La psychologie cognitive présentation générale

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Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
CHAPITRE
La psychologie cognitive
présentation générale
Sommaire
1. La psychologie cognitive et les sciences cognitives
2. Les racines de la psychologie cognitive
contemporaine
3. Observation et explication en psychologie cognitive
4. Théorie du traitement de l’information
et psychologie cognitive
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Dans ce chapitre, vous allez apprendre
1 Quelles sont les racines de la psychologie cognitive et sa place
parmi les sciences cognitives.
2 Quels types de méthodes et de mesures sont utilisées en
psychologie cognitive.
3 Quels sont les postulats à la base de la psychologie cognitive
contemporaine.
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Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
Voici un problème. Vous disposez de quatre chaînettes de trois maillons chacune.
Ouvrir un maillon vous coûte deux euros et en fermer un vous coûte trois euros. On commence avec tous les maillons fermés. Vous devez attacher les 12 maillons afin de faire un
collier sans que cela vous coûte plus de 15 euros.
Comment vous y prendriez-vous pour résoudre un tel problème ? Comparez ce problème et
la multitude de problèmes ou de tâches que nous effectuons tous les jours. Quel est le rapport
entre les deux ? S’agit-il de problèmes de même type ou de problèmes tout à fait différents ?
Nécessitent-ils de mettre en œuvre les mêmes opérations mentales ? Quelles sont ces opérations mentales ? Ces opérations mentales sont-elles les mêmes que celles que vous mettez en
œuvre lorsque vous devez apprendre un cours, résoudre une équation mathématique, décider quel appartement louer, comprendre et produire du langage ? Comment faisons-nous
pour savoir ce qu’il faut faire pour réussir des tâches comme celles-là ?
Depuis des siècles, l’homme se pose ce genre de questions et essaie de comprendre comment
fonctionne son intelligence. Toutefois, ce n’est que depuis récemment que nous avons commencé à étudier scientifiquement notre intelligence. L’étude scientifique de la pensée
humaine est réalisée par la psychologie cognitive.
Le but de cet ouvrage est de vous présenter les découvertes fondamentales qu’a réalisées la
psychologie cognitive. Cette discipline est passionnante car elle s’intéresse à un objet qui a
toujours fasciné l’homme, à savoir la pensée ou la cognition. Elle est passionnante également
par les méthodes ingénieuses que les psychologues développent pour comprendre cette cognition. Enfin, c’est une discipline qui a, au cours de ces dernières années, accumulé des découvertes encore inimaginables il y a quelques décennies. À la fin de cet ouvrage, vous
maîtriserez les outils conceptuels et méthodologiques actuels qui permettent aux psychologues de la cognition humaine de révéler, d’observer, de décrire et d’expliquer les mécanismes
de la pensée humaine.
Ce premier chapitre d’introduction générale devrait vous permettre d’avoir une idée claire
de ce qu’est la psychologie cognitive, du type d’activités mentales qu’elle étudie, du type de
méthodes et de techniques utilisées pour étudier l’activité cognitive et du type de modèles
théoriques mis au point pour rendre compte de cette activité. Dans un premier temps, après
avoir défini l’objet de la psychologie cognitive, nous analyserons la contribution de la
psychologie cognitive à la connaissance de l’esprit humain. Pour cela, nous situerons la psychologie cognitive au sein des sciences cognitives. Dans un deuxième temps, l’examen des différents mouvements théoriques de la psychologie cognitive révélera combien les conceptions
de la cognition humaine ont varié au cours de l’histoire. Ensuite, nous examinerons les grandes familles de méthodes utilisées pour étudier la cognition humaine. Enfin, nous examinerons les postulats de base de la théorie de la psychologie cognitive.
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La psychologie cognitive et les sciences cognitives
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La psychologie cognitive
et les sciences cognitives
La psychologie cognitive n’est pas la seule discipline qui s’intéresse à l’esprit. Les
disciplines qui partagent cet intérêt ont été rassemblées dans ce qu’il est maintenant
courant d’appeler les « sciences cognitives ».
Les sciences cognitives cherchent à déterminer :
• comment un système naturel (humain ou animal) ou artificiel (robot) acquiert
des informations sur le monde dans lequel il se trouve,
• comment ces informations sont représentées et transformées en connaissances,
• comment ces connaissances sont utilisées pour guider son attention et son comportement.
Les sciences cognitives rassemblent les contributions de plusieurs disciplines, comme
la psychologie cognitive, la linguistique, les neurosciences et la philosophie. Certains
auteurs y ajoutent d’autres disciplines, comme l’ethnologie, l’anthropologie ou la sociologie. Pour situer la psychologie cognitive et la spécificité de ses contributions, nous rappelons brièvement les objets des disciplines considérées comme centrales dans les
sciences cognitives, à savoir la psychologie cognitive, l’intelligence artificielle (IA), la linguistique, les neurosciences et la philosophie (voir Figure 1.1).
PHILOSOPHIE
INFORMATIQUE
LINGUISTIQUE
SCIENCES
HUMAINES
INTELLIGENCE
ARTIFICIELLE
PSYCHOLOGIE
COGNITIVE
NEUROSCIENCES
BIOLOGIE
Figure 1.1
Disciplines considérées comme centrales
dans les sciences cognitives
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
1.1 La psychologie cognitive
La psychologie cognitive est la sous-discipline de la psychologie qui se focalise
sur la cognition. Le terme « cognition » est un terme contemporain synonyme
d’« intelligence », de « pensée ». Les psychologues cognitivistes étudient donc l’intelligence, ou comment on fait pour penser. La cognition est cette faculté mobilisée dans de
nombreuses activités, comme la perception (des objets, des formes, des couleurs…), les
sensations (gustatives, olfactives…), les actions, la mémorisation et le rappel d’informations, la résolution de problèmes, le raisonnement (inductif et déductif), la prise de décision et le jugement, la compréhension et la production du langage, etc.
Les psychologues cognitivistes cherchent à déterminer par quels mécanismes nous réalisons toutes les tâches auxquelles sommes confrontés. Ceci signifie que ce qui importe
au psychologue cogniviste, c’est de dresser la liste précise des opérations mentales élémentaires (i.e., processus) décrivant comment un sujet accomplit une tâche cognitive.
Les processus, et les mécanismes par lesquels ils sont déclenchés et exécutés, ne doivent
pas être vagues. Ils doivent pouvoir être définis précisément. Par exemple, ils n’est pas
suffisant de dire qu’un sujet comprend un texte en mettant en œuvre un processus de
lecture. Il est nécessaire de dire par quelle suite de processus la compréhension d’un
texte est réalisée. Dans cet ouvrage, nous verrons comment les psychologues découvrent et démontrent l’existence des processus cognitifs.
L’esprit du psychologue cognitiviste est le même que celui de tout autre scientifique.
C’est-à-dire que l’activité du psychologue de la cognition ressemble à celle du chimiste
ou à celle du généticien. Ainsi, l’objectif du chimiste est d’expliquer une réaction chimique par la suite des réactions élémentaires. Le généticien cherche à rendre compte des
mécanismes par lesquels se transmettent les caractères. Le psychologue cognitiviste
quant à lui découvre les mécanismes par lesquels le sujet pense.
La notion de mécanisme a été introduite seulement récemment en psychologie comme
principe descriptif et explicatif. Elle est néanmoins puissante. De la même manière que
l’introduction de la notion de mécanisme en chimie a permis au chimiste de conceptualiser les nombreuses réactions chimiques comme pouvant se réduire à des réactions
plus élémentaires, les psychologues cognitivistes cherchent à décrire les mécanismes
fondamentaux impliqués dans la cognition humaine. Cette perspective devrait permettre à terme d’aboutir à un « catalogue des processus mentaux » (et de leurs caractéristiques) impliqués dans la cognition humaine. Comme dans tout autre domaine, certains
processus sont très généraux (i.e., mis en œuvre dans différentes tâches cognitives),
d’autres sont très spécifiques (i.e., mobilisés dans un ensemble restreint de tâches).
Pour comprendre quels sont les mécanismes fondamentaux de la cognition humaine, les
psychologues cognitivistes sont conduits à caractériser au moins deux types de contraintes qui pèsent sur le système cognitif. Ces contraintes peuvent être structurales ou
fonctionnelles. Les contraintes structurales incluent les différents composants du système cognitif et les processus mis en œuvre par chacun de ces composants. Ainsi, par
exemple, la mémoire à court terme et la mémoire à long terme sont deux composants
essentiels du système cognitif humain. La liste et l’agencement de ces composants constituent ce que les psychologues appellent une « architecture cognitive ».
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La psychologie cognitive et les sciences cognitives
Les contraintes fonctionnelles comprennent les caractéristiques des processus cognitifs
et des représentations mentales. La rapidité (et la précision) du déclenchement et de
l’exécution d’un processus constituent des exemples de caractéristiques fonctionnelles.
La possibilité ou non d’exercer un contrôle sur un processus constitue un autre exemple de caractéristique fonctionnelle. Comme exemples de caractéristiques des représentations mentales, on peut citer l’organisation de l’information en mémoire.
L’approche de la psychologie cognitive est une approche scientifique. Ceci signifie que
le psychologue étudie la cognition comme le biologiste étudie une autre fonction du
vivant. Le psychologue cognitiviste découvre les mécanismes cognitifs en mettant au
point des expériences. Ces expériences ont lieu en laboratoire ou à l’extérieur du
laboratoire. Dans la suite de cet ouvrage, vous verrez comment l’approche scientifique
adoptée par les psychologues cognitivistes leur permet de faire d’immenses progrès.
Vous verrez aussi comment l’approche scientifique permet une analyse objective,
rigoureuse et extrêmement précise de la cognition.
1.2 L’intelligence artificielle
L’un des fondateurs de l’intelligence artificielle, Marvin Minsky, avait coutume
de dire que l’intelligence artificielle (IA) est la science de faire réaliser à des machines
des choses qui demanderaient de l’intelligence si elles étaient accomplies par des êtres
humains. Les chercheurs en IA et en psychologie cognitive sont préoccupés par le
même type de questions fondamentales. L’une de ces questions est de savoir comment
un système de traitement de l’information parvient à accomplir des tâches cognitives
de niveaux de complexité différents. Ces deux disciplines cherchent à déterminer le
type de représentations (leurs structures, leurs organisations, leurs formats) manipulées par le système pour accomplir une tâche. Elles cherchent aussi à savoir comment
est acquise l’information et comment l’utilisation de cette information est contrôlée par
le système ou un agent externe.
Les chercheurs en IA créent des systèmes artificiels qui nous renseignent sur la
manière dont les êtres vivants (humains et animaux) accomplissent des tâches intelligentes de difficulté variable. Ainsi, ils tentent de créer des robots capables de se repérer
et de se déplacer dans l’espace. Ainsi encore, ils construisent des robots capables de
comprendre une conversation ou de diagnostiquer une pathologie médicale. Cette
approche suppose la création d’une représentation (i.e., un modèle) de la situation et de
ce que la machine doit faire pour réussir de telles tâches. Cette approche oblige le chercheur à être précis dans ses postulats. Par exemple, le chercheur ne peut pas se contenter de dire « le robot récupère l’information en mémoire ». Il doit préciser ce que signifie
« récupère », comment s’opère cette récupération, ce que fait le robot lorsqu’il récupère
et quel type d’information il récupère.
L’une des forces de cette approche est que, lorsqu’un programme échoue, il est relativement facile de localiser les raisons de cet échec et de modifier le système pour qu’il fonctionne correctement. Le chercheur en IA peut en effet chercher à comprendre pourquoi
le système qu’il construit ne fait pas ce pourquoi il est construit en modifiant telle ou
telle partie du système. Il peut par exemple modifier l’organisation de la base de don-
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
nées. Il peut changer les procédures de manipulations des informations. Ceci représente
un énorme avantage par rapport à l’approche du psychologue. En effet, il est impossible
au psychologue cognitiviste d’enlever un bout de mémoire à long terme ou un processus
d’élaboration mentale dans le système cognitif d’un sujet pour en voir le résultat sur le
fonctionnement de la mémoire.
Dans cet ouvrage, nous verrons que les psychologues ont fait d’importants progrès
grâce à l’IA. Les modèles mis au point par les psychologues pour décrire et expliquer la
cognition humaine sont fortement inspirés des modèles élaborés en IA. En fait, certains
modèles sont l’œuvre d’une fructueuse collaboration entre psychologues et chercheurs
en intelligence artificielle. Cette collaboration a forcé les psychologues à être plus précis
dans leur compte rendu de la cognition humaine. Quand un psychologue travaille avec
un chercheur en IA pour construire un modèle qui résout des problèmes par exemple,
le chercheur en IA veut savoir précisément ce que le psychologue veut dire quand il dit
que « le sujet encode le problème ». Il veut être en mesure d’implémenter sur ordinateur ce processus d’encodage. Inversement, les chercheurs en intelligence artificielle
bénéficient énormément des données que les psychologues collectent chez les sujets
humains. Ces données fournissent des indications quant aux processus à implémenter
pour simuler une fonction cognitive sur ordinateur.
1.3 Les neurosciences
Les neurosciences étudient la réalisation physique et matérielle des processus de
traitement de l’information chez l’homme et chez l’animal. Les chercheurs en neurosciences s’attachent donc à dégager la structure physique générale du système nerveux
afin d’expliquer comment certains traitements de l’information sont effectués de
manière efficace et d’autres de manière moins efficace.
Il est classique de distinguer deux grandes perspectives en neurosciences. La première
perspective est représentée par la neurophysiologie qui étudie les fonctions du système
nerveux. Les neurophysiologistes poursuivent leur but grâce à des micro-électrodes qui
leur permettent d’effectuer des enregistrements au niveau des (groupes de) neurones.
Ils mesurent également l’activité électrique du cerveau au moyen d’électrodes de plus
grande taille. Ils effectuent aussi de temps en temps des destructions de cellules et de
connexions afin d’en voir les conséquences.
La deuxième perspective en neurosciences est représentée par la neuroanatomie qui
étudie la structure du système nerveux, à la fois au niveau microscopique et au niveau
macroscopique. Les neuroanatomistes poursuivent leur but grâce à des dissections de
cerveaux, de moelles épinières ou de fibres nerveuses périphériques. Des méthodes
récentes d’imagerie cérébrale (imagerie par résonance magnétique, tomographie par
émission de positons, etc.) viennent compléter ces techniques et permettent de visualiser l’activité des structures nerveuses lorsque le sujet est en train d’accomplir une tâche
cognitive.
À l’intersection de la neurophysiologie et de la neuroanatomie, se trouve la neuropsychologie. Cette discipline étudie les relations entre le fonctionnement cognitif d’une part
et le fonctionnement et la structure du système nerveux d’autre part. Les neuropsycho-
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La psychologie cognitive et les sciences cognitives
logues tentent de déterminer les parties du cerveau qui contrôlent ou médiatisent les
fonctions psychologiques. Les neuropsychologues utilisent toutes les méthodes de la
neurophysiologie et de la neuroanatomie. En outre, ils utilisent l’étude des cas de
patients cérébrolésés (i.e., avec lésions de certaines parties du cerveau, suite à un accident).
Les données provenant de patients cérébrolésés sont très riches à la fois pour le clinicien et pour le psychologue fondamentaliste (Seron, 1993). L’intérêt de ces données est
double.
• Elles permettent de découvrir des aspects de la cognition non découverts par les
données traditionnelles (e.g., patrons d’erreurs et de latences) ;
• Elles permettent de tester des modèles théoriques mis au point pour rendre
compte des performances de sujets neurologiquement sains.
Les données provenant de patients cérébrolésés sont depuis peu considérées plus
importantes qu’elles ne l’avaient été par le passé car elles permettent d’avoir des indications sur les fonctions des parties atteintes du cerveau. Le raisonnement est simple.
Si une partie du cerveau est atteinte chez un patient et que le patient ne parvient pas à
effectuer une tâche, aisément accomplie chez un sujet chez lequel cette partie n’est pas
atteinte, c’est que cette partie est cruciale pour la tâche.
Par ailleurs, les données recueillies chez des patients permettent de tester des théories
cognitives et de contraindre les modèles construits par les psychologues cognitivistes.
Comme nous le verrons dans cet ouvrage, c’est grâce aux observations de patients cérébrolésés que les psychologues ont testé l’hypothèse selon laquelle il existerait deux
types de mémoire : une mémoire implicite (i.e., non consciemment mobilisée) et une
mémoire explicite (i.e., intentionnellement utilisée). En bref, l’observation du fonctionnement cognitif pathologique est tout aussi informative que celle du fonctionnement
normal pour comprendre la cognition humaine.
1.4 La linguistique
La linguistique est l’une des disciplines qui s’intéressent au langage. Loin d’être
une discipline unitaire, la linguistique est subdivisée en sous-disciplines. On distingue
par exemple la phonologie (étude de la nature des sons), la syntaxe (étude des règles
d’agencement des mots selon une grammaire), la sémantique (étude des significations)
et la pragmatique (étude d’une langue telle qu’elle est réellement utilisée dans la vie
sociale). Le linguiste analyse une langue à différents niveaux : les sons, les mots, la
phrase, le texte, la conversation, etc. Quel que soit le niveau d’analyse auquel un linguiste travaille, il s’attache à isoler les unités (dans des corpus de langues parlées ou
écrites) de la langue étudiée et à trouver les règles de constitution et d’assemblage de ces
unités. Le travail du linguiste permet donc de décrire une langue comme un système de
signes et de règles dont il faut préciser le fonctionnement.
Tous les linguistes ne se rattachent pas aux sciences cognitives. L’objectif principal des
linguistes qui se rattachent aux sciences cognitives est de comprendre comment les connaissances linguistiques sont représentées dans l’esprit, comment elles sont acquises,
perçues et utilisées et comment elles sont reliées aux autres représentations mentales
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et aux autres aspects de la cognition. Ces linguistes cherchent également à comprendre
en quoi les contraintes du système cognitif expliquent la structure des langues.
Les contributions de la linguistique sont précieuses aux sciences cognitives pour deux
raisons. D’abord, les résultats des recherches en linguistique guident les chercheurs en
sciences cognitives. En effet, la connaissance du matériel linguistique renseigne sur les
contraintes inhérentes au système symbolique (i.e., le type de connaissances) sur lequel
opère un système de traitement de l’information (humain ou informatique).
La deuxième raison pour laquelle les découvertes des linguistes intéressent les sciences
cognitives tient au fait que l’étude de la formation et de l’utilisation des langues révèle
très fréquemment certains aspects de la cognition. Certains chercheurs ont avancé que
les structures des langues ne font qu’exprimer les structures de l’esprit. Sans aller
jusqu’à cette position extrême, difficile à tester empiriquement, la linguistique offre un
ensemble de phénomènes langagiers propres à révéler les caractéristiques de la cognition. Dans le Chapitre 8 de cet ouvrage, nous verrons comment les découvertes de la
linguistique ont orienté les travaux des psychologues cognitivistes cherchant à isoler
les processus cognitifs impliqués dans la compréhension et la production écrites et orales du langage.
1.5 La philosophie
Presque toutes les disciplines intellectuelles ont des racines philosophiques. La
psychologie et les sciences cognitives ne font pas exception. La nature de la pensée et
de l’esprit est au cœur même de tous les systèmes philosophiques. Les débats actuels
sur la relation entre, par exemple, esprit et matière, langage et pensée, perception et réalité, inné et acquis sont classiques en philosophie.
Non seulement la philosophie a exercé un rôle important dans l’histoire des sciences
cognitives et de la psychologie en particulier (e.g., philosophie représentationnelle de
l’esprit de Descartes, vision computationnelle de l’activité cognitive de Hobbes), mais
aussi elle continue d’avoir un rôle important dans l’activité des psychologues cognitivistes. De manière générale, la philosophie permet aux scientifiques de clarifier leur objet
d’étude et les méthodes à utiliser.
Pour accomplir sa tâche, le philosophe de la cognition travaille à trois niveaux : épistémologie, ontologie et philosophie des sciences. Au niveau de la philosophie des sciences,
le philosophe tente de définir l’entreprise des sciences cognitives et d’en obtenir une
vision synoptique. Au niveau ontologique, le philosophe s’enquiert de la nature des
structures abstraites étudiées par les sciences cognitives et les relations entre ces structures et les concepts ordinaires ou le monde. Enfin, dans une perspective épistémologique, le philosophe cherche à évaluer la validité et la cohérence des cadres conceptuels
pour rendre compte de l’activité cognitive. À ce titre, les philosophes interviennent souvent pour guider les autres chercheurs en sciences cognitives dans leurs entreprises de
théorisation.
Le rôle de la philosophie est important en sciences cognitives, mais aussi controversé
(comme il l’a été et l’est toujours dans les sciences plus anciennes). Selon une position
extrême, le philosophe est celui à qui revient le jugement dernier des découvertes des
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Les racines de la psychologie cognitive contemporaine
psychologues, car il a la distance et le recul par rapport à la discipline et aux autres disciplines scientifiques. Selon une autre position extrême, les psychologues, comme les
autres scientifiques, peuvent vivre leur vie sans la tutelle des philosophes. Certains ironisent et avancent que « le philosophe n’est pas celui que vous consultez lorsque vous
voulez savoir comment votre réfrigérateur produit du froid » !
Entre ces deux positions extrêmes, l’intérêt de la collaboration entre philosophes et
psychologues, et chercheurs en sciences cognitives de manière plus générale, est multiple. Cet intérêt tient notamment au fait que les sciences cognitives rassemblent des
chercheurs de différents horizons conceptuels et méthodologiques. Ces chercheurs ont
des lexiques différents pour parler des mêmes choses ou un même lexique renvoyant à
des choses différentes. En bref, les philosophes peuvent aider les chercheurs en sciences cognitives à unifier les contributions respectives des différents horizons sur le fonctionnement et la structure de l’esprit.
1.6 Vers une intégration ?
Bien souvent encore, les sciences cognitives apparaissent comme une juxtaposition de contributions, un ensemble de disciplines qui, dans le meilleur des cas, se
côtoient. La première étape dans l’histoire des sciences cognitives a été de réaliser que
les chercheurs de disciplines différentes avaient des intérêts communs et posaient les
mêmes questions fondamentales relatives à la nature de l’esprit. Peut-être une seconde
étape consistera-t-elle en l’acceptation que le but (i.e., dégager la structure et le fonctionnement de cette fonction du vivant qu’on appelle cognition) lui aussi est commun et en
l’intégration des différentes approches en une seule. Cette acceptation donnera une
image ordonnée des contraintes du système cognitif qu’il importe de spécifier. Il est
aujourd’hui difficile de savoir si cette intégration se fera par une communauté conceptuelle, par la référence à un cadre théorique computationnel unique ou simplement par
l’établissement d’un corpus de faits relatifs à la cognition humaine et dont il convient de
rendre compte à travers un formalisme ou un autre.
2
Les racines de la psychologie cognitive
contemporaine
Il ne faut jamais négliger l’histoire de sa propre discipline, même s’il faut veiller
à ne pas faire de cette histoire une prison intellectuelle empêchant le progrès. La connaissance de cette histoire devrait nous permettre d’éviter les erreurs du passé. Si la
vérité est une série d’erreurs rectifiées, comme disait Gaston Bachelard, l’étude de l’histoire d’une discipline nous permet de retracer le cheminement des erreurs successives
et de les dépasser. L’histoire de la psychologie cognitive ne fait pas exception, bien
qu’elle soit courte. Cette histoire nous
• renseigne sur la manière dont nos prédécesseurs ont tenté de conceptualiser
l’esprit,
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
Figure 1.2
1870 1879
1900
2000
Chronologie des grands courants
de la psychologie.
Structuralisme
Gestaltisme
Associationisme
Cognitivisme
Béhaviorisme
• fournit des informations sur les méthodes utilisées pour étudier le fonctionne•
ment de l’esprit,
aide à ne pas commettre les mêmes erreurs que nos prédécesseurs relativement
à la nature de la cognition humaine.
Bien que depuis toujours, les hommes aient été fascinés par le fonctionnement de leur
esprit, l’approche scientifique de l’esprit est très récente. Malgré quelques propositions
relativement spéculatives, aussi bien chez les philosophes de l’antiquité grecque que
chez les empiristes britanniques par exemple, la psychologie scientifique a un peu plus
de cent ans (ce qui est peu comparé à d’autres disciplines). Elle a néanmoins déjà eu le
temps de connaître des cadres conceptuels dont les générations successives de psychologues ont cherché à dépasser les limites.
L’histoire de la psychologie cognitive peut être décrite comme une suite de croyances,
principes et conceptions relatifs à la cognition humaine et à son fonctionnement.
Comme chaque conception d’un objet gouverne les méthodes d’étude de cet objet, chaque école s’est aussi caractérisée par la mise au point d’une méthode privilégiée d’étude
de la cognition humaine. Notre objectif n’est pas ici de retracer en détail l’histoire de
notre discipline (voir Parot & Richelle, 1992, pour une présentation détaillée en français). Aussi, nous nous contentons de rappeler les principes généraux relatifs à chacun
des courants suivants : le structuralisme, l’associationnisme, le béhaviorisme, le gestaltisme et le fonctionnalisme, et enfin le cognitivisme (Figure 1.2).
2.1 Psychologie structuraliste
Le premier laboratoire de psychologie scientifique fut créé à Leipzig en 1879 par
Wundt. Selon cet auteur, la compréhension de l’esprit devrait nécessairement passer
par une meilleure connaissance des éléments qui le constituent. La liste de ces éléments
devrait permettre de connaître la structure de l’esprit. Cette psychologie est parfois
nommée psychologie structuraliste.
La méthode privilégiée pour révéler cette structure de la vie mentale était l’introspection. L’introspection consiste à rapporter tous les éléments présents dans la conscience
au moment d’accomplir une tâche. Ceci peut signifier à la fois ce à quoi nous pensons
pendant une tâche et comment nous pensons que nous sommes en train d’accomplir
cette tâche ou autre chose.
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Les racines de la psychologie cognitive contemporaine
L’introspection est une méthode difficile à mettre en œuvre et nécessite un entraînement assidu. Aussi, pour Wundt, l’un des éléments les plus importants de la formation
de ses étudiants consistait à les rendre capables d’introspection. L’introspection comporte de nombreux inconvénients (e.g., elle perturbe le déroulement normal d’une
tâche, les sujets peuvent raconter n’importe quoi). Ces inconvénients seront l’objet
d’importantes critiques dans les mouvements qui ont suivi la psychologie structuraliste.
2.2 Psychologie associationniste
À l’époque, où, en Europe, Wundt installait la psychologie comme discipline académique, aux Etats-Unis, Ebbinghaus conduisait déjà des expérimentations systématiques sur la vie mentale. Ces expérimentations avaient pour but d’analyser le stockage
et la récupération des informations en mémoire.
Comme nous le verrons plus en détail dans le Chapitre 3, Ebbinghaus était lui-même le
sujet de ses expériences. Il apprenait des listes de syllabes sans signification et mesurait
le nombre d’essais qu’il lui fallait pour apprendre une liste par cœur, le nombre de syllabes rappelées après un certain délai ou encore le nombre de fois qu’il lui fallait réapprendre une liste pour la savoir à nouveau par cœur, après un certain temps.
Les expériences sur la mémoire qu’Ebbinghaus a conduites sur lui-même l’ont conduit
à découvrir qu’un matériel est d’autant mieux retenu qu’il a été associé à un autre
matériel. L’établissement de relations entre les différentes informations à stocker en
mémoire est dès lors apparu comme un facteur critique. Ces relations sont d’autant
mieux établies que les événements à relier sont contigus (i.e., surviennent dans le même
espace et pratiquement simultanément). Cette psychologie est appelée psychologie
associationniste car elle fondait la vie mentale sur les associations. La méthode privilégiée de cette psychologie était l’apprentissage de listes de syllabes sans signification.
Cette méthode a été étudiée pendant très longtemps en psychologie cognitive, si bien
que certains ont pu dire que « la psychologie cognitive a pendant très longtemps été
presqu’exclusivement une psychologie de la syllabe sans signification ».
2.3 Psychologie béhavioriste
Le béhaviorisme a certainement été l’école qui a contribué à faire de la psychologie une discipline scientifique respectable. L’œuvre des béhavioristes a d’abord consisté à critiquer vivement l’utilisation de l’introspection. Elle a aussi consisté à élever les
standards de la recherche en psychologie au même niveau (ou presque) que les standards utilisés dans les autres sciences expérimentales.
La critique formulée par les béhavioristes à l’égard de l’introspection se situe à deux
niveaux. La première critique provient de leur postulat fondamental relatif aux processus cognitifs. Selon les béhavioristes, les processus mentaux sont opaques et non accessibles à la conscience. Il n’est donc pas possible de les étudier. Il est encore moins
possible de les étudier directement (par l’introspection par exemple).
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La deuxième critique de l’introspection formulée par les béhavioristes tient à la
méthode elle-même. Les béhavioristes avaient raison en avançant que l’introspection ne
permet pas d’obtenir des données sur lesquelles tout le monde peut se mettre d’accord
et qui sont aisément reproductibles. Le premier problème est un problème de validité,
le second un problème de fiabilité. Or, toute approche scientifique d’un phénomène doit
être valide et fiable. C’est-à-dire que les phénomènes mis en évidence doivent être aisément identifiables par l’investigateur et doivent pouvoir être répliqués par n’importe
qui se mettant dans les mêmes conditions d’observation. L’introspection ne permet pas
d’observer des phénomènes valides et fiables.
Cette critique négative à l’encontre de l’introspection s’est accompagnée d’une critique
méthodologique constructive. Les béhavioristes ont insisté sur la nécessité d’utiliser
des méthodes scientifiques de collecte des données. Si la psychologie veut être une
science au même titre que les autres, elles doit satisfaire aux standards méthodologiques des autres sciences, en dépit d’un objet d’étude présentant des particularités (chaque science a un objet particulier). Les béhavioristes ont donc nettement insisté pour
que la communauté des psychologues soit formée aux standards scientifiques des
autres sciences. Ceci a beaucoup contribué à faire changer les pratiques de la recherche
en psychologie. Aujourd’hui, aucun chercheur en psychologie ne prétendrait expliquer
un phénomène sans avoir de données empiriques en accord avec cette explication.
Cette louable médaille avait toutefois son revers. En effet, pour les psychologues béhavioristes, seuls, les comportements observables peuvent constituer des données objectives que plusieurs expérimentateurs sont en mesure de répliquer. La psychologie
behavioriste est souvent décrite comme une psychologie des observables. Les béhavioristes ont insisté sur le fait que les comportements à étudier sont des comportements
publiquement observables, mesurables et contrôlables.
Dans une telle perspective, un certain nombre de notions devait être écarté du champs
d’étude de la psychologie, comme la conscience ou les états mentaux internes. Seules
subsistaient comme objet d’étude valide les relations entre stimulus et réponse (i.e., les
observables). Le comportement humain intéressant à étudier était dès lors la réaction
de l’organisme à des stimulations de l’environnement (e.g., conditionnement pavlovien
ou skinnérien). Dans une telle perspective, il était pertinent de savoir, par exemple, si
un organisme apprend mieux avec un renforcement positif ou négatif. Plusieurs générations de psychologues ont été formés à faire apprendre des animaux (e.g., rats devant
apprendre un chemin dans un labyrinthe). Ceci n’a pas manqué de conduire certains
collègues (certes un peu ironiques) à appeler cette psychologie « la psychologie de rats
dans un labyrinthe » !
2.4 Psychologies gestaltiste et fonctionnaliste
Au moment où le béhaviorisme constituait l’establishment dans la vie académique américaine, en Europe, des psychologues comme Kofka, Kohler ou Wertheimer
considéraient que la conscience devait être un sujet essentiel en psychologie. Ces psychologues se sont rassemblés autour d’un mouvement appelé le Gestaltisme. Le Gestaltisme**, ou psychologie de la forme, a trouvé son plein développement en Allemagne
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Les racines de la psychologie cognitive contemporaine
dans les années 30-40. Outre l’intérêt pour la conscience, les Gestaltistes étaient aussi
très fascinés par les phénomènes perceptifs (voir Chapitre 2) et la résolution de problèmes (voir Chapitre 7). Moins orientés vers des recherches empiriques, ils s’attachaient
surtout à découvrir les principes (e.g., groupement par proximité ; groupement par
similarité) qui gouvernent la vie mentale. C’est à eux que l’on doit le fameux « le tout
n’est pas réductible à la somme des parties ».
Les Gestaltistes n’ont pas été les seuls à être en marge du béhaviorisme, mouvement
pourtant très dominant jusque dans les années suivant la seconde guerre mondiale. Les
psychologues fonctionnalistes, à la suite de gens comme James ou Baldwin, ont mis en
avant l’idée que l’étude de la vie mentale devait passer par la mise en évidence des opérations mentales et pas seulement des contenus et des éléments de la pensée. Les fonctionnalistes ont même avancé l’idée que les opérations mentales sont les médiateurs
entre l’environnement et le comportement. Cette idée est largement acceptée par les
psychologues cognitivistes contemporains. En fait, sans poser de médiateurs, les relations stimulus-réponse (S-R), tant chéries des béhavioristes, ne permettent pas à elles
seules des prédictions précises. Et quand elles le permettent, ces prédictions concernent
un contexte expérimental tellement restreint que ceci ne présente aucun intérêt pour
la connaissance du comportement humain.
2.5 Psychologie cognitiviste
Le cognitivisme est un point de convergence de multiple événements (Gardner,
1985). De manière simplifiée, il existe deux grandes familles d’événements, une externe
à la psychologie, l’autre interne. Les raisons externes à la psychologie tiennent aux
avancées conceptuelles et technologiques. En effet, la découverte de l’ordinateur a permis à la psychologie de faire des bonds importants. L’ordinateur est aujourd’hui quotidiennement utilisé par les psychologues de la cognition humaine pour diverses tâches :
contrôle et passation des expériences en laboratoire, analyses statistiques des données,
modélisations informatiques des activités cognitives, etc. Quant aux avancées conceptuelles, elles émanent de différentes disciplines connexes à la psychologie (comme la
théorie de l’information en cybernétique ou encore la théorie de la grammaire générative de Chomsky). Ces avancées ont conduit les psychologues à considérer l’être
humain comme un organisme dont la tâche principale est de traiter des informations.
Cette perspective a ouvert une voie de recherche sur la cognition humaine extraordinairement fructueuse.
Les raisons internes qui ont donné naissance au cognitivisme tiennent à la position du
cognitivisme par rapport au béhaviorisme. Le cognitivisme est né à la fois du béhaviorisme et contre lui. Il est né du béhaviorisme en épousant ses standards scientifiques.
En effet, le cognitivisme a gardé du béhaviorisme l’idée qu’il faut étudier la cognition
humaine de manière objective et rigoureuse. Ceci signifie que le caractère scientifique
des méthodes d’étude de la cognition assure la mise en évidence de phénomènes reproductibles. Ceci explique aussi en partie la très forte nature empirique de notre discipline
qui, encore aujourd’hui, met davantage l’accent sur l’étude empirique des phénomènes
que sur leur modélisation théorique.
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Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
Le cognitivisme est aussi né contre le béhaviorisme. En effet, à partir des années 50-60,
les psychologues cognitivistes ont fondé leur approche de la cognition en rejetant le postulat béhavioriste selon lequel les états mentaux internes (i.e., processus) n’existent pas
et ne devraient donc pas être l’objet d’étude de notre discipline. Ils ont rejeté l’idée que
la discipline ne devait se focaliser que sur les relations Stimulus-Réponse (i.e., relations
S-R). Pour les cognitivistes, la cognition humaine ne recouvre pas que ces relations ; la
cognition humaine comprend des processus. L’objectif de notre discipline, selon le
cognitivisme, est la découverte des processus cognitifs impliqués dans une tâche.
Pour découvrir les processus cognitifs, les psychologues cognitivistes contemporains
ne se limitent pas à une méthode privilégiée (e.g., apprentissage de liste de syllabes,
introspection). Ils utilisent toutes les méthodes qui leur permettront d’expliquer les performances d’un sujet dans une tâche par la suite des processus cognitifs mis en œuvre.
Pour découvrir cette suite de processus, le psychologue cognitiviste manipule la structure de l’environnement et des tâches (consignes, caractéristiques des stimuli) et analyse les conséquences de ces manipulations sur les performances des sujets. Ces
conséquences servent de base aux inférences conduites par le psychologue relativement aux processus cognitifs et aux représentations mentales. En d’autres termes, le
psychologue cognitiviste propose des tâches aux sujets. Il manipule certaines caractéristiques de ces tâches (e.g., demander aux sujets de répondre vite vs. prendre leur
temps ; donner des problèmes difficiles vs. faciles à résoudre). Il observe les conséquences de ces manipulations sur le comportement des sujets. Divers indices de ces
comportements sont mesurés par le psychologue (le temps de réaction, le pourcentage
d’erreurs, les protocoles verbaux, etc.). À partir de ces performances, le psychologue
cognitiviste infère les processus mis en œuvre.
3
Observation et explication en psychologie
cognitive
La psychologie cognitive est une science expérimentale au même titre que les
autres sciences expérimentales. Elle met en évidence des phénomènes et elle tente de
les expliquer. Pour mettre en évidence des phénomènes, elle a recours à différentes
méthodes d’observation. Pour les expliquer, elle met au point différents types de modèles. Dans cette partie, nous examinons d’abord les méthodes d’observation utilisées
pour étudier la cognition humaine, puis les types de modèle. Enfin, nous examinons les
mesures utilisées en psychologie cognitive.
3.1 Les méthodes d’observation en psychologie cognitive
Supposons que vous êtes psychologue cognitiviste et que vous vous intéressez à
la mémoire humaine. Vous voudriez savoir comment on fait pour mémoriser une liste
de courses par exemple. L’un des problèmes est qu’il est difficile de savoir comment la
mémoire fonctionne en étudiant comment les gens mémorisent leur liste de courses. En
effet, d’abord, tout le monde ne s’y prend pas de la même manière. Ensuite, il n’est pas
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Observation et explication en psychologie cognitive
sûr que, lorsque les gens mémorisent une liste de courses, ils mémorisent et retiennent
de la même manière que lorsqu’ils mémorisent un cours d’histoire par exemple. Par
ailleurs, certains prendront beaucoup de temps pour mémoriser leur liste, d’autres
choisiront de la mémoriser rapidement (quitte à oublier un item ou deux sur la liste et
revenir du supermarché plus ou moins contents). Enfin, comment allez-vous étudier ce
comportement ? Aller chez les gens chaque fois qu’ils cherchent à mémoriser leur liste
de courses ? Leur donner votre numéro de téléphone pour qu’ils vous appellent et vous
demandent de vous rendre chez eux car ils s’apprêtent à mémoriser leur liste de
courses ? Vraisemblablement pas.
Cet exemple illustre le problème central de la psychologie cognitive. La cognition
humaine est une fonction vivante qui est mise en œuvre dans la vie de tous les jours.
Ceci signifie que n’importe lequel des processus qu’un psychologue veut étudier est
rarement mobilisé de manière isolée. Il est sollicité avec d’autres processus. Or, pour
bien connaître les caractéristiques d’un processus, il faudrait pouvoir l’isoler et l’étudier
spécifiquement. C’est ce que tentent de faire les psychologues cognitivistes lorsqu’ils
étudient la cognition humaine en laboratoire. Ils cherchent à mettre au point des tâches
qui mobilisent des processus spécifiques (isolément et/ou en combinaison avec d’autres
processus). L’étude en laboratoire permet au psychologue d’être certain de ce qui se
passe, de contrôler les situations dans lesquelles sont mis en œuvre les processus étudiés. Ceci est une condition nécessaire pour comprendre finement les processus cognitifs. Pour étudier comment les sujets mémorisent une liste de courses, le psychologue
cognitiviste que vous êtes va préférer demander aux sujets de venir au laboratoire. Là,
vous leur donnerez des listes d’items (qui peuvent être des listes de courses) à apprendre dans des conditions extrêmement bien contrôlées.
L’étude en laboratoire pose cependant des problèmes. En effet, les découvertes que fait
le psychologue cognitiviste lorsqu’il étudie un processus en laboratoire risquent de
n’être valides que dans les conditions du laboratoire. Reprenons l’exemple de la mémorisation de la liste de courses. Vous décidez d’étudier comment les sujets mémorisent
une liste d’items en les faisant venir à votre laboratoire et en leur demandant d’apprendre une liste de mots. Vos sujets doivent apprendre une liste de 30 mots. Vous donnez
10 minutes à la moitié de vos sujets et 15 minutes à l’autre moitié. Puis, vous regardez
le nombre de mots correctement rappelés. Vous vous apercevez que les sujets qui
avaient 15 minutes pour apprendre rappellent correctement plus de mots que les sujets
qui n’avaient que dix minutes. Vous êtes fier de votre découverte et vous concluez que
la mémoire dépend de la durée de stockage.
Un autre psychologue vous sourira peut-être (ou se contentera de vous écouter poliment) et vous dira que (a) votre découverte est un peu banale et (b) votre conclusion
n’est peut-être valable qu’en laboratoire lorsque les sujets apprennent des listes d’items
pendant 10 ou 15 minutes. En effet, votre découverte pourrait être jugée assez triviale.
Êtes-vous sûr que votre expérience était nécessaire pour savoir que, plus on prend du
temps, meilleures sont les chances de mémorisation ? Par ailleurs, votre découverte
pourrait n’être limitée qu’à votre contexte expérimental. Cet autre psychologue pourrait vous citer les cas nombreux où les sujets stockent des informations rapidement,
alors que d’autres sujets ont besoin de beaucoup de temps. Il pourrait aussi souligner
qu’apprendre une liste de mots n’est franchement pas l’activité de mémorisation la plus
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Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
passionnante. Pour certaines autres activités beaucoup plus intéressantes, le temps de
stockage n’est pas forcément nécessaire à une bonne mémorisation. Bref, cet autre psychologue pourrait vous dire combien votre étude en laboratoire est certes bien contrôlée et bien conduite, mais limitée par rapport aux activités de mémorisation auxquelles
nous nous livrons toute la journée.
L’une des tensions que doit résoudre tout psychologue cognitiviste dans ses recherches
est exactement celle qu’illustre l’exemple de la liste de course. D’une part, le psychologue cognitiviste veut, comme tout scientifique, connaître précisément et objectivement
les processus qu’il étudie. Pour cela, il les isole en laboratoire et en étudie les caractéristiques de manière détaillée et systématique. D’autre part, son souci de rigueur peut le
conduire à étudier des choses triviales qui ne sont pas valides en dehors du laboratoire.
En d’autres termes, il risque d’étudier autre chose que la cognition humaine ou des
aspects inintéressants et peu généraux de cette cognition.
L’objectif pour un psychologue cognitiviste est de conduire des recherches sur des phénomènes intéressants qu’il peut étudier en laboratoire de manière rigoureuse et qui présentent les propriétés essentielles de la cognition humaine, telle qu’elle est mobilisée
dans la vie quotidienne. Dans cet ouvrage, nous verrons que lorsqu’ils étudient la résolution de problème par exemple, les psychologues cognitivistes demandent à leurs
sujets de résoudre des problèmes qui sont, à première vue, très artificiels (comme le problème du collier bon marché au début de ce chapitre) et que les sujets ne résolvent
jamais dans leur vie quotidienne. Pourtant, une analyse conceptuelle révèle que ces problèmes comportent les mêmes propriétés que la plupart des problèmes que nous résolvons quotidiennement. Nous verrons comment les découvertes faites à partir de
l’analyse des performances des sujets résolvant de tels problèmes en laboratoire se
généralisent aisément aux problèmes résolus quotidiennement. En résumé, les psychologues cognitivistes doivent donc faire preuve d’ingéniosité dans leurs recherches pour
mettre au point des tâches qui présentent la double caractéristique suivante :
• les tâches et les performances à ces tâches peuvent être analysées sans ambiguïté en laboratoire ;
• les tâches comportent les mêmes caractéristiques (ou une partie de ces caractéristiques) que les tâches que les sujets accomplissent quotidiennement.
Quelle que soit la tâche utilisée, comme dans toute science expérimentale, la psychologie cognitive cherche à atteindre son objectif en recourant à trois types d’observation :
l’observation naturelle, l’observation corrélationnelle et l’observation expérimentale.
3.1.1 L’observation naturelle
L’observation naturelle consiste à observer et enregistrer certains aspects du
comportement et de l’environnement. Lorsqu’un anthropologue étudie les comportements alimentaires d’une tribu de Nouvelle-Zélande et qu’il note tout ce qu’il voit sans
aucune sélection, il utilise l’observation naturelle. Peuvent faire l’objet de nos enregistrements aussi bien des événements (e.g., objets qui tombent ; interaction entre des
personnes) que des caractéristiques de l’environnement (e.g., combien de voitures ; présence vs. absence de jeux).
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Observation et explication en psychologie cognitive
L’observation naturelle est moins rigoureuse que les autres méthodes. Néanmoins, il
s’agit d’une méthode qui donne aux faits un statut scientifique. En effet, l’observation
est objective (i.e., non uniquement présente dans l’œil de l’observateur) et peut être
répétée par un autre observateur. L’intérêt de l’observation naturelle est que l’information collectée est très riche. Une richesse d’information est souvent nécessaire pour rendre compte de comportements complexes. Il faut en effet avoir d’abord et avant tout
une bonne description du comportement à expliquer. Une bonne description du comportement signifie savoir exactement dans quelles conditions il apparaît et avec quelle
intensité et quelle fréquence il se manifeste. Bien décrire pour bien expliquer est souvent avancé comme condition minimale pour faire de la bonne science.
Outre la richesse des informations collectées, la méthode d’observation naturelle est
nécessairement utilisée lorsqu’il est impossible de répondre à une question de recherche avec une autre méthode. Dans les sciences du comportement, ce type de question
est assez fréquent, surtout au début d’une recherche. Ainsi, par exemple, si un chercheur veut savoir en quoi l’environnement de l’enfant participe au développement de
sa motricité (e.g., existence vs. absence d’obstacles, d’escaliers dans une maison), ce chercheur est bien obligé de collecter un maximum d’informations sur cet environnement.
En dépit de la richesse des informations fournies par l’observation naturelle et en dépit
du fait que certaines activités ne peuvent être étudiées qu’avec cette méthode, l’observation naturelle comporte certains inconvénients. Pour ne prendre que quelques exemples,
• il est difficile d’enregistrer de manière fiable ce qui se passe exactement et tout
ce qui se passe ;
• un événement important peut aussi avoir lieu en l’absence de l’observateur ;
• les informations fournies ne donnent aucune certitude sur ce qui a entraîné le
comportement qui nous intéresse ;
• l’observation peut être biaisée par des caractéristiques personnelles de l’observateur.
Ces limites sont dépassées par les deux autres types d’observation.
3.1.2 Observation corrélationnelle
L’observation corrélationnelle consiste en une analyse systématique des événements qui tendent à survenir ensemble dans un environnement particulier. Les relations corrélationnelles dépendent du caractère systématique et répété des variations
entre deux ou plusieurs événements (co-variations). Par exemple, les enfants de cadres
réussissent mieux à l’école que les enfants d’ouvriers. Les deux événements, être enfant
de cadre et réussite scolaire, tendent à apparaître souvent ensemble. L’analyse statistique dite corrélationnelle fournit une mesure du lien entre les deux événements (ou
variables).
Là encore, la méthode d’observation corrélationnelle est utilisée lorsqu’il est impossible
d’utiliser l’observation expérimentale. Dans l’exemple de la corrélation entre catégorie
sociale et réussite scolaire, il est impossible de prendre au hasard un groupe d’enfants,
de les éduquer dans un milieu ouvrier ou autre et d’évaluer leurs performances scolaires. L’étude du développement est souvent de nature corrélationnelle, même si les cher-
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
cheurs veillent à contrôler autant de variables qu’ils le peuvent. Par exemple encore, si
un chercheur veut étudier le développement de l’intelligence spatiale et voir comment
l’âge affecte cette habileté, il lui est impossible de prendre un enfant particulier, de
l’affecter aléatoirement à un groupe d’âge et de mesurer son intelligence spatiale.
L’enfant vient à l’expérimentateur avec son âge au moment de l’expérience. La méthode
d’observation corrélationnelle est une méthode souvent utilisée par les psychologues,
car elle suggère une première idée sur les causes des comportements.
L’un des problèmes de la méthode d’observation corrélationnelle est qu’elle comporte
une restriction sur le type d’inférence possible. C’est-à-dire que ce n’est pas parce que
deux événements ont tendance à systématiquement apparaître ensemble que l’un est la
cause de l’autre. Ils peuvent être tous les deux provoqués par une cause commune.
L’exemple classique est celui de la corrélation entre le nombre d’écoles dans une ville et
le nombre d’alcooliques. L’école n’est pas la cause de l’alcoolisme. Le nombre d’écoles et
d’alcooliques sont associés au nombre d’habitants : plus il y a d’habitants dans un
endroit, plus la probabilité de rencontrer un alcoolique et une école est forte. En résumé,
corrélation n’est pas synonyme de causalité.
3.1.3 La méthode expérimentale
Dans toute science, l’objectif est d’identifier la ou les cause(s) du phénomène analysé. Pour cela, un certain nombre de conditions doit être rempli. Ainsi, le phénomène
doit être bien décrit. Les chercheurs doivent savoir de quoi il s’agit : comment se manifeste le phénomène, dans quelles conditions il apparaît, etc. Le phénomène doit également être public, c’est-à-dire reproductible par n’importe quel autre chercheur. Un
phénomène qui serait de nature exclusivement privée et qui ne pourrait être répliqué
ne peut pas faire l’objet d’une étude scientifique. L’histoire des sciences est intéressante
en ce sens qu’elle pourrait être caractérisée, entre autres, par la capacité des chercheurs
à développer les conditions techniques ou technologiques propres à mettre en évidence
des phénomènes pertinents et à les analyser systématiquement.
La méthode expérimentale est la méthode qui permet d’étudier les causes des phénomènes. En psychologie cognitive, c’est la méthode par excellence qui permet d’examiner les
différentes causes possibles d’un comportement (i.e., des performances). Elle le fait
grâce à deux opérations : la manipulation et le contrôle. La manipulation consiste à tester la relation systématique entre deux variables. L’une de ces variables est manipulée
et s’appelle variable indépendante ; l’autre est mesurée et s’appelle variable dépendante.
Par exemple, un psychologue cherchera à savoir si le fait de produire des images mentales améliore la mémoire (i.e., est la cause des performances mnésiques d’un sujet). Ce
psychologue testera (au moins) deux groupes de sujets. Il va demander à l’un des deux
groupes de produire des images avec le matériel à mémoriser, tandis qu’il ne le demandera pas à l’autre groupe. Il comparera alors les performances des sujets dans les deux
groupes. En termes généraux, la méthode expérimentale consiste à modifier certains
aspects de l’environnement (e.g., consignes données aux sujets, type de matériel, etc.) et
à analyser les conséquences de ces modifications sur le comportement des sujets.
L’autre opération cruciale de la méthode expérimentale est le contrôle des variables
dites confondues. Deux variables sont confondues lorsqu’elles peuvent être toutes les
deux la cause du comportement analysé. Par exemple, dans le cas de l’effet des images
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Observation et explication en psychologie cognitive
mentales sur la mémoire, supposons que l’expérimentateur veuille tester 40 sujets dans
chaque groupe. Il décide d’affecter les 20 premiers sujets qui veulent passer l’expérience dans le groupe « image mentale » et les 20 derniers sujets dans le groupe « non
image ». Supposons qu’il observe que le groupe « image mentale » a de meilleures performances. Notre psychologue ne saura pas si la mémoire a été meilleure à cause du fait
de faire des images ou parce que les 20 premiers sujets étaient les plus motivés (ou les
plus anxieux) à avoir de bonnes performances et montrer une bonne image d’euxmêmes à un psychologue. Les deux variables, image mentale et ordre de passation sont
donc confondues. Pour dissocier deux variables, il existe plusieurs procédures. L’une
d’entre elle consiste à affecter les sujets aléatoirement dans les conditions expérimentales. C’est-à-dire que les sujets peuvent par hasard se retrouver dans l’une ou l’autre condition. Il existe bien d’autres méthodes de contrôle utilisables lorsque l’aléatorisation ou
la manipulation directe ne peuvent être prises en compte (voir Abdi, 1987). Comme
nous le verrons dans les chapitres qui suivent, les psychologues cognitivistes sont souvent amenés à utiliser plusieurs techniques de contrôle en même temps.
En résumé, par la méthode expérimentale, le psychologue peut conclure avec confiance
que les paramètres (ou les variables) qu’il a manipulés sont la cause du comportement.
Ceci est possible car il s’est assuré de contrôler les autres causes potentielles.
3.2 Théories et modèles en psychologie cognitive
Pour expliquer les phénomènes de la cognition humaine, les psychologues mettent au point des théories. Les théories ne sont pas toutes équivalente aux niveaux du
détail et de la précision des explications qu’elles proposent ou au niveau du nombre de
phénomènes expliqués. Certaines théories fournissent des explications précises des
phénomènes ; d’autres sont plus vagues. Certaines théories expliquent un ensemble restreint de phénomènes ; d’autres expliquent un nombre important de phénomènes.
Ainsi, certains psychologues mettent au point des théories dont l’objectif est d’expliquer la cognition en général (e.g., théorie ACT-R de John Anderson, 1993). D’autres
expliquent seulement pourquoi les tables de multiplication comprenant des opérandes
de grandes tailles (e.g., 8 × 7) sont plus difficiles que celles comprenant des opérandes
de petite taille (e.g., 2 × 3 ; e.g., Ashcraft, 1987).
Il est possible de distinguer trois niveaux de théorisation : le niveau des cadres conceptuels, le niveau des théories et le niveau des modèles. Le niveau des cadres conceptuels
est le niveau le plus général de théorisation. Un cadre conceptuel est un ensemble
d’idées ou de postulats qui guident la recherche théorique et empirique. Un cadre conceptuel n’est ni vrai ni faux. Il peut être utile ou pas dans la mesure où il fournit des pistes d’étude. Par exemple, Lemaire et Siegler (1995) ont proposé un cadre conceptuel
pour analyser les stratégies que les sujets utilisent dans une tâche cognitive. Ce cadre
conceptuel permet de faire la distinction entre
• le type de stratégie que les sujets utilisent,
• le type de problème sur lequel chaque stratégie est utilisée,
• la vitesse (et la précision) avec laquelle une stratégie est exécutée,
• la manière dont chaque stratégie est sélectionnée.
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
Ce cadre conceptuel n’est ni faux ni vrai. Il est seulement utile pour savoir quels aspects
stratégiques étudier dans un (ou plusieurs) domaine(s) particulier(s) de la cognition.
Le deuxième niveau de théorisation est le niveau des théories. Une théorie est un
ensemble de postulats expliquant un phénomène ou un ensemble de phénomènes. Par
exemple, en 1992, Just et Carpenter ont proposé d’expliquer les performances linguistiques des sujets par une théorie postulant que ces performances varient en fonction de
la quantité de ressources mobilisées pour accomplir une tâche. Une théorie est testable
empiriquement. Ceci signifie qu’il est possible de dire dans quelles conditions la théorie
est vraie ou fausse. Pour cela, il faut collecter des données et confronter les données aux
prédictions dérivées de la théorie.
Le troisième niveau de théorisation est le niveau des modèles. Généralement, un modèle
est plus restreint qu’une théorie. Un modèle peut être une instanciation particulière
d’une théorie. Par exemple, Lovett et Anderson (1996) ont publié un modèle d’un analogue de la tâche des jarres (voir Chapitre 7). Ce modèle est une instanciation particulière de la théorie ACT-R (Anderson, 1993 ; voir Chapitre 5). Plus limité que la théorie,
le modèle est plus précis. Un modèle dresse la liste complète et détaillée des processus
censés intervenir dans une tâche. Un modèle est un modèle de traitement lorsqu’il cherche à décrire précisément la manière avec laquelle on accomplit une tâche cognitive. Là
encore, les modèles diffèrent selon qu’ils rendent compte d’un ensemble restreint ou
plus vaste de phénomènes, des performances à une tâche cognitive ou à plusieurs
tâches.
Un aspect fondamental sur lequel diffèrent les modèles de traitement est leur caractère
computationnel ou non. Certains modèles sont dits computationnels, d’autres sont dits
non-computationnels. Un modèle computationnel est un modèle implémenté sur ordinateur. Ce type de modèle est en général testé à la fois empiriquement (i.e., avec des
données expérimentales) et à l’aide de simulations informatiques. C’est-à-dire que le
chercheur fait réaliser à l’ordinateur la même tâche qu’au sujet. Ensuite, il compare les
patrons de performances. Si ces patrons sont proches, le modèle est conçu comme une
bonne approximation de la manière dont le sujet accomplit la tâche. Bien sûr, les
patrons de performances peuvent être les mêmes et la manière d’aboutir à ces patrons
différente. C’est pourquoi, un modèle computationnel est testé de multiple manières
(e.g., il cherche à reproduire plusieurs effets expérimentaux, à reproduire des effets de
même taille que ceux obtenus avec des humains).
Un modèle non computationnel est une description verbale de la manière d’accomplir
une tâche. Chaque fois que cela est possible, il est préférable d’expliquer un phénomène
avec un modèle computationnel. Les explications sont en général plus précises et
détaillées. De plus, un modèle computationnel peut produire des prédictions expérimentales nouvelles que des données pourront tenter de falsifier (voir Cleeremans &
French, 1996 ; Content & Frauenfelder, 1996, pour des discussions plus détaillées).
Dans cet ouvrage, nous aurons amplement l’occasion de présenter les deux catégories
de modèles et d’illustrer leurs points de force et de faiblesse. Nous aurons aussi l’occasion d’aborder un autre type de modèles, les modèles mathématiques qui sont des
expressions formelles (non forcément implémentées sur ordinateur) des relations entre
variables (e.g., loi de puissance ; e.g., Newell & Rosenbloom, 1981 ; Dulaney, Reder, Staszewski, & Ritter, 1998).
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Observation et explication en psychologie cognitive
3.3 Mesures utilisées en psychologie cognitive
3.3.1 Quelles questions ? Quelles mesures ?
Les psychologues cognitivistes cherchent à déterminer comment les sujets
accomplissent les tâches cognitives auxquelles ils sont soumis. Dans cette perspective,
ils essaient de décrire le plus précisément possible les opérations mentales (ou processus) qui interviennent entre un stimulus et une réponse (i.e., entre une situation et une
consigne données et le comportement). Les stimuli proposés (depuis l’apparition d’une
simple lumière jusqu’à un problème énoncé sous une forme verbale ou mathématique)
et les réponses (entre la simple détection d’une lumière jusqu’à la découverte de la solution d’un problème) sont divers et variés.
Vouloir mettre à jour les processus cognitifs conduit les psychologues à se poser
plusieurs questions. Par exemple, combien de processus une activité met-elle en jeu ?
Comment fonctionnent ces processus ? Quelles règles décrivent le déroulement des
processus ? Quelle est la durée de chaque processus ? Quelles sont les variables qui
influencent le déclenchement et le déroulement de ces processus ? Même si l’objectif
général des psychologues cognitivistes reste identique (i.e., découvrir par quelle suite
d’opérations un sujet accomplit une tâche), la réponse à ces questions varie selon le type
d’activité cognitive.
Selon la question de recherche posée et le domaine étudié, le type de tâches utilisées et
l’analyse des données sont différents. Ainsi, vous pourriez être intéressé par la rapidité
avec laquelle les sujets réagissent à un stimulus sensoriel (e.g., enlever son doigt d’une
source de chaleur, freiner brusquement derrière une voiture qui vient de piler). Ainsi
encore, vous pourriez chercher à savoir comment un sujet résout un problème ou
prend une décision (e.g., jouer ou non à la loterie, acheter telle maison plutôt que telle
autre, résoudre une équation différentielle). Dans le premier exemple, il est pertinent
d’analyser le temps que met un sujet pour accomplir la tâche (i.e., temps de détection ou
de réaction). Dans le second exemple, le choix et les stratégies de résolution permettent
de savoir comment un sujet résout un problème ou prend une décision.
Pour analyser les processus mis en œuvre dans des tâches cognitives, les psychologues
cognitivistes ont traditionnellement utilisé trois grandes familles de mesures (variables
dépendantes) : les taux d’erreurs commises par les sujets, les temps de résolution et les
protocoles verbaux. De plus en plus, les psychologues commencent à utiliser les techniques d’imagerie cérébrale (voir Chapitre 10). Chacune de ces mesures a fait l’objet
d’analyses relativement précises et est utilisée différemment selon
• les processus étudiés,
• les activités cognitives analysées,
• le type de question posée.
Par exemple, les psychologues intéressés par les processus impliqués dans la compréhension du langage utilisent plutôt des temps de latence et les taux d’erreurs. Les psychologues intéressés par la résolution de problèmes utilisent les protocoles verbaux en plus des
temps de latence et des taux d’erreur. Les psychologues intéressés par les bases neuronales des activités cognitives utilisent davantage le niveau d’activation des aires cérébrales.
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
Il n’existe pas une mesure en soi plus valide que les autres. L’important est de bien
savoir quels sont les comportements étudiés et les questions posées. Le seul véritable
principe à la base de la mesure en psychologie est que cette mesure doit être le plus près
possible du comportement étudié. Dans certaines recherches, il est possible d’analyser
le comportement directement ; dans d’autres, des mesures indirectes sont les seules utilisables.
Prenons l’exemple des stratégies. Pour toute tâche cognitive, il est important de savoir
quelles sont les stratégies mises en œuvre par les sujets pour expliquer leurs performances. Or, il n’est pas toujours possible d’observer directement les stratégies. Ainsi,
en arithmétique par exemple, lorsqu’un enfant cherche la solution à un problème
comme 8 + 4, il peut compter sur ses doigts, en faisant 8 + 1 + 1 + 1 + 1 = 12. La stratégie du comptage est directement observable grâce à des indices comportementaux
externes. En revanche, lorsqu’il récupère directement la solution en mémoire, il est
impossible de savoir s’il a fait 4 + 8 ou 8 + 4. Aucun indice comportemental n’est disponible pour savoir comment l’enfant a résolu le problème. Ainsi encore, dans le domaine
de la mémoire, lorsque les sujets essaient de mémoriser une liste de mots, ils retiennent
mieux le début et la fin de la liste. Ce patron de réponse a permis aux psychologues
d’inférer que les mots du début étaient stockés en mémoire à long terme et ceux de la
fin en mémoire à court terme (voir Chapitre 2).
La règle générale pour choisir entre une mesure directe et une mesure indirecte,
lorsqu’un tel choix est possible, est de prendre la mesure directe. En effet, l’inférence
des données aux processus est moins risquée car le nombre de pas inférentiels est
moins important. C’est ce type de règle, entre autres, qui a conduit les psychologues à
utiliser les taux d’erreurs des sujets et leurs temps de réaction comme indices comportementaux. Une des autres raisons à la base de ce choix tient à l’analyse conceptuelle
conduite depuis de nombreuses années relative à la validité de ces mesures. Ces analyses ont permis de dresser les conditions dans lesquelles une inférence fondée sur des
temps de réaction et des taux d’erreurs est valide (i.e., mesure bien ce qu’elle est censée
mesurer).
3.4 Exemple de mesure : les temps de réaction
Les temps de réaction sont des mesures couramment utilisées par les psychologues de la cognition humaine. La raison est double. D’une part, les inférences effectuées
à partir des temps de réaction permettent de réaliser l’un des objectifs fondamentaux
de la psychologie cognitive (i.e., découvrir les processus impliqués dans une tâche).
D’autre part, à l’heure où les ordinateurs permettent une mesure à la milliseconde près,
les temps de réaction constituent une mesure facile à collecter et à analyser statistiquement. Les règles d’inférence portant sur des temps de réaction ont fait l’objet de nombreux travaux par les psychologues, mais aussi par les statisticiens. L’objectif de ces
travaux était de déterminer en quoi les inférences (et quels types d’inférence) conduites
à partir des temps de latence sont valides. Plusieurs méthodes d’analyse chronométrique ont été proposées. Les deux grandes méthodes les plus discutées sont les méthodes
soustractives et additives.
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Observation et explication en psychologie cognitive
3.4.1 Méthode soustractive
A. Présentation de la méthode
Principes de la méthode. La logique de la méthode soustractive est simple. Supposons la situation décrite au Tableau 1.1.
Dans cette situation, nous avons deux tâches : la tâche A et la tâche B. La tâche A met
en œuvre les processus p1 et p2, la tâche B les processus p1, p2 et p3. Ceci signifie que
les deux tâches ont deux processus en commun, p1 et p2. La seule différence entre ces
deux tâches réside dans la mise en œuvre de p3 dans la tâche B. L’idée de la méthode
soustractive est que la différence de temps de réaction à la tâche B et à la tâche A nous
donne le temps du processus p3. Cela signifie que si vous voulez évaluer la durée d’un
processus, vous devez trouver deux tâches, l’une dans laquelle le processus est mis en
œuvre, l’autre dans laquelle il ne l’est pas, toutes choses égales par ailleurs. La différence de latences aux deux tâches vous indiquera la durée du processus étudié. La
méthode soustractive consiste donc à utiliser des tâches qui ajoutent ou enlèvent des
processus afin d’évaluer leur durée.
Illustration de la méthode. La méthode soustractive a été élaborée par Donders, un physiologiste hollandais du XIXe siècle, intéressé par la vitesse de conduction de l’influx
nerveux. Donders soumettait des sujets à deux types de tâches : une tâche de réaction
simple et une tâche de choix. Dans une tâche de réaction simple, les sujets recevaient
une stimulation dans un pied et devaient lever le doigt aussi rapidement qu’ils percevaient la stimulation. Cette tâche ne mettait donc en œuvre que deux processus :
• détection de la stimulation
• exécution de la réponse.
Dans la tâche de choix, les sujets pouvaient recevoir la stimulation soit dans le pied
droit soit dans le pied gauche. Ils devaient lever un doigt de la main droite si la stimulation était reçue dans le pied droit et un doigt de la main gauche si le pied gauche était
stimulé. Cette tâche de choix mettait donc en œuvre deux processus supplémentaires :
• identification du pied stimulé
• sélection du doigt à lever.
La différence de temps de réaction entre ces deux tâches a été estimée par Donders à
67 ms, temps supposé correspondre à la durée des deux processus supplémentaires
Tableau 1.1
Situation hypothétique comprenant deux tâches (A et B), chacune mettant en œuvre plusieurs processus
cognitifs (p1, p2, p3).
Tâche A
Tâche B
Processus p1
Processus p2
Processus p1
Processus p2
Processus p3
33
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
34
C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
Tableau 1.2
Analyse des processus et de leur durée dans les trois conditions testées par Donders
Conditions
Processus
Durée
Détection
201 ms
• Détecter A et B ;
Répondre à B
Détection
Reconnaissance
201 ms
36 ms
• Détecter A et B ;
Prononcer A quand A
Prononcer B quand B
Détection
Reconnaissance
Sélection
201 ms
36 ms
47 ms
• Prononcer lettre présentée
à l’écran
(i.e., identification du pied stimulé et sélection du doigt à lever) nécessaires pour accomplir la tâche B.
La généralisation de cette démarche a été effectuée par Donders lui-même. Il a ainsi
comparé trois conditions (résumées dans le Tableau 1.2)
• condition 1 : les sujets voyaient une lettre et une seule (e.g., A). Ils savaient à
l’avance quelle était cette lettre et devaient la prononcer dès qu’ils la voyaient.
Dans cette tâche, les sujets n’avaient qu’à détecter la lettre (i.e., il n’était pas
nécessaire de la reconnaître ni de la distinguer d’une autre lettre, pas plus que de
sélectionner une réponse parmi plusieurs). Cette condition permettait donc
d’évaluer le temps de détection.
• condition 2 : les sujets voyaient A ou B et devaient répondre seulement quand ils
voyaient B. Ils devaient donc détecter la présence d’un stimulus et reconnaître
s’il s’agissait d’un A ou d’un B. Ils n’avaient pas à sélectionner de réponse, vu
qu’ils ne devaient répondre que sur B. Le temps pour accomplir cette tâche comprenait donc le temps pour détecter la présence d’un stimulus et le temps pour
reconnaître A ou B.
• condition 3 : les sujets voyaient soit A soit B et devaient prononcer A quand A
était présenté et B quand ils voyaient B. Les sujets devaient donc détecter la présence d’un stimulus, reconnaître s’il s’agissait d’un A ou d’un B et sélectionner la
réponse à prononcer. Le temps total de cette tâche comprenait donc le temps
pour détecter la présence d’un stimulus, le reconnaître et sélectionner la réponse
adéquate.
Dans chacune des trois conditions, le temps de réaction (TR) peut donc être compris
comme :
• condition 1 : TRtotal = TRdétection
• condition 2 : TRtotal = TRdétection + TRreconnaissance
• condition3 : TRtotal = TRdétection + TRreconnaissance + TRsélection
Les temps moyen de réponse étaient
• condition 1 = 201 ms
• condition 2 = 237 ms
• condition 3 = 284 ms
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Observation et explication en psychologie cognitive
Par soustraction,
• le temps de reconnaissance pouvait être estimé à 36 ms (condition 2 – condition 1 :
237 – 201 = 36 ms)
• le temps de sélection de la réponse à 47 ms (condition 3 – condition 2 :
284 – 237 = 47 ms).
B. Critiques de la méthode
Aussi intéressante qu’elle le semble intuitivement, la méthode soustractive comporte certaines limites. En effet, par exemple, le fait que, dans la condition 1, les sujets
n’aient pas à choisir de répondre A ou B ne signifie pas qu’ils n’aient pas à choisir entre
deux réponses. Ils devaient choisir entre « répondre » et « ne pas répondre ». Ceci signifie que, contrairement à la supposition de Donders, le processus « sélection de la
réponse » n’était pas absent de la condition 1 ; il était simplement modifié. L’une des critiques importantes de la méthode soustractive est donc qu’il est difficile, voire impossible, de trouver des tâches qui ne diffèrent que par un processus. Bien souvent, les tâches
diffèrent entre elles au moins par le nombre de processus qu’elles mettent en œuvre. Il
est difficile d’être certain que deux tâches ne diffèrent que par un seul processus.
La deuxième critique est de même nature que la première. Donders suppose implicitement que deux tâches peuvent ne différer que par le nombre de processus mis en
œuvre. Or, même si ceci était vrai, il n’est pas sûr que les processus communs aux deux
tâches soient de même nature ou mis en œuvre de la même manière dans chaque tâche.
En d’autres termes, il est difficile de savoir si ajouter ou enlever une étape de traitement
n’a pas aussi pour effet de changer le déroulement des autres processus. Dans certains
cas, l’ensemble de la tâche elle-même est modifié. Par exemple, même si le processus de
reconnaissance est présent dans les conditions 2 et 3, il n’est pas sûr qu’il soit mis en
œuvre de la même manière. Un processus mis en œuvre après (ou avant) un autre processus peut être exécuté complètement différemment. Ce type de problème (nature et
nombre des processus) est fondamental et gouverne la validité d’une méthode. Les psychologues ont été conduits à se méfier de la méthode soustractive. Ils lui préfèrent la
méthode additive qui a été mise au point en partie pour remédier à ces problèmes.
3.4.2 Méthode additive
A. Présentation de la méthode
Cette méthode a été mise au point par Sternberg (1966, 1969, 1975). Elle n’est
pas fondée sur le retrait ou l’ajout d’étapes de traitement. Selon la méthode additive,
chaque tâche peut être conceptuellement analysée en dressant la liste des étapes de
traitement et l’enchaînement de ces étapes. C’est ce que les psychologues cognitivistes
appellent « l’analyse de la tâche ». L’analyse de la tâche consiste donc à faire l’inventaire
des processus mis en œuvre dans une tâche cognitive. Elle peut être conduite a priori
ou à partir de données expérimentales indiquant l’existence de tel ou tel processus.
À partir de l’analyse de la tâche, l’expérimentateur manipule des variables qui vont
affecter les processus mobilisés au cours d’une ou plusieurs étapes de traitement. Par
exemple, l’expérimentateur va chercher à augmenter ou diminuer la durée d’une ou
plusieurs étapes ou le nombre d’opérations mentales au sein d’une étape de traitement.
35
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
36
C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
Grâce à ces manipulations, il pourra indiquer, pour une tâche cognitive donnée, les
types de processus mis en œuvre, leur nombre, leur durée et déterminer quelles variables affectent quelles étapes.
La règle d’inférence fondamentale en chronométrie mentale additive est la suivante. Si
deux variables interagissent entre elles, c’est qu’elles affectent la même étape de traitement. En revanche, si deux variables n’interagissent pas, c’est qu’elles affectent des étapes différentes. Pour illustrer comment fonctionne la méthode additive, décrivons la
tâche de Sternberg.
B. Exemple : La tâche de Sternberg
Présentation de la tâche. La tâche de Sternberg est une tâche dite de balayage en
mémoire ou memory scanning (voir Wolfe, 1998, pour une méta-analyse des résultats
obtenus au cours des trente dernières années à cette tâche). Le sujet voit d’abord un
ensemble de lettres. Ensuite, le sujet voit une seule lettre (la lettre cible). Cette lettre fait
ou non partie de l’ensemble de lettres préalablement présenté. Le sujet doit dire si la
lettre était ou non présente dans cet ensemble de lettres. Le sujet doit accomplir cette
tâche le plus rapidement possible et, dans la mesure du possible, sans faire d’erreurs. Le
temps mis par le sujet est l’indice analysé (i.e., la variable dépendante). Selon Sternberg,
cette tâche met en œuvre quatre processus (décrits dans la Figure 1.3) :
• encodage,
• recherche/comparaison,
• prise de décision,
• organisation de la réponse.
Selon cette analyse de la tâche, le sujet encode la lettre cible. Puis, il parcourt dans sa
mémoire de travail la liste des éléments et les compare avec la lettre cible. Ensuite, il
décide de répondre (i.e., « oui/non » la lettre cible est l’un des éléments de la liste de
départ). Enfin, il émet sa réponse en appuyant sur la touche correspondante.
Une fois l’analyse de la tâche conduite, il convient de trouver les variables à manipuler
qui vont affecter les étapes de traitement et permettre d’inférer comment se déroule
chaque processus et de valider le modèle de traitement proposé. Illustrons d’abord
l’intérêt de cette méthode pour inférer comment se déroule les processus à chaque
étape de traitement. Nous illustrons ensuite son intérêt pour valider le modèle de traitement proposé.
Stimulus
Encodage
du stimulus
Recherche/
comparaison
Décision
«oui»/«non»
Organisation
de la réponse
Réponse
Figure 1.3
Le modèle des quatre processus de Sternberg pour la tâche de balayage en mémoire. Pour réaliser cette tâche,
Sternberg pense que les sujets encodent le stimulus cible, recherchent le stimulus cible dans l’ensemble
préalablement présenté, décident si la réponse est « oui » ou « non » et enfin organisent cette réponse. Un tel modèle
illustre une analyse conceptuelle de la manière dont les sujets accomplissent une tâche cognitive. Ce type d’analyse
est conduit par les psychologues pour comprendre les performances des sujets.
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Observation et explication en psychologie cognitive
37
Figure 1.4
Recherche parallèle
non-exhaustive
Recherche sérielle
non-exhaustive
TR
Taille de l’ensemble de lettres amorces
Recherche sérielle
exhaustive
Prédictions des trois stratégies
potentielles dans la tâche de
Sternberg. Le premier panneau
illustre les prédictions pour les
réponses « oui » et « non » si les
sujets utilisent une stratégie de
recherche parallèle nonexhaustive. Le panneau central
illustre les prédictions dérivées de
l’utilisation d’une stratégie de
recherche sérielle non exhaustive.
Enfin, le panneau à droite illustre
les résultats prédits si les sujets
utilisent une stratégie de
recherche sérielle exhaustive.
L’inférence des processus. Dans l’expérience conduite par Sternberg, les sujets voyaient
aléatoirement ou non des ensembles de lettres de taille variable (de 1 à 6 lettres). En condition aléatoire, les sujets pouvaient voir une ensemble de 2 lettres après un de 5 lettres
et avant un de 1 lettre sans pouvoir prédire la taille de la liste d’un essai à l’autre. En
condition de présentation non aléatoire, les ensembles de 1 élément étaient d’abord présentés, puis ceux de 2 éléments, de 3 éléments, etc. Cette variable « taille des listes »
peut nous renseigner sur les stratégies utilisées par les sujets. En effet, trois stratégies
au moins peuvent être utilisées. Chaque stratégie aboutit à des patrons de latence différents en fonction de la taille des listes et de la réponse « oui/non » à fournir. Ces
patrons sont illustrés par la Figure 1.4.
La première stratégie est la stratégie dite de recherche parallèle non-exhaustive. Les
sujets regardent chaque élément de la liste en même temps et les comparent à la lettre
cible. Le temps de réaction associé à cette stratégie ne devrait pas varier selon la taille
de la liste pour les réponses positives. En effet, en consultant en parallèle tous les éléments de la liste, les sujets voient si un élément de la liste correspond à la lettre cible
sans que cela prenne plus de temps pour des cibles contenant plus d’éléments. En revanche, pour les réponses « non », les sujets ne trouveraient dans la liste aucun élément
correspondant à la lettre cible. Avec une certaine variabilité dans les temps d’accès et
la nécessité d’avoir à examiner tous les éléments avant de pouvoir décider, plus il y a
d’items, plus il faut de temps pour donner sa réponse.
La deuxième stratégie est la stratégie dite de recherche sérielle non-exhaustive. Les
sujets considéreraient chaque item de la liste séparément. Pour le cas des réponses positives, le temps pour trouver l’item devrait varier selon la position où se trouve l’item.
Dans certains cas, l’item recherché se trouve en première position ; dans d’autres cas, il
se trouve en deuxième position ; dans d’autres encore en troisième, etc. En moyenne, le
sujet devrait parcourir (n + 1)/2 positions. Ainsi, par exemple, pour un ensemble de
3 items, ils devraient effectuer en moyenne 2 comparaisons. En effet, dans un tiers des
cas, l’item cible se trouve en position 1. Dans ce cas, l’item est trouvé après une compa-
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
38
C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
Figure 1.5
Représentation des données d’une expérience de
Sternberg. Ces résultats montrent que les sujets
utilisent une stratégie de recherche sérielle
exhaustive et qu’il leur faut 40 ms pour comparer
l’item cible avec un des items préalablement
présentés, aussi bien pour les réponses « oui » que
pour les réponses « non ».
TRnon = 40n + 400
TR
TRoui = 40n + 350
Taille de l’ensemble de lettres amorces
raison. Dans un tiers des cas, l’item se trouve en position 2 (nécessitant 2 comparaisons). Dans un tiers des cas, l’item se trouve en position 3 (3 comparaisons nécessaires).
Le nombre moyen de comparaisons pour un ensemble de 3 items est donc (1 + 2 + 3)/
3 = 2. Cela signifie que pour les réponses positives, le temps pour dire « oui » va augmenter en fonction de la taille de la liste à la vitesse (n + 1)/2. Pour les réponses « non »,
le sujet devra toujours parcourir entièrement la liste avant de dire « non ». Son temps
augmentera donc en fonction du nombre d’items. Ceci signifie que le temps pour répondre « non » devrait augmenter plus vite que le temps pour répondre « oui ».
La troisième stratégie est la stratégie dite de recherche sérielle exhaustive. Les sujets ne
répondent pas avant d’avoir parcouru l’ensemble de la liste, aussi bien pour les réponses « oui » que pour les réponses « non ». Ceci prédit deux courbes parallèles pour les
réponses « oui » et « non ».
Les résultats obtenus par Sternberg apparaissent à la Figure 1.5. Ces résultats permettent de conclure que
• les sujets utilisent une stratégie de recherche sérielle exhaustive, ce qui est contre-intuitif,
• les sujets comparent l’item cible à chacun des items de l’ensemble de départ en
40 ms.
La première conclusion est tirée du fait que les sujets obtiennent deux courbes parallèles pour les réponses « oui » et pour les réponses « non ». La seconde conclusion peut
être tirée des paramètres des équations des droites de régression (i.e., prédisant le temps
-TR- en fonction du nombre d’éléments). Ces paramètres nous renseignent sur la durée
des processus mis en œuvre pour chaque type de réponse. Ainsi, pour les réponses
positives et négatives, le coefficient de la pente est identique et vaut 40. Cette valeur
correspond à la vitesse de comparaison. Ceci signifie que chaque comparaison est effectuée en 40 ms, ce qui est très rapide. Cette rapidité explique probablement pourquoi les
sujets utilisent une stratégie de recherche exhaustive. Le processus de comparaison est
tellement rapide qu’il peut être mis en œuvre quel que soit le nombre d’items à consulter et permet de décider à la fin si l’item cible se trouvait dans l’ensemble amorce. Cette
stratégie est plus rapide que d’effectuer pour chaque élément de la cible une comparaison et une décision.
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Observation et explication en psychologie cognitive
Validation d’un modèle de traitement. Après avoir illustré en quoi la méthode additive
peut nous renseigner sur le déroulement des processus, voyons maintenant en quoi elle
peut nous aider à valider un modèle de traitement proposé. Rappelons que le modèle de
la tâche avancé par Sternberg propose que cette tâche met en œuvre 4 étapes de traitement ou processus. Chacune de ces étapes devrait être affectée par des variables spécifiques. Autrement dit, il devrait être possible de trouver des variables qui affectent
une étape de traitement et pas les autres.
Les résultats présentés à la Figure 1.5 permettent de voir que les constantes diffèrent
pour les réponses positives et négatives (350 ms vs. 400 ms). Cette différence est attribuée par Sternberg au fait que répondre « oui » est toujours plus rapide que répondre
« non » (ici 50 ms en moins) dans des tâches de temps de réaction, ce qui justifierait une
étape de traitement « organisation de la réponse ». Le caractère positif ou négatif des
réponses n’affecte pas le coefficient de la pente de régression (estimant la durée de
l’étape de recherche-comparaison). Cette réponse affecte une autre étape (i.e., étape
d’organisation de la réponse).
Une autre variable testée par Sternberg (1967) est la variable qualité du stimulus. Sternberg a comparé des stimuli intacts et des stimuli dégradés (i.e., plus difficilement perceptibles). Il a observé que le seul paramètre affecté par cette manipulation était les
constantes, plus élevées de 65 ms avec les stimuli dégradés qu’avec les stimuli intacts,
aussi bien pour les réponses positives (i.e., 400 + 65 = 465) que négatives (i.e., 350 + 65
= 415). Cette augmentation du temps suggère que les sujets ont dû prendre plus de
temps pour encoder le stimulus. Les coefficients des pentes des droites de régression
(donc, la vitesse de comparaison) restaient inchangés. Ceci permet d’inférer que la
dégradation des stimuli n’a pas affecté le processus de comparaison, mais seulement le
processus d’encodage.
Enfin, Sternberg a manipulé la probabilité des réponses positives (de .25 à .75). Pour
certains sujets, la cible était présente dans l’amorce dans 75 % des stimuli (et absente
dans 25 % des cas). Cette manipulation n’affectait que la constante et pas la pente de la
droite. Les réponses les plus rapides apparaissaient pour les réponses les plus nombreuses. Ainsi, si les sujets devaient répondre « oui » dans 75 % des cas, ils répondaient
« oui » nettement plus vite. L’explication de ce résultat est simple. Au bout d’un certain
temps, le sujet comprend qu’il doit répondre « oui » la plupart du temps. Anticipant la
réponse, il peut donc répondre plus vite.
En résumé, la tâche de Sternberg et l’analyse des résultats illustrent l’intérêt de la
méthode additive aussi bien pour valider un modèle de la tâche que pour décrire comment fonctionnent les processus cognitifs impliqués dans une tâche donnée. Dans cet
ouvrage, nous verrons comment les psychologues utilisent les temps de réaction pour
étudier la cognition en temps réel.
C. Critiques de la méthode
Plusieurs critiques ont été émises sur la méthode additive, notamment sur ses
postulats de base (McClelland, 1979 ; Taylor, 1979). Ainsi, Taylor (1979) a montré que
des effets additifs (i.e., absence d’interaction) n’impliquaient pas nécessairement que
deux variables affectent deux étapes différentes. Elles peuvent affecter la même étape
de traitement mais dans des proportions différentes, au point que le résultat soit additif
39
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
40
C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
et non interactif. Par ailleurs, il est aussi possible que deux étapes ne soient pas mises
en œuvre séquentiellement stricto sensu, mais se chevauchent. La deuxième étape
serait ainsi déclenchée avant que ne soit complètement achevée la première étape. Cette
possibilité annulerait l’interaction entre les variables qui aurait dû en résulter.
Une autre source de critiques importantes concerne la conception explicite du déroulement des processus cognitifs dans une tâche, tel que l’aborde les chronométries mentales soustractive et additive. En effet, selon cette conception, pour réaliser une tâche
cognitive, un sujet mettrait en œuvre plusieurs processus qui s’enchaîneraient de
manière séquentielle. Ainsi, un processus traiterait l’information et fournirait au processus suivant les résultats de son traitement. Ce second processus ferait son traitement, en prenant comme données le résultat du processus précédent et en fournissant
au processus suivant le résultat de son traitement. Chaque processus attendrait que le
processus précédent ait accompli son traitement avant de se déclencher.
Cette conception sérielle du traitement cognitif de l’information dans une tâche a été
remise en question par une approche dite « en cascade » et formalisée par McClelland
(1979). Selon le modèle en cascade, une étape de traitement pourrait commencer avant
que l’étape précédente ne soit terminée. Le résultat du traitement opéré au cours d’une
étape pourrait devenir progressivement disponible pour l’étape suivante. Si tel est le
cas, les règles d’inférence de la chronométrie mentale additive sont invalides. Une interaction ne pourrait être interprétée comme le fait que deux facteurs affectent la même
étape. L’absence d’interaction ne signifierait pas qu’on est en présence de deux étapes
de traitement séparées. Les deux facteurs peuvent affecter la même étape, mais dans
des proportions différentes.
4
Théorie du traitement de l’information
et psychologie cognitive
L’un des problèmes les plus importants pour les psychologues cognitivistes concerne le niveau auquel analyser de manière pertinente la cognition humaine. Existe-il
un niveau et un seul ? Quel est ce niveau ? Est-ce un niveau physiologique, un niveau
psychologique ? En fait, la réponse à ce genre de question épistémologique n’est pas
indépendante de la question suivante « Quel est l’objet de la psychologie cognitive ? »
Nous avons vu que la psychologie cognitive cherche à comprendre l’intelligence
humaine (i.e., notre manière de penser). Pour cela, la psychologie cognitive pourrait concentrer son analyse au niveau des neurones (cellules nerveuses). Elle pourrait ainsi tenter de déterminer ce qui se passe au niveau de vos neurones lorsque vous êtes en train
de lire ce texte. Il existe de nombreux obstacles à une approche neurophysiologique
exclusive pour comprendre la cognition humaine. L’obstacle principal à ce type
d’approche est qu’il existe plusieurs millions de neurones dans le système nerveux central et que plusieurs milliers sont certainement mobilisés lorsque vous lisez. S’il fallait
décrire ce qui se passe quand vous lisez pour chacun de vos neurones, une telle description serait extraordinairement complexe et par nécessairement utile.
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Théorie du traitement de l’information et psychologie cognitive
4.1 Niveaux d’analyse de la cognition humaine
Les psychologues cognitivistes analysent la cognition humaine à un niveau plus
abstrait que le niveau des neurones. Ils n’analysent pas la cognition en termes d’événements neuronaux, mais en termes d’événements mentaux (i.e., de processus). Ils ne
nient pas les bases neuronales de la cognition. Bien au contraire, ces bases sont fondamentales. Toutefois, ils ne tentent pas de rendre compte de ce qui se passe quand vous
lisez ce texte en décrivant ce qui se passe au niveau de vos neurones. Ils cherchent à
isoler les processus cognitifs (ou événements mentaux). À ce titre, la psychologie cognitive est considérée comme une discipline qui analyse la cognition humaine à un niveau
abstrait. Ce niveau d’analyse est complémentaire des autres niveaux.
Pour étudier les processus cognitifs, la plupart des psychologues s’accordent sur un certain nombre de postulats généraux. Ces postulats sont les suivants.
1. Le système cognitif est un système de traitement de l’information actif et non
passif. C’est-à-dire qu’il n’enregistre pas passivement les informations. Il manipule des symboles, les transforme en représentations mentales. C’est un système
symbolique actif.
2. L’information est traitée par une suite de processus cognitifs (e.g., encodage, stockage, récupération) mis en œuvre par des systèmes plus ou moins spécifiques.
Ces systèmes sont plus ou moins indépendants les uns des autres et les processus sont mis en œuvre soit de manière séquentielle, soit de manière parallèle.
3. Chaque processus cognitif prend du temps pour traiter l’information. L’analyse
du temps nous renseigne sur l’existence et les caractéristiques de ces processus.
4. L’objectif de la psychologie cognitive est de spécifier les représentations mentales et les processus opérant sur ces représentations pour accomplir les tâches
cognitives auxquelles sont soumis les sujets.
5. Le système cognitif constitue une architecture cognitive dans laquelle il existe
plusieurs composants généraux de la cognition humaine. Chacun de ces composants met en œuvre des processus cognitifs spécifiques.
4.2 Architecture cognitive
En 1969, Atkinson et Shiffrin ont proposé une architecture cognitive fondée sur
la distinction entre plusieurs systèmes de mémoire. Cette architecture est illustrée par
la Figure 1.6.
Cette architecture cognitive permet de distinguer plusieurs registres de traitement
d’informations.
• Registre d’informations sensorielles. Il s’agit d’un stockage temporaire de l’information lorsqu’elle entre dans le système cognitif. L’information traverse les
mémoires sensorielles où elle reste pendant une très courte durée.
• Mémoire à Court Terme (MCT). Il s’agit d’une instance cognitive où parviennent
les informations après avoir traversé les registres d’informations sensorielles.
41
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
42
C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
•
•
Registres
d'informations
sensorielles
Mémoire à
Court Terme
(MCT)
Mémoire à
Long Terme
(MLT)
SORTIE
Représentation schématique du
modèle du système cognitif proposé
par Atkinson et Shiffrin (1969). Ce
modèle permet d’isoler les
composants importants du système
cognitif, comme les registres
d’informations sensorielles, les
mémoires à court et à long terme et la
structure de contrôle. Cette
représentation permet également de
visualiser la circulation de
l’information dans le système
cognitif depuis l’entrée jusqu’à la
sortie.
ENTRÉES
Figure 1.6
STRUCTURE DE CONTRÔLE
L’information est stockée provisoirement en MCT, là aussi pendant une faible
durée (environ 30 secondes). L’information est soit traitée, soit oubliée.
Mémoire à Long Terme (MLT). Après avoir été stockée provisoirement en MCT,
l’information est soit oubliée, soit transférée en MLT où elle peut rester ou être
effacée.
Structure de contrôle. Cette structure supervise la circulation et le traitement de
l’information dans les registres mémoires.
Bien évidemment, même lorsqu’elle a été proposée il y a plus de trente ans, cette architecture cognitive était considérée comme provisoire (comme tout modèle scientifique).
Elle n’est pas considérée comme l’architecture réelle du système cognitif. C’est un
modèle. Ce modèle permet d’organiser (notamment dans un manuel) les données sur la
cognition humaine.
Cette architecture a en outre la caractéristique d’être générale. Elle n’est pas conçue
comme étant impliquée dans une seule activité cognitive (ou un ensemble restreint
d’activités). Au contraire, la plupart des activités cognitives mettent en œuvre la MCT
et la MLT, ainsi que la structure de contrôle.
Dans cet ouvrage, nous avons choisi d’adopter une présentation classique de la cognition humaine en suivant le cheminement de l’information dans le système cognitif. Il
faut bien entendu garder à l’esprit que ce choix a été réalisé pour des raisons pratiques
de clarté pédagogique. En effet, ce choix permet de présenter de manière cohérente et
intégrée les données de base sur la cognition humaine disponibles. Ainsi, nous étudions
la circulation de l’information depuis le moment où elle nous permet de reconnaître les
objets de notre environnement jusqu’au moment où elle nous permet de raisonner,
résoudre des problèmes et utiliser le langage.
Dans le Chapitre 2, nous étudions les premières étapes de traitement de l’information
nous permettant de reconnaître les objets qui nous entourent. Notre survie dépend de
notre capacité à interpréter correctement un stimulus (si vous traversez une rue sans
reconnaître qu’une voiture arrive en face à toute vitesse, il n’est pas sûr que vous viviez
longtemps). Les psychologues cognitivistes commencent à savoir comment nous faisons
pour reconnaître les objets qui nous entourent. Cette activité de reconnaissance met en
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Théorie du traitement de l’information et psychologie cognitive
œuvre une machinerie relativement complexe, même si nous avons l’impression que
nous reconnaissons les objets autour de nous sans beaucoup d’effort. Dans ce Chapitre
2, nous étudions aussi l’attention. L’attention est impliquée dans la reconnaissance des
objets ainsi que dans de nombreuses autres activités cognitives. Nous examinons en
quoi l’attention est sélective et dans quel type d’activité cognitive elle est mobilisée.
Enfin, nous étudions la mémoire de travail (anciennement appelée la mémoire à court
terme). Nous voyons comment les informations y sont stockées, comment elles sont
rappelées (ou oubliées).
Dans le Chapitre 3, nous abordons la mémoire à long terme. Nous passons en revue les
conditions dans lesquelles l’information est stockée avec succès en mémoire à long
terme. Ainsi, il est surprenant d’observer que certaines activités cognitives permettent
un stockage nettement plus efficace que d’autres. Nous examinons aussi les causes de
l’oubli. Enfin, nous présentons les travaux sur la mémoire des événements personnels.
Ces travaux permettent par exemple de savoir s’il est pertinent ou non de faire appel à
des témoins lors d’un accident ou d’un crime.
Le Chapitre 4 est un chapitre théorique sur l’organisation et la représentation des informations en mémoire à long terme. Nous examinons comment les connaissances sont
organisées dans notre mémoire. Nous étudions aussi les deux grands paradigmes contemporains de modélisation de la cognition humaine, à savoir les modèles de production
et les modèles en réseaux de neurones. La présentation de ces modèles est illustrée avec
des exemples sur la mémoire (notamment des mots et des visages).
Dans les Chapitres 5, 6 et 7, nous abordons les problèmes de cognition dite de haut
niveau. Dans le Chapitre 5, nous étudions comment les sujets font pour raisonner. Nous
voyons en particulier que si l’être humain est capable des raisonnements les plus
sophistiqués, il peut se tromper facilement sur des raisonnements élémentaires. Les
théories décrivant comment nous raisonnons permettent de comprendre pourquoi.
Dans le Chapitre 6, nous examinons comment nous prenons des décisions. Comme
prendre une décision suppose l’évaluation des gains et des pertes associés à chaque
décision, nous étudions comment a lieu cette évaluation. Puis, nous voyons dans quelles
conditions les sujets prennent des décisions rationnelles et irrationnelles, et pourquoi.
Enfin, dans le Chapitre 7, nous abordons la résolution de problème, impliquant le raisonnement et la prise de décision. Nous étudions par quelle suite de processus nous
résolvons des problèmes et ce qui nous empêche de trouver la solution à certains problèmes.
Le Chapitre 8 est entièrement consacré au traitement du langage. Les psychologues
cognitivistes ont découvert des caractéristiques générales importantes de la cognition
humaine grâce à l’étude du langage. Après avoir considéré les apports de la linguistique,
nous étudions les processus cognitifs impliqués dans la compréhension et la production
du langage. Ces processus peuvent être soit généraux (i.e., impliqués dans d’autres activités cognitives), soit spécifiques au langage (et mobilisés par aucune autre activité
cognitive).
Dans le Chapitre 9, nous considérons quelques éléments du développement cognitif.
Nous abordons le développement cognitif, non pas pour le développement lui-même,
mais pour ce qu’il peut nous enseigner sur la cognition humaine en général. En effet,
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Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
l’étude du développement cognitif a permis de dégager certaines contraintes qui pèsent
sur le système cognitif qu’il n’aurait pas été possible de découvrir sans adopter une
perspective développementale. Nous abordons ainsi les aspects développementaux de
la mémoire, du raisonnement, de la résolution de problème et du langage.
Enfin, le dernier chapitre est un chapitre de conclusion. Il offre quelques perspectives
sur la cognition humaine en considérant de manière systématique les thèmes qui gouvernent chacun des chapitres, à savoir les facteurs de progrès de la psychologie cognitive. En particulier, nous verrons que les progrès non seulement déjà réalisés mais aussi
et surtout à venir résulteront d’un approfondissement des connaissances déjà disponibles, de la possibilité de poser de nouvelles questions (e.g., les relations entre émotions
et la cognition) et de mettre au point et d’utiliser de nouveaux paradigmes et de nouvelles techniques (e.g., les techniques d’imagerie cérébrale).
Résumé
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7
La psychologie cognitive fait partie des sciences cognitives. Ces sciences cherchent à déterminer
comment un système naturel ou artificiel traite l’information. Outre la psychologie cognitive, les
sciences cognitives regroupent et comprennent l’intelligence artificielle, la linguistique, les neurosciences et la philosophie.
Le cognitivisme est la perspective la plus récente sur l’étude de la pensée. Cette approche cherche
à spécifier par quels processus et représentations mentales une tâche est accomplie par un sujet.
Le cognitivisme a été précédé par le Gestaltisme, le fonctionnalisme, le béhaviorisme, le structuralisme et l’associationnisme.
Il existe trois types d’observation en psychologie cognitive : l’observation naturelle (collectant les
informations telles qu’elles se présentent au chercheur), l’observation corrélationnelle (consistant
à mettre en relation différentes variables) et l’observation expérimentale (permettant la manipulation et le contrôle de facteurs pour expliquer les phénomènes).
Le psychologue cognitiviste analyse la cognition humaine à partir des indices comportementaux.
Parmi ces indices, le temps que met un sujet pour accomplir une tâche occupe une place centrale
et a fait l’objet d’analyses conceptuelles approfondies. Ces analyses révèlent à quelles conditions la
mesure du temps de réaction est valide et intéressante pour le psychologue.
Il existe deux méthodes d’étude des temps de réaction : la méthode soustractive et la méthode
additive. La première consiste à estimer le temps d’un processus p2 en soustrayant le temps mis
dans une tâche ne mettant en œuvre qu’un processus (i.e., le processus p2) à celui mis à une tâche
mettant en œuvre deux processus (i.e., les processus p1 et p2). La méthode additive consiste à
manipuler des variables supposées affecter différents processus et évaluer l’effet interactif de ces
manipulations.
Les psychologues cognitivistes analysent la cognition humaine dans le cadre de la théorie du traitement de l’information. Ils conçoivent ainsi le système cognitif humain comme un système de traitement de l’information.
Le système cognitif comprend plusieurs composants (comme les mémoires à court et à long terme)
dans lesquels circule et est transformée l’information qui entre dans le système.
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Théorie du traitement de l’information et psychologie cognitive
Mots clés
Pouvez-vous donner une définition de chacune des notions suivantes ?
Sinon, reportez-vous au glossaire ou relisez le chapitre
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Béhaviorisme
Cognitivisme
Fonctionnalisme
Gestaltisme
Intelligence artificielle
Introspection
Linguistique
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Neurosciences
Observation corrélationnelle
Observation expérimentale
Observation naturelle
Philosophie
Psychologie cognitive
Sciences cognitives
Des questions pour mieux retenir
1. Qu’est-ce que la cognition ?
2. Que cherchent à déterminer les psychologues cognitivistes ?
3. Qu’est-ce qu’une contrainte cognitive structurale ? Qu’est-ce qu’une contrainte cognitive fonctionnelle ?
4. Définissez le terme « sciences cognitives ».
5. Quelle est la préoccupation fondamentale commune aux psychologues et
aux chercheurs en intelligence artificielle ?
6. En quoi l’intelligence artificielle est-elle spécifique par rapport à la psychologie pour comprendre la cognition ?
7. Quelle est l’une des limites de l’approche adoptée par l’intelligence artificielle par rapport à celle adoptée par la psychologie ?
8. Quel est l’objet d’étude de la linguistique ?
9. Pourquoi certains linguistes se réclament-ils des sciences cognitives ?
10. Quel est l’objet des neurosciences ?
11. Indiquez l’objet d’étude de la neurophysiologie, de la neuroanatomie et
de la neuropsychologie.
12. Pourquoi les psychologues ont-ils intérêt à travailler avec des philosophes ?
13. Quand, où et par qui a été créé le premier laboratoire de psychologie
scientifique ?
14. Définissez les psychologies Structuraliste, Béhavioriste, Gestaltiste et
Fonctionnaliste ?
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Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
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C h a p i t r e 1 – La psychologie cognitive présentation générale
15. Qu’est-ce que l’observation naturelle, l’observation corrélationnelle,
l’observation expérimentale ?
16. Définissez : variables indépendantes, variables dépendantes et variables
confondues.
17. À quoi sert le contrôle en expérimentation ?
18. Rappelez les principes de la méthode soustractive et de la méthode additive dans l’analyse des temps de réaction.
19. Rappelez comment Sternberg a illustré l’intérêt de la méthode additive
pour mettre en évidence l’existence de processus cognitifs distincts dans
la tâche de balayage en mémoire.
20. Quelles sont les deux critiques principales adressées à l’encontre de la
méthode additive de l’analyse des temps de réaction ?
21. Rappelez comment Sternberg a pu établir l’existence de la stratégie de
recherche sérielle exhaustive dans la tâche de balayage mémoire.
22. Quels sont les trois niveaux de théorisation ? Qu’est-ce qui les distingue ?
23. Pourquoi les psychologues cognitivistes préfèrent-ils les explications
fournies par les modèles de traitement computationnels aux explications
avancées par les modèles non-computationnels ?
24. Pourquoi les psychologues cognitivistes ne choisissent-ils pas d’analyser
la cognition humaine uniquement en décrivant ce qui se passe au niveau
des neurones impliqués dans une tâche ?
25. Rappelez au moins trois postulats fondamentaux relatifs au système
cognitif humain et adopté par la plupart des chercheurs en psychologie
cognitive.
26. Quels sont les quatre composants principaux (et leur fonction) du système cognitif tel que conceptualisé par Atkinson et Shiffrin (1969) ?
Des questions pour mieux réfléchir
1. Le modèle d’Atkinson et Shiffrin (1969). Pourquoi est-il un modèle trop
simplifié de la cognition humaine ? Pour répondre à ces questions, (a)
vous rappellerez les postulats à la base du modèle, (b) vous indiquerez les
limites de ce modèle.
2. La méthode naturelle, la méthode corrélationnelle, la méthode expérimentale. (a) Pour chacune de ces méthodes, formulez une question de
recherche qui ne pourrait être abordée par les autres méthodes. (b) Décrivez deux exemples de recherches conduites en psychologie cognitive utilisant chacune de ces méthodes et indiquer si une méthode alternative
pouvait être utilisée et, si oui, pourquoi ?
Lemaire, P. (1999). Psychologie cognitive. Bruxelles : De Boeck Université.
Théorie du traitement de l’information et psychologie cognitive
3. En 1969, Posner rapporte une étude dans laquelle il présente visuellement deux lettres à des sujets. Ces lettres peuvent être les mêmes (e.g.,
A A) ou différentes (e.g., A B). Les sujets doivent dire si oui ou non les deux
lettres sont identiques. (a) construisez une analyse de la tâche vous permettant d’isoler les processus cognitifs impliqués dans cette tâche, (b)
quelles manipulations expérimentales proposeriez-vous pour tester
votre modèle de la tâche ?
4. En quoi la psychologie Gestaltiste offrait-elle une perspective intéressante sur la cognition humaine ? En quoi était-elle limitée ? Vous pouvez
rappeler les limites notées dans ce chapitre. Mais cherchez d’autres limites qui, à votre avis, ont été dépassées par le cognitivisme. Illustrez votre
réponse en prenant un exemple d’activité cognitive et expliquez comment cette activité serait étudiée par un psychologue Gestaltiste et par un
psychologue cognitiviste.
5. Choisissez dix questions de recherche qui vous intéressent et dites pourquoi elles pourraient (ou non) être étudiées par les psychologues cognitivistes des différents mouvements. Et si oui, dans quelles conditions ?
6. Supposons que vous vouliez déterminer par quels processus cognitifs les
sujets adultes résolvent une équation comme –3x + 4x – 8 = 7 + 8 × –15.
Comment vous y prendriez-vous ?
Des lectures pour aller plus loin
Anderson, J.R. (1995). Cognitive Psychology and its implications. (4ème édition). San Francisco : W.H. Freeman and Company.
Andler, D. (1989). Sciences Cognitives. Encyclopedia Universalis, 6, 65-74.
Churchland, P.S., & Sejnowski, T.J. (1992). The computational brain. Cambridge, MA : MIT Press.
Delacour, J. (1998). Une introduction aux neurosciences cognitives. Bruxelles : De Boeck Université.
Dupuy, J.P. (1994). Aux origines des sciences cognitives. Paris : Editions La Découverte.
Fortin, C., Rousseau, R. (1989). Psychologie cognitive : une approche de traitement de l’information. Montréal :
Presses Universitaires du Québec.
Johnson-Laird, P.N. (1993). The computer and the mind (2ème Edition). London : Fontana.
Gardner, H. (1985). The mind’s new science : A history of the cognitive revolution. New York : Basic Books
Reed, S.K. (1998). Cognition, Théories et applications. Bruxelles. De Boeck Université.
Vignaux, G. (1982). Les sciences cognitives. Une introduction. Paris : Editions La Découverte.
Weil-Barais, A. (1993). L’homme cognitif. Paris : Presses Universitaires de France.
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