxquelles les acteurs sont soumis, par obligation (les entreprises et les chercheurs) ou par choix (les consommateurs). De l’information à la prise de décision A partir de ces réflexions, la figure 2 propose un schéma de collaboration à construire entre chercheurs et managers. Ce schéma met en avant le processus de collaboration qui commence dès la génération d’idées et continue jusqu’à la prise de décision. Les différentes formes d’échange de savoirs entre les chercheurs et les managers sont maintenant omni-canal : ils peuvent avoir lieu lors de conférences et de colloques et sont aussi démultipliés par les media sociaux et les open access : cela ouvre la voie aux chercheurs en marketing pour proposer aux praticiens des modèles de support et d’aide à la décision pour faire face aux défis qui les attendent. Conclusion Les entretiens réalisés permettent de faire émerger les attentes des managers à l’égard du monde académique. Le rôle des chercheurs apparaît légitime pour définir les cadres théoriques qui sous – tendent les discours managériaux et les faits observés, et en cela nos résultats sont cohérents avec les travaux antérieurs (Cornelissen et Lock, 2005 ; Hugues et al., 2011). L’évolution du rapport au temps affecte autant les différentes parties prenantes (consommateurs, chercheurs, managers). Nos conclusions mettent en valeur l’économie du lien qui structure davantage le court-terme que le long terme. Les entreprises s’orientent vers des relations d’échange dynamiques, qui impliquent la mise en place de processus performants et l’échange de compétences et/ ou de services à partir duquel la valeur est co-créée avec le consommateur (Vargo et Lusch, 2004 ; Lusch et Vargo, 2011). Ainsi, ce nouveau rapport au temps, l’avènement de l’ère numérique et des échanges dyna- Figure 2 : Les collaborations chercheurs-managers et le Web : Allier temps, technologie et recherche Recherche – 83 miques militent en faveur d’une interaction entreprises-chercheurs à tous les stades de la recherche. Ainsi, Lutz (2011) préconise l’utilisation de modèles plus collaboratifs à toutes les étapes de la recherche, comme les modèles de recherche web 2.0. Il précise que l’adoption de ces modèles depuis la conception, en passant par le design et le reviewing jusqu’à la diffusion électronique des connaissances, permet d’assurer cette évolution. Il milite en particulier pour une diffusion plus rapide des idées, des informations et des recherches, en s’appuyant sur de meilleures méthodes de « distribution » de la recherche. Il propose de faire, à l’instar de certaines revues, du « push » knowledge contribution, à travers des campagnes promotionnelles proactives. In fine, on assiste au développement de formes nouvelles d’interaction aux divers stades de la recherche. Les travaux en open access en sont une illustration. Ouvrir la porte à une diffusion électronique des connaissances en marketing ouvre ainsi la voie à de plus grandes possibilités de collaboration et de communication. Des réseaux sociaux dédiés aux interactions entreprises-chercheurs en marketing constituent aussi une voie d’avenir majeure dans le cadre de ces collaborations. Les services numériques pour l’information scientifique créent de la valeur ajoutée en exploitant de plus en plus les « métadonnées auteur », et en facilitant l’accès aux recherches. Des réseaux dédiés aux scientifiques existent (par exemple e.g. Research Gate, Academia.eu, Ways, Social Science Space (Sage), ResearchID (Thomson Reuters), BiomedExperts (Elsevier), UniPHY (Collexis)), ainsi que des réseaux d’entreprises. L’intérêt et le développement de la communication scientifique avec le Web est avéré (Broudoux, Chartron, 2009 ; Schopfel, 2009 ; Bester, 2011). Mais on peut imaginer des plateformes disposant de fonctionnalités, à l’instar de LinkedIn ou Viadeo, pour échanger entre membres d’un réseau social dédié chercheurs-entreprises. Un exemple intéressant de réseau scientifique est ResearchGate, véritable Facebook pour scientifiques, qui permet aux chercheurs de se créer un profil professionnel, d’ajouter des contacts, d’échanger dans le cadre de groupes de discussion, de débattre de sujets précis. On pourrait imaginer des plateformes du même type entreprises-chercheurs, qui permettraient de suivre les activités des utilisateurs partageant les mêmes centres d’intérêts, de participer à des groupes de discussion ou de débattre de sujets précis. Il faut souligner qu’il existe dans le domaine scientifique des plateformes spécialisées (MalariaWorld concernant la recherche sur la malaria par exemple) ou plus généralistes (Epernicus pour toutes recherches cliniques et médicales). Des réseaux sociaux de scientifiques au service de l’entreprise ont été créés à l’image de celui de la Fondation Pierre-Gilles de Gennes (FPPG Network) pour faire le lien entre ses 1 500 chercheurs et les entreprises innovantes. Et les propositions d’innovations qui émergent sont ensuite discutées lors de colloques. Globalement, les enjeux de réseaux sociaux dédiés sont multiples comme le montre une étude menée à propos des réseaux scientifiques. Les répondants souhaitent des réseaux multidisciplinaires, ouverts et multiacteurs dont l’utilisation principale serait la collaboration et la recherche d’informations, dont la vocation serait professionnelle et non sociale, avec des outils et contenus utiles, et avec la présence d’un animateur/animatrice dynamique (Duchemin, 2011). En marketing comme dans les domaines des sciences de gestion en général, la création de réseaux sociaux dédiés apparaît comme une évolution à venir souhaitable car correspondant à l’évolution technologique et temporelle soulignée, et aux attentes des managers et chercheurs. Elle nécessite néanmoins de réfléchir aux objectifs, à la faisabilité, au caractère spécialisé ou plus généraliste de tels réseaux dédiés, et à la création de valeur pour les managers comme pour les chercheurs. En analysant les discours, il apparaît également que les managers sont en attente d’une 84 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 redéfinition même du concept de marketing, ou à un retour aux fondamentaux. C’est la question à laquelle Kotler et al. (2013) apportent des réponses dans leur ouvrage Le Marketing 3.0. Ils nous invitent ainsi à intégrer les différentes facettes du consommateur : les dimensions émotionnelle, intellectuelle et spirituelle, bases d’un nouveau modèle qu’ils dénomment « cœur, cerveau et âme » du consommateur. Enfin, ces perceptions des managers et les réponses qui peuvent être apportées à leurs questionnements ne doivent pas faire oublier que la recherche en marketing a pour finalité de répondre non seulement aux préoccupations des entreprises, mais aussi des autres parties prenantes (Ferrell et Ferrell, 2008), qu’il s’agisse des consommateurs, des pouvoirs publics ou d’autres organismes publics et privés. Références Achrol R.S. et Kotler P. 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Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013, 87-101 Apport de la démarche neuroscientifique à la mesure des émotions : importation d’une nouvelle méthode de mesure de l’activité électrodermale Olivier Droulers, Mathieu Lajante et Sophie Lacoste-Badie Université de Rennes 1, IGR et IUT de Rennes Centre de Recherche en Economie et Management, UMR CNRS 6211 Résumé Les émotions jouent un rôle essentiel lors de la prise de décision du consommateur. L’activité électrodermale, comme mesure du niveau d’activation émotionnelle (arousal), intéresse les chercheurs en marketing depuis de nombreuses années. Si ce signal est facile à enregistrer, il demeure complexe à traiter et à quantifier. Dans cet article, nous proposons des recommandations d’usage, présentons une méthode de traitement du signal récemment développée en neuroscience et l’appliquons à l’étude de huit publicités télévisées. Les résultats obtenus nous conduisent à recommander aux chercheurs et aux chargés d’études l’utilisation de cette nouvelle méthode de mesure. Mots-clés : activité électrodermale, activation émotionnelle, réponse électrodermale, traitement du signal, intégrale des réponses électrodermales, neuroscience. Abstract Contribution of the neuroscience approach to the measurement of emotions: Importing a new EDA signal-processing method Emotions play a critical role in decision-making. For several decades, researchers in marketing have relied on electrodermal activity to measure emotional arousal. This signal is easy to record but it remains difficult to process and quantify. In this paper, we propose recommendations for the assessment of skin conductance responses. A new signal processing method that has been developed in neuroscience is imported and applied to the study of eight television commercials. The results lead us to recommend the use of this new signal processing method for researchers and research managers. Key words: electrodermal activity, emotional arousal, skin conductance response, signal processing, integrated skin conductance responses, neuroscience. Remerciements Les auteurs remercient le rédacteur en chef et les évaluateurs anonymes qui ont contribué à l’amélioration de cet article par leurs commentaires. Pour contacter les auteurs : [email protected]. DOI : 10.7193/DM.072.87.101 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.87.101 Droulers O., Lajante M. et Lacoste-Badie S. (2013), Apport de la démarche neuroscientifique à la mesure des émotions : importation d’une nouvelle méthode de mesure de l’activité électrodermale, Décisions Marketing, 72, 87-101. 88 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Issues des domaines de la médecine et de la biologie, les neurosciences prennent depuis deux décennies une place de plus en plus importante en sciences humaines et sociales. En marketing cette évolution concerne l’ensemble des acteurs. En 2012, le neuromarketing est identifié par une communauté de chercheurs comme un des thèmes émergents de la recherche en marketing (session hot topics, AFM 2012) et la même année est créée la Neuromarketing Science and Business Association (www.nmsba.com) qui regroupe de nombreuses sociétés de neuromarketing. Ainsi de plus en plus souvent, en complément aux méthodes classiques d’études, des sociétés de neuromarketing proposent aux entreprises d’utiliser des « méthodes neuroscientifiques ». Cette appellation englobe des méthodes très différentes comme la mesure de l’activité électrodermale, l’électromyographie faciale, le rythme cardiaque, l’électroencéphalographie et les potentiels évoqués ou l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. Nous choisissons dans cet article de traiter de la mesure de l’activité électrodermale (AED ; encadré 1). Si cette méthode intéresse les chercheurs en marketing depuis plusieurs années (Kroeber-Riel, 1979), on constate récemment une recrudescence du nombre d’articles basés, de façon exclusive ou non, sur la mesure de l’AED (par exemple, Micu et Plummer, 2010 ; Peacock, Purvis et Hazlett, 2011 ; Vecchiato et al., 2010). Parallèlement, des sociétés de conseil de plus en plus nombreuses proposent à leurs clients une mesure de l’AED. Point remarquable et qui montre une large diffusion de cette méthode, la mesure de l’AED n’est plus seulement présentée par des sociétés de type « pure player » en neuromarketing, comme Innerscope ou Sands Research, mais de plus en plus souvent par des sociétés de conseil « généralistes » telles BVA ou Nielsen. L’explication de ce large intérêt porté à la mesure de l’AED en marketing est double. Ces dernières années les marketers – qu’ils soient chercheurs ou praticiens – ont souligné le rôle principal des émotions dans les prises de décisions du consommateur mais, tout autant, la difficulté à les mesurer à l’aide de méthodes explicites verbales ou iconiques (Derbaix et Poncin, 2005). Or, l’AED est un indicateur du niveau d’activation physiologique (arousal) d’un épisode émotionnel qui ne permet cependant pas d’en estimer la valence (pleasure). D’autre part, comparé à d’autres méthodes, l’enregistrement de l’activité électrodermale est simple puisqu’il repose sur le placement de deux électrodes sur les doigts du sujet (cf. infra). Cependant, et comme souvent avec les méthodes neuroscientifiques, ce n’est pas tant la phase d’enregistrement qui pose problème que celle du traitement et de la quantification du signal. Or, dans les travaux publiés en marketing, cette partie est le plus souvent éludée ou trop rapidement traitée alors qu’elle mérite une attention particulière, comme le soulignent Poels et DeWitte (2006, p. 25) : « L’aptitude à mesurer la conductance cutanée et à en analyser les données s’acquiert progressivement. Il est donc préférable de faire appel à des experts, car ces données doivent être traitées et analysées de façon méticuleuse pour obtenir des résultats valides ». La mesure de l’AED fait l’objet de plusieurs écrits de référence en neuroscience : Boucsein (2012), Boucsein et al. (2012) ou Cacioppo, Tassinary et Bernston (2007). Cependant, ces travaux essentiellement à visée théorique n’abordent pas la mesure de l’AED sous un angle opérationnel. Dans cet article, nous formulons des recommandations pour les chercheurs et les chargés d’études souhaitant mesurer l’AED dans leurs travaux. Une nouvelle méthode de traitement et de quantification du signal de l’AED est importée des neurosciences, pour la première fois en marketing à notre connaissance : la déconvolution non-négative (Benedek et Kaernbach, 2010a, 2010b). Cette méthode présente le double intérêt de garantir l’objectivité du traitement du signal et d’évaluer avec précision l’intégrale Performance – 89 Encadré 1 : Origine et composantes de l’activité électrodermale L’activité électrodermale (AED) désigne la variation des propriétés électriques de la peau en réponse à la sécrétion de la sueur par les glandes sudoripares eccrines. Ces glandes sont principalement situées dans l’épaisseur du derme des sites palmaires et plantaires. Elles sont sous le contrôle du système nerveux autonome qui leur transmet les ordres de stimulation du système nerveux central. D’après Boucsein (2012), trois sous-structures du système nerveux central contrôlent l’AED : les structures limbiques (hypothalamus, gyrus cingulaire, hippocampe) impliquées dans les réactions émotionnelles et la thermorégulation, le cortex moteur et les ganglions de la base impliqués dans la locomotion et enfin la formation réticulée impliquée dans le contrôle du niveau d’éveil. Aujourd’hui, un consensus existe entre les chercheurs pour reconnaître que les variations phasiques de l’AED sont des marqueurs d’événements pertinents concernant le domaine des émotions et de l’attention (Sequeira et al., 2009). L’AED est composée d’une activité tonique (lente) et d’une activité phasique (rapide). L’activité tonique fluctue spontanément (c’est-à-dire en l’absence de la présentation d’un stimulus) et lentement de façon continue entre 1 et 3 microsiemens (µS) pour une constante de temps comprise entre 10 et 30 secondes. Ce niveau de conductance de base est compris entre 2 et 20 µS selon les individus. L’activité phasique se distingue de l’activité tonique par des variations rapides en réponse à des stimuli et par une amplitude beaucoup plus faible comprise habituellement entre 0,1 et 1 µS. Seule l’activité phasique, appelée réponse électrodermale (RED), est l’indicateur du niveau d’activation d’un épisode émotionnel suscité par la présentation d’un stimulus. La superposition des deux activités (tonique et phasique) représente le niveau de conductance globale (figure 1). Figure 1 : Les composantes tonique et phasique de l’activité électrodermale des réponses électrodermales qui est à ce jour l’indice le plus représentatif du processus physiologique mesuré. Puis, nous présentons une étude basée sur l’exposition à huit annonces publicitaires télévisées visant à comparer deux méthodes de quantification : la moyenne du signal aujourd’hui régulièrement utilisée en marketing (annexe 1) et la déconvolution non-négative. Pour terminer, les recommandations managériales sont discutées. Mesurer l’activation émotionnelle du consommateur Les travaux s’appuyant sur la mesure de l’AED visent à évaluer les réactions émotionnelles du consommateur suscitées par les stimuli marketing (Bolls, Muehling et Yoon, 2003). S’il est vrai que l’enregistrement du signal résultant de l’AED est une procédure relativement simple, il n’en demeure pas moins que son interprétation demande la mise en place d’outils d’analyse élaborés. L’enregistrement des réponses physiologiques exige donc une attention particulière lors de l’acquisition et de l’analyse du signal. Une lecture attentive des études publiées en marketing a permis d’identifier trois étapes qui concentrent l’essentiel des limites méthodologiques. Il s’agit de la phase de préparation à l’acquisition du signal, de la phase de traitement du signal et de la phase de quantification du signal. 90 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 La phase de préparation à l’acquisition du signal de l’activité électrodermale La préparation du participant, préalable à l’étape d’acquisition du signal, est déterminante pour garantir la qualité du signal ensuite recueilli. Dans les travaux publiés en marketing (annexe 1), le protocole de préparation à l’enregistrement des données se limite à la pose des deux électrodes de recueil. Pourtant, plusieurs éléments de l’environnement doivent être considérés afin d’éviter des variations non contrôlées de l’AED. La salle expérimentale doit être neutre, insonorisée, sa température (proche de 23°C) et sa luminosité maintenues constantes (Boucsein, 2012). Si le protocole requiert la diffusion de stimuli via un écran de présentation, l’étalonnage des paramètres d’affichage des couleurs à l’aide d’une sonde de calibration est recommandé afin de s’assurer de la constance des propriétés colorimétriques de l’écran. L’enregistrement du signal brut est assuré par la pose de deux électrodes d’un diamètre compris entre 8 et 10 mm (par exemple de type Beckmann en argent-chlorure d’argent) positionnées sur la face interne des phalanges médianes de l’index et du majeur de la main non-dominante du sujet (figure 2). Avant la pose des électrodes, la peau ne requiert pas de préparation. En effet, cette intervention pourrait modifier le niveau d’hydratation et de concentration en électrolytes de la peau et exercer une forte influence sur l’AED. Par exemple, le lavage au savon peut provo- quer un gonflement de l’épiderme entraînant une diminution de la conductance cutanée (Boucsein, 2012). En revanche, l’application d’un gel conducteur sur les électrodes de recueil est préconisée pour diminuer l’impédance peau/électrodes actives. Les électrodes sont ensuite reliées à un système d’acquisition. Avant de débuter l’enregistrement, une dernière étape doit permettre de contrôler la mesurabilité des réactions physiologiques du sujet. En effet, certains traitements comme les anxiolytiques ou les antidépresseurs sont susceptibles d’émousser la réactivité du système nerveux autonome. Un son inattendu ou un cycle d’hyperventilation (plusieurs amples respirations) suffisent le plus souvent à susciter une RED et à contrôler la réactivité du système nerveux autonome avant l’enregistrement du signal. Enfin, il est important que le taux d’échantillonnage soit ajusté pour obtenir des données exploitables après la conversion analogique/ numérique du signal. Une fréquence de 10Hz à l’acquisition est suffisante. Lorsque ces différentes étapes de préparation à l’acquisition du signal sont franchies, l’expérimentateur peut débuter l’enregistrement. La phase de traitement du signal L’examen des choix méthodologiques effectués dans les études publiées en marketing montre que l’étape de traitement du signal est sous-évaluée, voir éludée. Or, ces insuf- Figure 2 : Equipement du sujet – (A) électrodes Ag/AgCl 10 mm ; (B) positionnement des électrodes ; (C) liaison établie entre les électrodes et le système d’acquisition Performance – 91 fisances méthodologiques risquent d’induire des biais dans la phase de quantification des RED. Il convient donc de traiter le signal brut en procédant par étapes. La suppression des artéfacts Boucsein définit les artéfacts comme « des changements dans le signal enregistré qui ne sont pas causés par la source du signal en question » (2012, p. 140). Lors de l’acquisition du signal, la principale source d’artéfacts est liée au déplacement des électrodes dû à leur mauvaise fixation ou, plus souvent, à un mouvement du sujet durant la phase d’enregistrement. Afin de prévenir ces artéfacts, il est important de préciser au sujet d’éviter tout mouvement brusque durant l’enregistrement. Certains gestes peuvent toutefois survenir et modifier le signal. Il est donc nécessaire d’identifier et de supprimer les portions de la courbe altérées par ces mouvements avant de poursuivre le traitement. La solution la plus appropriée consiste en une reconstruction du segment altéré de la courbe par un processus d’interpolation linéaire (reconstitution de la courbe à partir des coordonnées des deux points de données critiques) (figure 3). gulièrement état d’avancées méthodologiques visant à améliorer le traitement du signal de l’AED. Récemment Benedek et Kaernbach (2010a, 2010b) ont proposé une méthode de traitement basée sur un modèle de déconvolution non-négative du signal. Cette méthode permet de décomposer les données de conductance cutanée et de reconstruire chacune de ses composantes tonique et phasique pour les évaluer séparément (figure 4). La procédure débute par la reconstitution de la composante tonique calculée à partir des données du signal déconvolué compris entre chaque RED. L’activité phasique est extraite en soustrayant l’activité tonique à l’AED. Les indices spatio-temporels des RED sont ensuite calculés, permettant ainsi l’évaluation des effets de superposition des courbes et la reconstruction point par point des courbes continues des RED. Lorsque cette étape est franchie, la définition d’une valeur de seuil critique permet de contrôler la significativité de l’activité phasique extraite. Les RED observées après l’apparition d’un stimulus doivent atteindre une valeur supérieure à 0,01 ou 0,05 µS (selon les auteurs) pour être retenues (Benedek et Kaernbach, 2010a ; Boucsein, 2012). L’extraction de la composante phasique L’AED est un signal composé d’une activité tonique et d’une activité phasique qui doivent être évaluées séparément (Boucsein et al., 2012). La recherche en neuroscience fait ré- L’évaluation de l’effet de superposition des courbes L’effet de superposition est lié aux propriétés temporelles d’une RED. Celle-ci est carac- Figure 3 : Exemple d’un artéfact et de sa suppression par interpolation linéaire 92 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Figure 4 : Extraction de la composante phasique par déconvolution non-négative du signal (adapté de Benedek et Kaernbach, 2010b) Figure 5 : Paramètres d’une réponse électrodermale (adapté de Dawson, Schell et Courtney, 2011) térisée par une déflection (1 à 3 secondes après l’apparition d’un stimulus), suivie d’une phase d’ascension rapide vers un pic (1 à 3 secondes après la déflection) à laquelle succède une phase de récupération lente vers la ligne de base (2 à 10 secondes après le pic). Comme la durée de la phase ascendante est toujours plus courte que celle de la phase descendante, la proximité temporelle de deux RED provoque un effet de superposition des courbes (figure 5). Il est donc primordial de tenir compte de ce phénomène avant la quantification des RED. Dans le cas contraire, la latence et les valeurs d’amplitude des RED seront sous-estimées. La phase de quantification des réponses électrodermales L’étude des travaux en marketing montre que la quantification de l’AED repose le plus souvent sur le calcul de la moyenne du signal non traité (annexe 1). Dans cette méthode de quantification, aucune procédure de traitement du signal n’est préalablement appliquée. Cet indice se calcule en effectuant la moyenne des valeurs de la courbe globale (c’est-à-dire sans distinguer l’activité phasique de l’activité tonique) de l’AED pour chaque unité de temps choisie. L’indice obtenu peut être ensuite utilisé de deux façons différentes. Soit l’indice est calculé pour chaque condition expérimentale ; dans ce cas, la comparaison Performance – 93 des moyennes permet d’identifier les stimuli qui suscitent les réactions émotionnelles les plus élevées (par exemple, Peacock, Purvis et Hazlett, 2011). Soit l’indice est calculé avant et pendant la présentation du stimulus ; dans ce cas, la comparaison des moyennes obtenues détermine si le stimulus a déclenché des réactions émotionnelles. en lieu et place de la variabilité de l’activité phasique (variant de 0,1 à 1 µS). En outre, les variations du signal ne représentent pas nécessairement une augmentation de l’activité phasique corrélée à la présentation d’un stimulus mais peuvent résulter de fluctuations spontanées de l’activité tonique (Bach, Friston et Dolan, 2010). Cependant, la moyenne du signal brut est un indice de quantification qui ne tient pas compte des propriétés du signal de l’AED. D’une part, l’absence de traitement permettant de distinguer l’activité tonique – indépendante des conditions expérimentales – de l’activité phasique – dépendante des conditions expérimentales – conduit à mesurer l’AED globale et à interpréter la variabilité de l’activité tonique (variant de 2 à 20 µS) D’autre part, aucune valeur de seuil critique n’est applicable pour déterminer la significativité des variations d’activité identifiées pendant la présentation des stimuli. Au regard de ces limites, la moyenne du signal brut ne permet pas de déterminer si un stimulus suscite des réactions émotionnelles significatives et si celles-ci diffèrent d’une condition expérimentale à l’autre. Encadré 2 : Origine de la forme des RED Le modèle d’Edelberg (poral valve model, 1993) suppose qu’au repos, les pores de la peau sont fermés et les canaux sudoripares affaissés. Lorsque la sueur remplit les canaux à la limite de leur capacité, la pression résultante entraîne la diffusion de la sueur dans la couche cornée. L’hydratation croissante des niveaux inférieurs de la couche cornée déclenche une légère augmentation de la conductance cutanée. Lorsque la sueur est diffusée ou réabsorbée par le derme, la conductance cutanée retourne lentement vers son niveau initial et produit une réponse électrodermale aplatie (Figure 6, schéma A). En revanche, si le processus de sécrétion est élevé, la pression dans les canaux sudoripares augmentera fortement déclenchant l’ouverture des pores de la peau et la diffusion de la sueur vers l’extérieur, ce qui produira un accroissement abrupt de la conductance cutanée. La perte de volume subséquente à la diffusion de la sueur à travers les pores engendrera, tout d’abord, une baisse rapide du niveau de conductance cutanée, puis, la chute progressive de la pression dans les canaux sudoripares, jusqu’à la fermeture des pores, produira un retour lent vers la ligne de base (Figure 6, schéma B). Dans ce modèle, la forme variable des réponses électrodermales est attribuée à ces deux processus. Figure 6 : Relation entre le processus de diffusion de la sueur et la forme des RED (tiré de Benedek et Kaernbach (2010a) et adapté de Edelberg (1993, poral valve model) 94 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 La méthode de traitement du signal par déconvolution non-négative, en décomposant l’AED en une composante phasique et une composante tonique, permet le calcul de plusieurs indices de quantification des RED comme, par exemple, la moyenne de l’activité phasique, l’amplitude maximale de l’activité phasique, la somme des amplitudes des RED ou l’intégrale de l’aire sous la courbe de l’activité phasique (par la suite : ISCR ; Integrated Skin Conductance Responses). A ce jour, plusieurs chercheurs (par exemple, Benedek et Kaernbach, 2010a ; Boucsein, 2012 ; Traxel, 1957) considèrent que l’ISCR, jusqu’ici difficile à calculer, est l’indice le plus représentatif du processus physiologique car il tient compte des formes hétérogènes des RED déterminées par le processus d’ouverture des pores (encadré 2). L’ISCR est directement corrélée au niveau d’activation des glandes sudoripares et représente l’activité phasique cumulée pendant le temps d’exposition à un stimulus. Comme l’aire de l’activité électrodermale phasique n’est pas affectée par la déconvolution non-négative, l’intégrale de l’aire sous la courbe de l’activité phasique est parfaitement égale à l’aire des RED identifiées sur le signal. La normalisation des données de l’activité électrodermale Avant de procéder aux tests statistiques avec les indices calculés, il convient de normaliser les données extraites de l’AED phasique (Dawson, Schell et Filion, 2007). La distribution non gaussienne du signal impose une transformation logarithmique afin de respecter les hypothèses sous-jacentes aux tests statistiques paramétriques telles que les analyses de variances (ANOVA, MANOVA) ou le t-test de comparaison des moyennes (Benedek et Kaernbach, 2010a, 2010b). La normalisation des données de l’AED s’effectue en appliquant la formule suivante : X’ = log (1 + |X|) ; où |X| est la valeur brute de l’AED (Venables et Christie, 1980). Etude comparative des méthodes de traitement du signal Si les RED déclenchées par des annonces publicitaires télévisées représentent un indice électrophysiologique déjà plusieurs fois mobilisé dans un contexte marketing (par exemple, Bolls, Muehling et Yoon, 2003 ; Bradley, Angelini et Lee, 2007 ; Peacock, Purvis et Hazlett, 2011), à notre connaissance, la méthode de traitement du signal de l’AED par déconvolution non-négative ainsi que la quantification de l’activité phasique à l’aide de l’ISCR n’ont jamais été appliquées dans un contexte d’étude marketing. Dans cette seconde partie, nous présentons les résultats d’une étude visant à comparer deux méthodes d’évaluation des RED suscitées par l’exposition à huit annonces publicitaires télévisées : le calcul de la moyenne du signal sans traitement préalable et le calcul de l’ISCR après traitement du signal par déconvolution non-négative (encadré 3). Résultats Pour évaluer l’activation émotionnelle suscitée par les différentes annonces publicitaires télévisées, des analyses de variance (ANOVA) à mesures répétées ont été effectuées avec l’annonce publicitaire comme facteur à huit modalités (Coca-Cola, McDonald’s, Président, Lindt, Spa, Pantoloc, Soubry, Mutuelle Nationale Territoriale) et la moyenne du signal brut et l’ISCR comme variables dépendantes. Un test post-hoc avec correction de Bonferroni a été utilisé en cas de significativité pour la comparaison multiple des moyennes. Les analyses ont été effectuées avec le logiciel SPSS (version 20). Calcul de la moyenne du signal brut Les conditions d’application de l’analyse de variance à mesures répétées ont été véri- Performance – 95 Encadré 3 : Méthodologie de l’étude Enregistrement du signal 48 sujets droitiers ont participé à la tâche expérimentale dans son intégralité. L’échantillon était composé de 11 hommes et 37 femmes, âgés de 19 à 57 ans (âge moyen = 33,55 ans, écart type = 10,08). Un formulaire de consentement éclairé a été recueilli auprès de chaque sujet qui a reçu une rémunération de 15 euros pour sa participation. La phase d’enregistrement s’est déroulée dans une pièce neutre dont la température (23°C) ainsi que la luminosité (éclairage artificiel) ont été maintenues constantes. Les stimuli ont été diffusés sur un écran plat Dell Professionnel P2210 56cm (22’’) via le logiciel de présentation E-prime 2 Professional. Les paramètres d’affichage des couleurs à l’écran ont été contrôlés avec une sonde de calibration (Spyder 3 Elite ColorVision Datacolor). Deux électrodes de recueil Ag-AgCl de 10 mm de diamètre, incluant un gel isotonique ont été placées sur les phalanges médianes de l’index et du majeur de la main non-dominante. Ces électrodes ont été branchées à un préamplificateur sans fil moins contraignant en termes de mouvement qu’un système de recueil classique (Bionomadix, Biopac System, Inc., Goleta, CA, USA). Le signal préamplifié était ensuite transmis à un bioamplificateur 16 voies et à un convertisseur Analogique/Numérique 16 bits (MP150, Biopac System, Inc., Goleta, CA, USA). Aucun filtre n’a été appliqué pendant l’acquisition du signal. Une fréquence d’échantillonnage de 10 Hz a été retenue. Après la pose des électrodes de recueil, les sujets ont effectué un cycle d’hyperventilation afin de vérifier la réactivité de leur système nerveux autonome. Après une période de relaxation de 3 minutes, 8 annonces publicitaires télévisées (t = 30 secondes) ont été diffusées (Coca-Cola, MacDonald’s, Président, Lindt, Spa, Pantoloc, Soubry, Mutuelle Nationale Territoriale). L’intervalle inter-stimulus a été fixé à 8 secondes et l’ordre d’apparition des annonces publicitaires a été randomisé. Chaque sujet a été exposé aux 8 annonces publicitaires. Traitement du signal –– Calcul de la moyenne du signal : aucun traitement n’a été appliqué. Les scores ont été calculés en effectuant la moyenne des 10 points de données de la courbe enregistrés chaque seconde. –– Calcul de l’ISCR : le signal a été analysé avec le logiciel d’analyse LEDALAB V3.3.2. Les artéfacts détectés ont été corrigés en reconstruisant la courbe par interpolation. Le signal a été ensuite lissé et analysé par la méthode de décomposition continue qui traduit le niveau de conductance cutanée de base en mesure continue de l’AED tonique, et le niveau des RED en mesure continue de l’AED phasique (Benedek et Kaernbach, 2010a). Le critère de seuil était de 0,01 µS. Les données ont toutes été normalisées avant les traitements statistiques (X’ = log (1 + |X|)). Calcul de l’ISCR fiées1. L’analyse montre qu’il n’y a pas d’effet significatif de l’annonce publicitaire sur la moyenne du signal brut : F (3,19 ; 143,82) = 1,017 ; p = 0,39, η2 (Eta au carré partiel, taille de l’effet) = 0,022 (l’effet du film explique 2,2% de la variance totale). Nous pouvons conclure que l’analyse réalisée à partir de l’indice « moyenne du signal brut » ne permet pas de montrer de différence d’activation entre les huit annonces publicitaires (figure 7). Les conditions d’application de l’analyse de variance à mesures répétées ont été vérifiées2. L’analyse montre qu’il y a un effet significatif de l’annonce publicitaire sur l’ISCR : F (6,34 ; 292,02) = 7,752 ; p = 0,000, η2 = 0,144 (l’effet du film explique 14,4% de la variance totale). Nous pouvons conclure que l’analyse réalisée à partir de l’indice « ISCR » indique qu’il y a des différences d’activation entre les huit publicités (figure 8). 1/ Le test de Mauchly indique que la condition de sphéricité n’est pas remplie (W de Mauchly = 0,027, c2 (27) = 154,03, p = 0,000) ; les degrés de liberté du test F ont donc été corrigés par la correction de Greenhouse-Geisser (e = 0,457). 2/ Le test de Mauchly indique que la condition de sphéricité n’est pas remplie (W de Mauchly = 0,311, c2 (27) = 50,71, p = 0,004), les degrés de liberté du test F ont donc été corrigés par la correction de Huynh-Feldt (e = 0,907). 96 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Figure 7 : Comparaison des moyennes du signal brut pour les 8 annonces publicitaires (indice exprimé en µS) Figure 8 : Comparaison des ISCR pour les 8 annonces publicitaires (indice exprimé en µS par seconde) Les tests de comparaisons multiples avec correction de Bonferroni ont permis d’observer 11 différences significatives entre les annonces publicitaires. L’annonce publicitaire « Spa » est significativement plus activante que les annonces publicitaires « Mutuelle » (p = 0,001), « Coca-Cola » (p = 0,000), « Pantoloc » (p = 0,000), « Président » (p = 0,000), « Soubry » (p = 0,000) et « Lindt » (p = 0,000). L’annonce publicitaire « McDonald’s » est significativement plus activante que les annonces publicitaires « Coca-Cola » (p = 0,002), « Pantoloc » (p = 0,003), « Président » (p = 0,009), « Soubry » (p = 0,000) et « Lindt » (p = 0,000). Il n’y a pas de différence d’activation significative entre les annonces publicitaires « Spa » et « McDonald’s » (p = 0,568). De même, il n’y a pas de différence d’activation significative entre les annonces publicitaires « Mutuelle », « Coca-Cola », « Pantoloc », « Président », « Soubry » et « Lindt ». Performance – 97 Conclusion et recommandations managériales La mesure de l’activité électrodermale est aujourd’hui régulièrement adoptée pour évaluer les réactions émotionnelles suscitées par des stimuli marketing. Cette mesure, utilisée à l’origine dans le champ des neurosciences, participe à l’approfondissement des connaissances en comportement du consommateur. Cependant, les étapes de traitement du signal et de quantification des RED doivent être respectées pour garantir la validité des résultats. A ce titre, nous avons introduit une méthode de décomposition des données de l’AED par déconvolution non-négative qui fournit aux chercheurs et aux praticiens un cadre d’analyse robuste. Cette méthode n’ayant jamais été utilisée dans un contexte marketing, nous avons proposé une étude comparative qui visait trois objectifs : mettre en application l’ensemble des recommandations formulées pour l’enregistrement de l’AED, importer pour la première fois en marketing la méthode de déconvolution non-négative du signal et enfin comparer la moyenne du signal brut et l’intégrale des RED comme indices d’évaluation du niveau d’activation physiologique des consommateurs. A la suite de l’exposition à huit annonces publicitaires, l’ensemble des 48 participants de l’étude a eu des réactions physiologiques mesurables et chaque annonce publicitaire a suscité des réactions émotionnelles définies par une activité phasique supérieure au critère de seuil de 0,01µS. Les résultats de l’étude illustrent l’intérêt de cette nouvelle méthode par rapport à la méthodologie la plus souvent appliquée en marketing. La moyenne du signal sans traitement préalable ne permet pas de distinguer des niveaux d’activation physiologiques significativement différents suscités par les annonces publicitaires. En outre, l’absence de distinction entre les composantes tonique et phasique du signal conduit à considérer de façon abusive les valeurs de la conductance cutanée globale comme des indices du niveau d’activation émotionnelle. L’application de la méthode de traitement par déconvolution non-négative et la quantification des RED à l’aide de l’ISCR montrent en revanche que les annonces publicitaires des marques Spa et McDonald’s suscitent des réactions émotionnelles significativement supérieures aux autres annonces présentées dans le protocole. Les résultats obtenus en appliquant la méthode de traitement du signal développée par Benedek et Kaernbach (2010a, 2010b) confortent le choix de cette procédure. En plus de répondre aux limites méthodologiques préalablement identifiées, le traitement par déconvolution non-négative du signal présente quatre principaux bénéfices pour les chercheurs s’intéressant à la mesure de l’AED en marketing. Premièrement, la distinction entre les composantes tonique et phasique est établie et l’application d’un critère de seuil garantit au chercheur de traiter et d’interpréter l’activité phasique représentative de l’activation émotionnelle. Deuxièmement, la décomposition des données de la composante phasique permet de contrôler l’effet de superposition des courbes et de calculer ainsi avec précision les indices spatiotemporels des RED nécessaires à leur quantification. Troisièmement, le contrôle de l’effet de superposition des courbes permet également une réduction significative des intervalles inter-stimulus. Ces intervalles autrefois assez longs afin de tenir compte de la phase de récupération, sont aujourd’hui considérablement réduits ce qui permet de raccourcir la durée des expérimentations, d’augmenter le confort du participant et d’éviter la survenue de phénomènes liés à la lassitude du participant. Enfin quatrièmement, la modélisation mathématique de la forme des RED permet de calculer l’intégrale de l’aire sous la courbe, qui est l’indice de quantification le plus représentatif du processus psychophysiologique en cours. 98 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Sur ce dernier point, plusieurs arguments ont été avancés. Edelberg (1993) a développé un modèle explicatif des formes des RED liées à l’ouverture variable des pores de la peau. Les RED liées à une ouverture complète des pores auront une forme en pic, alors qu’elles auront une forme plus plate si les pores restent fermés (phénomène à l’origine de la dimension spatiale des RED). Il faut également tenir compte du temps d’ouverture des pores (phénomène à l’origine de la dimension temporelle des RED). Or, par exemple, la valeur d’amplitude des RED n’intègre que la dimension spatiale, alors que l’ISCR intègre simultanément les dimensions spatiales et temporelles des RED. Ainsi, à notre connaissance, l’ISCR est à ce jour l’indice de quantification le plus représentatif des réactions émotionnelles déclenchées par des stimuli marketing, car il traduit fidèlement le niveau d’activation des glandes sudoripares à l’origine des RED (Benedek et Kaernbach, 2010a, 2010b ; Boucsein, 2012). Depuis la mise en évidence du rôle des émotions dans les évaluations et les décisions du consommateur, les outils de mesure n’ont cessé d’évoluer. Aujourd’hui, l’activité électrodermale est un indice physiologique utilisé pour mesurer les réponses émotionnelles du consommateur exposé à des annonces publicitaires télévisées (par exemple, Bolls, Muehling et Yoon, 2003 ; Bradley, Angelini et Lee, 2007 ; Peacock, Purvis et Hazlett, 2011). Les publicités télévisées sont des stimuli dynamiques complexes, souvent d’une durée de quelques (dizaines de) secondes, susceptibles donc de générer plusieurs épisodes émotionnels de niveaux et de durées différents. Les chercheurs en marketing, tout comme les chargés d’études, doivent tenir compte des caractéristiques particulières de ce type de stimuli et sélectionner une méthodologie à la fois rigoureuse et accessible. Sur la base des résultats que nous avons obtenus, nous préconisons de délaisser la méthode de quantification des RED basée sur la moyenne du signal brut et d’opter pour la méthode déve- loppée par Benedek et Kaernbach (2010a, 2010b). Cela contribuera à l’amélioration de la qualité des recommandations des sociétés de conseil en marketing ayant fait le choix de l’AED dans l’étude des réactions émotionnelles du consommateur. L’importation de cette méthode a été illustrée avec des publicités télévisées. Il convient à l’avenir de l’étendre à d’autres supports (annonce presse ou radio, packaging, site internet), soit dans un contexte de simple exposition, soit dans un contexte de prise de décision. Références Aaker D. A., Stayman D. M. et Hagerty M. R. (1986), Warmth in advertising: Measurement, impact and sequence effects, Journal of Consumer Research, 12, 4, 365-381. Association Française du Marketing (2012). Page consultée le 30/09/2012. http://www.afm-marketing.org/1-afm-association-francaise-dumarketing/125-ressources/182-hot-topics.aspx Bach D.R., Friston K.J. et Dolan R.J. 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Annonces publicitaires télévisées Annonces publicitaires télévisées Annonces publicitaires télévisées Annonces publicitaires radio Lang et al., 1999 Journal of Broadcasting & Electronic Media Lang et al., 2000 Journal of Broadcasting & Electronic Media Bolls, Lang et Potter, 2001 Communication Research Placement de 2 électrodes sur la face palmaire de la main non-dominante Annonces publicitaires télévisées Placement de 2 électrodes standards sur la main nondominante Fréquence d’échantillonnage : 20 Hz (Coulbourn SC module, enregistrement exosomatique, tension constante : 0,5 V Placement de 2 électrodes standards sur la main nondominante Fréquence d’échantillonnage : 10 Hz (Coulbourn SC module) Placement de 2 électrodes standard avec un gel conducteur placées sur la face palmaire de la main non-dominante Fréquence d’échantillonnage : 20 Hz (Coulbourn SC module) Placement de 2 électrodes sur la face palmaire de la main non-dominante Fréquence d’échantillonnage : 2 Hz (ZAK Biosystems EDA/S module) ; Placement de 2 électrodes sur l’index et le majeur de la main non-dominante Non précisé (Narco Biosystem Physiograph) Annonces publicitaires télévisées Non précisé Non précisé Non précisé Non précisé Non précisé Non précisé Non précisé Annonces publicitaires presse Non précisé Traitement Non précisé Equipement Annonces publicitaires presse Stimuli Vanden Abeele et MacLachlan, 1994 Journal of consumer research Etudes Kroeber-Riel, 1979 Journal of consumer research Belch et al., 1982 Advances in consumer research Aaker, Stayman et Hagerty, 1986 Journal of consumer research Stayman et Aaker, 1993 Psychology & marketing Annexe : Synthèse des méthodes de mesure de l’activité électrodermale en marketing Moyenne du signal Fréquence des RED (seuil : 0,1µS) Moyenne du signal Moyenne standardisée (scores z) des amplitudes maximales par segment de 3 sec (3 sec*10 segments = 30 sec) Non précisé Moyenne du signal Non précisé Amplitude de l’AED globale Quantification 100 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Bolls, Muehling et Yoon, 2003 Journal of marketing communications Bradley, Angelini et Lee, 2007 Journal of advertising Potter, 2009 Journal of Broadcasting & Electronic Media Peacock, Purvis et Hazlett, 2011 Journal of advertising research Groeppel-Klein et Baun, 2001 Advances in consumer research Etudes Annonces publicitaires télévisées et radio Annonces publicitaires radio Annonces publicitaires télévisées Annonces publicitaires télévisées Merchandising Stimuli Non précisé Placement de 2 électrodes standard sur la main non-dominante; fréquence d’échantillonnage : 20 Hz (Colbourne Lablinc V System) Placement de 2 électrodes standard avec un gel conducteur placées sur la main non-dominante Fréquence d’échantillonnage : 20 Hz Placement de 2 électrodes standard sur la main nondominante ; fréquence d’échantillonnage : 20 Hz (Colbourne SC System) Placement de 2 électrodes standard avec un gel conducteur placées sur la face palmaire de la main non-dominante Equipement Non précisé Non précisé Non précisé Non précisé Traitement Suppression des artéfacts et extraction de l’activité phasique (méthode non précisée). Evaluation des effets de superposition Moyenne du signal Moyenne du signal Moyenne du signal Moyenne du signal Somme des amplitudes de l’activité phasique (seuil : 0.05 µS). Fréquence des RED Quantification Performance – 101 Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013, 103-120 Le VRM : un nouveau paradigme pour la relation client ? Fondements, principe, opportunités et limites Sylvain Willart IAE de Lille, Université Lille 1 Résumé Le principe du VRM (Vendor Relationship Management) est d’offrir aux consommateurs un ensemble d’outils pour gérer la relation entre vendeur et client. Les trois axes principaux de ce renversement de la relation commerciale sont la réappropriation par les consommateurs de leurs données personnelles, la diminution drastique du pistage en ligne, et la déclaration des intentions d’achat. Ces deux premiers points sont appuyés par un projet de règlement européen renforçant la protection de la vie privée, et le troisième est à la base de nouveaux outils conçus par des entreprises innovantes. Cet article propose d’analyser l’ensemble de ces phénomènes en les confrontant aux avis de consommateurs recueillis lors d’une série d’entretiens et d’un focus-group. Mots-clés : VRM, vie privée, règlement 2012/0011, pistage en ligne, entretiens consommateurs. Abstract VRM : a new paradigm for customer relationship ? Foundations, Principles, opportunities, limits The VRM (Vendor Relationship Management) principle is to provide customers with a set of tools for managing their relations with vendors. The three main drivers of this shift in commercial relationships are a) customers taking back their personal data b) a drastic decrease of online tracking c) intent-casting. The first two issues are fostered by a European regulation project on data protection. The third is the basis of new tools being developed by innovative companies. This paper analyses all of these aspects of VRM and presented them to customer opinions through a series of interviews and a focus-group. Key words: VRM, privacy, regulation 2012/0011, online tracking, customer interview. Remerciements L’auteur tient à remercier Bernard Pras et les trois relecteurs anonymes de la revue Décisions Marketing pour leurs commentaires, ainsi que Dominique Crié, Andréa Micheaux, le PICOM, et les consommateurs et responsables d’entreprise interviewés. Pour contacter l’auteur : [email protected] DOI : 10.7193/DM.072.103.120 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.103.120 Willart S. (2013), Le VRM : un nouveau paradigme pour la relation client ? Fondements, principe, opportunités et limites, Décisions Marketing, 72, 103-120. 104 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Le principe du VRM (Vendor Relationship Management) est d’offrir aux consommateurs un ensemble d’outils pour gérer la relation entre vendeur et client. Cette idée part du constat d’asymétrie de cette relation, le vendeur disposant de nombreux outils de CRM (Customer Relationship Management) auxquels les consommateurs n’ont, pour le moment, rien à opposer. Le VRM devrait ainsi permettre de renforcer les consommateurs dans la relation commerciale, en les rendant plus indépendants, notamment via le contrôle de leurs données personnelles et des usages qui peuvent en être faits. De façon ultime, les termes de la relation pourraient être négociés, et non plus imposés par le vendeur et acceptés par le consommateur. La relation ainsi ré-équilibrée, plus transparente et plus juste, serait plus avantageuse pour les deux parties. L’objectif de cet article est d’analyser dans quelle mesure le VRM peut rénover à moyen et long terme la pratique de la relation client. Ce concept de VRM, ancré dans la tradition du permission marketing (Godin, 2000) et du CMR (Customer Managed Relationship, Newell, 2003), est développé notamment depuis 2006 au sein du Berkman Center for Internet & Society (Université de Harvard) dans le cadre du « projectVRM » (dirigé par D. Searls). Ce projet, au travers de sa liste de diffusion1, se veut un point d’intégration des nombreuses thématiques connexes au principe, encore en construction, du VRM : aspects techniques et informatiques, aspects juridiques, questions de vie privée, management des identités numériques, efficacité et intérêt de la publicité ciblée, usages des données personnelles, cloud-computing… potentiellement intrusive. Le questionnement juridique ensuite, notamment quant aux traitements effectués sur ces données avec ou sans le consentement des consommateurs. Et enfin la nécessité pour les entreprises de renforcer la relation de confiance avec leurs clients2. Ces différents phénomènes ont poussé à plusieurs innovations de la part d’entreprises installées ou de start-ups, même si plusieurs obstacles existent encore quant à l’émergence d’un écosystème complet de VRM. Ces différents aspects du VRM, techniques, juridiques, et pratiques d’entreprises, sont confrontés tout au long de l’article à une analyse du sentiment des consommateurs recueilli via une série d’entretiens semi-directifs et un focus-group (encadré 1). Ce regard croisé permet de mettre en lumière les innovations potentiellement les plus importantes, ainsi que les écueils et limites du système. Aspects techniques du VRM : à contre-courant du tracking et des Big Data L’évolution du CRM en ligne a permis de stocker, analyser, optimiser la relation entre vendeurs et consommateurs. De grandes bases de données ont été constituées parfois sans accord explicite des consommateurs, voire des entreprises. La réaction des internautes face au phénomène de tracking permis par ces Big Data n’est pas unanime, et la réponse apportée par le VRM réside notamment dans un ré-équilibrage de la dimension technologique de la relation commerciale. Au cours des deux dernières années, plusieurs phénomènes ont convergé rendant plus pressantes les pistes d’innovation proposées par le principe du VRM. L’émergence des « Big Data » tout d’abord, au travers des questions de la qualité des données et de leur utilisation Track me if you can 1/ https://cyber.law.ha r va rd.edu / lists /info / projectvrm 2/ Voir le Baromètre de la Confiance 2011 / L’ObSoCo Outils du tracking L’évolution du CRM, notamment dans le commerce en ligne, a permis le développement d’outils toujours plus précis à disposi- Performance – 105 Encadré 1 : Méthodologie 1 – Dans une approche holistique du sujet complexe qu’est le VRM, la première étape méthodologique a constitué en une observation de la liste de diffusion « projectVRM » du centre Berkmann sur une période de 12 mois (mars 2012 – février 2013). Cette observation a constitué la principale source d’informations d’ordre technique, ainsi qu’une familiarisation avec le principe du VRM et sa galaxie d’outils et entreprises innovantes. 2 – Sur les aspects juridiques, après une analyse approfondie du projet 2012-0011, de ses commentaires dans les revues juridiques, et des documents du G29, nous avons pu interviewer trois personnes : une avocate spécialisée dans le droit des nouvelles technologies, une docteure en droit de l’UE, et une représentante de la CNIL. Cette analyse et ces interviews (non enregistrées) ont été la source des informations d’ordre juridique. 3 – Quant à la question de la possibilité et de l’acceptation d’un écosystème de type VRM, nous avons procédé à une approche multiple en vue d’une triangulation : a) Une série de neuf entretiens semi-directifs a été réalisée (juin-septembre 2012). Ceux-ci visaient à définir comment, en fonction de l’histoire particulière de chaque consommateur, l’émergence d’outils de type VRM pouvait être perçue. Ces outils ont été abordés en seconde partie, après des questions ouvertes sur le respect de la vie privée et l’utilisation des données personnelles. Malgré des jugements et comportements très hétérogènes sur les sujets touchant aux données personnelles, la saturation théorique a été atteinte quant à la perception des outils de type VRM. b) Par la suite, un focus-group a été organisé (7 participants – 24 septembre 2012) afin de voir comment des consommateurs pourraient réagir collectivement à l’arrivée de tels outils. Le déroulement de la réunion a suivi un plan similaire à celui des entretiens semi-directifs. Sur le chapitre des outils de protection de la vie privée, la discussion a pris une tournure d’échange de « bons plans » en la matière, laissant supposer que ce type d’outils pourrait bénéficier d’un bouche-à-oreille positif. Sur les outils plus spécifiques du VRM, les participants ont interrogé le médiateur sur la date de disponibilité et le prix de ces outils montrant ainsi une attente assez forte même si plusieurs critiques ont été émises. c) Enfin, nous avons interrogé plusieurs représentants d’entreprise (treize) occupant divers postes liés à ces problématiques (responsable CRM, responsable bases de données clients, directeur de l’innovation, directeur des services informatiques, correspondant informatique et libertés – CIL, directeur général…), ce dans plusieurs types d’entreprises (GSA, GSS, SSII, banque, start-up). Ces entretiens ont globalement mis en évidence une certaine appétence, mais également plusieurs craintes quant à la thématique du VRM. 4 – Les entretiens semi-directifs et le focus group ont fait l’objet d’enregistrements vidéo et/ou audio et d’une retranscription. Cette retranscription a permis un codage et une catégorisation des propos. Les interviews au sein des entreprises en revanche n’ont pu faire l’objet que d’une prise de notes, et pour raison de confidentialité les propos rapportés ne sont pas attribués nommément à telle ou telle entreprise. tion des entreprises pour suivre et analyser le comportement des internautes. L’analyse classique et limitative des fichiers LOG a laissé la place aux cookies de session puis de tierces parties (voire maintenant des cookies Flash, des web-beacons et du Fingerprinting)3. Un marché s’est organisé autour de ces données et profils récoltés, d’abord autour des Adservers, et aujourd’hui sur des plateformes de RTB (Real Time Bidding). Ces outils du 3/ Voir http://www.allaboutcookies.org et https:// panopticlick.eff.org/ CRM moderne permettent aux entreprises de personnaliser et d’optimiser l’expérience d’achat en ligne. Internet est ainsi devenu un vecteur privilégié de la relation client. Bien que ces outils soient globalement efficaces pour augmenter le taux de conversion (source criteo.com, leader français du retargeting), leur dimension automatique et externalisée peut générer des effets inattendus pour les commerçants en ligne. Les vendeurs ne sont ainsi pas toujours au courant des cookies tiers déposés par leur site du fait de la 106 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 complexité des accords d’affiliation et de partenariat (« Quand on a fait la nouvelle version de notre site et que j’ai dû ouvrir les ports de connexion, c’est là que je me suis rendu compte qu’on avait plus d’une trentaine de partenaires qui déposaient des cookies » – Dir. Innovation, GSS). Cette complexité peut également avoir des répercussions négatives sur la relation avec les clients (« Si un client est en opt-out chez nous, et en opt-in chez un de nos partenaires, il peut très bien recevoir nos mailings, et là forcément, il va se plaindre » – CIL, VAD). D’autre part, les entreprises ne contrôlent pas toujours les sites sur lesquels leurs campagnes vont s’afficher. L’optimisation du retargeting prenant en compte le prix de l’espace publicitaire, une entreprise de bonne foi peut voir sa publicité affichée sur un site de contenus illégaux ou licencieux (téléchargement, streaming…) où cet espace, de par sa grande quantité, est moins cher. Perception et réactions des internautes consommateurs Pour les consommateurs, comme pour les entreprises, le principe du tracking et retargeting présente des avantages et des inconvénients qui correspondent à la perception que chacun peut avoir de la frontière entre personnalisation et intrusion. Le caractère très hétérogène de cette perception a fait l’objet de plusieurs études, qui la relient aux préoccupations des consommateurs quant à l’utilisation de leurs informations personnelles. La première segmentation proposée en la matière est celle de Westin (1967) qui différencie les fondamentalistes, qui considèrent leur vie privée comme une forteresse, les pragmatiques, qui dévoilent des informations choisies à des destinataires triés sur le volet, et les non-concernés, qui ne s’embarrassent d’aucun mécanisme de conservation de leur sphère privée. Beaucoup d’études (voir Li, 2011, pour une revue) mettent toutefois en lumière une différence entre le déclaratif et le comportemental sur ces questions de protection de la vie privée ; les raisons de ce décalage, ou privacy paradox, sont encore mal connues (Pras, 2012), même si plusieurs pistes ont été avancées (John et al. 2011). En amont de la perception de l’intrusion se trouve la prise de conscience par les internautes qu’ils peuvent effectivement être pistés dans leur comportement en ligne. Cette prise de conscience doit largement à la série What they know publiée par le Wall Street Journal et relayée dans les médias du monde entier (<http://blogs.wsj.com/wtk/>). Les conséquences de cette prise de conscience sont variées (Lancelot-Miltgen, 2003 et 2011). Pour certains consommateurs, c’est la résignation qui l’emporte face à un système dont les règles semblent absconses (« des fois c’est compliqué de comprendre d’où ça peut venir, par quel biais cette information là a pu arriver. On est face à une machine qui évolue plus vite que nous. Dans la vie de tous les jours on a un certain nombre de codes, on les comprend, mais sur internet on joue un jeu où les règles changent tous les jours, il faut se remettre à niveau. » – FG3). Pour d’autres consommateurs, c’est la résistance (Pez, 2012) qui apparaît comme la meilleure voie. Cette résistance peut s’exprimer par un refus net (« Les pubs ciblées je trouve ça juste ennuyeux, et puis de toutes façons, en réaction, j’achèterai pas, rien que pour çà, ça m’énerve » – AB), ou par la volonté de ne pas se sentir influencé dans ses choix ou poussé à la consommation (« Moins j’ai de pub, plus je suis content, j’ai envie d’avoir l’impression que je fais mes choix tout seul » – MZ). Pourtant, en amont de ces possibles réactions, les jugements sur le principe de la publicité ciblée ne sont pas nécessairement négatifs (« C’est très pratique… il garde en mémoire ce que tu avais sélectionné la dernière fois » – LA ; « La pub ciblée sur internet me dérange pas. Parce que je préfère ça plutôt que d’avoir une pub pour des couches Performance – 107 pour bébé par exemple, j’en ai rien à faire des couches pour bébé » – MZ). Une analyse des verbatims recueillis fait en effet apparaître que l’une des principales sources de mécontentement quant à la publicité ciblée est son manque de pertinence, ou, plus globalement, son manque d’adéquation avec les préférences des interviewés. La dimension « automatique » de cette pratique en est d’ailleurs la cause selon certains participants à l’étude. C’est donc bien le fonctionnement du système qui est remis en cause plutôt que son existence même. VRM, quoique plus jeune, n’est pas en reste sur ce point. De nombreux outils (tableau 1) émergent en effet pour permettre aux consommateurs de gérer leurs relations avec les vendeurs. Plusieurs de ces outils existent également en dehors de l’écosystème VRM. Mais ces alternatives sont souvent fournies en échange d’informations personnelles. L’objectif du VRM est de proposer ces services dans le strict respect de la vie privée, privilégiant parfois un paiement direct de la part des consommateurs sur la base d’abonnements. La boîte à outils du VRM au service des consommateurs Le point commun de ces outils est leur contrôle total par le consommateur et leur faculté à simplifier pour lui ses relations avec les différents vendeurs. Du point de vue des données, leur logique est dans la multiplication des « Small Data » (chaque consommateur gère sa base de données) plutôt que dans la constitution d’une méga-base. Cette approche, quelque peu à contre-courant, est promue par certains analystes au rang desquels on retrouve A.S. Pentland4 et le cabinet CtrlShift (https://www.ctrl-shift.co.uk/). Cela étant, ces outils peuvent être différenciés au moins sur un aspect : certains ont une vision « défensive » de la relation commerciale, d’autres une vision conversationnelle. Certains outils du VRM sont ainsi comparables à des PETs (Privacy Enhancing Tools) offrant notamment aux consommateurs la possibilité de stocker leurs informations dans des coffres-forts et d’en restreindre l’accès (Ghostery, Privowny, CFN…), protégeant ainsi ces consommateurs des conséquences du tracking. D’autres promeuvent la capacité pour le consommateur de transmettre, de manière privée et sécurisée, des informations aux vendeurs afin que ces derniers, mieux renseignés, puissent mieux les servir (DomiColis, outils d’intentcasting…). Un des objectifs du VRM est donc de fournir au consommateur des outils sûrs pour qu’il Le CRM, notamment en ligne, est fortement porté par la puissance de ses outils ; mais le 4/ Professeur au MIT et en charge pour le Forum de Davos du thème des « Big Data ». La question est alors de savoir si des données en quantité toujours plus grande peuvent résorber ces problèmes, ou s’il faut au contraire moins de données, mais plus pertinentes et plus à jour car gérées par les consommateurs eux-mêmes. Le développement des solutions « Big Data » correspond à la première piste, le VRM propose de s’engager dans la seconde, et souligne l’importance du choix qui doit être laissé au consommateur de faire part ou non de ses informations personnelles (« Sur monservicepublic.fr on peut rien choisir : tu mets tout, et les ministères accèdent à ce dont ils ont besoin, mais tu sais pas à quoi, donc je me suis pas fait de compte » MS – « Les cookies par exemple, ça me gêne pas parce que je sais que je peux les enlever… donc je les laisse » – MZ). Sur ces fondements du choix laissé aux consommateurs (Godin, 2000, Newell, 2003) et de la qualité des données qu’ils pourraient transmettre, plusieurs outils sont développés au sein des entreprises engagées dans le VRM (Tableau 1). L’objectif de ces outils est de donner aux consommateurs une vue globale de leurs relations avec les vendeurs, pour éventuellement pouvoir leur transmettre des informations et des intentions d’achat. 108 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Tableau 1 : Les outils du VRM Types d’outils (et exemples d’alternatives non-VRM) Principes de fonctionnement Exemples PETS sur navigateur (paramètres de confidentialité des réseaux sociaux, DoNotTrack) Permet aux internautes de gérer ou effacer les cookies (de session, tiers ou flash) et de limiter le tracking en ligne. Ces outils sont en amont de l’écosystème VRM et mettent en avant la défense de la vie privée plus que la construction d’une relation équilibrée entre vendeurs et consommateurs. Collusion, Privowny, Disconnect.me, Ghostery, BetterPrivacy, Monétisation de données comportementales (aucun) Permet aux internautes de se traquer eux-mêmes et de disposer de leurs données de comportement en ligne pour les vendre par la suite au plus offrant, ou en faire don à des associations qui les revendront pour se financer. MyMindShare, Enliken (vente au profit d’associations) CFN : Coffres-forts numériques (Google drive, Dropbox, MobileMe…) Cloud privé permettant de stocker tous les documents et informations personnelles des internautes (factures, assurances, identifiants…). Ces plateformes sont sécurisées, et l’utilisateur peut choisir de transférer telle ou telle information à telle ou telle entreprise. En plus du stockage, ces plateformes proposent des outils d’organisation des informations stockées incluant par exemple des tableaux de bords de dépenses, ou le résumé de l’ensemble des relations avec un vendeur. En France, réunis dans l’association A-CFN (a-cfn.org) Le projet « DomiColis » s’inscrit en partie dans cette logique (cf. partie 3). Identifiants uniques (Facebook Connect, twitter connect…) Permet aux internautes de se connecter à tous les sites internet avec un identifiant unique. Génère des emails à usage unique que le consommateur peut simplement effacer s’il veut stopper la relation avec un site. OneCub, Privowny, Persona (Mozilla) Bases de données de vendeurs (Bases de données d’entreprises) Certains outils permettent aux internautes de se constituer une base de données des vendeurs avec lesquels ils sont en relation. D’autres proposent aux internautes d’accéder à des informations sur les entreprises avec lesquelles ils voudraient entrer en relation. OneCub, Privowny Réorganisation de boîtes mail (filtres anti-spam, filtres de mails) Réorganiser le flux d’emails commerciaux pour offrir aux consommateurs une vue globale de leurs relations avec tel ou tel vendeur. OneCub, Azigo Réseaux de confiance (réseaux d’amis, recommandations sur les RSN professionnels) Permet aux internautes de construire un réseau de personnes et d’entreprises auxquelles ils font confiance, et de partager leur avis sur ces personnes ou entreprises. RespectNetwork.com, Connect.me, IDcubed.org « intentcasting » (enchères inversées) Permettre aux consommateurs de passer des appels d’offre auprès de plusieurs vendeurs de façon simultanée. Prizzm, Trovi.co, intently.co, übokia Standards (standards classiques du web : ftp, html, javascript…) Définir des standards (algorithmes et langages de programmation) afin de faciliter la connectivité et la sécurité des différents outils du VRM. L’objectif est notamment d’assurer un cryptage de haut niveau et une connectivité « à la volée » entre les applications. Inspiré de : http://cyber.law.harvard.edu/projectvrm/VRM_Development_Work KRL (Kynetx), TAS3.eu Performance – 109 puisse, en toute confiance, s’engager plus avant dans la relation commerciale sans craindre d’en perdre le contrôle. Ce risque de perte de confiance, et son impact sur la croissance du commerce en ligne, a déjà été souligné (London Economics, 2010) et se retrouve également dans les entretiens réalisés (« J’ai aucune confiance dans les engagements des marques sur ce genre de choses [à propos de l’effacement des données personnelles lors d’un opt-out] » – MZ ; « J’ose même pas cliquer sur “unsubscribe” parce que j’ai peur que ce soit un virus » – FG4). 2002/21, 2002/58, 2006/24, 2009/136) n’est sur certains points que marginalement appliqué (consentement aux cookies par exemple), ou transposé de manière lacunaire (en Allemagne, Espagne, Italie notamment). Le projet de règlement (2012/0011) risque ainsi de heurter les pratiques actuelles de nombreuses entreprises dans de nombreux pays de l’UE, tout en renforçant l’attrait d’une gestion des données personnelles par le consommateur dans la logique du VRM. Des réformes juridiques supportant les idées du VRM Le thème du consentement à l’utilisation des données personnelles, colonne vertébrale du projet de règlement, pose deux problèmes majeurs de définition : qu’est-ce que consentement, et qu’est-ce qu’une donnée personnelle... C’est avant tout la perte de confiance des internautes dans le web qui a poussé la Commission européenne (et les Etats-Unis) à revoir les règles de protection des données personnelles. Si la confiance diminue, l’activité économique également ; et si le respect de la vie privée est source de confiance, alors les institutions se doivent de garantir ce respect pour refonder la confiance et relancer l’activité. C’est exactement ce raisonnement qui est développé dans les rapports de London Economics, de Viviane Reding5, et de Ann Cavoukian, directrice de l’équivalent de la CNIL en Ontario (Canada) et inventrice du concept de « Privacy by Design » (Cavoukian, 2010). C’est également la raison pour laquelle l’administration Obama a proposé le principe du DNT (Do Not Track, Obama, 2012). En Europe, les principes posés en 1995 (directive 95/46) en termes de contrôle par les consommateurs de leurs informations personnelles sont relativement bien intégrés dans les entreprises (opt-in, consentement, droit de rectification, d’information...). En revanche, le paquet Télécom (directives 5/ Commissaire européenne pour la justice, les droits fondamentaux, et la citoyenneté, vice-présidente de la Commission européenne. Les grands axes du projet de règlement 2012/0011 A l’ère des Big Data, il est extrêmement ardu de définir ce qu’est une donnée personnelle (Tene et Polotensky, 2012). En théorie, celleci est une donnée concernant une personne « identifié ou identifiable, directement ou indirectement ». Mais le volume des bases de données actuelles, leur précision et la possibilité de croiser des fichiers rendent quasiment toute donnée virtuellement personnelle. L’adresse IP ou la géolocalisation, quoique non-nominatives, sont de bons exemples en la matière. A cela s’ajoute le flou des données « privées, manifestement rendues publiques », à savoir les messages et informations des divers réseaux sociaux, qui rentrent mal dans la classification binaire opérée par le droit entre donnée personnelle et non-personnelle. Leur utilisation par les entreprises reste pour l’instant problématique comme le montrent les affaires Pages Jaunes et Yatedo portées par la CNIL (2011, 2012). La position présente est que ces données ne sont rendues publiques qu’à leurs destinataires, mais leur envoi ne vaut pas consentement à leur utilisation. D’autre part, la frontière perçue entre donnée privée et publique peut varier d’une 110 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 donnée à l’autre, d’un individu à l’autre, voire dans le temps. La façon la plus sûre d’utiliser légalement une donnée personnelle est d’obtenir le consentement de la personne. C’est la pratique utilisée par la plupart des entreprises commerciales lors de la demande d’opt-in. Dans la lignée du paquet Télécom, le projet de règlement prévoit un renforcement de la notion de consentement. Ces textes l’étendent d’une part aux cookies, au tracking, à la géolocalisation, et à la reconnaissance faciale (voir affaires en cours contre Facebook en Allemagne et Autriche); et d’autre part la différencient de la notion d’« accord » en le rendant nécessairement spécifique, explicite, et univoque. En clair, le consentement « aux cookies publicitaires » n’est pas recevable, chacun de ces cookies devant faire l’objet d’un consentement spécifique. Le consentement doit également être « éclairé ». Et c’est là un vrai challenge pour les e-commerçants d’expliquer succinctement et de façon pédagogique les traitements qui peuvent être faits des données personnelles de leur clients. Pour les managers, c’est la problématique de l’éducation des marchés qui pourrait revenir au premier plan des préoccupations. Les outils du VRM permettent un respect du futur règlement Le tracking et la publicité ciblée représentent une partie importante du chiffre d’affaires de certains géants du web (Google, Facebook, Critéo…) ; et les intérêts en jeu peuvent remettre en question l’avenir d’un tel projet de règlement. Néanmoins, au vu de l’importance pour l’Union européenne d’affirmer son soft-power en matière de protection des données personnelles, le projet, même s’il est ralenti, devrait voir le jour. Ceci notamment parce qu’il correspond en grande partie aux attentes des consommateurs (Lusoli et al., 2012) que les institutions européennes ont intérêt à défendre. Dans la sphère du VRM, plusieurs pistes et outils émergent pour assurer, comme l’encourage le règlement, un consentement spécifique et éclairé. Quant à la dimension « spécifique » du consentement, certains outils du VRM (CFN notamment) pourront permettre à terme aux consommateurs de transférer certaines données à des vendeurs pré-sélectionnés pour un laps de temps déterminé. Le consentement provient donc ici d’une action univoque et spécifique et ne peut être mis en doute. Pour la dimension « éclairé », les entreprises développant des outils de VRM accordent souvent une attention toute particulière à la rédaction de leurs conditions d’utilisation et leurs politiques de vie privée. L’objectif, largement discuté sur la liste de diffusion projectVRM, étant de traduire ces textes juridiques en un langage accessible à tous. D’autre part, plusieurs projets connexes de décodage des conditions d’utilisation ont vu le jour (ToS-dr.info, icons.disconnect.me) Encadré 2 : Quelques autres éléments abordés dans le projet de règlement Le projet de règlement 2012/0011 aborde de nombreux thèmes, au rang desquels on trouve notamment le droit à l’oubli numérique, la portabilité des données, le droit d’opposition au marketing ciblé, la nomination de responsables du traitement des données dans les entreprises de plus de 250 salariés, et un barème de sanctions calculées en pourcentage du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise contrevenante. Ce barème de sanctions est celui applicable dans la protection de la concurrence et qui avait permis les amendes record contre Microsoft (près de 900 millions d’euros). L’autorité chargée de réguler le respect de la vie privée au plan européen sera créée à partir du Groupe 29 existant. Le G29, groupe de réflexion rassemblant les équivalents de la CNIL pour tous les pays de l’Union, a, à de nombreuses reprises, avancé des propositions avant-gardistes et extrêmement protectrices de la vie privée (G29, 2010, 2011, 2011b, 2012, 2012b). Ainsi, on peut s’attendre, suite à son accession aux commandes prévue vers 2015-2016, à une application plutôt stricte des règles de respect de la vie privée. Performance – 111 qui se proposent de résumer les points-clés de ces conditions par des pictogrammes aisément compréhensibles par les internautes. La diffusion de ce type d’outils pourrait certainement permettre un consentement effectivement éclairé (Van den Berg et Van der Hof, 2012). D’autre part, dans une optique de VRM, chaque consommateur récupère ses propres informations personnelles et les gère via un CFN. Un tel système libère donc les entreprises de la charge du stockage, de la sécurisation, et du maintien à jour des données personnelles de leurs clients. Enfin, dans le contexte français, on ne peut manquer de mentionner le projet de Loi sur la fiscalité du numérique (Collin et Colin, 2013) qui propose de taxer les entreprises en fonction de la récolte qu’elles font des données personnelles avec une décote proportionnelle à leur propension à rendre ces données aux utilisateurs. Le VRM et l’open-data apparaissent dans ce contexte comme le moyen le plus direct de diminuer le poids cette éventuelle taxation en augmentant la décote. Pratiques d’entreprises, et premiers exemples concrets de VRM La façon dont les entreprises, en place ou émergentes, peuvent intégrer le principe du VRM dans leurs relations avec les consommateurs est encore à construire. Cette question fait encore l’objet de débats animés (voir la liste projectVRM par exemple) quant au business model à adopter ou à la façon de connecter les outils du CRM à ceux du VRM. Nous présentons ici plusieurs pistes qui pourraient, à notre sens, aider les entreprises à intégrer ces concepts et outils innovants. Trois pistes au moins émergent, qui tendent toutes, à terme, vers le même objectif : le recueil des intentions d’achats. Adapter les outils classiques du CRM La plupart des grandes entreprises utilisent, à des degrés divers, la palette des outils offerts par le CRM. Afin de s’engager dans une relation moins asymétrique avec les consommateurs, ces outils peuvent être adaptés. Cette idée a donné naissance au début des années 2000 au CMR (Newell, 2003) qui propose de laisser les consommateurs contrôler les outils classiques du CRM. Au plan législatif, cette vision s’est transcrite dans l’adoption de l’optin (2004 en France) : le consommateur a le choix de recevoir, ou non, les communications émises par l’entreprises. Mais cet opt-in reste un choix binaire mal adapté aux préférences des consommateurs. Un trop grand nombre de newsletters n’offrent ainsi au consommateur aucune possibilité de réglage de leur contenu, de leur fréquence, de leur jour de réception, ou de leur suspension temporaire. Du point de vue du consommateur, souscrire à une newsletter peut être perçu comme un contrat non-négociable (SL : « Avec les newsletters, c’est un peu comme si tu rentres dans une pièce où il fait noir, tu sais pas ce qui va te tomber dessus, et la seule solution c’est de trouver la porte de sortie ») dont l’issue même est incertaine (FG4 : « J’ose même plus cliquer sur “unsubscribe” parce ce que j’ai peur que ce soit un virus »). Une piste possible pourrait être de rendre l’opt-in mieux contrôlable par les consommateurs, et en cela, les usages constatés sur les réseaux sociaux semblent pouvoir apporter une réponse (LA : « ça [les newsletters] devrait être comme twitter : tu suis des gens qui te mettent du contenu sur ton écran, tu t’abonnes à eux, et tu te désabonnes quand tu veux »). C’est la direction qu’a prise Auchan par exemple, avec son application mobile MyAuchan qui permet de (dé-)sélectionner rapidement les catégories de produits et le(s) magasin(s) desquels le client accepte de recevoir les offres. En rendant aux consommateurs un certain contrôle du flux de la communication, les entreprises peuvent cer- 112 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 tainement espérer une plus grande adhésion à leurs listes de diffusion. D’autre part, l’analyse des comportements de modifications des opt-ins dans le temps par les consommateurs pourrait constituer pour les entreprises une source non-négligeable d’informations (Yildiz, 2007). Contrôler le flux de la relation commerciale Le contrôle des outils du CRM par les consommateurs n’étant pas toujours possible, plusieurs entreprises émergentes commencent à proposer des outils permettant de regagner un certain contrôle sur le flux de la relation commerciale. Deux pistes sont particulièrement intéressantes dans cette optique « défensive » du VRM : le contrôle de la navigation, et le contrôle du courrier électronique. La barre de navigation de la société Privowny (fondée par Hervé Le Jouan, 2010) est un exemple des outils que le VRM pourrait mettre entre les mains des consommateurs. Cette extension de navigateur internet permet de gérer les cookies (recensement et désactivation), de générer des adresses emails à usage unique (il suffit alors d’effacer une adresse générée pour stopper la relation avec le site où elle a été renseignée), de remplir automatiquement les formulaires en ligne (à partir des informations personnelles stockées sur un compte Privowny), et de créer une base de données des entreprises avec lesquelles l’utilisateur est en relation (laquelle base indique quelles informations ont été transmises à quelle entreprise). L’utilisateur dispose ainsi d’une boîte à outils relativement complète de gestion de ses relations avec les commerçants en ligne, et peut faire rapidement le tri entre les vendeurs selon qu’il souhaite ou non poursuivre ses relations avec eux. Cette boîte à outils est principalement « défensive » en ce sens qu’elle crée un filtre entre les vendeurs et l’utilisateur, permettant à ce dernier de ne pas être submergé par la communication com- merciale et la publicité ciblée (FG4 : « c’est bien, ça fait comme un écran entre nous et eux »). L’objectif, à terme, étant de transformer cette extension en un outil de conversation en permettant aux utilisateurs d’envoyer des informations (intentions d’achat notamment) à destination de leurs vendeurs préférés. Sa réussite dépend toutefois beaucoup de la confiance qu’il peut générer (FG2 : « Mais il faut que je mette tous mes codes chez une petite start-up que je connais pas ? », FG4 : « Là, si on se fait hacker son compte, on perd tout… »). Au-delà de la navigation, l’email est certainement une des interfaces client-vendeur la plus utilisée du e-commerce. Pour sa gestion, les entreprises disposent de nombreux outils automatisés d’envoi en masse face auxquels les consommateurs n’ont rien à opposer. Partant de ce constat, la société OneCub (Olivier Dion, 2011) a conçu une interface de gestion des mails commerciaux. Cette interface réorganise le flux des messages reçus en exfiltrant les e-mails commerciaux pour les classer par entreprises, par secteurs d’activité, et par types (promotionnels, transactionnels, relatifs à la gestion du compte, ou suivi de commande). Les utilisateurs ont également la possibilité de noter (de 1 à 5) la qualité des vendeurs, cette évaluation pouvant être transmise de façon agrégée aux vendeurs. A terme, cette interface pourrait également supporter une fonction d’intentcasting vers les vendeurs recensés par l’utilisateur. Son principal attrait, pour l’instant, étant de redonner aux consommateurs le contrôle de leurs boîtes aux lettres électroniques (FG7 : « On est plus obligés de laisser tomber nos anciennes boîtes mail », FG2 : « Là, mon ancienne boîte mail toute spammée, je pourrais la récupérer »). Si le filtrage de la relation commerciale, en ligne ou par mail, n’est pas une fin en soi dans la démarche du VRM, elle est certainement nécessaire pour redonner du contrôle, puis de la confiance, aux consommateurs. Une fois Performance – 113 renforcés dans cette relation, les consommateurs peuvent décider de s’engager dans une conversation avec les entreprises. Engager une conversation contrôlée Plutôt qu’une position défensive, certaines entreprises ou organisations développent des outils d’échange et de conversation entre consommateurs et vendeurs. Le projet mesinfos, développé par la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) depuis janvier 2012 sous l’égide de D. Kaplan, s’inscrit dans cette voie. Il s’agit de doter les consommateurs d’un cloud personnel. Ce coffre-fort, contrôlé par les consommateurs, est abondé en informations personnelles (nom, email, coordonnées bancaires…) par ces derniers, et en informations transactionnelles ou d’usage (historiques d’achat, de consommation…) par les entreprises et organisations participantes (banques, assurances, commerce, transport, télécom, SGMAP6, CNIL). La force de cette expérimentation (sur un panel de 200 testeurs environ) est qu’elle emmène d’emblée de grands acteurs qui détiennent des informations personnelles et qui proposent de les ouvrir (principe de l’open-data). Le projet se pose ainsi comme un véritable outil de conversation et d’échanges, et non comme un simple renforcement de la protection des données personnelles. Des initiatives similaires ont été lancées au Royaume-Uni (projet midata, novembre 2011), et plus récemment aux Etats-Unis (Smart Disclosure, février 2013). Plusieurs entreprises privées vont également dans ce sens en proposant aux consommateurs des coffres-forts numériques (Personal.com aux Etats-Unis, et les membres de l’A-CFN en France). Ces coffres-forts se conçoivent plus comme des plateformes que des applications ; leur objectif est de servir 6/ Secrétariat Général pour la Modernisation de l’Administration Publique, sous la tutelle du Premier Ministre, qui coordonne notamment les missions Etalab et mon-service-public.fr de réceptacle à tout un ensemble de nouvelles données et de nouvelles applications encore à inventer. Parmi les applications possibles, l’intentcasting figure évidemment en bonne position. Sur le thème des coffres-forts numériques, deux réactions des consommateurs sont à prendre en compte. La première est le besoin de certification de ces entreprises pour qu’elles puissent gagner la confiance des consommateurs. Lors du focus-group, l’ensemble des participants était d’accord sur cet élément, six sur sept pensaient que la CNIL pourrait jouer ce rôle (sept sur dix lors des entretiens semi-directifs), et trois sur sept déclaraient qu’ils auraient également confiance dans leur banque pour certifier un prestataire de coffre-fort. C’est certainement la raison pour laquelle les CFN mettent en avant leur déclaration à la CNIL, et que, outre-Atlantique, Personal.com travaille en collaboration avec Ann Cavoukian (Cavoukian, 2012). La seconde réaction recueillie auprès de certains consommateurs est plus problématique pour le secteur ; elle concerne la peur de la centralisation de tout un ensemble de documents chez un prestataire unique, que celui-ci soit sécurisé ou non (« Je sais pas comment expliquer, mais j’aime pas centraliser toutes mes informations à un endroit, c’est un truc que je trouve un peu flippant » – MS ; « Je me vois pas utiliser un système comme ça, je préfère segmenter au maximum mes infos » – MZ, « A première vue... je trouve ça super pratique et.... mais en fait… j’aurais l’impression d’un truc un peu tentaculaire » – PM). Cette réaction tend à souligner que les offres de ce type n’ont pas un marché potentiel extensible à l’infini, certains segments de consommateurs y restant réfractaires. Au rang des nouvelles données à inventer et partager dans ces CFN, le projet « Domicolis » de Atos Worldline peut fournir une piste de développement intéressante. Ce projet vise à créer une base de données partagée des préférences et informations de livraison 114 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 (date, heure, accès au logement…). Cette base, abondée par les consommateurs, pourrait être mise à disposition des prestataires de livraison des achats en ligne (La Poste, UPS, DHL…), avec le consentement explicite des consommateurs, pour optimiser les tournées. L’intérêt de ce projet est qu’il porte sur des données non-concurrentielles (au moment de la livraison, la transaction est déjà réalisée), très volatiles, et quasi-inexistantes ; il améliore donc la transaction commerciale pour toutes les parties en présence (clients et vendeurs). Ce type de données pourrait typiquement être stocké dans un coffre-fort personnel et partagé temporairement avec un vendeur une fois la transaction réalisée. Le relationnel de demain, vers l’intentcasting ? Comme nous l’avons souligné, plusieurs outils développés dans l’écosystème du VRM tendent à terme à créer des interfaces d’intentcasting. Ces interfaces7 devront permettre aux consommateurs d’exprimer leurs intentions d’achat en direction d’un ensemble de vendeurs. C’est le principe de l’économie de l’intention (les consommateurs expriment leurs intentions, Searls, 2012a) qui s’oppose à l’économie de l’attention (les vendeurs essayent de capter l’attention des consommateurs par la publicité ciblée, Kessous, 2011). L’objectif est double : d’une part, réduire le gâchis de la publicité mal-ciblée dont le taux de clic reste très faible (souvent moins de un pourcent, Fulgoni et Morn, 2009), et d’autre part se passer des techniques classiques du tracking de moins en moins bien acceptées par les consommateurs et les pouvoirs publics. Le principe de l’intentcasting est techniquement complexe, il nécessite en effet une communication en temps réel, cryptée et anonymisée, entre les CFN des consommateurs et les systèmes d’information des vendeurs. 7/ Le fonctionnement possible de ces interfaces a fait l’objet d’un article d’anticipation (Searls, 2012b). Pourtant, son intérêt a été très rapidement perçu et compris par les consommateurs interrogés qui l’ont comparé aux systèmes d’appel d’offres qui peuvent exister dans le commerce BtoB (« C’est vachement bien, ça pré-mâche le travail de recherche » – FG4 « C’est comme une vente aux enchères à l’envers, ou un genre d’appel d’offre » – FG7). En ce sens, il s’inscrit dans le principe du VRM qui cherche à doter les consommateurs d’outils comparables à ceux des entreprises (Vargo et Lusch, 2011). Pourtant, deux réserves ont été spontanément mentionnées lors des entretiens immédiatement après un premier élan d’enthousiasme. La première est la peur qu’un tel système ne profite qu’aux plus gros acteurs du e-commerce, réduisant ainsi l’offre (« Il y a beaucoup de petits vendeurs qui risquent de couler s’ils s’adaptent pas » – FG6 ; « Tous les petits commerçants en ligne vont encore se faire écraser » – FG2). La seconde est liée à la confiance que les consommateurs pourraient avoir dans un tel système (« Mais qui contrôle que le vendeur efface notre mail après? » – FG3 ; « Il faut être sûr que c’est pas pour repomper des données par derrière » – FG2) et à la capacité d’un tiers à se porter garant (« Il faudrait donner des vrais moyens à la CNIL pour s’occuper de tout ça » – LA). Opportunités et limites du concept de VRM Comme nous l’avons expliqué, l’émergence d’un écosystème VRM pourrait rénover la relation client-vendeur dans un sens bénéfique pour les deux parties. Mais à l’heure actuelle, de nombreux obstacles existent encore au développement des outils adéquats. Des aspects techniques à préciser Au plan technique, la première limite est certainement le manque de structuration et d’uniformisation des projets issus du prin- Performance – 115 cipe du VRM. De nombreux acteurs tentent de développer leurs propres infrastructures, et l’inter-opérabilité entre les différents outils n’est pour l’instant pas garantie. C’est notamment sur ce point que travaille l’entreprise Kynetx au travers du développement de son langage KRL (Kynetx Rule Langage). La seconde limite technique est un problème récurrent en ligne : la gestion de l’identité numérique. Malgré l’ancienneté du problème, il n’existe pas de solution fiable et respectueuse de la vie privée pour pallier le problème de l’identification sur internet. De nombreuses pistes existent, fédérées autour de l’Internet Identity Workshop, mais aucun standard ne s’impose. Or, le VRM reposant sur une discussion client-vendeur, il est important que, à un moment au moins de la relation, les parties puissent être identifiées de façon forte. La solution d’une grande base de données unifiée (type Facebook Connect) pose ici des problèmes de protection de la vie privée, et se heurte à la volonté de certains consommateurs éventuellement désireux de conserver des identités cloisonnées (« j’aime pouvoir avoir... comment dire... plusieurs identités, que certaines choses ne soient pas forcément liées les unes avec les autres » – MS). C’est en partie sur ce thème que travaille le Respect Network qui vise à valider les identités par les pairs tout en gardant une architecture décentralisée. Un nécessaire engagement des vendeurs Sans engagement des entreprises, les outils du VRM ne pourront migrer d’une posture défensive vers un support de conversation. Cet engagement est nécessaire à deux niveaux : en amont avec la mise à disposition des données transactionnelles, et en aval avec la connexion des outils du CRM avec ceux du VRM pour permettre la réception et la prise en compte des préférences des clients. En amont, le principal frein pour les entreprises est que leurs clients puissent éventuel- lement choisir, une fois leurs informations récupérées, de les transmettre à un concurrent. Dans un modèle toujours plus dépendant des algorithmes de recommandation, les données sont en effet devenues hautement stratégiques. D’autre part, pour être pleinement exploitables, ces données devraient être fournies dans un format (semi-)structuré (XML par exemple) et assorties de méta-données (informations décrivant les données). Toutefois, cette démarche, dans la logique d’échange propre à l’open-data, pourrait également permettre aux entreprises de demander à leurs clients un accès à leurs données d’achat chez les concurrents. En aval, l’investissement nécessaire à la connexion du CRM au VRM ne peut se justifier que si les utilisateurs du VRM atteignent une masse critique ; ce qui peut poser problème si les consommateurs attendent pour leur part que cette démarche soit adoptée par de nombreuses entreprises. C’est notamment pour amorcer cette spirale vertueuse que le projet mesinfos a été conçu en partenariat avec des acteurs de poids. L’acceptation par les consommateurs Les différents outils et fonctionnalités du VRM testés lors des entretiens semblent indiquer qu’il pourrait exister un engouement de la part des consommateurs. Mais ces résultats doivent nécessairement être tempérés à l’aune des connaissances actuelles sur le privacy paradox. Il est donc difficile, aujourd’hui de savoir combien les consommateurs seront prêts à investir, en temps et éventuellement en argent, pour intégrer les outils du VRM dans leurs comportements d’achats de produits et services en ligne. L’expérimentation menée dans le cadre du projet mesinfos pourrait à ce titre fournir des données intéressantes, notamment pour une application du modèle d’acceptation (Technonoly Acceptance Model). Certains analystes tel A. Pentland supposent déjà que les pratiques pourraient changer très rapidement si 116 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 un outil complet et fonctionnel était proposé aux consommateurs8. Des opportunités à prendre en compte En dépit de ces limites, il faut souligner que le principe du VRM laisse entrevoir au moins deux opportunités importantes. La première est la possibilité de repenser en profondeur la relation client. Dans une vision certes quelque peu utopiste, le VRM pourrait permettre une réelle conversation entre vendeurs et consommateurs, et une confiance réciproque fondée sur la capacité de chacune des parties à contrôler la relation. L’asymétrie actuelle de la relation commerciale limite certainement la possibilité d’engagement de certains consommateurs craignant d’avoir plus à perdre qu’à gagner. Cette relation devenant discussion, elle pourrait également donner un rôle d’une toute autre ampleur à la profession émergente de community manager, et permettre une adaptation des entreprises aux préférences hétérogènes des consommateurs. Dans un tel contexte, la frontière entre intrusion et personnalisation cesserait également d’être un problème. La seconde opportunité est l’accès à des données de grande qualité et de types nouveaux. Etant gérées par les consommateurs euxmêmes, les données personnelles seraient certainement mieux maintenues à jour, chacun n’ayant à s’occuper que d’un seul jeu de données et non d’une base complète. D’autre part, le VRM peut également être l’occasion d’accéder à de nouvelles données. L’intentcasting en est un exemple, de même que le projet DomiColis, mais également des données beaucoup plus personnelles, comme celles du Quantified Self (le projet mesinfos projette par exemple d’intégrer ce type de données), ou plus nombreuses, comme celles 8/ Allocution vidéo pour le Forum de Davos 2013 http://forumblog.org/2013/01/ideas-davos-digitalrights-and-wrongs/ « it could happen almost overnight » de l’Internet des objets (les coffres-forts pourraient garder trace des objets achetés et connectés). Ces données, plus étendues et de meilleure qualité, pourraient permettre, avec le consentement des utilisateurs, d’affiner sensiblement les recommandations. Conclusion Dans la lignée des textes complétant la directive 95/46, le projet de règlement 2012/0011 adopte une position très conservatrice de la notion de vie privée, et aurait tendance à soutenir les outils les plus « défensifs » de la sphère du VRM. Cela découle de la nature du droit de la consommation qui protège le consommateur, partie faible, face aux professionnels, partie forte. Ces règles sont également une tentative d’améliorer la confiance des consommateurs dans l’activité économique en ligne qui représente une part croissante de la richesse des pays de l’Union européenne. Source de contraintes, la réforme annoncée constitue à notre sens une feuille de route stratégique pour développer (ou contribuer à développer) les nouveaux outils de la conversation et de la confiance entre clients et vendeurs. Cette voie conduirait certainement les acteurs du commerce à constater que confiance et fidélité ont plus en commun que leur seule étymologie (« On dit partout que les données sont le nouveau pétrole de l’économie, mais à mon avis, c’est la confiance qui sera le moteur » Dir Innovation – GSA). Compte tenu de cet objectif, le VRM peut être une piste stratégique intéressante pour les entreprises. Elle est incertaine (risque de fuite de consommateurs), elle est encore en construction (la plupart des outils sont au stade de test). Mais elle est prometteuse. En ce sens, le VRM pourrait être comparé aux débuts du web commercial qui, malgré les craintes générées lors de ses premiers balbutiements (concurrence effrénée, piratage…), a été, pour beaucoup d’acteurs, un relai Performance – 117 important de croissance. Suite à ce premier web commercial construit par les vendeurs, le VRM pourrait marquer l’entrée en piste des consommateurs, et inciter à repenser en profondeur la relation commerciale en ligne. Au plan académique, le VRM est également, à l’heure actuelle, un large champ d’innovations et de pistes de recherche nécessairement transdisciplinaires (gestion, droit, informatique…). De nouveaux outils apparaissent, mais leur diffusion et leur acceptation posent encore de nombreuses questions. De nouveaux types de données émergent pour lesquelles des méthodologies spécifiques devront être développées. Enfin, des business models sont à adapter ou à inventer. Références Cavoukian A. (coord.) (2010), Privacy by design... Take the challenge, <www.privacybydesign. ca/content/uploads/2010/ 03/PrivacybyDesignBook.pdf>. Cavoukian A. (2012), Privacy by design and the emerging personal data ecosystem, <http://privacybydesign.ca/content/uploads/2012/10/pbdpde.pdf>. Dumoulin R. et Lancelot-Miltgen C. (2012), Entreprise et respect de la vie privée du consommateur. De l’usage autorisé à l’autorisation souhaitable des données personnelles, Revue Française de Gestion, 38, 95-109. Fulgoni G. et Morn M. (2009), Wither the click? How online advertising works, Journal of Advertising Research, 49, 2, 134-142. Godin S. (1999), Permission marketing, Simon & Schuster, New York. John L., Acquisti A. et Loewenstein G. 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Annexe 1 : Liste des interviewés Liste des consommateurs interviewés en entretien semi-directif AB : femme, 40 ans, franchisée AH : homme, 30 ans, export de matériel usiné BF : homme, 33 ans, intelligence économique LA : homme, 29 ans, journaliste indépendant LM : homme, 25 ans, éducateur sportif MS : femme, 28 ans, communication politique MZ : homme, 33 ans, éditeur PM : homme, 36 ans, enseignant SL : homme, 28 ans, industrie automobile Liste des participants au focus group FG1 : homme, 39 ans, enseignant, en couple, deux enfants FG2 : homme, 25 ans, ingénieur, célibataire FG3 : homme, 45 ans, responsable technique de musée, en couple, deux enfants FG4 : femme, 30 ans, commerciale dans l’immobilier, en couple FG5 : femme, 34 ans, médiatrice socio-culturelle, en couple, un enfant FG6 : femme, 36 ans, agent de surveillance, en couple, deux enfants FG7 : femme, 33 ans, auto-entrepreneur, célibataire Liste des entreprises interviewées (et nombre de personnes) Crédit Agricole Consumer Finance (5), Castorama (2), Numsight (1), EuraRFID (1), Intermarché (2), MédiaPerformances (1), 3 Suisses International (1). Liste des entreprises/organisations rencontrées (discussions hors du cadre formel d’une interview) PICOM, Cap Digital, CNIL, FING, GS1, Kiabi, BlogBang, Leroy Merlin, Auchan, OneCub, Atos Worldline, BRM Avocats, Décathlon Performance – 119 Annexe 2 : Le projet de règlement 2012/001 – Une tendance lourde (Version étendue : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00816330) La protection des données à caractère personnel a été initiée en Europe par la directive 95/46. Le projet 2012/0011 a pour fonction majeure d’unifier les nombreux développements du droit européen en la matière. Les deux véritables innovations de ce texte sont le régime de sanction aligné sur celui du droit de la concurrence, et la mise en place d’une institution de protection des données au niveau européen. Néanmoins, en cas de rejet, ces points précis, pourraient être intégrés à un texte ultérieur. Actuellement, le projet de règlement fait l’objet d’un nombre élevé d’amendements, certains dictés par les lobbies d’entreprises (Facebook et Google entre autres), d’autres proposant de renforcer la protection envisagée par la Commission. La réforme de la directive 95/46 s’est engagée très tôt pour faire face à l’arrivée du réseau internet, avec plusieurs textes venus renforcer et affiner la protection des données (directives 1997/7 et 1997/66 notamment sur l’envoi de courrier électronique non-désiré, directive 2000/31 sur le commerce électronique, directive 2002/58 sur les communications électroniques avec les web-bugs et cookies ; directive 2009/136 qui impose notamment un consentement préalable à l’installation d’un cookie). La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne a sensiblement renforcé la protection offerte par les directives. Elle a notamment précisé la notion de consentement, qualifié l’adresse IP de donnée à caractère personnel, et proposé des pistes de mise en place du droit à l’oubli. L’Union reconnaît actuellement un véritable droit à la protection des données personnelles en sus du droit à la protection de la vie privée (articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux ; article 16 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). La volonté juridique s’accompagne d’un volontarisme politique : le programme de Stockholm (2010) mentionne également l’importance de renforcer la protection des données à caractère personnel. En droit français, on citera la Loi sur la confiance dans l’économie numérique (LCEN, 2004) et l’ordonnance 2011/1012 du 24 août 2011 relative aux communications électroniques, qui consacre notamment le principe du consentement préalable au dépôt d’un cookie. La feuille de route numérique (28 février 2013) du Gouvernement insiste (axe 3 point 2) sur la nécessité de renforcer la protection des données personnelles et un projet de loi en ce sens est prévu pour le début de l’année 2014. Dans les autres pays européens ou aux Etats-Unis, les évolutions vont dans le même sens : soumission des pop-ups au régime de l’opt-in (Tribunal de Düsseldorf en Allemagne, mars 2003, et proposition de loi en Belgique en 2007), consentement des internautes avant la mise en place de cookies (« cookie law » au Royaume-Uni, 2011), ou protection des données personnelles (Consumer Privacy Bill of Rights et introduction du système « Do Not Track » par l’administration Obama en février 2012). Lexique : les principaux outils du tracking en ligne –– Clear gif, web-bug, web-beacon Fichiers de petite taille qui sont intégrés dans les mails ou les pages web. Lorsque l’internaute visite une page, ou ouvre un mail, l’entreprise qui a placé un web-bug est avertie. –– Cookies Il s’agit de fichiers placés par les sites visités sur le disque dur des internautes. Ils peuvent être utilisés pour optimiser la navigation (cookie de session, de panier, de préférences) ou pour suivre l’activité en ligne des internautes (cookie tiers). Les cookies tiers permettent aux régies publicitaires de suivre l’internaute tout au long de sa navigation pour établir son profil comportemental. –– Flash cookies ou Local Shared Objects (LSO) Les LSO sont des cookies « persistants ». Ils ont une durée de vie plus longue et sont plus difficiles à effacer par l’internaute. –– Browser fingerprinting Cette technique consiste à récolter de très nombreuses informations sur le navigateur utilisé par l’internaute en misant sur le fait que deux personnes ne peuvent avoir exactement la même configuration de navigateur (tout comme deux personnes n’ont jamais les mêmes empreintes digitales). Cette identification unique permet de se passer des cookies. –– IPv6 La nouvelle version de l’adresse IP (IPv6) permet à chaque terminal (ordinateur, smartphone, tablette…) de conserver une adresse fixe. Chaque terminal peut ainsi être identifié, et son activité gardée en mémoire par les sites web dans leurs fichiers LOG. 120 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 –– Identifiant unique Les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, LinkedIn, Google…) ont offert aux internautes la possibilité de se connecter à un grand nombre de sites en utilisant leur login et mot de passe de réseau social. Ces réseaux peuvent ainsi suivre et analyser l’activité de leurs membres sur l’ensemble des sites où ils ont choisi de se connecter via cette méthode. Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013, 121-137 Impact du décideur marketing sur l’accountability financière du marketing : propositions pour améliorer la prise de décision managériale Eric Casenave Université Paris Dauphine DRM (Dauphine Recherche en Management) UMR CNRS 7088 Résumé La capacité du marketing à relier ses actions à la performance financière (l’accountability financière du marketing) continue d’être questionnée. Cet article propose de s’intéresser à la prise de décision des marketeurs et à ses conséquences sur l’accountability financière du marketing. Après avoir évoqué les biais décisionnels possibles en marketing, l’article suggère de considérer l’obligation de rendre des comptes imposée au décideur (l’accountability du décideur) comme un levier pour prendre de meilleures décisions. En distinguant l’accountability portant sur les résultats et l’accountability portant sur les processus, une démarche managériale est proposée visant à favoriser la rationalité des décisions sans contrarier la créativité du marketeur. Une accountability différenciée selon les activités marketing est notamment recommandée. Mots-clés : accountability, fonction marketing, marketeur, décision marketing, créativité. Abstract Decision-maker’s impact on marketing’s financial accountability: Proposals for improving managerial decisionmaking The marketing ability to link marketing actions to financial performance (marketing accountability) is still under debate. This article proposes to study marketing decision-making and its consequences on marketing financial accountability. After reviewing possible decisions biases in marketing, this article suggests to consider decisionmaker accountability as a tool for making better decisions. A distinction between outcome accountability and process accountability is made to propose a management system to foster rationality without affecting marketer creativity. A differentiated accountability is recommended for marketing activities. Key words: accountability, marketing function, marketer, marketing decisions, creativity. Remerciements L’auteur remercie vivement Béatrice Parguel et Sophie Rieunier pour leurs remarques et leurs conseils sur des versions antérieures de l’article, ainsi que les lecteurs anonymes pour leurs commentaires et recommandations. Pour contacter l’auteur : [email protected] ; Eric Casenave est actuellement doctorant et ancien directeur marketing dans l’industrie. DOI : 10.7193/DM.072.121.137 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.121.137 Casenave E. (2013), Impact du décideur marketing sur l’accountability financière du marketing : propositions pour améliorer la prise de décision managériale, Décisions Marketing, 72, 121-137. 122 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 L’accountability du marketing a été régulièrement classée comme sujet de recherche prioritaire par le Marketing Science Institute (MSI) de 2004 à 2010, et continue pourtant de poser des questions en termes de contrôle et de performance marketing. Le projet Marketing Accountability Standards Board1 est toujours en cours aux Etats-Unis dans le but de formaliser les processus marketing et de standardiser les mesures, alors que la dernière enquête de l’Association of National Advertisers (mars 2013) place l’accountability en tête de liste des priorités des marketeurs pour 2013. En étant le plus proche de ses racines étymologiques, l’accountability se traduit en français par l’obligation de rendre des comptes (Dumez, 2008). Le groupe ou l’individu justifie son action à partir d’éléments chiffrés (les comptes) auprès d’une audience disposant du pouvoir de sanction et de récompense. Cette définition très générale implique d’en délimiter les contours en marketing. L’accountability est ainsi définie par l’American Marketing Association (AMA) comme : « la responsabilité du management systématique des ressources et processus marketing dans le but d’obtenir des résultats mesurables en terme de retour sur investissement marketing (ROMI) et d’efficience marketing, tout en maintenant la qualité et l’augmentation de la valeur de l’entreprise ». Cette définition revendique une obligation de rendre des comptes sur l’atteinte de résultats financiers (ROMI, réduction de coûts et accroissement de la valeur actionnariale), auprès des actionnaires ou de ses représentants. Cette conception de l’accountability est donc avant tout financière et demeure un sujet de préoccupation pour les organisations et les marketeurs. Cette forme d’accountability est cependant largement questionnée par le courant éthique. Kotler, après avoir défini le marketing comme étant la capacité à : « répondre aux besoins des clients de façon profitable 1/ www.themasb.org pour la firme » (Kotler et Keller, 2006, p.5), évoque la nécessité d’une conscience dans la pratique marketing (Kotler, 2012). D’autres auteurs vont plus loin, se gardant de considérer l’éthique comme un outil marketing, et invoquent la responsabilité sociétale du marketing, où le marketing rendrait des comptes à l’ensemble des parties prenantes (communauté, clients, organismes de régulation, actionnaires, employés et fournisseurs) (Hult et al., 2011). Bien que restrictive et controversée, la conception d’une accountability marketing essentiellement tournée vers l’organisation et l’actionnaire prédomine. Elle correspond à une représentation véhiculée largement par les praticiens et la recherche académique (Mintz et Currim, 2012). La priorité étant la performance financière et non la performance sociale (Crittenden et al., 2011), il est demandé au marketing de se conformer comme les autres fonctions aux principes financiers en vigueur dans l’organisation, afin de renforcer le caractère stratégique du marketing et le faire réintégrer les comités de direction (Verhoef et Leeflang, 2009). Les recherches, déplorant généralement le manque d’accountability financière du marketing, ont cherché à en identifier les raisons. La faiblesse des outils de mesure (Rust, Lemon et Zeithaml, 2004), la stratégie des firmes (Mintz et Currim, 2013), ou l’absence de culture financière des marketeurs (Sheth et Sisodia, 2005) ont été les principales explications avancées. Très peu de recherches se sont intéressées à la prise de décision managériale comme déterminant de l’accountability financière. Les choix effectués par le décideur conditionnent pourtant l’optimisation financière, que ce soit lors de l’élaboration des plans marketing ou lors de la mise en œuvre opérationnelle. Malgré cette exigence de rationalité financière, les marketeurs se représentent le marketing comme une fonc- Performance – 123 tion créative. La dernière étude IBM2 ayant interrogé 1 700 directeurs marketing montre que 60 % d’entre eux considèrent que leur succès personnel dépendra avant tout de leur créativité, de même que 68% des professionnels du marketing interrogés par la Cegos en 2010. Le contexte organisationnel doit donc, dans l’idéal, apporter au marketing mais aussi aux marketeurs qui le mettent en œuvre, un équilibre entre optimisation et créativité. L’article se propose d’étudier comment organiser l’accountability du décideur marketing pour lui permettre de prendre de meilleures décisions et contribuer ainsi à la performance financière du marketing. Comme n’importe quel autre décideur, le décideur marketing n’optimise pas toujours ses décisions soit par manque de temps, soit en s’appuyant sur ses croyances, soit en étant influencé par son environnement. Le décideur marketing est donc sujet aux biais décisionnels, ce qui potentiellement limiterait l’optimisation des décisions et ainsi l’atteinte de résultats financiers. Demander à un décideur de rendre des comptes, c’est-à-dire lui demander de justifier et d’expliquer ses décisions (Lerner et Tetlock, 1999), est un moyen classique pour motiver les décideurs à prendre les meilleures décisions possibles. Prenant le décideur comme unité d’analyse, notre propos a, dans un premier temps, pour objectif de préciser la notion d’accountability financière dans un contexte marketing, puis d’évoquer en quoi la prise de décision des managers marketing représente un frein potentiel à l’accountability financière. Nous montrerons comment des raccourcis utilisés dans les décisions marketing engendrent potentiellement des biais susceptibles d’être à l’origine de conséquences financières négatives. Ensuite, nous montrerons dans quelle mesure le fait de justifier et d’expliquer ses décisions permet d’en prendre de meilleures. Enfin, nous proposerons un système d’ac2/ « From stretched to strenghened – Insights from the Global Chief Marketing Officer study », IBM (2011). countability adapté aux activités marketing, et suffisamment équilibré pour permettre d’améliorer la rationalité des décisions sans pour autant contrarier la créativité inhérente au marketing. Cet article s’appuie sur une littérature essentiellement anglo-saxonne et jusqu’à présent rarement exploitée dans la recherche marketing française. Par ailleurs, des travaux en psychologie, dont les résultats apparaissent peu utilisés en management malgré leur intérêt, sont mobilisés. Ces recherches sont mises en parallèle avec la pratique marketing au travers d’entretiens auprès de marketeurs et de financiers (N =20) puis d’études de cas pour étayer notre argumentation. L’accountability du marketing : résultats financiers ou processus ? L’enjeu du marketing n’est pas d’avoir à utiliser davantage d’indicateurs de performance mais de les relier à des mesures financières (Stewart, 2009). Evoquer l’accountability du marketing revient donc généralement à invoquer la dimension financière, le but étant que les décisions marketing contribuent autant que possible à la performance financière de la firme (Merunka et Kazmierczak, 2005 ; Verhoef et Leeflang, 2009). Pour les auteurs, l’accountability financière est, avec la capacité d’innovation, le principal levier de l’influence du marketing dans l’organisation. Par ce système d’accountability, les évaluateurs représentés par la Direction Générale et la Direction Financière s’assurent que le marketing se conforme aux objectifs financiers. Le fait que le marketing doit démontrer des résultats mesurables financièrement n’est certainement pas nouveau, mais le contexte économique amplifie cette exigence. La justification financière du marketing se systématise (encadré 1). 124 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Encadré 1 : Renforcement du contexte d’accountability financière en marketing (exemples de verbatim) « Nous avons toujours eu la nécessité de justifier financièrement l’efficacité des plans marketing, mais c’est devenu de plus en plus rigoureux et systématique. Même si nous ne dépendons pas de la Direction Financière, leur feedback sur notre performance joue un rôle dans notre évaluation personnelle annuelle. » (Directeur des études marketing, Procter&Gamble) « Ça, c’est pas forcément d’un point de vue marketing… mais la rentabilité est un indicateur qui est suivi de façon de plus en plus forte et en gros si on ne lance pas un produit qui a un niveau de contribution financière supérieur ou égal à la gamme précédente, on n’a pas bien fait son job. » (Chef de groupe, secteur grande consommation alimentaire) « Pour moi financier, je m’attends à quelque chose de quantifié mais ce n’est pas du tout comme cela que ça marche. Mais ce n’est pas normal. Même si ce n’est pas un P&L, il pourrait y avoir quelque chose de plus solide...ben ils ne savent pas : ça n’a pas marché, on attendait plus. (…) Est-ce que si on n’avait pas dépensé ce que l’on a dépensé en investissement commerciaux, on serait super mal en chiffre d’affaires? » (Directeur financier corporate, secteur distribution) L’approche économique justifie l’existence du marketing si les gains obtenus excèdent les coûts engagés. Dans le cas contraire, le positionnement du marketing dans l’organisation risque naturellement d’être remis en question. Cette exigence financière est forte mais se heurte à des limites régulièrement évoquées. La marge supplémentaire obtenue uniquement grâce à l’activité marketing et non par des variables externes est difficile à identifier. Les modes de calcul du retour sur investissement marketing (ROMI) sont ambigus. Par exemple, seulement 30% des marketeurs interrogés mentionnent que leur organisation a une définition claire et partagée du ROMI (ANA/MMA Marketing accountability study, 2008). Enfin, les marketeurs avancent qu’une focalisation excessive sur les résultats financiers risque d’orienter la fonction marketing vers un horizon de court terme. Souvent réalisé lors des exercices budgétaires, le calcul du ROMI se limite à l’exercice comptable, soit un an au maximum. L’optimisation du ROMI encouragerait alors les réductions des coûts marketing ou les promotions au détriment de la fidélisation à long terme des clients et de la valeur de la marque (Ambler et Roberts, 2008). Cependant, pour justifier la contribution financière du marke- ting et l’inscrire dans une perspective financière de long terme, il est possible d’utiliser la valeur de la marque comme indicateur de performance (encadré 2). Pour certaines firmes, la marque représente plus du tiers de la valeur de l’entreprise (tableau 1). En demandant au marketing de rendre des comptes sur la valeur de la marque, parfois bien supérieure à la valeur des actifs tangibles comme les unités de production, les organisations accepteraient plus aisément d’investir dans la marque et donc dans le marketing. Les demandes de la part des brand managers d’investir sur la marque ne reçoivent pourtant que peu d’échos de la part de dirigeants centrés sur le cours de l’action ou les résultats trimestriels. D’une part, un contexte économique défavorable incite à réduire les investissements à effets long-terme pour se concentrer sur les investissements offrant des résultats rapides. D’autre part, les méthodes d’évaluation de la marque ne font pas consensus, ce qui empêche de les imposer comme une mesure incontestable dans les organisations. Le ROMI est alors positionné comme le résultat financier de référence vers lequel les activités marketing devraient converger. En conséquence, toutes les tactiques pour atteindre le ROMI sont envisageables comme Performance – 125 Encadré 2 : Contribution du marketing à la valeur de la firme Pour évaluer l’impact financier du marketing, il est intéressant de rapprocher la valeur de la marque de la valeur de l’entreprise. Montrer que la stratégie marketing contribue directement à l’augmentation de l’actif de la firme, permet de considérer les coûts marketing comme des investissements et non des dépenses. Le cabinet de conseil Brand Finance évalue la marque à partir des revenus et profits futurs, et la rapproche de la valeur de l’entreprise. Ces revenus de la marque représentent la valeur actualisée des redevances potentielles que paieraient les tiers qui souhaiteraient l’utiliser. Cette méthode est relativement répandue auprès des évaluateurs financiers, alors que d’autres approches utilisent des critères marketing comme les dimensions fonctionnelles ou la valeur symbolique. Tableau 1 : Les 10 premières valeurs de marque françaises Classement Marque Secteur Valeur de la marque (mars 2012) Valeur de l’entreprise (mars 2012) Valeur de la marque / Valeur de l’entreprise 1 Orange Télécommunication 18 557 96 884 19% 2 Bnp Paribas Banque 16 809 42 347 40% 3 GDF Suez Energie 16 598 153 267 11% 4 Axa Assurances 13 406 37 214 36% 5 Total Energie 12 968 148 438 9% 6 Carrefour Distribution 8 812 24 286 36% 7 Renault Automobile 8 064 30 616 26% 8 Peugeot Automobile 7 976 24 613 32% 9 L’Oréal Cosmétiques 7 744 22 358 35% 10 EDF Energie 7 690 110 130 7% Données en millions de US$ (Source : Brand Finance Global 500, mars 2012) la réduction des budgets ou le développement d’activités promotionnelles comme le soulignent l’ANA (Association of National Advertisers) et le MMA (Marketing Management Analytics) dans leur rapport « The growing accountability imperative » (2009). Ces exigences de rentabilité à court terme brideraient alors l’innovation produit en favorisant les extensions ou les évolutions mineures, dont les coûts sont inférieures à celui d’un lancement de nouveau produit. Les acteurs, jugés principalement sur la base d’indicateurs chiffrés, donneront aux chiffres, à un moment ou à un autre, le sens qui leur permettra d’être évalués favorablement (Dumez, 2008). Si assigner un objectif de résultats à une équipe est susceptible de la motiver, cela risque aussi de l’inciter à utiliser des connaissances éprouvées et à ne proposer que des solutions aisément défendables, diminuant ainsi son apprentissage (Gardner, 2012). Ces limites associées à une accountability marketing uniquement basée sur les résultats imposent de s’intéresser aux processus marketing indépendamment des résultats financiers obtenus (tableau 2). Les évaluateurs ont aussi intérêt à demander aux marketeurs de rendre des comptes sur les systèmes d’analyse et les méthodologies qui 126 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Tableau 2 : Formes de l’accountability du marketing Attendus financiers Attendus non financiers Sur les résultats Chiffre d’affaires, profit, cash-flow, valeur de la marque, ROMI… Parts de marché, satisfaction client, capital marque,… Sur les processus Système de contrôle des coûts marketing, justification financière des décisions, utilisation de modèles analytiques… Orientation client, gestion des actifs marketing, audit marketing, fiabilité des études, qualité des protocoles de tests… conditionnent la façon dont sont prises les décisions. Cette approche centrée sur les processus ne pourrait cependant pas s’affranchir d’objectifs chiffrés. Elle risquerait sinon de développer une bureaucratie marketing excessive, dont la technicité deviendrait le but au détriment des exigences de résultats. Le choix d’une forme d’accountability portant sur le résultat et/ou sur les processus indépendamment des résultats représente donc un enjeu stratégique puisque ceci est susceptible d’affecter le comportement des décideurs. Demander de rendre des comptes implique donc d’articuler exigences sur les résultats et exigences sur les processus (Dumez, 2008). Le Département Consumer Market Knowledge de Procter & Gamble développe la qualité de ses processus depuis plusieurs années, étant par exemple une des premières organisations marketing à avoir utilisé des techniques de modélisation. Le développement d’une accountability financière a cependant incité ce département à évaluer la performance en fonction des résultats (encadré 3). Le décideur marketing : biais et réactions de défense En s’appuyant sur les sciences cognitives, la finance comportementale a montré dans plusieurs travaux les limites de la rationalité des investisseurs : simplification excessive, erreurs de jugement, perte de contrôle émotionnelle et influence issue des interactions sociales (Hirshleifer, 2001). L’optimisation financière est donc largement théorique et ne reflète pas la pratique réelle des acteurs. Comme les investisseurs, les décideurs marketing n’ont pas les capacités cognitives suffisantes pour intégrer toute la complexité des marchés. Ils développent alors des stratégies personnelles pour effectuer leurs choix. Ces stratégies sont parfois automatiques et inconscientes risquant d’engendrer des biais de jugement (Kahneman et Frederick, 2005). L’accountability offre théoriquement la possibilité de stimuler les efforts cognitifs des décideurs et de clarifier leurs idées, leur faisant prendre alors de meilleures décisions. Le mécanisme est simple : en situation de justification, le décideur anticipe les critiques potentielles pour protéger son image personnelle (Green, Visser et Tetlock, 2000). L’accountability du décideur marketing serait alors en théorie un levier pour favoriser la rationalité des décisions et ainsi contribuer à l’optimisation financière. Nous examinons donc ici les biais possibles en marketing et positionnons l’accountability du décideur, sous certaines conditions, comme une technique de « débiaisage ». Biais du décideur marketing et conséquences financières Etudier les biais décisionnels d’un marketeur ne consiste pas à postuler son manque de rationalité voir son irrationalité, mais plutôt à reconnaître et identifier les limites des capacités humaines (Pham, 1996). En théorie, un décideur collecte l’information, élabore des solutions potentielles et choisit l’option optimale. Dans cet univers rationnel, le décideur cherche à limiter l’incertitude en procédant à une analyse objective des informations et à Performance – 127 Encadré 3 : Accountability sur le résultat et sur le processus Exemple du Département Consumer Market Knowledge de Procter & Gamble Dans le Département Consumer Market Knowledge, les chargés d’études sont des consultants marketing internes, tenus d’obtenir des résultats quantifiables. L’indicateur clé de résultat est le nombre de recommandations effectuées par les chargés d’études qui sont adoptées par les chefs de marque. La valeur de ces recommandations est évaluée par la suite au regard du business généré. L’accountability du Département se manifeste également au travers d’une volonté affichée de transparence, l’ensemble des données d’études étant accessible à tout le personnel de l’entreprise. Tout le monde peut donc potentiellement refaire une étude et vérifier la pertinence des conclusions. En insistant sur le nombre de recommandations, le danger n’est il pas que les chargés d’études se focalisent sur cet objectif au détriment de la qualité des recommandations ? Nous avons un certain nombre de filtres avec des opérationnels qui disposent d’un sens critique donc une étude non pertinente ne devrait pas passer. Pour lutter contre le phénomène de séduction de l’audience (les chefs de marque), je leur rappelle qu’ils ne sont pas évalués par eux mais par moi et que nous sommes rattachés à la Direction générale. Certains chargés d’études me font part d’un feedback positif des chefs de marque, mais à moi de dire si c’était une bonne chose ou pas. Challenger les chargés d’études sur leur activité, par exemple sur le nombre de simulations effectuées dans l’année, est clairement secondaire. Que se passe-t-il en cas d’échec d’un lancement produit? Il y a quelques années, on aurait dit : on a suivi le process. Regardez nos modèles, ils fonctionnent. On peut bien entendu parfaitement suivre un processus et connaître l’échec. L’opération est réussie mais le patient est mort. Un lancement de produit implique un travail d’équipe (vente, marketing, R&D, finance, études). Si on rate un lancement, c’est toute l’équipe qui échoue. L’approbateur du projet est le chef de marque, c’est donc lui qui est directement responsable. Pour autant, ça veut dire que les chaînons qui travaillent avec lui comme chef d’orchestre, n’ont pas su à un moment donné rediriger l’initiative vers un concept meilleur. Donc au final la sanction sera partagée. Sources : Propos recueillis auprès de Henri-Jacques Letellier – Responsable du Département Consumer Market Knowledge (CMK). une évaluation des probabilités de succès des options identifiées. Ce processus est rationnel dans la mesure où il reflète l’intention et les efforts du décideur de prendre la meilleure décision possible. Lorsque les décisions sont complexes, un décideur utilisera des heuristiques plutôt qu’un processus de décision rationnel. Ces heuristiques ou raccourcis cognitifs ont pour but de simplifier la prise de décision mais risquent aussi de conduire à des biais de jugement (Kahneman et Frederick, 2005). Si en marketing, les heuristiques consommateurs sont largement étudiées, celles employées par les décideurs marketing le sont beaucoup plus rarement (voir néanmoins Pham, 1996 pour une synthèse). Pourtant, dans une organisation, adopter des processus décisionnels strictement et systématiquement rationnels impliquerait des ralentissements dans les prises de décision et des coûts de fonctionnement significatifs. Par conséquent, les décideurs sous la contrainte du temps ou pour soulager leur système cognitif se reposent en grande partie sur leur intuition. Si les décisions intuitives ne sont pas obligatoirement plus mauvaises que des décisions plus réfléchies, les conséquences stratégiques et financières sont en revanche plus incertaines et les ajustements à effectuer en cas d’échec moins facilement identifiables. Les biais décisionnels existent en marketing comme ailleurs en management et leurs conséquences sur la performance financière sont à considérer. Un des rares articles traitant de l’utilisation d’heuristiques en marketing par les managers montre l’existence de biais dans l’analyse de données (Hutchinson, Alba et Eisenstein, 2010). Dans l’expérimentation menée par les auteurs, des sujets, disposant des dépenses de communication et 128 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 des résultats pour 16 points de vente, doivent décider d’une répartition budgétaire globale entre différents medias. Trois types d’heuristiques sont utilisés pour rechercher une relation entre dépenses et résultats : comparer chaque observation l’une après l’autre, rechercher une tendance globale, et reproduire les allocations effectuées pour les plus performants. Ce dernier biais d’exemplarité, consistant à s’inspirer de ce qui marche pour décider, est le plus fréquemment utilisé par les répondants dans cette expérimentation. A partir d’entretiens et d’observations, nous avons identifié des exemples de biais (ta- bleau 3) susceptibles de se produire dans la pratique marketing. Ce tableau a ensuite été validé par les professionnels à qui nous l’avons soumis, confirmant l’existence de biais décisionnels dans la pratique marketing. Bien que relativement fréquents, ces biais ne sont pas reconnus comme tels, ayant pourtant de fortes chances de figurer quelque part dans un plan marketing. A titre d’exemple, un marketeur expérimenté qui procéderait par analogie en mobilisant systématiquement son expérience personnelle serait candidat aux biais, dans la mesure où il négligerait la possibilité d’un contexte différent. Par ailleurs, les décideurs ont aussi des réactions émo- Tableau 3 : Exemples de biais décisionnels en marketing Capacités marketing(1) Risques de biais décisionnels Conséquences négatives sur la performance financière Politique produit -- Lancement : anticiper le succès à partir de résultats de produits similaires sans tenir compte d’un changement d’environnement(2) -- Attachement excessif à un produit existant -- Aversion au risque -- Augmentation de la probabilité d’échecs des nouveaux produits -- Innovation insuffisante limitant la création de valeur Market information -- Recherche d’informations confirmant les opinions -- Augmentation de la probabilité de pertes Communication marketing -- Ancrer un budget au même niveau indépendamment de nouvelles contraintes économiques -- Investir dans les dernières tendances marketing (exemple medias sociaux) en faisant abstraction de la justification économique(3) -- Surévaluation du budget -- Allocation des dépenses non optimales Planification marketing -- Investir davantage sur son propre marché plutôt qu’à l’étranger malgré des perspectives plus attractives -- Considérer à tort que ses consommateurs sont différents dans sa région -- Innovation insuffisante limitant la création de valeur -- Coûts d’adaptation des offres Mise en œuvre du plan marketing -- Ne pas changer un plan marketing malgré des premiers résultats négatifs (sur-confiance) -- Continuer à engager des dépenses sous prétexte des sommes déjà engagées (coûts irrécupérables) -- Augmentation des pertes financières Les capacités marketing retenues sont celles identifiées par Vorhies et Morgan (2005) dans leur étude sur le benchmarking. (2) 23% des décideurs évaluent les besoins de leurs clients à partir de leur expérience (Accenture – Customer analytics survey, mai 2011). (3) Seulement 14% des marketeurs communicant sur les réseaux sociaux utilisent le ROI (BRITE–NYAMA Marketing Measurement in Transition Study, 2012). Sources : entretiens, observations à partir d’études. (1) Performance – 129 tionnelles dont il convient de tenir compte. Quand une activité procure un bénéfice émotionnel substantiel, les individus ont tendance à en minorer le risque potentiel (Finucane et al., 2000). En conséquence, un attachement excessif à un produit impliquerait de survaloriser ses probabilités de succès. Cette tendance conduit, selon un de nos répondants : « à en prendre soin affectueusement », et à conserver ce produit dans la gamme malgré des résultats insuffisants. Dès lors, comment prémunir les décideurs contre les biais? Leur demander de justifier leurs décisions est un processus classique pour éviter les risques de biais consécutifs aux heuristiques (Lerner et Tetlock, 1999). Le risque de formation d’autres biais liés par exemple à une stratégie défensive implique néanmoins de bien définir le contexte et le type d’accountability. Accountability, biais et qualité des décisions Au même titre qu’une organisation, un individu est appelé à justifier et expliquer ses décisions, et les pressions qu’il ressentira à un degré plus ou moins élevé influenceront son comportement. Il existe une littérature abondante principalement outre-Atlantique qui traite des effets de l’accountability sur le décideur (voir Lerner et Tetlock, 1999 pour une synthèse). Ces travaux s’intéressent à la façon dont les individus « ressentent » l’accountability, et aux stratégies qu’ils emploient pour y faire face. Les individus, anticipant une sanction ou une récompense potentielle, cherchent avant tout à protéger ou à valoriser leur image personnelle. L’accountability est alors décrite comme un phénomène subjectif, où l’interprétation des exigences de la partie à qui l’on rend compte apparaît plus importante que les exigences elles-mêmes. Un décideur peut être évalué avant la prise de décision, c’est à dire sur le processus qu’il a suivi (Process Accountability : PA), ou alors être évalué après la décision, c’est à dire sur le résultat de sa décision indépendamment du processus qu’il a suivi (Outcome Accountability : OA). Les travaux empiriques comparant OA et PA mettent en évidence des effets de nature psychologique différents. Des études démontrent l’efficacité d’une PA sur quatre biais importants pour améliorer la qualité des décisions marketing : (1) l’autojustification, (2) les décisions sur la base de sommes déjà engagées (coûts irrécupérables), (3) la confiance excessive dans les prévisions, (4) les traitements insuffisants d’information. 1.Le marketing initie régulièrement de nouvelles offres dans un contexte d’incertitude. En cas de résultats négatifs, les décideurs risquent de se justifier en rationalisant a posteriori leurs choix. L’OA incite à adopter un comportement défensif pouvant aller jusqu’à la poursuite d’un projet pourtant sans perspectives (Simonson et Staw, 1992), afin de se protéger temporairement de sanctions éventuelles. En revanche, en se concentrant sur la qualité du processus de décision (PA), les évaluateurs acceptent la part d’incertitude et encouragent les décideurs à examiner plusieurs options de façon objective et plus approfondie. 2.En marketing, les projets engendrent des dépenses sur des études, des tests et des opérations de promotion qui sont des coûts irrécupérables. La décision d’affecter de nouvelles dépenses à un projet se fait souvent en fonction des sommes déjà engagées alors qu’elle devrait reposer exclusivement sur les perspectives commerciales. Simonson et Nye (1992) montrent que cette tendance est moins marquée en situation de PA. Adoptant une démarche plus rationnelle, les décideurs ne prennent pas en compte les coûts déjà engagés pour décider de la suite d’un projet. 3.Le marketing est tenu d’effectuer des prévisions pour justifier un lancement ou une opération promotionnelle. En conséquence, un décideur ne devrait pas surévaluer les prévisions du fait d’un excès d’optimisme. Siegel-Jacobs et Yates (1996) montrent la 130 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 supériorité de la PA par rapport à l’OA pour diminuer les risques d’une confiance excessive lors de l’estimation de probabilités. En situation de PA, les sujets de l’expérimentation traitent toute l’information disponible effectuant de meilleures prévisions. 4.Les décideurs marketing sont confrontés à une multitude de données à traiter. Zhang et Mittal (2005) montrent que l’OA encourage les individus à choisir l’option la plus facilement justifiable, alors que la PA incite à un traitement de l’information plus important. Une autre étude (Scholten et al., 2007), portant cette fois sur l’accountability d’un groupe, confirme qu’en situation de PA les membres traitent davantage d’informations parvenant alors à de meilleures décisions qu’en situation d’OA. Ces études montrent donc qu’en cas de résultats non atteints, les décideurs porteront leurs efforts sur la recherche de stratégies de défense. Résultats et stratégies de défense du décideur Ces stratégies de défense pourront consister à attribuer l’échec à une cause externe, à des comportements opportunistes dans l’organisation ou à une conduite stratégique inadéquate des relations par l’entreprise, comme le montrent les verbatims des managers que nous avons interrogés (tableau 4). Elles éviteront au décideur de mener une analyse objective des décisions prises. La PA (Process accountability) a un effet plus important que l’OA (Outcome accountability) sur la réduction des biais dans la mesure où le désir d’être évalué favorablement implique d’adopter une démarche rationnelle pour plaire à l’audience (SiegelJacobs et Yates, 1996). Au contraire de la PA, l’OA diminue la motivation épistémique (motivation à traiter l’information), le décideur se concentrant sur le résultat et non sur le processus pour y parvenir. En permettant une large improvisation pour atteindre les objectifs, l’OA ne contraint pas le décideur à adopter une démarche rationnelle et l’incite à se reposer sur son intuition. Une organisation doit veiller à rendre responsable un individu sur ce qu’il contrôle ou sur ce qui n’est pas imprévisible, sous peine d’être confronté à des excuses du type « je n’y suis pour rien » ou « je ne pouvais pas le savoir ». L’exemple suivant montre comment est appréhendée la notion d’accountability d’un individu dans une entreprise anglo-saxonne (encadré 4). La forme de type OA adoptée par cette organisation est susceptible d’encourager les comportements qui sont dénoncés : attitudes défen- Tableau 4 : Réactions de défense face à un contexte d’accountability sur les résultats Réactions Exemples de verbatim Attribution externe « Honnêtement je suis assez fier du produit que j’ai développé avec mon responsable… Et derrière, l’équipe de vente, ne sait pas le développer… et au final ça me retombe dessus si le produit ne marche pas. On me dit, ton produit ne fonctionne pas ou l’accueil de ton produit n’est pas terrible auprès des distributeurs ; alors qu’en fait, pour moi, c’est l’équipe de vente qui devrait se remettre en question. » (Chef de produit, secteur medias) Opportunisme « Une structure décentralisée laissant une large autonomie avec une responsabilité sur les résultats est fragilisée avec des individus malhonnêtes et court-termistes obsédés par l’accountability sur les résultats et non sur le comment y arriver. » (Directeur marketing, secteur grande consommation) Conduite stratégique des relations (impression management) Le pilotage mensuel des coûts imposé au marketing « conduit à transformer les marketeurs en contrôleurs de gestion. » (Directeur marketing, secteur medias) Performance – 131 Encadré 4 : Caractéristiques perçues par l’entreprise d’un manager marketing n’étant pas accountable sur les résultats (OA : Outcome accountability) (Entreprise de grande consommation) Définition de l’accountability sur les résultats: Exigence personnelle pour atteindre des niveaux de performance élevés (…) pour soi-même ou bien vis-à-vis de ses collaborateurs dans l’intérêt de l’entreprise. La personne qui ne démontre pas cette compétence : – N’est pas claire sur ce qui est attendu. – Accepte la sous-performance et le laisser-faire ambiant : n’apprécie pas les personnes sur la base des résultats ou de la performance. – Ne tient pas ses collaborateurs pour responsables de la sous-performance constatée. – Manque d’assumer la responsabilité des actions entreprises. – Accepte l’échec. – Cherche des excuses en cas de problème ou de mauvaise performance. – Adopte une attitude défensive en réponse aux observations. – Omet de faire un feedback complet et honnête en ne soulignant que les aspects positifs. sives ou recherche d’excuses, alors qu’ils en sont la conséquence (Markman et Tetlock, 2000). Comment structurer l’accountability du marketing ? Les mécanismes d’accountability s’appuient sur des outils formalisés comme les reportings, les évaluations de performance, les systèmes de récompenses, les revues budgétaires etc. Notre propos n’est pas d’analyser la pertinence de tel ou tel outil, mais plutôt de décrire les contextes d’accountability les plus appropriés aux décisions marketing. En effet, une accountability informelle est susceptible de produire des effets sur le décideur. Les relations hiérarchiques, l’influence des pairs ou les pratiques en vigueur sont d’autres leviers pour qu’un individu adopte un comportement en ligne avec les objectifs supérieurs de la firme. Un équilibre nécessaire entre rationalité et créativité Demander à un décideur de rendre des comptes doit dans l’idéal l’inciter à produire des efforts de réflexion, à consacrer davantage de temps à la tâche demandée ou à proposer des explications plus détaillées sur ses jugements (Lerner et Tetlock, 1999). Les effets de ce mode d’accountability au niveau personnel résident alors dans la volonté des individus d’être évalués favorablement et d’éviter les critiques. Du point de vue théorique, une décision optimale nécessite alors trois conditions, (1) un décideur suffisamment compétent, (2) des évaluateurs légitimes du point de vue du décideur, (3) une méconnaissance des préférences des évaluateurs afin de ne pas s’y conformer à l’avance. Sous réserve que le processus d’évaluation soit accepté, les individus suffisamment motivés et disposant de capacités cognitives suffisantes anticiperont les critiques potentielles. Dans le cas contraire, lorsque les préférences de l’audience sont connues, le décideur, à moins qu’il soit fortement convaincu par ses choix, se conformera simplement aux attentes de l’audience en bon politicien. Sous réserve des conditions d’accountability décrites (compétence, audience légitime, préférences de l’audience inconnues), le décideur marketing produira davantage d’efforts cognitifs limitant alors les risques de biais de jugement. Même si ces conditions sont théoriques, s’en inspirer paraît utile lorsque l’on souhaite stimuler les décideurs. 132 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 L’activité marketing ne se limite cependant pas à un exercice rationnel d’optimisation. Un marketeur doit aussi explorer de nouvelles opportunités sans que les perspectives économiques puissent être correctement évaluées. Des recherches avancent que l’accountability affecterait la créativité (Ferris et al., 1995). Par calcul politique ou pour protéger leur image personnelle, les individus « accountable» soumettant un nouveau projet anticiperont l’opinion de leur évaluateur et chercheront à s’y conformer dans le but de plaire à l’audience envers qui ils rendent compte. L’accountability limiterait alors l’émission d’idées originales. De plus, si tant est que la proposition d’idées nouvelles soit une exigence fonctionnelle, l’évaluation des marketeurs sur cette dimension pourrait les inciter à n’émettre que des idées faiblement originales, ceci afin d’obtenir une large acceptation. Des marketeurs naturellement portés vers les solutions les plus facilement justifiables, ne prendraient pas la peine de défendre les solutions créatives. Dans un contexte marketing exigeant une justification financière systématique, la créativité, bien que souhaitée de la part des marketeurs, pourrait être annihilée du fait d’une forte aversion envers l’incertitude, ce qui ferait qu’au final les idées véritablement nouvelles seraient écartées. L’enjeu pour une organisation marketing devrait donc être de concevoir un système d’accountability qui incite les décideurs à prendre des risques et à éviter les stratégies d’autocensure. Quelques grands groupes, fortement « accountable » financièrement, ont ainsi accordé un statut particulier aux activités créatives. Pernod Ricard, qui a été distingué en 2012 par le magazine Forbes comme une des 15 sociétés les plus innovantes au monde3, a créé le Breakthrough Innovation Group (BIG). Il s’agit d’une structure à part, en dehors de l’organisation traditionnelle de l’entreprise, 3/ « Innovation marketing : Pernod Ricard distingué par Forbes », e-marketing.fr (07/09/12). qui est en charge de proposer des innovations de rupture en terme de produits et services. L’objectif affiché est de créer cette séparation afin d’éviter toute forme d’influence provenant des représentations et des pratiques du groupe (encadré 5). Des formes d’accountability adaptées aux activités marketing Chaque activité marketing n’exige pas les mêmes formes de décision. Certaines réclament une prise de risque, d’autres une démarche rationnelle, d’autres demandent du temps etc. Plutôt que proposer un système d’accountability uniforme (par exemple exclusivement sur le résultat), nous suggérons une adaptation aux types d’activités marketing. Dans le tableau 5 nous partons des capacités marketing identifiées par Vorhies et Morgan (2005) comme pouvant procurer un avantage compétitif pour les organisations. Le but est de proposer une forme d’accountability adaptée et capable d’optimiser la prise de décision. Cette synthèse a été enrichie après plusieurs interactions avec des managers marketing issus de différents secteurs. Les cinq capacités marketing mentionnées ont le mérite d’être facilement identifiables par les managers. La gestion de la marque et de la relation client ne sont pas considérées car il s’agit de compétences qui se situent à un niveau supérieur regroupant ainsi plusieurs des capacités décrites. Nous proposons pour chaque capacité une accountability sur le résultat (OA : Outcome accountability), sur les processus (PA : Process accountability) ou hybride combinant OA et PA. (1) Le développement produit implique la gestion et la création de nouvelles offres. Pour des produits non performants, nous suggérons de ne pas se focaliser sur les résultats afin d’éviter les comportements défensifs incitant à fixer continuellement de nouveaux objectifs. Nous proposons de questionner la qualité des processus de justification, afin d’en éprouver la rationalité. La création de Performance – 133 Encadré 5 : Comment Pernod Ricard s’organise pour l’innovation de rupture ? Après une succession d’acquisition qui l’a conduit au deuxième rang mondial dans le secteur des vins et spiritueux, le groupe Pernod Ricard a mené un programme de réflexion dont l’objectif était d’identifier les accélérateurs de croissance pour les dix prochaines années. La nécessité de créer des innovations de rupture a émergé comme un des leviers prioritaires. Le groupe étant davantage organisé pour les innovations incrémentales, il a donc fallu repenser l’organisation. Il a alors été décidé de mettre en place une structure spécialement dédiée à la création d’innovations de rupture. Cette structure nommée Breakthrough Innovation Group (BIG) lancée en janvier 2012 se situe en dehors de l’organisation, est indépendante des processus d’innovation habituels et est supervisée directement par le bureau exécutif du groupe. Pourquoi est-ce important pour votre structure d’être en dehors de l’organisation marketing de Pernod Ricard? Les organisations sont des broyeurs à idées. Pernod Ricard ne fait pas exception, même s’il s’agit d’un groupe décentralisé avec une structure hiérarchique légère. Un groupe comme le nôtre est structuré pour gérer le risque voir éliminer les risques, donc tout ce qui sort de l’épure est immédiatement identifié, visé et détruit. C’est une réalité. Les processus éliminent toute forme de pensée qui sort de la culture, des convictions et des habitudes. Voilà pourquoi nous avons clairement identifié la nécessité d’être à l’extérieur car nous avons besoin d’autonomie, de zéro contrainte et de nous épanouir dans notre propre système. Ainsi, nous ne constituons pas de projets de groupe de travail et nous ne partons pas sur des inspirations qui viennent de Pernod Ricard. Notre mission est de travailler sur des projets globaux en s’affranchissant des contraintes comme peuvent l’être les marques et les catégories. En outre, nous innovons également sur les méthodes. On n’utilise jamais les mêmes méthodes pour chaque projet. Chaque projet repose sur une méthodologie adaptée. Nous sollicitons par exemple des spécialistes en ethnologie, sociologie ou anthropologie. On sort des boulevards études classiques qui n’ont pas beaucoup évolué. Vous reportez à un membre du Comité Exécutif. Comment rendez-vous compte de votre activité ? Nous voyons notre superviseur une fois par mois. Nous écrivons l’agenda et présentons les projets. Il s’agit davantage d’une réunion d’information car nous avons une grande autonomie de décision. Lorsque l’on recommande quelque chose, on a ensuite carte blanche et il y a zéro interférence. Personne ne vient nous dire, votre truc ça ne me plaît pas, faites autre chose… Notre reviewer ne fait aucune remarque sur les idées mais cherche au contraire à les enrichir. Il est dans l’accompagnement et le support en nous laissant vraiment libre. C’est une condition de réussite d’avoir un minimum d’interférences. La donne changera bien entendu lorsqu’il faudra mettre en œuvre les projets identifiés. Propos recueillis auprès d’Alain Dufossé – Directeur Général Breakthrough Innovation Group. nouvelles offres devrait s’affranchir des contraintes d’accountability au moins à court terme, ce que nous appelons « accountability retardée ». Nous recommandons ainsi de différer au maximum la fixation d’objectifs chiffrés et les revues des résultats, en laissant une large autonomie. Si la création d’une équipe dédiée est difficile à mettre en place, d’autres leviers sont envisageables, à l’image de Google et ses fameux 20% de temps accordé aux employés pour se consacrer aux innovations libres et personnelles ou de Kraft4 qui 4/ « Dana Anderson Explains Kraft’s New ‘Leaping’ Philosophy », Advertising Age (21/10/11). octroie des « chèques en blanc » aux initiateurs de projets innovants. (2) Pour les activités d’études, nous incitons les organisations à mettre en place un dispositif favorisant la motivation épistémique. Une accountability sur le processus semble donc plus adaptée. Plutôt que ne prêter attention qu’aux résultats des études, avec le risque de les utiliser pour confirmer ses propres opinions, les managers devraient se concentrer sur les méthodologies utilisées et sur leur fiabilité, et accepter qu’une étude puisse ne pas donner de résultats instantanés. Apple, qui s’est vu à nouveau décerner le CMO Survey 134 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Tableau 5 : Formes d’accountability souhaitables selon les activités marketing et enjeux décisionnels Capacités marketing contribuant à la performance(1) Objectifs Formes d’accountability souhaitables Enjeux décisionnels (réduction des biais) Gérer les produits existants Hybride : processus et résultats Fixation des critères de performance, processus de définition des marchés, processus de commercialisation… Eviter les phénomènes « d’attachement », résister aux coûts irrécupérables Créer de nouvelles offres différenciantes Accountability « retardée »(2) : Autonomie totale ou création d’une équipe dédiée Eviter la conformité Market information Acquérir des connaissances sur le marché Sur le processus : Pertinence des méthodologies, fiabilité des données... Traiter l’information Communication marketing Influencer la valeur perçue par les clients Hybride : processus et résultats Sur les processus : Sélection des partenaires, qualité du modèle d’allocation des dépenses Sur les résultats : Indicateurs de performance Eviter la surconfiance, l’autojustification et l’ancrage budgétaire Planification marketing Concevoir une stratégie marketing Sur le processus : Diagnostic, explication des choix stratégiques, mode de détermination des objectifs Traiter l’information, éviter la sur-confiance Mise en œuvre du plan marketing Concrétiser la stratégie marketing Hybride : processus et résultats Sur les processus : Choix des canaux de distribution, pricing, coordination des ressources Sur les résultats : Mesure de l’efficience et de l’efficacité des programmes marketing, résultats économiques Eviter la surconfiance et l’autojustification Développement produit Les 5 capacités marketing retenues par Vorhies et Morgan (2005) dans leur étude sur le benchmarking. L’accountability que nous dénommons « retardée » est une accountability qui s’affranchit des contraintes, au moins à court terme, en différant au maximum la fixation d’objectifs chiffrés et les revues des résultats, et en laissant une large autonomie. (1) (2) Award for marketing excellence en 20125, est réputé ne pas conduire d’études de marché classiques mais en revanche passe un temps considérable à observer ses clients utiliser ses produits. (3) Si la mesure du résultat des opérations de communication est devenue indispensable, 5/ « The CMO Survey », cmosurvey.org au même titre que les autres investissements réalisés par les organisations, il convient de se pencher également sur la qualité des processus d’allocation de dépenses. Une exigence de justification de ces processus pose un regard critique qui incite les marketeurs à la transparence et à faire évoluer leurs pratiques. Performance – 135 (4) La planification marketing repose sur un processus de justification, au moins lors des phases budgétaires annuelles. Son évaluation doit garantir l’alignement des objectifs marketing sur les objectifs stratégiques et l’optimisation des prises de décision. Le décalage important dans le temps entre la conception du plan marketing et ses résultats empêche cependant les décideurs d’effectuer un bilan critique. Les événements s’étant produit pendant cette période sont autant d’interférences qui ne permettent pas une analyse de type cause-effets (Homburg, Artz et Wiesecke, 2012). En conséquence, une accountability des décideurs marketing sur le résultat des plans marketing aurait peu d’impact sur leur apprentissage. tion de clients dans les phases de tests voir dans la création des offres est classiquement une méthode qui évite un enfermement dans des préférences organisationnelles. D’après Lerner et Tetlock (1999), les individus approfondiront leurs analyse et feront preuve d’ouverture d’esprit, si l’audience est (1) suffisamment informée, (2) intéressée par les processus de décision suivis plutôt que par la décision elle-même, et (3) dispose d’une raison suffisante pour donner son avis. Le recours à des évaluateurs externes disposant d’une expertise dans un domaine concerné semble donc être un levier à considérer. (5) La mise en œuvre du plan marketing consiste à réaliser la stratégie souhaitée. L’objectif est de coordonner efficacement l’ensemble des ressources et des programmes marketing. Ne s’attacher qu’aux résultats risque d’encourager les approches opportunistes et trop focalisées sur le court terme. Cet article a proposé d’évaluer les effets de l’accountability sur la décision du marketeur en prenant en compte la dualité rationalité/ créativité. La mise en œuvre d’un système d’accountability du marketeur est un déterminant critique de la performance financière du marketing, mais ne saurait se réduire à rendre compte sur les seuls résultats. Ne pas prêter attention à la qualité des processus marketing mis en œuvre n’est pas un témoignage de confiance vis à vis des marketeurs, mais plutôt un frein à leur apprentissage. Ces cinq capacités marketing ne sont biensûr pas exhaustives et il importe d’en identifier d’autres dans chaque organisation et de concevoir pour chacune un mode d’accountability spécifique. La théorie de l’accountability postule que le décideur ne doit pas connaître les préférences de son évaluateur afin d’éviter de s’y conformer. Ce contexte empêcherait le décideur d’utiliser des stratégies dans le but d’être favorablement évalué, et l’inciterait à se concentrer sur la meilleure décision possible. Ceci est probablement difficile à mettre en pratique dans des organisations où les préférences peuvent être devinées quand elles ne sont pas parfaitement connues. En conséquence, nous suggérons de varier la composition des comités d’évaluation du marketing. Cette audience se devant d’être légitime du point de vue des marketeurs, le choix des évaluateurs, qu’ils soient internes ou externes à l’entreprise, est un point critique. L’utilisa- Conclusion Nous positionnons donc l’accountability comme un levier pour optimiser les décisions marketing si tant est qu’elle soit adaptée à la diversité des activités marketing. Nous recommandons aux organisations (1) de s’interroger sur la qualité du processus de décision marketing plutôt que de se focaliser sur le résultat a posteriori, (2) d’adapter les formes d’accountability aux types d’activités marketing et (3) d’identifier l’audience qui contribuera le mieux à faire prendre conscience aux marketeurs des biais de décisions possibles. Ces propositions devraient inciter à mieux structurer le mode de reporting de la fonction marketing. Issues de travaux reposant sur des expérimentations en laboratoire et sur des observations 136 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 en entreprise, ces propositions nécessitent d’être validées par la pratique. Par ailleurs, des recherches devraient être menées sur des décideurs marketing pour approfondir la connaissance des paramètres qui influencent la façon dont l’accountability est ressentie. L’accountability de la fonction marketing, souvent jugée insuffisante par les Directions Générales, ne progressera qu’en s’intéressant aux marketeurs et à leurs activités. Hutchinson J.W., Alba J.W. et Eisenstein E.M. (2010), Heuristics and biases in data-based decision making: effect of experience, training and graphical data displays, Journal of Marketing Research, 47, 4, 627-642. Kahneman D. et Frederick S. (2005), A model of heuristic judgment, in K.J. Holyoak& R.G. 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Lille Nord de France-SKEMA Business School LSMRC Résumé Cet article a pour vocation de mettre en perspective les enjeux posés par les deux approches majeures existant sur la pauvreté: le Bas de la Pyramide et la Transformative Consumer Research. A cet effet, nous explorons les vécus d’individus pauvres en France, une catégorie de consommateurs peu abordée en marketing. Evoluant dans un système de consommation en leur défaveur, ces derniers entretiennent une relation avec la consommation analysée sous deux angles : celui des besoins et celui des compétences. Mots-clés : consommateurs pauvres, compétences, besoins, BoP, TCR. Abstract Consumption experiences of French poor people: knowledge from the Bottom of Pyramid and the Transformative Consumer Research This article puts into perspective the challenges of the two existing approaches on poverty: the Bottom of Pyramid and the Transformative Consumer Research. To do so, we explore the experiences of French poor people, a recent category of consumers in marketing. Evolving in a disadvantaging system of consumption, these consumers maintain a relation with consumption that we have analyzed from two angles: the issue of needs and the one of competences. Key words: poor consumers, competences, needs, BoP, TCR. Remerciements Les auteurs tiennent à remercier les lecteurs et le rédacteur en chef invité pour leurs commentaires et la qualité de la discussion engagée autour de l’article, ayant permis d’enrichir le manuscript et de mieux l’ancrer dans la thématique de ce numéro spécial. Pour contacter les auteurs : [email protected] ; [email protected] DOI : 10.7193/DM.072.139.156 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.139.156 Gorge H. et Özçaglar-Toulouse N. S. (2013), Expériences de consommation des individus pauvres en France : apports du Bas de la Pyramide et de la Transformative Consumer Research, Décisions Marketing, 72, 139-156 140 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Accentuée par la crise économique et sociale, la pauvreté touche aujourd’hui 14,3% de la population française (INSEE, 2011) : celle-ci est marquée à la fois par l’augmentation des prix des matières premières et des produits alimentaires, l’instabilité économique (chômage, précarité) et l’accès de plus en plus limité à la propriété et au crédit. Parallèlement, les observateurs pointent un sentiment croissant de déclassement chez les Français (Chauvel, 2006). Ainsi, 65% de la population considèrent leur niveau de vie ou celui de leurs enfants comme dégradé par rapport à celui de leurs parents, et 48% se sentent pauvres ou menacés par la pauvreté (TNS Sofres Logica, 2012). La pauvreté (qu’elle soit objective ou subjective) commence aussi à interpeller le marketing (Dalsace et Menascé, 2010). En novembre 2012, Marketing Magazine expose en première page « le business de la pauvreté », prônant « un marketing de crise devenu structurel, sans cynisme et avec respect » (2012, p.6). Dans le monde professionnel, le « retour de la pauvreté en Europe » conduit certains managers, tels que le président d’Unilever Europe, à réfléchir à des stratégies ciblées (Le Monde, 2012). L’intérêt pour ce « marché » n’est pas sans poser des ques- tions d’ordre éthique quant à l’implication des entreprises. S’agit-il ici simplement d’un nouveau segment de consommateurs ? Ou plutôt d’un terrain sur lequel la responsabilité sociale des entreprises devrait désormais s’exercer ? A ce débat, le monde académique contribue à travers deux approches majeures : la perspective du Bas de la Pyramide (BoP, Prahalad, 2004) et le courant de la Transformative Consumer Research (TCR, Mick, 2006). Alors que le BoP souligne le potentiel économique des consommateurs pauvres, essentiellement dans les pays émergents, la TCR se focalise sur leur bien-être et leur qualité de vie, en soulignant les externalités négatives du marché. Le débat sur la pauvreté est donc lancé dans les entreprises et en recherche, mais peu de travaux empiriques sont menés sur les ressentis des consommateurs pauvres et leur relation à la consommation. Quels sont donc leurs vécus vis-à-vis de la consommation ? Comment leurs expériences de la pauvreté se traduisent-elles par des comportements de consommation spécifiques ? A travers une approche interprétative, l’objectif de cette recherche est de développer Encadré 1 : Comment définir l’individu pauvre ? Plusieurs approches sociologiques ont fait évoluer la définition de l’individu pauvre. L’ouvrage séminal de Simmel (1907) associe le statut de l’individu pauvre à celui d’une personne bénéficiant de l’aide sociale. Il part en effet d’une définition relative de la pauvreté, dans laquelle le pauvre se définit par son statut d’assisté vis-à-vis de son groupe de référence. Les travaux plus récents de Paugam (1991) s’inscrivent dans cette démarche. Il fait apparaître le concept de disqualification sociale, permettant de comprendre l’exclusion contemporaine à travers le délitement du lien de protection de la société envers l’individu pauvre. Paugam (2005) dresse une typologie des formes contemporaines de pauvreté, à savoir la pauvreté intégrée, la pauvreté relative et la pauvreté disqualifiante. La pauvreté intégrée est répandue dans des pays émergents et les économies de subsistance, et concerne de larges parties de la population. C’est une pauvreté où peut néanmoins régner la solidarité et où l’économie est largement informelle. Même parmi les pauvres on retrouve alors divers niveaux de pauvreté, souvent classés en fonction du niveau de revenus (plus de $2 par jour, entre $1 et $2, moins de $1 par jour). La pauvreté relative ou marginale est celle d’une petite partie de la population alors que la société dans son ensemble est globalement prospère. La pauvreté disqualifiante est celle des sociétés industrielles qui s’appauvrissent suite aux difficultés économiques et au chômage. La pauvreté disqualifiante devient de plus en plus importante dans les sociétés industrielles. Les stratégies du Bas de la Pyramide s’intéressent habituellement aux deux premières catégories. Le courant de la Transformative Consumer Research s’intéresse quant à lui aux trois formes de pauvreté. Sociétal – 141 une première compréhension des consommateurs pauvres en France. Tout d’abord, cet article rappelle les défis soulevés par les deux perspectives majeures sur la pauvreté en marketing: le BoP et la TCR. En partant des questionnements de ces approches, et pour analyser les vécus des consommateurs pauvres, nous adoptons ensuite une méthodologie interprétative basée sur des entretiens longs. Deux thèmes principaux émergent alors : la ré-hiérarchisation des besoins et le développement de compétences. Ces derniers permettent d’apporter un éclairage aux débats autour du BoP et de la TCR, et de proposer un agenda de recherches futures. Enjeux autour du consommateur pauvre L’entrée dans un contexte économique difficile, après l’euphorie des Trente Glorieuses, a orienté la recherche en comportement du consommateur des années 1970 vers la question des inégalités dans l’accès au marché. Les consommateurs pauvres sont à cette période étudiés à travers la notion de « double peine », étant davantage impactés par la variation des prix ou se trouvant dans l’obligation de prendre des crédits (Caplovitz, 1967). Le désavantage est alors surtout exprimé en termes de barrières économiques. A partir des années 1990, les travaux font état d’un rapport de domination dans la société de consommation au détriment des consommateurs pauvres, et au bénéfice des marketeurs. Ces derniers profiteraient de leur vulnérabilité économique, mais aussi parfois sociale et culturelle, pour leur soumettre des crédits, les faire payer davantage ou leur proposer des biens et services qui ne leur seraient pas adaptés (Alwitt et Donley, 1996; Talukdar, 2008). Dans une autre perspective, les recherches mettent en valeur les mécanismes identitaires de compensation que les consommateurs opèrent (Hill, 1991), ce que la littérature sur les stratégies de coping approfondit par la suite (Hamilton et Catterall, 2008). De nature psychologique, ces dernières permettent de gérer les difficultés liées au vécu de la pauvreté. Parmi des exemples, on peut citer l’idéalisation d’une vie future à travers les objets chez les femmes sans abri, ou encore la quête de lien social qui s’exprime par l’intégration au sein d’une communauté ou d’un groupe. Ces travaux ont alimenté l’émergence de nouvelles approches sur le consommateur pauvre. Deux courants se dégagent particulièrement depuis les années 2000 : le Bas de la Pyramide, et la Transformative Consumer Research. S’ils font des constats identiques sur le consommateur pauvre (vulnérabilité des individus, échange marchand inégalitaire, conséquences sociales, culturelles, physiques, morales et économiques de la pauvreté, etc.), les solutions qu’ils proposent les différencient l’un de l’autre. Le courant du Bas de la Pyramide (Bottom ou Base of Pyramid) est né des travaux de Prahalad et Hart (2002), et dresse le constat suivant: les entreprises doivent s’engager dans les pays émergents auprès des populations pauvres. Cela, non seulement afin de leur assurer des services de meilleure qualité, mais aussi parce qu’ils représentent un potentiel de marché non négligeable, évalué à environ quatre milliards de personnes. Deux principes fondamentaux caractérisent cette perspective (Prahalad, 2004). D’abord, elle conçoit les personnes pauvres comme des individus entreprenants, capables de mettre en place des projets pour sortir de la pauvreté et intégrer le marché. Ensuite, elle explique la nécessité pour les entreprises engagées dans cette démarche de mettre en place des innovations pour s’adapter à ces marchés, notamment en matière de modèles de production ou d’investissement. Cependant, les principes jugés non « éthiques » de ce courant, ainsi que les retours d’expérience parfois négatifs, ont posé les bases de critiques fortes envers le BoP (Karamchandani, Kubzansky et Lalwani, 2011; Weidner, Rosa et Viswanathan, 2010). Par ailleurs, la volonté récente de certaines 142 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 entreprises à adapter des solutions du BoP dans les pays développés (Le Monde, 2012) a soulevé de nombreux questionnements ; d’une part autour de la méconnaissance des enjeux et des besoins des consommateurs pauvres dans un contexte différent, celui des pays développés ; et d’autre part autour des dangers d’une « marketisation » de la pauvreté. Parallèlement à cette approche, le courant de la Transformative Consumer Research s’est développé au cœur de la recherche en comportement du consommateur. Récemment initié (Mick, 2006), la TCR correspond à la volonté grandissante de certains chercheurs de se préoccuper du « bien-être » des consommateurs (Mick et al., 2011). Elle se focalise donc sur des thématiques spécifiques (pauvreté, matérialisme, développement durable, etc.), dans l’objectif de diffuser les résultats de la recherche auprès des parties prenantes, et ainsi de transformer le fonctionnement des marchés. A l’image du BoP, la TCR encourage des implications managériales, et souhaite intégrer les consommateurs pauvres dans la société. Elle se distingue cependant sur deux aspects principaux. D’abord, elle considère la pauvreté comme l’un des dark side du marketing, adoptant une approche critique vis-à-vis du fonctionnement actuel de la société de consommation et considérant que le bien-être du consommateur ne passe pas (seulement) par le marché. Ensuite, elle encourage le développement d’approches ascendantes, cherchant à comprendre l’expérience vécue des consommateurs pauvres (Blocker et al., 2011, 2013), et plus particulièrement la manière dont ils effectuent des arbitrages de consommation ou tentent de maintenir leur participation au marché. Cette connaissance sert ensuite à inciter les entreprises, les politiques publiques ou le secteur associatif, à intervenir. Par ailleurs, si la TCR a toujours encouragé la collaboration entre ces différentes parties prenantes, le BoP tend à converger dans ce sens. En effet, si ce courant continue de considérer les entre- prises comme au cœur de la démarche, les recherches (Arnould et Mohr, 2005 ; Weidner, Rosa et Viswanathan, 2010) invitent de plus en plus ces dernières à construire des partenariats avec des acteurs locaux, tels que les associations. Certains suggèrent d’adapter la stratégie BoP en fonction du niveau de pauvreté (Rangan, Chu et Petkoski, 2011) par le biais de plusieurs initiatives : proposer des offres de produits et services adaptées et innovantes pour le segment des bas revenus (soit 1,4 milliard d’individus vivant avec 3 à 5 dollars par jour), s’appuyer sur le commerce informel, les petits entrepreneurs et les communautés locales pour mieux servir le segment des pauvres (soit 1,6 milliard d’individus vivant avec 1 à 3 dollars par jour), faire des partenariats avec les autorités gouvernementales et les ONG pour répondre aux besoins basiques des plus démunis (soit 1 milliard d’individus vivant avec moins de 1 dollar par jour). Le tableau suivant (tableau 1) résume les objectifs communs de ces approches dominantes, tant dans leurs perspectives que dans leurs mises en œuvre. En retraçant leurs différences, ce tableau permet aussi de dresser les principales limites et les défis auxquels les recherches futures peuvent répondre. L’intérêt grandissant du marketing pour les problématiques de pauvreté dans les pays développés conduit à plusieurs questionnements: Pouvons-nous considérer les populations pauvres comme un nouveau segment de marché auquel il faut proposer une offre adaptée ? Ou alors, doit-on s’inspirer des solutions que ces consommateurs pauvres trouvent afin de les aider à améliorer leur quotidien ? Les limites, l’évolution et les questions posées par le BoP, notamment sur le plan éthique, peuvent potentiellement trouver des réponses dans l’approche de la TCR. Celle-ci cherche à approfondir notre connaissance des consommateurs pauvres avant de proposer des pistes de réflexion pour les parties prenantes. A ce titre, le consommateur Sociétal – 143 Tableau 1 : Comparaison des deux approches dans l’étude des consommateurs pauvres Bas de la Pyramide Transformative Consumer Research Constat Les pauvres constituent un marché. Les pauvres (ou Bas de la Pyramide) qui rejoignent le marché pour la première fois constituent un potentiel de marché supérieur à celui des classes moyennes ou riches. Le marché crée la pauvreté. La consommation a engendré des conséquences négatives (dette, surconsommation) et négligé les besoins des consommateurs vulnérables ou désavantagés, tels que les pauvres. Enjeu L’objectif est de créer de la richesse à partir du bas de la pyramide. Cela conduit à un défi managérial : comment vendre aux pauvres et les aider à améliorer leurs vies ? Ce défi implique des changements de business model et des innovations technologiques dans une approche souvent locale. L’objectif est d’améliorer le bien-être du consommateur pauvre en engageant une réflexion critique sur le système de consommation et en s’interrogeant sur les véritables besoins de ce consommateur. Cela conduit à un défi sociétal: inverser les externalités négatives créées par le marché vers des conséquences positives pour l’ensemble de la société. Place des entreprises Les entreprises sont au centre de la réflexion : elles doivent associer rentabilité et intérêt pour ces consommateurs. Elles doivent accompagner les pays émergents dans leur transition vers l’économie de marché de manière transparente. Les entreprises doivent agir en tant que parties prenantes, mais doivent réviser leurs objectifs pour faire du bien-être du consommateur une priorité. Elles ne sont qu’un acteur parmi d’autres (associations, pouvoirs publics, etc.). Définition du segment des pauvres A l’origine, la définition est ancrée dans les pays émergents autour des personnes qui vivent avec moins de 2 dollars par jour. Aujourd’hui, on y intègre les pauvres des pays développés, mais sans définition précise (convergence avec la TCR). De nombreuses définitions de la pauvreté existent: économique, culturelle, sociale, psychologique, etc. On intègre à la fois les pauvres des pays développés, en développement (convergence avec le BoP) et dans le cadre d’économies de subsistance. Thématiques abordées et recherches types Management stratégique et BoP (Martinet et Payaud, 2010) Collectivités et partenariats locaux (Arnould et Mohr, 2005) Innovation et stratégies commerciales (Weidner, Rosa et Viswanathan, 2010) Multi-dimensionnalité de la pauvreté (Blocker et al., 2011, 2013) Vulnérabilité et stratégies de coping (Hill, 1991) Relations consommateurs pauvres/marchands (Mick et al., 2011; Talukdar, 2008) Limites et challenges – Il n’existe que peu de preuves empiriques sur l’importance réelle de ce marché. – Encourager le libre marché dans les pays émergents comporte plusieurs risques : les consommateurs ne sont que peu protégés, encourager la consommation crée de nouveaux besoins, etc. – La perception du pauvre comme « entrepreneur » peut être signe d’ethnocentrisme occidental. – Le BoP crée une contradiction éthique majeure entre l’encouragement du profit et la réduction de la pauvreté. – Il existe une dissonance entre le marché existant (et donc une offre de plus en plus large) et la volonté d’un « moins de consommation ». – La démarche critique du courant peut à terme nuire à la prise de décision concrète. – Les recherches sont principalement menées par des chercheurs peu familiarisés avec la pauvreté et vivant dans des pays développés. – La TCR crée une contradiction entre la préoccupation du bien-être des consommateurs et l’adoption d’une approche normative, et donc peu émique. 144 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 est replacé au cœur du questionnement, non seulement pour éviter dans la mesure du possible les risques impliqués par l’’extériorité du chercheur, mais aussi afin de saisir sa propre perception de sa relation à la consommation. Notre étude exploratoire sur la pauvreté en France s’ancre a priori davantage dans la démarche de la Transformative Consumer Research en se centrant, parmi les trois types de pauvreté selon Paugam (encadré 1), sur des situations de pauvreté relative ou disqualifiante dans des pays industrialisés. Cette recherche, qui souhaite apporter un premier éclairage sur les expériences des consommateurs pauvres en France, devrait cependant permettre de tirer des implications pertinentes tant pour la TCR que pour le BoP, avec l’esquisse de nouvelles pistes de recherche pour l’avenir. L’emploi d’une méthodologie interprétative, permettant de comprendre les ressentis et vécus de ces consommateurs, est adoptée. Une démarche interprétative Pour conduire cette recherche, nous avons réalisé 10 entretiens longs (McCracken, 1988) auprès de consommateurs pauvres vivant en milieu urbain dans la région lilloise. Tous les interviewés sont en dessous du seuil de pauvreté, tel qu’il est calculé par l’INSEE (2011). Le seuil de pauvreté est calculé en France par l’INSEE en fonction des revenus moyens. Il diffère selon la taille du foyer. Ainsi, il est établi à 977 euros pour une personne seule mais à 1759 euros pour un couple avec un enfant âgé de moins de 14 ans1. L’échantillon est de convenance, le recrutement étant effectué par bouche à oreille. Cependant une attention particulière a été portée à la diversité des profils de personnes, en termes d’emploi, de situation familiale et de mobilité sociale (annexe 1). La mobilité sociale symbolise le parcours biographique des individus. Ainsi, 1/ Nous prenons en compte le seuil de pauvreté établi à 60 % du revenu médian. une mobilité sociale basse indique que les individus interrogés ont une occupation de statut inférieur à celle de leurs parents. Une mobilité sociale moyenne signifie qu’il n’y a eu ni ascension sociale, ni déclassement (Chauvel, 2006) par rapport à la situation de leurs parents. Le parcours biographique des interviewés permet ainsi d’identifier l’existence de « nouvelles » formes de pauvreté, où les évolutions économiques (perte d’emploi) et sociales (divorces) jouent un rôle fondamental. Les entretiens, d’une durée moyenne de deux heures, ont été conduits selon les recommandations de McCracken (1988) au domicile des interviewés, enregistrés et retranscrits. Les entretiens ont été analysés de manière herméneutique (Thompson et al., 1994). Cette approche appréhende les comportements des individus, sans uniquement chercher à les expliquer, mais en souhaitant aussi les comprendre à travers leurs expériences de vie. En effet, celle-ci conçoit que le consommateur (se) construit un sens cohérent lors de la narration, qui conduit le chercheur à mieux interpréter les expériences de consommation. Pour cela, l’analyse s’effectue autour d’une véritable itération des entretiens, en procédant à des allers et retours entre les cas particuliers de chacun des interviewés, les entretiens considérés dans leur ensemble et la littérature. Dès lors, l’utilisation d’entretiens longs analysés de manière herméneutique nous permet d’adopter une démarche compréhensive vis-à-vis des interviewés, afin d’appréhender leur vécu de la consommation et leurs difficultés au quotidien. Les expériences de consommation des consommateurs pauvres De l’analyse de nos entretiens émergent en particulier deux thèmes majeurs sur le rapport de ces individus à la consommation : la re-hiérarchisation des besoins et le développement de compétences. Sociétal – 145 La re-hiérarchisation des besoins Une réévaluation des besoins Les consommateurs rencontrés se caractérisent par un éthos particulier, mélange de discours à la fois utilitaire, rationnel et sobre. Nous proposons d’examiner successivement ces trois dimensions et leurs interactions. D’abord, leur manque de moyens économiques les conduit à se préoccuper avant tout de leurs besoins physiologiques, ce qui se retraduit dans une consommation basique que nous qualifions d’utilitaire, éloignée de la logique d’hyperconsommation ou de la valorisation d’une consommation hédoniste. Eloïse, 37 ans, était agent de voyages mais a perdu son travail, il y a deux ans. Aujourd’hui, serveuse, elle nous explique comment sa consommation est impactée par ce changement de vie : « En termes de consommation, là je t’avouerai que... en termes d’achats, c’est plus ce dont j’ai besoin que plutôt me faire plaisir. Enfin l’un n’empêche pas l’autre aussi mais... un exemple bête, je me suis achetée des soutiens-gorges, non pas parce que ça me fait plaisir mais parce que j’en ai besoin… L’alimentation, c’était pas ma priorité mais quand tu as de moins en moins de moyens, ça devient des priorités ». Son appauvrissement a transformé non seulement ses priorités mais aussi le rapport qu’elle entretient avec certains domaines de consommation, qui, à l’exemple des sous-vêtements, ont évolué d’une notion de plaisir vers une notion de besoin, distinguant ces deux types de consommation. Ensuite, le discours indique un esprit de consommation rationalisant. Car au-delà d’une consommation utilitaire, les interviewés rationalisent leurs comportements d’achats en opérant une distinction entre ce qu’ils nomment les « vrais » et les « faux » besoins. La littérature sur le matérialisme et le bien-être, exposant les risques d’une consommation à l’excès, opère souvent cette séparation (Adorno et Heller, 2008). Tels que les interviewés les conçoivent, les « vrais » besoins sont ceux primaires, de base, les seuls qu’ils peuvent atteindre. Quant aux « faux besoins », ils sont définis comme tous les biens et services superflus, car créés artificiellement par le marché : « Les produits de marque, je pense que c’est inutilement cher (...) on paie énormément de choses... c’est un emballage, c’est une présentation, … parce que c’est une marque mais les produits à l’intérieur sont les mêmes » (Julien, 50 ans). Dans les problématiques de pouvoir d’achat, le marketing est en effet souvent critiqué pour sa promotion de tentations superficielles (Djelassi et al., 2009). On retrouve ce reproche chez nos interviewés qui vont jusqu’à accuser la société de consommation : celleci formaterait des styles de vie auxquels les consommateurs pauvres ne peuvent pas avoir accès : « Je trouve que c’est trop. Les voitures, les télés, les machins, les trucs... Tout ce qu’il faut pour faire comme tout le monde. Par exemple au boulot, je pense que j’ai une collègue qui faisait des crédits pour acheter des trucs, qui regardait la télé... Et je pense qu’il y a plein de gens qui font comme tout le monde parce que ça les rassure de faire comme tout le monde. D’avoir un écran plat... ça les rassure » (Tiphaine, 53 ans). Les images de consommation qui pourraient les frustrer deviennent en réalité des ressources pour construire un discours critique sur des besoins perçus comme superficiels. Certaines recherches ont montré que les consommateurs pauvres relativisent leurs difficultés pour en alléger le poids, notamment en évoquant des situations « pires » que les leurs (Hamilton et Catterall, 2008) ou en espérant une vie future meilleure (Hill, 1991). Ici, c’est leur lecture personnelle des besoins, mais aussi la critique qu’ils adressent à la 146 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 société de consommation, et implicitement à ceux qui en sont victimes (notamment en prenant des crédits), qui leur permet de rationaliser leur situation. Enfin, leurs discours peuvent s’apparenter à ceux que l’on retrouve chez les consommateurs dits « sobres » ou « frugaux », à l’image de Sophie, 53 ans : « Les trucs essentiels c’est les produits de saison, les légumes de saison, et puis bon... c’est les produits d’entretien pour la maison, c’est... Ce qui nous sert à vivre tous les jours. Mais et puis de toute façon je vais vous dire... Je ne peux pas me payer le reste ». Sophie se rend en effet dans un marché pour faire ses courses, ce qui lui permet d’acheter moins de produits que dans le cas d’un supermarché où elle serait tentée, mais aussi d’avoir accès à des produits de saison, moins chers et « meilleurs ». Schor (1998) évoquait le cas de consommateurs poussés par une baisse de revenus vers la frugalité, adoptée ensuite avec satisfaction. Cependant, même si leurs besoins et leur consommation sont relativisés dans les discours des interviewés, le manque de ressources est avant tout difficile à vivre, et leur démarche adoptée sous la contrainte économique. La mise en pratique de cette réévaluation La discussion autour des besoins se retrouve dans les pratiques de consommation des consommateurs pauvres. D’abord, la notion de consommation utilitaire se révèle à travers leurs dépenses qui sont focalisées sur l’essentiel et le nécessaire. La consommation « secondaire », tels que les loisirs, les vacances ou la décoration, etc. est perçue comme non vitale et donc souvent totalement absente : « Bah j’ai une tenue A et j’ai une tenue B et c’est exactement ça, c’est-à-dire que suivant le temps j’ai une tenue A ou une tenue B et point barre, j’ai pas d’argent pour m’acheter des habits, j’ai rien pour satisfaire ce qui me fait envie, je peux pas partir en vacances, j’ai pas de loisirs » (Caroline, 45 ans). Ainsi, aucun des interviewés n’est parti en vacances ces cinq dernières années au-delà de week-ends dans la région. La plupart s’arrangent pour récupérer des vêtements de leurs familles ou se rendent dans les centres de distribution et ont des loisirs « gratuits ». Cette restriction quotidienne n’empêche pas à certains moments une recherche de plaisir dans la consommation. Cependant ce plaisir est lui aussi rationalisé, dans le sens où il est occasionnel, et le fruit d’une réflexion préalable : « J’adore le thé Mariage par exemple, je vais pas aller acheter du thé Mariage toutes les dix minutes. Je vais m’en acheter deux fois dans l’année mais j’achèterais celui-là. Je ne vais pas aller acheter du Lipton bas de gamme pour me faire plaisir, j’irai acheter celui-là, c’est un plaisir. C’est un mois faste, chouette je peux aller m’acheter mon thé préféré, et je préfère ne pas en avoir que d’avoir du thé de base. Mais je me prive assez facilement des choses, j’ai pas de souffrance particulière à squeezer… C’est là-dessus que je peux jouer, donc je me pose même pas la question en ces termes-là » (Caroline, 45 ans). La rationalisation des besoins est particulièrement visible dans le domaine alimentaire qui constitue un pôle particulier pour les interviewés. Domaine incompressible, il est aussi paradoxalement celui dans lequel ils ont le plus de « libertés ». D’abord, parce que c’est une dépense qui n’est pas fixe, sur laquelle ils peuvent « jouer » en fonction de leurs ressources. Ensuite, parce que l’alimentaire reste le seul pôle de dépenses considéré comme espace de choix. Ainsi, en fonction de leur budget du mois, leurs décisions de consommation sont différentes. Si parfois, des consommateurs se retrouvent contraints d’aller vers la banque alimentaire, lors des Sociétal – 147 mois « fastes » ils peuvent se permettre des dépenses considérées comme plus luxueuses et qui deviennent alors sources de plaisir. Les arbitrages s’opèrent au niveau des produits et des points de vente. Les magasins de discount sont surtout réservés aux produits d’entretien ou à l’épicerie, alors que les marchés ou les petits commerçants sont appréciés non seulement pour leur qualité, pour leur proximité géographique (économisant des coûts de transport), mais aussi pour leur choix restreint leur évitant une trop grande frustration : « Vous ne me ferez pas aller à Auchan, vous ne me ferez pas aller à Carrefour, j’ai horreur des hypers. (...) Je trouve que c’est, c’est... oui ils poussent à acheter. Vous êtes... toujours tenté d’acheter plus que ce que vous avez déjà dans ce genre de choses. Moi j’aime bien acheter des trucs essentiels donc je ne vais pas dans les hypermarchés, enfin dans les grands hypers » (Sophie, 53 ans). Talukdar (2008) mentionne la discrimination vécue par le consommateur pauvre qui, ne disposant pas de véhicule, ne peut pas se rendre dans les grandes surfaces aux produits plus accessibles. Un autre élément apparaît ici : le fait d’éviter les grandes surfaces perçues comme des sources de frustration par la profusion de choix qu’elles offrent. Enfin, leurs comportements de consommation les rapprochent aussi de comportements plutôt sobres. Issue d’une famille ouvrière, Jean-Michel, 51 ans, travaille aujourd’hui comme peintre en bâtiment. Au moment de l’entretien, il souhaite racheter une table et des chaises de salle à manger, et donc économise depuis deux ans. Il nous explique son choix, exigeant davantage de sacrifices financiers, mais rentable à long terme : « Je préfère acheter quelque chose... qui plaît. C’est vrai que ça coûte plus cher qu’un magasin comme Ikea mais c’est de la merde en fait. C’est comme si vous achetez un meuble chez Ikea et qu’un an après le meuble va à la poubelle. Vous voyez ce que je veux dire ? Moi ça me plait pas, je préfère prendre un meuble qui se casse pas tout de suite, un peu plus cher, mais qui dure ». On retrouve ici un comportement similaire à celui du « wise shopper » qui met en place des stratégies face à la baisse du pouvoir d’achat (Djelassi et al., 2009). Néanmoins, ce consommateur est wise par nécessité plus que par choix. En parallèle de ce discours à la fois utilitariste et rationnel, on constate le développement de nouvelles compétences, outils de lutte contre leur situation de désavantage. Un consommateur appauvri mais non démuni La « maîtrise » de la consommation Le consommateur pauvre est souvent décrit comme démuni face à un monde de consommation difficilement atteignable et même compréhensible (Alwitt et Donley, 1996). Pourtant, la situation de pauvreté agit aussi comme catalyseur, en obligeant à trouver des moyens de survivre dans le monde de la consommation. Nous décrivons ici un type de stratégie, à savoir les compétences que ces consommateurs développent. Par compétences, nous entendons les connaissances sur le fonctionnement de la consommation associées à une certaine familiarité avec le marché (Longo et al. 2012). Cela correspond à l’image d’un consommateur « expert » qui comprend le système de consommation, ce qui, dans le cas des interviewés, leur permet d’éviter des difficultés supplémentaires. Nous illustrons ces compétences à travers trois exemples : la gestion du budget, le shopping et le développement de savoir-faire. Jocelyne et Sabine ont respectivement 36 et 37 ans. En dépit de leur situation financière commune, leurs parcours sont très différents. La première est sans emploi depuis de nombreuses années et vit dans un HLM avec sa fille tout en bénéficiant du RSA. Sabine a toujours travaillé mais ne cumule aujourd’hui que quelques 148 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 heures de ménage par semaine. Toutes deux ont cependant des stratégies similaires en ce qui concerne la gestion de leur budget : « Il y a des gens qui font comme ça, moi je faisais comme ça avant, un ou deux mois je ne payais pas mon loyer. Je le gardais pour me rhabiller un peu plus. Mais maintenant, même si c’est dur, dur, dur, mais je paie mes factures. Depuis que je suis déménagé [sic], que je suis ici, tout est fait en prélèvement automatique. Prélèvement automatique pas le choix […] Dès le début du mois tout est calculé. Les factures on attend et sinon on achète rien. En fait le 5 du mois quand je touche, tout est déjà noté sur un papier, ce que j’ai à payer, ce que je dépense à côté et ce qu’il faut dépenser comme courses » (Jocelyne, 36 ans). « Alors comme je sais que tout y est débité par petites sommes, en début du mois, et que Mme X elle me paie en fin de mois, enfin un petit peu avant comme ça jusqu’à temps que j’encaisse le chèque je ne suis pas à découvert, c’est normal, parce qu’il faut quand même trois jours avec un chèque... et après tout y est débité, je retire l’argent qui reste et je sais combien il me reste pour aller faire les courses et on peut ou on peut pas » (Sabine, 37 ans). Deux compétences apparaissent : d’abord, l’utilisation du prélèvement automatique permet de contraindre les dépenses obligatoires telles que les factures. Ensuite, les interviewés opèrent une hiérarchisation de leurs dépenses par priorités : celles obligatoires, puis alimentaires et ensuite celles, éventuellement, superficielles quand « on s’autorise un petit truc à côté » (Jocelyne). La matérialisation du budget à travers le fait de noter leurs dépenses ou l’utilisation de l’argent liquide permet de le contrôler plus facilement. Toutes les personnes rencontrées déploient beaucoup d’efforts pour éviter des situations de crédit ou de découvert qui n’auraient pour effet que de les handicaper davantage. Le développement de compétences se retrouve aussi dans la gestion des courses. Caroline, 45 ans, nous explique ici son utilisation courante de Chronodrive : « Je maîtrise vachement bien avec Chronodrive. Parce que je me fixe une somme, et quand je suis dans un magasin, je la dépasse systématiquement. […] Alors qu’à Chronodrive, tu vois ton panier en haut à droite qui descend au fur et à mesure et tu maîtrises vraiment tes dépenses, t’es pas tentée quand tu arrives à la caisse d’acheter toutes les petites saloperies qu’il y a autour, un supermarché pour quelqu’un comme moi qui justement est en surendettement et qui doit vraiment cadrer ses dépenses, c’est le lieu de toutes les frustrations possibles et imaginables et le lieu de toutes les tentations possibles. Chronodrive t’as zéro tentation. Tu es sur ton truc, tu cliques, et t’achètes ce dont tu as besoin point barre. Donc ça je fais mes gros pleins là-bas pour pas dépasser ». Chronodrive lui permet de « maîtriser » ses dépenses de courses et donc son budget, sans pour autant lui donner l’impression de se priver outre mesure. Cet outil de courses en ligne est ici utilisé à des fins détournées, non pas comme outil pratique, mais comme un moyen de se distancier des endroits frustrants et tentants de consommation. Enfin, au-delà de connaissances, les compétences représentent aussi des savoirs pratiques simples, souvent délaissés dans nos sociétés contemporaines. Longo et al. (2012) se référent d’ailleurs à la notion de compétences pour expliquer cette gestion de la consommation quotidienne, véritable tendance auprès de populations jeunes urbaines qui souhaitent apprendre à cuisiner, bricoler etc. Mais ici, c’est le manque économique qui oblige dans un premier temps à acquérir et développer des compétences : « Bah t’apprends à faire plein de choses toi-même. Bah déjà le pain. […] Donc Sociétal – 149 voilà manger autrement et donc finalement là où j’avais pas le temps d’aller au marché, d’aller… enfin de cuisiner, c’est pas que ça me passionne, loin de là, mais tu apprends des choses, tu apprends à faire des choses toi-même. Et puis du coup ça te revient moins cher, c’est parfois meilleur » (Eloïse, 37 ans). Ces (nouveaux) savoir-faire sont décrits non seulement comme des outils leur permettant d’économiser, mais aussi comme des loisirs potentiels. Les activités de couture, tricot, cuisine ou jardinage sont des moyens d’obtenir des biens de consommation peu chers, mais en plus le temps qui y est passé occupe et éloigne des lieux de consommation : « J’ai besoin de tricoter, donc ce sera des choses que j’essaierai de faire moi-même parce qu’en plus ça va m’occuper dans le temps. Parce que si j’achète une fringue, bah voilà ça va m’occuper cinq minutes, mais tandis que de faire soi-même…» (Tiphaine, 53 ans). Les consommateurs aux moyens financiers limités développent ainsi une connaissance du fonctionnement de la consommation et une réflexivité sur leur propre consommation. La valorisation de soi à travers les compétences Les compétences sont non seulement un moyen de maîtriser la consommation, mais aussi de se valoriser, notamment en marquant une différence avec ceux qui ne les détiennent pas. Cet aspect est particulièrement visible dans l’utilisation de certains outils, tel que le crédit. Tiphaine (53 ans) nous explique ainsi comment elle a utilisé le crédit à la consommation : « Pour nos meubles on avait tout acheté avec la carte Cétélem, c’est du revolving. Mais donc moi c’était juste pour bénéficier du dix fois sans frais et après j’ai fait sauter le contrat Cétélem parce que moi les crédits revolving ça me tente pas (...). Dès que j’ai fini de payer mes meubles, j’ai tout arrêté, je ne tiens pas à tomber dans cet engrenage, c’est déjà tout juste si on s’en sort donc si on commence à tomber dans des trucs comme ça ». Elle opère donc une distinction entre l’utilisation du crédit à la consommation à bon escient, lui permettant d’avoir accès à des biens de consommation qu’elle souhaite, et un processus qui l’aurait plongée dans davantage de difficultés. Sa conscience du crédit à la consommation comme « engrenage » montre sa réflexivité vis-à-vis de cet outil, souvent décrit comme un instrument défavorisant les ménages pauvres (Montlibert, 2006). Cette situation est symptomatique d’un constat contemporain plus général, où on ne peut plus associer uniquement l’individu pauvre à quelqu’un de marginalisé, désocialisé et incompétent. Par ailleurs, ces savoirs leur permettent aussi de se valoriser vis-à-vis de ceux qui ne parviennent pas à maîtriser leur consommation. Tous les interviewés ajustent et expriment leurs besoins et même leurs désirs de consommation en fonction des budgets qui leur sont alloués. Ils développent ainsi une critique à propos des personnes qui ne régulent pas leur consommation et confondent désirs et besoins : « Mais les gens qui prennent des crédits pour partir en vacances, parce que ça existe, faut arrêter ! On peut s’en passer. Il y a des choses dont on ne peut pas se passer et il y a des choses dont on peut se passer » (Sophie, 53 ans). Selon Paugam (2009), cette légitimation de soi est particulièrement importante chez les personnes vulnérables. Ici, elle permet de recréer des « différences » vis-à-vis des autres individus qui ont peut-être les mêmes ressources économiques, mais ne sont pas capables de « maîtriser » leur consommation. Quels nouveaux regards sur le consommateur pauvre ? Les vécus explicités par les discours des consommateurs peuvent être en partie analysés sous l’angle du coping, révélant des stra- 150 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 tégies émotionnelles et comportementales permettant de gérer des difficultés, ce que la littérature a déjà montré (Hamilton et Catterall, 2008). Cependant, ces discours soulèvent de nouveaux questionnements sur les consommateurs pauvres. La notion de besoin engendre une réflexion qui se place au cœur des débats animant aussi bien la TCR que le BoP. De plus, les compétences présentées exigent de repenser notre vision du « marché » telle qu’elle existe aujourd’hui dans le cas du traitement des personnes pauvres. Après avoir passé en revue ces questions, nous proposons pour conclure un « agenda de recherche » mettant en valeur les enjeux majeurs de la recherche sur la pauvreté et le rôle des parties prenantes (chercheurs, entreprises, etc.). Les besoins au centre de la réflexion sur la pauvreté Les discours des consommateurs pauvres évoquent une ré-hiérarchisation des besoins. On constate une baisse ou une absence de consommation dans certains domaines. Les consommateurs évoquent ainsi une consommation avant tout utilitaire, où le « superflu » est impossible et impensable, ce qui se ressent notamment dans leur consommation énergétique, de loisirs, etc. On observe également le développement d’une réflexivité sur leur consommation, qui leur permet non seulement de définir ce qu’ils considèrent être de « vrais » besoins, mais aussi de se valoriser à travers cette réflexion. La notion de besoins est incontournable pour la recherche sur la pauvreté en marketing, et se replace, de manière différente, au cœur des débats sur le BoP et la TCR. Le BoP est souvent critiqué pour sa tendance à ne considérer les personnes pauvres que comme des cibles de marché potentielles, et donc pour sa propension à créer des besoins là où leur nécessité n’est pas réellement avérée, aggravant potentiellement par-là les situations de pauvreté. Le BoP répond peu à cette critique, même si des stratégies sont proposées pour répondre aux besoins des consommateurs pauvres, notamment en les segmentant en fonction du niveau de pauvreté, en s’appuyant sur (et en stimulant) les ressources locales (Rangan, Chu et Petkoski, 2012), avec les petits entrepreneurs, les communautés de villageois, les marchés informels, ou en cherchant à adopter une politique de développement durable avec certains gouvernements et ONG pour répondre à des besoins vitaux. Les stratégies BoP actuellement réussies sont d’ailleurs celles qui allient intérêt général et intérêt particulier, valeur sociale et valeur commerciale. La TCR propose depuis ses débuts de réfléchir à la critique portant sur la notion de besoins en étudiant les dimensions idéologiques de la pauvreté. Pour les chercheurs de la TCR, ce serait la société qui structurerait les conditions de ce qui est considéré comme une vie « décente » ou non (Blocker et al., 2012). Cette réflexion pourrait alors s’inspirer des travaux de Douglas (2007), pour qui c’est la définition des besoins et des désirs en termes de nécessités individuelles qui a tendance à exacerber les notions d’abondance et de pauvreté. Approcher la pauvreté par la rareté conduirait à une problématique incomplète, car focalisée avant tout sur une définition matérielle de la pauvreté, par rapport à une société de consommation abondante. C’est pour cela que les mesures de la pauvreté doivent aussi s’ancrer dans les conditions idéologiques de production des besoins et des désirs, c’est-à-dire dans le type de société qui génère ces valeurs (Douglas et Isherwood, 1979). Les résultats de notre recherche montrent que les besoins sont au cœur des réflexions et des comportements des consommateurs pauvres. Le BoP, et notamment parce qu’il est surtout focalisé sur les pays émergents, n’offre que peu de réflexions sur les frontières entre besoins et désirs, prônant une intégration par le marché pour le bien-être des pauvres. La TCR pose elle non seulement la question des besoins en termes théoriques, mais offre Sociétal – 151 aussi une vision critique de cette prégnance idéologique d’un système de consommation abondant et sans limite comblant au-delà des besoins, des désirs de consommation, et donc créant des frustrations pour les consommateurs n’ayant pas les moyens d’y répondre. Cette problématique des besoins éclaire l’une des principales différences entre ces deux approches. A la différence du BoP qui recherche de nouveaux marchés pour les entreprises, et même si la dimension « développement durable » est de plus en plus prégnante dans cette stratégie, la TCR sous-entend que ce sont les marchés tels qu’ils existent aujourd’hui qui créent ces situations de désavantage, voire de pauvreté. A l’image de cette recherche, les deux perspectives, BoP et TCR, pourraient ainsi s’inspirer des travaux de Banerjee et Duflo (2012) dans ce domaine. Ces économistes, par le biais de méthodes in situ montrent que les rationalités des personnes pauvres dans les pays émergents diffèrent souvent de celles conçues à leurs propos par les programmes d’aide des pouvoirs publics ou même des entreprises. Ce type de recherche devrait être encouragé aussi dans les pays développés. Dans ces derniers, l’idéologie de consommation toute puissante conduit non seulement à des situations de frustration pour les consommateurs, mais aussi à des confusions entre les notions de besoins et de désirs, auxquelles les chercheurs doivent être attentifs. L’intégration des consommateurs pauvres à travers les compétences Les résultats ont mis en relief un large nombre de compétences développées par les consommateurs pauvres. Celles-ci permettent de gérer les restrictions, mais sont aussi autant d’outils de maîtrise de la consommation. Les interviewés mettent ainsi en place une intégration mesurée à la société de consommation. En cela, nous entendons qu’ils sont limités par leurs ressources économiques et donc ne peuvent pas avoir accès à tout ce qu’ils « désirent ». Par contre, ils maintiennent leur identité de consommateur par plusieurs stratégies discursives ; et notamment le fait d’être compétents pour éviter les « écueils » de la consommation ou de réévaluer leurs besoins de manière à se valoriser. Le BoP et la TCR encouragent tous les deux d’une certaine manière l’intégration dans le marché par les compétences, tout en adoptant une démarche quelque peu différente. Dans l’approche BoP, le consommateur pauvre est perçu comme un potentiel « entrepreneur ». La TCR a une vision moins tranchée sur le sujet, puisque les pistes de recherche adoptent justement une vision des personnes pauvres capables de connaissances, de compétences, de capabilités, etc. Une vision nuancée est sans doute possible à ce sujet. La perception des consommateurs pauvres comme compétents apparaît dans nos résultats, et encourage un regard moins « misérabiliste » sur la pauvreté. Par contre, l’un des risques de l’association entre individu pauvre et entrepreneur est sans doute de se diriger vers une éthique de marché libérale, où les individus seraient tous responsables de leur propre développement. Or, les compétences ne s’acquièrent pas toujours facilement. Les consommateurs ont notamment connu plusieurs écueils (à l’image du surendettement) dans ce cheminement, et certains ne disposent pas des mêmes ressources culturelles et sociales pour se construire. Dans ce contexte, l’entreprise pourrait ainsi être un lieu d’apprentissage de meilleures pratiques ou un relais de connaissance, à l’image de certaines chaînes de distribution en Amérique Latine (Cavazos-Arroyo et González Garcia, 2012) qui favorisent les courses en ligne dans des espaces dédiés avec l’aide du personnel, afin d’éviter notamment les phénomènes de tentation ou de frustration ou de dépassement du budget répandus parmi les consommateurs pauvres. Cette notion de compétences est aussi relayée par le secteur associatif, à l’image de Voisin Malin qui propose des relais de connaissances dans les 152 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 quartiers défavorisés. Par ailleurs, les acteurs doivent adopter un discours solidaire et égalitaire sans pour autant être moralisants ou stigmatisants. L’intégration de ces consommateurs passe en effet aussi par le sentiment d’être considérés comme des consommateurs à part entière avec des besoins spécifiques. Certaines entreprises aujourd’hui ont initié cette réflexion, telles que La Poste qui forme des conseillers aptes à discuter avec des publics précaires, ou encore EDF qui agit avec des acteurs de terrain pour comprendre ces populations et leur fournir des services adaptés. Ainsi, selon la perspective de la TCR, le marketing ne doit pas seulement créer de nouveaux besoins, mais adapter les services ou offres en fonction de ces consommateurs en s’appuyant sur le maintien du lien social. L’évolution récente et encore peu formalisée au sein du BoP insistant sur la nécessité d’une dimension sociale et d’apprentissage pour mener des stratégies réussies sur le moyenlong terme tend à se rapprocher de cette vision. Perspectives et enjeux sur les consommateurs pauvres Les recherches sur la pauvreté soulèvent inévitablement la question de la responsabilité et de l’éthique des chercheurs et des praticiens. L’engagement pris par ceux impliqués dans la TCR reflète cette préoccupation : agir pour un marketing différent, en faveur du bien-être du consommateur. Tant le BoP que la TCR encouragent l’action des parties prenantes en faveur de l’intégration des personnes pauvres à la société de consommation. Cependant, la TCR implique une réflexion critique sur la structure même du système de consommation, autour de deux points principaux. D’abord, la recherche et la prise de décision en marketing sont encouragées à dépasser les limites du marché, pour développer des implications pour l’ensemble de la société. Ensuite, cette perspective incite à faire évoluer le regard sur les personnes pauvres, pour que de simples clients, ils puissent devenir des consommateurs de services, des agents sociaux et/ou des citoyens engagés. Dans le tableau ci-dessous, nous indiquons à partir de nos résultats un agenda de recherche sur la pauvreté, ainsi que les implications pour les parties prenantes. Cet agenda met en perspective les approches du BoP et de la TCR, qui tout en partageant certaines similitudes, continuent de varier dans leurs implications concrètes. Si le tableau 2 présente un agenda de recherche autour d’axes fondamentaux, une autre lecture consisterait à examiner le rôle des parties prenantes: les entreprises, les associations et les pouvoirs publics, dans ces enjeux. Les entreprises sont les plus à mêmes d’encourager le développement du lien social dans le marché, que ce soit à travers des services de proximité adaptés aux clients pauvres ; ou alors par le développement de points de vente à taille humaine et d’outils de maîtrise budgétaire. Cette notion de « maîtrise » se retrouve dans une autre piste d’action, basée sur un meilleur apprentissage de la consommation. Contribuer au déploiement des compétences des personnes pauvres, mais aussi leur fournir une communication plus transparente et non stigmatisante, sont deux axes de développement conduisant à une meilleure intégration des consommateurs pauvres. Dans ces enjeux, les entreprises peuvent s’appuyer sur d’autres acteurs : les associations, qui bénéficient d’une bonne connaissance du terrain, et les pouvoirs publics qui ont les moyens de relayer et/ou d’impulser des changements sociétaux sans objectif de rentabilité. Ces deux parties prenantes sont des relais de savoir pertinents, appuyant les entreprises dans une démarche participative. Dans une perspective TCR, les associations et pouvoirs publics peuvent aussi constituer des acteurs à part entière. Les premières, en contribuant par exemple à identifier de nouvelles formes de pauvreté, et rendre compte de réalités sociales peu connues. Le rôle des pouvoirs Sociétal – 153 Tableau 2 : Agenda de recherche sur les consommateurs pauvres et implications Enjeux pour la recherche Bas de la Pyramide Transformative Consumer Research Stimuler les actions en faveur de l’intégration et de l’amplification des dimensions de lien social et de bien-être sur le marché Amplifier le lien social dans le marché – Encourager un travail collaboratif entre entreprises et acteurs du terrain pour mieux appréhender les besoins des consommateurs – Encourager la dimension de proximité et de solidarité avec les consommateurs et entre les consommateurs Encourager la formation, l’information, la transparence et les programmes de développement collaboratif Former et éduquer à la consommation pour favoriser une intégration (mesurée) des consommateurs pauvres au marché – Encourager la transparence des informations pour éviter les risques de consommation, notamment de surendettement Concevoir une distribution en faveur du bien-être du consommateur – Favoriser des points de vente de proximité et de taille réduite pour éviter les tentations – Encourager les courses en ligne ou développer des plates-formes spécifiques en magasin permettant de mieux gérer son budget – Encourager l’esprit d’initiative des consommateurs – Encourager les compétences et les connaissances sur la consommation Promouvoir des programmes de développement basés sur une collaboration étroite entre entreprises, institutions publiques, société civile et monde académique – Modérer le rôle des entreprises dans les solutions apportées à la pauvreté Mieux appréhender et clarifier les formes de pauvreté et leur évolution – Eradiquer les risques de stigmatisation des consommateurs pauvres Identifier les dynamiques socioculturelles dans l’appréhension de la pauvreté – Rendre compte des diversités socioculturelles des marchés du bas de la pyramide – Appréhender les consommateurs pauvres sous le prisme générationnel (déclassement, mobilité sociale, etc.) Clarifier les formes de pauvreté à partir d’éléments objectifs et subjectifs (vulnérabilité, précarité, travailleurs pauvres, etc.) – Dissocier la pauvreté dans les pays développés et émergents Intégrer à la recherche les dimensions « sensible », « éthique » et « sociétale » – Prendre en compte de nouveaux critères: le «reste à vivre» comme identification des plus démunis Intégrer la dimension « sensible » et « éthique » de la recherche sur la pauvreté par le chercheur – Encourager des méthodes introspectives pour les chercheurs et leur formation et sensibilisation aux problématiques de pauvreté ou d’exclusion – Encourager l’élicitation des discours des consommateurs par des méthodes projectives Concevoir la recherche comme médiateur d’un changement sociétal – Intégrer la recherche in situ dans la réflexion afin de comprendre les rationalités des individus pauvres – Examiner rétrospectivement et de manière longitudinale les impacts du développement du BoP – Prendre appui sur la « recherche participative » dans laquelle chercheurs et parties prenantes travaillent ensemble – Développer des recherches « révélatrices » des réalités sociales peu connues 154 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 publics pourrait être d’encourager la solidarité et l’éthique des citoyens au sens large, afin qu’une conscience collective et participative vienne contrer le risque de fractures sociales. Conclusion Bien que cette recherche propose certains développements théoriques et managériaux autour des consommateurs pauvres, elle demeure exploratoire et porteuse de limites, notamment d’ordre méthodologique. D’abord, compte tenu des thématiques abordées lors des entretiens (revenus, difficultés au quotidien, etc.), il semble possible que les interviewés mettent en place une rationalisation a posteriori dans leurs discours. La valorisation de soi par une certaine maîtrise de la consommation peut s’apparenter à l’émergence de la figure du wise shopper dans les sociétés occidentales (Djelassi et al., 2009). Le fait que cette figure soit idéalisée par les consommateurs peut créer un biais de « désirabilité sociale ». Il serait pertinent de consolider les recherches futures à la fois par des approches ethnographiques et projectives. Alors que l’observation permettrait de dépasser les discours pour toucher les pratiques (non dites), les techniques projectives seraient à même d’explorer les logiques « sous-terraines » des expériences vécues et des frustrations. Ensuite, nous avons tenté de diversifier le profil des interviewés afin d’élargir notre spectre des vécus. Cependant, certaines catégories de pauvres nécessitent d’être approfondies, telle que les travailleurs pauvres ou les consommateurs récemment appauvris. De nombreuses voies de recherche méritent d’être explorées. D’abord, notre recherche montre la complexité de la notion de pauvreté, qu’elle soit objective ou subjective. On peut, en effet, se sentir pauvre sans l’être et inversement ne pas se considérer comme pauvre, mais être en dessous du seuil de pauvreté tel qu’il est défini de manière chiffrée. Dans notre recherche, nous avons choisi une définition économique et donc objective de la pauvreté. D’autres recherches pourraient la confronter à une réflexion autour du ressenti de la pauvreté. Ensuite, dans une perspective plus managériale, l’une des voies de recherches consisterait à s’intéresser aux réactions des consommateurs les plus pauvres face à certaines pratiques des entreprises et pouvoirs publics, tels que le développement de Free à 1 euro ou le « pass-lunettes » lancé pour les personnes âgées à revenus modestes par Optique Solidaire. Peu d’études ont évalué concrètement la portée de ces initiatives auprès de ce public, premier concerné. Enfin, cette recherche soulève des questionnements sur d’autres concepts corrélés, tels que la vulnérabilité ou le désavantage, dont la pauvreté ne constitue que l’une des représentations. De futurs travaux pourraient ainsi mettre en perspective ces notions, mais aussi approfondir leur compréhension par l’étude de différentes populations, afin d’encourager le développement de ce champ de recherche. Références Adorno T. W. et Heller A. 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Ainsi, un revenu de 1600 euros pour 3 personnes (par exemple dans le cas de Tiphaine) est ramené à 533 euros pour 1 personne. (2) Les revenus d’Eloïse et de Sophie sont indiqués tels qu’ils existent au moment de l’entretien. Cependant, la précarité de leur travail rend ces revenus fluctuants et majoritairement en dessous du seuil de pauvreté. (1) Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013, 157-178 Les ressorts de l’engagement dans une forme particulière d’échange collaboratif entre producteur et consommateurs : les AMAP Ivan Dufeu et Jean-Marc Ferrandi LUNAM Université, ONIRIS, LARGECIA, Nantes Résumé Initier des démarches collaboratives et contractualisées entre consommateurs et producteurs constitue un enjeu majeur pour le marketing, notamment dans le cadre des circuits courts alimentaires. Les Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP) constituent un cas d’étude pour de telles démarches. La spécificité de cette forme de consommation vient de l’engagement mutuel, sous forme associative, entre producteur(s) et consommateurs. L’engagement du consommateur amapien est si contraignant que ce système est souvent perçu comme ne pouvant s’adresser qu’à ceux, minoritaires, qui y sont disposés a priori. L’article montre que la communauté amapienne peut au contraire substantiellement influencer l’adhésion et la rétention des consommateurs. Mots-clés : AMAP, engagement, consommation collaborative, proximité, acculturation. Abstract The determinants of consumer commitment in a particular form of collaborative consumption: the CSA Initiating collaborative contractual approaches between consumers and producers constitutes a major marketing challenge, particularly within the field of short food supply chains. Community Supported Agriculture (CSA) programs constitute a practice case for such approaches. Its specificity comes from the direct relationship between producer(s) and consumers, based on the amount of mutual commitment in an association. The commitment of the CSA members is so binding that CSA is often perceived to be only attractive to a minority that is inclined a priori to CSA. This research shows that the CSA community can, on the contrary, substantially influence this commitment and support adhesion and retention of CSA members. Key words: Community Supported Agriculture, commitment, proximity, collaborative consumption, acculturation. Remerciements Les auteurs remercient chaleureusement les trois lecteurs anonymes et le rédacteur en chef du numéro spécial, Bernard Pras, pour leurs encouragements et leurs commentaires très constructifs qui les ont aidés à améliorer l’article. Ils remercient également M. Bougnoteau, N. Latouille, J.-M. Le Blanc , E. Nkom-Mbem et A. Tournant pour leur participation au recueil des données. Pour contacter les auteurs : [email protected] et [email protected] DOI : 10.7193/DM.072.157.178 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.157.178 Dufeu I. et Ferrandi J.-M. (2013), Les ressorts de l’engagement dans une forme particulière d’échange collaboratif entre producteur et consommateurs : les AMAP, Décisions Marketing, 72, 157-178. 158 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Les Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP), modèle désormais connu de vente directe entre un groupe de consommateurs et un (ou des) producteur(s) local, s’inscrivent concomitamment dans deux mouvements récents en matière de consommation : le renouvellement des circuits courts alimentaires avec les magasins de producteurs ou les paniers par exemple, et le développement des pratiques collaboratives dans lesquelles consommateurs et citoyens participent à la production, au partage et à la consommation de biens, services et savoirs1. Achats groupés, troc, échange de maisons ou covoiturage sont quelques exemples de ces pratiques collaboratives. Elles sont souvent associées à l’idée d’alternative à l’économie marchande, le consommateur devenant autonome et responsabilisé. Les Amap participent de ce mouvement tout en y occupant une place à part : formalisées et structurées par un statut associatif, elles se singularisent par la dimension verticale de la collaboration (entre producteur et consommateurs, dénommés « mangeurs ») et par la force de l’engagement mutuel entre ces parties (Amemiya, 2011 ; Robert-Demontrond, 2010). Les mangeurs paient ex ante les produits sur une saison complète, à un prix fixé conjointement avec le producteur, et gèrent la distribution des produits. Les producteurs s’engagent à livrer les paniers de produits frais selon les conditions spécifiées dans le contrat (relatives aux modes de production par exemple) et à participer à la vie de l’association. A l’image d’autres pratiques collaboratives et d’autres formes de circuits courts, les Amap ont connu un succès rapide. Depuis leur apparition en France en 2001, plus de 1 600 Amap ont été créées, impliquant plus de 270 000 mangeurs et 3 500 producteurs (http://mirAmap.org). La plupart affichait encore des listes 1/ IPSOS (2013), Les Français et les pratiques collaboratives : qui fait quoi et pourquoi ? (étude conduite auprès de 4 500 consommateurs français âgés de 15 à 75 ans). d’attente de plusieurs dizaines de personnes en 2010. Mais, l’engouement pour les Amap semble s’essouffler, « non en matière de créations d’Amap, qui continuent à progresser à l’initiative de producteurs, mais en nombre de clients »2. C’est le cas dans les Pays de la Loire où, après une forte croissance de la demande entre 2004 (année d’apparition) et 2009, la tendance s’est inversée depuis 20113. Daniel Vuillon, créateur de la première Amap fraçaise, reconnaît aussi que les listes d’attente (pour intégrer un groupe) ont tendance à disparaître (Le Point, 02/12/11). Il invoque la concurrence des formes dérivées de distribution de paniers de produits agricoles. Ces formules moins contraignantes séduisent en effet des consommateurs à la recherche d’une alternative aux GMS sans toutefois être prêts à un engagement fort (Lanciano et Saleilles, 2011 ; Robert-Demontrond, 2010 ; Lamine, 2008). La fin de la croissance du système ne semble pourtant pas être une fatalité. Au Japon, la proportion des foyers adhérents d’un Teikei (ancêtre des Amap) a progressé jusqu’à 25% (Lagane, 2011). En France, si certaines Amap peinent à renouveler leurs adhérents, d’autres continuent de refuser du monde, et ce dans la même ville. Dans ce contexte nous pouvons supposer que la pérennité des Amap dépend aussi de la façon dont elles sont gérées. Partant de ce constat, nous avons entamé une recherche empirique en 2011 dont l’objectif était de comprendre ce qui pouvait favoriser l’adhésion, l’engagement et la rétention des adhérents à une Amap. Cette recherche s’appuie sur dix entretiens semi-directifs et sur une enquête réalisée auprès de 301 adhérents de 14 Amap de la région nantaise. Après avoir présenté les spécificités de cette nouvelle forme d’échange par rapport à d’autres 2/ Marion Vandenbulcke, chargée de mission au réseau Alliance-Provence, fédérant les AMAP de cette région pionnière (citée par nicematin.com le 31/05/12). 3/ http://www.Amap44.org. Sociétal – 159 pratiques collaboratives en plein développement, nous analyserons les déterminants de l’adhésion et de l’engagement dans les Amap et les ressorts de la rétention des amapiens. Nous examinerons les perspectives, implications managériales et possibles fertilisations croisées entre les Amap et les autres formes innovantes de pratiques collaboratives. Si les Amap ont à apprendre de ces pratiques émergentes, ces dernières ont également des leçons à tirer du système amapien. Les Amap, une pratique collaborative La recherche en marketing s’est emparée très récemment de la question des circuits courts alimentaires en France définis comme des modes de commercialisation des produits agricoles impliquant au plus un intermédiaire (Herault-Fournier et al., 2012). Ces circuits, généralement associés à la consommation locale, renvoient à un imaginaire positif au regard des différentes dimensions du développement durable. Ils sont le plus souvent perçus comme des systèmes alimentaires alternatifs, favorisant la proximité entre producteurs et consommateurs (Merle et Piotrowski, 2012). Pourtant, les circuits courts recouvrent des réalités variées : de la démarche individuelle déjà ancienne, consistant à vendre directement ses produits à la ferme ou sur les marchés, jusqu’à l’association de producteurs qui s’organisent pour distribuer des paniers ou établir des points de vente collectifs, par exemple. Les Amap, systèmes de « paniers » de produits frais alimentaires offerts directement par des producteurs locaux aux consommateurs adhérents, appartiennent à ce champ. Toutefois, elles se distinguent des autres formes de vente directe, sous forme de paniers ou non, par leur dimension collaborative. Elles s’appuient sur une collaboration et un engagement mutuel entre mangeurs et producteur, sur la base d’un contrat saisonnier (plus ou moins formel). Les Amap constituent en ce sens une forme d’échange collaboratif (encadré 1). Elles se veulent être une alternative aux filières marchandes traditionnelles, au même titre que l’autopartage, le covoiturage ou le troc entre particuliers. L’enquête Ipsos (2013) précitée confirme cette parenté et montre la forte participation des amapiens aux autres pratiques collaboratives. Au regard de l’ensemble hétérogène que constituent ces pratiques collaboratives, les Amap se singularisent néanmoins par plusieurs aspects. La première spécificité des Amap vient de la nature verticale de la collaboration (encadré 1) : la collaboration entre les mangeurs est nécessaire pour gérer les distributions, mais c’est la collaboration entre le producteur et le groupe de consommateurs (fixer ensemble les conditions du contrat, les prix et les modalités de l’échange) qui constitue le cœur du projet. Ensuite, l’Amap se distingue par son orientation fortement collective, centrée sur le lien social, et la volonté des amapiens de respecter la nature et de renouer avec le naturel (IPSOS 2013). Ces liens ont d’ailleurs un caractère réel, alors que les autres pratiques collaboratives sont marquées par un très fort poids du virtuel et des réseaux sociaux, qui ont largement contribué à leur essor. Les Amap se singularisent enfin par la place qu’occupe l’engagement. Durable (ce n’est pas une seule opération, mais une succession d’opérations), solidaire (le préfinancement permet de mutualiser les aléas) et formalisé, il se situe à deux niveaux (engagement double au sens de Raïes et Gavard-Perret 2012) : un engagement envers l’Amap (comme système marchand) : l’amapien s’engage à préfinancer, à participer à la distribution, à accepter le contenu partiellement aléatoire des paniers, à cuisiner, etc. ; un engagement envers la communauté (les membres mangeurs et producteurs) correspondant à l’engagement relationnel avec les autres membres, processus diachronique, et à l’engagement envers l’objet d’intérêt de la communauté (Raïes et Gavard- 160 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Perret 2012). Les valeurs sont alors moins utilitaires, plus sociales et axiologiques (Holbrook, 1999 ; Alon et Brunel, 2007) alors que l’engagement est beaucoup plus modeste et circonscrit dans les autres pratiques collaboratives précitées. Les Amap constituent donc une forme spécifique d’échange collaboratif (encadré 1), dans la mesure où la collaboration inclut producteurs et mangeurs, où elle est particulièrement engageante et formalisée et où le lien social occupe une place essentielle. Mais, derrière cette tendance dominante se cache une diversité des critères d’adhésion et d’engagement durable dans une Amap, que nous avons identifiés à partir d’entretiens Encadré 1 : Consommation collaborative et économie du partage Partage de voitures, échange de maison, troc, ventes et financements entre particuliers, la consommation collaborative manifeste la volonté de consommateurs et de citoyens d’agir ensemble, sans intermédiaire. Chaque consommateur participe à la production, au partage et à la consommation de biens et services et de savoirs. Cette alternative à l’économie traditionnelle s’appuie sur le développement des échanges entre consommateurs, majoritairement sur Internet et les réseaux sociaux, pour trouver de nouvelles formes de partage. Cependant, les systèmes collaboratifs existant présentent une grande diversité. Nous proposons de les segmenter à partir de deux critères. 1. La nature verticale ou horizontale de la collaboration : soit les co-créations mettent en relation uniquement des consommateurs, soit les consommateurs interagissent aussi avec des producteurs auxquels est donné un rôle plus ou moins central : le site web est un simple intermédiaire dans le cas du covoiturage ; l’artiste est central dans le cas de la participation à la production d’œuvre. Mais, les approches de marketing collaboratif, qui émaneraient des entreprises pour convaincre l’acteur de participer, n’entrent pas réellement dans le champ de l’économie du partage (tel que généralement entendu) selon nous : le partage ne se substitue pas au circuit de vente conventionnel. Cependant, la frontière entre économie marchande traditionnelle et économie du partage n’est pas toujours claire. 2. Les motivations des pratiques collaboratives : individuelles ou collectives ? Lorsque cette finalité est la recherche de bons plans de consommation (prix plus bas, gain de temps,…), la relation recherchée avec les partenaires du partage est rationnelle (Alon et Brunel, 2007). Il ne s’agit pas de quitter le modèle de l’économie du bien, mais de trouver de nouvelles opportunités en s’appuyant sur les autres consommateurs. Cependant, d’autres formes de consommation collective expriment en sus le désir de s’inscrire dans un système économique donnant la primauté au lien (Cova, 1995). Le lien (la relation socio-émotionnelle) est désiré pour lui-même. L’enquête IPSOS, comparant six formes de pratiques (ou consommations) collaboratives selon les motivations des consommateurs, montre par exemple que les pratiquants d’achats groupés, de ventes de biens et d’échanges ou trocs ont des motivations plutôt individuelles et rationnelles, alors que celles des adeptes du covoiturage et des amapiens sont plus altruistes et collectives. Ainsi, en croisant l’orientation individuelle (bien, recherche de bons plans) ou collective (lien, engagement sociétal, environnemental) des motivations des consommateurs à adhérer aux pratiques collaboratives et les acteurs à l’origine de leur création il est possible de construire une typologie de ces pratiques présentée dans le tableau 1. Tableau 1 : Proposition de typologie des pratiques collaboratives Motivations des consommateurs Cocréation mobilisant uniquement des consommateurs (horizontale) avec intermédiaires virtuels Cocréation mobilisant des producteurs et des consommateurs (verticale et horizontale) Individuelles Vente, échange/troc de biens entre particuliers Achats groupés, financement de production musique/ cinéma Collectives Couchsurfing, location et échange de services Covoiturage, Amap Sociétal – 161 semi-directifs, puis analysés à partir d’une enquête quantitative. Derrière cette tendance existent aussi des insatisfactions qui amènent des amapiens à se désengager, voire à quitter l’Amap. Déterminants potentiels de l’adhésion durable à une Amap Recherches antérieures et résultats de l’étude qualitative Les chercheurs en sciences sociales ont récemment commencé à publier des travaux portant sur les Amap. Ils inscrivent souvent ce nouveau mouvement socio-économique (Lanciano et Saleilles, 2011) dans une logique de modification des moteurs du comportement de certains consommateurs : la manifestation de leur résistance au marketing (Roux, 2009) et à l’ordre marchand (RobertDemontrond, 2010) et/ou la recherche de proximité (Lagane, 2011). Les recherches empiriques, dont en marketing, ont en majorité analysé les motivations d’adhésion au système (Bertrandias et Pernin, 2010 ; Kolodinsky et Pelch, 1997 aux Etats-Unis). Bertrandias et Pernin (2010) montrent ainsi que la perception des contraintes que suppose une adhésion, constitue un facteur dissuasif. Les formules de paniers alternatives aux Amap s’en distinguent d’ailleurs toujours par leur caractère moins engageant (La Ruche, drives fermiers, paniers bio, …). Outre la qualité/ naturalité des produits ou la défense de l’environnement, le lien social et la convivialité sont souvent recherchés par les nouveaux entrants, qui peuvent voir les contraintes de l’engagement comme une contrepartie nécessaire de ces attentes (voir aussi Merle et Piotrowski, 2012). L’adhésion est perçue non seulement comme un engagement à respecter les principes de l’Amap, mais souvent aussi comme une recherche de liens, de proximité et de confiance entre membres d’une communauté (Lagane, 2011). « L’Amap est conçue comme une structure relationnelle (et non pas transactionnelle), entrelaçant producteur et consom’acteurs » (Robert-Demontrond, 2010, p21). En dehors des critères de satisfaction liés à la nature des produits, les concepts clés qui ressortent de ces travaux sont donc la proximité, le lien social et la confiance. D’autres études comparent les motivations à participer à une Amap par rapport à celles d’autres pratiques collaboratives (Ipsos, 2013). Les deux motivations principales qui apparaissent sont la recherche de nourriture authentique, de qualité, ainsi que la recherche de proximité avec la nature. L’analyse qualitative que nous avons menée permet d’affiner l’analyse des ressorts de l’adhésion durable au système. Dix entretiens semi-directifs de 30 à 60 minutes ont été réalisés auprès d’adhérents choisis selon leur âge, sexe, CSP4. Ils sont centrés sur les variables clés de l’étude et sur leurs relations : circonstances de l’adhésion et motivations, comportement de consommation, satisfaction/insatisfaction, confiance, liens sociaux, proximité, engagement notamment. L’étude des verbatim a notamment permis de préciser ce que recouvraient ces concepts dans le cas des Amap. La satisfaction et l’insatisfaction portent souvent sur les produits eux-mêmes : « Des produits frais de bonne qualité qui se gardent bien, c’est important ! Des recettes !» (4). « On a des produits de qualité, on n’est pas déçu sur ce qu’on a mangé, et puis il y a le goût qui est là ! » (8). Elles reposent également sur les assortiments : « c’est vrai qu’on mange toujours la même chose sur les périodes » (7) ; « on mangeait beaucoup moins varié que maintenant » (1). Elles portent enfin sur l’Amap comme espace communautaire : « Et puis, quand même une ambiance, enfin quelque chose de différent ! » (4) ; « Mes enfants de temps en temps veulent aussi y 4/ Leurs caractéristiques sont présentées en annexe 1. Les répondants seront identifiés par leur numéro dans le texte lors de la citation de leurs discours. 162 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 aller, ça leur permet de jouer aux vendeurs, c’est émouvant » (9). Le lien social apparaît comme un critère de satisfaction per se. Les liens tissés avec l’Amap et ses adhérents sont d’ailleurs majoritairement évoqués par les répondants : « Ce sont des relations assez saines, on discute. Des gens assez ouverts finalement, plus que quand on est dans un supermarché… on ne va pas aller discuter avec la personne qui est derrière soi à la queue. Alors qu’à l’Amap, si. C’est un lieu de rencontre, et on échange » (7). Ces liens peuvent être qualifiés notamment à partir des deux vocables souvent mis en avant dans la littérature sur les Amap : confiance et proximité. La confiance est en effet souvent évoquée, de manière générale (« J’ai confiance dans les producteurs et dans les personnes qui sont là » (3)), mais aussi sous l’angle de plusieurs de ses dimensions comme la bienveillance ou l’intégrité (« Le premier contact avec les producteurs qui ont créé cette Amap m’a tout de suite donné confiance. Ils ont une bonne tête, et quand je vois leurs produits, j’ai totalement confiance » (8)). Plusieurs dimensions de la proximité perçue vis-à-vis de l’Amap transparaissent dans les discours. Ces dernières années, des chercheurs en gestion (Barnes, 1997 ; Salerno, 2001 ; Filser et Vernette, 2010) ont analysé la problématique de la proximité entre acheteur et vendeur. La typologie de Bergadaà et Del Bucchia (2009), adaptée par Herault-Fournier et al. en 2012, nous apparaît bien cerner les différentes dimensions perçues dans les discours. Nous considérons donc dans leur prolongement, quatre formes de proximité (les deux premières concernent l’amapien et l’Amap en tant que système d’échange ; les deux autres concernent l’amapien et la communauté) : • Proximité d’accès (parcours nécessaire pour se rendre au lieu de distribution). • Proximité de processus (niveau de connaissance des processus mis en œuvre par le distributeur/producteur) : « des produits du jardin ! » (5) ; « A partir du moment où on voit l’exploitation, ça rassure sur ce qu’on mange, on sait d’où ça vient, qui le récolte. Ça participe au plaisir, on sait que ce légume-là a été produit par cette personne-là. On sait quelles sont ses conditions, comment elle vit » (9) ; « On mange des choses qui n’ont pas été trafiquées ! » (8). • Proximité relationnelle (relations directes et répétées entre individus) : « Il y a un brin d’échange en plus, avec le producteur, avec des personnes de l’AMAP qu’on commence à connaitre au fil des années » (4) ; « C’est très convivial, on apprend à connaître plein de monde » (2) ; « Quand on a passé 3h avec quelqu’un dans un cerisier, on a parlé un peu de la vie en général » (5). • Proximité identitaire (valeurs que représente le producteur) : « J’ai plutôt confiance car je trouve que c’est des gens qui représentent les mêmes valeurs que moi » (7). « C’est une histoire de cohérence, la manière dont on est, la manière dont on agit dans notre entourage » (9). « C’est sympathique, ça correspond à mes valeurs » (8). Ces éléments sont reliés en particulier à la recherche de fournisseurs intègres et crédibles, fournissant des produits sains et dont on est certain de la traçabilité (proximité de processus). Il s’agit d’alternatives aux GMS, avec un fort poids de la proximité physique (accessibilité), mais aussi de la proximité identitaire (valeurs partagées entre amapiens), relationnelle (entre amapiens et producteur, et entre amapiens eux-mêmes). La confiance semble être un fort déterminant de l’adhésion et de l’engagement. D’où viennent les engagements plus ou moins forts des amapiens sur la durée, et quelles sont les raisons des éventuels départs ? Etude quantitative et évolution des amapiens Après une présentation rapide des variables mesurées (encadré 2) et des résultats bruts, nous exposerons les résultats des analyses Sociétal – 163 Encadré 2 : Méthodologie de l’enquête quantitative Cette étude a été réalisée à partir d’un échantillon de 14 Amap de l’agglomération nantaise. Le questionnaire conçu sur la base des entretiens semi-directifs comportait 79 questions portant notamment sur les habitudes alimentaires du répondant, son relationnel avec l’AMAP (habitudes, proximité, confiance), son comportement avec les produits offerts, et ses niveaux de satisfaction et d’engagement. Il s’agit pour l’essentiel de questions fermées à réponses uniques ou multiples. Nous avons parfois limité le nombre de réponses possibles. Pour mesurer la confiance, la satisfaction et l’engagement nous avons repris les échelles multidimensionnelles proposées par Cissé-Depardon et N’Goala (2009). L’engagement a également été appréhendé sous l’angle du comportement de l’amapien vis-à-vis de l’Amap et de sa consommation. La proximité perçue a été évaluée à partir de l’échelle développée par Herault-Fournier et al. (2012). Toutes ces échelles ont été contextualisées au cas des Amap. L’enquête a été administrée sur Internet du 21 avril au 21 mai 2011. Sur une population mère de 1000 adhérents sollicités, 346 ont répondu. Suite au retrait des questionnaires incomplets ou présentant des réponses aberrantes, 301 réponses ont été conservées. La stabilité et la fiabilité des échelles de proximité, de confiance, de satisfaction et d’engagement dont les items ont été contextualisés aux Amap ont été vérifiées (annexe 3). Nos résultats confirment la validité de l’échelle de mesure de la proximité proposée par Herault-Fournier et al. (2012) non confirmée jusque là. Tous ces tests ont été réalisés au moyen d’analyses factorielles exploratoires (ACP), puis confirmatoires (PLS Path-Modeling, Tenenhaus et al., 2005). multi-variées. Les motivations, les perceptions et les comportements vis-à-vis de l’Amap apparaissent comme étant fortement influencés par la capacité explicative de l’ancienneté. Quelles sont les variables stables quelle que soit l’ancienneté des amapiens et celles qui différencient ces derniers ? Le profil des répondants amapiens Les tris à plat révèlent une population majoritairement féminine (73%), d’âge moyen, vivant en famille, à haut niveau d’étude : un profil similaire à celui identifié dans les enquêtes précédentes (Mundler, 2007). Leurs principaux critères d’achat des produits alimentaires sont la saisonnalité, puis l’origine géographique, la fraîcheur et le biologique. Le prix et le goût ne viennent qu’après. Le prix apparaît peu dans les études sur les motivations de l’adhésion (excepté chez Bertrandias et Pernin, 2010). Les motivations déclarées pour adhérer à une Amap sont liées à la recherche d’une alternative aux circuits de distribution classiques et d’une proximité avec le producteur, puis à la santé et à l’environnement. Ces résultats corroborent aussi ceux des études existantes (Mundler, 2007 ; Kolodinsky et Pelch, 1997). Concernant le comportement des répondants, près de la moitié estime que leur adhésion a accru la quantité et la variété de fruits et de légumes consommés et le temps passé à cuisiner. Les répondants échangent, de plus, beaucoup avec les autres amapiens et participent aux activités de distribution (91%) et parfois de production (36%). Ils déclarent parler de leur Amap autour d’eux (98%). Ceci accrédite l’idée que les Amap constituent un mode de commercialisation à forte dimension identitaire et politique (au sens premier) (RobertDemontrond, 2010). La satisfaction est forte au niveau des prix, de la sécurité alimentaire et de la fréquence de distribution. Elle l’est moins pour la variété et le renouvellement du panier (légère majorité de satisfaits). Les questions mesurant la proximité ressentie avec l’Amap ont révélé une appréciation très positive pour les différentes dimensions du concept. Il en va de même pour la confiance dans l’intégrité et l’honnêteté du producteur à leur égard. Dès lors, il apparaît logiquement que l’attachement et l’engagement sont forts en moyenne. Le taux élevé de réponses exploitables et leur nombre (301) permettent de modérer les risques de biais statistiques, liés notamment au caractère volontaire de la réponse au questionnaire. 164 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Il ressort globalement de ces premiers éléments que les amapiens, dans leur ensemble, attribuent les poids les plus élevés dans leurs motivations à la proximité d’accès, la proximité identitaire, la crédibilité et l’intégrité. D’où viennent les différences entre amapiens et comment se caractérisent-elles sur la durée ? Les différences entre amapiens sur la durée Des analyses à partir de caractéristiques sociodémographiques n’ont pas permis de déceler de différences significatives entre amapiens quant à leurs motivations. En revanche, il existe des différences significatives de motivations et d’attitudes entre les amapiens récents, qui ont adhéré depuis moins d’un an, et les plus anciens5. Le caractère structurant de la variable « ancienneté de l’adhésion » de l’amapien (trois modalités : moins d’un an, entre un et deux ans et plus de deux ans) apparaît. Des analyses de variance (sur les scores factoriels standardisés de 1 à 100, après bootstrap des dimensions des échelles respectives) confirment le rôle discriminant de l’ancienneté (figure 1). Il apparaît tout particulièrement que les amapiens adhérant depuis moins d’un an (les « récents ») ont une proximité relationnelle et de processus plus faible vis-à-vis de l’Amap, qu’ils sont moins satisfaits et surtout beaucoup moins engagés que ceux qui sont là depuis plus de deux ans (les « anciens ») ; ceux dont l’ancienneté est comprise entre un et deux ans (les « en tran5/ Dufeu et Ferrandi (2012) ont montré, à partir d’une analyse typologique, l’existence d’une forte relation entre les proximités (sauf accès) et la confiance, et de liens étroits entre la confiance, la satisfaction et l’engagement de l’amapien. Cependant, une analyse en composantes multiples entre les variables comportementales et une typologie des amapiens a révélé un effet Guttman. L’effet Guttman est visualisé lors de l’ACM par un nuage de forme parabolique, qui en raison de sa structure symétrique autour du second axe, atteste que les caractères concernés manifestent une certaine redondance (relation quadratique). Il n’y a pratiquement qu’une dimension. sition ») étant toujours en position intermédiaire6. Ces différences se retrouvent dans leur comportement vis-à-vis de l’Amap. Plusieurs tests de khi-deux et une analyse en composantes multiples montrent que les « récents » ont un comportement significativement différent de celui des « anciens ». Là aussi, les « en transition » sont intermédiaires. Tout d’abord, le comportement alimentaire évolue avec le temps d’adhésion. Par exemple, les « anciens » perçoivent une hausse de la variété de leur alimentation et du temps passé à cuisiner. Ensuite, leur comportement social à l’intérieur de l’organisation évolue. Les anciens sont caractérisés par une participation active aux travaux de l’exploitation et à la distribution des paniers, ceux qui ne participent pas étant majoritairement dans la catégorie des « récents »7. Restant plus longtemps à l’Amap à l’occasion des distributions, ils discutent avec les producteurs et les autres amapiens. Lorsqu’ils ne peuvent venir, les « anciens » donnent d’ailleurs leur panier à d’autres adhérents alors que les « récents » les laissent souvent à l’Amap. A l’inverse, ceux qui ne nouent pas de liens et échangent peu sont tous dans la catégorie des « récents ». On comprend donc que la proximité relationnelle soit ressentie beaucoup plus fortement par les anciens. Enfin, leur comportement en dehors de l’Amap devient plus militant : ils parlent de l’Amap autour d’eux et pensent avoir incité des gens à rejoindre une Amap. En rapprochant ceci d’une proximité identitaire relativement plus forte des anciens vis-à-vis du système, nous pouvons supposer que c’est le reflet de leur engagement croissant. C’est en effet ce que montrent les travaux en psychologie de l’engagement (Joule et Beauvois, 6/ Un test de différences des moyennes (Duncan) réalisé sur les scores factoriels standardisés de 0 à 100 après bootstrap montre que les trois groupes d’amapiens ressentent de manière différente leurs proximités processuelle et identitaire, leur engagement, leur satisfaction. 7/ Tests d’homogénéité des moyennes de Duncan significatifs. Sociétal – 165 Figure 1 : L’influence de l’ancienneté sur les perceptions et sur l’engagement 2002) : les actes engageants (participer aux distributions, aux travaux…) débouchent sur une consolidation des attitudes et des valeurs (rationalisation ex post des choix effectués). Au total, il apparaît donc que les récents ont développé moins de liens avec la communauté de leur Amap et avec le système qu’ils se sentent moins satisfaits et moins engagés. Ces résultats sont peu contre-intuitifs mais révélateurs de l’importance du temps pour l’appropriation et l’engagement. Cela caractérise-t-il également les amapiens qui risquent de partir ou est-ce seulement une caractéristique des plus récents qui n’ont pas encore réellement fait l’apprentissage de l’Amap ? En d’autres termes, les amapiens qui envisagent de partir sont-ils essentiellement les plus récents ou ont-ils aussi d’autres caractéristiques propres ? Ressorts de la rétention des amapiens Les amapiens risquant de partir Pérenniser les Amap suppose de pouvoir retenir les adhérents, notamment les plus récents. Pour comprendre ce qui joue sur leur rétention, nous avons repris les analyses multidimensionnelles en distinguant désormais deux catégories d’amapiens : ceux qui sont susceptibles de quitter leur Amap pour la prochaine saison (appelés les « partants probables ») et ceux qui le sont peu (les « res- tants probables »). Ces derniers ont été repérés à partir de trois catégories de variables : ils déclarent vouloir renouveler leur adhésion (oui ou plutôt oui), être attachés à leur Amap et être satisfaits de leur Amap. Nous avons fixé la frontière de l’attachement et de la satisfaction à un score de 60/100 (scores factoriels standardisés de 1 à 100, après bootstrap des dimensions des échelles respectives). Ceux qui sont au dessus (249 amapiens) et déclarent qu’ils vont probablement renouveler constituent la catégorie des restants probables. Les autres (52) sont les partants probables8 (tableau 2). Les résultats des analyses bivariées (annexe 2) et de l’analyse en composantes multiples (figure 3) décrits ci-dessous permettent dès lors de comprendre un peu mieux les ressorts de la rétention des amapiens. Tout d’abord, nous n’avons trouvé pratiquement aucune relation entre le profil du répondant et le fait d’être partant probable : CSP, âge, sexe, situation maritale, niveau d’étude, habitudes de consommation et critères de choix de produits ne jouent pratiquement pas. Ce résultat va à l’encontre d’une thèse 8/ Nous n’avons pas seulement considéré la question « pensez-vous renouveler votre contrat » (avec quatre modalités : Oui, plutôt oui, plutôt non, non), parce qu’il existe probablement un biais de réponse lié au caractère abrupt de la question. D’ailleurs, seuls douze répondants ont coché « non » ou « plutôt non », alors que les répondants peu satisfaits et peu attachés à leur Amap sont plus nombreux. 166 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Tableau 2 : Les amapiens selon la durée d’adhésion et la probabilité de renouvellement du contrat Durée d’adhésion Moins d’un an Entre un et deux ans Plus de deux ans TOTAL Restants probables 38 (13%) 66 (22) 145 (48) 249 Partants probables 19 (6) 16 (5) 17 (6) 52 TOTAL 57 82 162 301 Figure 2 : Ecarts de perceptions entre amapiens restants probables versus partants probables déterministe selon laquelle les adhérents qui se plaisent dans leur Amap sont ceux qui avaient la « bonne » inclination au départ. La question de l’ancienneté se pose donc à nouveau. Les amapiens qui risquent de partir sont-ils les plus récents ou sont-ils tous susceptibles de quitter l’Amap, quelle que soit leur ancienneté ? Il apparaît que 33% des amapiens depuis moins d’un an, 20% des amapiens ayant entre un et deux ans d’ancienneté et 10% des amapiens les plus anciens sont susceptibles de quitter l’Amap (tableau 2). Un test du Chi-deux montre un lien effectif entre l’ancienneté et l’intention de partir même si toutes les catégories d’amapiens sont touchées. En revanche, à l’intérieur de la catégorie des partants probables comme de celle des restants probables, la durée d’adhésion n’est plus discriminante concernant les motivations, les perceptions et l’engagement (figure 2). Quelle que soit leur ancienneté, les partants sont toujours (significativement) en dessous des « restants » sur les dimensions de proximité relationnelle, identitaire et processuelle, confiance et engagement, alors que la proximité et l’engagement sont ressentis plus fortement par les restants (figure 2). L’insatisfaction est significativement plus forte chez les partants probables dans nombre de ses dimensions mesurées ici (annexe 2). Il apparaît que celle-ci est liée à la variété du contenu des paniers, à leur renouvellement et à un prix perçu comme élevé. En revanche, ils ne perçoivent pas la fréquence des distributions différemment des autres répondants. Ils ne sont, par ailleurs, pas situés plus loin du lieu de distribution (en termes de temps de dépla- Sociétal – 167 cement) même s’ils perçoivent la proximité d’accès plus faiblement. Il est également à noter que la confiance (bienveillance, crédibilité, intégrité) accordée à l’Amap est très faible chez les partants (quelle que soit l’ancienneté) au regard des restants. Leur appréciation basse des niveaux de crédibilité et d’intégrité est d’autant plus notable que les répondants dans leur ensemble ont une perception positive en la matière (figure 1). C’est donc bien une caractéristique propre aux partants probables. Quelles pratiques permettraient de remédier à cette perception négative ? Nous y viendrons en dernière partie. Les motivations de la première adhésion diffèrent peu selon les deux groupes. Sur les sept motivations proposées (recherche de proximité, de lien, recherche de produits sains, écologiques, soutien à l’économie locale, soutien aux petits producteurs, alternatives aux circuits de distribution classiques), seules deux d’entre elles (alternatives aux circuits de distribution classiques et recherche de lien) différencient les deux groupes. Les partants probables recherchaient dans l’Amap, plus que les restants, une échappatoire aux circuits de distribution (sans que la signification de cette idée ne soit précisée). Les restants étaient quant à eux, bien plus que les partants, entrés pour y trouver un lieu d’échange et de discussion. Enfin, les partants probables ont, plus souvent que les restants (significativement), connu les Amap via des médias et moins par l’intermédiaire de relations. Le lien social semble donc discriminant. Ceci est confirmé par une autre analyse bivariée montrant que ceux qui étaient motivés par les échanges et discussions avaient des niveaux de proximité, de satisfaction et d’engagement bien plus élevés que ceux qui n’étaient pas motivés par cela. C’est le contraire pour ceux qui étaient motivés par le fait d’échapper aux GMS. L’analyse du comportement de l’amapien (figure 3) va dans le même sens : il ressort que ceux qui sont partants probables passent moins de temps à l’Amap (ce qui confirme le lien avec la proximité relationnelle plus faible) et discutent moins dans et en dehors de l’Amap. Le fait que les restants probables laissent plus souvent leur panier à des amapiens en cas d’absence montre également qu’ils ont tissé plus de liens dans le cadre de l’Amap. Une analyse du comportement de l’amapien selon sa probabilité de renouveler son contrat, au regard du comportement de l’amapien en général est présentée en annexe 2. Figure 3 : Le comportement des Amapiens en fonction de leur propension à quitter l’Amap 168 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Au total, c’est donc bien le lien social, tant celui qui était recherché au départ que celui qui est vécu, qui constitue l’essentiel de la différence entre partants et restants probables. La proximité processuelle n’intervient pas ici. Lien social et acculturation : ressorts de la rétention Les résultats précédents nous apportent trois enseignements : (1) certains amapiens sont venus pour chercher une alternative aux GMS, rejettent le caractère contraignant de l’engagement, et ne partagent pas la culture de l’Amap ; (2) les liens sociaux dans le cadre de l’Amap sont au cœur de la problématique de la rétention de l’amapien, les restants probables étant ceux qui en ont tissé le plus ; (3) les partants potentiels se raréfient avec le temps. Cela nous a conduits à retourner aux discours des amapiens pour comprendre ce qui pouvait se jouer au cours de l’histoire entre l’amapien et son Amap. Il en ressort, tout d’abord, que certains amapiens se sont fourvoyés en adhérant. C’est ce que constatent à leur sujet ceux qui restent. Deux répondants expliquent que si les attentes sont, ex ante, trop éloignées de ce que propose l’Amap, les consommateurs la quittent : « Oui, typiquement les gens qui n’acceptent pas qu’on mange du choux l’hiver, et qui ne rêvent que d’une chose, leurs tomates, ils s’éliminent tout seuls. Ils ne vont pas faire cet effort de cuisiner le produit de saison, ils ne vont pas se sentir à l’aise avec ça » (9 : 2 ans). Ils n’adhèrent pas réellement au système. C’est aussi ce qu’explique un adhérent d’une Amap cité par Le Monde le 3 avril 2012 : « Nous avons eu 40% de départs la première année. Ces personnes voulaient consommer bio à un prix correct et n’étaient pas dans l’idée militante de maintenir une agriculture paysanne ». Pour les autres, les perceptions et comportements des amapiens sont très fortement liés à un phénomène d’apprentissage et d’acculturation, avec une adhésion au système, dans ses différentes dimensions, qui se fortifie avec le temps. Le tableau 3 résume les principaux changements décrits (principalement par sept des dix répondants). Tableau 3 : Verbatim exprimant la création de lien, l’acculturation et les changements de perceptions et d’habitudes alimentaires Création de lien social et évolution de style de vie Création de lien social, de proximité (proximité relationnelle) Création de convivialité : « Ce côté jouer à la marchande, donner les légumes, demander aux gens « qu’est ce que vous voulez », ce contact là c’est sympa je trouve. » (7 : 1 an et demi) « Il y a une convivialité qui se créée » « puis c’est vrai qu’on voit plein de copines et tout donc euh… c’est un moment sympa ». (1 : 2 ans et demi) « Quand on est allé aider le producteur avec plusieurs Amapiens. De super moments ! On bouffe le midi, un pique-nique ensemble, etc. Et puis l’apéro offert par le producteur… super sympa ! » (10 : 2 ans). Liens sociaux affirmés : « Quand je fais les permanences, je tombe toujours sur des gens sympathiques et on rigole bien… Maintenant ça fait partie de mes habitudes, de nos habitudes de vie. Je n’aimerais pas trop que ça s’arrête. Concernant les liens, je sais à qui j’ai affaire, même si je n’ai pas des supers relations avec eux. Je fais totalement confiance aux gens qui m’approvisionnent. » (8 : 4 ans d’ancienneté) Apprentissage, ajustement mutuel entre les amapiens consommateurs et producteurs « Il y a des AMAP où (…) il n’y a personne qui fait le service quoi, chacun se sert…Ca a des intérêts, ça responsabilise les gens, chacun pèse ses produits. Bon, après, des fois, même avec de la bonne volonté, euh, les pesées ne sont pas exactes et il manque des produits à la fin de la distribution, ça a des avantages et des inconvénients. Donc il y a ça qu’on peut améliorer, enfin qu’on peut changer voilà. Et puis parfois on pourrait accélérer un peu, mais c’est important de garder le lieu de distribution comme un lieu convivial. Et peut-être on pourrait le rendre encore plus convivial parfois, par exemple en offrant un coup à boire. » (1 : 2 ans et demi) Sociétal – 169 (Zimmer, 2011 ; Goudarzi et Eiglier, 2006) « Le mauvais moment en fait c’est au lancement de l’AMAP, avec des choses pas encore en place, des gens hésitants, un agriculteur pas à l’aise avec ces choses-là, et pas conscient de ce qu’il pouvait demander aux gens… C’était au début de l’AMAP, maintenant je pense qu’il l’a intégré, et ça s’est bien passé… » (10 : 2 ans) Evolutions plus larges (sortie du cadre de référence initial) « En fait au début franchir le pas c’était plus ...bon ben c’est … je le fais un peu par curiosité... Et après ca devient un truc ou on se dit “mais oui mais en fait c’est dingue qu’avant… se rendre compte que je mangeais des trucs sans... je l’achetais comme ça… à la chaine sans forcément me poser des questions. (…) Ça transforme la façon de faire… Ca a changé notre façon de vivre » (1 : 2 ans et demi) « Ca a beaucoup changé mes habitudes quand même » (10 : 2 ans) Changements de perception et d’habitudes alimentaires Evolution Habitudes et lien social : « Et puis après ce qui est amusant c’est qu’on parle préparations des habitudes culinaires et le fait est que quand on mange des produits de saison, on mange des produits culinaires qu’on a plus l’habitude de manger et ça incite la personne qui fait à manger à la maison à se renseigner, à innover et on découvre finalement des plats très sympas. » (9 : 2ans) Habitudes culinaires : « Ce n’est pas comme des légumes surgelés, c’est moins facile à utiliser, il y a de la préparation. Il y a beaucoup de légumes … pas mal de temps, par exemple, les épinards, faut les nettoyer. Enfin, faut… faut s’adapter ! » (10 : 2 ans) « Avant on ne cuisinait pas du tout et maintenant on cuisine tous les soirs » (1 : 2 ans et demi) « Donc on est obligé de faire de la cuisine. Chose que je ne faisais pas avant… » (6 : 3 ans et demi) Evolution de la perception de l’alimentation Evolution du regard: « Ce que j’ai remarqué moi c’est que je suis passé à l’AMAP pour des raisons un petit peu militantes et en fait je me suis rendu compte que ça a transformé ma vision de la consommation… C’est pas forcément que j’étais conscient que je voulais changer mon alimentation… non, j’y suis allé pour certaines raisons, donc un peu de militantisme de ce type d’agriculture et mon regard a changé… sur la façon de considérer mon mode d’alimentation… je suis beaucoup plus conscient de ce que je mange… » (1 : 2 ans et demi) Education et perception : « Petit à petit on a augmenté le nombre de produits que nous prenons à l’AMAP. Aussi, ce n’est pas moi qu’il a fallu que j’adapte, mais plutôt les enfants car je leur ai proposé des produits. Une fois, il y avait du pain à la courge et là je me suis dit que ça n’allait pas passer au niveau des enfants, finalement c’est passé... On leur a expliqué que c’était bon pour eux … Ça fait partie de l’éducation » (8 : 4 ans) Evolution des critères de choix de produits alimentaires (proximité de processus) Arbitrage et acceptation : « Plutôt c’est une contrainte mais qu’on accepte car on se dit finalement, on est content aussi de se l’imposer, parce qu’on comprend que c’est bon pour nous » (1 : 2 ans et demi). « Dans une AMAP, il y a une autre dimension qui entre en jeu, on voit le producteur, on voit les exploitations, etc. Donc on accepte un prix supérieur pour tout ce bien-être qu’on a, un bien-être produit, les valeurs et puis le côté humain… ça compense le coût supplémentaire » (9 : 2 ans) Nouveaux critères : « Je regarde de plus en plus les étiquettes… de quoi le produit est fait, la date de péremption, la date de fabrication et surtout tous les produits non naturels qui sont rajoutés... On mange beaucoup plus de légumes, et je fais plus attention aux autres produits tout fabriqués. Je regarde plus de quoi ils sont faits » (8 : 4 ans) Acceptation croissante des contraintes et adaptation Apprentissage et acceptation : « Les choux, je peux vous dire que les enfants en ont jusquelà ! (rires) C’est ça le truc, il faut rentrer dans le jeu. C’est des légumes de saison, faut les consommer… Justement, quand c’est la période d’un légume donné, on sait que c’est la période du légume ! Et on va le retrouver pendant un mois. En même temps, c’est lié à leur récolte, c’est comme ça quoi ! Faut faire avec. Donc, ça c’est peut être un des handicaps pour les gens… Après, il faut le cuisiner de manière différente, c’est ça qui est intéressant » (7 : 1 an et demi) Acceptation : « C’est vrai qu’au bout d’un moment on en a un peu assez d’avoir toujours des panais, parce que forcément c’est la saison... Mais on voit qu’ils font beaucoup d’efforts pour alterner quand même. Bon ça reste des racines, mais c’est la saison des racines, donc on n’y peut rien ! Ce n’est pas une contrainte non plus. » (4 : 3 ans) 170 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Les changements des amapiens au fil du temps concernent notamment les habitudes alimentaires (élevant par exemple le temps accordé à la préparation des repas et le plaisir pris à le faire) les critères pris en compte dans leurs achats alimentaires. Les répondants décrivent majoritairement une prise de conscience progressive de l’amélioration qualitative de leur alimentation. Les contraintes sont mieux acceptées, car mieux appréhendées avec le temps. Elles sont même contournées (nouvelles recettes, achat d’un congélateur…). la proximité identitaire étant une condition décisive au maintien ? Plusieurs répondants décrivent au contraire l’importance des mécanismes d’apprentissages croisés entre producteurs et mangeurs, facilités par la proximité relationnelle. C’est probablement à ce niveau que se joue la capacité des Amap à retenir les adhérents. En effet, non seulement ces apprentissages collectifs permettent d’améliorer la qualité du service (ajustement mutuel), mais ils sont aussi l’occasion d’intégrer les amapiens au groupe social (Goudarzi et Eiglier, 2006). C’est souvent en discutant avec les autres membres que ces changements sont rendus possibles. Ils ont également trait aux liens sociaux eux-mêmes et au style de vie des amapiens. Avec le temps, les amapiens se sentent de plus en plus proches des autres membres (proximité relationnelle) et des valeurs portées par leur Amap (proximité identitaire). Ils modifient consciemment leurs comportements (culture alimentaire) et leurs critères de choix. Dès lors, leur engagement dans l’Amap est décrit comme un tout, comme un ensemble cohérent de comportements et d’attitudes (patience, solidarité, convivialité, tolérance…) : « on voit ceux qui sont en cohérence avec le concept… Ca se passe bien parce que certaines personnes sont dans la bonne philosophie » (9 : 2ans). L’enquête allait dans le même sens. La participation croissante aux travaux de production et presque toujours à la distribution, la hausse du temps passé à l’Amap à discuter avec les autres amapiens permettent de comprendre ce qui peut faire évoluer le comportement de l’adhérent (proximité relationnelle). Le seul répondant qui n’a créé pratiquement aucun lien social dans le cadre de l’Amap (répondant 3 déclarant rester 5 minutes lors des distributions) est l’un des rares chez qui on ne constate pas d’évolution depuis son adhésion, et est un partant potentiel. Ces évolutions conjointes des comportements, des perceptions et des liens sociaux apparaissent en effet interreliées : c’est souvent par l’intermédiaire des échanges avec la communauté que se créent des processus d’apprentissage et d’ajustement mutuel entre amapiens. Il est possible de parler d’un effet « d’acculturation », entendu comme un changement de la psychologie et de la culture de l’individu suite à la rencontre d’un autre groupe (Berry et Sam, 1996). Cette acculturation est spontanée, naturelle, libre, c’està-dire non dirigée (Bastide, 1960). Ce phénomène est décrit par Zimmer (2011), qui montre que les amapiens font, en s’investissant dans l’association, l’expérience de leur capacité d’action dans un champ habituellement hors de leur portée, celui de l’économie. Cette expérience sociale démocratique (ibid.) des amapiens modifie leurs perceptions et leur engagement. Devons-nous en déduire qu’il n’y a rien à faire pour favoriser l’engagement des amapiens, Ce que nous nommons acculturation dans le cas présent est proche du concept de socialisation organisationnelle du client (mobilisé en marketing des services pour analyser la relation entre individu et organisation) tel que défini par Goudarzi et Eiglier (2006) : un processus d’apprentissage par lequel le client apprend et maîtrise le rôle associé à la relation de service, s’intègre au groupe social de l’organisation… et se fait une appréciation de la culture, des normes et des valeurs de cette organisation. Le contexte de l’Amap présente Sociétal – 171 en effet des points communs avec celui des services. Nous retrouvons en Amap la logique collaborative et socialement située de cocréation de valeur et d’apprentissage conjoint. Si le processus est similaire, nous choisissons toutefois le terme d’acculturation pour exprimer une dimension spécifique au cas des Amap, celle de l’alimentation. La proximité identitaire dans ce cas repose largement sur des valeurs liées à la manière de travailler la terre, de produire (écologie, ruralité), d’échanger et de consommer l’aliment. Et cette culture alimentaire évolue en fonction de l’ancienneté des amapiens. C’est également ce constat que font Bertrandias et Pernin (2010, p.15) dans leur recherche sur les Amap : « Nos résultats conduisent à considérer la possibilité que ces discours traduisent des croyances progressivement intériorisées dans leur vie de membre de l’association, voire à des formes de rationalisation a posteriori des raisons les ayant amenés à l’adhésion ». Cette logique est confirmée par les résultats des recherches en psychologie sociale (Joule et Beauvois, 2002), que nous abordons à présent. Nous pouvons dès lors nous interroger sur les axes d’action des Amap par rapport aux critères de satisfaction classiques liés aux produits eux-mêmes et à leur diversité, au service avec par exemple la proximité de processus, et à la nature des liens sociaux noués lors de l’adhésion. Théorie de l’engagement et pratiques collaboratives : quelques perspectives L’engagement dans l’Amap (au-delà de l’engagement contractuel de base envers le système) est un processus évolutif que les circonstances peuvent favoriser. L’analyse des discours montre qu’un phénomène d’acculturation se produit souvent : au contact des autres (proximité relationnelle) l’apprentissage de l’organisation, l’évolution des habitudes culi- naires et de la perception de l’alimentation font que les bénéfices sont de mieux en mieux appréhendés et les contraintes acceptées. Une évolution des comportements et des critères de satisfaction s’opère au cours de cette expérience sociale démocratique (Zimmer, 2011) et l’engagement et la satisfaction se renforcent. L’engagement à l’égard de l’Amap en tant que système est lié à l’engagement envers la communauté des adhérents de son Amap (proche de l’idée de relation bidirectionnelle chez Raies et Gavard-Perret, 2011) : ce double engagement est la raison d’être originelle de cette pratique collaborative qu’est l’Amap. Est-il possible d’accroitre la probabilité que les processus d’acculturation et d’engagement opèrent ? Par ailleurs, est-il possible de mieux répondre aux attentes de ceux qui cherchent aussi une simple alternative aux GMS ? Estce conciliable ? L’analyse d’autres pratiques collaboratives peut à ce titre fournir des pistes opérationnelles intéressantes. Nos résultats nous conduisent à considérer deux leviers essentiels pour favoriser l’adhésion et la rétention des amapiens. Le premier passe par l’identification de solutions pour favoriser l’engagement des adhérents. Nous mobiliserons à la fois les enseignements de la psychologie de l’engagement9 et les innovations apportées par d’autres formes de consommation collaborative et de circuits courts pour y répondre. Le second passe par la diminution du caractère contraignant de 9/ En psychologie sociale, des recherches ont montré que l’engagement des individus est le plus souvent la conséquence des actions/décisions qu’ils ont pu être amenés à effectuer (Joule et Beauvois, 2002). Les décisions prises sont ce qu’il y a de plus engageant, à condition toutefois, qu’elles aient été prises librement. Ensuite, le lien de causalité entre actes/décisions et opinions/valeurs va dans le sens inverse de ce qui est généralement considéré : « l’individu rationalise ses comportements en adoptant après coup des idées susceptibles de les justifier » (p.49). Enfin, l’engagement dans des actes rend l’individu plus sensible à la consistance qu’il doit y avoir entre ses actes passés et une nouvelle attitude : ceci « s’expliquerait par cette tendance qu’auraient les gens à éviter toute contradiction entre leurs conduites et leurs attitudes » (p.91). 172 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 l’engagement. Les modèles de l’économie collaborative et du partage s’appuient fortement sur les NTIC et les réseaux sociaux, sur des consommations plaisir, et peuvent suggérer des pistes d’action intéressantes. Favoriser l’engagement envers la communauté par l’utilisation collaborative du numérique La psychologie de l’engagement nous enseigne que tenter de convaincre, par un argumentaire bien pensé, un nouvel amapien de la nécessité de s’engager pleinement n’a que peu d’effet : « Nous sommes tellement convaincus que nos actes dépendent de… nos opinions ou de notre personnalité que nous sommes très sensibles à toutes tentatives manipulatrices qui porteraient directement sur nos intentions ou nos opinions » (Joule et Beauvois, 2002, p.50). Elle montre que l’on est bien plus à même d’engager un individu dans une voie si l’on a commencé par obtenir de lui une petite décision au départ (technique du pied dans la porte : par exemple, en demandant un remplacement lors d’une distribution à l’Amap), qui va, par effet de gel, conduire à de nouvelles décisions de plus en plus engageantes (décision d’entrée, participation à plusieurs distributions, aux travaux…). Ces décisions seraient à l’origine de la modification des perceptions (hausse des proximités identitaire et de processus), de la satisfaction et de l’engagement. Toute action de la part des Amap favorisant une participation croissante aux activités tendrait ainsi à accroître chez les amapiens les perceptions positives vis-à-vis de celles-ci, l’adhésion aux valeurs, et à accroître la rétention. Une démarche en trois temps, s’appuyant davantage sur les NTIC à l’image d’autres formes de consommation collaborative, pourrait être mise en œuvre. Temps 1 : La sollicitation de l’intérêt. Les nouveaux amapiens intègrent généralement l’Amap pour consommer des produits de meilleure qualité sans avoir une vision claire des engagements engendrés par leur adhésion. Internet et les réseaux sociaux offrent des perspectives pour « ouvrir » les nouveaux membres au fonctionnement de ce système associatif tout en s’appuyant sur leurs motivations initiales : suggestions et teasing. Il serait possible de leur suggérer de déclarer être ami (liker) de leur Amap sur sa page Facebook (par exemple), de donner leur avis sur l’Amap sur le blog de son site, de voter pour la meilleure recette proposée sur le site pour les légumes peu connus ou d’organiser un concours de recettes qui laisserait place à leur créativité. Ces opérations pourraient être complétées par des opérations de communication en ligne révélant par étapes la vie des produits grâce aux actions collaboratives des membres ou montrant par étapes les résultats de ce cofinancement. Temps 2 : L’accompagnement initial. Les amapiens interrogés ont souligné les difficultés rencontrées lors de leur arrivée dans leur Amap (« C’est vrai qu’il faudrait faire attention pour les nouveaux, qui du coup ne savent peut-être pas. En tous cas, les premières distributions, on parlait beaucoup de comment on allait cuisiner ça. Car au début il y a quand même des légumes qu’on ne connait pas, qu’on ne sait pas cuisiner… On découvre ça c’est sûr… C’est important de garder le lieu de distribution comme un lieu convivial (1)). Ces difficultés pourraient être réduites en guidant les nouveaux lors de la signature des contrats, en les accompagnant lors de leur première participation à la distribution des produits (« La première fois que je suis venue à l’AMAP j’ai participé à la distribution, j’étais un peu perdue quand même ! Je ne savais pas du tout comment ça se passait, comment on distribuait ! » (3)). Une animation, avec des photos sur le site internet, ou l’organisation d’une manifestation festive à la ferme du producteur constituent des pistes pour mettre en œuvre cet accompagnement. Sociétal – 173 Temps 3 : L’engagement proprement dit. Plusieurs pistes peuvent être envisagées pour favoriser l’engagement des amapiens. La première est de positiver l’engagement, en privilégiant l’idée que chacun est coproducteur et partie prenante de l’aventure du producteur comme le font les sites collaboratifs dont l’objet est le financement d’entreprises, de projets ou de films (www.peopleforcinema.com). Les sites de consommation collaborative montrent tout l’intérêt de développer les occasions d’échange et de partage sur le déroulement du projet. Les Amap pourraient ainsi mettre en ligne les photos et vidéos des temps de partage, faciliter l’échange des recettes (afin d’améliorer la variété perçue des produits) ou offrir un espace de libre expression aux amapiens au moyen d’un forum virtuel. Ceci permettrait de développer la confiance, la proximité relationnelle et processuelle des amapiens potentiels ou nouveaux notamment. Il serait possible, entre autres de : • Accroître la proximité processuelle et la confiance : la proximité processuelle est liée à la recherche de produits sains, naturels et traçables. Tous les répondants, qu’ils soient restants ou partants probables, sont sensibles à cette dimension. Mais nous avons vu dans la présentation des résultats, que les partants probables avaient une appréciation faible de l’intégrité et de la crédibilité de leur Amap. On peut donc penser que ces doutes sont notamment relatifs aux processus mis en œuvre dans les Amap. Il convient dès lors d’agir sur ces deux dimensions (proximité de processus et confiance) simultanément. Les actions des temps 1 et 2 ci-dessus peuvent contribuer à une meilleure compréhension des spécificités de l’Amap et de ses processus, et donc améliorer les perceptions en matière de crédibilité et d’intégrité. Il serait par ailleurs utile de faciliter les visites chez le producteur, et accroître les échanges soit physiques, soit virtuels (mise en ligne de vidéos sur la production, interviews des producteurs, forum d’échange avec le producteur sur ses pra- tiques). Des informations en ligne relatives à la production actuelle (moyen de sensibiliser les mangeurs sur ses aléas), aux outils et lieu de travail seraient utiles. • Inciter à la proximité relationnelle (plateforme d’échanges) et à l’engagement. Il est par ailleurs possible d’imaginer une modularité quantitative (avec éventuellement des systèmes d’incitation) et qualitative des engagements. Ceux-ci peuvent prendre des formes différentes en fonction des compétences de chacun. Les membres pourraient exprimer leur savoir-faire et participer à la vie de l’Amap (gestion des paniers vacants, création de la page Facebook, organisation de concours online). • Rendre la proximité relationnelle plus ludique. De nombreux amapiens sont parents. Favoriser les contacts entre les familles et les enfants d’amapiens via internet (partage d’expériences, recettes, jeux, échanges) peut conduire à dynamiser une communauté d’amapiens via les familles. Réduire le caractère contraignant de l’adhésion En prenant appui sur les NTIC, les Amap pourraient améliorer la gestion des paniers non retirés, échanger des jours où l’amapien est en charge de la distribution, échanger la participation à la distribution ou à la production agricole contre son panier. Ceci offrirait plusieurs avantages : la levée de la contrainte de l’engagement militant, une réduction du risque financier perçu (pour le consommateur), de nouvelles occasions d’échange et de rencontre entre les amapiens, une participation à la réduction du gaspillage alimentaire (une manière de valoriser la motivation écologique des amapiens). De plus, ceci peut être l’occasion de faire découvrir le système à des amapiens sur liste d’attente et de les impliquer par l’acte d’achat tout en montrant les capacités (humaines) d’accueil. La possibilité d’engagements de nature variée peut également lever une contrainte 174 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 forte, vécue par certains, de non capacité à participer à la distribution : s’engager à gérer le forum, par exemple, permet d’apporter sa contribution même si on ne peut pas aider à la distribution. Ceci pourrait s’accompagner de la possibilité du paiement en ligne, voire comme dans d’autres domaines, d’un abonnement. Ce système permettrait de supprimer l’existence de transactions financières réelles qui, même si elles n’ont lieu que deux fois par an, sont vécues de manière négative par des producteurs et mangeurs amapiens que nous avons interrogés. Pour certaines de ces opérations, une mutualisation des moyens au niveau des Amap locales est envisageable, surtout lorsqu’elles ont le même producteur. L’association de plusieurs Amap en ligne permettrait d’ailleurs de proposer des contenus de paniers plus variés, voire de composer le panier en ligne comme dans le cas de certains systèmes de paniers. L’utilisation des NTIC offre donc des opportunités aux Amap pour faciliter la mise en œuvre des deux processus d’engagement évoqués précédemment et pour stimuler l’apprentissage par l’action. Pourtant, cette utilisation est peu commune dans le cas des Amap (de la région nantaise au moins) alors qu’elles sont en général au centre des autres initiatives de consommation collaborative. Un facteur culturel est vraisemblablement derrière ceci : l’idée que l’Amap c’est du réel, c’est de la relation physique, « à l’ancienne » et non virtuelle. En réalité, les pratiques des réseaux sociaux par la jeunesse nous apprennent que la communauté virtuelle n’exclut pas la communauté réelle, voire que virtuel et réel peuvent se renforcer. membres. Mais certaines lourdeurs des Amap constituent aussi leur spécificité et leur force au sein des pratiques collaboratives, avec des interactions humaines et pas seulement virtuelles, avec le respect d’une charte par l’ensemble des acteurs. Ainsi, les interactions entre mangeurs et entre mangeurs et producteurs renforcent leur confiance mutuelle en favorisant la création de liens avec des personnes que l’on apprend à connaître et apprécier, grâce au partage de l’aventure. L’engagement est pris en présence des autres. La confiance est donnée à une personne physique et non à un « identifiant ». De même, la rédaction et la signature de la charte par l’ensemble des acteurs supposent l’accord des parties sur les termes de l’échange, permettent le contrôle (au travers du cahier des charges) et favorisent la confiance. « Il y a un cahier des charges par rapport à l’Amap » (5). Cette charte symbolise la solidarité entre tous les amapiens et assure la transparence des échanges. Ces caractéristiques, qui permettent d’instaurer la confiance et la transparence, peuvent alimenter les réflexions de possibles moyens de régulations face aux dérives de certaines pratiques collaboratives. Ces dernières ont aussi des enseignements à tirer des Amap. Enfin, pour conclure, il convient de souligner que cet article, en identifiant les motivations et comportements des amapiens en général et de ceux qui pensent quitter leur Amap, s’est concentré sur des amapiens actuels. Pour aller au-delà de cette étude exploratoire, il conviendrait d’interroger des personnes ayant effectivement quitté leur Amap, et d’analyser ce qui aurait pu les retenir, et vers quelles pratiques collaboratives elles s’orientent. Références Conclusion Les Amap peuvent s’inspirer de certaines pratiques collaboratives pour augmenter les adhésions et améliorer la rétention de leurs Alon A.T. et Brunel F.F. 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Proximité de processus Je sais comment sont fabriqués les produits de mon AMAP J’ai toutes les informations que je souhaite sur l’origine des produits vendus dans l’AMAP Je connais les méthodes de production utilisées par les agriculteurs de mon AMAP Je sais comment travaillent les producteurs de mon AMAP Proximité relationnelle J’ai des relations amicales avec les producteurs de mon AMAP Je passe du temps à échanger avec les producteurs sur les produits Je passe du temps à échanger avec les producteurs sur d’autres thématiques que celles liées aux produits vendus Confiance Bienveillance : L’AMAP fait attention à ce qui me convient le mieux Les producteurs de l’AMAP tiennent compte de mes intérêts Crédibilité : J’ai confiance en la qualité des produits de mon AMAP Je ne cours aucun risque en achetant des produis de l’AMAP Intégrité : Je crois en la sincérité de l’AMAP L’AMAP est honnête envers moi .840 .910 .815 .858 .876 .865 .905 .915 .847 .887 .822 .898 .919 .893 .870 .917 .926 Satisfaction Je suis content(e) de la relation que j’ai établie avec mon AMAP Je suis ravi(e) des habitudes prises avec mon AMAP Je suis satisfait(e) de mon AMAP J’ai bien fait de choisir cette AMAP .875 .885 .920 .841 Engagement Je suis attaché(e) à mon AMAP Je trouverais difficile de changer d’AMAP .929 .868 Variance moyenne extraite Rho de Jöreskog PROXIMITE – Accès – Identitaire – Processus – Relationnelle .728 .734 .794 .799 .923 .917 .939 .889 CONFIANCE – Bienveillance – Crédibilité – Intégrité .826 .777 .850 .905 .874 .919 SATISFACTION .775 .932 ENGAGEMENT .768 .896 Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013, 179-205 L’acculturation : l’influence des sous-cultures d’origine et de la distance culturelle Mounia Benabdallah* et Alain Jolibert** * IDRAC Business School INSEEC Business School et CERAG, UMR CNRS 5820 ** Résumé La nécessité de satisfaire les besoins spécifiques de consommateurs issus de cultures étrangères est l’un des nouveaux défis que rencontrent les entreprises. Cet article étudie l’acculturation des consommateurs immigrés, qui proviennent d’un même pays mais appartiennent à des sous-cultures différentes. Il montre, sur la base d’une étude qualitative, que la distance culturelle entre la sous-culture d’origine et la culture d’accueil est une variable médiatrice entre la sous-culture de l’individu et la direction de l’acculturation. Les résultats obtenus complètent la conceptualisation existante de l’acculturation. Ils montrent que l’acculturation peut être obligatoire ou choisie, que le métissage des cultures constitue une direction importante de l’acculturation, et ils permettent de distinguer des modes d’acculturation plus détaillés dans les sous-cultures que ceux de la littérature. Ils ont également montré l’influence de variables modératrices psychosociales (la nostalgie et le matérialisme) sur l’acculturation et ont mis en évidence leur influence inégale en fonction de la distance culturelle qui sépare les sous-cultures de la culture d’accueil. Mots-clés : acculturation, sous-culture d’origine, auto-identification ethnique, matérialisme, nostalgie, revenu, durée de résidence, âge d’immigration. Abstract Acculturation: the effects of subcultures of the country of origin and cultural distance The satisfaction of specific needs of migrating populations is a challenge facing companies. This article focuses on the acculturation of consumers changing their cultural environment by migrating from the same country but belonging to different subcultures. A qualitative study was conducted. It showed that the cultural distance between the subculture of origin and the host culture is a mediating variable between subcultures and acculturation modes. Study results also add to the existing acculturation literature that acculturation could be compulsory or selected. They highlight the existence of a new acculturation direction which is the mix of cultures. They show how psychosocial moderator variables might influence acculturation and how moderator variables play different roles according to the cultural distance between subcultures and host country culture. Key words: acculturation, sub-culture of origin, ethnic self-identification, materialism, nostalgia, income, length of residence, age at immigration. Remerciements Les auteurs remercient vivement le rédacteur en chef du numéro spécial, Bernard Pras, pour ses suggestions et ses encouragements constants dans la rédaction de cet article. Ils remercient également les lecteurs pour leurs suggestions. Pour contacter les auteurs : [email protected] et [email protected] DOI : 10.7193/DM.072.179.205 – URL : http://dx.doi.org/10.7193/DM.072.179.205 Benabdallah M. et Jolibert A. (2013), L’acculturation : l’influence des sous-cultures d’origine et de la distance culturelle, Décisions Marketing, 72, 179-205. 180 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Les flux migratoires vers les pays développés enregistrent depuis quelques décennies une forte augmentation. Les individus quittent leur culture d’origine pour diverses raisons, principalement économiques et politiques, pour rejoindre une nouvelle culture d’accueil. Selon l’INED (2012), en 2006, la France a enregistré 4,9 millions d’immigrés, soit 8,1% de la population, en 2009, ce chiffre est passé à 5 433 000 immigrés (8,4% de la population). Comme la culture d’origine est le plus souvent différente de celle de la culture d’accueil, les chercheurs se sont intéressés aux changements culturels qui peuvent se produire lorsque des personnes d’une culture donnée rencontrent une autre culture, ce phénomène est connu sous le nom d’acculturation. Les études portant sur l’acculturation ont considéré que la culture d’origine du consommateur est homogène. Elles ont ignoré la diversité de la culture d’origine qui peut être constituée de sous-cultures (mini-cultures) formant des groupes de consommateurs partageant une ethnie commune, une marque commune (Schouten et McAlexander, 1995) ou même une expérience commune (Cova et Pace, 2006). Dans ce contexte si divers et varié, peut-on considérer que l’acculturation se produise de manière comparable chez des consommateurs appartenant à deux ou plusieurs sous-cultures ? Face à ce constat et à cette interrogation, cette recherche s’est intéressée aux souscultures ethniques qui composent une culture d’origine. L’objectif de l’article est d’explorer l’acculturation des consommateurs provenant d’un même pays mais de sous-cultures ethniques différentes. Pour comparer l’acculturation à partir des sous-cultures d’origine, la distance culturelle, qui existe entre la sousculture d’origine et la culture d’accueil, a été utilisée. Cette distance culturelle se définit par les similarités et les différences de la société d’origine (sous-culture) par rapport à celle d’accueil, comme les différences de langue, de religion, de valeurs, de coutumes, etc. La distance culturelle est prise ici dans une acception plus large que celle considérée par le courant des chercheurs qui travaillent sur les valeurs (Hofstede et Bond, 1988 ; Javidan et al., 2006 ; Ng et al., 2007) et s’appuie sur toutes les dimensions de la culture (voir par exemple, Tylor, 1958). Une étude qualitative menée auprès d’immigrés algériens issus de deux sous-cultures d’origine importantes (kabyle et oranaise) nous permet : • d’approfondir l’étude de l’acculturation de sous-cultures ainsi que d’étudier et de comparer les modes d’acculturation des consommateurs issus de ces sous-cultures. • d’étudier plus en détail l’influence des variables modératrices de l’acculturation. En effet, en plus des variables modératrices socio-démographiques et relatives à la culture d’accueil, cette recherche met en évidence l’influence de variables psychosociales sur l’acculturation comme le matérialisme et la nostalgie. Elle examine aussi les variations de ces influences en fonction de la distance culturelle qui sépare la sousculture d’origine de la culture d’accueil. • de montrer l’influence de la sous-culture d’origine et de la distance culturelle sur les directions et modes d’acculturation. La première partie de cet article présente le cadre général dans lequel s’inscrit notre recherche, avec une revue de la littérature sur la conceptualisation de l’acculturation et ses variables médiatrices et modératrices, et ce sur quoi nous mettons l’accent. La seconde partie expose la méthodologie de l’étude qualitative. La troisième partie est consacrée à la présentation des résultats comparés à ceux de la littérature existante. Acculturation et modèle général Pour étudier l’acculturation, les chercheurs se sont intéressés à la culture d’origine et à la culture d’accueil de l’individu, considérées Sociétal – 181 toutes les deux d’une façon globale. Les changements culturels, qui se produisent alors, se développent dans deux directions : le maintien de la culture d’origine et/ou l’adaptation à la culture d’accueil. De ces changements culturels, différents modes d’acculturation résultent, dont ceux proposés par Berry (1989, 1997) : assimilation, intégration, séparation, marginalisation. Dans la pratique, l’acculturation peut s’observer par l’étude des modifications d’éléments de la culture tels que la langue ou les valeurs. Historiquement, l’évolution des études sur l’acculturation a été marquée par trois principaux courants de recherche : assimiliationniste, multidirectionnel et post-assimilianioniste (tableau 1). Dans ces recherches, l’influence de la sousculture d’origine sur les processus d’acculturation a été passée sous silence, alors qu’il s’agit d’une variable potentiellement importante. Dans cet article, nous étudions l’influence de la sous-culture d’origine dans le processus d’acculturation. Les changements culturels qui se produisent dans l’accultu- ration devraient dépendre de la proximité ou de l’éloignement culturel entre la sousculture d’origine et la culture d’accueil (distance culturelle), qui devraient eux-mêmes conduire à une adaptation plus facile ou plus difficile à la culture d’accueil. Ainsi, la distance culturelle joue un rôle médiateur entre la sous-culture d’origine et la direction de l’acculturation, à savoir le maintien de la culture d’origine ou l’adaptation à la culture d’accueil. Ces directions de l’acculturation conduisent elles-mêmes à divers modes d’acculturation, les plus classiques et les moins situationnels correspondant au courant multidirectionnel de Berry (1989, 1997). Par ailleurs, les chercheurs ont identifié un ensemble de variables modératrices susceptibles d’influencer les directions et modes d’acculturation. Les variables les plus fréquemment identifiées dans les recherches sont les variables socio-démographiques (âge d’arrivée dans la culture d’accueil, genre, niveau d’éducation, statut social, durée de résidence) et des variables relatives à la culture d’accueil (manière d’accueillir un individu, Tableau 1 : Synthèse des études de l’acculturation Courant de recherche Conceptualisation de l’acculturation Direction d’acculturation Modes d’acculturation Principaux auteurs Assimilationniste Processus assimilationniste unidirectionnel Abandon de la culture d’origine tout en s’adaptant à la culture d’accueil Assimilation Gordon (1964) Multidirectionnel Processus multidirectionnel avec des directions indépendantes l’une de l’autre 1. Maintien de la culture d’origine 2. Adaptation à la culture d’accueil Assimilation Séparation Intégration Marginalisation Berry (1989, 1997) Post-assimilationniste L’acculturation est situationnelle. Le consommateur peut adopter un mode d’acculturation en fonction du contexte culturel dans lequel il se trouve 1. Maintien de la culture d’origine 2. Adaptation à la culture d’accueil 3. Transformation culturelle ou créolisaton 4. Adoption d’une autre culture Différents d’un chercheur à l’autre. Peñaloza (1994) ; Oswald (1999) ; Askegaard, Arnould et Kjeldgaard (2005) ; Üstüner et Holt, (2007) ; Özçaglar-Toulouse et al. (2009) ; Bécheur et Toulouse (2012) 182 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 modification de la culture d’accueil, cosmopolitanisme). Leur influence sur l’acculturation est présentée en annexe A1. D’autres variables, potentiellement pertinentes dans le cadre de l’étude des sous-cultures, mais prises en compte dans un nombre restreint de recherches, sont de nature psychosociale. Il s’agit de variables identitaires (auto-identification ethnique, estime de soi), de motivation (causes de l’immigration), de valeur (matérialisme), d’émotion (nostalgie) et d’autres variables culturelles (religiosité et média). Le tableau 2 résume les principales études menées sur l’influence de ces variables sur l’acculturation. Le modèle général (Figure 1) dans lequel notre recherche s’inscrit met l’accent en particulier sur les variables nouvelles, qui sont au cœur de notre problématique : les sous-cultures d’origine, la distance culturelle (entre sous-culture d’origine et culture d’accueil) comme variable médiatrice, des variables psychosociales comme variables modératrices, les directions et modes d’acculturation. Ce modèle constitue un schéma de réflexion destiné à faire émerger la contriFigure 1 : Le modèle d’acculturation bution potentielle de notre réflexion et de l’étude menée, par rapport aux courants de recherche existants. Terrain étudié : les sous-cultures kabyles et oranaises Nous examinerons dans cette étude des souscultures d’origine dont la distance culturelle diffère de la culture d’accueil. Pour cette raison, nous avons choisi les sous-cultures kabyle et oranaise dans le contexte de la culture algérienne. Notre choix de terrain, qui s’est porté sur les consommateurs algériens immigrés en France provenant de sous-cultures différentes repose donc sur cette logique mais aussi sur les raisons suivantes : 1.La population algérienne représente selon l’Insee, la première population immigrée en France avec 702 811 immigrés algériens en 2007 et 617 000 descendants d’origine algérienne en 2010. Sociétal – 183 Tableau 2 : Variables modératrices psychosociales de l’acculturation Variable Définition Influence sur l’acculturation Variables identitaires L’autoidentification ethnique L’ethnicité est un sentiment d’appartenance ressenti potentiellement, auto-déclaré et faisant appel à une approche émique (Peñaloza, 1994 ; Oswald, 1999 ; Askegaard, Arnould et Kjeldgaard, 2005 ; Üstüner et Holt, 2007). L’auto-identification ethnique est considérée comme représentant au mieux l’ethnicité du consommateur (Hirschman, 1981), avec l’identification par le consommateur du groupe ethnique auquel il pense appartenir (nation, sous-culture ethnique, communauté de quartier) ainsi que la force de cette identification. L’estime de La valeur qu’a une personne d’elle-même soi (Darpy, 2012) Plus le groupe ethnique auquel s’identifie le consommateur est proche de la culture d’accueil, plus le consommateur s’adaptera à la société d’accueil (Berry, 1997) Plus une personne s’estime, plus elle aura confiance et fera d’efforts pour s’adapter à la culture d’accueil (recherche d’emploi, affronter la discrimination) (Kosic, Mannetti et Sam, 2006). Motivation Les causes de l’immigration Raisons pour lesquelles la personne a quitté sa culture d’origine. Par exemple : raisons économiques, refuge politique, regroupement familial, etc. Un départ volontaire de la société d’origine facilite l’adaptation à la culture d’accueil en comparaison à un départ forcé (Tartakovsky et Schwartz, 2001). Valeur Le matéria- L’importance que le consommateur attache lisme aux possessions dans ce monde (Belk, 1985) Un consommateur avec un niveau élevé de matérialisme s’adaptera plus facilement qu’un autre aux cultures matérialistes (Tartakovsky et Schwartz, 2001). Emotion La nostalgie Réaction affective, éventuellement associée à une activité cognitive, et ressentie par un individu lorsqu’un stimulus externe ou interne a pour effet de le transposer dans une période ou un événement issu d’un passé idéalisé, s’inscrivant ou non dans son propre vécu La nostalgie peut conduire le consommateur à s’attacher plus à sa culture d’origine, ce qui ne facilite pas l’adaptation à la société d’accueil, surtout lorsque ces deux cultures sont très différentes (Stamboli, 2011) Variables culturelles La religiosité Degré de croyance et de respect par un individu des valeurs, des idéaux d’une religion spécifique et sa mise en pratique (Delener, 1990) Lorsque la religion pratiquée dans la culture d’origine est différente de celle de la culture d’accueil, plus la religiosité de l’individu sera forte, plus il maintiendra les principes de sa culture d’origine et rejettera ceux de la culture d’accueil et vice-versa (Berry, 1997) Les média Les média cultivent et font circuler une image qui peut s’avérer fausse de la réalité Déception et difficultés d’adaptation dans le cas où l’individu se fait une image de la culture d’accueil différente de la réalité. Par ailleurs, consommer les média de la société d’origine ou ceux de la société d’accueil destinés principalement aux immigrés peut être un moyen de maintien de la langue, des valeurs et des traditions d’origine (Lee, 1989). 184 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 2.L’Algérie est une nation composée de souscultures multiples et distinctes. Les plus anciens habitants sont les Berbères (Gaffarel, 2004). Cette communauté englobe de nos jours de nombreuses sous-cultures installées dans différentes régions comme les Kabyles, les Touaregs et les Mozabites. Ces sous-cultures ont une langue de base commune nommée le « Tamazight » et de nombreux éléments distinctifs de consommation. 3.L’Algérie partage une partie de son histoire avec la France puisqu’elle a été colonisée pendant 132 ans (de 1830 à 1962). Cette longue période a permis aux Algériens d’adopter certaines pratiques culturelles de la France dont principalement la langue. Ainsi, le français est la deuxième langue en Algérie. Il est pratiqué par une grande partie de la population surtout ceux ayant vécu la période coloniale ou nés juste après Encadré 1 : Comparaison des deux sous-cultures La culture est un concept très complexe. Pour étudier et comparer les cultures, les éléments constituant la culture et les sous-cultures peuvent être utilisés. En effet, toute culture (et sous-culture) est composée d’éléments que sont : la langue, la religion, les valeurs, les coutumes et les mœurs, les éléments matériels, l’esthétique, l’éducation et les institutions sociales (Czinkota et Ronkainen, 2006). Une recherche documentaire nous a permis d’établir une comparaison entre les deux sous-cultures étudiées dont les résultats sont synthétisés dans le tableau suivant : Les principales caractéristiques des sous-cultures kabyle et oranaise Kabylie Oranie Délimitation géographique -- Nord centre et Nord-est -- Nord-ouest Langue pratiquée -- Kabyle, langue maternelle (plus parlée qu’écrite) -- Français -- Arabe classique à l’école -- Arabe dialectal, langue maternelle -- Français -- Arabe classique à l’école Religion -- 70% à 90% Musulmans -- 10% à 30% Chrétiens -- 99% Musulmans -- 1% autre Drapeau -- Drapeau national -- Drapeau kabyle -- Drapeau national Fêtes et rituels -- Jour de l’an Yennayer (ancien an berbère) -- Printemps berbère -- Fêtes nationales comme le jour de l’indépendance -- Fêtes musulmanes comme l’Aïd -- Fêtes chrétiennes comme Noël -- Fêtes nationales comme le jour de l’indépendance -- Fêtes musulmanes comme l’Aïd Aliments spécifiques -- Huile d’olives -- Figues séchées -- Pas de spécificités mais une préférence pour les dattes Habits féminins -- Robe kabyle traditionnelle portée au quotidien par les femmes, à l’extérieur comme à l’intérieur de la maison -- Robe traditionnelle portée uniquement lors des mariages Musique -- Musique kabyle -- Musique Rai et musique orientale Sources : Le Haut-Commissariat de l’Amazighité, les associations kabyles ACB et CBF, l’église Notre-Dame de Kabylie, l’Office National des Statistiques (Algérie), la revue El bahdja du Ministère de la culture (Algérie), ONU, etc. Sociétal – 185 l’indépendance (ceux qui ont fait leur scolarité avant l’arabisation du pays). provenant des deux sous-cultures d’origine comme le schématise la figure 2. 4.La sous-culture kabyle est la principale sous-culture berbère en Algérie qui se situe géographiquement au centre nord du pays. La sous-culture oranaise est majoritairement arabe, elle se situe au nord-ouest de l’Algérie et est éloignée de la région kabyle de plus de 400km. Au-delà de la distance géographique qui sépare ces deux sous-cultures, nous les avons choisies car elles sont différentes dans les éléments qui composent leurs sous-cultures (Czinkota et Ronkainen, 2006), à savoir : la langue, la religion, les valeurs, les coutumes et les mœurs, les éléments matériels, l’esthétique, l’éducation et les institutions sociales (encadré 1). Pour mettre en place le guide d’entretien, nous nous sommes d’abord basés sur les indications fournies par la littérature pour étudier l’acculturation, puis nous avons soumis le guide d’entretien à trois experts (un expert des études culturelles et interculturelles, un expert des études qualitatives et un expert de la culture algérienne). Ceux-ci devaient notamment signaler et corriger tout élément susceptible de heurter la sensibilité des consommateurs car les sujets traités s’avèrent sensibles à la désirabilité sociale, qu’il s’agisse de l’immigration, des changements qui en découlent et de l’ethnicité des consommateurs (Kabyles versus Arabes). Pour étudier l’existence de différences d’acculturation entre ces deux sous-cultures, une étude qualitative a été menée, elle a permis d’étudier en profondeur l’acculturation de ces consommateurs et de mettre l’accent sur les variables modératrices de l’acculturation des sous-cultures. La méthodologie de cette étude ainsi que ses principaux résultats sont exposés dans les points qui suivent. Dans le but de récolter le maximum d’informations possibles, l’étude exploratoire a consisté en 40 entretiens semi-directifs, menés auprès d’immigrés et enfants d’immigrés Le guide d’entretien étudiait : l’acculturation (encadré 2), l’influence de l’acculturation sur le comportement du consommateur, les variables qui influencent le processus d’acculturation et l’ethnicité du consommateur. Pour localiser les consommateurs, nous avons fait appel à différents consulats d’Algérie ainsi qu’aux associations de Kabyles (comme l’ACB Association Culturelle Berbère et la CBF Coordination des Berbères de France) et d’Oranais (fondues dans des associations d’immigrés algériens, ce qui constitue une tâche difficile). Un traducteur de kabyle a été sollicité car malgré l’immigration en France, Figure 2 : Schéma récapitulatif de la composition de l’échantillon de l’étude qualitative 186 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 Encadré 2 : Eléments du guide d’entretien pour étudier l’acculturation Pour étudier l’acculturation, notre guide d’entretien comportait les thèmes suivants : Récit d’immigration : ceci permettait au consommateur de restituer son expérience de changement de culture. Il nous parlait ainsi des raisons de son immigration, de son déroulement, de ses souvenirs des premiers jours lors de l’arrivée dans la culture d’accueil, des difficultés (facilités) rencontrées lors de son installation, etc. Les différences perçues entre la sous-culture d’origine et la culture d’accueil : une fois le consommateur replacé dans le contexte de changement de culture, nous avons approfondi notre étude en insistant sur les similarités (dissimilarités) perçues entre la sous-culture d’origine et la culture d’accueil pour chaque élément composant la culture (langue, religion, coutumes, etc.) Adaptation à la culture d’accueil : nous avons interrogé le consommateur sur les éléments de la culture d’accueil auxquels il s’est adapté et les raisons de cette adaptation. Le consommateur nous a parlé ainsi des situations dans lesquelles il s’est senti obligé de s’adapter à la culture d’accueil et dans d’autres lorsqu’il a fait le choix d’adopter d’autres éléments culturels que ceux d’origine. Maintien (perte) de la culture d’origine : nos questions se sont orientées par la suite vers la culture d’origine en demandant au consommateur quels étaient les éléments de la culture (sous-culture) d’origine qu’il a gardé et ceux qu’il a perdu. Pour aborder ces thèmes, nous avons posé plusieurs questions, utilisé les techniques de relance et nous avons reformulé parfois les questions comme par exemple pour le maintien de la culture d’origine, nous avons dû aborder le thème élément par élément de la culture en demandant par exemple aux Kabyles : parlez-vous kabyle en France ? Avec qui ? Pourquoi ? Est-ce important pour vous de parler kabyle ? etc. nous avons rencontré deux personnes qui ne parlaient ni l’arabe, ni le français mais uniquement le kabyle. Les entretiens ont été menés à Grenoble, Lyon et Paris. Ils ont été retranscrits et ont fait l’objet d’une analyse de contenu. Le logiciel sphinx Lexica a été utilisé pour cette analyse. Résultats de l’étude qualitative De cette étude ressortent des éléments qui remettent en cause ou précisent des éléments de la littérature sur l’acculturation. Nous présenterons d’abord les résultats relatifs à l’étude de l’acculturation. Par la suite, les résultats de l’étude des variables modératrices de l’acculturation sont exposés. La conceptualisation de l’acculturation Les résultats font ressortir trois éléments nouveaux qui n’avaient pas été observés dans les modèles d’acculturation : (1) l’acculturation, choix ou obligation ; (2) le métissage des cultures ; (3) les immigrés et leurs enfants. Par ailleurs, l’analyse des modes d’acculturation d’individus provenant des deux souscultures a mis en évidence des modes plus précis que ceux observés jusqu’à présent. Ces modes diffèrent d’une sous-culture à l’autre en fonction de la distance culturelle qui sépare la sous-culture d’origine de la culture d’accueil. L’acculturation : choix ou obligation ? Nous avons retrouvé auprès des immigrés des deux sous-cultures que l’acculturation peut être dans certains cas obligatoire et dans d’autres choisie. L’acculturation obligatoire consiste en l’obligation du consommateur à s’adapter à certaines règles de vie de la société d’accueil. Il en va ainsi pour le respect des lois, l’adaptation à une semaine différente (fin de semaine le dimanche en France au lieu du vendredi en Algérie), obligation de parler la langue d’accueil au travail et l’utiliser pour l’éducation. Par ailleurs, les répondants ont fait part d’une « obligation indirecte » d’abandonner la culture d’origine et de s’adapter à la culture Sociétal – 187 d’accueil à cause de l’environnement culturel dans lequel ils vivent. Pour ce qui est de l’acculturation obligatoire que nous qualifions de directe, Samir un Oranais de 35 ans a confié : « Avant d’arriver à Paris, je n’avais pas un très bon niveau de français, tu sais chez nous, on se débrouille, on parle un mot par ci, un mot par là pour s’exprimer mais en arrivant ici, si tu ne connais pas bien le français, t’es mort. Je me rappelle que j’étais bloqué déjà avec le dossier de la carte de séjour. A la préfecture tout est écrit en français alors, j’ai dû demander de l’aide à d’autres immigrés pour retrouver mon chemin. Pour remplir le dossier, c’est pareil…..mais avec le temps, j’ai dû apprendre le français à cause de mes enfants, pour parler avec eux déjà, et pour les aider à faire leurs devoirs et je ne te cache pas que j’ai appris en même temps qu’eux. ». Dans d’autres cas, l’obligation de l’abandon de la culture d’origine et d’adaptation à la culture d’accueil n’est pas dictée par des lois, mais est le résultat de plusieurs facteurs environnementaux qui conduisent le consommateur à une acculturation obligatoire que nous qualifions d’indirecte. Ainsi en est-il de Farida, une Kabyle de 49 ans qui a dit : « Des fois, j’ai beau essayer de garder nos coutumes, nos traditions, nos habitudes religieuses mais je n’y arrive pas par la force des choses. Regarde le Mouloud par exemple (en arabe le Mawlid, ce qui signifie l’anniversaire du prophète Mohamed). Il faut acheter des bougies spéciales, une pour chaque membre de la famille, allumer quelques pétards, faire la fête quoi (rire), ici impossible de le faire ! Les bougies, on ne les trouve pas et les pétards sont interdits, alors la première année quand on arrive on se contente du repas spécial comme El rechta, l’année d’après on n’a pas le temps de la faire, et puis l‘année suivante on ne le fête plus car on travaille et on n’a pas le temps. Des fois même, j’oublie la date, je me rends compte que c’est le Mouloud quand ma famille m’appelle pour me souhaiter un bon Mouloud, je fais semblant de m’en souvenir et je leur dis des mensonges comme quoi je l’ai célébré. Mais franchement, comment veux-tu que je le célèbre dans cette ambiance morte. » Cet exemple montre bien que ce n’est pas la loi qui oblige le consommateur à abandonner des éléments de sa culture d’origine mais bien l’environnement culturel, si différent de celui de la société d’origine, qui ne permet pas à l’individu de maintenir sa culture d’origine. Certains aspects de la consommation ont été considérés comme obligatoires également comme l’achat de certains produits en maternité (9 répondants) du siège pour enfant en voiture (12 répondants) ou encore des tenues de ski exigées par l’école (12 répondants). Ces règles de vie de la société d’accueil obligent l’immigré à adopter des comportements et à consommer parfois des produits dont il n’avait pas l’habitude dans son pays d’origine. L’acculturation obligatoire apporte un éclairage complémentaire au modèle postassimilationniste selon lequel les consommateurs ont le choix car ils s’appuient sur leur ethnicité comme ressource identitaire pour définir leur position et pour décider de se comporter de telle ou telle façon, même s’ils sont aussi déterminés par les institutions. Ce choix ne semble pas si évident dans la réalité. Le consommateur est parfois obligé directement ou indirectement d’abandonner sa culture d’origine. Dans certaines situations, les individus se sentent contraints d’appliquer les normes culturelles du pays d’accueil et doivent renoncer à leurs habitudes. Le maintien de la culture d’origine créant une tension trop forte pour l’individu, le choix est d’y renoncer pour se conformer à la culture d’accueil. Ce résultat souligne le processus de négociation vécu par l’individu dans des situations d’écart élevés ; il est cohérent avec 188 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 les travaux récents sur les tensions identitaires (Zouaghi et Bécheur, 2011). L’acculturation choisie quant à elle, consiste en la décision du consommateur d’adopter certaines règles de la culture d’accueil pour mieux intégrer la société française ou plutôt de maintenir sa culture d’origine. Par exemple, certains répondants ont décidé de fêter Noël (14 répondants) pour faire plaisir à leurs enfants afin que ces derniers ne soient pas les seuls à ne pas recevoir de cadeaux. En interrogeant les immigrés sur d’éventuels changements culturels (traditions, fêtes, coutumes etc.), Baya, une maman Kabyle de 42 ans a confié : « Oui, des fois, j’ai fait comme les Français parce que je pense que c’était bien pour moi et ma famille. Tu vois, fêter Noël, ça se fait pas chez nous, sauf pour certains (rire)….je ne le faisais pas non plus les premiers temps quand je me suis mariée avec Saïd (à noter que c’est la principale raison pour laquelle elle a changé de culture), mais après, quand mes enfants sont rentrés à l’école, qu’on leur a parlé du Père Noël, des cadeaux et tout et tout…que là où tu allais tu ne pouvais pas y échapper, je ne me voyais pas leur expliquer que ce n’est pas notre religion et patati et patata, et je voulais les voir heureux en découvrant les cadeaux et avoir quelque chose à raconter à leurs amis, alors, nous avons acheté un petit arbre en plastique qu’on a décoré, j’ai mis les cadeaux et je ne te raconte pas leur joie ». Dans ce cas, il n’y a pas d’obligation d’adaptation ou de consommation, mais le consommateur choisit de s’intégrer ou de maintenir sa culture d’origine (le choix d’un mode d’intégration ou d’un mode de séparation se fait par le consommateur lui-même). Au-delà de l’identification d’une acculturation obligatoire et une acculturation choisie, nous avons noté via les analyses effec- tuées que les consommateurs issus d’une sous-culture proche de la culture d’accueil se retrouvaient moins dans une situation d’acculturation obligatoire que ceux issus d’une sous-culture éloignée de la culture d’accueil. Ainsi, il semblerait que la distance culturelle entre la sous-culture d’origine et la culture d’accueil dépende de l’importance de l’acculturation que vit le consommateur. En d’autres termes, plus la distance culturelle entre la sous-culture d’origine et la culture d’accueil est proche (réduite), plus le consommateur se retrouve dans une situation d’acculturation choisie plutôt qu’obligatoire car les éléments de sa culture d’origine et de la culture d’accueil ne se confrontent pas, ne se contredisent pas, ne s’opposent pas. Ainsi, le consommateur est plutôt dans une situation qui le met à l’aise et lui offre la possibilité de choisir d’adopter les éléments d’une culture ou de l’autre. Le métissage des cultures Plutôt que de maintenir la culture d’origine ou de s’adapter à la culture d’accueil, le consommateur peut faire un mélange des deux cultures en créant de nouveaux comportements. Dans la littérature, les directions d’acculturation établies par différents chercheurs (Comme Berry (1989), Askegaard, Arnould et Kjeldgaard (2005)) citent bien la possibilité de maintenir la culture d’origine et/ou de s’adapter à la culture d’accueil mais ne parlent pas de métissage culturel, à l’exception de quelques travaux (Amselle, 2004 ; Béji-Bécheur et al., 2007) . Comme indiqué auparavant, Berry (1989) a mis en place quatre modes (segments) d’acculturation en fonction du maintien de la culture d’origine et/ou de l’adaptation à la culture d’accueil, des directions qu’il considère comme indépendantes l’une de l’autre. Bien que ce chercheur ait fait mention d’une différence des directions adoptées et des modes qui en résultent en fonction du contexte dans lequel se trouve l’individu (sphère privée versus publique), Berry (1989, Sociétal – 189 1997) n’évoque pas la possibilité de créer de nouveaux éléments culturels en mélangeant la culture d’origine à celle de la culture d’accueil. Chez les post-assimilationnistes, les chercheurs ont parlé de la notion de « bricolage culturel » en la considérant comme un facteur de construction identitaire mais sans l‘identifier comme une direction d’acculturation. Ainsi, Herbert et Sabri (2012), ont mentionné qu’outre l’alternance entre les produits du pays d’origine et ceux du pays d’accueil, des Maghrébines de France utilisent des produits appropriés du pays d’accueil pour la préparation de produits cosmétiques selon des recettes orientales traditionnelles, ce qui s’apparente selon ces chercheuses au « bricolage identitaire » développé par Bouchet (1995). La notion de métissage culturel, développée en sociologie, est apparue lors de l’étude des individus issus de croisements culturels, elle désigne quelque chose de nouveau, différent de chacun des deux groupes d’individus en interaction (Audinet, 1999). En effet, lorsque les individus de deux groupes culturels différents se rencontrent, ils se mêlent et mêlent les langues, les coutumes, les symboles et les corps. Ce métissage engendre la production et non seulement la reproduction. Il autorise la créativité et l’invention. Comme le souligne Foucart (2009), des formes culturelles originales peuvent s’inventer sans supplanter entièrement celles desquelles elles tirent leur origine. Le métissage culturel est différent du cosmopolitisme. En effet, le consommateur cosmopolite ne fabrique pas une nouvelle culture en mélangeant et adaptant leurs éléments, il valorise plutôt les différentes cultures en vivant à l’aise dans des univers d’identités variées sans les modifier (Burke, 1999). Nous avons identifié du métissage culturel à travers nos entretiens et avons souligné que c’était le produit de la rencontre de la culture d’origine et de celle d’accueil. Ainsi, au lieu de suivre les directions classiques d’accul- turation, à savoir le maintien de la culture d’origine et/ou l’adaptation à la culture d’accueil, d’une façon indépendante l’une de l’autre, l’individu pouvait mélanger les deux cultures pour en créer une nouvelle. Cette nouvelle direction d’acculturation, non identifiée comme telle dans les travaux existants, peut aller dans les deux sens des cultures. Le consommateur peut prendre des éléments de la culture d’accueil et se les approprier dans des rituels de la société d’origine comme l’ont montré Herbert et Sabri (2012), mais il peut également transformer des rituels de la société d’accueil en fonction de sa culture d’origine. Nadia, une immigrée de 45 ans d’origine oranaise a confié : « Ici, on fête un succès avec une bouteille de Champagne mais on ne boit pas d’alcool à la maison, c’est Hram (péché)….. pour fêter la licence de Lilia (sa fille), j’ai réfléchi, réfléchi, ensuite je me suis dit, allez, vas-y pour le Champomy1, comme les gamins ». Dans cet exemple plutôt que de s’adapter à la culture d’accueil en achetant du Champagne ou de maintenir celle d’origine en offrant du thé (café ou jus), cette consommatrice a créé un nouveau rituel de fête qui englobe à la fois des éléments de la culture d’accueil (rituel de fête) et ceux de la culture d’origine (religion). Processus d’acculturation : les immigrés et leurs enfants La conceptualisation actuelle de l’acculturation, tels les modes d’acculturation définis par Berry (1989, 1997) ou encore l’approche post-assimilationniste ne semblent pas être adaptable auprès des enfants d’immigrés. En effet, les répondants d’origine étrangère non immigrés, nés et ayant grandi en France, ne 1/ Champomy est une boisson non alcoolisée qui contient 99% de jus de fruits et 1% de bulles. Son emballage et les bulles qui pétillent lors de l’ouverture de la bouteille et dans le verre sont assez semblables aux caractéristiques du Champagne. Le nom de marque est également très proche de celui du Champagne. 190 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 connaissent pas leur sous-culture d’origine comme leurs parents. De leur culture d’origine, ils ne connaissent que ce qui leur a été transmis par leurs parents ou bien ce qu’ils ont pu découvrir lors de voyages dans le pays d’origine de leurs parents. Samy, un Français d’origine kabyle, âgé de 22 ans, habitant à Grenoble a confié : « Le problème ici en France, c’est que ni je suis Français, ni je suis Algérien. La politique nous considère comme des étrangers, mais désolé je suis Français, je suis né en France, j’ai grandi en France c’est mon pays avant tout, je ne suis pas venu du Bled….J’aime beaucoup l’Algérie mais je ne parle ni kabyle ni arabe, je connais quelques mots, c’est tout. Quand j’étais petit, j’y allais chaque année avec mes parents mais maintenant, j’y vais une fois tous les deux ou trois ans juste pour voir la famille, tu comprends je préfère les vacances en Espagne ou ici en France car le prix du billet du Bled n’est pas donné et en plus là-bas à part la plage il n’y a rien ». Sur les 10 répondants d’origine algérienne (5 Kabyles et 5 Oranais), nous n’avons recensé que le maintien de la langue de la sous-culture d’origine (3,2)2, de certaines pratiques religieuses comme la prière (1,2) et le Ramadhan (1,3) et la préparation de plats traditionnels de leur sous-culture (3,2). Les consommateurs issus de l’immigration ne peuvent maintenir une culture d’origine qu’ils ne connaissent pas bien généralement, ni même s’adapter à une culture d’accueil qui est par définition leur culture maternelle. Etant nés dans la société d’accueil, ces enfants d’immigrés vont apprendre la culture de la société d’accueil à travers l’école et différents milieux sociaux avec lesquels ils sont en contact. Leur contact avec la culture d’origine se résume à des voyages ou à certains éléments transmis par les parents. Pour ces 2/ Ces chiffres correspondent aux nombres de répondants Kabyles et Oranais respectivement. raisons, nous pensons que le modèle bidirectionnel tel qu’il est conçu ne représente pas l’acculturation des enfants d’immigrés. L’étude qualitative a montré des éléments nouveaux dans la conceptualisation de l’acculturation comme nous venons de l’exposer. Les modes d’acculturation des sous-cultures diffèrent ils en fonction de la distance culturelle entre sous-culture d’origine et culture d’accueil ? Les modes d’acculturation des sous-cultures d’origine Nous nous sommes basés uniquement sur les réponses des consommateurs immigrés pour identifier des profils d’acculturation et les comparer à ceux de la littérature (les enfants d’immigrés ont été exclus). Nous avons identifié, comme le présente le tableau 3, six profils qui sont présentés du plus faiblement acculturé (dans le sens de la plus faible adaptation à la culture d’accueil) au plus fortement acculturé dans le tableau suivant. Le niveau d’acculturation a été établi en fonction de leur maitrise de la langue d’accueil et son utilisation, de leur consommation de média de la culture d’accueil, de l’acceptation et l’adoption de la culture d’accueil versus de son rejet et enfin de leur maintien de la culture d’origine. La description détaillée des profils identifiés par l’analyse qualitative est présentée ci-dessous : • Les séparés arrivistes : il s’agit de jeunes consommateurs arrivés récemment en France. Ils ont immigré pour des raisons principalement économiques dans le but d’améliorer leurs conditions de vie. Ils ne parlent pas bien le français. La culture d’accueil leur semble très différente de celle d’origine. Ils découvrent de nouvelles institutions, de nouveaux espaces commerciaux et n’arrivent pas à se repérer. La barrière de la langue accentue leur distance avec la société d’accueil. Ils se réfugient alors dans leur groupe ethnique (les autres immigrés Faible à très faible Faible à très faible Très fort Très fort Maitrise de la langue française Maitrise et acceptation de la culture d’accueil Attachement à la culture d’origine Attachement au même groupe d’origine ethnique dans la société d’accueil Très fort Très fort avec l’intention de retour au pays d’origine Faible Moyenne et faible pour les femmes au foyer Economiques et familiales (pour les femmes ayant rejoint leurs époux) Plus de 15 ans Les séparés nostalgiques (2,3) Fort chez les Kabyles Fort dans la sphère privée Bonne à très bonne Faible à moyen Faible Très bonne Très bonne Economique et sécuritaire Economiques et regroupement familial Bonne à très bonne Entre 5 et 26 ans (semble non pertinente pour ce profil) Les cosmopolites (1,2) Entre 10 et 20 ans Les intégrés (8,3) Les chiffres entre parenthèses représentent le nombre de répondants Kabyles et Oranais correspondant au profil. Economiques Raison d’immigration (1) Inférieure à trois ans Les séparés arrivistes (1,4)(1) Durée de résidence Principales caractéristiques du profil Très faible Faible Très bonne Très bonne Très faible à inexistant Très faible à inexistant Très bonne Très bonne Economiques et personnelles (non acceptation des règles de vie de la société d’origine) Entre 9 et 32 ans Entre 3 et 12 ans (semble non pertinente pour ce profil) Personnelles (non acceptation des règles de vie de la société d’origine) Les hyperassimilés (1,1) Les pré-acculturés (2,2) Tableau 3 : Les modes d’acculturation des consommateurs algériens immigrés en France dans les deux sous-cultures Sociétal – 191 192 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 provenant de leur culture d’origine). Leur difficulté de communication, le peu de contacts sociaux avec les membres de la culture d’accueil et leur attachement à leur groupe ethnique ne permet pas d’affirmer leur rejet de la culture d’accueil. En effet, cette situation peut changer avec l’augmentation de la durée de résidence. Ce mode d’acculturation est plus prononcé dans la sous-culture oranaise que dans la kabyle. • Les séparés nostalgiques : ce sont des personnes âgées qui travaillent en France depuis plus de 15 ans, mais qui attendent la retraite pour retourner dans leur culture d’origine. Ces consommateurs ont maintenu de nombreux aspects de leur culture d’origine et rejettent en grande partie la culture d’accueil. Ils préfèrent s’entourer de personnes de leur culture d’origine considérant qu’elles ont les mêmes valeurs. Généralement, ces consommateurs ont financé l’achat ou la construction d’un bien immobilier dans leur culture d’origine pour y habiter pendant les vacances et après la retraite. Ils disent « garder un pied là et un pied là-bas » pour représenter leur attachement à la fois à la société d’origine dont ils sont nostalgiques et la société d’accueil, source de leur revenu. Nous avons identifié deux Kabyles et un Oranais dans ce cas. Figurent également dans cette catégorie deux femmes au foyer, Oranaises qui ne maitrisent pas la langue d’accueil et qui ne fréquentent que des personnes du même groupe ethnique ou ayant une culture assez proche de celle d’origine. Ces femmes consomment des média d’origine et les média d’Orient. Elles passent la totalité des vacances scolaires d’été dans la culture d’origine et envisagent de revenir dans celle-ci une fois que leurs enfants auront grandi. • Les intégrés : certains consommateurs trouvent un équilibre entre leur culture d’origine et celle d’accueil. Ils sont généralement salariés et mariés avec une durée de résidence entre 10 et 20 ans. Ils sont inté- grés dans le milieu professionnel ce qui les aide à s’adapter à la culture d’accueil. Ils maintiennent par ailleurs leur culture d’origine par la consommation. Ils sont mariés avec une personne originaire de la même sous-culture. Chez ces consommateurs, la culture d’origine domine l’environnement familial, et la culture d’accueil dans le domaine public. Ainsi, ils utilisent par exemple la langue d’origine à la maison et celle d’accueil à l’extérieur. Parfois ils mélangent même les deux cultures. Ce mode d’acculturation a été bien plus observé chez les Kabyles (8) que chez les Oranais (3). • Les cosmopolites : ce sont des individus ouverts à toute autre culture que celle de leur origine. Ils aiment apprendre d’autres langues, essayer d’autres cuisines, voyager, s’habiller avec différents styles. Ils ne cherchent pas intentionnellement à maintenir leur culture d’origine. Ils disent « prendre le meilleur de chaque culture ». Ce profil a été observé dans les deux souscultures, mais plus dans la sous-culture oranaise. Notons que la région d’Oran a subi de nombreuses influences étrangères (espagnole notamment) ayant laissé parfois, dans certains domaines comme celui de la musique, une forme de multiculturalité. Par contre, la région kabyle, caractérisée par des montagnes a été moins sujette aux influences étrangères. • Les pré-acculturés : dans cette catégorie, sont classés les consommateurs qui ont manifesté une acculturation avant même le changement de culture (avant l’immigration). Ces individus parlent couramment la langue d’accueil, ont l’habitude de visiter la France (touristes ou famille déjà immigrée) et sont familiarisés avec la culture française. Ils ont décidé d’immigrer car ils n’acceptaient pas les normes de leur sousculture d’origine. Ces consommateurs sont issus d’un milieu social aisé. Ce profil a été observé à nombre égal dans les deux sous-cultures. Les individus préfèrent quitter leur sous-culture d’origine pour retrou- Sociétal – 193 ver un milieu culturel plus adéquat avec leurs convictions. Le revenu joue un rôle modérateur important dans les deux souscultures. • Les hyper-assimilés : ces personnes ont adopté la culture d’accueil et préfèrent ne pas garder de lien avec leur sous-culture d’origine. Ils ne parlent pas la langue d’origine, s’entourent de personnes de la culture d’accueil et ne consomment aucun produit en relation avec leur culture d’origine. Nous avons rencontré dans cette catégorie un individu qui a changé de nom pour couper toute relation avec son passé. Les raisons de ces choix selon ces répondants résident en une situation conflictuelle avec la sous-culture d’origine. Ce profil a été observé de la même façon (même nombre) dans les deux sous-cultures. Les raisons de l’immigration conduisent les individus à s’assimiler entièrement et abandonner leur sous-culture d’origine quelle qu’elle soit. Certains modes d’acculturation identifiés rejoignent ceux connus dans la littérature comme les intégrés de Berry (1989, 1997) et les hyper-assimilés des post-assimilationnistes (Askegaard, Arnould et Kjeldgaard, 2005). Cependant, nous avons identifié des profils non précisés auparavant comme les pré-acculturés et avons apporté plus de détails dans le profil des séparés en les affinant selon la durée de résidence des répondants et leur âge. Par ailleurs, il apparait à la lecture des résultats que la distance culturelle qui sépare la sous-culture d’origine de la culture d’accueil influence le mode d’acculturation du consommateur. En effet, les Kabyles sont plus du profil « intégré » que les Oranais. Inversement, dans le profil « séparé », il y a plus d’Oranais. Ceci consolide notre thèse selon laquelle l’acculturation ne se produit pas de façon équivalente à travers les sous-cultures. Pour les consommateurs provenant de sous-cultures proches de la culture d’accueil, il est plus facile de s’adapter à la nouvelle culture que s’ils étaient issus d’une sous-culture éloignée de la culture d’accueil. Variables modératrices et distance culturelle La littérature, comme nous l’avons exposé dans cet article, présente un ensemble important de variables influençant l’acculturation du consommateur, cependant peu d’études se sont intéressées à l’influence des variables psychosociales. Cette étude a permis d’identifier les variables modératrices de l’acculturation des sous-cultures parmi les variables traditionnellement mise en évidence et les variables psychosociales. Certaines ont conduit à des conclusions nuancées comme dans le cas de la religiosité. Globalement, l’étude a permis également de distinguer les réponses d’une sous-culture à l’autre en fonction de la distance culturelle que perçoivent les répondants entre leur sous-culture d’origine et la culture d’accueil. La durée de résidence L’insertion du consommateur dans la culture d’accueil, l’apprentissage correct de la langue d’accueil et l’accoutumance aux nouvelles normes demandent du temps au consommateur immigré. Certains consommateurs (8 répondants) résidant depuis de nombreuses années en France ont confié s’être habitués à la France et avoir évolué avec le temps. Ainsi, Ameziane, un Kabyle de 48 ans a dit : « Comme dit la chanson, avec le temps va, tout s’en va, on oublie le visage et l’on oublie la voix. Je suis en France depuis presque 20 ans, et avec le temps, j’ai appris à la connaitre, à l’aimer, à aimer les Français et puis à devenir Français. Ce n’est pas chose facile en arrivant avec sa valise. Je ne connaissais personne, puis petit à petit, à travers mes études, mon travail et mes amours, j’ai construit mon petit monde….je ne me sentais plus seul ». 194 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 L’analyse des réponses a montré que lorsque la durée de résidence était courte (inférieure à trois ans), les individus issus d’une sous-culture éloignée de la culture d’accueil étaient plus nombreux à manifester des difficultés d’adaptation à la culture d’accueil. Par ailleurs, pour une durée de résidence importante (entre 10 et 20 ans), il y avait plus de personnes intégrées chez les individus issus d’une sous-culture proche de la culture d’accueil que ceux provenant d’une sous-culture éloignée. Ces résultats indiquent que la durée de résidence modère l’acculturation en influençant l’adaptation du consommateur à la culture d’accueil. Cependant cette modération diffère d’une sous-culture à l’autre en fonction de la distance culturelle. Elle est plus prononcée chez les consommateurs issus d’une sous-culture proche de la culture d’accueil que ceux originaires d’une sous-culture éloignée. L’âge de l’immigration Les répondants ayant immigré à un jeune âge se sont adaptés à la culture d’accueil plus facilement en comparaison de ceux ayant immigré adultes dans les deux sous-cultures, ce qui confirme que l’âge de l’immigration modère l’acculturation. Lorsque la personne immigre enfant, elle n’a pas suffisamment connu et appris sa culture d’origine au point de la maintenir et de s’y référer au quotidien. Les immigrés jeunes continuent leur système d’apprentissage dans la culture d’accueil, ils adoptent des normes et des valeurs de cette nouvelle culture plutôt que celles de la culture d’origine. Samira, une Oranaise de 25 ans a précisé : « Je suis arrivée en France à l’âge de 4 ans, je parlais bien l’arabe à l’époque mais depuis je n’utilise que le français, je parle arabe uniquement avec ma grandmère des fois, j’ai même oublié des mots. Je n’ai pas gardé grand-chose de mon enfance à Oran, tu comprends j’étais trop petite. J’ai fait l’école et l’université ici. Mes amis sont ici, là-bas, je ne connais que la famille et encore…Sinon, ce que je peux te dire sur Oran c’est que j’ai du mal à la cerner. Elle change beaucoup d’un voyage à l’autre et donc je me perds à chaque fois ». Inversement, l’immigré adulte a forgé son apprentissage dans la société d’origine. Les normes et les valeurs de la culture (sousculture) d’origine sont ses repères et il lui est généralement difficile de les changer en immigrant. L’immigration à un jeune âge permet à l’individu de mieux s’adapter à la culture d’accueil même si celle-ci est très différente de la sous-culture d’origine. Ainsi, l’âge de l’immigration modère l’acculturation et peut réduire la distance culturelle entre sous-culture d’origine et culture d’accueil. Le revenu Le revenu permet à l’individu de s’insérer dans un milieu social donné. Les répondants qui se sont le mieux adaptés à la société d’accueil avaient tous un revenu élevé et ce dans les deux sous-cultures. Leurs moyens financiers leur permettaient d’aller au restaurant, de faire du ski, de s’inscrire dans des activités sportives et ainsi de s’insérer mieux dans la culture d’accueil. Mohamed, un architecte Oranais précisait : « L’argent ne fait pas le bonheur mais y contribue. C’est un des principaux éléments m’ayant aidé à m’installer correctement avec ma femme et mes filles. Quand j’ai décidé d’immigrer il y a dix ans, j’ai fait les choses à distance. J’ai eu un poste à l’école d’architecture de Grenoble et j’ai pris un logement à côté, pas loin de l’Avenue de Constantine et je trouvais que c’était bien car Constantine c’est chez nous. Mais en arrivant, je me suis très vite rendu compte que j’avais fait une grosse erreur. C’était à côté de la ville neuve, je ne pouvais pas accepter de vivre et surtout de faire vivre mes filles dans ce milieu. Heureusement, mon salaire me permettait de vite changer Sociétal – 195 d’endroit, mais il a quand même fallu attendre quelques mois le temps de préparer un bon dossier avec des fiches de paie etc. ». En conséquence, il apparait que l’importance du revenu est un facteur qui réduit la distance culturelle entre la sous-culture d’origine et la culture d’accueil, un élément que les pouvoirs publics peuvent utiliser pour mieux aider les individus immigrés à s’intégrer (encadré 3). La religiosité Nous avons examiné, dans l’étude qualitative, la religiosité du consommateur en demandant à chaque répondant la religion qu’il suivait (s’il y en avait une car nous avons interrogé un Kabyle qui ne s’identifiait à aucune religion), s’il la pratiquait, les changements de religiosité qui se sont produits après changement de culture et comment sa religiosité influençait son adaptation à la culture d’accueil et/ou le maintien de sa culture d’origine. Le profil religieux de notre échantillon, suite aux déclarations des répondants, est le suivant : chez les Oranais, il y 100% de musulmans, chez les Kabyles, il y a 2 chrétiens, 17 musulmans et 1 un individu sans conviction religieuse. Les analyses des réponses ont mis en avant le rôle joué par la religiosité dans les décisions du consommateur (encadré 4). Ceci dit, la façon dont la religiosité influence l’acculturation du consommateur nous est apparue très complexe à ce stade de l’étude, parfois à cause de la sous-culture d’origine et parfois à cause de la différence d’interprétation de la religion (au sein d’une même sous-culture). En ce qui concerne la sous-culture d’origine, les résultats ont montré que la religiosité dépendait de l’appartenance à une sous-culture ethnique. Il a semblé plus facile d’être musulman chez les Oranais que chez les Kabyles car l’arabe est la langue maternelle des Oranais, ce qui leur facilite la pratique de l’Islam et la lecture du Coran. Par ailleurs, il n’existe pas de conflit identitaire entre les Oranais et l’Islam (les deux étant d’origine arabe). Chez les Kabyles, la religion musulmane semble parfois être un héritage forcé d’une colonisation arabe plutôt qu’une conviction. Samia, Kabyle de 34 ans, a confié : Encadré 3 : Les immigrés et l’argent D’après la banque mondiale (19 avril 2013), les envois de fonds des travailleurs immigrés vers les pays en développement ont atteint 529 milliards de dollars en 2012, dont 1,843 milliard vers l’Algérie. Ce montant bien qu’important, ne prend pas en compte les transferts informels. En effet, en Algérie les immigrés préfèrent changer les devises sur le marché parallèle qui peut rapporter 30% de plus que le change officiel. Cette étude qualitative a montré que les immigrés qui transfèrent l’argent vers leur pays d’origine ne le font pas souvent pour aider leur famille, mais plutôt pour assurer une retraite « au bled ». Ainsi, ils investissent dans des achats et des constructions immobilières. Les répondants enfants d’immigrés n’ont pas l’intention de retourner vivre dans la société d’origine, qui est considérée comme une résidence de vacances. En France, comme l’a souligné l’INSEE, les immigrés vivent souvent regroupés dans des HLM. Ce regroupement ne favorise pas les échanges sociaux avec les membres de la société d’accueil, ni l’adaptation à ses normes, il favorise en revanche le maintien de la culture d’origine. Cette étude a montré également que le revenu réduit les distances culturelles et favorise l’intégration. Ainsi, les pouvoirs publics peuvent utiliser ces informations pour aider les immigrés issus d’une sousculture éloignée à s’adapter à la société d’accueil. L’accompagnement des immigrés par l’apprentissage de la culture d’accueil, éviter les habitations qui favorisent les regroupements ethniques (quartiers d’immigrés), et l’amélioration du niveau de vie réduit la distance culturelle. De ce fait, il y aura plus de mixité sociale entre immigrés et la population de la culture d’accueil, ce qui favorise leur intégration. 196 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 « Je ne sais pas si je suis vraiment musulmane ou pas, je ne connais que très peu de choses sur l’Islam, des trucs qu’on nous a forcé à apprendre à l’école. De plus je ne comprends rien à l’arabe du Coran…. Nous (les Kabyles), avant nous étions des chrétiens ou des juifs, on a été envahi par les musulmans…..d’ailleurs notre héroïne la Kahena (Dihya) était juive, elle a même été trahie par un arabe musulman qu’elle a adopté… certains d’entre nous reviennent même à la religion d’origine (le Christianisme). On estime qu’on n’est pas des musulmans et qu’on a la liberté de choisir sa religion ». Ainsi, il apparait qu’un lien important est fait chez les Kabyles entre leur identité ethnique et la religion qu’ils pratiquaient. Lorsqu’ils immigrent, la distance culturelle qui sépare leur sous-culture d’origine de la société d’accueil influence leur adaptation. En effet, ils disent s’adapter plus à des sociétés non arabes, non musulmanes. Arezki, un Kabyle de 29 ans précisait : « Oui la religion est importante, déjà même dans le choix du pays d’immigration. Moi je n’ai jamais pensé immigrer à Dubaï ou d’autres pays du Golfe même si j’ai un bon diplôme. Ça ne va pas! C’est un suicide pour moi. Je préfère de loin un pays dont les valeurs sont les miennes même si j’aurais eu moins de pognon. La France c’est l’idéal, je fais ce que je veux, ni je suis obligé de prier, ni d’aller à la mosquée ou de manger en cachette ». La religiosité comme variable dans le choix du pays d’immigration n’a pas été retrouvée chez les individus de la sous-culture oranaise. Nous avons noté également, qu’en termes de pratiques religieuses, le discours était bien plus profond et complexe avec les Oranais que les Kabyles. Ces derniers, résumaient généralement leur religiosité à la pratique de la prière (sans discuter du lieu), du Ramadhan et de la consommation de certains interdits alimentaires. Ainsi, plus la distance culturelle entre la sous-culture d’origine et la culture d’accueil est proche en termes de religiosité, plus le consommateur s’adaptera. La religiosité est influencée également par l’interprétation de la religion. En effet, nos analyses ont montré, principalement chez les Oranais, que l’interprétation personnelle de la religion affectait la religiosité et l’acculturation de l’individu. Ainsi, certains individus se focalisent sur les cinq piliers de l’Islam. Ils parlent de la prière, du jeûne (Ramadhan) et parfois du pèlerinage (la Mecque) et jugent leur adaptation à la société d’accueil en fonction de leur capacité à pratiquer ces éléments religieux, que cela soit sur le plan personnel (comme le courage de résister à la faim et faire le Ramadhan dans une société qui ne le fait pas, où tout le monde autour de soi mange), ou sur le plan règlementaire (accorder un temps de prière au travail, aménager les horaires pour le Ramadhan, disposition d’un lieu de culte comme la mosquée ou une salle de prière, etc.). Ils jugent par exemple qu’ils ont du mal à s’adapter à une société dans laquelle ils ne peuvent pas pratiquer leur prière du vendredi en raison des horaires de travail ou de l’absence de mosquée. Pour d’autres personnes, la religion intervient dans toutes les facettes de la vie, dans toutes les activités quotidiennes. Ces individus pratiquent différemment les cinq piliers de l’Islam. Concernant la prière, ils considèrent que celle-ci doit être simplement faite, à la maison ou ailleurs, ils ne réclament pas de lieu de culte et pensent que si elle n’est pas faite à ses horaires à cause du travail, elle sera toujours rattrapable le soir. Ils ne trouvent pas ainsi de mal à s’adapter. Chez ces personnes, les principes de l’Islam sont plus évoqués dans le cadre de la vie courante comme le travail. Ainsi, ils rejettent l’idée des aides sociales et préfèrent travailler car l’Islam rejette l’obtention facile de quelque chose, sans labeur, ou l’obtention d’un profit non justifié par un travail collectif (Pras et Vaudour-Legrâce, Sociétal – 197 2007). Lakhdar, un Oranais de 54 ans a précisé : « Quand on immigre en France, on sait ce qui nous attend, on sait qu’on ne trouvera pas une mosquée pour faire la prière du vendredi alors j’estime que c’est un choix fait en connaissance de causes…Moi, mon Islam je le vois autrement, je préfère travailler, ce qui est obligatoire dans notre religion plutôt que de toucher des aides, mais bon des fois t’es obligé quand il n’y pas de boulot (rire). L’Islam pour moi c’est respecter les autres au quotidien, ne pas mentir, ne pas voler, bref tout ce que notre religion nous enseigne pour bien vivre ». En résumé, les résultats des analyses sur la religiosité mettent en avant une différence de religiosité entre les consommateurs des deux sous-cultures en fonction de la distance culturelle qui sépare la sous-culture d’origine de la culture d’accueil. L’influence de la religiosité sur l’acculturation semble être plus causée par l’interprétation personnelle de la religion que par la religiosité elle-même. Ces résultats ne permettent pas de dire si la religiosité des Oranais leur facilite (ou non) l’adaptation à la société d’accueil. Il serait intéressant de lui consacrer une étude spécifique afin de mieux cerner ses effets en fonction de la sous-culture d’origine d’une part et des interprétations personnelles d’autre part. La nostalgie Les consommateurs ayant manifesté un plus fort attachement à la sous-culture d’origine et une moindre adaptation à la culture d’accueil étaient souvent nostalgiques de leur culture d’origine, ce qui confirme que la nostalgie modère l’acculturation (Stamboli, 2011). Ils se sentaient étrangers dans la culture d’accueil et avaient du mal à l’accepter. Ils manifestaient leur attachement à leur culture d’origine en fréquentant des individus du même groupe ethnique et en consommant des produits provenant de leur culture d’origine en disant qu’ils y trouvaient « l’odeur du Bled », c’est ce qu’a confié Tassadite, une Kabyle de 63 ans : « La Kabylie me manque beaucoup, si j’avais les moyens je descendrai plus sou- Encadré 4 : Influence de la religiosité sur le comportement du consommateur La consommation halal est souvent symbolisée dans la société d’accueil par l’interdiction de consommer du porc et du vin et la consommation de viande dîte halal. Les analyses effectuées dans cette étude qualitative ont montré que la religiosité du consommateur le conduisait parfois à changer profondément son comportement de consommation et ne se réduisait pas simplement à acheter des viandes halal et ne pas consommer de porc. Ainsi, les résultats montrent par exemple que : –– L’analyse de l’emballage changeait : le consommateur prend du temps et lit la composition des produits pour rechercher une éventuelle présence de porc ou ses dérivés (gélatine) ou bien d’alcool. Ceci concerne de nombreux produits : bonbons, produits laitiers, pâtisseries, plats cuisinés (comme les poissons), etc. Même l’étiquette des cuirs des habits est analysée pour s’assurer que le cuir ne provient pas de porc. –– La perception des marques : certains consommateurs n’achètent pas des produits même certifiés halal en raison du nom de marque. Ainsi en est-il par exemple pour la marque Fleury-Michon, Cette marque commercialise du porc et fait des publicités sur ce produit. En conséquence, le consommateur l’associe à ce produit interdit par sa religion et ne la consomme pas. Certains répondants ont même dit qu’ « il pouvait y avoir du porc dans le jambon halal du moment qu’ils étaient fabriqués par les mêmes machines, sortaient de la même usine ». –– La constitution de communautés virtuelles : les consommateurs se retrouvent sur la toile, créent des forums pour échanger des informations sur des produits, des lieux de consommation qu’ils recommandent ou inversement qu’ils conseillent d’éviter les jugeant non conforme à leurs pratiques religieuses. 198 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 vent. Mais comme je n’ai pas de sous, je fais avec les moyens du bord. On me ramène l’huile d’olive de mon village avec laquelle je fais mon bon couscous chaque dimanche. Il y a aussi des associations ici à Paris (20ème arrondissement), qui nous permettent de nous retrouver, de faire de la couture ensemble, de chanter, ça me rappelle l’ambiance de Larbaâ Nath Irathen (village kabyle) ». Les répondants ayant le plus évoqué le registre nostalgique ont par ailleurs exprimé une forte distance culturelle. A l’inverse, les personnes ayant le sentiment d’une faible distance culturelle entre leur sous-culture et la culture d’accueil étaient moins sur un registre nostalgique. Les responsables marketing peuvent utiliser la nostalgie auprès des consommateurs issus d’une sous-culture éloignée de la culture d’accueil pour faire des offres spécifiques. Ce sera plus le cas des immigrés d’origine oranaise (produits spécifiques halal) que d’origine berbère. Mais même dans ce dernier cas, on peut penser à des produits et événements spéciaux à l’occasion du nouvel an berbère. Globalement, plus la nostalgie est forte, plus il sera important de proposer des produits et services qui maintiennent le lien avec le pays d’origine (cartes téléphoniques, voyages, produits ethniques) à des prix acceptables. Dans tous les cas, l’utilisation de la langue d’origine pour des produits à forte charge émotionnelle ou lorsqu’on veut s’assurer de la parfaite compréhension du message seront opportuns. Le matérialisme Nous avons mis en évidence deux situations dans lesquelles le matérialisme influence l’adaptation du consommateur dans la société d’accueil. Dans une première, le consommateur manifestait à travers son récit un niveau de matérialisme plutôt élevé lorsqu’il était dans sa sous-culture d’origine. En effet, il souhaitait posséder des objets de la culture d’accueil, avant même de changer de culture. Une fois arrivé en France, ce consommateur a consommé en premier les produits dont il rêvait dans sa sous-culture d’origine et qu’il ne pouvait acheter compte tenu de son faible pouvoir d’achat (prix des produits importés/salaire). Ce niveau de matérialisme élevé dans la sous-culture d’origine a conduit le consommateur, après immigration, à s’adapter plus facilement au mode de consommation de la société d’accueil. Ce type de matérialisme a été recensé d’une façon plus prononcée chez des consommateurs issus d’une sous-culture éloignée de la culture d’accueil. Ainsi, un niveau de matérialisme élevé avant changement de culture réduit la distance culturelle qui sépare la sous-culture d’origine de la culture d’accueil et favorise l’adaptation. Dans une seconde situation, le degré de matérialisme élevé de la société d’accueil a provoqué un changement de mode de consommation chez les consommateurs après le changement de culture. A l’inverse de la situation précédente, nous n’avons pas noté de niveau de matérialisme élevé dans la sous-culture d’origine avant changement de culture. L’augmentation du niveau de matérialisme a eu lieu après changement de culture. L’immigré cherchant à s’intégrer dans une société matérialiste, a adopté des comportements de consommation matérialistes pour s’adapter. Samia, une Kabyle de 34 ans a confié : « Quand j’ai commencé à travailler, je ne m’habillais pas comme ça (montre ses vêtements). En fait, mes collègues s’habillent toutes avec des marques, elles ont des sacs Longchamp, portent de beaux costumes et tailleurs, etc. pourtant ce ne sont que des secrétaires……mais l’apparence est importante ! Alors, moi je ne pouvais pas être la kavia (mot algérien qui désigne une personne démodée, qui n’a pas de goût) du club. J’ai économisé moi aussi, et j’ai acheté des marques ». Sociétal – 199 Ce changement a été observé auprès des consommateurs des deux sous-cultures. Ainsi, quelle que soit la distance culturelle qui sépare la sous-culture d’origine de la culture d’accueil au moment du changement de culture, le matérialisme réduit la distance culturelle et influence l’acculturation du consommateur. En conséquence, le matérialisme est une variable modératrice de l’acculturation du consommateur. Il peut réduire la distance culturelle qui sépare la sous-culture d’origine de la culture d’accueil et favoriser l’adaptation du consommateur. Acculturation, identité ethnique, et sous-cultures d’origine L’ethnicité du consommateur a été étudiée à ce jour de manière globale. Les chercheurs ont mené leurs études en se basant principalement sur les critères de nationalité, voire même de groupe de nationalités ou encore d’autres critères représentant la nationalité comme le pays de naissance, le nom de famille, etc. Ils ont ignoré de ce fait, les différents groupes ethniques existants au sein d’une nation. En effet, même s’ils utilisent dans leurs travaux le terme de « sous-culture » pour indiquer une communauté ethnique (une organisation sociale), ils désignent par le terme « souscultures » des groupes ethniques formés sur la base de nationalité(s) comme les Turcs, les Hispaniques, les Asiatiques, etc. La relation entre l’acculturation et l’ethnicité ne fait pas l’objet d’un consensus chez les chercheurs. Certains travaux, notamment ceux du modèle assimilationniste, considèrent que l’acculturation et l’auto-identification ethnique sont opposées. Ainsi, plus le consommateur s’auto-identifie à sa culture d’origine, plus il s’y attache, moins il s’adapte à la culture d’accueil et vice versa (Cuellar, Harris et Jasso, 1980 ; Faber, O’Guinn et McCarty, 1987). Une autre lignée de travaux, correspondant principalement au modèle bidirectionnel et au modèle post-assimilation- niste, considère l’acculturation et l’ethnicité comme deux variables indépendantes (Berry, 1989 ; Askegaard, Arnould et Kjeldgaard, 2005). Le consommateur peut développer un fort sentiment d’appartenance à la culture d’accueil et s’y adapter, tout en conservant son sentiment d’appartenance à sa sousculture d’origine. Cette nouvelle approche a donné lieu à des typologies d’acculturation comme celle de Berry (1989, 1997) Nous avons analysé dans cette étude qualitative à quelle culture ou sous-culture le consommateur appartenait et à quel groupe ethnique il s’identifiait. Les répondants oranais s’identifient unanimement à l’Algérie (100%), seules quatre personnes ont rajouté le qualificatif « Oranais ». Par exemple, Mohamed, l’architecte a dit : « Je suis Algérien », alors que Samir a dit « Je suis un Algérien, Wlid Wahran (Fils d’Oran) ». Ils ont justifié leur réponse par la nationalité et par la région où ils habitaient ou bien où ils sont nés. Les répondants kabyles s’identifient majoritairement à leur sous-culture d’abord (18 répondants sur 20). La nationalité n’a été citée que par la moitié des répondants. Ils expliquent cette identification par l’histoire de la Kabylie qu’ils considèrent bien antérieure à celle de l’Algérie. De plus, certains d’entre eux (12 répondants) citent leur différence de culture (langue et coutumes) avec le reste de la population algérienne. Tassadite a précisé par exemple : « Je suis Kabyle, même si mon passeport est algérien et que j’aime l’Algérie, je ne peux pas me reconnaitre dans les autres régions. Ils ne parlent pas comme nous, n’écoutent pas la même musique, moi j’aime Ait Menguelet, eux ils ne le comprennent même pas. Prends les plats de cuisine, c’est pas pareil, ou zid ou zid (etc., etc.) » . Par ailleurs, les Kabyles qui s’identifient majoritairement à leur groupe ethnique ne voient 200 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 pas en cette identification un contraste avec la culture d’accueil mais plutôt un rapprochement de valeurs. Massinissa, un Kabyle de 36 ans a dit : « Honnêtement, je me sens plus proche des Français que des autres Algériens. Chez nous à Tizi, que tu veuilles faire le Ramadhan ou pas, personne ne te juge, sauf les Arabes et l’Etat qui nous met en prison, ici, on tolère, on respecte, c’est comme les Kabyles ». Dans ce cas, la distance culturelle est perçue comme proche entre la sous-culture d’origine et la culture d’accueil mais plutôt éloignée entre la sous-culture d’origine et la culture « nationale » d’origine. Les Oranais quant à eux, perçoivent des différences entre leur sous-culture et la culture d’accueil. Pour Zakia, une Oranaise de 52 ans, femme au foyer, immigrée depuis 31 ans : « Oh mon dieu, on est où et ils sont où. A Oran, on respecte, tu ne vois pas les gens s’embrasser dans la rue, les filles s’habillent correctement. Ici, tu vois de tout en plein jour. Nous on prie le vendredi, eux le dimanche, alors ils nous font travailler le vendredi et pas le dimanche. L’Aïd, il ne reconnaissent pas, tu dois travailler et les enfants doivent aller à l’école sinon ils justifient l’absence, c’est pas comme Noël ou la pentecôte. Après plus de trente ans de vie en France, et avec des papiers français, je me sens toujours étrangère ». ethnique n’est ni opposée à l’acculturation, ni indépendante des changements culturels. Pour notre part, l’auto-identification ethnique influence l’acculturation du consommateur en fonction de la distance culturelle qui sépare la sous-culture d’origine du consommateur de sa culture d’accueil. D’après Ward et Kennedy (1993), plus les différences entre les cultures sont importantes, plus l’adaptation à la culture d’accueil est difficile. Lorsque la sous-culture d’origine est proche culturellement de la culture d’accueil, la distance culturelle est réduite, et une forte autoidentification ethnique à cette sous-culture favorisera l’adaptation à la société d’accueil. Inversement, lorsque la sous-culture d’origine est éloignée de la culture d’accueil, la distance culturelle est importante, et une forte auto-identification ethnique à la sousculture freinera l’adaptation du consommateur à la société d’accueil. Cela s’explique selon Sam et Berry (2006) par la nécessité de perdre plus de sa culture d’origine pour s’adapter à celle d’accueil. C’est ce que révèle clairement l’étude qualitative menée sur les populations kabyles et oranaises. Sous-cultures et nouveau modèle d’acculturation Certains éléments forts ressortent de l’analyse du processus d’acculturation en prenant en compte les sous-cultures d’origine des individus plutôt que la culture globale (figure 3). Ainsi, plus le consommateur oranais s’identifie à sa culture d’origine et la maintient, plus il fait face à certaines situations problématiques le conduisant parfois à faire un choix entre sa culture d’origine et celle d’accueil car elles sont différentes. L’étude qualitative a montré que la distance culturelle qui sépare la sous-culture d’origine de la culture d’accueil est une variable médiatrice entre la sous-culture d’origine et l’acculturation. Lorsque la distance culturelle entre la sous-culture d’origine et la culture d’accueil est proche, l’individu s’adaptera plus facilement que lorsque la distance culturelle est éloignée. Au regard de ces résultats, il apparait que la relation entre l’acculturation et l’ethnicité ne rejoint aucune des deux approches citées dans la littérature. En effet, l’auto-identification L’acculturation est influencée par les variables modératrices traditionnellement identifiées dans la littérature comme les variables socio-démographiques et celles liées à la Sociétal – 201 culture d’accueil, mais aussi par les variables psychosociales. La durée de résidence, le revenu et l’âge d’immigration modèrent la relation entre la distance culturelle et la direction de l’acculturation. Des variables modératrices psychosociales, peu étudiées (matérialisme, nostalgie et identité ethnique), modèrent cette même relation. La relation entre l’auto-identification ethnique et l’acculturation, qui ne fait pas l’objet d’un consensus dans la littérature, a été précisée. Cette relation dépend de la distance culturelle qui sépare la sous-culture d’origine de la culture d’accueil. Lorsque la distance culturelle est grande, les consommateurs s’identifiant fortement à leurs sous-cultures d’origine s’adapteront moins facilement à la culture d’accueil. Les effets de la religiosité sont quant à eux complexes et mériteraient une étude particulière. L’étude a permis de distinguer une acculturation choisie, et une acculturation obligatoire. En effet, dans certains cas, le consommateur n’a d’autre choix que d’abandonner sa culture d’origine, que cela soit de façon directe (lorsque la loi exige certaines règles) ou de façon indirecte (lorsque l’environnement culturel de la société d’accueil ne permet pas de maintenir sa culture d’origine en dépit de la volonté de la garder). En plus du maintien Figure 3 : Le nouveau modèle d’acculturation de la culture d’origine et de l’adaptation à la culture d’accueil, une autre direction d’acculturation a été identifiée : le métissage des cultures. Enfin, les modes d’acculturation des sous-cultures se rapprochent partiellement de ceux identifiés dans les recherches précédentes. Ainsi le mode des séparés identifié dans la littérature a été précisé en prenant en compte les variables modératrices telles la nostalgie et la durée de résidence. Mais notre étude fait apparaître de nouveaux modes d’acculturation comme les cosmopolites et les pré-acculturés. Implications managériales et limites Sur le plan managérial, notre étude suggère aux responsables marketing, pour satisfaire les besoins spécifiques des immigrants, de se baser sur les sous-cultures et la distance culturelle entre sous-culture d’origine et culture d’accueil qui est une variable médiatrice antécédente de l’acculturation. En effet, pour les consommateurs provenant d’une sous-culture proche de la culture d’accueil, il n’est parfois pas nécessaire de mettre en place des offres spécifiques car leur mode de consommation est semblable à celui des consommateurs de la société d’accueil. Les responsables marketing devraient ainsi 202 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 concentrer leurs efforts sur les consommateurs provenant de sous-cultures éloignées de la culture d’accueil, ayant des modes de consommation distincts, nécessitant des offres marketing particulières. Notre étude montre que pour la mise en place par exemple d’une communication commerciale, dans laquelle la langue est le premier facteur de décodage du message, la prise en compte de la sous-culture d’origine s’impose. En effet, de nombreux consommateurs, même issus de sous-cultures proches de la culture d’accueil utilisent leur langue d’origine. Mettre en place un message dans cette langue, utilisant les média spécifiques de cette communauté, serait plus efficace que d’utiliser une langue d’origine nationale non pratiquée par la sous-culture (cas de l’arabe non utilisé par des Kabyles dans cette étude). Par ailleurs, les variables modératrices de l’acculturation mises en évidence dans cette étude peuvent constituer des critères de segmentation de la population immigrée. Pour des consommateurs nostalgiques par exemple de leur sousculture d’origine, il serait judicieux d’utiliser cette variable dans des campagnes de communication relatives à des transferts d’argent par exemple vers la sous-culture d’origine ou dans le secteur de la téléphonie (où des cartes téléphoniques prépayées sont vendues permettent au consommateur de contacter sa famille dans la culture d’origine). Ce ne sont que quelques exemples parmi les nombreuses implications possibles, comme par exemple celles relatives au métissage culturel (développées dans le texte). miner la distance culturelle entre une sousculture d’origine et une culture « nationale » d’origine. En effet, il est probable que lorsque la sous-culture ethnique est différente de la culture « nationale » d’origine, les consommateurs de cette sous-culture chercheront la proximité d’autres cultures, parfois étrangères, celles d’autres pays vers lesquels ils vont immigrer. Il serait aussi intéressant d’étudier l’acculturation à travers les générations. En effet, on peut se demander par exemple si des parents intégrés vont avoir des enfants intégrés ou pas et les variables qui influencent cette acculturation intergénérationnelle (voire même la reculturation). Une autre voie de recherche pourrait s’orienter vers les sous-cultures d’accueil (comme les sous-cultures bretonne et corse en France ou flamande et wallonne en Belgique). Enfin, nous nous sommes basés dans cette étude sur des comportements déclarés, l’utilisation de méthodologies différentes serait naturellement nécessaire pour généraliser les résultats obtenus. Comme toute recherche, ce travail comporte des limites. Une seule communauté d’immigrés (les Algériens) a été étudiée, dans deux sous-cultures (kabyle et oranaise). Des recherches futures peuvent élargir ce travail à d’autres sous-cultures d’origine de cette communauté (comme les Mozabites) ou encore à d’autres communautés d’immigrés (les Turcs par exemple). La distance culturelle a été analysée entre la sous-culture d’origine et la culture d’accueil, il serait intéressant d’exa- Bécheur A. et Toulouse N. (coord.) (2012), L’ethnicité, fabrique marketing ?, Cormelles-Le-Royal, Editions EMS. Références Amselle J.-L. (2004), Métissage, branchement et triangulation des cultures, Revue germanique internationale, 21, 41-51. Audinet J. (1999), Le temps du métissage, Paris, Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières. Askegaard S.R., Arnould E.J. et Kjeldgaard D. (2005), Postassimilationist ethnic consumer research: qualifications and extensions, Journal of Consumer Research, 32, 1, 160-170. Béji-Bécheur A., Özçaglar-Toulouse N. et Zouaghi S. 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Variables relatives à la culture d’accueil Le cosmopolitanisme Modification de la culture d’accueil La manière d’accueillir un individu Les déplacements fréquents des habitants de la culture d’accueil vers le pays d’origine des immigrés (comme les Français vers le Maghreb) engendrent la connaissance, la familiarisation et l’apprentissage de la culture d’origine de la population qui a immigrée. Un individu cosmopolite, ouvert aux autres cultures, s’adapte facilement. à la culture d’accueil ou à d’autres cultures présentes dans la société (Emonstpool et Rojas Gaviria, 2012). Par exemple, un Anglais immigré en France peut s’adapter à la culture chinoise qu’il apprendra en France grâce à la communauté de Chinois immigrés en France. Plus l’individu retrouve des éléments de sa culture d’origine dans la culture d’accueil, plus il s’adaptera à la nouvelle culture (Berry, 1997) Un bon accueil favorise les interactions sociales, l’apprentissage des normes, l’intégration des valeurs et l’adaptation à la culture d’accueil(Berry, 1997). A l’inverse, un accueil négatif, entraîne un sentiment d’exclusion et freine l’adaptation. Plus la durée de résidence est grande, plus l’immigré s’adapte à la culture d’accueil et s’assimile (Wallendorf et Reilly, 1983). La durée de résidence Un haut niveau d’éducation favorise une meilleure adaptation à la culture d’accueil (Beiser et al., 1988) Une diminution du statut social influence négativement l’adaptation à la culture d’accueil, avec sentiment de dévalorisation (Cumming, Lee et Oreopoulos, 1989) et avec des difficultés à accepter les règles de cette société (Berry, 1997). Education (considérée comme une ressource personnelle) permettant à l’individu de mieux analyser les problèmes et de trouver des solutions (Berry, 1997) : incidence sur la maîtrise de la langue d’accueil, le revenu, le statut professionnel, le réseau social. Le niveau d’éducation Dans les cultures hispaniques, les femmes ont plus de mal à s’adapter à une nouvelle culture que les hommes (Beiser et al., 1988). Epouses, souvent cantonnées aux tâches ménagères, isolées socialement dans la société d’accueil, surtout si problème de maîtrise de la langue d’accueil et dificultés d’adaptation Adaptation à la culture d’accueil d’autant plus rapide quand la personne s’est insérée tôt dans la culture d’accueil (Beiser et al., 1988 ; Kara et Kara, 1996 ; Cleveland, Laroche et Papadopoulos, 2009) Influence sur l’acculturation Le statut social Différences entre hommes et femmes Quand la personne est jeune, elle est encore en processus de construction identitaire et ne connait pas bien sa culture d’origine Définition Le genre L’âge Variables socio-démo- d’arrivée à graphiques la culture d’accueil Variable Annexe A1 : Variables sociodémographiques et relatives à la culture d’accueil, modératrices de l’acculturation Sociétal – 205 Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 – 207 Politique éditoriale et instructions aux auteurs 1 – Contributions attendues Décisions Marketing (DM) est une revue académique qui a pour mission de diffuser des résultats de recherches orientées vers la prise de décision en marketing. Les articles peuvent être soumis soit dans le track général couvrant tout type de proposition en cohérence avec le positionnement de la revue, soit dans les 3 tracks spécialisés (rubriques): marketing digital, communication ou marketing stratégique. Les articles publiés s’appuient sur des recherches qui traitent de concepts et de méthodes pertinents en termes de prise de décision marketing avec une problématique clairement énoncée et une vision critique. Ils permettent également de faire connaître des concepts, méthodes et pratiques émergentes ou en forte croissance. Les propositions présentent des points de vue originaux et reposent sur une méthodologie rigoureuse ; cette dernière peut être présentée sous forme d’encadrés détaillés, si cela facilite la lisibilité globale de l’article. Les implications en matière de prise de décision sont largement développées. D’une manière générale, les propositions doivent pouvoir répondre aisément à la question finale : « Qu’est-ce que l’on ne savait pas avant cette recherche et que l’on sait dorénavant ? ». Ces contributions doivent être énoncées dans le résumé. 2 – Envoi et suivi des propositions Les propositions peuvent être soumises à la revue en français ou en anglais. Dans le cas d’un article ou une rubrique en anglais, la version finale sera à traduire en français aux frais de l’auteur. Les auteurs choisissent eux-mêmes le track de soumission en fonction du thème de leur proposition : général ou spécialisé. Si le thème de contri- bution s’inscrit dans plusieurs tracks, ou est à cheval entre le track général et un track spécialisé, le choix de l’auteur est prioritaire. Néanmoins, en cas de d’erreur manifeste, les rédacteurs en chef ou le responsable de track pourront réorienter la contribution vers le processus administratif adéquat. Les propositions d’articles du track général sont envoyées par e-mail sous format électronique (fichier Word) au secrétaire de rédaction : Laurent Maubuisson [email protected] ainsi qu’aux deux co-rédacteurs en chef : Elisabeth Tissier-Desbordes ([email protected]. eu) et Jean-Luc Giannelloni (jean-luc.giannelloni@ iae-grenoble.fr) Les propositions d’articles pour les tracks spécialisés (rubriques) sont envoyées par e-mail sous format électronique (fichier Word) au responsable du track concerné : « Communications » Jean-Marc Decaudin ([email protected]) « Digital » Christophe Benavent ([email protected]) « Stratégies » François Courvoisier ([email protected]) ainsi qu’au secrétaire de rédaction des rubriques : Cyrielle Vellera [email protected] L’ensemble du processus de révision ainsi que les échanges avec les rédacteurs en chef, les responsables de rubriques, et avec les assistants de rédaction se font par e-mail. 3 – Processus d’évaluation Tous les articles, quel que soit le track suivi (général ou spécialisé), sont soumis à évaluation anonyme 208 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 (trois lecteurs). Pour le track général, les co-rédacteurs en chef prennent conjointement les décisions finales d’acceptation d’un article, de modification ou de rejet ; pour les tracks spécialisés, la décision finale d’acceptation est prise conjointement par les rédacteurs en chef sur proposition du responsable de track. Pour les articles du track généraliste, ce sont les rédacteurs en chef qui choisissent les lecteurs et gèrent la totalité du processus de révision ; pour les tracks spécialisés, chaque responsable de rubrique a en charge la gestion respective de son processus de révision (choix des lecteurs, modifications, rejet, proposition d’acceptation). 4 – Format et normes editoriales Les formats (longueur, style, nombre de référence, etc.) sont identiques pour tous les articles, du track généraliste ou des tracks spécialisés. Dans un souci d’harmonisation et de lisibilité, le titre d’un article ou les sous-titres peuvent être modifiés. Une réécriture de quelques phrases peut être effectuée par les co-rédacteurs en chef. • La longueur de la contribution ne doit pas dépasser 20 pages (tableaux, figures et références compris), sur la base d’une police Times New Roman12, avec des marges de 3 cm sur chaque côté et une interligne de 1,5. Ces 20 pages ne comprennent pas la page de titre et les résumés. Introduction en en-tête. En fin d’article, de rubrique ou de tribune, il est suivi par les références bibliographiques et les éventuelles annexes. • Titres de paragraphes : Faire des titres synthétiques (pas plus de 10 mots si possible). Ne pas utiliser les styles de titres et sous-titres prédéfinis par Word. Les présenter de la façon suivante : Titre 1 (Times New Roman 14, en gras, justifié à gauche) Sous-titre 1 (Times New Roman 14, normal, justifié à gauche) Sous-titre 2 (Times New Roman 12, italique, justifié à gauche) • Encadrés : Les encadrés sont insérés dans le texte. Dans le texte, ne pas indiquer « (voir l’encadré) » ou « (cf. encadré) », mais mettre : (encadré 7). Indiquer l’endroit où il faut insérer l’encadré. Les encadrés sont réalisés selon le modèle ci-dessous (ne mettre le texte qu’avec une ligne dessus et une ligne dessous l’encadré et ne mettre aucune ligne sur les côtés). Exemple : Encadré 7 : Titre en times new roman 12, centré De nombreuses entreprises… • Le nombre total de mots doit être inférieur à 8000. • Les références bibliographiques ne doivent pas dépasser 25. • Le style : l’ensemble du document doit être formaté en style « Normal » (ne pas utiliser les autres styles prédéfinis par Word). • Un double saut de ligne doit être effectué entre l’introduction, les différentes parties et la concluions • Un saut de ligne doit être pratiqué entre chaque paragraphe • La première page indique le titre de l’article, les noms de l’auteur et co-auteurs éventuels, leur institution d’appartenance (sans mentionner la fonction), coordonnées complètes (adresse professionnelle et e-mail) et les éventuels remerciements. La deuxième page d’un article comporte le titre, un résumé (entre 5 et 8 lignes maximum) et des motsclés en français, suivis du titre, du résumé et des mots-clés traduits en anglais. Le résumé doit être clair, précis, bien écrit, et présenter la contribution de l’article. Le texte proprement dit commence en page 3. Il démarre directement sans mettre • Tableaux et figures : Les tableaux et figures (ou visuels) sont insérés dans le corps du texte à l’endroit qui semble le plus logique à l’auteur (et non pas renvoyés en fin d’article). Les tableaux sont réalisés selon le modèle ci-dessous (ne pas tracer les lignes ou colonnes sauf pour la première ligne des titres). La mise en page finale, réalisée par l’éditeur, prendra en compte ses souhaits, en tenant compte des impératifs techniques et des aspects esthétiques. La réalisation doit être impeccable et permettre une reproduction directe. Il est important d’éviter les dégradés de gris pour assurer une reproduction de haute qualité. Les articles ne remplissant pas cette condition sont renvoyés aux auteurs avec proposition de facturation pour une réalisation correcte. Dans le corps du texte, on indique la référence du tableau (ou de la figure) (ne pas indiquer « voir le », « voir la », « cf. le »,…). Les titres des tableaux ou figures sont à présenter ainsi : Exemple : Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 – 209 Tableau 2 : Titre du tableau en times new roman 12, cadré à gauche Variables expliquées Coefficients R2 0,481 0,359 0,542 Intention d’utilisation 0,141 0,018 Lecture réflexe 0,140 0,019 Confiance dans le produit 0,345 0,162 Compréhension 0,160 • Notes de bas de page : les notes de bas de page sont en nombre limité. Le renvoi apparaît au bas de chaque page, la numérotation étant continue sur l’ensemble du document. • Normes et présentation des références bibliographiques : Une référence bibliographique est repérée dans le texte par le ou les noms de l’auteur(s), suivie de l’année. Les références bibliographiques sont en fin d’article, (par ordre alphabétique d’auteurs). Les normes de présentation sont identiques à celles de la revue RAM : Dans le texte, les citations de référence apparaîtront entre parenthèses avec le nom et la date de parution, ex : (Laurent, 1990). Dans le cas d’un nombre de co-auteurs supérieur à trois, on utilisera la mention et al. après le nom du premier auteur. Si deux références ont le même auteur et la même année de parution, on les différenciera par des lettres. Exemple : (Dupont, 1990a). Ces lettres apparaîtront aussi dans la bibliographie. - Périodiques : Liste des auteurs incluant l’initiale de leur prénom, suivie de l’année de la publication, du titre de l’article, du nom du périodique (sans abréviation) en italique, du numéro du volume, du numéro du périodique dans le volume et du numéro des pages. Exemple : Sempé L. (2000), Une échelle de mesure de l’appartenance aux cercles sociaux : analyse factorielle confirmatoire multiniveaux, Recherche et Applications en Marketing, 15, 2, 43-58. - Périodiques en anglais : Utiliser les mêmes normes de présentation que précédemment (majuscule uniquement en début de titre). Exemple : Garbarino E.C. et Edell J.A. (1997), Cognitive effort, affect, and choice, Journal of Consumer Research, 24, 2, 147-158. - Ouvrages : Liste des auteurs incluant l’initiale de leur prénom, suivie de l’année de la publication, du titre de l’ouvrage en italique, du lieu de publication et du nom de la société éditrice. Exemple : Desmet P. et Zollinger M. (1997), Le prix : de l’analyse conceptuelle aux méthodes de fixation, Paris, Economica. - Ouvrages coordonnés (« edited » en anglais) : Les ouvrages coordonnés ou réalisés sous la direction d’une ou plusieurs personnes (qualifiées d’editors en anglais) doivent être traités de la manière suivante : Exemples : Hénault A. (coord.) (2002), Questions de sémiotique, Paris, PUF. Earl P.E. et Kemp S. (coord.) (1999), The Elgar companion to consumer research and economic psychology, Cheltenham, Edward Edgar Publishing. - Extraits d’ouvrages : Liste des auteurs incluant l’initiale de leur prénom, suivie de l’année de la publication, du titre du chapitre, du titre du livre en italique, de l’initiale du prénom et du nom du ou des coordinateurs (editor(s) en anglais) précédé de “ in ”, du lieu de la publication, du nom de la maison d’édition et du numéro des pages. Exemples : Maille V. et Siekershi E. (2006), Comment gérer les sensations tactiles ?, in S. Rieunier (coord.), Le marketing sensoriel du point de vente, Paris, Dunod, 169-203. Lilien G. (1994), Marketing models: past, present and future, in G. Laurent, G. Lilien et B. Pras (coord.), Research traditions in marketing, Boston, MA, Kluwer, 1-20. - Papiers non publiés : Les références à des papiers non publiés, des thèses, etc. doivent mentionner la liste des auteurs incluant l’initiale de leur prénom, suivie de l’année de la soutenance ou de la présentation ainsi que du titre. Les mots “ rapport ”, “ papier de recherche ”, “ thèse ”, etc. ne doivent pas être mis en italique. Ne pas oublier d’inclure le nom de l’Université ou de l’École, ainsi que le lieu de la soutenance ou de la présentation. Exemples : Tourtoulou A-S. (1996), Marques nationales, marques de distributeurs et premiers prix : effets 210 – Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 de leurs mises en avant sur les ventes et la structure concurrentielle de la catégorie de produits, Thèse de doctorat en sciences de gestion, École HEC, Jouyen-Josas. Schmitz J., Armstrong G. et Little J. 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En revanche, les articles soumis peuvent avoir été présentés à des conférences sans copyright (notamment le Congrès de l’AFM) mais doivent être retravaillés pour être conformes au positionnement scientifique et aux normes éditoriales de la revue. Les co-rédacteurs en chef (hormis les éditoriaux dont ils ont la responsabilité) et responsables de tracks ne peuvent soumettre des contributions (articles ou rubriques) à la revue durant leur mandat. Il en va de même pour le rédacteur en chef invité d’un numéro spécial. En cas de proposition soumise avant leur mandat et qui serait encore dans le processus d’évaluation à leur prise de fonction, c’est le co-rédacteur en chef sortant ou le directeur de la publication qui est responsable du processus ; en cas d’acceptation du papier, ce point sera précisé dans une note de bas de page accolée au titre de la contribution. Lorsqu’une proposition d’article émane d’un auteur membre d’un même centre de recherche qu’un des deux co-rédacteurs en chef, c’est l’autre co-rédacteur en chef qui gère le processus de révision ; il en va de même s’il s’agit d’un ancien doctorant qui soumet un papier dans l’année qui suit sa thèse. Dans des cas similaires soumis à un responsable de track spécialisé (rubriques), ce sont les co-rédacteurs en chef ou le directeur de publication qui gèrent le processus. Les assistants de rédaction peuvent, durant leur mandat, soumettre des propositions à la revue. Dans ce cas, le processus d’évaluation est externalisé et confié au directeur de la publication ; en cas d’acceptation de la proposition, ce point sera précisé dans une note de bas de page accolée au titre de la contribution. Le copyright appartient à la revue Décisions Marketing. Les déclinaisons sur d’autres supports sont également soumis au copyright (ouvrages, CD Rom, base de données, site web...). Pour toute information complémentaire, contacter les co-rédacteurs en chef : Elisabeth Tissier-Desbordes [email protected] ou Jean-Luc Giannelloni [email protected] Décisions Marketing n°72 Octobre-Décembre 2013 – 215 Ventes et abonnements Tarifs 2014 Abonnement pour 4 numéros : • France92 € • Étranger106 € Vente au numéro : • France27 € • Étranger27 € Les demandes d’abonnement et le règlement s’effectuent auprès de l’éditeur : ÉDITIONS MANAGEMENT ET SOCIÉTÉ 17, rue des Métiers 14123 Cormelles-le-Royal Tél.(33)(0)2 31 35 76 95 Fax (33)(0)2 31 35 76 99 [email protected] www.editions-ems.fr Publicité Pour tout renseignement, contacter : Christelle Dubaille ESSEC Business School / BP 105 95021 Cergy Cedex Tél.(33)(0)1 34 43 33 60 Membres de l’AFM Les membres de l’Association Française de Marketing peuvent effectuer leur règlement directement au tarif spécial d’abonnement (France 70 € , Étranger 80 € ) à : ASSOCIATION FRANÇAISE DE MARKETING c/o ESCP Europe 79, avenue de la République 75543 Paris Cedex 11 Tél.(33)(0)1 49 23 20 35 Fax (33)(0)1 49 23 20 36 Revue imprimée sur papier recyclé, par un imprimeur détenant le label Imprimé en France par Corlet Imprimeur, SA. 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